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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 38

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 29 mai 2001
(Séance de 17 heures)

Présidence de M. Paul Quilès, Président,
puis de M. René Galy-Dejean, Président d'âge

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Jean-Claude Mallet, Secrétaire général de la Défense nationale, sur l'évolution des données stratégiques

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La Commission a entendu M. Jean-Claude Mallet, Secrétaire général de la Défense nationale, sur l'évolution des données stratégiques.

Le Président Paul Quilès a remercié M. Jean-Claude Mallet d'être venu faire le point, comme l'année précédente, sur l'évolution de l'environnement stratégique. Faisant observer que la construction de l'Europe de la défense faisait partie des évolutions majeures de cet environnement, il a souligné que ses implications pour la politique d'équipement et pour l'organisation des forces se faisaient déjà sentir, comme l'illustrent par exemple la décision de lancer de grands programmes comme l'A 400 M ou la constitution, au sein des armées, de quartiers généraux de forces projetables. Il a alors estimé qu'il ne paraissait plus possible aujourd'hui de concevoir notre politique de défense dans une optique essentiellement nationale, sans référence aux actions menées par nos partenaires de l'Union européenne, dès lors que nous nous étions fixé des objectifs militaires communs et que nous n'envisagions pas d'intervenir autrement qu'en commun pour faire face à une crise de grande ampleur. Il a jugé que cette réalité était de nature à modifier en profondeur les données de base de la politique de défense pour les années à venir.

Il a également évoqué les orientations de la nouvelle administration américaine, dont il a considéré qu'elles n'étaient pas sans soulever de graves interrogations. Il a rappelé que la Commission avait déjà beaucoup discuté des plans américains de défense antimissile et que, dans le rapport qu'il lui avait présenté à ce sujet, il s'était, pour sa part, inquiété des conséquences politiques bien réelles, notamment pour le désarmement, de ce qui reste un projet virtuel. Il a ajouté que l'attitude de l'administration Bush suscitait également d'autres préoccupations qui touchaient à sa manière, souvent unilatérale, d'aborder les questions de sécurité.

Remerciant le Président Paul Quilès de lui donner l'occasion d'actualiser les données sur l'évolution du paysage stratégique qu'il avait présentées à la Commission l'an dernier, M. Jean-Claude Mallet a tout d'abord brossé à grands traits la situation internationale, dont il a souligné qu'elle s'éloignait de plus en plus des termes de référence de la guerre froide. Il a estimé qu'elle se caractérisait en premier lieu par deux contrastes.

Un premier contraste oppose la situation de paix en Europe occidentale et centrale, ainsi qu'en Amérique du Nord, à la multiplicité des conflits ouverts ou potentiels dans d'autres régions du monde. Sans précédent dans son histoire, la paix qui règne à nos frontières en Europe occidentale et centrale fait aujourd'hui apparaître la finalité profonde de la construction européenne qui est d'enraciner et de consolider un espace pacifique, et même de l'étendre dans le cadre du processus d'élargissement. Indiquant que, de 1985 à 1997, les dépenses militaires dans le monde avaient diminué de 33 % et que, de 1987 à 1998, les flux internationaux d'armement avaient baissé de 46 % en valeur, le Secrétaire général de la Défense nationale a souligné combien la donne en matière de sécurité s'en trouvait profondément bouleversée. Il a ajouté que la situation dans les Balkans elle-même avait évolué de façon favorable, en comparaison du contexte qui régnait dans cette région au milieu des années 1990. Il est vrai que les Balkans resteront, pour longtemps encore, une source de préoccupation stratégique majeure pour les Européens dans la mesure où la situation n'y est pas stabilisée - qu'il s'agisse de l'état d'esprit des dirigeants et des populations de Bosnie-Herzégovine, de la sécurité du Kosovo, des formes de guérilla en Macédoine, ou des risques de propagation d'éventuelles tensions liées aux relations entre la Serbie et le Monténégro. Toutefois, dans cette partie de l'Europe, une stratégie de maintien de la paix et d'anticipation des conflits graves n'en est pas moins à l'_uvre. M. Jean-Claude Mallet a ainsi noté avec satisfaction que, dorénavant, comme l'ont montré les événements récents en Macédoine, on pouvait observer une mobilisation constante et convergente des Européens, des Américains et des Russes, dès lors qu'un risque de conflit ouvert apparaissait dans la région. La capacité de la communauté internationale à influer sur des acteurs partisans de solutions offensives, avec lesquels il est difficile d'établir des liens de partenariat, permet d'éviter la propagation des incendies allumés ici et là. Le Secrétaire général de la Défense nationale a en conséquence jugé que la situation dans les Balkans était porteuse d'espoir, sans que la pacification de la région puisse être considérée comme définitivement acquise. Il a à cet égard fait valoir qu'une vigilance permanente s'imposait : tel est d'ailleurs le message adressé par la France aux Etats-Unis, dont le désengagement militaire, à court et moyen terme, pourrait avoir des conséquences très négatives. M. Jean-Claude Mallet a ajouté que les changements politiques à Belgrade justifiaient les choix faits par les Européens en termes de présence militaire et de mobilisation politique rapide. Il a toutefois noté que cette politique impliquait l'existence de moyens de renseignement adéquats, déployés en permanence et coordonnés entre Alliés.

