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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 32

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 19 février 2002
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. François Loncle, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Lakhdar Brahimi, représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies     pour l'Afghanistan


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Audition de M. Lakhdar Brahimi

Le Président François Loncle s'est dit heureux et fier d'accueillir M. Lakhdar Brahimi et a rappelé qu'il avait été Ministre algérien des Affaires étrangères de 1993 à 1997, avant de devenir Secrétaire général adjoint des Nations unies pour les missions spéciales d'appui aux efforts de prévention et de maintien de la paix. Pour le compte des Nations unies, celui-ci a effectué plusieurs missions, en particulier au Zaïre, en Afrique du Sud, à Haïti et au Yémen. Il a également été envoyé spécial en Afghanistan en 1997 et 1998. C'est cette expérience des missions de maintien de la paix qu'il a utilisée pour rédiger en 2000 un rapport particulièrement riche sur la réforme de l'ONU. C'est d'ailleurs à ce titre qu'il a été invité au colloque organisé l'année dernière à l'Assemblée nationale et portant sur la réforme de l'ONU et la prévention des conflits. Enfin, depuis l'an dernier, M. Lakhdar Brahimi est le représentant spécial de l'ONU pour l'Afghanistan et la manière dont il a, à Bonn, tissé les liens entre les différents groupes afghans est admirable puisqu'elle a permis de les réconcilier et de préparer un avenir de paix.

Par ailleurs, le Président François Loncle a souhaité remercier l'Ambassadeur Jean-David Levitte pour avoir facilité la venue devant la Commission des Affaires étrangères de M. Lakhdar Brahimi.

Après avoir fait part de son honneur et de son plaisir de rencontrer les Députés français, M. Lakhdar Brahimi a tout d'abord souligné que l'Afghanistan constituait une question centrale dans la vie politique internationale dans la mesure où la façon dont se dessine le destin des crises est une question fondamentale. Ainsi l'Afghanistan a souffert d'une crise chronique pendant vingt-trois ans, et pendant toute cette période l'intérêt pour ce pays est allé décroissant, surtout les dix dernières années. Or la façon dont les événements du 11 septembre 2001 ont endeuillé l'Amérique a rappelé à tous que l'on ne doit pas négliger une crise dans notre univers globalisé, sans faire courir des risques sérieux à l'humanité.

Il a ensuite souhaité revenir sur la conférence qui a réuni à Bonn il y a à peine plus de deux mois l'ensemble des parties afghanes. L'effort de ce petit groupe d'Afghans réunis pour trouver un début de solution à la crise du pays a été porté à la fois par une très profonde lassitude de la population afghane due à ces nombreuses années de crise, mais aussi par cette volonté politique sans précédent que les événements du 11 septembre ont générée à travers le monde entier. Grâce à ces deux facteurs porteurs, la réunion de Bonn a abouti à ce début de succès qui autorise l'enclenchement d'un réel processus de paix plutôt qu'une gestion désespérée de la crise.

Maintenant il reste à traduire ce double engagement, qui s'exprime à la fois par le fort désir de paix des Afghans et par la volonté de la communauté internationale matérialisée par la Conférence de Tokyo pour la reconstruction de l'Afghanistan, en assurant le succès des échéances politiques en interne, et plus particulièrement la réussite de cette grande Assemblée afghane, ou Loya Jirga, qui doit prendre place avant le mois de juin 2002. En externe, cela doit se traduire par des engagements financiers envers des projets concrets de reconstruction. Dans la mesure où le désir de paix représente une construction politique, l'engagement de la communauté internationale doit se traduire en projets de développement. Et entre les deux, le besoin de sécurité en est le lien évident puisque la sécurité pourra attirer des capitaux et faciliter la reconstruction qui elle éloignera le spectre de la guerre.

Il n'en demeure pas moins qu'une des questions principales est comment assurer cette sécurité. Le débat est en cours. Les Afghans, d'une part, sont quasiment unanimes : la force de soutien à la sécurité à laquelle l'armée française participe fonctionne à Kaboul avec un succès évident et il convient d'en étendre les bienfaits ailleurs dans le pays. Sur le plan international, d'autre part, le débat reste ouvert. Si le Secrétaire général soutient la demande des Afghans et suggère l'extension territoriale de la force, les pays membres de l'ONU, en particulier les contributeurs de troupes, hésitent aux motifs qu'il y a des dangers et que les moyens des pays sont engagés ailleurs, notamment dans les Balkans, ce qui ne leur permet pas de dégager les moyens nécessaires à cette expansion territoriale.

