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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION des AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES

Jeudi 29 mars 2001

Table ronde organisée et présidée par M. Claude Evin
« Arrêt Perruche : Faut-il légifèrer ? »

Intervenants

M. Bertrand Mathieu

Professeur de droit public à l'université de Paris I

Mme Catherine Labrusse-Riou

Professeur de droit privé à l'université de Paris I

M. Patrice Jourdain

Professeur de droit à l'université de Paris I

M. Bernard Hoerni

Président de la section éthique et déontologique du Conseil national de l'Ordre des médecins

M. Laurent Cocquebert

Directeur général adjoint de l'Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales (UNAPEI)

M. Gérard Prier

Représentant de l'Association des paralysés de France (APF)

M. Claude EVIN.- Je vous remercie, Mesdames et Messieurs, d'avoir répondu à notre invitation mais en vous priant de bien vouloir excuser nombre de nos collègues qui ont, malheureusement, dû s'organiser en fonction de la grève des chemins de fer et qui, pour un certain nombre, ont déjà dû regagner leur circonscription. Plusieurs m'ont exprimé leur regret de ne pouvoir participer à cette rencontre de ce matin.

Le président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, Jean Le Garrec, doit aussi nous rejoindre. Il m'a donc demandé d'organiser et d'introduire notre réflexion à la suite de l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 novembre 2000 dit « arrêt Perruche ».

Je voudrais d'abord, avant de céder la parole à nos invités et afin d'ouvrir le débat qui suivra, rappeler les faits, ainsi que quelques questions qui ont été soulevées à la suite de cet arrêt. Etant donné que nous sommes ici dans l'enceinte du Parlement, qui a été saisi de cette affaire, vous comprendrez que je ne puisse, en introduisant notre réflexion, rester totalement neutre par rapport à la question posée et que je donne des éléments personnels d'appréciation.

Le 17 novembre dernier, la Cour de cassation, en assemblée plénière, a rendu un arrêt tendant à reconnaître à un enfant né handicapé le droit "de demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues" à l'encontre d'un médecin et d'un laboratoire de biologie médicale. Ceux-ci, en effet, "avaient commis des fautes contractuelles à l'occasion de la recherche d'anticorps de la rubéole chez Mme Perruche alors qu'elle étaient enceinte", et ces fautes avaient "empêché celle-ci d'exercer son droit d'interrompre sa grossesse". Il faut rappeler que la Cour n'avait pas à se prononcer sur les fautes du médecin et du laboratoire qui n'étaient pas contestées et que Mme Perruche avait formulé le désir d'interrompre sa grossesse si elle avait été porteuse de la rubéole. Or, les tests ont eu lieu pendant les dix premières semaines de grossesse. S'il n'y avait pas eu erreur, Mme Perruche aurait donc pu décider d'interrompre sa grossesse sans recourir éventuellement à la procédure d'interruption thérapeutique de grossesse.

Cet arrêt a soulevé immédiatement une émotion parmi certains juristes, puisqu'on a vu, exactement sept jours après cet arrêt, trente professeurs et chercheurs des facultés de droit s'exprimer dans un article du journal Le Monde, fait assez exceptionnel pour des auteurs traditionnellement plus habitués à formuler leurs analyses de la jurisprudence dans des revues spécialisées. Cet article ayant pour titre "La vie humaine comme préjudice ?" était principalement signé de Mme Catherine Labrusse-Riou et de M. Bertrand Mathieu. Leur présence à l'un et à l'autre ici leur permettra de développer leur argumentation. Depuis, d'autres commentaires émanant d'autres juristes ont formulé des avis contraires ou, en tous les cas, plus nuancés, équilibrant ainsi un débat qui avait été présenté à tort par un collègue de notre Assemblée comme "un appel unanime des publicistes et des civilistes". M. Patrice Jourdain, qui s'est exprimé dans la revue Dalloz au début de cette année, nous donnera l'analyse qu'il fait de cet arrêt et je lui demanderai également, au regard de l'ensemble des travaux qu'il a conduits avec Mme Geneviève Viney, de nous éclairer sur la question de la responsabilité puisque c'est l'une des questions qui est posée à travers cet arrêt.

Nous ne sommes pas ici pour prendre des décisions. Je disais amicalement à nos invités juristes tout à l'heure que ce sont les parlementaires qui votent les lois et non les juristes. Certains pourront considérer qu'il y a un petit déséquilibre dans les opinions qui se sont exprimées et qui sont présentes ici ce matin. Nous n'avons pas cherché un équilibre. Nous pourrons écouter des avis différents et, par ailleurs, nous référer à des articles différents. J'indique d'ailleurs à nos collègues que le secrétariat de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales tient à leur disposition les articles qui ont été publiés depuis le mois de novembre et que nous avons pu recueillir sur cet arrêt.

Cette question de la responsabilité touchant à la notion de causalité a soulevé des interrogations chez certains professionnels de santé. La présence de M. Bernard Hoerni, président de la section éthique et déontologique du Conseil national de l'Ordre des médecins, sera aussi utile à notre réflexion. Je dois, en effet, rappeler que le bureau du Conseil national de l'Ordre a adopté une déclaration lors de sa séance du 23 novembre 2000 d'après laquelle : "Les médecins (...) supportent les conséquences (de leur charge) quand une faute leur est imputable. Mais ils ne peuvent endosser des responsabilités excessives qui reviennent à d'autres intervenants ou à l'ensemble de la société, suivant des principes fondamentaux de solidarité et d'assistance".

Mais surtout cet arrêt a soulevé une émotion parmi des parents d'enfants handicapés. Pour exprimer leur réprobation, certains se sont d'ailleurs constitués en "Collectif contre l'handiphobie". Ce collectif aurait souhaité s'exprimer ce matin. J'ai reçu le président de cette association à l'instar de plusieurs collègues à des titres divers au sein de notre Assemblée. Ce collectif vient d'ailleurs d'adresser un courrier à tous les députés leur demandant d'adopter un texte identique à celui qui avait été déposé par amendement par notre collègue Jean-François Mattéi lors de l'examen du projet de loi de modernisation sociale. Ce texte affirme que "nul n'est recevable à demander une indemnisation du fait de sa naissance". Peut-être que cette proposition sera présentée à nouveau à l'occasion de débats parlementaires futurs. Nous pouvons ce matin éclairer notre réflexion à propos de ce texte. Je dois dire, en ce qui me concerne, que je ne saurais le soutenir. Indépendamment du fait de savoir si la question soulevée par l'arrêt Perruche est bien la question du préjudice de la naissance, ce que personnellement je ne pense pas, empêcher quiconque qui s'estimerait victime d'un préjudice à la suite d'une faute d'engager une action en réparation de ce préjudice ne me semble pas acceptable. Si on peut être attentif à la souffrance de ces parents, on ne peut pas non plus oublier que ce sont d'autres parents, ceux de Nicolas Perruche qui avaient demandé, au nom de leur fils, cette réparation.

La question de la place des handicapés dans notre société ne peut se réduire aux questions soulevées par l'arrêt de la Cour de cassation. Nous avons donc choisi d'inviter les représentants d'associations qui _uvrent auprès des handicapés de manière permanente et globale. Je remercie donc Mme Marie-Sophie Dessaulle, présidente nationale de l'Association des paralysés de France (APF), et M. Laurent Cocquebert, directeur-adjoint de l'Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales (UNAPEI) de participer à notre réflexion.

Je m'abstiendrai, dans cette introduction, de commenter l'arrêt lui-même. Ce n'est pas ma vocation ici ; je le fais ailleurs. J'ai déjà dit publiquement qu'il ne me semblait pas mériter l'indignité dont certains l'avaient couvert. Je pourrais éventuellement y revenir dans le débat. Je voudrais seulement souligner maintenant plus particulièrement trois questions auxquelles le législateur ne peut rester indifférent :

- la première concerne certainement la place des handicapés dans notre société. Il ne nous appartient pas de connaître et de commenter les raisons qui ont conduit M. et Mme Perruche à engager une procédure en réparation pour le compte de leur enfant, mais on peut penser que c'est sans doute au moins parce que nous n'avons pas pu ou pas su leur manifester la solidarité qu'ils étaient en droit d'attendre de la société. La prise en charge notamment des polyhandicapés reste un problème encore souvent mal résolu. Si on veut laisser aux parents la possibilité éventuellement de choisir d'accueillir ou non un enfant handicapé, nous avons encore à améliorer cette prise en charge.

- la seconde question est celle du diagnostic prénatal et de son rôle dans le choix d'une femme de recourir ou non à une interruption volontaire de grossesse (IVG). Une inquiétude s'exprime sur le fait que les médecins feront l'objet de pressions de plus en plus fortes de la part des familles dans ce domaine. Il est vrai, comme le souligne le Conseil d'Etat dans son étude sur l'application des lois dites de bioéthique que "contrairement à ce qu'avait pu croire le législateur en 1994, le diagnostic prénatal tend à se développer rapidement tant en nombre qu'en indications". Le Conseil d'Etat poursuit : "Une telle évolution doit être maîtrisée dans le cas d'une politique globale de santé publique prenant en compte la dimension éthique posée par ce mouvement de masse". Je rappelle que le diagnostic prénatal est encadré par la loi et que seuls les centres pluridisciplinaires agréés à cet effet peuvent délivrer les attestations nécessaires à la réalisation d'une interruption thérapeutique de grossesse. Il est vrai aussi, comme le soulignait le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, que les progrès des thérapies sont plus lents que ceux des techniques de diagnostic prénatal. Cette situation pose des problèmes éthiques et sociaux évidents. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces sujets dans le cadre de la loi de révision des lois de bioéthique.

- la troisième question concerne la responsabilité des médecins et d'autres prestataires de soins. Dans le cas de l'arrêt Perruche, la Cour de cassation n'a pas eu à se prononcer sur la faute du laboratoire et du médecin qui n'était pas contestée. On était donc bien dans le cas de la responsabilité pour faute. Ceci étant, la préoccupation qui s'exprime chez les professionnels de santé rejoint la nôtre concernant la question de l'indemnisation des accidents médicaux. Nous sommes nombreux à souhaiter que cette question fasse l'objet d'une législation afin, non pas d'exonérer les professionnels ou les établissements de santé de leur responsabilité, mais que ces questions soient traitées de manière plus sereine pour eux et plus juste pour les victimes.

Il y a donc bien, sur ces trois sujets, matière à s'interroger sur des interventions du législateur. J'ai exprimé mon point de vue tendant à défendre le fait qu'il ne me semble pas opportun de légiférer sur les interprétations diverses de l'arrêt Perruche. Je souhaite donc que le débat que nous allons avoir ce matin nous éclaire les uns et les autres sur les jugements que nous pouvons porter à ce sujet.

Je vous propose de commencer nos travaux en donnant d'abord la parole aux juristes que nous avons invités pour qu'ils nous livrent leurs commentaires sur cet arrêt.