Contrastant avec la situation privilégiée de l'Europe et de l'Amérique du Nord, la situation dans le reste du monde est caractérisée par l'existence de 30 à 35 conflits, internationaux ou internes, selon les données de l'ONU. A ce propos, M. Jean-Claude Mallet a souligné l'écart entre la capacité d'anticipation des conflits, très réelle des Etats et de l'ONU ou d'autres organisations internationales, et leur incapacité à prévenir l'éclatement des crises. Pertinent pour le Moyen-Orient, ce constat vaut particulièrement pour l'Afrique, où la capacité d'anticipation des conflits par les Etats ou les organisations internationales est aussi forte que leur incapacité à les empêcher est dramatique. Le Secrétaire général de la Défense nationale a jugé qu'il y avait là une question fondamentale qui n'avait pas encore reçu de réponse satisfaisante. Il a souhaité que les efforts faits par la France au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies puissent contribuer à la réduction de ce décalage, se réjouissant à cet égard de la diplomatie active et collective qu'avait inaugurée la tournée des membres du Conseil de sécurité dans les Grands Lacs. Il a également insisté sur la nécessaire vigilance requise par la situation de l'Afghanistan et du Pakistan, considérant qu'il était de l'intérêt commun des Européens, des Américains et des Russes de surveiller ce double foyer de guerre effective et de propagation du terrorisme armé. Il a indiqué à ce propos que des réseaux terroristes au Maghreb, en Asie centrale et en Europe trouvaient diverses formes de soutien dans ces pays.

Le Secrétaire général de la Défense nationale a ensuite fait valoir que le second contraste caractéristique du paysage stratégique actuel opposait les progrès notables de l'organisation de la société internationale depuis 1990-1995 et le développement de vulnérabilités nouvelles.

Au titre des progrès dans l'organisation de la société internationale, il a tout d'abord cité le rôle majeur joué par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Même si son rôle est parfois contesté par des pays qui n'en sont pas membres permanents, comme par certains de ceux qui le sont, le Conseil de sécurité, représente un élément stable du système international depuis la fin de la guerre froide. C'est un instrument de régulation qui donne une légitimation sans équivalent aux actions internationales de maintien de la paix. Les processus d'association d'Etats à l'échelle régionale sont également des facteurs de structuration de la société internationale. Il en va de même de la reconnaissance du caractère universel de certains droits, transcendant les principes de souveraineté nationale. En dépit des contestations qu'elle peut susciter, l'affirmation d'un droit international humanitaire ou pénal contribue en effet également à renforcer l'organisation de la société internationale. La transparence accrue de l'information et l'émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale (organisations non gouvernementales, médiateurs...) ouvrent par ailleurs des marges de man_uvre supplémentaires dans la régulation des rapports de force internationaux.