Poursuivant sur la question essentielle de la sécurité, M. Lakhdar Brahimi a souligné qu'il avait été le premier à dire, au mois d'octobre dernier, que la solution pour maintenir la sécurité en Afghanistan était une solution afghane, c'est-à-dire consistant à aider les Afghans à former une police et une armée nationales, ce qui est faisable du reste. Toutefois, les échéances se bousculent et la survie du processus exige d'aller vite. C'est pourquoi il est bon d'aider les Afghans à maintenir cette sécurité pendant cette période intérimaire. Il n'en demeure pas moins que les dangers évoqués par les pays membres de l'ONU sont minimes et que ces derniers parlent trop souvent des risques énormes encourus par les militaires sur ce genre de terrains alors qu'ils envoient sans beaucoup d'hésitation des civils dans ces pays qu'ils trouvent dangereux.

Néanmoins, la communauté internationale a compris qu'il y a un danger réel dans le monde à laisser pourrir une crise dans un pays comme l'Afghanistan dans la mesure où les conséquences qui en découleront atteindront les endroits les plus éloignés du pays en crise. Si l'une de ces conséquences qui était le terrorisme a été réduite, il y a toujours la question de la drogue. Ainsi l'héroïne qui est vendue dans nos capitales provient à 90 % d'Afghanistan. L'un des moyens de mettre fin à sa production est de rétablir la stabilité et de mettre en place un gouvernement qui contrôle le pays. Ce même processus est valable pour le terrorisme. Ce n'est pas un hasard si pendant la crise libanaise, le pays où l'on enlevait les gens était le Liban, de même que ce n'est pas un hasard si aujourd'hui le terrorisme est lié à la Somalie.

Plus précisément, M. Lakhdar Brahimi a ensuite évoqué les actions concrètes menées actuellement en Afghanistan et qui constituent son programme pour les quatre mois à venir. Il s'agit essentiellement de monter deux missions, l'une destinée à renforcer le travail en matière de soutien humanitaire à la population et l'autre destinée à aider les Afghans à organiser le pays dans tous les domaines (constitution d'une Assemblée, d'une commission nationale consacrée à la mise sur pied d'une administration, d'une commission pour les droits de l'Homme, d'une commission juridique pour créer une justice convenable, etc.). Certes cela représente beaucoup de travail mais c'est réalisable.

Enfin, M. Lakhdar Brahimi a insisté sur la nécessité pour l'Afghanistan de disposer d'un gouvernement stable qui exerce son contrôle sur l'ensemble du territoire, seule solution pour empêcher une reprise des activités des terroristes dans la région, alors même que personne ne sait précisément combien il subsiste de Talibans et de membres de Al Qaida terrés dans les montagnes afghanes et pakistanaises.

Le Président François Loncle a souligné qu'au-delà du nécessaire retour de la sécurité, il fallait insister sur la reconstruction du pays. A cet égard, l'Assemblée nationale a décidé de participer à une initiative à la fois symbolique et prioritaire : la réouverture des lycées construits jadis par la France. On peut ainsi espérer que dès le printemps, 3 000 élèves pourront y être accueillis.

M. Richard Cazenave a salué la capacité de M. Lakhdar Brahimi à rassembler toutes les composantes politiques de l'Afghanistan pour participer au processus de reconstruction. Constatant qu'en effet la paix, la stabilité politique, le développement économique et social sont étroitement liés, il a demandé quelle était la capacité de l'administration afghane à prendre part au processus initié par la communauté internationale. Une coordination a-t-elle été mise en _uvre pour une intervention cohérente des aides bilatérales et de l'aide multilatérale ? Ces aides respectent-elles les priorités, comme par exemple payer les salaires de l'administration et la faire fonctionner ? Par ailleurs, le lancement des grands travaux d'infrastructures et autres, notamment lorsqu'il s'agit de marchés publics, s'effectue t-il dans le respect des critères de transparence communément admis ? Quel est le calendrier souhaitable pour cette remise en marche des rouages du pays, car une lassitude de la population devant les difficultés est à craindre ? Enfin, combien d'hommes la Force multinationale doit-elle compter et combien de temps doit-elle rester en Afghanistan pour rétablir la stabilité souhaitable ?

