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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 35

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 11 mai 1999
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Jack Lang, président

SOMMAIRE

 

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– Audition de M. Alain Richard, ministre de la Défense, sur la situation au Kosovo ..........


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Audition de M. Alain Richard, ministre de la Défense, sur la situation au Kosovo.

Le Président Jack Lang a expliqué que cette audition était l'occasion pour le Ministre de la Défense d'établir un bilan de l'efficacité militaire des bombardements, d'exposer comment l'OTAN a pu commettre l'erreur de bombarder l'ambassade de Chine, de commenter l'annonce et surtout la réalité d'un retrait des forces serbes du Kosovo.

Quels éléments permettent-ils de penser que le régime yougoslave est à la veille de fléchir ? Un certain nombre de signes indiquent que l'opinion serbe est lasse de cette guerre et que Milosevic est à la recherche d'une solution politique. Les récents événements pourraient nous inciter à rebrousser chemin. Mais nous ne devons pas céder à cette propagande qui voudrait brouiller les cartes en dénonçant les Alliés comme les barbares et Milosevic comme un faiseur de paix. Les exactions se poursuivent au Kosovo avec une sauvagerie et des conséquences qui dépassent de très loin les effets malheureux et regrettables des quelques erreurs commises par l'OTAN. Par exemple, l'assassinat de Fehmi Agani a été pratiquement passé sous silence alors que cet homme, proche d'Ibrahim Rugova, était un homme de paix.

L'OTAN intensifie ses bombardements : dans quelle mesure est-il possible de préserver le Monténégro ?

Où en est le déploiement des forces de l'OTAN en appui à l'action du HCR ? Comment se fait le partage des tâches ?

Où en est l'UCK ? Quelle est sa capacité de résistance ? Est-il exact qu'elle pratiquerait des enrôlements forcés et aurait caché des armes en Macédoine ?

Où en est l'étude d'un parachutage d'une aide humanitaire sur le Kosovo ?

Le département d'Etat américain vient de publier un rapport sur le nettoyage ethnique qui fait apparaître que 90 % des Kosovars auraient été chassés de chez eux - 700 000 vers l'étranger, 600 000 à l'intérieur du Kosovo - et dresse la liste des exécutions sommaires. Le gouvernement français a-t-il des commentaires à faire sur ce rapport ?

M. Pierre Brana a abordé la question des actes hostiles aux militaires français en Macédoine. Quels sont-ils ? De quelles minorités viennent-ils ? Il a également demandé si le moral des militaires français était bon.

M. Roland Blum a demandé si l'on disposait d’informations, au-delà des éléments fournis par l’OTAN, concernant les nombreuses bavures qui ont eu lieu. Le commandement de l’OTAN détient-il de très bons renseignements sur les cibles à atteindre ou s’agit-il d’approximations ? Selon la presse, le gouvernement serbe aurait les moyens de détourner des tirs. Est-ce une fiction ou une réalité ?

Faisant observer que la presse se montrait plus prudente que lors de la guerre du Golfe, Mme Michèle Alliot-Marie a demandé au Ministre de la Défense quelle était son appréciation sur la qualité de ses comptes rendus. S'agissant du coût des opérations, les crédits du ministère de la Défense permettront-ils de faire face aux dépenses ou un réajustement sera-t-il nécessaire ?

Rappelant qu’un corps expéditionnaire français ne serait jamais admis par la population française, M. Charles Ehrmann s’est inquiété de savoir à quel moment une censure pourrait être établie dans le cas où cette mesure s’avérerait nécessaire.

S’agissant de la pression psychologique exercée sur les autorités serbes, M. René Mangin a demandé si on pouvait aller au-delà des frappes chirurgicales. Ne peut-on mettre en œuvre les hélicoptères Apache présents sur place ou est-ce impossible du fait de la réactivation de la diplomatie ?

Concernant le bombardement de l’ambassade de Chine, M. François Loncle a demandé si la France connaissait les raisons exactes de cette erreur. On dit que les hélicoptères Apache ne seraient pas opérationnels. Qu’en est-il ? Enfin, l’Italie fait formellement état de lâchage de bombes désamorcées sur le lac de Garde par les avions stationnés à Istrana. Est-ce exact ?

