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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION des AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES

COMPTE RENDU N° 23

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 17 janvier 2001

(Séance de 9 heures 30)

Présidence de M. Jean Le Garrec, président

SOMMAIRE

- Audition, en présence de la presse, de M. Jean Pisani-Ferry, auteur du rapport relatif au Plein emploi élaboré dans le cadre du Conseil d'analyse économique Audition, en présence de la presse, de M. Jean Pisani-Ferry sur le rapport du Conseil d'analyse économique « Plein emploi »

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M. LE PRESIDENT : Mes chers collègues, j'ouvre cette séance en recevant M. Jean Pisani-Ferry que je remercie d'avoir répondu à mon invitation. J'ai considéré que son rapport extrêmement important sur le plein emploi, qui a donné lieu à un véritable débat, présentait un réel intérêt pour notre commission qui a régulièrement à connaître des problèmes d'emploi. Je souhaite que notre échange soit à la fois très libre et ouvert. Je vais donner sans plus tarder la parole à notre invité pour un exposé liminaire à la suite duquel chacun d'entre nous réagira et sera sans doute conduit à interroger M. Pisani-Ferry plus en détail.

M. Jean PISANI-FERRY : Merci, monsieur le président, de me donner l'occasion de m'exprimer devant la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale. Mon rapport a effectivement donné lieu à certains débats qui n'ont pas toujours exactement répondu à mon attente, ce qui me rend d'autant plus heureux de pouvoir entamer une discussion de fond avec vous. Je vais m'efforcer de présenter ce rapport sous l'angle macro-économique, sachant qu'au cours de la discussion, il sera possible de revenir sur les points touchant plus spécifiquement aux politiques de l'emploi.

Je crois utile de situer le cadre économique de mon raisonnement. Je rappelle que j'ai réalisé ce travail sous l'égide du Conseil d'analyse économique. Je l'ai donc élaboré en économiste se soumettant aux jugements d'autres économistes, ce qui confère à ce rapport un caractère particulier.

Je vais tout d'abord vous présenter un bilan des performances récentes de l'économie française en matière d'emploi car, si nous pouvons aujourd'hui évoquer la perspective de plein emploi, c'est sur la base des acquis de ces dernières années. Ces résultats tranchent avec l'évolution constatée, non seulement au cours de la dernière décennie, mais également pendant les décennies antérieures. Je tenterai ensuite de cerner la notion de plein emploi et de voir comment il est possible d'appréhender ce que je nomme « le nouveau paysage économique » dans lequel nous entrons progressivement et qui est appelé à différer de plus en plus du contexte qui était le nôtre il y a trois ou quatre ans. J'évoquerai également les implications que cette nouvelle donne est susceptible d'avoir pour notre stratégie de croissance. J'interviendrai, enfin, sur ce qui me semble devoir être les priorités des politiques de l'emploi dans ce contexte.

S'agissant des performances récentes de l'économie française en matière d'emploi, il faut rappeler des chiffres dont vous avez déjà connaissance mais qu'il est bon de se remettre rapidement en mémoire. Pour ce qui est des créations d'emploi, j'ai souhaité remonter assez loin dans le temps. L'INSEE, a, dans sa dernière note de conjoncture, chiffré à 560.000 les créations d'emplois totales pour l'année 2000, ce qui constitue de très loin la meilleure performance jamais enregistrée, étant précisé que les années 1999 et 1998 figureront également parmi les trois meilleures années du siècle. Sur les quatre dernières années, cette évolution correspond à un rythme annuel de 400.000 nouveaux emplois, qui est deux fois supérieur à celui des années soixante, alors que cette période est considérée comme un âge d'or pour l'emploi dans l'esprit de beaucoup d'entre nous.

Nous observons indéniablement un rythme de croissance de l'emploi tout à fait exceptionnel en France. Cette situation, très favorable, peut se comparer à d'autres années record comme l'année 1969, année de la dévaluation, qui a été marquée par une croissance extrêmement forte, de l'ordre de 6 %, et l'année 1963 caractérisée par l'arrivée des rapatriés d'Algérie ayant entraîné la création de nombreux emplois correspondant à ce nouvel afflux de population.

L'emploi a stagné entre 1900 et le début des années soixante. Ensuite, il a connu une phase de progression des années soixante jusqu'en 1973, période durant laquelle ont été créés à peu près 2,5 millions d'emplois contre un million entre 1973 et 1997. Il a enregistré un bond au cours des quatre dernières années avec 1,6 million de créations d'emploi. Cette progression s'explique par la politique macro-économique et par le retour de la croissance. Si l'on compare la France avec l'Allemagne et la moyenne des pays de la zone euro, on observe, dans les années soixante, un écart de croissance important, de l'ordre de près d'un point. Après s'être progressivement amenuisé, cet écart se consolide au cours des dernières années, notamment par rapport à l'Allemagne qui, jusqu'à l'année 2000, a eu des performances assez médiocres - environ, la moitié de la croissance française - ainsi que par rapport à l'ensemble de la zone euro qui comprend pourtant des économies à croissance rapide telle que celle de l'Espagne. Nous sommes donc parvenus à renverser l'écart de croissance qui, de négatif, est redevenu nettement positif.

Cela ne suffit pas, bien entendu, à tout expliquer et pour en prendre conscience, il faut établir la comparaison, non pas avec les années quatre-vingt-dix, qui ont connu une croissance faible, mais avec la fin des années quatre-vingt. Chacun se souvient qu'à cette époque, la France a connu une croissance forte, en réalité plus forte que celle de ces dernières années. Si l'on prend les années 1987-1989 et 1997-1999, on observe que nous avons eu, à la fin des années quatre-vingt, une croissance supérieure de 0,8 point par an à celle des dernières années. Or on compte 330.000 créations d'emplois supplémentaires intervenues sur la période 1997-1999. Mécaniquement, l'écart de croissance aurait impliqué un chiffre de l'ordre de 340 000 emplois en moins. Ainsi, au total, si on compare la fin des années quatre-vingt et la fin des années quatre-vingt-dix, il faut expliquer environ 800.000 créations d'emplois. Ce chiffre donne une mesure de l'ampleur de l'enrichissement de la croissance en emplois.

Lorsqu'on tente d'expliquer ce phénomène, on est quelque peu déçu. Des évaluations établies par les services de l'administration, en particulier le ministère du travail, font ressortir, sur ces dernières années, que la contribution de la réduction de la durée du travail est de l'ordre de 70.000 emplois (ce chiffre n'incluant pas l'année 2000), et que les allégements de cotisations ont permis la création d'un peu plus de 100.000 emplois. En outre, on note une moindre baisse des emplois agricoles, qui constitue un facteur peu cité mais important, tenant au fait qu'après des baisses massives, leur potentiel de diminution s'est beaucoup réduit. On doit citer, en outre, l'arrivée des emplois-jeunes qui ont, pour partie, compensé le fait que, par rapport aux années quatre-vingt, on a créé moins d'emplois publics classiques.

Au total, on parvient ainsi à expliquer la création d'environ 400.000 emplois, soit seulement la moitié de cet enrichissement de la croissance en emplois. A quoi attribuer cet écart supplémentaire ? On peut proposer trois explications plutôt positives et une troisième qui le serait moins.

Premièrement, selon certains, on enregistrerait là les effets retardés des politiques de modération salariale des années quatre-vingt. En effet, les anticipations des entreprises s'ajustent très lentement. Pendant des années, ces dernières se sont comportées comme si la réduction des effectifs était impérative et comme si elle obéissait à des critères de bonne gestion, avant de s'adapter progressivement à une situation où le travail, notamment le travail peu qualifié, a cessé d'être toujours beaucoup plus cher. Deuxièmement, on sous-estimerait les effets des allégements de cotisations sociales sur les bas salaires. On sait qu'une grande incertitude entoure l'évaluation des effets de ces allégements : les travaux disponibles les situent entre 100.000 et 500.000 emplois. Cette gamme d'évaluation assez large donne à penser que les effets réels sont parfois sous-estimés. Troisièmement, la croissance pourrait être quelque peu sous-estimée également : il n'est pas exclu que les comptables nationaux nous apprennent dans quelque temps qu'elle était plus forte qu'ils ne l'avaient initialement cru.

Enfin, d'après une thèse moins positive, l'économie française enregistrerait un ralentissement permanent et durable de ses gains de productivité. Personnellement, je n'y crois pas beaucoup mais, à ce stade, on ne peut pas écarter totalement l'hypothèse d'un ralentissement de que ce que les économistes appellent « les gains de productivité totale des facteurs ».