M. Jean-François CHOSSY, député.- Monsieur le président, je vais m'étonner très simplement et très directement sur le fait que le Collectif contre l'handiphobie ne soit pas présent dans ce débat. Qui mieux que ces personnes, qui sont directement atteintes, directement concernées, peut s'exprimer et nous éclairer ?

Je sais que vous avez reçu ses membres longuement. Je sais que Xavier Mirabel, qui est leur porte-parole, a rencontré les uns et les autres mais j'aurais trouvé utile, sinon indispensable, qu'ils puissent ce matin s'exprimer devant nous et je veux le regretter fermement.

M. Claude EVIN.- J'entends votre remarque. Comme je l'ai expliqué dans mon propos introductif, et en accord complet avec le président Jean Le Garrec, nous assumons totalement le fait de ne pas avoir accepté que le collectif soit ici présent. Nous avons d'ailleurs indiqué à M. Xavier Mirabel qu'il serait naturellement le bienvenu s'il souhaitait assister au débat.

Nous avons en effet préféré entendre des associations qui sont des associations de parents ou qui interviennent, en tous les cas, auprès de personnes handicapées dans la durée. Si j'ai justement tenu à voir M. Xavier Mirabel avant notre rencontre de ce matin, c'est que j'entends bien ce qu'il dit, de même que l'association qu'il représente, même si je ne partage pas son point de vue. Cela n'empêchera pas chacun des groupes d'études de l'auditionner s'il le souhaite, mais je crois aussi que nous devons veiller, en tant que législateur, à ne pas réagir uniquement avec des associations qui se constituent sur un fait précis, sur un cas précis, en l'occurrence sur un arrêt précis, mais inscrire notre travail dans la durée.

C'est pour cela que nous avons préféré entendre ce matin les associations qui ont des points de vue éventuellement différents ou des avis convergents, ce que j'ignore en l'occurrence, mais qui pourront effectivement restituer les questions posées par cet arrêt dans l'ensemble de la problématique de l'accueil et de la place faite aux personnes handicapées.

M. Bertrand MATHIEU, professeur de droit public à l'Université de Paris I.- Je voudrais intervenir sur trois points qui, à partir de l'interprétation qu'on a retenue de l'arrêt Perruche, me semblent justifier l'intervention du législateur.

Le premier point, c'est que la jurisprudence Perruche est en contradiction avec les exigences du principe de dignité humaine.

Je ne m'attarderai pas sur le point de départ qui sera développé par les civilistes selon lequel le raisonnement suivi par la Cour de cassation conduit à reconnaître que la vie, dans certaines circonstances, peut être en elle-même un préjudice pour celui-là même qui lui doit son existence. Cette conception est en contradiction flagrante avec le principe de dignité de la personne humaine qui, rappelons-le, n'est pas un principe moral ou un principe religieux mais un principe juridique, constitutionnel, inscrit d'ailleurs à la fois dans la Constitution ou, tout au moins, dans la lecture qu'en fait le Conseil Constitutionnel et inscrit également dans le code civil. Or, si on lit le texte constitutionnel sur lequel s'appuie le Conseil Constitutionnel pour reconnaître le principe de dignité, c'est en fait la reconnaissance de l'égale appartenance à l'humanité de tout homme qu'il s'agit. C'est donc un principe précis à valeur juridique. On ne peut alors admettre en vertu de ce principe que certaines personnes soient discriminées dans la reconnaissance même de la valeur de leur existence en fonction de critères génétiques ou liés à l'état de santé.

A cette argumentation fondée sur le principe de dignité, il a été opposé une autre conception du principe de dignité, celle selon laquelle le principe de dignité serait, en quelque sorte, lié à la qualité de la vie. L'idée est alors que l'indemnisation de l'enfant né handicapé tend à protéger son droit à la dignité entendu comme un droit à une certaine qualité de vie. Cette évolution de la signification attribuée au principe de dignité est, à mon sens, à la fois dangereuse et en contradiction avec le sens initial qui a été attribué par le texte constitutionnel au principe de dignité.

Considérer que la dignité, c'est la qualité de la vie conduit nécessairement à établir une discrimination entre les vies de bonne qualité, celles qui méritent d'être vécues, et celles de mauvaise qualité, celles qui ne méritent pas de l'être. Ce faisant, à supposer même qu'on ne considérera point que ce principe en lui-même soit problématique, on en arrivera à considérer qu'il faut établir des seuils de qualité de la vie humaine qui détermineront, en amont, l'accession ou non à la vie et, en aval, le droit d'obtenir ou non réparation. Je crois que c'est là une logique à l'origine de laquelle sera nécessairement tenu le raisonnement de l'arrêt Perruche. A partir du moment où d'autres situations se présenteront devant la Cour de cassation, il lui appartiendra nécessairement d'établir des seuils de qualité de la vie.

Certes, la personne handicapée a le droit d'obtenir de la société des moyens adaptés à sa condition et dont l'attribution marque l'entière admission de cette handicapé dans la communauté humaine. A ce niveau, il existe un lien entre la détermination des conditions de vie de la personne handicapée et le respect de sa dignité. Cela étant, la reconnaissance de ce droit ne peut résulter d'un raisonnement dont les prémisses conduiraient à nier la valeur de la vie de la personne concernée.

La deuxième raison qui justifie l'intervention du législateur, c'est celle selon laquelle la jurisprudence Perruche conduit à un dévoiement du droit applicable en matière d'avortement.

Reconnaître que la naissance d'un enfant handicapé est source de responsabilité pour l'auteur direct ou indirect de ses jours -parents, médecin, laboratoire d'analyse, etc...- modifie profondément la conception du droit de l'avortement. Aujourd'hui, le recours à l'interruption volontaire de grossesse est une liberté dont la femme dispose dans les conditions fixées par la loi. Cette faculté répond à la nécessité de protéger la liberté personnelle de la mère, son autonomie dans un état de détresse, et notamment face à la perspective de la naissance d'un enfant gravement handicapé.

En 1975, le Conseil constitutionnel a affirmé que le choix de la mère ne pouvait devenir une contrainte, une atteinte à la liberté intangible de la femme de ne pas avorter. Cette liberté s'exerce d'ailleurs jusqu'au moment où l'acte est accompli, quelles que soient les intentions antérieurement manifestées. Or, le mécanisme de responsabilité aujourd'hui mis en place par la Cour de cassation implique que le diagnostic d'un handicap grave débouche nécessairement sur un avortement. Il conduira immanquablement certains médecins à faire pression, en cas de doute, sur des femmes pour qu'elles avortent. Est-ce alors de la liberté de la femme dont il s'agit ? Le chemin est, me semble-t-il, ouvert - je ne dirai pas qu'il est dégagé- qui conduit, par une rupture de logique, de la dépénalisation partielle de l'avortement afin de protéger l'autonomie de la femme, à la promotion de l'avortement eugénique.

On me répondra qu'il existe finalement une part d'eugénisme dans la logique de l'avortement dit thérapeutique. Je dis bien "dit thérapeutique" parce que le terme est si manifestement inapproprié que le législateur envisage de le modifier. Mais, pour l'instant, les termes de la loi sont ainsi. Cet avortement dit thérapeutique est réalisable notamment lorsque le f_tus est atteint d'une infection incurable et d'une particulière gravité. Cette appréciation est effectuée en l'état par le corps médical. Peut-on alors considérer que cette faculté d'éliminer certains f_tus crée pour ces derniers, alors qu'ils sont nés et ont acquis une personnalité juridique, qu'ils exercent d'ailleurs par représentation, un droit à ne pas naître ? La réponse n'est pas, a priori, évidente.

L'un des premiers éléments d'analyse porte sur la finalité de l'avortement thérapeutique : épargner la vie à un être humain défectueux, éviter à la société une lourde charge financière ou entendre la détresse de la mère et, plus largement, celle des parents qui s'estiment hors d'état de supporter cette épreuve. Alors même que le législateur s'abstient d'entrer dans de telles analyses, ce que l'on peut comprendre, on peut estimer que sa motivation tient, en fait, à une étroite imbrication de considérations compassionnelles et de considérations de santé publique. Il convient cependant, là encore, de considérer qu'en tout état de cause, comme en matière d'interruption volontaire de grossesse, la décision appartient à la mère et cette liberté ne peut pas être mise en cause, quelle que soit la gravité de l'affection dont souffre le f_tus.

Dans ces conditions, admettre que l'enfant né handicapé puisse faire valoir un droit à ne pas naître se heurte à deux obstacles :

D'abord, admettre que le droit de l'enfant dépende de l'attitude de la mère, c'est non seulement créer une inégalité entre les enfants nés handicapés mais c'est aussi considérer que ce droit de l'enfant handicapé appartient, en fait, à la mère dont l'attitude va conditionner l'exercice du droit. Si on admet cette logique, il faut aller plus loin : il faut admettre que l'avortement thérapeutique protège l'enfant contre une existence jugée insupportable et admettre alors que la mère n'a pas un droit absolu à refuser l'avortement, et donc nécessairement, à terme, permettre à l'enfant d'agir contre sa mère lorsque celle-ci a eu un comportement gravement négligeant qui a conduit à la naissance d'un enfant gravement handicapé. C'est une logique qui est finalement assez solide juridiquement. La question est seulement celle de savoir si nous sommes prêts à l'admettre.

Le dernier point qui, à mes yeux, justifie également l'intervention du législateur, c'est que la jurisprudence Perruche traduit une divergence d'analyse entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation.

Le Conseil d'Etat n'a pas admis que ce préjudice soit constitué pour l'enfant lui-même. Dans ses conclusions sur l'affaire « Epoux Quarez » (arrêt du 14 février 1997), le commissaire du Gouvernement, Mme Pécresse, affirme : "Nous ne pensons pas qu'un enfant puisse se plaindre d'être né tel qu'il a été conçu par ses parents. Affirmer l'inverse serait juger qu'il existe des vies qui ne valent pas la peine d'être vécues et imposer à la mère une sorte d'obligation de recourir, en cas de diagnostic alarmant, à une interruption de grossesse serait aller contre tous les principes qui fondent notre droit en matière biomédicale". Cela me rappelle - et on jugera probablement ce propos excessivement polémique- la formulation d'Alexis Carrel en 1942 : "Aucun être humain n'a le droit de procréer des enfants destinés au malheur". Si on veut éviter la langue de bois, avant de condamner formellement l'eugénisme et ses théoriciens, il serait prudent de vérifier que notre droit ne conduit pas, à terme, à la réalisation d'un projet finalement identique mais seulement dépouillé de ses oripeaux idéologiques.