Soulignant qu’il n’était pas favorable à une intervention terrestre, M. André Borel a fait observer qu'il n'en était plus question. Compte tenu des bavures et des nouvelles de retrait des forces serbes du Kosovo, serait-ce toujours une solution ?

M. Alain Richard, ministre de la Défense, a tout d'abord rappelé que les Alliés avaient choisi une seule forme d'action – des frappes aériennes – pour atteindre un seul et unique objectif militaire : détruire les capacités militaires et répressives de la Serbie. La contestation des moyens choisis est libre et légitime mais elle perd tout fondement si elle ne débouche pas sur des propositions alternatives. Celles-ci pouvaient être soit de poursuivre les négociations sans établir un rapport de forces, soit d'engager une intervention terrestre. Toutes deux présentaient beaucoup plus d'inconvénients que celle qui a été choisie par les Chefs d'Etat et de gouvernement de l'Alliance.

Cette action a pour résultat d'entraver très sérieusement les déplacements des forces serbes au Kosovo qui ne sont plus constatés que dans quelques endroits, autour des poches de résistance de l'UCK. Les armes lourdes se déplacent peu. La capacité de l'armée serbe de menacer la population a été réduite mais n'a pas disparu.

Il convient de garder à l'esprit l'asymétrie qui s'impose à des démocraties respectueuses des lois de la guerre et soucieuses de limiter les pertes civiles par rapport à une dictature qui ne renonce à aucune forme de violence. Lorsque l'on stigmatise l'inefficacité des frappes aériennes, l'on suggère implicitement qu'il faudrait écraser les forces serbes et ce qui les entoure sous les bombes. Or, les démocraties ne peuvent plus employer ce type de méthodes. Pour l'avenir, les démocraties devront conduire une réflexion sur cette question-clé.

La détermination politique des autorités de l'Alliance reste très forte. La seule issue pour le régime yougoslave consiste à diviser les démocraties. Les initiatives de M. Milosevic visent ce résultat.

L'intensification de l'action de l'OTAN consiste à assurer une présence aérienne permanente au-dessus du Kosovo afin de réduire encore les mouvements des forces serbes. La France a affecté 22 appareils de combat supplémentaire, ce qui porte à 102 le nombre des avions français engagés dans les opérations.

Les hélicoptères Apache ont été déployés pour répondre à une demande du général Clark afin d'exécuter des frappes à basse altitude. Leur période d'entraînement a été prolongée. Ces appareils ne changeront pas fondamentalement les données du conflit.

La limitation des frappes sur le Monténégro est une contrainte justifiée. Les Monténégrins ont élu le Président Djukanovic contre un proche de M. Milosevic. Il n'est pas vraisemblable que se développe dans ce pays un mouvement populaire de ralliement à la politique serbe.

La presse nationale fait preuve d'une grande prudence s'agissant de la teneur des informations. La liberté éditoriale des rédactions est complète. Il est certain que ceci contribue à accentuer la dissymétrie des moyens par rapport à la censure exercée par les dictatures.

Le bombardement de l'ambassade de Chine est la conséquence d'une erreur. Il y a eu méprise sur la nature de la cible qui a été confondue avec un bâtiment où se trouve un élément de la chaîne de commandement serbe. C'est une erreur unique parmi les 15 000 missions effectuées depuis le 23 mars.

Les forces serbes n'ont pas les moyens de détourner les tirs. Cependant, le guidage laser suppose de bonnes conditions optiques. En allumant des feux, l'armée serbe a parfois empêché que plusieurs cibles d'un même site soient atteintes. Ces cas sont très marginaux.

Aucune bombe n'a été larguée dans le lac de Garde. Dans les tous premiers jours, des appareils ont dû lâcher leurs bombes dans l'Adriatique, quand ils n'avaient pas pu les lancer sur leurs cibles, afin de pouvoir apponter sur le Foch en toute sécurité. Les plans de missions ont été modifiés afin que les avions larguent leurs bombes sur des cibles fixes quand ils n'ont pu viser les cibles désignées.

