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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 23

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 13 décembre 2000
(Séance de 9 heures)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de l'Amiral Jean-Luc Delaunay, Chef d'état-major de la Marine

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La Commission a entendu l'Amiral Jean-Luc Delaunay, Chef d'état-major de la Marine.

Remerciant l'Amiral Jean-Luc Delaunay d'être venu informer la Commission des incidents techniques qui, ces derniers mois, ont perturbé et même interrompu le fonctionnement du Charles-de-Gaulle, le Président Paul Quilès a rappelé que ces incidents avaient donné lieu à des commentaires nombreux, imprécis et trop souvent tendancieux. Il a jugé qu'il était par conséquent nécessaire de prendre une vue objective des faits, compte tenu de la place du Charles-de-Gaulle au sein de la Force d'action navale.

Il a souhaité qu'au-delà de l'avarie la plus récente et sans doute la plus marquante, celle de la cassure de pale de l'hélice bâbord, la commission engage avec le Chef d'état-major de la Marine un dialogue global sur l'ensemble des problèmes techniques posés par la mise au point définitive du bâtiment, soulignant qu'il s'agissait d'un équipement d'une grande complexité dont la conception reposait en grande partie sur des solutions techniques très innovantes.

Le Chef d'état-major de la Marine a indiqué que le porte-avions Charles-de-Gaulle était revenu mardi 12 décembre au bassin qui, dès le 15 décembre aura été vidé, ce qui permettra d'accéder aux hélices. Il a souligné que la rupture de la pale de l'hélice bâbord constituait un incident très sévère pour les milliers d'ingénieurs, de techniciens et d'ouvriers qui avaient travaillé pendant quatorze ans à la réalisation de ce bâtiment, dont il a rappelé la complexité inouïe, due à la multiplicité de ses fonctions (aérodrome, réacteur nucléaire, activités industrielles, ville de 2 000 habitants). L'Amiral Jean-Luc Delaunay a estimé que cet incident était également sévère pour l'équipage, qui travaillait depuis quatre ans à transformer le Charles-de-Gaulle en outil de combat, et pour la Marine qui a consenti pour ce programme d'énormes efforts financiers et humains, soulignant que ces efforts ne trouveront leur justification que lorsque le bâtiment sera en mesure d'accomplir les missions qui lui sont assignées. Le Chef d'état-major de la Marine a alors jugé compréhensible le réflexe de déception observé aujourd'hui, d'autant plus que la rupture d'une pale d'hélice constitue une avarie rare en haute mer et qu'elle intervient après que les difficultés successives de mise au point eurent été surmontées à chaque fois avec méthode, patience et ténacité.

L'Amiral Jean-Luc Delaunay a expliqué qu'il convenait pour autant de mettre cet incident en perspective : en quinze mois, les 60 000 milles nautiques parcourus par le porte-avions Charles-de-Gaulle ont permis de valider le fonctionnement des systèmes de propulsion, des installations aéronautiques, des moyens opérationnels et du système de combat, seul le missile Aster n'ayant pas encore fait l'objet d'essais, prévus initialement au début du mois de mars. Par ailleurs, au cours du transit vers Fort-de-France, le bâtiment a navigué à 20 n_uds de moyenne, tout en assurant les mouvements aviation, ce qui représente une performance d'importance essentielle car il s'agit de la vitesse de transit opérationnelle.

Le Chef d'état-major de la Marine a indiqué que deux enquêtes, menées par la DGA et la DCN, étaient en cours, l'une portant sur les raisons de la rupture métallurgique, l'autre sur les conditions d'acceptation et d'installation des hélices. Après avoir précisé que les résultats de ces enquêtes devraient être remis au Ministre de la Défense le 21 décembre prochain, l'Amiral Jean-Luc Delaunay a ajouté qu'était également en cours l'analyse de la viabilité du remplacement de l'hélice endommagée par une hélice de rechange issue du programme Clémenceau. Il a expliqué que cette analyse aboutirait au mois de janvier 2001 et qu'en cas de compatibilité entre les deux systèmes, le porte-avions Charles-de-Gaulle sortirait du bassin à la mi-février et reprendrait ses essais à la mi-mars. Il a indiqué enfin que la DCN étudiait dans le même temps le remplacement des hélices d'origine par de nouvelles hélices qui devraient être installées au début de l'année 2002 et permettraient au bâtiment de retrouver sa capacité opérationnelle initiale. L'Amiral Jean-Luc Delaunay a exprimé sa conviction que la DCN avait la capacité de remédier à cette avarie. Il demeure cependant l'hypothèque qui pèse sur la ligne d'arbres bâbord, qui sera levée mi-janvier 2001. Il a précisé que les premières investigations autorisaient un certain optimisme sur ce point. Il a rappelé enfin qu'était de toute façon prévue, entre le 15 janvier et le 15 mars, une période d'entretien intérimaire du navire et que, par conséquent, cette avarie supplémentaire ne remettait pas en cause le calendrier des essais.