M. Pierre Brana a souligné qu'en décidant une aide de 5,5 milliards de dollars lors de la Conférence de Tokyo, les pays donateurs ont exigé la mise en place d'un cadre institutionnel, financier et budgétaire pour garantir la bonne utilisation de l'aide. Or il semble que M. Hamid Karzaï a remis directement à ses ministres les fonds donnés par les Emirats afin d'éviter « les procédures bureaucratiques » du Gouvernement. Ce versement direct ne va-t-il pas à l'encontre des principes énoncés ? Par ailleurs, le projet de la société pétrolière américaine Unocal de construire un gazoduc à travers le Pakistan est-il toujours d'actualité ?

M. François Guillaume a rappelé que l'un des problèmes urgents que devait affronter le pays est le maintien de la population rurale et l'encouragement au retour des réfugiés. Il a estimé que le problème agricole devait être examiné sans tarder, car l'approche du printemps nécessite d'agir pour permettre la reprise de la production agricole cette année. Quels sont les moyens prévus à cette fin ? La diaspora afghane apportera-t-elle des forces au développement du pays sur le plan agricole notamment ?

M. Lakhdar Brahimi a insisté sur le caractère prioritaire pour les Nations unies du paiement des salaires des fonctionnaires. Afin de permettre à cette administration nouvelle de payer des traitements qui n'avaient pas été réglés depuis plusieurs mois, le PNUD a mis en place un fonds spécial disposant de 23 millions de dollars. Ainsi, le Gouvernement a pu commencer à payer les salaires dès le premier mois de son existence, même si tout le monde n'a pas encore été payé. Pour s'assurer de la transparence de ce processus, les Nations unies contrôlent ces flux financiers. Pour autant, il est important de préciser que c'est bien le Gouvernement qui paye ses fonctionnaires, et non l'ONU, même si c'est grâce à l'aide de cette dernière. Les salaires devraient pouvoir être payés sans difficulté pendant six mois.

Les modalités de cette aide financière ont parfois été critiquées, notamment dans l'intérieur du pays, car les fonds sont distribués en espèces de la main à la main dans l'attente de la remise en marche d'une banque centrale et d'un embryon de système bancaire. Mais dans un pays où l'Etat a été détruit, il n'y a pas d'autre solution que d'utiliser des méthodes un peu primitives.

En ce qui concerne l'organisation de l'aide en général, le projet de création d'un fonds de développement est prêt. Il sera géré par la Banque mondiale, le PNUD et la Banque de développement asiatique et pourra commencer à recevoir des contributions dans deux mois. Ce fonds sera utilisé pour aider au financement du budget de fonctionnement du Gouvernement et pour des grands travaux dans trois domaines principaux : l'électricité, les routes et l'eau. Ce dernier secteur est dans une situation particulièrement préoccupante : on trouvait de l'eau à Kaboul il y à vingt ans à 8 mètres de profondeur, on n'en trouve plus aujourd'hui à 70 mètres ! Or l'Afghanistan est encore un pays rural à 80 %, et il n'est d'ailleurs pas souhaitable que les 4 à 5 millions de réfugiés reviennent dans les grandes villes, le Haut commissariat pour les réfugiés veille à ce que leur retour se déroule dans de bonnes conditions.

Les mines sont un problème dramatique, elles infestent les terres agricoles et font probablement de l'Afghanistan le pays au monde le plus touché par ce fléau, plus encore que le Cambodge. Au rythme actuel, il faudra deux ans rien que pour déminer les abords de l'aéroport de Kaboul, et plus de cinquante ans pour arriver à une situation convenable sur l'ensemble du territoire.

S'agissant des projets de gazoducs traversant l'Afghanistan, M. Lakhdar Brahimi a estimé qu'ils étaient moins d'actualité. L'accord signé avec les Talibans par la société Unocal est devenu caduc. D'ailleurs les Etats-Unis semblent de moins en moins concernés par cette question car les pays desservis par un tel gazoduc (Pakistan, Inde) semblent peu intéressés. Quant aux projets de pipe-lines vers le Golfe, ils sont peu clairs.

