Accueil > Archives de la XIe législature > Comptes rendus de la commission des Affaires étrangères (1998-1999)

ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 39

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 2 juin 1998
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Jack Lang, président

SOMMAIRE

 

page


– Audition de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères ..........


3

Audition de M. Hubert Védrine

La Commission a entendu M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères.

Le Ministre a d'abord exposé quelles pouvaient être les conséquences des essais nucléaires auxquels l'Inde, puis le Pakistan, ont procédé. Cette question doit être examinée sous deux angles : l'impact sur le régime de la non-prolifération et l'effet sur la relation indo-pakistanaise.

En premier lieu, pour la première fois depuis 1967, le régime de non-prolifération a été ébranlé, ce qui suscite une réaction mondiale très vive mais inégale selon les pays. Le traité de non prolifération (TNP), qui distingue les Etats déclarés nucléaires avant 1967 et tous les autres, a toujours été contesté par les Etats du seuil mais n'a jamais été radicalement remis en cause. Le traité d'interdiction complète des essais (TICE) et le projet d'interdiction de production des matières fissiles pour des armes nucléaires ont été conçus pour le renforcer.

Les essais indiens et pakistanais remettent en cause ce régime. S'agissant de l'Inde, ces expérimentations sont l'expression du nationalisme du nouveau gouvernement mais aussi l'aboutissement d'un effort ancien. L'Inde entendait conforter sa situation stratégique dans le sous-continent indien et la restaurer par rapport à la Chine. Le Pakistan a ensuite réagi pour rétablir la parité avec l'Inde.

Comment rétablir le régime de non-prolifération ? L'Inde souhaiterait que l'on prenne acte de sa nouvelle position en contrepartie de son adhésion au TICE sous certaines conditions. Mais ce serait prendre le risque d'inciter d'autres Etats à suivre son exemple. Une deuxième attitude possible serait de prendre des sanctions. Entre ces deux réactions extrêmes, les Etats peuvent définir une voie moyenne. Les Etats-Unis, en particulier, sont très partagés entre leur législation qui prévoit des sanctions automatiques et leurs doutes quant à l'efficacité de ces dernières.

La France est hostile à des sanctions qui lui paraissent vaines, pourraient provoquer des réflexes nationalistes et pousser le Pakistan à une fuite en avant. Ces essais, en effet, n'ont pas encore eu pour conséquence de relancer la course aux armements.

En second lieu, ces essais ont avivé les antagonismes régionaux. Les Indiens sont mortifiés par les différences de statut entre leur pays et la Chine. La question du Cachemire constitue le principal abcès de fixation du contentieux entre l'Inde et le Pakistan.

La communauté internationale doit travailler à l'élaboration de mesures de confiance entre l'Inde et le Pakistan. Il s'agirait que les deux Etats n'aillent pas au-delà de ces essais, en particulier qu'ils ne déploient pas les missiles qu'ils détiennent. Plus classiquement, les deux Etats pourraient instaurer un régime de transparence militaire.

Par ailleurs, des négociations relatives au Cachemire sont souhaitables. Le précédent gouvernement indien en avait fait la proposition au début de l'année. Maintenant, c'est le Pakistan qui s'y déclare prêt, mais avec une médiation internationale. L'Inde refuse cette dernière condition au nom d'une conception intransigeante de sa souveraineté. Il est difficile à ce stade de désigner l'instance qui pourrait prendre en charge cette question.

S'agissant de la situation au Proche-Orient, le Ministre a expliqué que les efforts américains en faveur de la paix ne sont pas épuisés malgré l'absence de résultats tangibles et le refus manifeste du Premier Ministre israélien d'évoluer.

On constate qu'Israël dispose d'une influence plus grande sur la politique intérieure des Etats-Unis que l'inverse. Le dernier voyage aux Etats-Unis de M. Benyamin Netanyahou et la visite de M. Newt Gingrich en Israël rappellent les difficultés du problème et rendent plus méritoire encore la volonté de l'administration américaine de relancer le processus de paix dans un tel contexte. En outre, le Président des Etats-Unis dispose d'une marge de manoeuvre réduite par la probable candidature à la présidence de M. Al Gore et l'hostilité systématique d'un Congrès peu soucieux de bâtir une politique étrangère cohérente. Cette situation coïncide avec l'affaiblissement, en Israël, du camp de la paix notamment du parti travailliste et une extrême popularité de M. Benjamin Netanyahou qui mène la politique pour laquelle il a été élu. Cette conjoncture explique le blocage du processus de paix ; pour autant, il n'est pas certain que les initiatives américaines échouent.

Un accord demeure possible ; dans ce cas la France participera à sa consolidation. Le Premier Ministre israélien, s'il accepte un redéploiement, exigera sans doute de procéder à la négociation sur le statut final englobant le problème de Jérusalem, ce qui pour l'instant est difficilement envisageable.

