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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 17

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 20 janvier 1999
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Jack Lang,

et de M. Henri Nallet

SOMMAIRE

 

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– Audition, commune avec la Délégation de l'Assemblée nationale pour l’Union européenne, de M. Joschka Fischer, vice-chancelier, ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d'Allemagne, sur les objectifs de la présidence allemande de l’Union européenne ..........




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Audition de M. Joschka Fischer, vice-chancelier, ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d'Allemagne

M. Joschka Fischer a remercié le Président Jack Lang pour son invitation. Il s'agit, selon lui, d'une bonne occasion, en ce début de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne, de s'adresser aux représentants du peuple français, meilleur ami et premier partenaire de l'Allemagne pour le développement de l'Europe.

Les relations entre la France et l'Allemagne sont tout à fait particulières ; elles sont même uniques. Les ennemis héréditaires depuis des siècles et jusque dans notre époque moderne sont devenus non seulement de bons et pacifiques voisins, mais aussi des amis et des partenaires, dont les rapports se sont avérés être le moteur de l'intégration du continent tout entier. Ce qu'il y a de fascinant dans les relations franco-allemandes, c'est précisément le fait que, tout en ayant acquis des ressemblances, les Allemands et les Français demeurent très différents dans leur mentalité. Cette différence fait justement toute la productivité de leur relation pour l'Europe.

Depuis longtemps, les relations franco-allemandes mettent l'accent sur deux aspects, à savoir la réconciliation de nos peuples et la construction d'une Europe pacifique et prospère par la voie de l'intégration. Cette idée nouvelle, voire révolutionnaire, qui vient de France, est la réponse à des siècles d'aspirations hégémoniques violentes, d'équilibres précaires et de terribles guerres en Europe.

Aujourd'hui, nul ne peut plus imaginer une guerre qui opposerait France et Allemagne ou une guerre à l'intérieur de l’Union européenne. Sans la coopération très étroite entre Allemands et Français - on se contentera de mentionner Monnet, Schuman, de Gaulle, Adenauer, Giscard d'Estaing, Schmidt, Mitterrand et Kohl -, jamais l'Europe n'aurait pu aller si loin. Sans cette coopération, il n'y aurait ni marché intérieur, ni union économique et monétaire, ni politique étrangère et de sécurité commune. La dynamique exemplaire dont ont fait preuve l'Allemagne et la France pour faire avancer l'unification européenne ne repose pas sur la ressemblance, mais bien plutôt sur la complémentarité entre leurs deux peuples, une complémentarité qui les a régulièrement amenés à conjuguer dans une même volonté et dans une même action leurs intérêts, leurs mentalités et leurs traditions bien souvent fondamentalement différents.

Ces derniers temps, d'aucuns ont eu l'impression que les relations avaient perdu de leur intensité. En réalité, cette coopération a encore reçu de nouvelles impulsions au Sommet de Postdam. On doit cependant faire face ensemble à de nouvelles données. D'une part, une nouvelle situation est née après la chute du Mur de Berlin, la transformation de l'ordre de sécurité et la mondialisation des relations internationales. L'Allemagne et l'Europe ont radicalement changé et doivent réajuster leur rôle et leurs relations mutuelles dans ce contexte modifié. Le processus prend du temps et demande une compréhension réciproque. D'autre part, s'est progressivement affaiblie la force des sentiments qui, après la guerre, avait poussé les populations à se réconcilier. On peut dire aujourd'hui que ce grand objectif de la réconciliation est atteint. On vit une phase de "post-réconciliation", pour reprendre l'expression tout à fait pertinente d'Hubert Védrine. C'est une raison de se réjouir, et non de s'adonner à la nostalgie.

L'amitié franco-allemande aurait-elle perdu son importance cruciale pour cela ? D'autres liens la remplaceront-ils ? M. Joschka Fischer s'est déclaré persuadé du contraire. Le partenariat et l'amitié franco-allemands sont de nos jours aussi indispensables - voire plus - qu'il y a cinquante ans pour la deuxième "raison d'être" de ces rapports privilégiés : l'unification de l'Europe. Néanmoins, il ne s'agit plus aujourd'hui de régler les problèmes de ce siècle, mais plutôt de se préparer à gérer ceux du siècle prochain.

La coopération franco-allemande revêt une nouvelle importance dans cette perspective et tout particulièrement en raison de l'élargissement prochain de l’Union européenne. En effet, une Union à 21 membres ou plus ne pourra s'unifier vraiment que si l'Allemagne et la France lui servent de charnière et de moteur d'intégration. C'est pourquoi on doit pouvoir s'appuyer dans les relations franco-allemandes, sur une base de confiance solide, comme celle d'aujourd'hui, une base qu'il convient de sauvegarder et de développer. Les rapports bilatéraux franco-allemands s'inscrivent donc, aujourd'hui plus que jamais, dans une responsabilité européenne.

