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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES,

COMPTE RENDU N° 32

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 18 mai 1999
(Séance de 14 heures)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

SOMMAIRE

 

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– Audition de M. Alain Richard, Ministre de la Défense, sur la crise au Kosovo et la réunion ministérielle du conseil de l’UEO à Brême

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La Commission de la Défense a entendu M. Alain Richard, Ministre de la Défense, sur la crise au Kosovo et la réunion ministérielle du conseil de l’UEO à Brême.

M. Alain Richard a tout d’abord présenté les trois conclusions majeures qui ressortent de la réunion ministérielle de Brême. Celle-ci a, en premier lieu, fait apparaître une expression relativement convergente des points de vue des membres de l’UEO concernant les principaux axes de la déclaration de Saint-Malo, notamment la nécessité pour l’Europe de se doter de meilleures capacités communes. En second lieu, le Ministre de la Défense a souligné que le principe du rattachement de ces capacités communes à l'Union européenne n’avait pas soulevé d’objection ou de controverse particulière, mais représentait au contraire une idée globalement partagée. Enfin, la réunion de Brême a fait apparaître un consensus sur la nécessité pour l’UEO de se fondre dans l'Union européenne. A cet égard, M. Alain Richard a estimé qu’il était toutefois gênant que certains pays membres considèrent d’ores et déjà l’UEO comme un vestige du passé, alors que son intégration dans l'Union européenne prendra nécessairement du temps. Au total, le Ministre de la Défense a estimé qu’existait néanmoins une dynamique en faveur de cette intégration, à laquelle l’échéance prochaine de la fin de la présidence allemande n’a pas manqué de contribuer.

Faisant allusion aux informations parues dans la presse, selon lesquelles le volume de la force terrestre de sécurité destinée à être déployée au Kosovo dans un contexte permissif serait de 50 000 hommes, soit le double de ce qui avait été initialement prévu, le Président Paul Quilès a souhaité avoir confirmation de ce chiffre et s’est demandé si, dans une telle configuration, la France serait en état de maintenir sa part relative au sein du dispositif.

M. Alain Richard a indiqué qu’effectivement un document préparatoire, relatif à la révision à la hausse du volume des forces nécessaires à la mise en œuvre d’un futur accord, était actuellement soumis à l’appréciation des gouvernements alliés. Il a expliqué que l’augmentation des effectifs de cette force était principalement due au poids des missions annexes, notamment de reconstruction des infrastructures, de réinstallation des déplacés ou de déminage.

Il a estimé que la participation de la France à cette force pourrait être maintenue, en cas de nécessité, à son niveau actuel (10 à 12 % des forces engagées). Il a toutefois fait remarquer que, dans l’hypothèse vraisemblable où la force comprendrait des contingents issus de pays non-membres de l’Alliance, la part supplémentaire demandée aux Alliés serait moindre.

M. Guy-Michel Chauveau a interrogé le Ministre de la Défense sur l’importance des destructions infligées aux forces militaires serbes stationnées au Kosovo.

Le Ministre de la Défense, tout en soulignant la difficulté d’une telle évaluation, a néanmoins fait état de progrès encourageants, quoique lents. Il a précisé que les opérations prolongées de bombardement menées par les Alliés avaient permis de cloisonner fortement le théâtre et d’y paralyser les flux logistiques, ce qui rendait, notamment, impossible l’approvisionnement à l’extérieur des forces serbes basées au Kosovo. Il a indiqué, à cet égard, que la police spéciale et l’armée serbes stationnées au Kosovo vivaient sur leurs réserves et, malheureusement, aussi sur celles de la population. Quant à la destruction de ces forces, il a souligné qu’elle restait lente, même si des résultats réels avaient été enregistrés. Les critiques légitimes suscitées par les erreurs d’appréciation des pilotes et les mauvais choix de cibles ne sont naturellement pas sans effet sur le ralentissement du processus d’attrition des forces serbes.

Le Président Paul Quilès a alors demandé des précisions sur le rôle envisagé pour les hélicoptères Apache ainsi que sur les éventuels obstacles politiques qui pourraient être mis à leur utilisation. Il s’est à ce propos étonné du décalage entre l’accompagnement médiatique qui avait suivi l’arrivée de ces appareils sur le théâtre des opérations et la réalité de leur contribution militaire, alors que deux d’entre eux se sont écrasés à l’entraînement, avant même d’avoir été engagés.