Les mouvements laissant croire à un retrait des forces serbes au Kosovo doivent être analysés avec prudence : ils peuvent aussi faire partie des opérations tentées par le pouvoir serbe pour créer des dissensions entre les Alliés et faire fléchir les plus déterminés d'entre eux. Il est aussi envisageable que le pouvoir serbe commence à se rapprocher des objectifs des Alliés, dans une sorte de réflexe de survie face à la destruction progressive de son potentiel militaire, lequel constitue en fait l'essence même de ce pouvoir. Certains signes pourraient être interprétés comme un fléchissement de la détermination du gouvernement ; il existe en outre des tensions au sein de la population serbe, ce qui dément la présentation, parfois faite, d'une prétendue "union sacrée" autour du Président Milosevic. La population serbe ne peut, en effet, traverser ce conflit comme elle a traversé les précédents conflits de l'ex-Yougoslavie, qui se déroulaient en dehors de son territoire. L'on ne peut dire pour l'instant si ces tensions pourraient entraîner des changements au sein de l'équipe dirigeante à court terme.

Le Ministre a observé que le terme de bombardement était choisi à dessein pour rappeler les bombardements alliés de la seconde guerre mondiale, alors que les frappes actuellement conduites par l'OTAN ne présentent rien de commun avec ceux-ci.

En ce qui concerne les facteurs susceptibles de mettre en cause le régime serbe, il a souligné que le Tribunal pénal international interviendra au terme de son travail d'enquête et d'analyse et engagera des procédures à l'encontre du gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie.

Le soutien dont bénéficie l'UCK au sein de la population albanaise – tant celle restée au Kosovo que celle réfugiée – est très grand. Les membres de cette formation ne disposent que d'un armement léger, qu'ils acquièrent par leurs propres moyens. Il y a eu, en effet, des mouvements tendant à l'enrôlement forcé de recrues dans les premiers moments de l'arrivée des réfugiés en Albanie. Depuis que l'accueil de la population réfugiée a été organisé dans les sites, l'on n'a plus assisté à de telles tentatives. L'UCK a effectivement caché des armes en Macédoine mais ne semble pas y constituer un facteur d'instabilité, car elle y effectue peu de mouvements et c'est surtout l'Albanie qui constitue sa base arrière. L'UCK compterait une dizaine de milliers de soldats.

Il est vrai que les forces françaises situées en Macédoine – à l'est du pays, où se trouvent des villages à population serbe – essuient quelques actes d'hostilité, comme l'envoi de projectiles. Néanmoins cela reste à un niveau qui n'affecte pas la capacité de la brigade française.

L'une des questions qui risquent d'obérer la préparation de la force de mise en œuvre d'un accord destinée à être déployée au Kosovo est l'état de l'opinion publique en Grèce. Ce partenaire politique se trouve dans une situation stratégique, dans la mesure où les dispositifs matériels lourds, de même que les effectifs en hommes, devront transiter par Thessalonique. Le gouvernement grec a fait preuve d'une coopération totale. Mais des manifestations sont organisées par le parti communiste grec, qui dispose de fortes ramifications syndicales.

Le moral des militaires français est excellent car le sens et la portée de leur mission ressortent clairement des circonstances. Le coût des actions engagées dans la région peut être évalué à 400 millions de francs chaque mois. Ce montant n'est pas hors de proportion avec les engagements extérieurs que nous conduisons chaque année. Le rôle que joue notre pays dans ces événements correspond pleinement à celui d'une démocratie, aussi le Ministre de la Défense n'est-il pas favorable à ce que l'on fixe en quelque sorte à l'avance un montant de dépenses à ne pas dépasser. Ces charges augmenteraient de beaucoup s'il arrivait que l'on perde, par exemple, deux appareils – ce qui représenterait le coût de deux mois de conflit.

Les forces serbes semblent commettre moins d'actes d'éviction et de violence à l'encontre de la population albanaise du Kosovo qu'il y a un mois. Il apparaîtrait qu'une grande partie des 600 000 personnes de la communauté albanaise demeurées au Kosovo puissent demeurer dans leurs foyers, en les abandonnant provisoirement pour des zones de repli en fonction des risques sporadiques. La préservation de la vie de cette population constitue d'ailleurs l'un des soucis majeurs dans la perspective d'une attaque terrestre : les forces serbes pourraient en effet utiliser la population comme bouclier humain face à une offensive alliée.