Ainsi, certains facteurs sont identifiés, d'autres sont plus incertains pour expliquer les causes de l'enrichissement de la croissance en emplois, mais le fait est là et il est évidemment très important !

J'en arrive à la notion de plein emploi.

Ces performances indiquent que le plein emploi redevient un objectif crédible tant en France que dans d'autres pays en Europe et plus généralement dans les pays industrialisés. Aujourd'hui, un certain nombre d'économies européennes enregistrent des taux de chômage très bas : six pays de l'Union européenne sur quinze ont un taux inférieur à 5 %, ce qui signifie bien que l'idée selon laquelle le chômage serait un mal européen commence à être assez sérieusement contredite par les faits.

Le plein emploi redevient crédible en France dans une perspective de moyen terme. Il s'agit là d'un objectif structurant de notre politique. Cela redevient un objectif de politique économique. En effet, il ne faut pas oublier que le plein emploi constituait l'enjeu majeur de la politique économique de l'après-guerre. On considérait, à l'époque, qu'il relevait de la responsabilité de la politique économique de maintenir l'économie au voisinage du plein emploi, responsabilité dont on s'est écarté dans les années soixante-dix, puis quatre-vingt, avec l'idée que d'autres objectifs comme la lutte contre l'inflation devaient prendre le pas sur celui du plein emploi.

Le plein emploi rejoint également un objectif social extrêmement fort. Tout ce que nous avons vécu au cours des dernières années montre bien que l'idée selon laquelle nos sociétés pourraient s'organiser de manière durable avec un chômage de masse et que cela pourrait être une forme acceptable d'organisation économique et sociale apparaît intolérable. L'expérience prouve que les coûts sociaux de la persistance d'un chômage de masse sont extrêmement élevés et qu'au fond, nous restons ancrés dans une société du travail. Celle-ci repose sur un contrat social fondamental, à savoir que le plein emploi doit être une perspective pour chacun.

Pour l'atteindre l'objectif de plein emploi, il convient d'abord de s'interroger sur la nature de notre sous-emploi qui comprend le chômage, mais également la sous-activité. Nous avons, au fil des années, accumulé toutes sortes de formes de sous-activité, en partie parce que nous voulions réduire la statistique du chômage, en partie parce que la société s'est adaptée à cette situation de crise du travail. Mais je crois qu'il faut aujourd'hui se fixer comme objectif de réduire à la fois le chômage et la sous-activité.

Sur le chômage lui-même, je pense qu'il existe un taux de chômage de plein emploi dans la mesure où le chômage zéro correspond au travail obligatoire. Par conséquent, dans une société où les individus sont libres de choisir leur emploi, il existe un temps de recherche minimale qui implique qu'il y ait à tout instant un certain nombre d'individus en situation de recherche de travail, ce qui s'appelle le chômage. Il y a donc bien un taux de chômage de plein emploi qui est socialement souhaitable.

A quel niveau convient-il de le situer ? Ce n'est pas le chômage structurel. Une confusion s'est établie qui voudrait que le chômage structurel soit finalement un chômage incompressible. A mon sens, cette idée est totalement erronée : le chômage structurel est un chômage qui ne se résorbe pas par le seul jeu des politiques macro-économiques. C'est, par exemple, un chômage qui peut requérir la mise en place de politiques de formation, de politiques d'insertion ou de mesures d'allégements de coût du travail. Il s'agit donc d'un chômage susceptible de se résorber par des moyens structurels.

A l'évidence, le fait qu'il existe un chômage structurel que les macro-économistes situent à tel ou tel niveau ne signifie nullement que cela représente une frontière pour la politique économique en général. C'en est une pour la politique macro-économique mais pas pour la politique économique. Admettre aujourd'hui qu'un taux de chômage de 7 % ou de 8 % correspondrait à un seuil incompressible, serait selon moi, un renoncement, un drame et une folie. Nous sommes en réalité simplement invités à utiliser, pour résoudre le problème de ce chômage, les instruments adaptés.

Cela étant précisé, comment peut-on définir le plein emploi ? Si l'on s'en tient à une méthode un peu réductrice peut-être, celle de Maastricht, qui consiste à prendre les trois meilleures performances européennes, on tombe d'accord sur un taux de 3,5 %. Puisque le point important est la durée du chômage, si on suppose que les flux de destruction sont à peu près constants et que l'on assiste par ailleurs à des arrivées nouvelles sur le marché du travail, on peut envisager un scénario où la durée moyenne de chômage entre deux emplois ne durerait pas plus de trois mois, et celle de recherche pour un premier emploi pas plus de six mois. On obtiendrait alors un taux du même ordre.

Cette estimation de 3,5 % semble donc constituer une bonne référence. Pour autant, je n'ai pas souhaité m'en tenir à ce niveau parce que la question de savoir si dans une société donnée le bon chômage est de l'ordre de 3 %, 4 % ou 5 % constitue une question extrêmement lourde qui sous-tend des choix sociaux importants. Ces débats renvoient, en outre, à la question de l'indemnisation du chômage. Dans l'optique qui était la mienne et compte tenu du fait que nous sommes, à mon avis, encore très loin du plein emploi, je n'ai donc pas souhaité fixer un chiffre. J'ai préféré proposer de retenir un taux de 5 % comme objectif d'étape. Si on avoisinait ce que l'on pourrait appeler « le taux de chômage optimal », qui se situe en tout état de cause au-dessous du taux de 5 %, se poserait la question de savoir comment les acteurs sociaux et les citoyens apprécieraient alors les arbitrages devant être réalisés.

Cette question ne doit surtout pas nous conduire à négliger l'autre composante du sous-emploi que constitue la sous-activité. J'ai établi de manière assez systématique la comparaison avec deux pays, parce qu'ils sont très différents, bien qu'ils atteignent ou approchent l'un et l'autre le plein emploi : les Etats-Unis et les Pays-Bas.

Lorsqu'on compare le taux d'activité des hommes et des femmes, par tranche d'âge, aux Etats-Unis et en France, on note qu'il est identique dans les âges compris entre 25 et 54 ans et que les différences se jouent à la fin ou début de la vie active, au niveau des moins de 25 ans ou des plus de 55 ans. Cet écart d'activité pèse 1,5 fois l'écart de chômage existant entre les deux pays. Autrement dit, si nous raisonnons en termes de taux d'emploi, le fait que nous ayons eu, en 1999, un taux de chômage de 10 % et les Etats-Unis un taux de chômage de 4 % pèse nettement moins que la différence entre les types de comportements observés dans les deux pays. Cette observation recouvre de bonnes et de mauvaises choses. Il faut savoir notamment que la proportion des jeunes scolarisés est plus élevée en France qu'aux Etats-Unis, que les choix sociaux sur l'âge de la retraite sont différents. Il convient, cependant, de tenir également compte du fait qu'en France, les jeunes ont eu tendance à repousser leur entrée dans la vie active parce qu'ils percevaient le travail comme inamical et que la prolongation des études leur offrait une sorte de refuge. En outre, indépendamment des grands paramètres sociaux sur le choix collectif de l'âge de la retraite, les Français ont très massivement pris l'habitude de mettre précocement les salariés à l'écart - dans un certain nombre de cas bien avant l'âge de la retraite - ce qui s'est progressivement traduit par un recul de l'activité aux âges élevés.

L'ensemble de ces facteurs pèsent très lourd. Pour mesurer concrètement leur impact en France, je crois que le plus simple est de définir le nombre de créations d'emploi qui seraient nécessaires pour ramener le chômage à 5 %. Nous vivions tous sur l'idée que, comme le prévoyaient depuis plusieurs années les projections de l'INSEE, la population active devait baisser à partir de 2005, et qu'il fallait donc, pour ramener le chômage à un taux de 5 % à cette date, créer 160.000 emplois par an. J'ai demandé à l'INSEE si le fait de raisonner désormais dans la perspective du plein emploi conduisait à modifier ces projections et si un relèvement du taux d'activité était envisageable. L'INSEE a alors pris en compte les évolutions récentes qui se caractérisent par le fait que les taux d'activité sont déjà remontés avec l'amélioration de la situation de l'emploi. La projection tenant compte de ces nouvelles données montre que ce n'est plus 160.000 emplois qu'il faudrait créer par an, mais 230.000.

Si on extrapolait en cherchant à savoir ce qu'un retour à un taux de 5 % de chômage pourrait impliquer comme hausse des taux d'activité, on obtiendrait, dans un scénario cumulant les hypothèses de relèvement des taux d'activité, un grand maximum de 440.000 emplois à créer par an. Ce chiffre tient compte d'une augmentation des temps partiels puisqu'il y aurait alors probablement une augmentation du cumul entre scolarité et emploi, ce qui, par nature, crée de l'emploi à temps partiel.