Si la négociation échoue, la communauté internationale sera confrontée à de graves difficultés. Pour conjurer ce risque et éviter qu'il n'y ait plus aucune perspective de paix, les Présidents Chirac et Moubarak ont pris l'initiative de faire appel à tous les pays qui ne se résignent pas à la mort du processus de paix. Ils ont proposé la réunion d'un sommet en deux temps. Dans une première étape, tous les Etats volontaires, la Russie, les membres de l'Union européenne et les Etats-Unis, se réuniraient sans les différents protagonistes du processus de paix. Ce sommet élaborerait un plan de relance dont les principaux intéressés seraient ensuite saisis dans les formes appropriées. Cette proposition est conçue de manière à éviter toute concurrence avec les initiatives américaines.

M. Pierre Brana a interrogé le Ministre sur les différents points soulevés par la France à propos des négociations sur la Cour criminelle internationale.

Il a évoqué le résultat des élections monténégrines qui a constitué un véritable camouflet pour Slobodan Milosevic. Aura-t-il des répercussions sur les élections bosniaques de septembre prochain et sur les négociations menées au Kosovo ?

M. Jacques Myard a évoqué la situation intérieure iranienne et le risque d'instabilité de ce pays en proie, notamment, à un fort déséquilibre démographique.

Il a interrogé le Ministre sur l'état des relations franco-turques.

M. Valéry Giscard d'Estaing a souhaité aborder de nouveau la question irakienne. Il a souligné que la démarche diplomatique française l'inquiétait un peu : certes, la France n'est pas seule et les Américains sont très crispés sur cette affaire. Une reprise des hostilités en février, avec un bombardement massif sur l'Irak, a été évitée. Des contrôles ont été effectués sur les sites présidentiels, soupçonnés d'abriter des armements biologiques et chimiques, ce qui n'a pas été démontré. Or, rien n'a été dit clairement sur la levée des sanctions. On aboutit à une situation étrange dans laquelle on persiste à isoler et affamer le peuple irakien, tout en l'autorisant à vendre tout le pétrole qu'il peut produire. La lisibilité politique de cette démarche est difficile à percevoir. Il serait profitable que la France conduise, avec un certain nombre de nos partenaires européens, une démarche organisée et cohérente vers la fin des sanctions, assortie, bien entendu, du maintien d'un contrôle à long terme que personne ne conteste.

M. Valéry Giscard d'Estaing a ensuite évoqué le déplacement qu'il vient d'effectuer en Iran, qui lui a permis de rencontrer de nombreuses personnalités. Il est revenu sur la situation complexe de ce pays et sur l'événement majeur qu'a constitué l'élection présidentielle de l'année dernière : le candidat officiel a été battu à plate couture par une sorte de libéral, M. Khatami, qui a obtenu 70 % des voix, grâce, semble-t-il, aux suffrages des jeunes, des femmes et de ce que l'on pourrait appeler la gauche. Ce Président a tenu des propos fort surprenants sur CNN en janvier dernier, notamment en direction des Etats-Unis. C'est un homme très intéressant, que l'on pourrait décrire comme un doux déterminé, animé de convictions fortes.

Les élections législatives, qui auront lieu dans deux ans, déclencheront probablement une assez forte secousse politique en Iran et le parti des ayatollahs risque d'être balayé. Que représente M. Khatami ? C'est difficile à décrire : c'est un religieux, descendant du Prophète, un homme pieux, un libéral de l'école de Michel Foucault dont il aime à citer les écrits, une personnalité complexe.

L'attitude des Etats-Unis vis-à-vis de l'Iran est très singulière : empreinte de véhémence apparente, mais en recherche de dialogue, malgré les positions du Congrès, assez négatif dans cette affaire.

Le Ministre des Affaires étrangères, M. Kharazi, devrait se rendre en France fin août. Il aura déjà eu l'occasion de s'entretenir avec MM. Klaus Kinkel et Romano Prodi lors de rencontres plus informelles. Il convient de solenniser cette invitation qui sera la première visite de M. Kharazi dans un pays du bloc occidental.

A cet égard, M. Valéry Giscard d'Estaing a attiré l'attention du Ministre sur l'extrême vigilance qu'il conviendra d'observer durant la Coupe du monde de football afin d'éviter tout incident susceptible d'affecter le cours des relations franco-iraniennes. Cet événement sportif aura un énorme retentissement en Iran et la tentation pourrait être forte, pour certains, de manifester leur opposition au système en place et de remettre en selle les conservateurs.

M. Hubert Védrine a répondu aux commissaires.

En ce qui concerne la Cour criminelle internationale dont le statut doit être élaboré lors de la conférence de Rome du 15 juin au 17 juillet, le Ministre a expliqué que la France aborde le problème avec franchise et réalisme et pose les questions que d'autres pays se sont gardés d'évoquer : rapport entre la Cour et le Conseil de sécurité, complémentarité avec les juridictions nationales. De ce fait, la France est critiquée par les ONG. Toutefois, la situation évolue car les Etats-Unis ont manifesté, eux aussi, un certain nombre de réserves. La France souhaite que cette juridiction se crée dans des conditions de légitimité et de crédibilité qui assurent son bon fonctionnement, notamment dans le domaine des opérations de maintien de la paix.