M. Jean-Claude Mallet a relevé, par contraste, trois types de vulnérabilités qui affectent le système international. Ces vulnérabilités résultent en premier lieu des interdépendances techniques, économiques et politiques qui favorisent une dissémination, de plus en plus rapide, à l'échelle planétaire, des crises financières, économiques, sanitaires ou des atteintes à la sécurité internationale. Le Secrétaire général de la Défense nationale a cité sur ce point l'exemple des outils informatiques exposés à des risques croissants de paralysie, les virus se propageant désormais, non en quelques jours, mais en quelques heures. Il a également mentionné, à ce propos, la diffusion rapide des crises, financières puis économiques, en Asie ou en Amérique latine.

Une deuxième source de vulnérabilité de la société internationale tient au décalage croissant entre la mondialisation d'un côté, les phénomènes d'exclusion et d'inégalités dans le partage des fruits de la croissance d'autre part. M. Jean-Claude Mallet a fait observer qu'il fallait sur ce point conclure à l'échec patent des politiques d'aide au développement menées depuis quinze ans, des pans entiers du continent africain, notamment, s'enfonçant dans la pauvreté, quand d'autres parties du monde enregistraient une croissance régulière. Cet écart croissant entre les niveaux de développement pourrait être aggravé par la concentration de l'essentiel des nouvelles technologies dans les pays les plus riches de l'OCDE et par le faible niveau des investissements extérieurs dans les pays les plus pauvres. Le Secrétaire général de la Défense nationale a observé qu'une mondialisation non maîtrisée ne ferait qu'accroître ces inégalités. De telles évolutions, combinées à une plus grande transparence de l'information, ne pourraient qu'exacerber les tensions entre les aires de développement divergentes.

Les blocages actuels des négociations, régimes et traités de désarmement représentent une troisième source de vulnérabilité. Le Secrétaire général de la Défense nationale a relevé qu'il s'agissait là d'un phénomène relativement nouveau, après la floraison d'accords internationaux, bilatéraux ou multilatéraux, observée à la fin des années 1980 et dans la première moitié des années 1990, en matière de désarmement conventionnel, nucléaire ou chimique. Aujourd'hui, la dynamique du désarmement est, au mieux gelée, au pire menacée de paralysie. M. Jean-Claude Mallet a cité sur ce point le fait que le traité de non-prolifération nucléaire avait été battu en brèche par l'Inde et le Pakistan, tout comme le régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR) l'était par le développement de capacités balistiques régionales. De même, le traité d'interdiction complet des essais nucléaires n'est pas en vigueur, la convention internationale sur les armes chimiques n'est ni signée ni ratifiée par certains pays importants. Quant aux négociations sur un traité d'arrêt de la production des matières fissiles à des fins militaires (cut-off), elles sont bloquées au sein de la Conférence du désarmement. Le Secrétaire général de la Défense nationale a ajouté à cette description du paysage du désarmement l'annonce par les Etats-Unis d'une démarche et d'un ordre du jour pouvant les conduire à se démarquer nettement des logiques adoptées depuis une vingtaine d'années au moins. Il a souligné que la politique étrangère et de sécurité de la France refusait l'enlisement constaté ces derniers temps. Ces phénomènes pèsent lourd dans nos analyses prospectives de sécurité.

S'agissant du développement de la menace balistique, M. Jean-Claude Mallet a évoqué la poursuite, par certains pays, d'une activité importante en ce domaine, en relevant pour la période qui va de l'été 2000 jusqu'à aujourd'hui, les essais du missile Sahab III, réalisés par l'Iran, les 15 juillet et 21 septembre ou le lancement expérimental par ce pays d'un Scud le 6 mars 2001. Il a également mentionné la présentation par le Pakistan du missile Shaheen II à l'occasion d'un défilé militaire et l'essai réalisé par l'Inde en janvier 2001 d'un missile Agni II d'une portée théorique de 2 500 kilomètres. Il a indiqué que les efforts accomplis par ces pays et d'autres conduisaient à la mise en service progressive de systèmes de missiles de portées égales ou supérieures à 1 500 kilomètres.