Je n'ai pas retenu ce chiffre de 440.000 emplois qui me paraît issu d'un scénario à cumul d'hypothèses excessif, mais je propose un ordre de grandeur qui serait le double de 160.000. Le chiffre correspondant à une « simple » réduction du chômage sans changement des comportements d'activité étant de 160.000 emplois à créer d'ici à 2010, si les comportements d'activité se modifient, il convient de le doubler. Parvenir à créer 300.000 emplois représente un objectif exigeant parce qu'il se situe au-dessous de la performance de 2000 ou de celle des quatre dernières années, mais tout de même sensiblement au-dessus des chiffres enregistrés durant toutes les années précédentes, y compris pendant les années soixante.

Autrement dit, je m'écarte tout à fait de l'idée selon laquelle le plein emploi reviendrait naturellement par le simple fait qu'il y aura de moins en moins d'actifs et que, par extinction de ces derniers, sans avoir à créer beaucoup d'emplois, on retrouverait le plein emploi après une période de chômage due un afflux d'actifs sur le marché du travail.

Sommes-nous dans un contexte économique différent de celui des dernières années ? Je crois que oui parce qu'au milieu des années quatre-vingt-dix, et en particulier vers 1997, au moment de l'arrivée au pouvoir du gouvernement de Lionel Jospin, le diagnostic que posait un économiste sur la situation de l'économie française était assez simple : l'économie française souffrant massivement d'un déficit de demande, le remède consistait à conduire une politique visant à ranimer la demande intérieure et à mettre fortement l'accent sur la création d'emplois. C'est ce qui a été fait et c'est ce qui a effectivement produit les résultats obtenus.

Le succès même obtenu par cette politique modifie le paysage économique puisque le diagnostic d'un déficit massif de demande ne correspond plus exactement à la situation actuelle. Je ne veux pas dire qu'elle a basculé mais que le fait de passer d'un taux de chômage de 12,5 % à un taux de chômage à 9 % change quelque peu la situation et la nature des contraintes auxquelles il faut réfléchir, surtout si l'on se projette dans une perspective de deux à cinq ans.

Une manière d'illustrer ce phénomène consiste à tracer ce que l'on appelle « une courbe de Beveridge » qui porte en abscisses les taux de chômage et en ordonnées les difficultés de recrutement telles que l'INSEE les mesure auprès des entreprises industrielles. Je tiens d'emblée à préciser que j'émets beaucoup de réserves sur la mesure de ces difficultés de recrutement : lorsqu'on interroge un responsable d'entreprise et qu'on lui demande s'il a des difficultés de recrutement en lui donnant pour seul choix une réponse affirmative ou négative, il est clair que les phénomènes de mémoire jouent. Un responsable du recrutement qui se souvient de la situation qui prévalait il y a quelques années, lorsque, instantanément, toutes les qualifications étaient disponibles du jour au lendemain dans toutes les localisations possibles, aura évidemment tendance à dire que la situation, aujourd'hui, est devenue plus difficile. Cependant, étant donné que c'est la seule mesure dont nous disposons, j'y ai, moi aussi recours, mais avec précaution.

Ce qui est frappant en analysant une telle courbe, c'est que, de 1975 jusqu'au milieu des années quatre-vingt, le chômage a augmenté avec des difficultés de recrutement pratiquement inexistantes, ce qui a déplacé la courbe vers la droite. Entre 1987-1988 et 1990, on note un pic de croissance qui a conduit à réduire le chômage et à accroître les difficultés de recrutement qui ont atteint plus de 50 % en 1990, période durant laquelle la situation sur le marché du travail se modifiait avec les conséquences connues en matière salariale. Entre 1992 et la période récente, la courbe s'est de nouveau déplacée vers la droite pour suivre, à partir de 1997, une évolution parallèle à la précédente et aboutir à une situation où coexistent de nouveau le chômage de masse et les difficultés de recrutement.

Si l'on établit des comparaisons avec les autres pays, le fait d'avoir une relation inversement proportionnelle entre chômage et difficultés de recrutement est parfaitement normal, le problème étant de savoir à quel niveau la situer. En effet, les pays revenus au plein emploi ont généralement vu leur courbe se déplacer vers la gauche, ce qui signifie qu'ils sont parvenus, tout en réduisant le chômage, à maintenir les difficultés de recrutement à un niveau modéré.

Pourquoi n'est-ce pas le cas en France ? Peut-être à cause des phénomènes de mémoire auxquels je faisais allusion, peut-être à cause de l'ampleur des recrutements observés. Il n'en reste pas moins vrai que j'ai du mal à considérer comme parfaitement saine une situation où l'on dénombre 9 % de chômeurs et où la moitié des entreprises industrielles déclare rencontrer des difficultés de recrutement. Il s'agit là d'un signal qu'il ne faut pas interpréter comme une impossibilité à créer des emplois - ce serait absurde - ou comme la manifestation que l'on serait passé d'un monde à un autre, mais comme un avertissement, dont il faut tenir compte aussi bien de manière immédiate que préventive, que le régime dans lequel fonctionne l'économie française se modifie.

Un autre indicateur confirme ce diagnostic : l'évolution du chômage par qualification. On peut analyser les données de l'INSEE sur le chômage par niveau de diplômes, établies d'une part selon les sexes, d'autre part selon les niveaux de formation - niveau inférieur au certificat d'études, inférieur au baccalauréat ou brevet professionnel, égal à bac + 2 et plus - pour les années 1990 où l'on avait déjà vu apparaître des tensions et 2000. On observe que nous ne sommes pas encore revenus à la situation de 1990. On note que pour les hommes de niveau bac + 2 ou plus, le taux de chômage reste encore de l'ordre de 5 %, même s'il baisse rapidement. Pour les personnes ayant le certificat d'études, il demeure très élevé, même sensiblement plus élevé qu'en 1990.

Cette dispersion du chômage par niveau de qualification met aussi l'accent sur l'hétérogénéité du marché du travail : nous allons rapidement vers le plein emploi pour les gens de qualification élevée, mais nous restons dans une situation de chômage de masse -20 % pour les femmes du niveau du certificat d'études - pour les moins qualifiés.

Ces informations demandent toutefois à être nuancées car les entreprises ont stocké beaucoup de travail qualifié. Elles ont, dans les années quatre-vingt-dix, systématiquement recruté des gens d'un niveau de formation supérieur à celui qu'exigeaient les postes à pourvoir. Certains indicateurs confirment assez clairement que ces phénomènes de déclassement à l'embauche ont beaucoup progressé dans les années quatre-vingt-dix. Cela indique qu'il y a, dans les entreprises, du travail qualifié stocké, affecté à des tâches ne correspondant pas au niveau de qualification. Il serait de la responsabilité des entreprises, et cela d'ailleurs constituerait une preuve de leur bonne gestion, de redéployer ce travail qualifié sur des postes mieux adaptés. Mais il ne faut pas dramatiser la situation : elle est différente de celle de 1997, lorsque l'on enregistrait un chômage inégal mais qui restait important, y compris pour les bac + 2 et plus.

Le paradoxe de la situation, c'est qu'elle ne se traduit pas en matière salariale. On peut analyser à cet égard deux courbes, l'une représentant les difficultés de recrutement et l'autre le salaire mensuel. En 1990, il y a eu parfaite coïncidence des deux courbes : quand les difficultés de recrutement ont augmenté, le salaire a eu tendance à s'élever. Le paradoxe de la situation actuelle, c'est que la reprise rapide des difficultés de recrutement n'a aucune incidence en matière salariale.

Les économistes éprouvent quelques difficultés à expliquer ce phénomène que l'on peut évidemment imputer à une particularité du moment. Il faut ici citer le passage aux trente-cinq heures qui se traduit par une modération du salaire mensuel et des gains de salaire horaires importants. On note effectivement un divorce entre l'évolution du salaire horaire et du salaire mensuel.

On peut interpréter cette situation de deux manières différentes. Selon la première explication, on peut dire qu'avec les trente-cinq heures, nous avons trouvé un compromis qui favorise l'emploi - compromis largement décentralisé puisque dans la mise en _uvre des accords des trente-cinq heures, les négociations ont pour cadre l'entreprise - et qui permet d'avoir une modération du salaire mensuel, même si le salaire horaire ne suit nullement la même évolution. Un tel raisonnement expliquerait d'une certaine manière que nous ne connaissions pas la même évolution à la fin des années quatre-vingt ou des années quatre-vingt-dix. D'après la deuxième explication possible, on peut dire que tout cela est exact temporairement, mais que tous les accords sur les trente-cinq heures étant conclus pour une certaine durée et prévoyant une modération salariale pour un temps donné, nous ignorons jusqu'à quand ils vont avoir cours. Ils peuvent en effet, suite à une demande forte des salariés, être renégociés plus tôt que prévu. Le choix de l'une ou l'autre interprétation n'est pas indifférent par rapport à l'évolution salariale que l'on peut prévoir pour les prochains trimestres, mais, à ce stade, il est difficile de trancher entre les deux.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette analyse en matière de stratégie de croissance ?