Le Président Paul Quilès a interrogé le Chef d'état-major de la Marine sur les rôles respectifs de l'état-major de la Marine et de la DGA dans la réalisation du programme de porte-avions nucléaire. Revenant ensuite sur les incidents successifs qu'avait connus le bâtiment au cours des derniers mois (phénomènes vibratoires sur les gouvernails, combustion d'un élément de protection d'une cuve de chaufferie, fuite sur un condenseur de vapeur), il a demandé quel était leur degré de gravité et s'ils relevaient des difficultés normales de mise au point.

L'Amiral Jean-Luc Delaunay a rappelé que la DGA est le seul organisme d'acquisition des équipements militaires, agissant comme maître d'ouvrage pour le Ministre de la Défense. La DGA gère les contrats avec le maître d'_uvre, en l'occurrence la DCN, qui est chargé pour sa part de réaliser les équipements. La Marine nationale intervient à deux stades, en amont, sur les spécifications, qui, une fois arrêtées, permettent le lancement de la commande par le Ministre de la Défense, et à la fin du processus pour l'acceptation du bâtiment. L'Amiral Jean-Luc Delaunay a expliqué qu'intervenait à ce stade la commission permanente des essais, qui regroupe un officier général de la Marine et un ingénieur général de l'armement. Après l'intervention de cette commission s'effectue la clôture d'armement, qui permet à la Marine de prendre le relais du constructeur comme exploitant. Il a insisté sur le fait que la clôture d'armement se traduisait par une vérification des grandes fonctions du bâtiment mais pas de chacun des équipements. Il a précisé enfin que, pour le porte-avions Charles-de-Gaulle, la clôture d'armement avait eu lieu le 28 septembre 2000.

S'agissant des incidents survenus sur le Charles-de-Gaulle au cours des essais qui se déroulaient depuis 15 mois, l'Amiral Jean-Luc Delaunay a expliqué qu'ils pouvaient être classés en deux catégories selon qu'ils avaient appelé des transformations du bâtiment ou avaient seulement nécessité des réglages. Prenant l'exemple de l'incident survenu sur les gouvernails, il a indiqué qu'il avait révélé qu'ils n'étaient pas à la bonne position et qu'il avait fallu déplacer les safrans, en corrigeant le dessin initial. De même, l'allongement de la piste a été rendu nécessaire par la décision d'embarquement des avions Hawkeye prise en 1992, alors que le bâtiment avait été conçu en 1986. Il a rappelé que, dès 1992 les ingénieurs étaient conscients que cette décision tendrait à modifier les données initiales. Parallèlement à ces correctifs, des incidents qui ne nécessitent que des réglages peuvent survenir : tel est le cas pour la corrosion naturelle apparue sur les tubes de circulation des réfrigérants, dont 10 % des 3 400 présents sur le navire ont été changés lors de la remise à niveau après essais (RANAE). S'agissant enfin des problèmes de radioprotection, c'est un changement de normes qui a nécessité une intervention sur le Charles-de-Gaulle à l'origine d'un début d'incendie, la norme CIPR 26 ayant été modifiée en 2000 au profit de la norme CIPR 60, six fois plus exigeante.

Au total, le Chef d'état-major de la Marine a estimé qu'à l'instar de tous les prototypes, le porte-avions Charles-de-Gaulle avait fait l'objet de modifications mais qu'en nombre et en coût, elles étaient somme toute mineures par rapport à l'ampleur du programme. Il a reconnu toutefois que, en raison de son caractère de symbole, le Charles-de-Gaulle était placé, avec les difficultés qu'il peut rencontrer, sous les feux de la rampe médiatique.

Après avoir souligné que les difficultés de mise au point étaient inhérentes à la notion même de prototype et que d'autres grands programmes comme les programmes spatiaux étaient également rythmés par des incidents divers, parfois graves, le Président Paul Quilès s'est cependant interrogé sur l'absence de rechange de l'hélice bâbord.

M. Charles Cova a demandé quand l'équipage s'était rendu compte de l'avarie, combien de temps la ligne d'arbres avait continué à tourner et dans quelles conditions. Il a souhaité savoir si elle avait pu être endommagée.