Dans la "relance" de ces relations, que tant de personnes ont à la bouche, il ne saurait s'agir de créer de nouvelles institutions franco-allemandes. Au contraire, on doit faire preuve d'esprit critique en examinant ce que les institutions actuelles fournissent comme travail et celui qu'elles pourront fournir à l'avenir. Il s'agit plutôt, comme l'a déclaré le Président Chirac, de réanimer la relation ; il faut avant tout pour ce faire des idées nouvelles. On doit réfléchir à la manière de promouvoir davantage les rencontres entre les citoyens, d'intensifier les liens entre les sociétés civiles - au niveau des partenaires sociaux, des Eglises et des organisations non-gouvernementales -, et de renouveler sans arrêt l'intérêt des jeunes. L'Office franco-allemand pour la jeunesse et les nombreux jumelages entre villes et régions, écoles et universités sont loin d'avoir épuisé leurs possibilités.

Il faut donc doter les relations franco-allemandes de moyens financiers appropriés, comme cela a été prévu à Berlin. Les deux services diplomatiques pourraient et devraient coopérer encore plus étroitement, et on rappellera l'idée qui fait l'objet de discussions depuis un certain temps, malheureusement sans avoir encore été réalisée, d'Ambassadeurs communs, c'est-à-dire un Ambassadeur pour la France et l'Allemagne dans un pays tiers.

Le 1er janvier 1999 a été, après le 9 novembre 1989 - le jour de la chute du Mur de Berlin -, la deuxième date historique pour l'Europe en cette fin de siècle. L'introduction d'une monnaie commune, la première depuis l'empereur romain Dioclétien, n'est pas en premier lieu un acte économique, mais avant tout un acte souverain et donc éminemment politique. En communautarisant sa monnaie, l'Europe s'est également décidée en faveur d'un chemin autonome vers l'avenir et en faveur d'un rôle autonome dans le monde de demain. Or, l'Union n'a à ce jour que partiellement le caractère d'un sujet politique. C'est pourquoi la communautarisation de la monnaie va engendrer vis-à-vis des structures communautaires manquantes aux plans politique et démocratique une tension dont la dynamique ébranlera prochainement l'actuel statu quo.

Ce "choc fédérateur", comme on dit en France, qui émanera de l'euro, doit être exploité énergiquement en commun pour renforcer la capacité d'action politique de l'Union et orienter ses structures intérieures vers les nouvelles tâches.

L’Union européenne devra se préoccuper à l'avenir de quatre grandes tâches : la modernisation du contrat social européen, l'élargissement aussi rapide que possible de l'Union, le renforcement de sa capacité d'action politique et l'amélioration de sa légitimation démocratique. L'Allemagne et la France doivent se concentrer maintenant sur la gestion de ces défis, non pas sous forme d'une entente exclusive, mais sous forme d'une entente élémentaire, animateur et catalyseur dans le cercle de leurs partenaires.

La mondialisation exige que l'on s'entende sur les objectifs sociaux et les valeurs sociales de l'unification européenne. Un modèle de société spécifique s'est dégagé progressivement en Europe. En dépit de toutes les différences qui peuvent exister entre nos pays, leurs sociétés reposent toutes sur deux piliers : la liberté individuelle et la solidarité avec les pauvres et les faibles. L'équilibre qui existe entre ces piliers est l'élément qui distingue le contrat social européen d'autres modèles de société, le modèle américain par exemple.

L'Etat social démocratique de type européen - que Michel Albert a appelé "capitalisme rhénan" - se voit soumis, à l'ère de la mondialisation, à une pression sans pareille exercée par la compétition mondiale. Les 18 millions de demandeurs d'emploi enregistrés dans l’Union européenne sont la conséquence intolérable de cette concurrence qui se durcit sans cesse. Ce n'est qu'en réformant fondamentalement les sociétés que l'on sera à même de gérer ce défi. La réponse ne peut cependant pas consister à "américaniser" l'Etat social européen - même si, c'est certain, on peut apprendre et adapter aux traditions européennes certains éléments en pratique aux Etats-Unis ; il s'agit bien plutôt de le moderniser en s'appuyant sur les traditions culturelles et les valeurs européennes. Trouver des voies pour y parvenir représente une tâche importante, également du point de vue de la conception, qui incombe conjointement à l'Allemagne et à la France.