M. Alain Richard a souligné que les retards liés à l’engagement des hélicoptères Apache étaient sans doute liés à des considérations militaires et à des débats internes aux états-majors américains.

M. René Galy-Dejean a demandé un bilan actualisé des frappes aériennes, précisant notamment le niveau de réalisation des objectifs fixés. Il s’est également interrogé sur les divergences de point de vue au sein de l’Alliance à propos de la nécessité d’une offensive terrestre, à la suite notamment des récentes déclarations de membres du gouvernement britannique.

M. Alain Richard a indiqué que le bilan des frappes aériennes était actualisé en permanence et que certains objectifs initiaux étaient largement atteints, notamment pour ce qui concerne les forces aériennes yougoslaves en grande partie détruites et désormais réduites à une très faible activité. Mais il a reconnu que, si de nombreuses batteries antiaériennes avaient été anéanties, il restait encore un nombre non négligeable de postes de missiles SAM-6, qui représenteraient une menace sérieuse pour les appareils alliés à basse altitude.

Le Ministre de la Défense a par ailleurs souligné la contradiction entre la volonté d’atteindre des objectifs militaires ambitieux et les limites strictes que se sont fixées les démocraties dans l’emploi de la force. Cette contradiction ne trouvera de solution que dans le temps. Faisant remarquer que le choix effectué entre Européens seuls aurait probablement été le même que celui fait par l’OTAN, il a fait valoir qu’une offensive terrestre aurait présenté les mêmes inconvénients et exposé les populations civiles à des risques au moins aussi grands que la stratégie actuellement suivie. Il a par ailleurs estimé que les récentes prises de position britanniques participaient du souci d’affirmer la présence du Royaume-Uni dans les débats relatifs au conflit.

Évoquant les perspectives de sortie de la crise, le Ministre de la Défense a décrit les différents scénarios envisageables : d’abord les deux extrêmes, c’est-à-dire soit la négociation sur une base de coopération avec le pouvoir serbe, quel qu’il soit, soit l’imposition unilatérale par la force d’un règlement politique au Kosovo. Il a souligné que ces deux scénarios extrêmes étaient difficilement acceptables, notamment par la France. Il a alors présenté un scénario intermédiaire passant par le règlement politique du conflit sur un plan multilatéral, en coopération avec la Russie sur la base d’une décision du Conseil de sécurité des Nations Unies. Dans ce cas, même en l’absence d’accord formel de la Yougoslavie, la solution pourrait s’imposer à ce pays sans qu’il soit en mesure de s’y opposer sérieusement. Mais il a également évoqué un quatrième scénario selon lequel un affaiblissement suffisant de la capacité de résistance des forces yougoslaves permettrait une entrée des troupes de l’OTAN au Kosovo. Il a estimé qu’il convenait d’être prudent à l’égard de ce dernier scénario. Rien aujourd’hui ne permet en effet de penser que les forces serbes seront suffisamment affaiblies au Kosovo dans deux à trois mois pour que les forces alliées puissent y entrer sans rencontrer de résistance significative.

Le Président Paul Quilès a ensuite fait allusion à une déclaration du général Short, commandant les raids aériens au-dessus de la République fédérale de Yougoslavie, qui regrettait de ne pas avoir obtenu l’autorisation de procéder à des frappes sur des objectifs plus larges, y compris sur la population de Belgrade dans le but d’amener les dirigeants yougoslaves à accepter les conditions posées par l’Alliance. M. Paul Quilès a demandé au Ministre si la stratégie préconisée par le Général Short avait fait l’objet d’un débat entre militaires et politiques au sein de l’OTAN.

Le Ministre de la Défense a fait valoir que l’éventail du choix des cibles faisait l’objet de discussions constantes depuis le début des opérations. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas écarter par principe tout bombardement ayant un impact sur la situation des populations civiles. Même si l’objet des tirs était d’abord militaire, la destruction d’objectifs comme des axes de communication ou des centres de production énergétique avait forcément des répercussions sur les conditions de vie de la population.

Après avoir rappelé que la stratégie suivie par le Président Milosevic depuis dix ans avait bénéficié d’un certain soutien de l’opinion serbe, il a fait valoir que la conduite d’opérations militaires sur le territoire de la Serbie pouvait faire évoluer cette situation. Il a souligné que l’opinion serbe avait à présent conscience qu’il n’était pas identique de porter le conflit chez les autres et de le subir chez soi, et que c’était là aussi une dimension de l’offensive aérienne alliée.