Pour ma part, j'en tirerai au moins deux. Premièrement, nous avons des besoins de créations d'emploi importants : 300.000 pour fixer un ordre d'idées. Deuxièmement, la situation du marché est différente, plus tendue et appelée à le devenir de plus en plus, ce qui est souhaitable en réalité. Qu'est-ce que cela implique ? Nous devons revenir progressivement à une croissance plus riche en gains de productivité et plus apte à répondre à la remontée des aspirations salariales.

Nous avons, au cours des dernières années, enregistré une croissance où les gains de productivité par tête étaient de l'ordre de 1 %, contre 2 % au cours des années précédentes, et même inférieurs à 1 % en 2000, année où la réduction de la durée du travail a produit ses effets les plus importants. C'est là un mode de croissance qui fait beaucoup de place à l'augmentation du pouvoir d'achat des salariés, mais peu de place à l'augmentation des salaires individuels. Il est donc normal d'envisager de revenir vers une croissance plus riche en gains de productivité, donc moins riche en emplois.

Ce retour se fera assez naturellement du fait qu'un certain nombre de politiques qui produisent actuellement leurs pleins effets vont progressivement en produire moins : je pense en particulier aux trente-cinq heures qui vont commencer à produire moins d'effets en 2001, en termes de flux ; mais c'est également vrai d'autres politiques d'enrichissement du contenu en emplois de la croissance. Assez naturellement, nous devrions donc retrouver des gains de productivité de l'ordre de 2 % d'ici à 2005, voire plus, si la nouvelle économie se développe et produit les mêmes effets que ceux constatés aux Etats-Unis ou ceux commençant à se faire sentir dans les pays scandinaves.

Pour autant, il ne s'agit pas d'effectuer ce retour dans la précipitation. Il convient « d'engranger » autant que possible l'effet de la croissance en termes de créations d'emplois dans la perspective que cette situation ne va pas durer très longtemps. Tout cela signifie que si nous voulons avoir des créations d'emploi qui restent fortes, nous devons aussi avoir une croissance mécaniquement forte, égale ou supérieure à 3 %, donc plus forte que celle de nos partenaires de la zone euro n'ayant pas les mêmes perspectives démographiques et caractérisés, pour un certain nombre d'entre eux, par un seuil incompressible de chômage plus élevé pour des raisons régionales. Je pense à l'Italie et à l'Allemagne qui, l'une avec le Mezzo giornio, l'autre avec les anciens landers de l'Est, rencontrent des difficultés régionales considérables qui vont les conduire à buter sur le plein emploi dans les régions dynamiques et à enregistrer une chômage persistant dans les régions accusant un retard de développement ne pouvant être facilement rattrapé.

En conséquence, nous devons viser une croissance plus forte que celle de nos partenaires, la question étant évidemment de savoir quoi faire pour y parvenir. A ce sujet, il faut souligner qu'il existe une composante française et une composante européenne. Pour ce qui est de la composante française, je pense que c'est largement du côté de l'offre que se jouera, sur le moyen terme, notre capacité à atteindre une croissance supérieure à celle de nos partenaires. Quand on parle d'offre, beaucoup d'observateurs entendent les entreprises. Or, l'offre ne concerne pas seulement les entreprises, elle porte également sur la formation, les politiques de l'emploi et du marché du travail, l'innovation, donc sur toute une série d'instruments qui sont de nature plus structurelle et qui, dans la durée, peuvent nous permettre d'obtenir une croissance supérieure à celle de nos partenaires.

S'agissant de la composante européenne, il convient que nous obtenions de l'acteur qui détermine le niveau de la demande globale dans la zone euro, autrement dit de la Banque centrale européenne (BCE), qu'il accompagne et donne ses chances à cette croissance. De ce point de vue, nous avons beaucoup d'enseignements à tirer de l'exemple américain puisqu'aux Etats-Unis, la banque centrale, sous la conduite de Alan Greenspan, a eu l'audace de tester le taux de chômage à la baisse et de montrer - alors que tout le monde disait qu'il ne pouvait pas être inférieur à 6 %, taux qui correspond au chômage structurel permanent de ce pays - qu'en réalité, ce taux pouvait descendre jusqu'à 4 %. Pour nous, l'enjeu au niveau européen est de bénéficier d'une situation qui permette aussi à la BCE de faire preuve d'audace.

Qu'est-ce qui permettra à la BCE de faire preuve d'audace ? Il faut que la BCE ait le sentiment, dans un jeu avec les gouvernements, qu'elle ne prend pas de risques vis-à-vis de la mission principale qui lui a été confiée par les traités, à savoir la lutte contre l'inflation. Pour cela, il faut qu'elle soit rassurée sur ce que font les gouvernements. Du point de vue budgétaire, cela suppose que la réduction de la dette publique jugée souhaitable par elle et les gouvernements européens se produise. Du côté structurel, il faut qu'elle soit rassurée sur le fait que les gouvernements et les acteurs sociaux font, chacun dans leur domaine, le nécessaire pour que les tensions inflationnistes soient traitées de manière préventive. Cela revient à dire qu'elle doit être convaincue que les politiques conduites sur le marché du travail et sur le marché des biens entraînent les différentes économies à connaître des taux de chômage de plus en plus bas sans pressions inflationnistes.

Si la Banque centrale européenne n'est pas persuadée que tel est le jeu que jouent les gouvernements, nous courons alors le risque d'une frappe préventive. Or, ce que nous voulons précisément éviter c'est que, par crainte que l'inflation ne se réveille, la Banque centrale, estimant que ses instruments ont un délai d'action assez long sur l'inflation - il faut compter un délai de deux ans avant qu'une hausse des taux d'intérêt ne se répercute sur l'inflation - relève immédiatement les taux d'intérêt.

Je crois que cette composante de la relation entre les gouvernements, les responsables des politiques publiques nationales et la BCE va devenir très importante. C'est là un jeu totalement nouveau, d'autant plus difficile que nous n'y sommes absolument pas habitués et que, y compris au sein des gouvernements, ce sont traditionnellement les ministres des finances qui sont les interlocuteurs de la BCE, alors que les politiques structurelles dont je parle relèvent largement de la responsabilité d'autres ministres, en particulier des ministres du travail. Si je mets tant l'accent sur la qualité du dialogue qui s'instaurera entre la BCE et les gouvernements nationaux sur les politiques structurelles, c'est qu'elle me paraît extrêmement importante !

Je terminerai cet exposé en évoquant les politiques de l'emploi.

Dans ce contexte, quelles doivent être les priorités en la matière ? Je dirai, ce qui ne vous surprendra pas, qu'il faut développer l'activité. C'est une politique que je crois bonne sur le plan économique comme sur le plan social. Cela recouvre, selon moi, essentiellement deux dimensions : la dimension des fins de carrière et celle des transitions entre minima sociaux et emploi. Il faut également citer deux autres dimensions qu'il convient de ne pas négliger : la première est celle de l'emploi des non-qualifiés et la deuxième consiste dans l'amélioration du fonctionnement du marché du travail.

S'agissant de la question des fins de carrière, nous devons faire face à situation très malsaine qui se traduit par le fait qu'il n'existe pas de marché du travail pour les plus de cinquante ans en France. Quand on établit des comparaisons des différents taux de sortie du chômage, il apparaît que c'est en France qu'ils sont les plus faibles. Ainsi, pour les salariés, il n'existe pas de perspective de retrouver un emploi s'ils perdent le leur après cinquante ans ; d'où une demande importante de préretraites ou de dispositifs les mettant à l'abri de ce risque. Du côté des entreprises, on a pris l'habitude de considérer que l'on n'investissait pas dans la formation des gens au-delà de quarante-cinq ans, ce qui fait qu'ensuite, ils ne sont pas productifs. Il ne reste plus qu'à les inciter à partir, ce qui conduit les uns et les autres à se tourner vers l'Etat pour lui demander de financer le manque à gagner. Il s'agit là d'une politique profondément malsaine économiquement et socialement, mais je crois que nous sommes parvenus au stade où il est possible de dire : « arrêtons ! ».