A partir de cette contradiction, la situation sur le plan technique peut justifier que le législateur intervienne au nom, notamment, du principe de sécurité juridique en posant pour l'avenir des règles qui permettent d'assurer à la fois le respect des principes fondamentaux de notre ordre juridique et satisfassent à une exigence de justice à l'égard de certains des membres du corps social, parmi les plus déshérités, à savoir les handicapés. C'est, en tout cas, un équilibre auquel n'ont pas pu ou n'ont pas su parvenir les juridictions. Quel que soit le point de vue qu'on retienne, il est évident qu'on ne peut pas laisser, à terme, s'installer une situation où l'enfant obtiendra une indemnisation devant la Cour de cassation et où il n'en obtiendra pas devant le Conseil d'Etat. C'est donc par une modification du droit applicable qu'une solution doit être trouvée.

Voilà très schématiquement ce qui justifie, à mes yeux, une intervention du législateur.

Mme Catherine LABRUSSE-RIOU.- Je voudrais revenir sur un certain nombre de questions déjà évoquées par Bertrand Mathieu en vous remerciant, Monsieur le Président, de m'avoir permis de participer à ces débats.

Il me semble que l'affaire Perruche, et d'autres à venir, posent le problème de façon générale du rapport entre les moyens et les effets du droit. Les moyens parce qu'il y a différents moyens utilisables en droit qui ont des significations qui ne sont pas les mêmes. Je voudrais, avant d'examiner quelques questions plus précises tenant au droit civil, situer cette question générale.

Ou bien on tente de remédier à l'immensité et à la diversité des malheurs que subissent les humains par le droit de la responsabilité civile, mais ce droit repose sur un certain nombre de conditions et ces conditions peuvent être autant de limites au droit à réparation. Inversement on peut, sur le fondement du contrat social, sur un fondement politique et constitutionnel, fonder le droit que des personnes, en fonction de leurs conditions concrètes, sont fondées à faire valoir à l'égard de la société pour obtenir les moyens d'existence qui leur permettent de vivre décemment, conformément au principe de dignité dans ce cas. Ce sont deux systèmes juridiques différents, deux moyens juridiques de satisfaire ou de répondre à différents types de malheurs qui n'ont pas le même sens, même s'ils peuvent avoir, dans certaines circonstances, les mêmes effets.

Ces deux systèmes ont toujours été et sont de plus en plus articulés l'un à l'autre. La question en ce qui concerne la réparation de l'enfant en raison de sa naissance handicapée me paraît appeler, du point de vue du législateur, une réflexion sur une manière différente d'articuler le droit social et le droit civil.

En ce qui concerne précisément le droit civil, je crois que tout a été dit dans les publications pro et contra par les différents interprètes de cette décision. Je voudrais néanmoins revenir sur au moins deux points avant d'examiner ceux qui pourrait justifier l'intervention du législateur. Les deux points sont, d'une part, l'analyse des motifs de la Cour de cassation, d'autre part, les conséquences possibles de sa décision.

En ce qui concerne les motifs de la Cour de cassation, la question de la faute n'était pas en débat. C'est une question qui pourra se présenter dans d'autres circonstances mais nous n'avons pas à l'examiner aujourd'hui. Les deux questions posées à la Cour de cassation qui sont en réalité très imbriquées l'une dans l'autre sont celles de la causalité entre l'erreur de diagnostic faite par le médecin et le laboratoire et la naissance handicapée d'un enfant.

La deuxième question est celle du préjudice. Le préjudice est évidemment réel matériellement, nul ne saurait le contester, mais compte-t-il parmi les préjudices susceptibles d'être réparés dans le cadre de l'article 1382 du code civil, c'est-à-dire dans le cadre du droit de la responsabilité ?

En ce qui concerne la causalité, je n'ai plus de point de vue absolument radical sur la question. Quand bien même le lien de causalité peut être, dans l'interprétation qui est faite dans la pratique jurisprudentielle, extrêmement distendu au point qu'on voie des causalités là où on peut douter qu'elles existent, il me semble difficile d'admettre une causalité en l'absence complète de causalité matérielle et d'admettre une causalité juridique alors qu'il n'y a pas de causalité matérielle entre l'acte accompli et déclaré fautif, et le dommage. Sinon, la causalité se réduit à une imputation arbitraire.

On peut penser que cette imputation au corps médical correspond aujourd'hui à la logique dominante qui est celle de la maîtrise de la vie : vous avez ou vous prétendez avoir le pouvoir de maîtrise de la vie ; en conséquence, vous répondez des conséquences liées aux échecs dans l'accomplissement de cette maîtrise. C'est un point de vue largement idéologique et supporté par un certain type de discours mais qui ne correspond pas aux possibilités actuelles de la médecine et à l'état actuel de la science. Mais c'est une question ouverte de savoir si la causalité peut être distendue au point de n'y voir plus qu'une imputation arbitraire des défauts de l'existence humaine, dont les médecins seraient en toutes circonstances tenus de répondre dès lors qu'il y a une erreur quelconque accomplie quelque part.

C'est sur le terrain du préjudice, mais lié aussi à la causalité, que l'arrêt me paraît sujet à discussion et appelle de mon point de vue une analyse critique.

Je partage de ce point de vue très largement les opinions très argumentées et développées par mon collègue Laurent Aynès dans un article que la commission des affaires sociales doit avoir à sa disposition. Là aussi, beaucoup de choses ont été dites et écrites sur lesquelles je ne reviendrai que très rapidement pour mettre en valeur des points sur lesquels nous n'avons pas encore suffisamment porté notre attention.

Tout d'abord, il est clair que l'arrêt de la Cour de cassation lie le droit de l'enfant à réparation au droit de la mère de mettre en _uvre une interruption volontaire de grossesse dans le cadre d'une IVG ou une interruption thérapeutique de grossesse - ITG (les circonstances n'apparaissent pas déterminantes à cet égard). Je dois dire que cette question me gêne beaucoup. Ce lien fait entre le droit de la réparation et l'interruption volontaire de grossesse me gêne pour des raisons qui tiennent à l'analyse de la loi elle-même sur l'interruption de grossesse. Je n'arrive pas à comprendre comment une liberté de la mère d'interrompre la grossesse pour les motifs établis par la loi peut justifier le droit ou l'intérêt de l'enfant de ne pas naître ou de naître non handicapé. Il me semble que la loi vise à protéger un intérêt purement personnel de la mère, subsidiairement aussi un intérêt de la société à n'être pas chargée d'individus non désirés ou affectés de maladie ou handicap qui constituent des charges et que la médecine est impuissante à traiter. Je ne vois pas comment on peut y ajouter l'intérêt de l'enfant protégé par la loi sur l'IVG. Or, le motif principal de la Cour de cassation réside dans ce lien et je ne peux personnellement pas comprendre, ni même peut-être admettre, que la liberté de la mère d'interrompre la grossesse génère le droit de l'enfant de ne pas naître ou l'intérêt juridiquement protégé de l'enfant à ne pas naître ou à naître non handicapé.

Le deuxième point qui me paraît faire problème, c'est la question du pouvoir des parents de représenter leur enfant dans cette affaire. Il faudrait s'interroger sur les limites du pouvoir de représentation des parents. Certes, l'enfant est doublement incapable juridiquement et techniquement et ce sont normalement les parents qui le représentent dans les actes juridiques, notamment les actions en justice, mais il me semble que la question d'intérêt méritait au moins d'être posée. De même, on pourrait poser la question de la limite de la représentation elle-même, lorsqu'il s'agit de mettre en cause l'existence même du représenté. Le pouvoir de représentation est destiné à protéger la personne du représenté incapable, en fait ou en droit, d'exercer ses droits. Cela suppose l'existence de cette personne du représenté.

J'ai du mal à penser qu'un représentant quel qu'il soit, fussent les parents dans cette qualité juridique objective de représentants exerçant les droits dans l'intérêt d'autrui, puisse développer une argumentation qui repose sur la mise en cause implicite de l'existence même du représenté. Il me semble qu'il y a là un problème de conflit d'intérêt qui mériterait d'être évoqué et d'être réfléchi.

Enfin, le troisième point concerne évidemment la signification d'une réparation qui est articulée à la non-existence de l'enfant. Bertrand Mathieu vient de dire toutes les raisons qui s'opposent, du point de vue des droits fondamentaux, à réparer une vie au motif qu'elle aurait pu ou qu'elle aurait dû ne pas exister. C'est donc implicitement, ou par raisonnement a contrario, considérer que l'enfant avait un intérêt à ne pas naître ou que l'enfant avait le droit ou un intérêt juridiquement protégé à naître sans handicap.

Il me semble que cette question ne relève pas du domaine du droit. Le droit n'a pas à se prononcer sur ce problème. C'est un problème fondamentalement individuel. Seul l'individu peut juger lui-même si sa vie mérite ou ne mérite pas d'être vécue ; il peut mettre un terme à son existence en se suicidant, mais il me semble que nul autre que lui ne peut poser une norme, fussent ses parents et moins encore la société, qui consisterait à établir les critères à partir desquels une vie au regard des normes sociales mérite ou non d'être vécue, ou de poser les critères de la réparation qui seraient forcément des critères reposant sur des normes biologiques et donc des normes eugéniques.

Enfin, à ces motifs de principe s'ajoutent les difficultés d'évaluation des dommages et intérêts. Il appartient au juge du fond de déterminer cette évaluation, et il me semble extrêmement difficile, pour les juges, de comparer une existence handicapée à la non-existence. Là encore, il me semble qu'il y a un vide qui rend difficile une appréciation non arbitraire des dommages et intérêts.

Enfin, est posée la question de l'ampleur du recours subrogatoire de la sécurité sociale sur les sommes qui seraient allouées à l'enfant car, après tout, ces sommes versées à l'enfant pour lui permettre d'assumer une existence moins indigne que celle qui peut être la sienne, risquent fort de se retrouver en définitive, par le jeu des recours, dans la poche des organismes sociaux. Je pense que mon collègue Patrice Jourdain pourra développer mieux que je ne saurai le faire ce problème.

Enfin, restent les conséquences possibles de cet arrêt. Certaines conséquences sont de pur fait et restent hypothétiques. C'est, par exemple, le développement des interruptions de grossesse sur la base de l'incertitude des diagnostics afin d'échapper à la responsabilité ; c'est éventuellement l'attitude des compagnies d'assurance qui peuvent refuser de couvrir ce genre de risque. Ces conséquences valent d'ailleurs pour la réparation du préjudice de l'enfant comme pour celle du préjudice des parents, dès lors que celui-ci ne se limite pas au préjudice moral. Ce sont des conséquences de fait qui sont hypothétiques.

Il y a des conséquences de droit qui concernent la rupture du principe d'égalité. Mon collègue Bertrand Mathieu vient d'en faire valoir un certain nombre. Nous pourrons revenir sur celles-ci si vous le souhaitez.

Enfin, il y a des conséquences qui concernent des risques juridiques comme la possible mise en cause par l'enfant de la responsabilité de la mère qui, soit poursuit en connaissance du risque sa grossesse, soit se comporte pendant sa grossesse d'une manière qu'on sait être dangereuse pour l'enfant. Il peut en résulter une mise en cause de la liberté de l'interruption de grossesse ou une mise en cause de la liberté de procréer, donc en germe des conséquences eugénistes qui sont manifestes.