En introduisant l'euro, on a d'ores et déjà donné une réponse importante et dès à présent efficace qui permet à l'Europe d'intervenir sur la scène mondiale aux plans économique et monétaire. L'euro doit pourtant être assorti d'une composante sociale. Les citoyens européens attendent à juste titre que non seulement les gouvernements nationaux s'attachent à faire reculer le chômage, mais aussi que le niveau européen participe à cet effort. L'Allemagne et la France font preuve ici d'une grande cohésion. Elles veulent réaliser de grands progrès au sein de l’Union européenne sur la voie d'une politique de l'emploi efficace et adopter un Pacte européen pour l'emploi lors du Conseil européen de Cologne. Ce pacte sera le signe d'une politique de l'emploi active qui table davantage sur la prévention, en particulier sur la diminution du chômage des jeunes et du chômage de longue durée, et sur la réduction des discriminations à l'égard des femmes sur le marché du travail.

L'élargissement est, après l'introduction de l'euro, le prochain pas historique qu'aura à accomplir l'Europe. Après la fin de la guerre froide, l'Union ne doit pas rester limitée à l'Europe occidentale, mais c'est l'essence même de l'idée d'intégration européenne qu'elle soit paneuropéenne.

L'élargissement de l'Union vers le Sud a été un grand succès au plan économique ainsi qu'aux plans politique et démocratique, et c'est précisément ce succès qu'il convient de reproduire avec l'élargissement de l'Union vers l'Est et le Sud-Est. C'est en effet la seule façon de garantir durablement la prospérité, la paix et la stabilité dans l'Europe entière. Et c'est seulement au moment de l'ouverture vers l'Est et le Sud-Est que l'Union pourra prétendre, en tant qu'espace culturel et communauté de valeurs, à parler pour l'Europe entière. Compte tenu des expériences dans les Balkans, il n'est pas responsable d'un point de vue politique de laisser s'ériger une zone d'instabilité de l'autre côté des frontières de l'actuelle Union européenne. Par ailleurs, cela constituerait un manquement à la parole donnée aux nouvelles démocraties, qui aurait des conséquences fatales pour l'Europe. Il n'y a donc pas d'alternative à l'élargissement, lequel doit cependant être complété par une politique méditerranéenne active. Dans ce contexte, on ne peut accepter de "géo-clientélisme", l'Allemagne "servant" l'Est et la France le Sud. La stabilisation de l'environnement oriental comme méridional est dans l'intérêt de la France et de l'Allemagne, et de l'Europe entière.

Les négociations d'élargissement doivent conduire le plus vite possible à des résultats pratiques. Cela signifie que, tout en faisant progresser énergiquement les négociations d'adhésion, on doit maintenant s'employer à rendre les structures de l'Union capables de gérer l'élargissement. La capacité d'élargissement et la capacité d'adhésion doivent progresser parallèlement. Plus tôt l'Union entreprendra les réformes nécessaires et plus les pays candidats à l'adhésion poursuivront intensivement leurs réformes internes, plus le processus d'élargissement avancera rapidement et sans heurt.

Deux choses sont nécessaires à la capacité d'élargissement : l'aboutissement de l'Agenda 2000 et de vastes réformes institutionnelles de l'Union. M. Joschka Fischer s'est déclaré optimiste : on parviendra à mener à bien, d'ici le 24/25 mars, les négociations sur l'Agenda 2000, ce qui n'est pas seulement nécessaire comme préalable à l'élargissement, mais aussi de manière tout à fait générale pour garantir la capacité de réforme de l'Union. Cette confiance repose sur le fait qu'après le départ fantastique qu'a pris l'euro, aucun partenaire ne peut avoir intérêt à présenter au monde l'image d'une Europe faible. Cependant, chacun le sait, les négociations sont très difficiles. On ne réussira que si l'on négocie l'Agenda 2000 comme un tout et si chacun - également la France et l'Allemagne - s'associe à la recherche d'un compromis. Il ne doit pas y avoir de gagnants ni de perdants. La présidence allemande a pour objectif de parvenir à une solution équilibrée.

Pour assurer l'avenir et la légitimité de l'Union, il faut répartir équitablement les charges financières. Etant l'Etat membre de l'Union doté du plus fort pouvoir économique, l'Allemagne demeurera le principal contributeur net de l'Union. En voulant plus d'équité, elle n'a nullement pour objectif un "juste retour", pas plus qu'elle ne cherche à faire pression sur d'autres pays membres, intention qu'on lui prête parfois. Au contraire, elle a pris l'engagement dans les traités instituant l’Union européenne, de se montrer solidaire vis-à-vis des pays plus faibles. Cet engagement est respecté. Mais si des pays qui, d'après les critères du rapport sur les ressources propres de l’Union européenne, disposent d'une plus grande prospérité par habitant s'avèrent être des bénéficiaires nets de l'Union, un certain équilibre a été perturbé qu'il convient de rétablir. On ne peut que se réjouir de voir que la France considère comme légitime cet objectif que l'Allemagne partage avec d'autres Etats membres.