Pour ce qui a trait à la question des minima sociaux et de la sortie de la situation d'inactivité, j'illustrerai mon propos par quelques chiffres. Pour que trois millions de personnes, en France, obtiennent 1000 francs de revenus supplémentaires nets, compte tenu du jeu des différents dispositifs sociaux, il faudrait que leur employeur verse 5.000 francs supplémentaires. C'est là un impôt sur le revenu des pauvres qui est donc tout à fait considérable, bien supérieur à celui des riches. Sans pour autant prétendre que cela soit la seule solution, je pense que la prime pour l'emploi (PPE) que vient de décider le Gouvernement constitue à cet égard un pas tout à fait important.

Quant à l'emploi des moins qualifiés, il reste pour nous un point important parce qu'il touche tous les pays industrialisés. On s'aperçoit que, partout, le progrès technique a tendance à réduire la demande du travail faiblement qualifié. La France, d'après les dernières études, a tendance à se rapprocher du modèle américain où le progrès technique joue dans ce sens. En même temps, notre pays a mis beaucoup de temps à pratiquer des politiques de formation initiale permettant de relever significativement le niveau de qualification. Il faut savoir qu'en 2010, nous compterons encore 66 % de non-bacheliers dans la tranche d'âge 45-54 ans, ce qui prouve que, pour des raisons démographiques lourdes, le problème reste devant nous. Personnellement, je pense qu'il faut développer la formation, que les allégements de cotisations sont efficaces et que ceux qui sont liés aux trente-cinq heures devront, à terme, être généralisés.

J'en arrive, pour conclure, à la question du fonctionnement du marché du travail.

Qu'est-ce qui a été fait depuis dix ans en la matière ? La demande de travail a été très largement soutenue. En regardant les chiffres budgétaires, nous nous apercevons que ce sont 70 milliards de francs qui ont été consacrés à l'augmentation de la demande de travail marchand à travers les différents allongements de cotisations. Ce processus se poursuit puisque les chiffres de 1999 n'incluent pas la totalité des allégements de cotisations liés aux trente-cinq heures. Au total, 30 milliards de francs ont été affectés à l'emploi non marchand. La grande priorité des dix dernières années - et de ce point de vue, à travers des instruments différents, on peut dire qu'il y a eu continuité - a donc été d'accroître la demande de travail.

Si nous avons activé les dépenses pour l'emploi, nous nous sommes, en revanche, beaucoup moins intéressés au fonctionnement du marché du travail, à travers, par exemple, l'accompagnement individualisé des demandeurs d'emploi ou les questions de formation. J'estime que cet aspect va devenir une priorité croissante. Dans une situation où l'on crée des emplois et où coexistent le chômage et les difficultés de recrutement, l'ANPE doit devenir une « agence matrimoniale ». Elle doit mettre en relation les uns et les autres pour rapprocher au plus près, et au cas par cas, les demandes des entreprises et celles des salariés et faire fonctionner correctement le marché du travail. En termes budgétaires notamment, il va devenir prioritaire que les dépenses passives, qui seront appelées à se réduire avec la résorption du chômage, soient largement redéployées sur ce type d'orientations.

Un débat a suivi l'exposé de M. Jean Pisani-Ferry.

M. LE PRESIDENT : Merci pour cet exposé extrêmement intéressant. De votre rapport, le professeur Blanchard qui enseigne au MIT - Massachusetts Institute of Technology - disait qu'il ferait date. C'est le meilleur compliment que l'on puisse vous adresser, d'autant qu'il vient de l'un de vos pairs.

Nous allons tenter d'instaurer un dialogue interactif sur la base des questions qu'avec mes collègues nous allons vous poser, mais je tiens d'abord à vous féliciter pour deux raisons. Premièrement, pour avoir contribué à remettre en cause ce concept totalement erroné du chômage structurel : c'est un point fondamental. Je rappelle tout de même qu'en 1973, si j'ai bonne mémoire, on dénombrait 360.000 demandeurs d'emploi et l'on parlait alors de « chômage frictionnel ». Il y a là une bataille à mener car les mots ne sont pas neutres en la matière. Deuxièmement, pour nous avoir indiqué un élément extrêmement intéressant - j'espère que vous avez raison - à savoir que l'emploi ne serait plus considéré comme une variable d'ajustement par les entreprises. Je souhaite que cela soit effectivement le cas ; mais l'avenir nous dira s'il nous faut être si optimistes.

Par ailleurs, vous avez relevé un point que je considère, pour ma part, très important : la question du taux d'activité des plus de cinquante ans. Nous sommes dans une situation totalement schizophrénique : nous avons à traiter du débat sur la retraite à plus de soixante ans et dans le même temps, on voit apparaître des plans de préretraite à cinquante-cinq ans.

M. Jean PISANI-FERRY : Quand ce n'est pas plus tôt ...

M. LE PRESIDENT : Quand ce n'est pas plus tôt en effet puisque, à IBM, on en prévoyait dès l'âge de cinquante ans ! Il faut mettre fin à cette logique qui devient illisible et, ainsi que vous l'avez dit vous-même, extrêmement dangereuse ! Sur ce point, nous n'avons pas de désaccord entre nous. Votre exposé appelle cependant de ma part quelques réflexions.

Vous avez parlé, à juste titre, à propos des difficultés de recrutement, de la mémoire des entreprises, mais aussi de la mémoire d'une société. Il serait très utile que vous poussiez votre analyse sur le plan géographique, car cela permettrait d'étayer certains de vos raisonnements. Je vais vous fournir un exemple. Dans le Nord-Pas-de-Calais, le chômage est supérieur de quatre points à la moyenne nationale. Fort heureusement, il baisse, mais moins rapidement qu'il ne le fait sur le reste du territoire. Je m'interroge sur le fait de savoir si n'intervient pas là un phénomène de mémoire dans une société qui, cassée pendant vingt ans, éprouverait des difficultés à rentrer sur le marché du travail. Nous sortons là du domaine purement économique, mais l'économie n'est pas une science exacte, puisqu'elle est aussi en rapport avec la société.

On a donné de votre rapport une image fausse dans la mesure où votre thèse sur le crédit d'impôt n'en constitue qu'une petite partie. On a eu le tort de focaliser le débat sur cet aspect des choses. Cette observation me conduit, cependant, à vous poser une question : en dehors des problèmes, sur lesquels nous sommes d'accord, de formation, de surqualification, de valorisation des acquis, n'y a-t-il pas fondamentalement un problème de valorisation du travail ? La valorisation du travail ne se passe-t-elle pas, en définitive, en priorité par de meilleures conditions de travail, par un système de promotion et par une feuille de salaire plus élevée ? C'est probablement un des points qui pourrait donner lieu à débat. Un apport qui serait donné au salarié sous une autre forme, fiscalement par exemple, ne contribue pas nécessairement à cette valorisation du travail.

M. Yves BUR : Je voudrais, à mon tour, dire qu'effectivement, on ne peut pas accepter l'idée, qui me paraît saugrenue, selon laquelle avec un taux de 8 % ou 9 % de chômage, qui serait celui du chômage structurel, nous aurions atteint le plein emploi. C'est une idée intolérable et nous devons tout faire pour dépasser très rapidement ce seuil. Pour y parvenir, il nous faudra axer nos politiques sur la création d'emplois pour les personnes les moins qualifiées, ce qui constitue le combat le plus difficile. Nous savons qu'il faut mener là un travail individualisé. Cela suppose de revisiter l'ensemble de nos dispositifs d'intervention, en particulier s'agissant du RMI. J'ai pu mesurer dans mon département qu'il existe une différence d'appréciation entre, d'un côté, les personnes bénéficiaires du RMI et pour lesquelles le travail reste la valeur d'insertion suprême dans la société, et de l'autre, les travailleurs sociaux qui le considèrent simplement comme un moyen d'insertion sociale.

S'agissant des chômeurs de plus de cinquante ans, il est clair qu'actuellement, ainsi que vous l'avez bien souligné, deux discours se télescopent. S'il est si difficile d'aborder le problème des retraites - qui est devant nous, mais je ne vais pas ouvrir ici ce débat - c'est peut-être parce que nous sommes incapables de développer une culture d'entreprise susceptible de garder les personnes de plus de cinquante ans au travail tout en considérant qu'elles ont un avenir dans l'entreprise. Aux Etats-Unis, il est frappant de voir que les serveurs des Mac'Donald ont parfois plus de cinquante ans et sont employés en permanence alors qu'en France, ce sont le plus souvent des étudiants qui travaillent en appoint.