Faut-il légifèrer et pourquoi faire ? J'aurais beaucoup d'hésitation à répondre à cette question. Peut-être convient-il d'attendre les développements de la jurisprudence. Une intervention législative n'aurait peut-être pas lieu d'être dans la précipitation sans attendre l'aménagement de la jurisprudence, voire éventuellement des revirements de jurisprudence. Il faut peut-être laisser aux juges le temps de préciser leur jurisprudence sur ce point.

Il conviendrait peut-être aussi d'attendre l'accomplissement d'études plus poussées sur l'état des pratiques en matière de diagnostic prénatal et sur la réalité des pressions qui seraient exercées en vue de la réalisation du diagnostic prénatal finalisé sur l'avortement. Il y a là des domaines d'incertitude qui mériteraient d'être éclairés.

Si le législateur devait estimer devoir intervenir, il me semble que l'objectif idéal serait d'essayer de repenser une nouvelle articulation entre le droit civil et le droit social. Comme vous venez de le dire, Monsieur le Président, j'ai quelques réticences à poser des principes a priori d'irrecevabilité des actions en responsabilité civile. Il faudrait en tout cas penser très précisément quelles sont les personnes qui seraient irrecevables à agir. Il faudrait se poser la question de l'enfant, des parents, et surtout des organismes sociaux sur la demande desquels les juges ne se sont pas prononcés et dont les juges ont refusé la demande. En tout cas, dans la perspective éventuelle d'une loi intervenant sur l'irrecevabilité des actions, il faut faire très attention à la question de savoir quelles actions devraient être irrecevables et qui en seraient les auteurs.

Mais je ne suis pas très favorable à ce genre d'actions, d'abord parce qu'elles risquent d'être inefficaces et on pourra trouver d'autres biais pour les contourner. Enfin, il me semblerait évidemment préférable, dans l'idéal, de trouver le moyen de préserver et de maintenir la responsabilité du corps médical là où elle peut être engagée selon les données acquises de la science afin que les fautes soient sanctionnées. L'inconvénient d'une critique de l'arrêt Perruche, c'est de risquer d'entraîner une irresponsabilité du médecin et une impunité médicale. Il faut donc trouver le moyen de maintenir ce principe de responsabilité au fur et à mesure que s'étend ce pouvoir de maîtrise sur l'espèce humaine.

En revanche, la privatisation du préjudice me paraît dangereuse pour les raisons qui viennent d'être indiquées ; de plus, les condamnations médicales devraient faire l'objet, lorsque la faute est établie et mérite d'être sanctionnée, d'une attribution à la collectivité afin de contribuer financièrement à la prise en charge des handicapés sans considération des raisons pour lesquelles ils existent et sans avoir à se poser la question de savoir s'ils auraient pu ou dû ne pas exister.

M. Claude EVIN.- Mme Martine Lignières-Cassou est la rapporteure du projet de loi relatif à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception ; elle doit nous quitter rapidement pour une réunion de travail à la suite de l'examen par le Sénat de cette loi. Je souhaiterais qu'elle puisse assister à la majeure partie de nos débats.

M. Patrice JOURDAIN, professeur de droit à l'Université de Paris I.- Je vais devoir faire face à un véritable tir groupé contre l'arrêt de la Cour de cassation. Je ne sais pas si je vais pouvoir répondre à tous les arguments brillants qui ont été développés. Je vais essayer, en tout cas, de répondre à certains d'entre eux pour défendre cet arrêt puisque je fais effectivement partie de ceux qui l'ont défendu. Je ne suis pas le seul, loin de là.

Je voudrais d'ailleurs commencer par une remarque d'ordre statistique. Cet arrêt a soulevé une grande émotion dans l'opinion publique, surtout parce qu'il a été très mal présenté par la presse. On a vu dans les journaux des titres du genre "La vie est-elle un préjudice ?". On ne peut évidemment répondre que négativement à ce genre de question. Comme on laissait entendre dans ces articles que la Cour de cassation avait décidé que la vie pouvait constituer un préjudice, cela avait évidemment soulevé des réactions d'hostilité de tous les côtés, de la part des journalistes d'abord, mais aussi dans l'opinion publique, de la part des associations, etc. Cette présentation n'est pas correcte et a induit dans l'esprit des gens une analyse complètement erronée de l'arrêt de la Cour de cassation. Je vais essayer de restituer la réalité de cet arrêt en proposant un bref commentaire.

L'attention portée à cet arrêt me paraît tout à fait excessive et complètement démesurée. Quelques jours avant, la Cour de cassation a rendu un arrêt infiniment plus important qui est passé totalement inaperçu. La Cour de cassation a refusé, dans un arrêt de principe, d'indemniser ce qu'on appelle l'aléa thérapeutique qui est une question évidemment gravissime. On pouvait croire, à travers des arrêts plus récents, que la Cour de cassation franchirait le pas et accepterait d'allouer une indemnité, même en l'absence de faute d'un médecin lorsqu'un accident médical s'est produit. La Cour de cassation, par une position de principe, a donc refusé cette possibilité. Et cet arrêt est passé totalement inaperçu, complètement écrasé, si je puis dire, par le fameux arrêt Perruche.

Une attention démesurée a été portée à cet arrêt, d'autant que le contentieux sera extrêmement faible. Les enfants qui naissent handicapés ne sont, fort heureusement, pas très nombreux, et les hypothèses où une faute médicale peut être considérée comme à l'origine de ce handicap sont tout à fait rarissimes. Quelques procédures seront intentées sur le fondement de l'arrêt Perruche, mais je ne pense pas que cela remette en cause les équilibres financiers des assureurs de responsabilité.

Cet arrêt a évidemment une portée tout à fait considérable. Il me semble qu'il a un intérêt pratique assez limité et je crois qu'il faut le remettre à sa juste place.

Je vais essayer de répondre à la question qui est l'enjeu du débat : faut-il légiférer ? A priori, je dis "non" parce que l'intérêt pratique de l'arrêt me paraît tellement faible que je ne vois pas pourquoi il faudrait légiférer sur cette question, sans compter, sur le plan théorique, que cela me paraît totalement déplacé.

J'ai entendu agiter les grands principes tels que la dignité de la personne humaine. On a aussi évoqué un dévoiement de l'avortement par des pressions qui pourraient être exercées - tout de même très indirectes- sur la femme ; on a parlé de discrimination, d'eugénisme, etc. Je ne vais pas reprendre tout ce qu'a très bien dit tout à l'heure mon collègue Bertrand Mathieu. Tout cela me paraît complètement hors débat.

C'est un problème technique qui était posé à la Cour de cassation. Elle y a d'ailleurs répondu de façon parfaitement technique. C'est un problème de pur droit de la responsabilité civile. Il s'agissait tout simplement de savoir si, en l'espèce, il y avait un préjudice pour l'enfant à naître avec un très lourd handicap et s'il y avait un lien de causalité entre les fautes médicales qui étaient incontestées, d'ailleurs admises depuis la première instance par le juge, et le seul préjudice, à supposer qu'il existe. Et la Cour de cassation, qui ne s'est pas référée aux grands principes mais qui s'est tout de même implicitement référée à la loi sur l'avortement, y a répondu de façon parfaitement claire : oui, il y a un préjudice, oui il y a un lien de causalité entre des fautes établies - ce qui ne sera évidemment pas toujours le cas, loin de là- et ledit préjudice.

Peut-être afin de provoquer une plus grande émotion et d'attirer l'attention des médias, de l'opinion publique, et d'emporter ainsi l'adhésion par des raisonnements qui relèvent un peu du sophisme et de la démagogie, a-t-on attiré à tort l'attention sur une violation de ces grands principes qui me paraissent complètement hors de cause.

De quoi s'agissait-il ? Essentiellement du lien de causalité et du préjudice.

Le lien de causalité me paraît incontestable. Je sais que la doctrine est très partagée là-dessus mais il me paraît néanmoins incontestable pour la bonne et simple raison que, sans les fautes commises, le préjudice subi par l'enfant, à supposer qu'il existe, aurait pu tout à fait être évité. Or, conformément à la théorie qui a cours en droit civil dit de l'équivalence des conditions, et selon laquelle, à partir du moment où une cause est nécessaire au dommage, elle est en relation de causalité avec ce dommage, conformément avec cette théorie, il est évident que les fautes médicales sont en relation de causalité avec le préjudice de l'enfant.

Si, en effet, la mère avait été informée, elle aurait renoncé à la naissance, elle aurait fait pratiquer un avortement dit thérapeutique. Je souligne au passage qu'elle était dans les délais pour demander un avortement de pure convenance. Elle aurait pu éventuellement le demander aussi. L'enfant ne serait pas né et il n'y aurait pas eu de préjudice. Le raisonnement paraît absolument incontestable. Il n'y a pas de discussion possible du point de vue du lien de causalité.

J'entends dire parfois que les fautes médicales ont causé la naissance parce qu'on aurait pu interrompre cette grossesse et qu'il n'y aurait pas eu de naissance. Oui, mais le préjudice n'est pas la naissance. Je considère que la naissance n'est évidemment pas un préjudice en soi. Le préjudice, c'est le handicap et, plus précisément d'ailleurs, pas le handicap, mais le fait de vivre avec un handicap.

Mais il ne faut pas dissocier la vie, la naissance et le handicap. Et il est incontestable, de ce point de vue, que le préjudice eût pu être évité si les fautes médicales n'avaient pas été commises, étant rappelé que la mère avait fait connaître au médecin son intention de recourir à l'avortement en cas de risque de donner la vie à un enfant mal formé.

Je reconnais volontiers qu'il y a une discussion sur le préjudice et que les choses ne sont absolument pas évidentes parce qu'on considère traditionnellement dans notre droit que le préjudice résulte d'une dégradation d'un état antérieur. Il faut qu'il y ait dégradation, soit matérielle, soit corporelle, à travers des blessures, etc. Ce n'est pas le cas ici puisque, comme cela a été dit et répété, l'alternative, c'est, soit naître avec un handicap, soit ne pas naître du tout. L'alternative, c'est donc la vie avec un handicap ou le néant. Il n'y a donc pas de dégradation de l'état, il n'y a pas de perte par rapport à un état antérieur.

Mais on peut concevoir le préjudice d'une façon un peu plus large et s'attacher à la définition tout à fait classique qui en est donnée dans tous les bons manuels de droit. Le préjudice, c'est la lésion d'un intérêt légitime et on peut parfaitement admettre, de ce point de vue, que l'enfant a un intérêt légitime à ne pas vivre avec un handicap et avec toutes les souffrances que cela va évidemment engendrer pour lui tout au long de son existence. Je crois que, dans une vue relativement large du préjudice, on peut parfaitement admettre qu'il y a un préjudice en l'espèce.

Mais ce n'est pas le tout d'en admettre le principe ; il faut s'en assurer in concreto en quelque sorte. C'est effectivement assez délicat parce que cela suppose que l'enfant préfère ne pas vivre que de vivre avec un handicap. Or, il est extrêmement difficile de répondre à cette question.