De même, l'élargissement et surtout le prochain cycle de négociations au sein de l'OMC rendront une réforme de la politique agricole commune inévitable. Cette question suscite en France une inquiétude particulière. Mais si l'on ne réforme pas la politique agricole européenne, on n'arrivera pas à financer les coûts récurrents de l'élargissement. Pour éviter de constituer des stocks élevés, la Commission voudrait rapprocher les prix de ceux qui sont appliqués sur le marché mondial. Cela est important dans la perspective de l'amélioration des chances européennes d'exportation. Mais si les prix baissent, il faut accorder une compensation aux agriculteurs sous forme d'aides directes au revenu. Afin de maintenir dans un cadre raisonnable les charges qui en résulteront, on peut envisager d'en faire passer une partie sous la responsabilité directe des Etats membres. Ceci n'affecterait pas la politique agricole commune, c'est-à-dire l'ordre du marché, un point important selon M. Fischer. Il ne s'agirait donc pas d'une renationalisation de la politique agricole. Du reste, est-il acceptable que plus de 50 % du budget de l’Union européenne soient affectés à un secteur qui, si l'on considère l’Union européenne dans son ensemble, n'intervient que pour 2,4 % dans la création de la valeur ajoutée brute ?

De plus, l'élargissement implique absolument des réformes sur le plan des institutions européennes. En France, cette question est considérée comme particulièrement urgente. Chacun aurait aimé davantage de progrès à Amsterdam. Une Union élargie doit rester capable de fonctionner et d'agir sinon le prix à payer pour l'élargissement s'avérera trop haut, pour les membres de l'Union comme pour les nouveaux adhérents.

Ensemble, l'Allemagne et la France doivent dissiper le malentendu selon lequel les réformes institutionnelles sont évoquées à titre de prétexte pour fixer une nouvelle condition ou même mettre un frein à l'élargissement de l’Union européenne. C'est précisément le contraire : membres fondateurs de l’Union européenne, elles ont un intérêt particulier à ce que cette Union puisse être élargie tout en restant capable de fonctionner, et c'est pour cette raison qu'elles veulent parachever les réformes institutionnelles à temps avant la fin des négociations d'adhésion.

Ces réformes doivent être axées sur une plus grande efficacité de la Commission, une extension des décisions à la majorité qualifiée ainsi qu'une pondération plus démocratique des voix au sein du Conseil. L'élément essentiel permettant de garantir la capacité d'action d'une Union élargie réside dans la volonté d'accepter des décisions majoritaires dans un maximum de domaines. C'est pourquoi le nouveau gouvernement fédéral plaide pour que, à long terme, la nécessité d'un accord unanime au sein de l’Union européenne soit limitée aux questions qui revêtent une importance fondamentale comme les amendements aux traités.

Dans le cadre du Conseil européen de Cologne, devrait être donné le signal de départ pour la convocation d'une nouvelle conférence intergouvernementale qui serait consacrée en priorité aux réformes institutionnelles. Il est souhaitable que l'Allemagne et la France donnent des impulsions essentielles dans ce domaine.

A l'ère de la mondialisation, les Etats-nations européens, même les plus grands d'entre eux, ne pourront s'imposer que s'ils renforcent également la capacité d'action politique de l'Europe. Seule une Union capable d'agir sur le plan de la politique étrangère peut garantir la paix en Europe et faire valoir son rôle accru sur la scène internationale. Grâce à l'euro, non seulement les Français et les Britanniques mais aussi les Allemands et tous les autres Européens apprendront à penser en termes de politique mondiale, non plus en tant qu'Etats-nations mais toujours en tant qu'Européens.

L'Europe a besoin d'une politique étrangère et de sécurité commune digne de ce nom. On peut espérer que la nomination du Haut Représentant pour la PESC fera faire un grand pas en avant. Tout comme la France, l'Allemagne plaide pour que l'homme ou la femme qui sera désigné à ces fonctions soit une personnalité politique d'envergure sachant s'imposer. Le nouvel instrument des stratégies communes rendra plus faciles les décisions à la majorité dans le domaine de la PESC. L'intention allemande est d'appliquer ce nouvel instrument tout d'abord aux régions voisines à l'Est et au Sud de l’Union est européenne.