Je voudrais revenir également sur le mécanisme d'aide à l'emploi tel qu'il est proposé actuellement. Si la prime pour l'emploi (PPE) a toutes les vertus, pourquoi a-t-on attendu aussi longtemps pour la mettre en _uvre ? Ne sera-t-on pas tenté, à terme, d'y avoir recours pour cesser de faire peser l'augmentation du coût direct du travail sur les entreprises laissant ainsi à l'Etat la responsabilité d'assumer l'évolution du pouvoir d'achat et des revenus de l'ensemble des personnes les plus faiblement rémunérées ? Plus généralement, est-ce qu'on ne va pas accentuer une tendance à globaliser l'ensemble des dispositifs d'aide sociale sur le moyen terme ? Ce mécanisme sera-t-il suffisant pour inciter notamment les chômeurs les moins qualifiés à reprendre pied dans le monde du travail ?

Je crains, comme cela a été constaté avec d'autres mesures, que l'on étende une forme d'aide aux personnes qui resteront au chômage, au motif que tout le monde doit être aidé et bénéficier des réductions d'impôts : les personnes de hauts revenus, les personnes ayant des salaires peu élevés comme les bénéficiaires des minima sociaux.

M. Gérard TERRIER : Mon intervention sera d'autant plus brève que mes questions ont trait aux sujets qui viennent d'être abordés. Je voudrais tout d'abord souligner, puisque cela fait partie de nos débats permanents, qu'il est aujourd'hui incontestable que la réduction du temps de travail crée des emplois : M. Pisani-Ferry les a estimés à 67.000.

M. Jean PISANI-FERRY : Pour l'année 1999.

M. Gérard TERRIER : Il peut y avoir débat sur le nombre. Mais je tiens à souligner ce fait puisque, bien souvent, nous nous voyons opposer l'inefficacité de la réduction du temps de travail en la matière. Nous voulons bien débattre sur l'aspect quantitatif, mais s'agissant de l'aspect qualitatif, le débat est derrière nous : il est désormais acquis que la réduction du temps de travail crée des emplois.

J'en viens à un deuxième point, d'actualité, qui va me conduire à compléter les propos du président Jean Le Garrec et de M. Bur ; je veux parler du taux d'activité des plus de cinquante ans. Aujourd'hui, les représentants patronaux ont coutume de dire que le nombre de personnes en activité est insuffisant par rapport à celui des retraités, ce qui est source de déséquilibres économiques. J'aimerais savoir, à supposer qu'aujourd'hui les entreprises aient la volonté de ramener le taux d'activité à la norme, si cela suffirait et pour combien de temps, à rééquilibrer le financement des retraites. Si les entreprises avaient la possibilité de parvenir à cet équilibre, leur responsabilité en la matière serait totale. Peut-être, leur action serait-elle insuffisante, mais ce point demande à être précisé car, comme M. Pisani-Ferry l'a dit avec force, il faut en finir avec cette politique.

M. Pisani-Ferry, vous avez, par ailleurs, employé une formule qui peut heurter mais qui est parlante en disant que l'ANPE devrait devenir une « agence matrimoniale ». C'est un concept auquel je souscris. J'appartiens à une région qui a souffert de la désindustrialisation, la Lorraine, qui était auparavant une région éminemment sidérurgique. Or, je m'aperçois, que dans nombre de localités où nous avons vu se développer des dispositifs parallèles à l'ANPE - tels que les collectifs emploi ou les maisons de l'emploi - mettant précisément en lien direct les demandeurs d'emploi et les entreprises, à l'aide d'outils de type panels pour l'emploi, curriculum vitae abrégés et autres, le taux de résorption du chômage est plus élevé que la moyenne départementale, voire nationale. Sans nous attarder sur le vocabulaire, je crois que nous devons admettre qu'il y a effectivement là une mission essentielle devant être assumée par les agences de l'ANPE. Ces expériences positives devraient être mises en _uvre au niveau national.

M. LE PRESIDENT : La parole est à M. Pisani-Ferry.

M. Jean PISANI-FERRY : S'agissant des effets de la réduction de la durée du travail, le chiffre que je donne sur l'année 2000 et qui ne concerne que le premier semestre, est de 200.000 emplois en stock, comprenant les 67.000 précédents. Je crois que l'impact de la réduction de la durée du travail est incontestable. On ne peut pas expliquer les 560.000 créations d'emploi de l'année 2000 sans considérer qu'elle y a eu une part très importante.

J'utilise la notion de chômage structurel parce que les macro-économistes y ont recours comme élément d'appréciation de l'équilibre des différentes composantes de la politique économique. Mais je suis pleinement d'accord avec vous pour reconnaître qu'il ne faut absolument pas considérer que cette notion ait un quelconque caractère, ni de socle, ni « d'optimalité ».

M. LE PRESIDENT : Il faut le dire, le redire et le répéter !

M. Jean PISANI-FERRY : C'est une composante du chômage qui permet de réfléchir à différents types d'instruments destinés précisément à le combattre.

M. LE PRESIDENT : Nous sommes d'accord !

M. Jean PISANI-FERRY : Pour ce qui est de l'emploi, je crois qu'il demeure une variable d'ajustement. On a bien vu, en analysant les cycles, que les entreprises ont maintenant une très grande vitesse de réaction ; elles embauchent et débauchent rapidement ! Ce qui a cependant changé, c'est l'idée qui a longtemps prévalu parmi les gestionnaires, que, structurellement, la bonne gestion consistait à se débarrasser de l'emploi.

La comparaison avec la situation des plus de cinquante ans est tout à fait pertinente et, pour l'exprimer en d'autres termes, je dirai que les entreprises continuent à penser que la bonne gestion veut que l'on se débarrasse des plus de cinquante ans, comme elles ont pensé pendant des années, qu'elle voulait que l'on se débarrasse des salariés en général. C'est le même type de phénomène culturel qui est à l'_uvre. Il faut le dépasser car il est impératif que, de manière très décentralisée, dans les entreprises, les directeurs des ressources humaines et les différents gestionnaires se persuadent que les personnels de plus de cinquante ans constituent une richesse à valoriser par des politiques de formation. Il faut qu'ils conviennent que les gens de plus de cinquante ans n'occupent pas forcément les mêmes emplois qu'au début de leur carrière, mais qu'ils restent très utiles pour l'entreprise.

Comment traiter ce problème de manière plus générale ? Pour mettre fin à une situation jugée absurde par tous, il faut agir sur différents volets. La responsabilité relève des entreprises qui doivent clairement changer d'attitude et des pouvoirs publics qui ont un rôle à jouer en matière d'accompagnement et de financement des différents dispositifs. On ne peut évidemment pas agir du jour au lendemain mais, à un moment déterminé, il faut savoir arrêter cette logique. Les salariés eux-mêmes doivent être intéressés à poursuivre leur activité. Je suis frappé de constater que le système de calcul des pensions défavorise l'activité après quarante ans de cotisations. Après quarante années de cotisations, un salarié ne gagne plus rien en matière de taux de pension : l'attrait de la préretraite s'en trouve accru. Si l'on dit aux salariés qu'ils peuvent améliorer leur pension en travaillant plus de quarante ans, on encouragera une évolution des comportements à la fois du côté des employeurs et des employés.

On peut par ailleurs poser la question de savoir quel est le bon âge de la retraite et la meilleure durée de cotisations, point sur lequel je ne me suis pas prononcé dans le rapport : il me semble cependant que les deux questions sont dissociables. Cela étant, aussi longtemps que nous sommes dans une situation où l'âge de cessation d'activité continue à baisser, mener parallèlement un débat sur la durée de cotisations et sur l'âge de la retraite devient extrêmement difficile. Les salariés ont en effet le sentiment qu'ils ne pourront, de toute façon, pas avoir les durées de cotisations requises. A cet égard, les réactions qui ont suivi le rapport Charpin me semblaient témoigner de cette incrédulité face aux nombre de trimestres de cotisations exigés, dans un contexte où les entreprises écartent leurs employés avant même l'âge légal de la retraite.

Pour ce qui est de l'équilibre financier des régimes de retraite, le rapport Charpin incluait des hypothèses de relèvement de taux d'activité selon différents scénarios. Il en tenait compte dans une mesure qui n'est pas exactement celle que j'ai retenue, mais qui en est proche, ce qui me conduit à dire que, qualitativement, cela ne change pas les perspectives à l'horizon 2020 ou 2040.