En effet, elle considère qu'il est impossible que certains chefs d'accusation trop flous, telles la non-assistance à personne en danger ou la complicité par passivité, s'appliquent à des responsables d'opération de maintien de la paix qui risqueraient d'être poursuivis. Cette difficulté est aujourd'hui insuffisamment prise en compte par les ONG qui se montrent maximalistes.

Aussi le Gouvernement français participera activement à l'élaboration du statut de la Cour criminelle internationale. Il souhaite que les Etats-Unis évoluent et adhèrent à sa création. Par sa position constructive, la France entend peser sur la négociation.

A propos du Monténégro, le Ministre a rappelé que la France avait appuyé ostensiblement le Président Djukanovic qui présente toutes les qualités d'un démocrate moderne. L'Union européenne a su définir des procédures originales permettant d'aider le Monténégro, en dépit de son intégration à la Fédération yougoslave. Ces soutiens ont sans doute contribué à la victoire électorale du président monténégrin.

Les répercussions régionales de ces élections sont encore difficiles à apprécier. Il est peu probable que les élections en Bosnie-Herzégovine en soient influencées. Dans ce pays, l'émergence d'une nouvelle génération de décideurs politiques serait déjà remarquable. Au Kosovo, comme au Monténégro, le Président Milosevic peut mener la politique du pire ou bien jouer le jeu des négociations pour rehausser sa position sur la scène internationale. Dans cette dernière hypothèse, il peut spéculer sur les divergences entre les Albanais du Kosovo. Les efforts du Groupe de contact visent à ce qu'il adopte l'attitude la moins destructrice.

A ce stade, il est difficile d'évaluer quelles seront les conséquences de l'adoption par l'Assemblée nationale de la proposition de loi reconnaissant le génocide arménien sur nos relations avec la Turquie. Cette initiative parlementaire a suscité une profonde incompréhension de la part du gouvernement turc. Ce dernier ne comprend pas que l'Assemblée nationale française tranche un débat historique, ni qu'une telle décision soit le fait du pays le plus favorable au rapprochement entre la Turquie et l'Union européenne. Les réactions sont donc très vives, et même violentes s'agissant de la presse turque. Cependant, le gouvernement turc n'a encore pris aucune décision. Le gouvernement français ne prendra aucune initiative particulière et maintiendra sa présence diplomatique dans la région, ce qui suppose une relation forte avec la Turquie.

Le Ministre a déclaré souscrire à l'analyse de M. Valéry Giscard d'Estaing à propos de l'Iran. Il a rencontré à deux reprises le ministre iranien des Affaires étrangères mais une rencontre plus solennelle serait sans doute opportune. Par ailleurs, les Iraniens manifestent leur volonté de privilégier leurs relations avec la France. Il conviendra de faire en sorte que la Coupe du monde de football ne donne lieu à aucun incident.

C'est sans doute le bon moment pour approfondir nos relations avec ce pays. Toutefois, les tenants de l'ancien régime disposent encore des positions fortes et un affrontement avec le Président iranien est possible.

M. Valéry Giscard d'Estaing a fait observer que cet affrontement était programmé dans le temps puisque les élections législatives se dérouleraient dans deux ans. Un parti du Président est en cours de constitution ; il présentera certainement des candidats et bénéficiera d'un raz-de-marée anti-conservateur.

Le Ministre a considéré que l'affrontement pourrait donc survenir avant ces élections.

En ce qui concerne l'Irak, la France a adopté une position à la fois claire, cohérente et courageuse. La France avait déjà oeuvré en faveur de la résolution "pétrole contre nourriture" et avait plaidé ensuite pour son élargissement. De fait, aujourd'hui l'Irak a le droit d'exporter plus qu'il ne peut produire. De nouvelles discussions sont en cours au sein du Conseil de sécurité sur les conditions d'autorisation des importations du matériel nécessaire à une augmentation de sa production.

La France a plaidé la possibilité de traiter les problèmes chapitre par chapitre : nucléaire, balistique, biologique et chimique. Le dossier nucléaire est désormais quasiment clos, et le dossier balistique est en voie de l'être. En revanche, les chapitres biologique et chimique continuent de susciter des interrogations. Certains experts estiment qu'il existe de sérieuses probabilités que l'on découvre un jour des dispositifs, certes inemployables, mais qui constitueraient autant de preuves d'une dissimulation de la part de l'Irak. La France ne peut s'exposer inconsidérément sur ces sujets ; le ferait-elle qu'elle n'entraînerait pas une évolution de la position des Etats-Unis. La France rappelle en revanche les conditions, définies par le Conseil de sécurité, de la levée de l'embargo et qu'il n'existe aucune résolution secrète qui ferait dépendre cette levée de la chute du régime irakien. Ces sujets ont été franchement abordés avec M. Tarek Aziz ; la solution dépend en partie des Irakiens.

_______

· Inde

· Irak

· Iran

· Pakistan

· Proche Orient

· Prolifération


© Assemblée nationale