Ma collègue, Mme Catherine Labrusse-Riou, a dit qu'il n'appartenait pas aux juges, aux parents et, à la société, de répondre à cette question et que seul l'enfant pouvait y répondre. Oui, c'est vrai, seul l'enfant peut y répondre. L'inconvénient, c'est que l'enfant est généralement, non seulement mal formé physiquement, mais handicapé mental et qu'il n'a donc pas la possibilité de s'exprimer correctement, de façon crédible, sur cette question. Il ne peut pas dire, lui, s'il aurait préféré ne pas vivre que de souffrir les séquelles et tous les inconvénients, toutes les gênes, toutes les contraintes, toutes les frustrations liés à son handicap.

Comment peut-on réagir devant cette difficulté ? On peut réagir de deux façons : On peut dire d'abord, comme Mme Catherine Labrusse-Riou, qu'il n'y a pas de préjudice puisqu'il ne peut pas s'exprimer. On ne peut pas faire droit à sa demande de réparation et les parents ne seraient pas suffisamment qualifiés - c'est un argument qui a été développé tout à l'heure- pour représenter l'enfant et s'exprimer à sa place. C'est une première attitude.

Il y en a une autre qui consiste à dire que, puisque l'enfant ne peut pas s'exprimer, c'est au juge, à la société par la voix du juge, de dire s'il y a ou non préjudice, et il faut ici nécessairement recourir à des présomptions. Doit-on présumer, contre l'intérêt de l'enfant, qu'il n'y a pas de préjudice, qu'il ne souffre pas, qu'il préfère vivre avec son handicap plutôt que de ne pas vivre ? Doit-on le présumer contre l'intérêt de l'enfant ? Ou doit-on au contraire présumer, dans l'intérêt de l'enfant, qu'il souffre d'un préjudice et que ce préjudice est parfaitement réparable ?

Pour ma part, j'opte pour la deuxième analyse, et je constate que le droit positif et la jurisprudence ont consacré cette analyse dans d'autres occasions. Je fais là référence à une jurisprudence qui a soulevé d'âpres controverses au cours de la dernière décennie et qui concerne le cas des personnes qui sont tellement gravement blessées qu'elles ont perdu toute conscience, ce qu'on appelle en termes techniques les états végétatifs chroniques. Leur situation est techniquement assez semblable du ca présent. Voilà une personne qui subit un préjudice d'une extrême gravité. Elle est clouée sur un lit pour le restant de ses jours, elle ne peut évidemment pas s'exprimer et elle est dans une inconscience totale ou quasi-totale, réduite à l'état végétatif. Doit-on ne pas l'indemniser ou l'indemniser a minima, c'est-à-dire rembourser les frais de soins que la famille serait amenée à exposer, etc., ou doit-on l'indemniser normalement comme si elle était consciente, comme si elle ressentait un véritable dommage ? La Cour de cassation, après beaucoup d'hésitation, a considéré qu'il fallait indemniser les personnes réduites à l'état végétatif chronique. L'idée est qu'il faut présumer qu'elles souffrent effectivement d'un dommage, même si elles ne peuvent pas s'exprimer, même si on ne peut pas savoir si elles ressentent vraiment quelque chose.

Il faut raisonner de façon assez semblable dans le cas qui nous préoccupe ; les situations ne sont pas identiques, mais techniquement analogues en ce qui concerne l'enfant né handicapé. Il ne peut pas s'exprimer ; on ne peut pas savoir s'il souffre d'un dommage, mais il faut le présumer dans son intérêt. C'est le premier élément qui me conduit à considérer que l'on doit réparer ce dommage et qu'on doit admettre son existence du moins jusqu'à preuve contraire - laquelle est impossible à prouver pour l'enfant né avec de très lourds handicaps.

Il y a un deuxième élément qui me conduit également à conclure en ce sens et qui a d'ailleurs été évoqué à plusieurs reprises : c'est tout simplement l'existence d'une loi qui confère à la mère un droit à l'avortement thérapeutique. A mon sens, ce droit à l'avortement thérapeutique est certes, dans certains cas, dans l'intérêt de la mère, lorsque notamment sa santé est en danger, dans l'intérêt de la société également, pour éviter d'assumer des dépenses importantes liées au handicap de l'enfant, mais aussi dans l'intérêt de l'enfant. Je considère que l'avortement thérapeutique est aussi dans l'intérêt de l'enfant et que l'existence d'une loi qui admet cet avortement en cas d'affection d'une particulière gravité reconnue incurable au moment du diagnostic a pour objet, entre autres, d'éviter que des enfants soient mis au monde avec de très lourds handicaps. Cette loi a été adoptée, entre autres intérêts, dans l'intérêt de ces enfants. Par conséquent, je considère que l'existence de cette loi postule nécessairement un intérêt de l'enfant à ne pas vivre avec de très lourds handicaps. Et je considère que l'arrêt de la Cour de cassation est parfaitement dans la logique de cette loi.

Si cette loi n'existait pas, alors le problème eût été un peu différent mais, à partir du moment où on admet l'avortement thérapeutique et où on admet, par l'interprétation que je fais mienne mais qui peut être contestée, que cette loi a été adoptée en partie dans l'intérêt de l'enfant lorsqu'il y a un risque d'affection très grave, je considère que l'arrêt de la Cour de cassation est parfaitement fondé à admettre ce qui est un moindre mal : l'indemnisation de cet enfant. Sur la question du lien de causalité du préjudice, tout cela me paraît absolument incontestable.

On pourrait s'opposer à l'indemnisation en disant que l'indemnisation n'est pas légitime car il est vrai que notre droit considère qu'une personne qui souffre d'un dommage doit se prévaloir d'un intérêt légitime à en obtenir réparation. C'est là une question purement éthique qui est posée : doit-on considérer que l'enfant a un intérêt légitime ? Chacun répondra en fonction de sa conscience, en fonction de ses convictions. Pour ma part, je considère que c'est parfaitement légitime. Je considère que l'éthique va dans le sens de l'indemnisation et beaucoup de commentateurs de l'arrêt, qui l'ont d'ailleurs critiqué, ont admis que l'arrêt était un arrêt parfaitement équitable sur ce point. On a considéré, sur le terrain de l'éthique, qu'il était parfaitement légitime que l'enfant réclame, par la voix de ses parents, réparation de son préjudice. Beaucoup d'auteurs, qui ont critiqué l'arrêt, se sont uniquement fondés sur des questions d'ordre technique (lien de causalité, préjudice) mais ils ont admis, sur le plan éthique, que cette réparation était parfaitement légitime.

Je voudrais juste revenir sur cette opposition que mon collègue Bertrand Mathieu a rappelé entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation. Il n'y a opposition que dans le principe. Dans la solution, ces deux juridictions sont parfaitement en phase. Le Conseil d'Etat nous dit qu'il n'y a pas de préjudice de l'enfant et que ce préjudice n'est pas réparable. Seulement voilà, il alloue aux parents une indemnité qui, en fait, répare le préjudice de l'enfant puisque c'est une rente jusqu'à ce que l'enfant décède. Qu'est-ce que cette rente si ce n'est la réparation du préjudice de l'enfant ? Le Conseil d'Etat n'a pas osé, en quelque sorte, ce que la Cour de cassation a elle-même osé. Les solutions d'un point de vue purement pratique, sont tout à fait semblables. La Cour de cassation a simplement préféré la logique quitte à indemniser l'enfant.

Je réponds à la dernière question "faut-il légiférer ?" J'y ai déjà répondu tout à l'heure ; je vais juste apporter un ou deux compléments à cette réponse :

Non, il ne faut pas légiférer et pour plusieurs raisons. La première est d'ordre statistique. Le contentieux sera faible, comme je l'ai dit, et je ne pense pas que cette faiblesse doive susciter l'intervention du Parlement. Je ne vois pas très bien quel est l'intérêt d'ajouter un second alinéa à l'article 1382 du code civil qui interdirait aux enfants de réclamer un préjudice en invoquant le fait d'être né. Sur le plan théorique, cela reviendrait finalement à créer une discrimination S'il y a préjudice de l'enfant, lui interdire d'en réclamer réparation, c'est créer une discrimination entre des victimes de dommage. Cette discrimination me paraît évidemment contraire à tous les principes, y compris au regard de plusieurs textes européens qui s'imposent à la France, et me semblerait au surplus tout à fait inconstitutionnelle. Le Conseil constitutionnel, dans un arrêt très récent du 9 novembre 1999 qui concernait la loi sur le PACS, a en effet considéré que l'article 1382 du code civil créait une exigence constitutionnelle, à savoir que la responsabilité pour faute devient, en quelque sorte, un principe à valeur constitutionnelle, et je ne vois pas comment un texte, qui viendrait créer une telle discrimination entre victimes en interdisant à certaines d'invoquer une responsabilité fondée sur la faute, pourrait avoir grâce aux yeux du Conseil constitutionnel.

M. Bernard HOERNI, président de la section éthique et déontologie du Conseil national de l'Ordre des médecins.- Tout d'abord, je dois excuser le président Bernard Glorion qui n'a pu être des nôtres en raison de sa présence à un colloque où il répond aux préoccupations émises par les obstétriciens et les échographistes, très émus par l'arrêt Perruche, même si celui-ci a peut-être été excessivement amplifié. A la suite de l'arrêt Perruche, le Conseil de l'Ordre, dans une déclaration du 23 novembre 2000 notait : "Des jugements récents et importants ont touché la pratique de la médecine et mis la profession médicale en émoi". Certains comme celui rendu, par exemple, à propos de l'aléa médical, ont des aspects positifs, ce dont on peut se féliciter.

Désireux de rester à ma place déontologique sur le chapitre de la pratique médicale, j'aborderai d'abord le problème de la place des handicapés. Comme chacun le sait, le médecin exerce la mission que lui a donnée la société dans le respect de la vie humaine de la personne et de sa dignité. C'est l'article 2 du code de déontologie médicale qui, je le rappelle, est un décret signé du Premier ministre, même s'il a été élaboré par la profession médicale et mis au point par le Conseil d'Etat. Dans ces conditions, pour remplir cette mission, le médecin ne peut pas accepter l'idée que vivre soit, d'une quelconque manière, considéré comme un préjudice, sauf à voir remettre fondamentalement en cause cette mission.

Mais la vie n'est pas non plus sacrée ; à côté du respect de la vie humaine, il y a le respect de la personne et le médecin ne peut qu'être attaché à l'écoute des patients et de leurs proches qui expriment les avis les plus divers, parfois changeants avec le temps et pour la même personne, tandis que d'autres jugent invivable ou indigne leur vie et y mettent éventuellement fin. Le suicide dit stoïcien a été évoqué, étant écartés naturellement les suicides liés à des états de détresse ou dépressifs qui peuvent être aidés ou soignés. A côté de ce genre de position, d'autres jugent insupportable que l'on puisse mettre fin à une vie considérée comme trop diminuée et, par conséquent, indigne. Je cite très rapidement le témoignage d'un anthropologue américain, lui-même gravement handicapé, qui dit : "L'idée qu'il vaut mieux être mort qu'invalide n'est rien ne moins que l'ultime calomnie infligée aux handicapés physiques car elle remet en question la valeur de leur vie et de leur droit même à l'existence".