M. Jean-Claude Mallet a alors souligné que le constat des vulnérabilités du système international comme l'analyse des hypothèses d'engagement de nos forces armées avaient motivé et justifiaient la décision de professionnalisation ; il convenait de doter ces forces de la capacité de mener des opérations lourdes de prévention ou d'action sur des théâtres souvent lointains.

Il a ensuite relevé une hésitation majeure du système international entre, d'une part une tendance à l'unilatéralisme et au développement d'une logique de puissance et d'autre part, une approche multilatérale recherchant les équilibres et les régulations, telle que la conçoivent la France et ses partenaires de l'Union européenne. Il a alors rappelé que la nouvelle administration américaine procédait à une réévaluation des intérêts des Etats-Unis dans le monde en mettant en _uvre une stratégie politique et militaire orientée selon trois axes principaux : la défense antimissile, le franchissement de nouveaux paliers dans le développement des capacités spatiales et l'ajustement du système de défense aux réalités de l'après-guerre froide après un réexamen complet.

Il a insisté sur le caractère déjà très ancien de la problématique de la défense antimissile aux Etats-Unis. Il a rappelé à ce propos le traumatisme ressenti par les dirigeants mais aussi plus largement par la nation, lorsque le territoire américain était apparu brusquement vulnérable à une frappe balistique soviétique. Cette crainte de la vulnérabilité explique assez largement le consensus latent dont bénéficient a priori dans l'opinion les projets de défense antimissile. M. Jean-Claude Mallet a par ailleurs indiqué que l'administration du Président Bush invoquait également la nécessité de préserver la liberté d'action de la puissance américaine sur la scène internationale pour justifier le développement d'une défense antimissile, se démarquant sur ce point des projets antibalistiques définis sous la présidence Clinton, caractérisés par la mise en valeur d'un volet strictement national de protection du territoire.

Il a alors souligné que les projets américains de défense antimissile s'inscrivaient dans un cadre de réflexion stratégique et théorique mis en place avant même que les technologies aient été mises au point ou les capacités acquises. Après avoir estimé que ces projets répondaient à un souci durable de quitter les cadres de référence de la guerre froide, M. Jean-Claude Mallet a observé que, pour les Etats-Unis, l'aventure spatiale ne faisait que commencer. Citant les domaines de la navigation, de l'écoute, de l'alerte avancée ou des télécommunications, il s'est déclaré convaincu du caractère massif des efforts d'investissement que réaliseront à l'avenir les Américains pour accéder à de nouvelles capacités spatiales, même non directement liées à leur programme de défense antimissile. Il a ajouté que la revue de défense actuellement en cours au sein du Pentagone imprimerait également à la politique militaire des inflexions significatives et de long terme qui affecteraient le « formatage » et les capacités de chacune des armées.

Abordant ensuite la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), M. Jean-Claude Mallet a souligné, en premier lieu, que les organes politico-militaires permanents de l'Union étaient désormais en place et qu'un état-major comprenant une centaine d'officiers serait opérationnel d'ici la fin de l'année 2001. Il a précisé que cet Etat-major de l'Union aurait une capacité de planification stratégique qui lui permettrait de préparer les grands choix militaires, l'Union disposant par ailleurs également des instruments de la gestion civile des crises. Il s'est déclaré certain que la dynamique propre à l'Union européenne avait désormais gagné le domaine militaire et qu'elle conduirait nécessairement au développement de ses capacités politico-militaires. Il a souligné à ce propos qu'à la différence de l'OTAN qui n'avait qu'une vocation de défense, l'Union européenne était à même d'assumer sur la scène internationale une responsabilité globale, de nature non seulement militaire mais aussi politique, diplomatique, économique et humanitaire.

Il s'est également félicité que l'Union européenne soit parvenue à définir des objectifs de capacités militaires, rappelant qu'il restait à concevoir pour leur mise en _uvre des mécanismes de planification, d'évaluation et éventuellement de révision. Il a également mis l'accent sur la nécessité impérative de préserver l'autonomie d'appréciation et de décision de l'Union en matière de définition et de contrôle des objectifs de capacités militaires.