M. Etienne Pinte a souhaité savoir si les stocks de missiles dont disposait l'Armée de l'air étaient suffisants. Il a regretté la médiatisation du retard de près de trois semaines dans l'utilisation des Apache et a demandé des éclaircissements sur la perte de deux de ces appareils.

M. Alain Juppé s'est enquis des progrès accomplis dans le contrôle de l'approvisionnement pétrolier de la Serbie.

M. Alain Richard a apporté les précisions suivantes.

Quelques informations inexactes sont parfois publiées par la presse qui ne tient pas compte des rectificatifs. L'Armée de l'air française n'a utilisé pratiquement aucun missile dans ses interventions, mais des bombes. Le stock de missiles est resté stable, celui des bombes guidées a certes diminué, mais il est possible de le recompléter sans délais pénalisants. Dans 75% des cas, il s'est agi de bombes guidées.

S'agissant de l'engagement des Apache, on peut toujours critiquer telle ou telle médiatisation mais l'action militaire menée actuellement est médiatisée : la presse est libre. Le commandement de l'opération a demandé l'engagement d'Apache aux autorités américaines qui, comme les autres, ont donné leur accord. Les conditions d'emploi de ces hélicoptères ont été discutées entre le commandement de l'opération et le responsable de l'armée de terre américaine. Les Apache sont vulnérables aux attaques par missiles tirés depuis le sol, ce qui suppose qu'ils ne soient employés que pour des incursions relativement brèves. La mobilité de ces hélicoptères est affectée par l'éloignement de leur site de déploiement de la frontière d'Albanie et du Kosovo. Les conditions particulières à la région, prises en compte dans leur entraînement, expliquent pour partie la perte de ces appareils. La France ne possède pas actuellement de force comparable. Les Tigre, dont elle disposera dans un avenir proche, représentent le même type de force avec les mêmes conditions d'engagement dont il conviendra d'expliquer les limites. Les contraintes d'utilisation des Apache ont sûrement été expliquées mais cette information n'a pas reçu autant d'écho que celle concernant leur mise à disposition.

Les implications de l'emploi de la force par les démocraties dans le cadre d'un débat public vécu au quotidien mériteraient une réflexion. Les démocraties seraient-elles devenues intrinsèquement inaptes à l'emploi de la force du fait des multiples contre-effets que comporte leur liberté de débat ? Les faits démontrent le contraire et les démocraties sont aptes à surmonter ces contradictions.

Le débat sur le contrôle de l'approvisionnement en produits pétroliers progresse entre les pays de l'Union européenne et ceux de l'Alliance. La majorité des pays intéressés reconnaît qu'il n'est pas possible d'effectuer des contrôles de force sur les navires battant pavillon des pays n'ayant pas adhéré à cet embargo. Des difficultés sont apparues avec certains pays, notamment la Grèce, qui ont pourtant souscrit à l'embargo. On tente d'amener ceux qui ne sont membres ni de l'Union, ni de l'Alliance, à se rallier à cet engagement. Le nombre de pays ayant accepté que leurs navires soient vérifiés en mer Adriatique devient substantiel. Les Etats-Unis, relativement peu suivis au sein de l'Alliance, insistent pour engager une forme d'action qui correspond à un acte de guerre. Aussi, pour l'instant, aucun contrôle n'est effectué. Ce désaccord est en cours d'éclaircissement au sein du Conseil Atlantique. Il existe d'autres moyens de limiter l'approvisionnement de la Serbie en produits pétroliers, notamment par l'interruption des voies de communication entre le port monténégrin de Bar et l'hinterland de Serbie. Dans ce contexte, un dommage civil s'est produit à Morina qui commande l'un des accès vers le Kosovo. La plupart des routes sont en cours de fermeture. La difficulté du contrôle maritime ne changera donc pas l'issue de ce conflit.

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