La mission du médecin est donc de respecter les individus, leur vie, leur volonté, sans pouvoir toujours concilier ces différents aspects, dans le cadre légal donné par la société, par les lois et par le code de déontologie. Il nous semble que le souci de liberté doit éviter de conduire à édicter des normes qui, légalement ou simplement par pressions sociales -lesquelles sont quelquefois aussi fortes que les lois, réduiraient l'autonomie des individus et leur liberté de choisir, que ce soit pour les handicapés ou pour leurs proches, notamment pour la mère à propos du cas qui nous concerne.

A côté de cela, le médecin est aussi mû par le principe d'équité. Il a pour objectif d'y contribuer et il ne peut qu'approuver toute aide à des personnes malades ou diminuées pour une raison relevant de la médecine, les autres cas ne nous concernant pas directement, même si nous n'y sommes pas indifférents. La collectivité demande au médecin de défendre les plus faibles, les plus vulnérables, en respectant l'humanité et la dignité des individus, laquelle ne se fragmente pas. Cette défense correspond aux valeurs traditionnelles de la médecine et s'accompagne du refus de toute discrimination des personnes en souffrance. Ceci est d'ailleurs rappelé par l'article 7 du code de déontologie : "Le médecin doit écouter, examiner, conseiller avec la même conscience toutes les personnes, quelles que soient leur origine, leurs m_urs, leur handicap ou leur état de santé". Les médecins acceptent cette lourde charge et les conséquences qui en découlent mais ils ne peuvent pas prendre en charge des responsabilités qui ne leur reviennent pas.

Ce principe d'équité veut que cette solidarité s'exerce vis-à-vis de toutes les personnes dans le besoin et pas seulement à l'égard de celles qui sauraient faire valoir, avec leurs proches, des revendications sociales particulières. Vous avez suffisamment insisté, Monsieur le président, sur cette notion de solidarité que la société se doit d'exercer vis-à-vis de nos contemporains en difficulté. Si des pressions abusives s'exerçaient sur les médecins, elles rendraient la pratique de la médecine très difficile et pourraient compromettre la mission qui leur est confiée, d'abord au détriment des patients.

Deuxième point que vous avez évoqué : le diagnostic prénatal. Je vais rappeler une position que nous avons prise récemment, qui relève plutôt d'un constat. Nous étions sollicités par une réflexion éthique européenne sur le statut de l'embryon dont on sait à quel point on en a discuté sans réussir à en sortir vraiment. D'un point de vue biologique, à partir de ce que nous constatons comme médecins, il nous semble que si la naissance marque une étape cruciale et légale dans le développement d'une personne, il y a une remarquable continuité dans son développement de la conception de l'_uf à la mort. Le développement corporel ne cesse pas à la naissance, le développement psychologique commence avant elle, l'autonomie existe avant la naissance et des enfants prématurés peuvent survivre. Si un enfant né normalement était abandonné à lui-même, il mourrait. L'autonomie n'est donc pas complète à la naissance.

Il n'y a donc pas de seuil qui puisse être fixé sur des bases biologiques mais la société, le législateur, le droit, peuvent naturellement fixer arbitrairement, et de façon éventuellement changeante, des seuils comme la majorité légale qui a évolué ou le délai légal de l'avortement. Cela incite à ne pas dissocier ce qui se présente avant la naissance de ce qui peut se passer après si ce n'est de façon arbitraire.

Ce point nous conduit à rappeler qu'il y a quatre sources de préjudices médicaux ; si les médecins ont leur part de responsabilité, il ne faut pas oublier que la nature ne fait pas toujours bien les choses et peut être à l'origine de maladies, d'anomalies congénitales, de handicaps inévitables, impossibles à contrôler ou à corriger par les moyens de la médecine avec des conséquences que nous connaissons. Il ne faut pas non plus oublier que les explorations, comme les traitements, surtout les traitements utilisés pour combattre ces maladies, ont des inconvénients parfaitement inévitables, quelle que soit la façon dont on les utilise. Certains d'entre vous savent que je suis cancérologue et que je ne suis certainement pas le seul médecin qui ait fait mourir des malades en cherchant à les traiter et à les guérir. C'est absolument inévitable même si nous cherchons naturellement à limiter le plus ce risque et en en informant les malades comme c'est indispensable. Il y a les accidents inhabituels : ce sont les aléas médicaux, et la possibilité d'une erreur du médecin, diagnostique ou thérapeutique, qui n'a pas suivi les acquis de la science ou les règles de l'art. Il n'est pas question pour les médecins de se soustraire à cette responsabilité mais encore faudra-t-il bien distinguer un défaut d'un traitement ou d'un test diagnostic bien utilisé, de l'utilisation des moyens de la médecine qu'on peut appeler fautive. Nous souhaitons naturellement qu'une législation sur l'aléa médical nous débarrasse, au moins en partie, d'une épée de Damoclès qui handicape une pratique sereine, comme elle a besoin de l'être, face aux difficultés qui nous sont présentées et auxquelles nous avons à faire face par profession. Il ne faut pas cependant aller plus loin et faire peser sur les médecins des risques de dérive en l'absence de « risque zéro ». Je donnerai à cet égard deux ou trois exemples de médecine que j'ose qualifier de fiction en sachant qu'elle ne l'est pas toujours. Ainsi le diagnostic prénatal, en raison des imperfections de tout test prénatal, peut faire naître un doute sur la normalité de l'enfant à naître ; le médecin se demande alors s'il faut en informer la mère, l'inciter à prendre ses responsabilités sans cacher que la médecine n'est pas une science exacte, procéder, par précaution ou par prudence, à une interruption de grossesse volontaire ou thérapeutique et éliminer un être normal ou presque normal dans un certain nombre de cas inévitablement...Faudra-t-il un jour définir légalement la normalité des individus ?

On pourrait multiplier les exemples d'un réanimateur sauvant la vie d'un malade et le laissant handicapé qui se verrait reprocher les séquelles, inévitables dans certains cas, de son acte de réanimation qui, si les règles du jeu fondamentales venaient à être bouleversées, pourrait exposer le médecin à la tentation de laisser mourir le malade en sachant que les malades en réanimation sont souvent exposés à mourir, quels que soient les efforts faits par les médecins.

Il serait donc excessivement fâcheux - et c'est un euphémisme- que vivre ou survivre dans certaines conditions puisse être considéré comme un préjudice à l'origine duquel il faudrait trouver des responsables sur lesquels on ferait porter la charge d'une indemnisation. Cela contrarierait fondamentalement le devoir de porter secours. Il y a eu quelques exemples, ne concernant pas que des médecins, de personnes qui, ayant porté secours, se sont vues accusées par les personnes sauvées ou leurs proches d'avoir laissé la personne sauvée en piètres conditions. La justice ne nous a pas habitués à des décisions incitant à mal pratiquer la médecine, au contraire. En réalité, elle ne peut pas le faire, sauf à mettre en péril la pratique médicale et la collectivité qui en bénéficie. Législateurs et juges ont l'habitude de peser ce qu'ils font. On peut donc croire qu'ils mesureront lois, règlements, jugements et corrigeront certaines dérives ou amorces de dérives jurisprudentielles, même motivées par un souci de plus grande justice, pour ne pas mettre les médecins hors d'état de pratiquer la médecine et pour permettre aux patients de continuer à bénéficier de tous les moyens acquis de la science avec leurs risques connus, divulgués, acceptés.

M. Laurent COCQUEBERT, directeur-adjoint de l'UNAPEI- En premier lieu, je souhaite excuser M. Patrick Gohet, directeur général de l'UNAPEI, pour son absence, qui m'a demandé de porter la voix de l'UNAPEI au cours de vos travaux de cette matinée.

Le premier préalable que je veux apporter en tant que représentant d'une association familiale, c'est que, quelles que soient les analyses qu'on pourra qualifier de mitigées, suscitées par l'arrêt Perruche, il est évidemment hors de mon propos et de celui de l'UNAPEI de porter un quelconque jugement sur l'initiative et la démarche de M. et Mme Perruche. On peut peut-être s'interroger sur le fait de savoir s'il ne s'agit pas avant tout d'un exercice d'avocat plutôt que d'une démarche véritablement réfléchie de la part de ces personnes, mais je ne porterai évidemment pas de jugement sur leur démarche personnelle.

Le second préalable c'est que, quel que soit l'intérêt des approches techniques qui ont été exprimées au cours des interventions antérieures, il est bien évident qu'en tant que mouvement parental, nous ne pouvons pas aborder ces questions uniquement sous l'angle de la technique, sachant par ailleurs que les interprétations techniques de l'arrêt Perruche ne suscitent pas de parfaite unanimité.

Autrement dit, ce qui compte autant que les incidences techniques pour l'UNAPEI, ce sont les incidences que peut avoir cette décision sur le regard porté par la société sur les personnes handicapées.

Premier point par lequel je me dois de commencer : quelles que soient les divergences d'interprétation sur l'existence et sur la nature du préjudice qui ont pu être présentées, il n'en demeure pas moins que dans l'esprit c'est un arrêt qui repose sur une assimilation très forte, peut-être pas techniquement tout à fait fondée, entre l'idée de préjudice et l'idée de vie avec un handicap. Autrement dit, qu'on le veuille ou non, c'est quand même une décision qui accrédite l'idée que le fait de vivre avec un handicap est en soi constitutif d'un préjudice.

Ce qu'on doit quand même constater, c'est qu'on s'est beaucoup exprimé, dans cette affaire, au nom et pour le compte de Nicolas Perruche mais je n'ai pas le sentiment qu'on se soit beaucoup soucié de lui demander son avis à lui. J'entends bien que la nature et le degré de son handicap ne rendent sans doute pas la chose facile mais je crois que, sur des questions aussi fondamentales que celle-ci, la question posée étant celle de l'existence ou de la non-existence d'une personne humaine, c'est quand même un préalable dont on ne peut pas faire l'économie.

J'ajoute par ailleurs, et pour m'aventurer sur des questions un peu techniques, que si on ne peut pas recueillir le sentiment du principal intéressé sur la question de savoir s'il aurait préféré vivre avec son handicap ou ne pas vivre du tout, il y a toujours la voie technique qui consiste à indemniser la famille et non pas la personne handicapée elle-même, ce qui est quand même beaucoup plus satisfaisant sur le plan du principe.

De manière plus générale, il est évident que nous sommes au c_ur d'une question éthique fondamentale puisque, quelles que soient les convictions religieuses des uns et des autres, on ne peut pas faire abstraction de notre fond de culture judéo-chrétienne selon laquelle la vie est quelque chose qui nous est donnée et pas quelque chose dont on puisse disposer, évidemment pour les autres mais même pour soi.