Concernant la valorisation du travail, je crois qu'il est évidemment essentiel, au fur et à mesure que nous progressons vers le plein emploi, qu'un certain nombre de comportements se modifient et que certaines tâches soient valorisées, à la fois en termes de rémunération et en termes de conditions de travail. Même avec un taux de chômage de 9 %, les salariés se retrouvent dans une position où ils ont un plus grand choix. La distribution des métiers pour lesquels les difficultés de recrutement sont les plus importantes n'est évidemment pas due au hasard, mais elle tient aussi bien au fait que les salariés se sont détournés de certains secteurs où il n'y a pas eu d'embauches durant des années, qu'au fait que certains métiers semblent peu attractifs. Les entreprises doivent faire en sorte d'attirer à elles ces salariés.

J'en arrive à la question de la répartition géographique. La France a une grande chance par rapport à d'autres pays, car elle souffre de disparités géographiques bien moindres. Dans les années quatre-vingt, les grandes restructurations industrielles ont engendré des phénomènes de disparités géographiques très marqués, mais lorsque nous regardons la façon dont la situation a évolué, nous constatons que l'écart, qui demeure évidemment important entre les régions, s'est plutôt résorbé. Surtout, nous ne connaissons pas les grandes poches qui existent en Allemagne, en Italie ou en Espagne, où le taux de chômage, dans des régions dont la superficie représente un tiers ou un quart du territoire national, est deux fois plus élevé qu'ailleurs. Sans vouloir minimiser les écarts régionaux, je crois que l'on peut dire que nous avons la chance de bénéficier d'une situation moins disparate qu'ailleurs. Cela nous autorise d'ailleurs à envisager un taux de chômage plus bas que ceux de nos voisins.

Vous m'avez interrogé sur la prime pour l'emploi (PPE). Il faut la juger à la fois en termes de redistribution et en termes d'incitation. On ne peut pas la juger d'un seul de ces deux points de vue. En termes de redistribution, il convient de rappeler qu'elle touche dix millions de personnes, soit environ 40 % des actifs. C'est donc, au vu des instruments de redistribution disponibles, une mesure tout à fait importante. Il faut savoir que la France se caractérise par le fait que le pouvoir redistributif du système fiscal et social vers les premiers déciles de la distribution des revenus, est plus faible que dans un certain nombre d'autres pays, ce qui n'est pas étonnant puisque l'impôt progressif sur les revenus ne touche que les tranches supérieures.

Il y a donc là un premier critère d'appréciation qui se pose en termes de redistribution, le second se posant, lui, en termes d'efficacité pour l'emploi. On peut considérer que le problème n'est pas exclusivement, ni principalement, monétaire et que tout ce qui constitue un accompagnement qualitatif est aussi important, voire plus important. Il est, à mon sens, de la responsabilité des décideurs publics de faire en sorte que les prix dans l'économie se situent à peu près à un niveau convenable et, en particulier, que le revenu relatif de l'inactivité et du travail soit raisonnable. Actuellement, les bénéficiaires du RMI cherchent et reprennent un emploi mais un tiers d'entre eux déclarent revenir à l'emploi alors même que cela ne leur rapporte rien. Je crois qu'il ne serait pas sain de la part des responsables des pouvoirs publics de compter sur la persistance de ce type de comportement. Il faut effectivement valoriser la reprise d'un emploi. Si le système donne les bons signaux, les politiques d'insertion peuvent gagner en efficacité.

On a beaucoup souligné les risques du dispositif de prime pour l'emploi. Pour ma part, j'estime que, contrairement à ce que l'on a dit, le dispositif est fortement complémentaire du salaire minimum. Nous sommes en effet dans une situation où l'Etat est à même de réduire le coût du travail pour les entreprises grâce aux allégements de cotisations sociales. S'il met des moyens supplémentaires pour améliorer le pouvoir d'achat des bas revenus d'activité, ce n'est pas pour que cela se traduise par des améliorations de la situation des entreprises à travers des baisses de salaire ! L'Etat n'a aucun intérêt à cela ; il a donc besoin de fixer un salaire minimum qui puisse prévenir une telle dérive. J'ai été très frappé, lorsque les Britanniques ont créé un l'équivalent de la prime pour l'emploi, de constater qu'ils avaient simultanément introduit un salaire minimum, lequel n'existait pas auparavant. Ils ont déclaré l'avoir fait précisément après s'être aperçus que les deux instruments étaient complémentaires.

En outre, je crois que le fait que le dispositif ait un caractère fiscal, qu'il soit « familialisé », qu'il dépende du revenu du conjoint, limite considérablement la capacité qu'auront les entreprises à l'exploiter à leur profit. Je suis donc assez tranquille sur ce point.

Certaines difficultés tiennent à la faiblesse des incitations pécuniaires au passage à l'emploi, notamment pour les personnes isolées qui reprennent un emploi partiel ou, au sein d'une famille, pour le premier conjoint passant du RMI au SMIC. Il faut donc veiller à valoriser ces opportunités sans dévaloriser le deuxième salaire, ce qui permettra de ne pas décourager les femmes de prendre un emploi. Il ne faut pas en effet créer d'effets pervers en matière d'activité féminine. Ce souci a été pris en compte dans le choix du paramétrage de la prime pour l'emploi.

M. Patrice MARTIN-LALANDE : Concernant la croissance, vous avez, tout à l'heure, évoqué le rôle de l'innovation. Pouvez-vous préciser ce que vous attendez notamment des nouvelles technologies de l'information et de la communication ? Quelle place est-il possible de leur réserver en France dans la stratégie de l'emploi ?

Vous avez également dit que, pour apporter 1.000 francs de revenus nets le coût était pour l'entreprise de 5.000 francs. Quelle est, selon vous - puisque vous avez longuement insisté sur la nécessaire coopération de la BCE - la voie européenne dans ce domaine ?

Mme Chantal ROBIN-RODRIGO : Je vais, pour ma part, consacrer mon propos à ceux de nos concitoyens qui sont les plus éloignés de l'emploi. Ils sont encore très nombreux et, malgré le retour à la croissance, nous prenons bien conscience, du moins dans mon département, que si les personnes qui ont une capacité à rebondir, qui sont en recherche d'emploi depuis peu de temps, ont pu reprendre aujourd'hui une activité, celles, en revanche, qui sont au RMI, n'ont pu le faire qu'à hauteur de 2 %. Ce taux les situe au-dessous de la moyenne nationale, puisque ce sont 11 % des chômeurs de longue durée qui ont retrouvé un emploi.

Dans ces conditions, je crois que le retour à la croissance ne suffira pas à réinsérer ces personnes en grande difficulté qui sont, le plus souvent, cantonnées dans des poches de précarité, notamment dans les quartiers défavorisés de nos villes. Bien sûr, la responsabilité des entreprises est importante ; on ne peut pas faire de l'insertion par l'économie quand les entreprises ne s'intéressent pas à ces personnes. Dans ce cas, il faut plutôt parler d'insertion sociale... J'aimerais que vous me disiez quel est votre sentiment sur ce point et quelles sont les mesures que vous préconisez.

M. Philippe VUILQUE : Je suis un élu du département des Ardennes qui se trouve, lui aussi, confronté à l'inactivité des plus de cinquante ans. A ce sujet, je voudrais faire une observation car j'estime qu'il faut éviter l'amalgame des situations. Il y a deux catégories de personnes concernées. La première correspond aux salariés ayant commencé à travailler très jeunes, parfois dès quatorze ans, et qui, arrivés à cinquante-cinq ans, sont épuisés, notamment lorsqu'ils ont accompli des travaux pénibles, par exemple dans la métallurgie. Ces salariés posent des problèmes spécifiques qui imposent de trouver des solutions à court terme. La deuxième catégorie est celle des salariés des autres secteurs d'activité où la pleine et entière responsabilité des entreprises se trouve engagée en termes de formation.

Concernant la prime pour l'emploi, je ne suis pas aussi optimiste que M. Pisani-Ferry. Je considère, en effet, qu'il existe un véritable risque d'incitation à la stagnation salariale dans les entreprises et qu'il ne faut pas négliger le risque que réapparaisse un phénomène de trappe à bas salaires. Les entreprises pourraient mettre à profit la prime pour l'emploi pour ne pas augmenter les salaires les plus bas, considérant que l'Etat palliera le manque.

M. LE PRESIDENT : La parole est à M. Outin qui partage sans doute l'opinion de M. Vuilque...

M. Bernard OUTIN  : Oui, mais puisqu'il l'a exprimée, je n'y reviendrai pas ! Vous nous avez indiqué que nous risquions de passer d'une croissance riche en créations d'emplois à une croissance nettement plus fondée sur les gains de productivité. Voyez-vous une corrélation entre cette croissance riche en gains de productivité et le fait que les entreprises ont, en quelque sorte, «  stocké » des emplois surqualifiés ? Si c'est le cas, se pose, en raison de l'effet de cascade, la question de l'emploi des moins qualifiés, ces derniers ayant d'autant plus de difficultés à trouver de l'emploi que les plus qualifiés le leur auront pris au motif que les employeurs préfèrent bien souvent avoir un balayeur bachelier que non bachelier.