Exprimant sa tristesse devant l'avarie subie par le Charles-de-Gaulle, M. Arthur Paecht a évoqué les effets sur l'opinion publique de la succession d'incidents rencontrés lors des essais du bâtiment. Il s'est par ailleurs inquiété d'éventuelles répercussions sur le système de propulsion de l'accroissement du tonnage du navire, passé de 36 000 tonnes à la conception à 40 000 tonnes, notamment du fait de l'allongement de la piste. Il s'est également interrogé sur la qualité de la réalisation industrielle des hélices et sur la signification de l'incendie survenu dans les locaux du bureau d'études de l'entreprise à qui cette réalisation avait été confiée. Il s'est alors demandé si les incidents et avaries du Charles-de-Gaulle pouvaient avoir un impact sur les débats relatifs au lancement d'un programme de deuxième porte-avions du même type dans le cadre de la prochaine programmation militaire et s'il avait été bienvenu de vendre le Foch aussi vite. Citant la décision tardive d'équiper l'Aéronavale de Rafale biplaces, il s'est enfin demandé si, au-delà des difficultés inhérentes aux prototypes, des questions de procédures d'élaboration des concepts ne se posaient pas.

M. Pierre Lellouche a demandé des précisions sur la date de début de fabrication de l'hélice, sur les conditions de sa réception par la Marine et sur le moment où le porte-avions sera réellement opérationnel.

M. Jean Briane a considéré qu'un problème de responsabilité était posé, même s'il comprenait la tristesse des marins face aux difficultés d'un « bateau symbole » qui a fait rêver depuis plus de quatorze ans. Evoquant ensuite la défectuosité non décelée à temps de certains matériaux et leurs éventuelles conséquences sur la ligne d'arbres, il s'est interrogé sur les rapports entre la DGA, maître d'ouvrage, et la DCN, maître d'_uvre, notamment pour la réalisation des contrôles de qualité, se demandant si le nombre des intervenants n'était pas, en ce domaine, trop élevé. Il a conclu son propos en faisant observer que la situation actuelle l'amenait à s'interroger sur le rôle de DCN.

M. Jean-Noël Kerdraon a insisté sur les insuffisances de communication du ministère de la Défense au cours de la période d'essais du Charles-de-Gaulle, estimant à cet égard que la Marine avait trop peu mis l'accent sur la difficulté et la durée de la mise au point d'un bâtiment technologiquement très complexe. Il a souligné que l'ensemble des personnels de DCN partageait d'autant plus le malaise ressenti par la Marine, que cette entreprise avait accompli de très grands efforts d'adaptation qui avaient donné, à ce jour, des résultats positifs. Rappelant ensuite que le porte-avions Foch avait été construit en six ans, il a considéré que l'allongement de la durée de construction du Charles-de-Gaulle pouvait avoir nui à la qualité de sa fabrication, citant l'exemple de l'oxydation de matériaux du fait d'un trop long temps d'entreposage avant leur montage. S'agissant des hélices, il s'est par ailleurs étonné qu'elles aient été, pour leur part, fabriquées dans des délais relativement courts qui pourraient expliquer les défauts qu'elles ont présentés.

Rejoignant les propos de M. Jean-Noël Kerdraon, M. Jean-Yves Le Drian a jugé que le délai écoulé entre la passation de commande et la mise en service du bâtiment constituait un des facteurs d'explication de la situation présente, en insistant sur le fait que les parlementaires de la Commission ne participaient pas au « ch_ur des persifleurs » même s'ils souhaitaient que toute la vérité soit faite, que le bâtiment puisse recouvrer, au plus tôt, sa pleine capacité opérationnelle et que la Marine retrouve sa fierté de disposer de cet équipement à la qualité reconnue.

M. René Galy-Dejean a fait état de sa compréhension à l'égard de la tristesse des marins devant une avarie qui affectait un bâtiment destiné à leur inspirer un légitime sentiment de fierté. Il a tenu à leur exprimer sa solidarité. Plus généralement, il a considéré que les responsabilités étaient partagées à tous les niveaux et dans tous les milieux concernés et que l'avarie résultait essentiellement d'une inadaptation des systèmes de décision dans le processus de fabrication du navire. Il a enfin exprimé sa confiance dans le travail conjoint de la Marine et de DCN pour trouver les meilleures solutions techniques et industrielles nécessaires à la réparation de cette avarie.