Le deuxième point que je souhaiterais évoquer, ce sont les risques de dérives eugéniques auxquels peut donner lieu cet arrêt. Le premier risque qui a été souligné par M. Bernard Hoerni est celui d'une attitude purement défensive du corps médical. Il est clair que tout acte médical est intrinsèquement source de risques. Si toute prise de risque entraîne potentiellement réparation, il est évident que cela constitue une incitation forte à limiter au maximum la prise de risque de la part des médecins et, par conséquent, plutôt que de courir le risque de voir naître un enfant handicapé, d'inciter en cas de doute, et pas seulement en cas de diagnostic avéré, une femme éventuellement porteuse d'un enfant handicapé à avorter. Il y a ainsi une incitation à une médecine défensive qui me paraît totalement incompatible avec l'essence même de l'acte médical.

Autre point qu'il convient de souligner : ce type de décision renforce la conviction que chacun a finalement un droit à avoir un enfant parfait et qu'on peut se prévaloir de ce droit en justice, si l'enfant n'est pas aussi parfait qu'on l'espérait, pour en réclamer réparation. Comme cela a été souligné au cours d'une précédente intervention, c'est aussi un type de raisonnement qui peut conduire à la négation même de l'idée de solidarité familiale puisqu'on ne peut pas totalement écarter l'idée qu'un enfant handicapé se retourne un jour contre ses parents pour finalement leur reprocher de lui avoir donné le jour.

Enfin, troisième point que je souhaite évoquer : c'est une décision qui contribue à un changement extrêmement préoccupant du regard porté par la société sur le handicap. En effet, on est encore, j'espère pour un certain temps, dans une société où la compensation des effets du handicap repose finalement sur la solidarité nationale avec l'octroi d'un certain nombre de prestations et avec la mise en place d'un certain nombre de structures d'accueil. N'est-on pas en train de passer à une société où la compensation du handicap reposerait en fait sur la sanction civile d'un comportement individuel jugé fautif ? Il y a donc un enjeu de société tout à fait considérable dont il faut évidemment avoir conscience.

Par ailleurs, dans le prolongement de cette idée, c'est aussi un arrêt qui peut renforcer la tentation que pourraient avoir certains que si une famille a un enfant handicapé alors qu'elle savait qu'elle courait ce risque, c'est finalement de la responsabilité de la famille et que ce n'est pas à la société d'assumer les conséquences de choix individuels coûteux. Autrement dit, si on considère que donner naissance à un enfant handicapé peut être considéré comme une faute dès lors qu'on était au courant d'un risque, c'est une incitation extraordinaire au désengagement de la solidarité collective et nationale qu'en tant que groupe de pression nous ne saurions évidemment cautionner.

En réponse à la question centrale "Faut-il légiférer ou pas suite à l'arrêt Perruche ?", vous aurez évidemment compris que la mécanique profonde et les incidences juridiques et sociétales de l'arrêt Perruche sont évidemment tout à fait inadmissibles pour l'association que je représente. L'UNAPEI pense que, sur un sujet aussi délicat, il ne faut pas, en toute hypothèse, agir avec une précipitation excessive. Je crois qu'il faut quand même se garder le temps de la réflexion. A cette occasion, je rappelle que suite à l'arrêt Perruche, l'UNAPEI avait suggéré que le comité d'éthique puisse être saisi de la question. J'espère qu'une partie de la lumière nous viendra du Comité d'éthique. Par ailleurs, sous le contrôle des professeurs de droit ici présents, je crois savoir qu'une série d'arrêts de la Cour de cassation portant, non pas sur des sujets forcément identiques, mais sur des sujets similaires, sont à la veille d'être rendus...

Mme Christine BOUTIN, députée.- L'assemblée plénière de la Cour de cassation va être saisie, selon une décision d'hier. Elle devrait se prononcer en octobre 2001 sur les trois affaires en cours.

M. Claude EVIN.- Les arrêts attendus sont reportés parce qu'il y en a plus de trois et qu'il y aura regroupement des affaires jugées.

M. Laurent COCQUEBERT.- Gageons que la Cour de cassation qui, dans son infinie sagesse, aura peut-être entendu les échos globalement très défavorables à l'arrêt Perruche, influera celui-ci, ce qui pourra nous dispenser d'une intervention législative qui, sur le principe, sinon sur des raisons strictement techniques, nous semble tout à fait opportune.

M. Gérard PRIER, représentant de l'Association des paralysés de France (APF).- Mon propos sera bien évidemment plus bref que s'il avait été développé par Mme Marie-Sophie Dessaulle qui a dû s'absenter. Pour autant, j'essaierai de retenir deux ou trois aspects qu'elle aurait développés à partir de ma situation personnelle, à savoir que parmi les gens qui sont dans cette assemblée ce matin, je suis un de ceux qui vit la condition de parents d'adultes polyhandicapés.

Je voudrais déjà redire, au nom de notre association, quelques points exprimés au moment de l'affaire Perruche mais aussi témoigner combien l'émoi de l'époque autour de l'arrêt Perruche nous paraît aujourd'hui retombé. Il y a eu, de toute évidence, un certain nombre de coups de fil, d'appels, de sollicitations pour des temps de concertation, des temps d'analyse et de compréhension, et un certain émoi pendant quinze jours à deux mois. Ce débat n'existe plus aujourd'hui dans les groupes de parents, dans les délégations, dans l'association en elle-même. La vie a repris son cours et les parents sont repartis dans leur quotidien, dans leurs responsabilités et leurs obligations qui sont les leurs consistant à assumer et à vivre avec les personnes handicapées.

Nous avons été amenés à faire un espèce de retour en arrière autour de cet arrêt. En tant qu'association, nous avions eu connaissance du premier temps de cette affaire, celui qui avait consisté notamment à discuter de l'erreur médicale et de l'indemnisation de Mme Perruche. Et sur ce point, nous le remettant en mémoire, nous nous sommes effectivement dit que nous étions en plein accord avec ce moment de l'affaire Perruche. Le droit de la mère avait bien été exprimé ; une erreur avait bien été réalisée ; une réparation d'indemnisation était donc intervenue.

Le second temps, celui de la fin de l'année 2000, était bien évidemment d'une autre nature. Comment avons-nous réagi lorsque cette affaire est intervenue ? Nous nous sommes déjà beaucoup interrogés sur les conditions qui avaient pu conduire à cette affaire, sur la détresse qui avait pu être celle du milieu familial, des parents. Nous nous sommes même questionnés sur notre propre travail en tant qu'association représentative en nous demandant comment nous pouvions laisser des personnes face au handicap dans une détresse si grande qu'elles en arrivent à entreprendre un certain nombre d'actions qui sont quand même le témoignage d'un profond isolement.

Deuxièmement, nous nous sommes finalement demandés ce qu'avaient cherché ces parents en introduisant cette action. Il nous semble qu'ils ont cherché à faire en sorte que leur enfant puisse mener une vie digne, une vie comme tout le monde, une vie avec tout le monde. En ce sens, il nous a semblé que la recherche des parents n'avait pas été qu'il soit indemnisé de sa naissance mais indemnisé de son handicap. L'action des parents de Nicolas a bien consisté à chercher à lui assurer les moyens matériels nécessaires pour vivre, considérant que les politiques publiques ne sont, aujourd'hui, pas satisfaisantes car insuffisantes.

Puis, nous nous sommes posés une autre question, là encore une question qui concerne moins le législateur et sans doute moins un certain nombre des participants de cette assemblée ce matin : nous nous sommes demandés comment cette action introduite pouvait venir bousculer une dynamique familiale et comment des parents pouvaient prendre le risque que leur enfant, leur entourage, leur environnement immédiat, admettent leur action. Elle tend, bien sûr, à obtenir des moyens matériels, une réparation, une compensation, mais ils découvrent aussi quelque part que c'est, en partie, une forme de rejet de leur histoire et une remise en cause par eux-mêmes, par cette action, de la survenue de l'enfant différent. Et nous nous sommes demandés comment la dynamique familiale se trouvait bousculée et, là encore, ce que nous pourrions mettre en place pour que ces parents, dans des situations comme celles-ci, puissent être aidés.

Il y a des choses que nous ne nous sommes pas dit. Nous ne nous sommes pas dit, entre autres, qu'il y avait, au bénéfice d'une situation comme celle-ci, un danger de voir le corps médical, par protection, par prévention, conseiller demain l'interruption médicale de grossesse ou l'interruption volontaire de grossesse d'une manière précipitée ou excessive. Nous n'avons pas du tout dérivé sur les propos d'un éventuel eugénisme ou eugénisme social.

Et nous nous sommes dit qu'il y avait sans doute, finalement, des choses à prévoir autour de la question qui a été posée tout récemment "Faut-il légifèrer ?" et qu'il restait des débats à mener, sans doute pas dans la précipitation. Ces débats ne sont sûrement pas la conséquence immédiatement liée à l'arrêt Perruche. Il nous semble qu'il y a, de toute évidence, à débattre de la période anténatale afin de mieux développer les politiques d'information et d'annonce du handicap pour accompagner les parents dans leur prise de décision ; il convient de toute évidence, dans cette période, de recaler les responsabilités des uns et des autres et de mettre en place, d'une manière formelle, une pratique pluridisciplinaire des intervenants médicaux et paramédicaux. Il y a donc à travailler sur cette période anténatale.

Il faut également de toute évidence travailler sur la notion d'aléa. Il faut en débattre et mettre en place des législations d'accompagnement pour changer l'éclairage de la société. Ce sont toutes les politiques en termes d'éducation et de formation de l'ensemble de notre société sur l'existence et la place des personnes handicapées qui sont en cause.

Quatrièmement, il nous semble, d'une manière relativement importante, qu'il y a à traiter d'une façon légale des conditions d'existence des personnes handicapées, notamment tout ce qui est du domaine du droit à la compensation et toute l'organisation des moyens matériels et humains à mettre à la disposition des personnes.

M. Jean-Pierre FOUCHER, député.- Je remercie le président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de nous avoir permis d'entendre tous ces intervenants qui nous ont donné des informations intéressantes pour la suite. Ceci étant, je voudrais réagir sur deux points parce qu'on ne peut pas laisser dire certaines choses.

Tout d'abord, il est faux de dire qu'il y a causalité entre faute et atteinte parce que, même s'il n'y avait pas eu faute, le f_tus était atteint par la rubéole. C'est ce qui est important. Il y avait, de toute façon, atteinte du f_tus même si on avait détecté la maladie chez la mère. Il est vrai qu'elle aurait pu, à ce moment-là, recourir à un avortement, et il est vrai qu'elle aurait pu se dire à ce moment-là qu'elle avait évité un préjudice, car c'est elle qui a subi un préjudice et c'est elle qui aurait dû être indemnisée et non pas l'enfant. On pourrait aussi poser la question : pourquoi la mère n'a-t-elle pas été vaccinée ? Ne le savait-elle pas, n'avait-elle pas été informée ? Pourquoi a-t-elle eu la rubéole ? Parce que sa fille de quatre ans avait été elle-même atteinte de la rubéole. Mais qui a transmis la rubéole à cet enfant ?... etc. On peut remonter très loin et il ne faut pas s'égarer sur ce plan. C'est une chose importante.