M. Jean PISANI-FERRY : La manière dont j'aborde le thème de la croissance consiste, à partir du constat que nous avons besoin d'une croissance plus forte que celle de nos partenaires, à me demander comment y parvenir. Nous avons, dans le passé, adopté une stratégie dite de « désinflation compétitive » consistant globalement à dire que, pour croître plus vite, il faut vendre moins cher, donc faire moins d'inflation que les autres. Cela revient à vendre son travail moins cher. A l'époque, nous avions un écart de compétitivité à rattraper se traduisant par un écart d'inflation ; cette méthode se justifiait donc.

Aujourd'hui, je ne crois pas qu'il faille revenir à cette politique. Actuellement, nous sommes en effet dans une situation où la compétitivité globale de l'économie française par rapport à ses voisins de la zone euro paraît bonne. Je ne pense donc pas qu'il faille tirer du fait que nous avons des besoins de croissance supérieurs, la conclusion que nous devons vendre notre travail moins cher. Il faut valoriser notre travail ce qui macro-économiquement signifie créer des produits nouveaux et développer de l'innovation de manière à pouvoir vendre plus, sans vendre moins cher.

En conséquence, la stratégie de croissance, selon moi, doit beaucoup reposer sur notre capacité à développer de nouveaux produits. Bien entendu, il s'agit d'une action qui passe par les entreprises, mais qui s'accompagne également de politiques publiques comme les politiques d'aide à l'innovation, de recherche et de formation. Tels sont les types de stratégies qu'il faut adopter à moyen terme si nous voulons échapper à cette contradiction qui consiste à dire que, pour croître plus, il faut vendre moins cher et mener une politique de désinflation, d'autant que nous avons mesuré le poids des conséquences macro-économiques de telles stratégies...

Vous m'avez demandé quelle était la voie européenne concernant le niveau extrêmement élevé des taux d'imposition marginaux en bas de l'échelle des revenus. Le problème, en la matière, c'est que, dans notre société, on considère, à juste titre, qu'il faut un ensemble de prestations pour améliorer la situation des premiers déciles de revenus. On ne peut pas adopter ce qui est à la fois une utopie ancienne et le rêve de certains économistes, à savoir le principe de l'allocation universelle qui voudrait que tout le monde, du Rmiste à François Pinault reçoive son chèque. Notre système fiscal se caractérise par des effets de seuil importants que, depuis quelques années, nous tentons de lisser. Je crois que c'est une bonne chose ! Il reste que le taux d'imposition demeure forcément élevé, faute de quoi il faudrait débloquer des sommes considérables, puisque l'allocation universelle a été chiffrée à 1.500 milliards de francs.

Le problème ensuite consiste à éviter que les seuils d'imposition les plus élevés correspondent à des situations de choix qualitatif de la part des individus. En d'autres termes, il faut éviter que le second emploi du ménage lui coûte ou lui rapporte très peu. Nous avons observé, au moment de l'extension de l'allocation parentale d'éducation, en 1994, qu'elle avait eu un effet massif sur le taux d'activité féminin. Il faut éviter de faire coïncider les moments de forte sensibilité du taux d'activité à ce type d'incitations ou de désincitations financières. Je pense que c'est ce qui se joue avec les différents dispositifs dont nous avons parlé, en particulier la prime pour l'emploi, dont la mise au point est délicate.

En contrepartie, il existe forcément une forme de trappe à bas salaires puisque les augmentations salariales sont obligatoirement, d'une manière ou d'une autre, taxées. C'est un effet pervers inévitable qu'il faut essayer de minimiser, mais qui est moins grave dans la mesure où il ne va pas décourager un salarié de progresser dans sa carrière, même s'il en tire moins de bénéfices pendant quelque temps.

Pour ce qui est du risque de trappe à bas salaires lié spécifiquement à la prime pour l'emploi et de stagnation salariale, je répète que, dans un dispositif de nature fiscale, s'il n'est pas inexistant, il est réduit. Le dispositif CSG, par exemple, présentait l'avantage de la simplicité mais l'inconvénient d'apparaître sur la feuille de salaire, ce qui pouvait conduire l'employeur à dire à son salarié : « voilà quelle est l'augmentation de pouvoir d'achat ! »

Aujourd'hui, pour qu'un employeur puisse exploiter la prime pour l'emploi à son bénéfice, il doit connaître ou demander le revenu salarial du conjoint, ce qui est une situation assez particulière. De ce fait, ce type d'effets se trouve minimisé. Il reste à savoir comment les pouvoirs publics vont utiliser ce dispositif et le SMIC, sachant qu'ils vont maintenant avoir deux instruments à leur disposition, mais c'est là une question de choix publics !

Le constat que vous faites sur le RMI dans votre département, Madame Robin-Rogrigo, recouvre en partie le constat national qui met en avant le fait que le nombre des Rmistes a continué à augmenter jusqu'au début l'année 2000, ce qui explique que nous ayons 100.000 Rmistes de plus qu'en 1997. L'insertion par l'économique nécessite avant tout que les entreprises soient conduites par le marché du travail à embaucher et à aller chercher des gens toujours plus loin. Ce qu'il faut viser, c'est une situation susceptible d'engager les entreprises à considérer qu'elles doivent aller prendre les gens par la main pour leur montrer le côté positif de l'insertion par le travail. Nous en sommes encore loin, mais les efforts de tous ceux qui font de l'insertion par l'économique sont considérablement soutenus par la modification de la situation sur le marché du travail. Ces efforts restent naturellement essentiels, mais plus le chômage baisse et plus on approche de cette situation.

Je souscris complètement à ce qui a été dit sur les salariés dont la vie professionnelle a débuté très tôt. Pour faire pendant à ce que je disais sur les cotisations des plus de quarante ans, j'ajouterai qu'il faut aussi offrir à celui qui, ayant travaillé très jeune, choisit de cesser son activité, la possibilité de faire valoir ses droits à la retraite. Il faut donc valoriser la poursuite d'activité sans pénaliser la cessation d'activité.

S'agissant du problème soulevé par M. Outin, il serait effectivement normal que les salariés qui occupent des emplois ne correspondant pas à leur qualification puissent, soit à l'intérieur de leur entreprise, soit en changeant d'entreprise, retrouver des emplois mieux adaptés. Nous en sommes au tout début du processus et il est assez frappant de constater que ces phénomènes de déclassement se résorbent pour les titulaires d'un bac + 5 ou bac + 2. Pour d'autres catégories, c'est encore loin d'être le cas et nous observons des phénomènes de déclassement liés à un sous-emploi massif auxquels viennent s'ajouter des phénomènes de files d'attente. La situation devrait normalement s'inverser, mais il est un peu tôt pour voir dans quelle mesure la correction peut intervenir. Il reste à souhaiter que certaines personnes, victimes de ce déclassement, ne voient pas, pour avoir passé trop de temps dans un type d'emploi, leur qualification s'éroder. C'est un aspect du problème qui renvoie à la formation professionnelle.

M. LE PRESIDENT : Je précise à cet égard que nous avons auditionné devant la commission les responsables de l'ANPE et de l'AFPA (l'association nationale pour la formation professionnelle des adultes) sur ces sujets. L'audition de M. Pisani-Ferry complète utilement notre réflexion sur les questions de l'emploi. Elle nous permet de mesurer combien les efforts à faire restent importants pour atteindre le plein emploi et combien l'équilibre des politiques est parfois difficile à trouver. Une grande question a été soulevée lors de nos débats : celle de la valorisation de l'emploi et du travail. Il s'agit là d'un élément fondamental.

Avant de conclure, je tiens à dire que j'ai été très frappé d'entendre M. Pisani-Ferry employer, fort justement - et je ne le dis pas parce que cette commission est également chargée des affaires culturelles - l'adjectif « culturel » pour évoquer les questions de l'emploi. J'ai moi-même insisté sur cette dimension lors du débat relatif au le budget du ministère de l'emploi pour 2001, en disant que nous étions écrasés par le poids de vingt-cinq ans marqués par un chômage toujours croissant. Il nous faut changer culturellement notre approche des problèmes liés au chômage. Chacun doit désormais poser la problématique de l'emploi en ayant présent à l'esprit l'aspect culturel qui dépasse manifestement le simple jeu des mécanismes économiques.

Nous voyons clairement qu'il nous faut contribuer à faire évoluer les comportements des entreprises, des salariés et de tous les acteurs, y compris les décideurs politiques.


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