La mise en oeuvre d'une politique étrangère et de sécurité commune nécessite également une identité européenne de sécurité et de défense. L'Europe doit relever un défi essentiel qui consiste à aménager, grâce à une action multilatérale et conjointe avec d'autres partenaires, l'ordre politique international pour en faire un ordre de paix sur la base du droit international. En disant cela, on pense notamment aux développements récents qui vont dans le sens d'un renforcement de l'unilatéralisme dans la politique internationale. La défense collective restera une tâche incombant à l'OTAN et, comme la SFOR le montre en Bosnie, l'Alliance joue également un rôle important dans la gestion des crises. Mais l’Union européenne doit également devenir capable de pratiquer sa propre gestion militaire des crises chaque fois que l'UE et l'UEO considèrent qu'il est nécessaire d'agir et que les partenaires de l'Amérique du Nord ne veulent pas participer à l'action. La force d'extraction pour le Kosovo déployée en Macédoine et dirigée par la France constitue un premier pas dans cette direction. Elle doit être mise à profit pour développer également une capacité d'action européenne autonome.

On a tout lieu de se réjouir de ce que, grâce à l'initiative de Tony Blair à Pörtschach et à la rencontre franco-britannique qui s'est déroulée à Saint Malo, cette question ait évolué de manière positive. Au cours de sa double présidence à la tête de l'UE et de l'UEO, l'Allemagne redoublera d'efforts pour exploiter cette nouvelle dynamique conjointement avec la France, la Grande-Bretagne et d'autres partenaires et faire progresser la création d'une identité européenne de défense et de sécurité.

Plus l'Union devient une entité capable d'agir, plus la légitimation démocratique de ses actions doit être grande. Depuis Maastricht, on ne peut plus partir du principe que les citoyens acceptent quasi automatiquement les décisions du Conseil, surtout lorsqu'il s'agit d'interventions essentielles, comme la communautarisation de leur monnaie. Il est donc extrêmement important pour la poursuite de l'intégration européenne de renforcer la légitimation démocratique des institutions européennes. Cela signifie en premier lieu une extension des droits du Parlement européen. Il faudrait également réfléchir à la façon de mieux associer les parlements nationaux comme le prévoit déjà le Traité d'Amsterdam.

Pour renforcer les droits des citoyens, l'Allemagne propose l'élaboration d'une Charte européenne des droits fondamentaux dans le but de consolider la légitimité et l'identité de l’Union européenne. Elle a l'intention de prendre une initiative à ce sujet au cours de sa Présidence.

Le bond en avant qui vient d'être fait en matière d'intégration avec l'introduction de l'euro et le prochain élargissement de l'Union posent aujourd'hui de manière inéluctable la question des frontières européennes. Jusqu'où va l'Europe au plan géographique ? Jusqu'où est-il possible de l'élargir ? Mais aussi : où s'arrête l'Europe à l'intérieur, où sont les limites de l'Europe face aux nations et régions ? En un mot : la question de la finalité de l'Europe est aujourd'hui double. Pendant quarante ans, l'Europe a avancé en appliquant la "méthode Monnet". Le résultat est unique et il est pris en exemple dans le monde entier. Mais on est maintenant arrivé à un point où les citoyens veulent savoir de manière plus précise quelle est la destination du voyage.

Est-ce qu'à la longue, l'idée de l'Europe en tant que chantier permanent sera assez porteuse pour enthousiasmer nos citoyens ? Ne sont-ils pas impatients de savoir à quoi ce bâtiment ressemblera un jour et quelle sera leur place à l'intérieur ? M. Fischer a déclaré ne pas avoir de réponse toute prête à cette question, mais a estimé que l'on devrait y répondre ensemble. Il ne s'agit pas de déclencher un nouveau débat à propos du fédéralisme. L'Europe est déjà trop avancée pour se laisser emprisonner dans des termes tels que fédération d'Etats ou Etat fédéré. L'Europe est et reste une construction sui generis. La question ne se laisse pas non plus réduire au principe de subsidiarité. Il s'agit bien davantage de chercher la forme que l’Union européenne entend se donner à l'avenir, d'établir un équilibre entre l'Union et les Etats membres, il s'agit du rôle des citoyens au sein de cette Union et surtout de la question de la légitimation démocratique des décisions européennes. Le moment est venu de réfléchir ensemble à ces questions.

Le Président Jack Lang s'est réjoui de la relance de l'intégration politique à Cologne. Il a néanmoins estimé que les Etats-Unis d'Europe étaient encore loin, même si ces propositions nous permettent d'avancer concrètement.

M. Paul Quilès, président de la Commission de la Défense, a évoqué les propos de M. Fischer sur l'évolution vers l'unilatéralisme et l'éloignement du multilatéralisme, dont les conséquences sont très négatives aux Nations Unies. Il lui a demandé de préciser sa pensée à ce sujet : les récentes actions américaines en Irak reflètent-elles cette évolution ? Quelles solutions permettraient de sortir de la crise irakienne ?