Enfin, il a évoqué la poursuite des mouvements de concentration dans l'industrie européenne de défense, rappelant les récents regroupements dans les domaines de l'espace et des missiles. Il a également mentionné l'entrée en vigueur très récente de l'accord cadre conclu entre les six principaux pays producteurs d'armement de l'Union européenne pour l'application de leur lettre d'intention (LoI) de 1998. Il a précisé que cet accord, qui concernait notamment la recherche, l'exportation et la sécurité des échanges d'information, était de nature à grandement faciliter la coopération des industries de défense des pays concernés.

M. Jean-Claude Mallet a considéré, en conclusion de son exposé, que l'on assistait à un phénomène d'affirmation croissante de grands pôles de puissance. A cet égard, il a relevé le rôle particulier de l'Inde, pays auquel son statut politique, militaire et scientifique conférait désormais une position de partenaire incontournable.

Puis, s'agissant des conséquences stratégiques des évolutions technologiques, il a souligné que la poursuite des progrès combinés de la puissance, de la vitesse et de la miniaturisation, notamment dans le domaine de l'électronique et de l'informatique aboutissait à une transformation de la conception même des systèmes d'armes et de leurs capacités, par exemple en matière de maîtrise de l'espace, de précision et de portée des frappes, de furtivité et, plus particulièrement, de communication, de commandement et de renseignement.

Il a également estimé que dans le monde militaire, comme d'ailleurs dans l'industrie civile, toutes les conséquences de la révolution des communications et de l'informatique n'avaient pas été encore tirées, faisant observer à ce propos que le triptyque traditionnel associant, depuis la seconde guerre mondiale, les chars, les porte-avions et les aéronefs, serait probablement mis en cause, au moins en partie, à plus ou moins long terme. Il a également relevé que le progrès des technologies pouvait modifier les objectifs assignés à la stratégie militaire. Lors du récent conflit avec la Serbie, ont été mis en valeur, par exemple, de nouveaux systèmes d'armes permettant de paralyser des réseaux d'infrastructure avec peu ou pas de victimes civiles. Rappelant que ses fonctions de Secrétaire général de la Défense nationale lui donnaient une responsabilité particulière en matière de protection et de défense des réseaux d'information, il a alors souligné qu'il convenait d'apporter une grande attention aux nouvelles formes d'agression susceptibles d'affecter gravement le fonctionnement de ces réseaux.

Il s'est enfin déclaré préoccupé d'une tendance internationale, notamment américaine, consistant à englober dans le concept classique de dissuasion des stratégies militaires offensives. Il a à ce propos rappelé que, dans la conception française, la dissuasion visait à entretenir une capacité nucléaire minimale, strictement suffisante pour contraindre un adversaire potentiel à renoncer à des projets offensifs. Après avoir mis en exergue la contribution que la dissuasion apportait à la stabilité internationale, il a considéré qu'on ne pouvait, sans en pervertir le sens, élargir ce concept à des doctrines qui rendaient possible une action militaire offensive.

M. René Galy-Dejean, Président, a remercié le Secrétaire général de la Défense nationale pour la quantité d'informations qu'il avait apportée aux membres de la Commission ainsi que pour la qualité de ses analyses.

M. Gilbert Meyer, se référant au sentiment de profonde transformation du système international que lui avait notamment laissé un récent déplacement en Malaisie, a insisté sur la nécessité de la vigilance à l'égard des évolutions stratégiques mondiales. Après avoir rappelé que la construction de l'Europe de la défense reposait principalement sur l'engagement commun de la France, de l'Allemagne, du Royaume-Uni et de l'Italie, il s'est interrogé sur l'éventualité d'une moindre implication des partenaires italien et britannique dans ce projet. Il a enfin demandé s'il n'était pas nécessaire de réactualiser les analyses stratégiques du Livre Blanc sur la Défense de 1994.