La Force internationale compte déjà 3 000 hommes sur les 4 500 dont elle disposera à terme, et sa mise en _uvre est un succès. Certes, pour assurer un niveau de sécurité comparable à celui de la Suisse, c'est peut-être 500 000 hommes qu'il faudrait, mais tel n'est pas le but de la cette force. En effet, il ne sera pas possible d'empêcher les règlements de compte personnels, mais il est possible d'empêcher la guerre de reprendre entre les seigneurs de la guerre. Pour cela, il faut disposer d'une présence minimale, notamment en terme d'aviation, sur tout le territoire, comme c'est le cas à Kaboul actuellement. Les seigneurs de la guerre savent très bien qu'ils n'ont battu les Talibans que grâce à l'appui de l'arme aérienne, la Force internationale peut donc jouer un rôle utile de dissuasion. A Kaboul, 3 000 personnes suffisent, il faut faire la même chose dans tout le pays, ce qui implique donc un engagement militaire tout à fait raisonnable, il ne s'agit pas d'être présent dans chaque village.

La situation de l'Afghanistan est comparable à une bicyclette : si on n'avance plus, on tombe ! Cela signifie qu'il faut respecter les dates qui ont été fixées, pour l'organisation de la Loya Jirga, pour la mise en place d'un nouveau gouvernement avant la fin juin...

M. Charles Ehrmann s'est interrogé sur les chances de succès de l'éradication de la culture de l'opium alors que les Etats-Unis n'ont pu obtenir l'éradication des cultures liées à la drogue en Amérique latine. Il s'est demandé ce qu'il adviendrait en Afghanistan si les Etats-Unis en retiraient leurs troupes.

M. Jacques Myard a fait observer que le processus initié pour la reconstruction de l'Afghanistan et soutenu par la communauté internationale reposait surtout sur l'accord qui existe à son sujet entre les Etats-Unis et la Russie. On peut s'interroger sur la pérennité de ce consensus.

M. Jean-Bernard Raimond a demandé quel était le rôle de la Russie dans la région et comment ce rôle pouvait évoluer à l'avenir.

M. Jean Briane s'est interrogé sur l'existence d'une réserve de compétences - ingénieurs, techniciens, experts - dans le pays ou à l'extérieur. Il a estimé que la reconstruction ne pouvait s'appuyer sur de seules forces extérieures.

Le Président François Loncle a demandé à M. Lakhdar Brahimi de quelle façon la France pouvait être utile à l'_uvre difficile qu'est la reconstruction de l'Afghanistan.

M. Lakhdar Brahimi a précisé qu'il a existé une armée nationale en Afghanistan dans le passé, et que celle-ci a joué un rôle fédérateur. Aujourd'hui la puissance des seigneurs de la guerre repose sur leur capacité à payer des mercenaires. Ces derniers sont exploités et ne s'enrichissent guère. Il est certain que la formation d'une armée nationale bien payée et bien formée serait de nature à concurrencer les seigneurs de la guerre dans leur recrutement et entraînerait une diminution de leur puissance. L'exemple du Liban illustre l'espoir d'arriver à dépasser les divisions nationales.

Cet exemple du Liban peut également illustrer la réponse à la question de la drogue. Avant la période de guerre, le Liban produisait un peu de haschich, production qui a considérablement augmenté durant les événements pour diminuer une fois la paix revenue. Il en sera de même pour l'Afghanistan qui a traditionnellement toujours produit de l'opium.

L'attitude des Russes en Afghanistan s'explique sans doute par deux raisons : la volonté de se faire pardonner ce qu'ils ont fait dans le passé en Afghanistan et celle de faciliter la solution des problèmes de la Tchétchénie. Le traumatisme de la population afghane à l'égard des Russes est très fort : lorsque ces derniers sont venus installer un hôpital militaire - qui aujourd'hui fonctionne et traite deux cents malades par jour - le premier mouvement des Afghans a été de les accueillir par des jets de pierre.

Bien sûr, il existe aux Etats-Unis ce que l'on appelle le syndrome de la Somalie et l'on ne peut totalement exclure que la situation se répète un jour en Afghanistan, provoquant le retrait des Américains.

Il existe aujourd'hui 5 millions de réfugiés afghans au Pakistan et en Inde dont beaucoup sont prêts à revenir car ils ne vivent pas dans des conditions satisfaisantes. Ces personnes, souvent des cadres moyens, constituent un véritable potentiel humain pour l'Afghanistan.

La France a déjà fait beaucoup pour l'Afghanistan. Il est vrai qu'elle détient, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, une responsabilité particulière. Il faut souhaiter qu'elle continue son action.

Le Président François Loncle a vivement remercié M. Lakhdar Brahimi pour cette audition.

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