M. Joschka Fischer s'est prononcé pour un encadrement strict des opérations de maintien de la paix dans le cadre du droit international. D'autres propositions formulées à propos de la révision du concept stratégique de l'Alliance conduiraient à autoriser l'OTAN, dans certaines hypothèses, à conduire des opérations militaires sans mandat explicite du Conseil de sécurité des Nations Unies. M. Quilès lui a demandé son appréciation sur ces propositions qui semblent avoir la faveur des Etats-Unis.

Il a évoqué les divergences de vues au sein de l'Alliance sur les interventions éventuelles de l'OTAN en dehors de sa zone. Comment surmonter ces oppositions ?

Les récents événements qui se sont déroulés au Kosovo constituent un véritable défi à la communauté internationale. La stratégie appliquée jusqu'ici ayant échoué, il convient désormais d'exercer sur Belgrade une pression crédible, appuyée sur un recours à la force si nécessaire. Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer l’Union européenne et le Groupe de contact ?

M. Henri Nallet, président de la Délégation de l'Assemblée nationale pour l’Union européenne, a relevé dans les propos de M. Fischer deux problèmes préoccupants sur lesquels il a souhaité avoir quelques précisions.

Sur la réforme des institutions de l'Union, il a adhéré à l'analyse de M. Fischer. Les institutions doivent être réformées, d'abord parce qu'elles fonctionnent mal, ensuite pour préparer l'élargissement dans de bonnes conditions. M. Nallet a enregistré avec intérêt et espoir la position de principe de M. Fischer : institutions réformées avant l'élargissement. Il l'a interrogé sur les points sur lesquels devaient porter les efforts de manière prioritaire.

Sur les objectifs et le calendrier de la négociation de l'Agenda 2000, il a pris note de la volonté allemande de clore les négociations à l'échéance du mois de mars. Dans la mesure où il s'agit avant tout d'une négociation budgétaire dans laquelle l'Allemagne est le principal demandeur, il s'est étonné d'une perspective de solution aussi rapide d'un dossier aussi difficile. Il a souhaité connaître les raisons de cet optimisme.

Le Président Jack Lang a souligné les efforts consentis par l'Allemagne et a observé que c'était la grandeur de la construction européenne que chacun de nos pays accepte un certain nombre de compromis, y compris de dernière minute. Evoquant Maastricht, il a rappelé que c'est à la dernière minute que la date de fixation de l'entrée en vigueur de l'euro avait été arrêtée.

M. François Léotard s'est réjoui de la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe permettant à des soldats allemands d'intervenir sous conditions dans les conflits. Il a considéré, à propos du Kosovo, que les frappes aériennes étaient impossibles en raison de la présence des observateurs de l'OSCE. La même situation que nous avons connue en Bosnie a été reproduite.

Il a demandé à M. Fischer s'il considérait, comme le gouvernement français, qu'une intervention terrestre était inenvisageable sans la participation des forces américaines.

Les réflexions diplomatiques ne doivent elles pas laisser la place à des considérations d'une autre nature ? Ne faut-il pas envisager une présence militaire au sol d'une force européenne, y compris allemande, qui serait bien entendu légitimée par un mandat?

Il l'a interrogé sur la place qu'il accordait au nucléaire, non seulement dans le domaine civil, mais dans le système à venir de la défense européenne.

Le Président Jack Lang a rappelé qu'un groupe de travail avait été mis en place à Postdam afin de trouver une solution qui respecte à la fois les souverainetés nationales, l'esprit de coopération qui nous anime et le respect des contrats et engagements réciproques.

M. René André, s'exprimant également au nom de M. Bernard Cazeneuve, a interrogé M. Joschka Fischer à propos de la décision prise par le gouvernement allemand de renoncer au nucléaire et d'interdire le retraitement des déchets nucléaires. Cette décision est en contradiction avec les engagements passés entre l'Allemagne et la France qui récuse l'argument de force majeure.

Il a souhaité des précisions sur le calendrier et sur le rapatriement des déchets en attente. Qui indemnisera la perte subie par la COGEMA ?

M. François Guillaume a évoqué la demande allemande de voir diminuer sa contribution budgétaire et s'est inquiété des risques qui pèsent sur la PAC. Il a estimé que, par le passé, à chaque difficulté rencontrée, la France avait fait des sacrifices plus importants que l'Allemagne. Il a rappelé que l'Europe avait contribué largement au financement de la réunification allemande. En outre, les futurs élargissements vont constituer un atout linguistique, culturel, politique non négligeable pour l'Allemagne.

La PAC est la seule politique intégrée. Va-t-on faire marche arrière en procédant à sa renationalisation ?

M. Gérard Fuchs a souligné la nécessité d'une révision institutionnelle préalable à l'élargissement.

Il a évoqué la procédure de décision majoritaire dans le domaine sensible de la fiscalité sur les revenus financiers.