Se plaçant dans la perspective de l'examen par le Parlement de la prochaine loi de programmation militaire dont il a espéré qu'il aurait lieu prochainement, M. René Galy-Dejean, Président, s'est demandé si l'Europe et la France pouvaient se borner à tenir un discours critique sur le projet de défense antimissile défendu par l'administration Bush ou si au contraire il ne fallait pas plutôt tirer dans les faits les conséquences de ce choix politique et des décisions, désormais inéluctables, qui en découleront.

M. Jean-Claude Mallet a apporté les éléments de réponse suivants :

- la Grande-Bretagne continue à coopérer de manière très étroite avec la France dans la mise en _uvre de la politique européenne de sécurité et de défense même si, peut-être en raison du changement d'administration américaine et du renouvellement imminent de la Chambre des Communes, son discours est empreint de prudence. La convergence des démarches françaises et britanniques en faveur de la construction de l'Europe de la Défense à la suite du sommet de Saint-Malo de 1998 a surpris les partenaires européens et américains des deux pays et a favorisé des déblocages. Il reste néanmoins toujours nécessaire de veiller à ce que les initiatives en faveur de la constitution de capacités européennes de gestion militaire des crises ne puissent pas être interprétées comme répondant à un objectif de dissociation de l'Alliance Atlantique. L'Italie, quant à elle, suit une démarche résolument européenne et entretient avec la France des rapports de coopération en matière d'armement qui sont désormais d'un niveau sensiblement équivalent à ceux que notre pays a développés avec l'Allemagne. La France défend souvent une conception plus ambitieuse que beaucoup de ses autres partenaires du rôle politique de l'Europe dans le monde et de son autonomie stratégique. Sans pour autant abdiquer ses principes, elle peut néanmoins accepter des compromis. Cependant l'Europe de la Défense peut se construire avec du temps, mais pas au rabais ;

- les analyses prospectives du Livre Blanc sur la Défense de 1994 restent valables dans leur grande majorité. En revanche, le modèle d'armée qui y est développé n'est plus d'actualité, notamment en raison de la fin de la conscription. Une actualisation est donc possible, mais elle relève en tout état de cause d'une décision politique ;

- la France reconnaît les risques liés à la croissance des capacités balistiques de nombreux pays dans le monde. Mais elle ne peut pas se prononcer sur des projets américains de défense antimissile dont le contenu n'est pas encore connu. Les questions fondamentales que soulèvent ces projets ont trait à leurs conséquences éventuelles sur la stabilité internationale et sur le désarmement ou la maîtrise des armements. Pour faire face aux menaces balistiques, qu'elle ne méconnait pas, la France participe aux travaux menés, notamment au sein de l'Alliance Atlantique, sur la défense antimissile de théâtre ; elle ne s'interdit pas de développer certaines capacités dans ce domaine particulier, comme l'évoquait déjà le Livre Blanc de 1994. La démarche française se veut donc tout à la fois vigilante sur les enjeux de la défense antimissile par rapport au concept de dissuasion et à la course aux armements, pressante dans les questionnements adressés aux Américains et ouverte quant aux options à envisager pour faire face au risque balistique. Le communiqué des Ministres des Affaires étrangères de l'Alliance Atlantique réunis le 29 mai à Budapest montre que cette attitude est largement partagée par l'ensemble des Alliés.

M. Gilbert Meyer a fait valoir que la forte pression de l'opinion publique américaine en faveur de la défense antimissile était de nature à prévaloir sur les difficultés techniques de sa réalisation. Il a formulé la crainte que, la réalisation d'un système antimissile semblant inéluctable à terme, certains pays ne se lancent dans une course aux armements et une surenchère préjudiciables à la dissuasion.

M. Jean-Claude Mallet a souligné que les premières capacités antimissiles efficaces qu'il était techniquement possible de déployer, seraient sans doute fondées sur les technologies développées pour la défense contre les missiles de théâtre, notamment à proximité des côtes des zones sensibles. Il a par ailleurs observé que, pour des raisons politiques, l'administration Bush ne pouvait pas s'engager dans une voie qui l'exposerait à une réprobation internationale unanime et qu'elle se devait, par conséquent, de consulter au préalable les alliés des Etats-Unis.


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