Je suis très choqué, deuxièmement, qu'on parle, dans l'enceinte de l'Assemblée Nationale, d'avortement « de convenance » et d'avortement pour ne pas coûter cher à la société. C'est quelque chose qui me semble constituer un détournement de la loi de 1975.

M. Jean-François CHOSSY.- Je me suis étonné tout à l'heure du fait que le groupe constitué contre l'handiphobie par Xavier Mirabel n'ait pas été entendu ce matin. C'est un groupe de personnes tout à fait partie prenante de ce qui nous préoccupe ce matin et il me semblait utile de l'entendre. Le choix a été fait de lui refuser la parole. Je vais donc essayer de m'exprimer en son nom rapidement.

D'abord, sur le fait de la question posée : Faut-il légifèrer ? Je vais répondre ici à leur place que, oui, il faut légifèrer. Je vais même préciser qu'alors même que nous nous posons cette question, le Sénat a déjà légiféré puisque le Sénat a accepté hier un amendement sensiblement identique à celui de M. Jean-François Mattei précédemment évoqué.

Il est en effet souhaitable de légiférer ne serait-ce que pour éviter les dérapages de la sécurité sociale. Je vais vous lire en quelques phrases un texte que j'ai sous les yeux :

"La Caisse primaire d'assurance maladie de l'Yonne s'apprête à tirer l'essentiel des conséquences financières de la décision de l'assemblée plénière de la Cour de cassation. La caisse a, en effet, affirmé qu'à supposer que Nicolas Perruche n'ait souffert d'aucun dommage imputable aux appelants, ils n'en demeure pas moins qu'en raison de la naissance de cet enfant, la CPAM de l'Yonne subit un préjudice propre résultant de nombreux versements qu'elle doit effectuer au profit de son assuré social." Je trouve cet engagement de la sécurité sociale purement scandaleux et, pour éviter cette dérive, je crois que, oui, il faut légiférer.

Je ne veux pas développer les autres arguments. Quand le groupe contre l'handiphobie parle d'un « Hiroshima éthique », ce sont des propos qui sont lourds, pesants, sans doute exagérés mais qui sont vrais, et il faut aussi légiférer à ce titre. Va-t-on permettre la légalisation de l'eugénisme ? On ira dans ce sens si on ne légifère pas. Alors, oui, il faut légiférer.

Voilà quelques réponses que je peux faire et qui sont des réponses fortes. Encore une fois, vous avez ouvert le débat et je vous en remercie. J'aurai à ce moment-là d'autres interventions encore plus précises à faire mais je me contenterai de ces deux ou trois points pour aujourd'hui, en regrettant encore que le groupe contre l'handiphobie n'ait pas été auditionné ce matin.

M. Claude EVIN.- Je précise d'ailleurs, Monsieur Chossy, que vous avez déposé, avec d'autres collègues, une proposition de loi à ce sujet. Une deuxième proposition de loi a aussi été déposée par ailleurs. Nous aurons donc l'occasion d'en débattre.

Mme Christine BOUTIN.- Monsieur le Président, je voudrais à mon tour vous remercier d'avoir organisé ce débat. Le mérite de l'arrêt Perruche, s'il en a un, permet au moins à tous de réfléchir sur les véritables enjeux.

Je ne vais pas revenir sur l'ensemble de la discussion, je voudrais simplement dire, en profitant de la présence de la presse, que la véritable question qui nous est posée aujourd'hui est celle de savoir quel est le regard de la société et de la solidarité nationale vis-à-vis du handicap, et nous ne pouvons laisser cette question sans réponse.

Il y a deux possibilités : soit on va vers l'utilitarisme et la réalité économique, l'intervention de la CPAM, etc. et cela devient économique, c'est un risque ; soit nous disons que la solidarité nationale doit se développer, doit s'effectuer, doit s'adapter à la réalité d'aujourd'hui, et c'est un autre choix de société que nous faisons.

Je préfère pour ma part le second au premier parce que, qu'on le veuille ou non - les interventions de ce matin l'ont, du reste, fortement démontré, qu'on soit pour ou contre l'arrêt Perruche - c'est le choix d'une société qui est derrière tout cela. Accepte-t-on ou pas ceux qui sont différents ? C'est le c_ur du débat.

Je vous remercie donc vraiment de nous avoir permis de nous arrêter quelques instants et je souhaite que l'on continue. Je me permets de repréciser ce que j'ai dit tout à l'heure par rapport à la Cour de cassation sur les arrêts que nous attendions tous et qui n'ont pas été rendus hier, non pas parce qu'ils étaient trois, mais parce qu'il y avait des différences d'interprétation au sein de la Cour de cassation ; celle-ci a donc souhaité se laisser plus de temps et examiner le sujet en assemblée plénière.

Faut-il légifèrer ou pas ? A la question qui avait été posée lors de la discussion du projet de loi de modernisation sociale sur un amendement qui avait été accepté par notre commission, la réponse nous avait été donnée, à l'époque, que c'était trop tôt. C'est peut-être trop tôt mais compte tenu de l'importance de la question qui est aujourd'hui posée et qui est un choix de société, il est de la responsabilité du législateur d'au moins poser un acte qui permette d'éviter les dérives et de laisser le temps de la réflexion pour qu'il n'y ait pas ces dérives.

M. Jean LE GARREC, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales.- Nous avons eu, en deux occasions, un débat de qualité à l'Assemblée. Je ferai remarquer à M. Chossy que le Sénat ne légifère pas : il participe au processus législatif, prend sa responsabilité- et c'est son droit - mais en tout état de cause, rien ne peut se passer sans que l'Assemblée Nationale ait le dernier mot. Il faut être clair là-dessus. A l'issue des débats que nous avons déjà menés, nous avons considéré qu'il fallait approfondir la réflexion. C'est ainsi que nous avons souhaité l'organisation de cette table ronde pour laquelle je remercie vivement M. Claude Evin, en liaison bien entendu avec le Gouvernement qui conserve de son côté l'initiative qui reste la sienne. J'ai bien perçu que les positions étaient contradictoires sur ce point mais qu'il y a aussi un souci de grande écoute et de grande attention. On connaît le principe de Portalis : « légifèrer d'une main tremblante ». C'est vraiment un sujet pour lequel nous avons besoin d'une grande réflexion et je remercie les intervenants d'avoir contribué à cette réflexion.

Je ne souhaiterais pas non plus qu'on confonde l'arrêt Perruche et sa signification avec un problème qui a été posé par Mme Boutin sur le regard de la société sur le handicap, et je suis d'accord avec elle. Mais c'est une position personnelle qui peut ne pas être partagée.

Comme M. Evin et Mme Boutin l'ont dit, il y a effectivement un problème de la place du handicapé dans la société, du regard que l'on porte sur lui et de solidarité qu'on lui témoigne. Cela a été dit aussi par l'APF. Un travail est à faire là-dessus. Une réflexion doit, par ailleurs, se poursuivre à partir de l'arrêt Perruche, et je crois que les décisions que devrait prendre, en assemblée plénière, la Cour de cassation en octobre seront éclairantes en la matière.

Nous avons l'objectif d'agir après avoir écouté tous les points de vue contradictoire. Nous poursuivrons le débat engagé ce matin, y compris au sein de la commission, mais aussi, le moment venu, en d'autres occasions, sur d'autres textes ou sur d'autres amendements.

Je remercie vivement les participants de cette table ronde d'avoir apporté leur propre analyse. J'ai bien senti qu'il y a nécessité d'une poursuite de la réflexion, même s'il y a des visions contradictoires que j'ai bien perçues.

M. Jean DELOBEL, député.- Tout ce qui a été dit, même au travers des contradictions, montre qu'il faut prendre le temps de réfléchir mais qu'il faut quand même que cette réflexion débouche, à un moment donné, sur un certain nombre d'actes.

Je m'excuse de faire appel à un souvenir épouvantable. J'ai perdu un petit-fils de la mort subite du nourrisson. J'étais présent avec le médecin du SMUR. J'avais mis ma montre sur la table et, à un moment donné, le médecin réanimateur m'a regardé et m'a dit : "Le c_ur s'est remis à battre, mais le cerveau est brûlé".

On n'arrivera pas à nous départager.

Je pense qu'il y a énormément de précautions à prendre. Je me mets à la place des médecins. Je ne souhaiterais pas qu'on en arrive à une mesure de précaution comme c'est le cas quelquefois aux Etats-Unis où on ne fait pas tout pour sauver la vie afin d'éviter les risques. Mais mon implication est surtout au niveau des engagements que nous avons. Il est de notre devoir d'accompagner le polyhandicapé quand il est né et d'accompagner ses parents. C'est une nécessité absolue. Je voudrais simplement insister sur l'angoisse des parents qui ont un polyhandicapé et qui se demandent, arrivés à un âge où on ne peut pas faire autrement que de penser à la mort, ce qui va se passer après. C'est valable pour les polyhandicapés mais aussi pour les trisomiques. Je me suis beaucoup impliqué dans ce domaine. Il y a ainsi des trisomiques retraités des CAT. Il est nécessaire de leur offrir une retraite pour qu'ils ne redeviennent pas des « légumes ». Dans ma circonscription, nous sommes en train de créer un établissement de soixante lits pour les polyhandicapés et, à côté, une structure expérimentale pour les accueillir. C'est un problème réel auquel il faut absolument que l'on réfléchisse si nous sommes des citoyens et des représentants du peuple dignes de ce nom.

M. Claude EVIN.- Je voudrais vous remercier les uns et les autres. Je pense qu'il n'y a absolument pas d'autre conclusion à apporter. Nous avions souhaité organiser cette réflexion au sein de la Commission des affaires sociales autour de la question "Faut-il légifèrer ?", en sachant naturellement très bien que ce n'est pas ce matin qu'on apporterait une réponse à cette question.

Vous avez, les uns et les autres, apporté des éléments de réflexion contradictoires, ce qui est d'ailleurs l'honneur de notre démocratie. C'est tout à fait normal, des positions différentes s'expriment. On aura donc l'occasion de revenir sur plusieurs des sujets qui ont été évoqués. Nous avons fait _uvre de démocratie, ce matin, en tant que législateur. C'est à l'honneur de notre assemblée d'avoir organisé cette réflexion, de la poursuivre dans les semaines et les mois qui viennent.

Je voudrais particulièrement remercier nos invités de nous avoir aidés à mener cette réflexion, de nous avoir apporté leur témoignage, et les remercier de continuer éventuellement de nous alimenter autour de ces sujets particulièrement difficiles.


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