Il a demandé si l'Allemagne était prête à faire en sorte que la politique de défense devienne une politique de l’Union européenne. L'exemple du Kosovo ne devrait-il pas nous en convaincre ? Si l'Europe est impuissante, les drames se poursuivront.

A propos des questions de défense et de sécurité, M. Joschka Fischer a estimé que l'on ne devait pas faire de reproches aux Etats-Unis, lesquels, en intervenant en Bosnie, ont mis fin à une guerre en Europe, pour la troisième fois dans l'Histoire, répondant ainsi à l'appel des Européens.

S'agissant de l'Irak, on ne peut accepter qu'un dictateur sanguinaire joue au chat et à la souris avec les Nations Unies, ne respecte pas les résolutions du Conseil de Sécurité et puisse se doter d'armes de destruction massive. Cela étant dit, les progrès de la vérification ont réduit les capacités militaires irakiennes et l'élargissement de la résolution "pétrole contre nourriture" est une bonne idée.

La révision du concept stratégique de l'Alliance atlantique ne peut se traduire par une trop grande extension des missions de l'OTAN. Cette dernière a un champ géographique clair qui doit sans doute être révisé du fait de la fin de la guerre froide. Mais l'Alliance doit rester essentiellement une alliance de sécurité transatlantique.

Toute intervention de l'OTAN en dehors de sa zone doit se fonder sur un mandat clair émanant du Conseil de Sécurité ou de l'OSCE. Sans doute, à propos du Kosovo, l'OTAN agit alors que le mandat international n'est pas précis. Cette exception ne saurait devenir la règle. Dans l'intérêt de la paix et de la Russie elle-même, celle-ci doit jouer un rôle plus constructif.

La situation au Kosovo peut être considérée comme particulièrement grave. On attend les résultats de la mission du vice-ministre russe des Affaires étrangères. L'argumentaire serbe présentant la répression comme une riposte au terrorisme n'est pas acceptable, pas plus que les entraves mises à l'action de l'OSCE. Il n'est pas acceptable non plus que l'autre partie revienne à la violence.

Les membres de l'Alliance et ceux du Groupe de contact - y compris la Russie - doivent rester prudents et maintenir entre eux un niveau de consensus élevé. Il est positif qu'un processus politique ait pu s'enclencher avant le massacre de Racak. L'objectif est de parvenir à une solution politique mais Belgrade doit savoir que toutes les options sont ouvertes. Les déclarations du Conseil de sécurité sont utiles car elles contribuent à isoler la Yougoslavie.

Une résolution du Bundestag a permis à l'Allemagne de participer à la mission de l'OSCE. L'action de cette dernière ne doit pas être jugée sévèrement. Il s'agit d'une mission de vérification utile, qui n'a pas de caractère militaire, et qui doit s'accomplir dans des conditions difficiles.

M. Joschka Fischer a ensuite abordé la question des réformes institutionnelles. Dans la perspective de l'élargissement, la question cruciale est celle de la capacité de l’Union européenne à agir, et donc celle de l'efficacité des modes de décision. Comment imaginer qu'elle conserverait la même efficacité avec les institutions actuelles malgré son élargissement ?

Par ailleurs, renoncer à l'élargissement serait revenir sur la parole donnée et accepter une zone d'instabilité à nos frontières. La réussite de l'intégration de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce montre bien l'intérêt qu'il y a à ne pas différer les problèmes et à favoriser l'émergence à l'Est et au Sud-Est de l'Union d'une zone de stabilité démocratique. Il faut tout faire pour rendre l'élargissement possible ; il faut notamment avancer sur la réforme institutionnelle et celle du financement de l'Union.

Sur ce dernier point, l'objectif de conclure sous présidence allemande repose sur l'idée que l'on ne peut plus reporter les évolutions nécessaires. Un désaccord aurait un effet catastrophique : l'introduction de l'euro impose une responsabilité accrue à l'Union. La date du règlement de la négociation Agenda 2000 n'a pas été fixée arbitrairement à Cardiff, elle tient notamment compte de la suspension prochaine des travaux du Parlement européen.

Le problème essentiel est de parvenir à déterminer des contributions au budget communautaire équilibrées. Chacun devra faire un pas dans les différents secteurs de négociation de manière à ce qu'un compromis global soit acceptable par tous. La proposition de la Commission d'un plafond de ressources à 1,26% du PIB communautaire semble acceptable par tous. Sur la PAC, il faut étudier la possibilité d'un financement partiellement national, tout en maintenant le pouvoir de décision à Bruxelles. L'intérêt de l'Allemagne n'est pas d'isoler la France, dont les préoccupations sont légitimes. Cependant, le maintien de la PAC dans sa forme actuelle poserait d'énormes problèmes tant à cause de l'élargissement que dans le cadre des négociations OMC. La question des fonds structurels et du fonds de cohésion devra également être posée, ainsi que celle de la remise britannique. La situation des contributeurs nets doit être réexaminée, même si l'Allemagne sait qu'elle restera le principal d'entre eux.