L'Amiral Jean-Luc Delaunay a apporté les éléments de réponse suivants :

- la Marine a mis en service un porte-avions dont les hélices étaient certifiées conformes par le service constructeur maître d'_uvre ; elle en a constaté le bon fonctionnement pendant 15 mois ; elle ne dispose pas d'autres éléments d'information, notamment sur les causes de l'absence d'hélice bâbord de rechange ;

- les photographies prises par les plongeurs du Charles-de-Gaulle montrent que la ligne de cassure peut laisser penser à un défaut de caractère métallurgique ;

- l'avarie est survenue de nuit. Une vibration très forte s'est diffusée dans le bâtiment. La réaction de l'équipage a été immédiate mais quelques dizaines de secondes ont été nécessaires pour stopper la rotation de la ligne d'arbres. Une fois stoppée, la ligne d'arbres a été freinée, puis bloquée ; le navire a ensuite pu prendre une allure de 16 n_uds, au moyen de l'autre ligne d'arbres. Il est peu probable que la ligne d'arbres bâbord ait été endommagée, mais il n'y aura de certitude sur ce point qu'après examen en bassin et certification par DCN ;

- il convient de rappeler que le nombre et l'ampleur des incidents sont à mettre en perspective avec le bon déroulement global du programme et qu'un travail méthodique, rigoureux et tenace a permis de trouver une solution à chacun des incidents rencontrés pendant les essais. La remise à niveau après essais (RANAE), procédure classique pour tous les navires, a permis d'effectuer les derniers ajustements et après la RANAE, le bâtiment a tourné « comme une horloge » jusqu'à l'été 2000. L'avarie survenue sur l'hélice fera l'objet de la même démarche. Le bâtiment devrait reprendre la mer avec des hélices provisoires à la mi-mars 2001, et avec ses hélices définitives début 2002 ;

- les limitations de vitesse induites par les hélices provisoires n'auront pas de conséquences opérationnelles, la vitesse de 26 n_uds n'étant requise que pour le décollage du Rafale dans sa version au standard F3 à pleine charge (air-sol) qui n'entrera en service opérationnel qu'en 2008 ;

- dans tous les pays, les bateaux prennent toujours de la masse entre leur conception et leur entrée en service ; une augmentation de 10 % du tonnage n'est pas anormale ;

- le maintien en service du Foch n'aurait apporté de solution que pendant 3 mois ;

- l'armée de l'Air ayant conclu de son expérience avec ses appareils actuels que 60 % de ses Rafale devaient être biplaces, il était logique que la Marine se rallie à cette décision ;

- la date de début de construction de l'hélice n'est pas connue de la Marine, dans la mesure où elle n'a pas passé le marché et c'est DCN qui a effectué la réception des équipements du navire, non la Marine qui n'est pas l'acheteur, celle-ci n'ayant pas compétence pour connaître de l'organisation et des procédures propres aux relations de travail entre la DGA et DCN ;

- le porte-avions devrait reprendre la mer en mars 2002 avec de nouvelles hélices. Toutefois dès l'été 2001, il devrait être opérationnel avec sa flottille d'avions Super Etendard, une demi-flottille d'appareils Rafale et l'avion de guet Hawkeye. Les capacités du bâtiment devraient alors permettre de remplir toutes les missions confiées au système d'armes ;

la Marine a peut-être mal communiqué dans la période de mise au point du navire. En tout état de cause les marins et les personnels ayant participé à sa construction partagent une même déception face à une avarie qui, par ses conséquences, doit être distinguée des autres difficultés rencontrées au cours de toute période d'essais. La coopération entre la DGA et DCN pour remédier à cette avarie peut être considérée comme exemplaire. La Marine et son chef d'état-major leur font pleinement confiance pour l'accomplissement de cette tâche dans les délais prévus. Il est cependant difficile d'engager à ce sujet une communication qui ne reposerait que sur des analyses théoriques.

M. Robert Gaïa a également exprimé sa solidarité avec les marins et les personnels de la DGA et de DCN, soulignant qu'ils étaient tous meurtris par l'avarie survenue sur le Charles-de-Gaulle. Devant la gravité de certaines accusations, il a demandé si l'acte de réception de la Marine portait sur la totalité des composantes du bâtiment et, plus particulièrement, si elle avait eu à connaître, à ce moment, de contrôles de qualité négatifs sur les hélices.

Sur ce dernier point, l'Amiral Jean-Luc Delaunay, Chef d'état-major de la Marine, a répondu qu'à sa connaissance, tel n'était pas le cas.

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