Il faut avoir conscience de l'évolution de la situation politique intérieure de l'Allemagne. L'abandon de sa monnaie est celui d'une partie de son histoire. Les politiques européennes ont fait jusqu'à Maastricht l'objet d'un large consensus, mais pas d'un débat public : ce temps est révolu. Désormais, toute étape essentielle de la construction européenne doit franchir des obstacles internes en Allemagne.

M. Joschka Fischer a souligné les différences culturelles qui distinguent la France de l'Allemagne, et qu'il a appris à connaître grâce à ses nombreux séjours en France, dont le premier remonte à ses seize ans.

Il a rappelé que, né en 1948, il appartenait à une génération marquée par la guerre, même s'il ne l'avait pas vécue. C'est ainsi que défendre sa patrie est une obligation tant en France qu'en Allemagne, mais cette défense est perçue différemment dans chacun de ces pays.

Au cours de ce siècle, la France a dû lutter par deux fois pour sa survie. Lors de la dernière guerre, toute une génération allemande est partie de bonne foi au combat pour ce qui s'est révélé un crime de guerre et une agression contre un autre peuple. Ce passé explique que l'Allemagne est aujourd'hui plus prudente par rapport au concept de défense, qui apparaît au contraire comme une évidence en France.

Une autre différence se retrouve dans la manière de considérer l'énergie nucléaire en France et en Allemagne ; ce débat n'est pas seulement technique mais culturel. Il existe des divergences entre la France et l'Allemagne sur ce point, mais celles-ci ne doivent pas conduire à une confrontation. Il faut au contraire s'efforcer de trouver une voie commune, comme cela a été décidé à Postdam.

M. Joschka Fischer a rappelé que renoncer à l'énergie nucléaire était une promesse électorale de la nouvelle majorité que les Allemands ont portée au pouvoir. Il convient en conséquence que le gouvernement allemand actuel mette en oeuvre cette promesse, même s'il est conscient qu'il doit s'accommoder, au sein de l'Europe, de deux puissances nucléaires, la France et la Grande-Bretagne, dont il ne partage pas les points de vue. Une voie commune devra pourtant être trouvée pour surmonter les divisions et apporter des solutions aux problèmes des indemnités - c'est du ressort des juristes -, et des salariés menacés dans leur emploi. Les inquiétudes des régions et des hommes concernés par ces décisions sont légitimes. Un groupe de travail doit promouvoir des solutions pragmatiques qui préservent l'amitié et la force d'intégration du couple franco-allemand au sein de l'Europe.

En ce qui concerne l'aspect militaire du nucléaire, il faut tenir compte des positions respectives de la France, puissance nucléaire, et de l'Allemagne, qui est membre de l'OTAN.

En ce qui concerne le Kosovo, M. Joschka Fischer a approuvé la décision de l'OSCE d'envoyer des hommes sur le terrain, étant entendu qu'en cas de menaces sérieuses, il est prévu de pouvoir mettre fin rapidement à cette mission et de procéder à l'extraction de ces hommes. Le problème décisif n'est pas tant celui de l'engagement militaire que la solution politique à apporter à la crise afin de permettre à cette région de rompre avec une conception passéiste du pouvoir et de s'ouvrir à l'Europe.

La renationalisation de la PAC serait une erreur. L'Allemagne ne la souhaite pas d'autant qu'elle sait ce qu'elle doit, dans le domaine agricole, à la construction européenne. Toutefois, il est du devoir du gouvernement allemand de défendre avec ardeur les intérêts de son pays même si un compromis doit être conclu. Comment, dans une Europe à 21 membres, sera-t-il possible d'imaginer une discipline budgétaire sans participation nationale au financement de l'agriculture ? Telle est la question que pose l'Allemagne.

En ce qui concerne les réformes institutionnelles, M. Joschka Fischer a estimé qu'il y avait une "fenêtre de temps" à utiliser. Il s'est déclaré "très prudent" sur l'adoption à la majorité des décisions concernant les sujets fiscaux.

On parlait naguère d'euro-sclérose, en comparaison avec le dynamisme asiatique. Tout doit être fait aujourd'hui pour permettre à l'Europe de continuer sur sa lancée et de franchir un nouveau pas avec l'élargissement.

Le Président Jack Lang a remercié M. Joschka Fischer pour la franchise et la chaleur de ses propos, dont il a souligné les aspects novateurs.

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