Il a enfin rappelé qu’il n’était pas question de décider d’abattre les hommes situés au centre du système de pouvoir serbe, et que les discussions au sein des gouvernements alliés n’avaient en aucun cas abouti à de telles conclusions. A ce propos, il a estimé qu’il était impossible de prétendre combattre le terrorisme tout en utilisant de telles méthodes.

M. François Lamy a demandé si des discussions avaient eu lieu au niveau militaire ou politique au sein de l’Alliance sur le point de savoir si les forces aériennes devaient descendre en dessous de l’altitude de 5 000 mètres. S’agissant de la résurgence de l’idée d’une offensive terrestre dans un environnement « semi-permissif », il s’est inquiété des conditions climatiques qui rendraient difficiles une telle opération au-delà d’un délai de deux ou trois mois et a demandé s’il en résultait une date limite pour une éventuelle modification de la stratégie de l’Alliance.

M. Alain Richard a répondu qu’il arrivait déjà à l’occasion que des appareils prennent le risque, pour des raisons d’efficacité, de descendre en dessous de l’altitude de 5 000 mètres. Il a dénié l’intérêt d’en faire une règle dans la mesure où, du fait notamment de la vitesse d’approche des appareils, une altitude plus basse n’éliminerait pas le risque de méprise tout en les rendant beaucoup plus vulnérables aux tirs antiaériens, notamment des SAM-6 serbes. Il a par ailleurs souligné la longueur des délais nécessaires pour la mise en œuvre des renforts aériens, indiquant qu’un manque d’avions ravitailleurs empêchait encore d’atteindre l’objectif d’une présence aérienne offensive vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il a ensuite exposé que l’éventualité d’une absence d’évolution de la situation d’ici la fin de l’été ne devait pas conduire au déclenchement d’une opération terrestre hâtive qui ne résoudrait rien. Il a précisé que les délais de mise en place d’une force terrestre de sécurité dans le cadre d’un accord étaient inférieurs à un mois pour les Etats membres de l’Alliance et que la participation de pays non-membres ne portait pas ce délai au-delà de deux mois. Il en a conclu que l’échéance de la fin de l’été n’était pas un motif de remise en cause de la stratégie retenue.

Citant le ministre allemand de la Défense, M. Rudolf Scharping, M. Georges Lemoine s’est inquiété d’une situation où les armées, arrivant sur le terrain avec des objectifs militaires, avaient dû s’adapter à une situation humanitaire. Évoquant le chiffre fréquemment cité de 100 000 soldats serbes déployés au Kosovo ou à proximité de la province, et soulignant que l’OTAN se fixait pour règle de sécurité d’établir en situation de combat une supériorité numérique de trois pour un, il a demandé si une offensive au Kosovo nécessiterait une force de 300 000 hommes.

Le Ministre de la Défense a répondu que l’effectif militaire serbe présent au Kosovo était de 40 000 hommes. Il a par ailleurs fait valoir que, dans des opérations où il était nécessaire d’user de la force pour protéger une population expulsée, il était inévitable que les militaires procèdent à des opérations relevant du domaine humanitaire. Il a ajouté, que parmi les tâches qui incombaient de fait aux forces terrestres alliées, figurait la préservation de la stabilité et de la sécurité de la Macédoine, pays pauvre et aux capacités militaires faibles, ainsi que de l’Albanie, pays à l’appareil d’Etat fragile et diversement présent sur l’ensemble du territoire. Il a ajouté qu’il n’y avait en Albanie aucun embryon de force de sécurité capable de faire face à la situation créée par la masse des réfugiés actuellement présente et d’éventuels flux supplémentaires à venir. Après avoir souligné que le premier contingent de forces de soutien chargées d’encadrer ces populations avait évité de graves difficultés, il a indiqué qu’il était prévisible que son effectif doive être augmenté au-delà des 6 500 militaires qui y sont actuellement affectés.

Après avoir rappelé qu’au cours d’une récente réunion des inquiétudes avaient été exprimées au sein de la Commission au sujet d’insuffisances constatées dans l’équipement des forces françaises, M. Didier Boulaud a cité des propos rapportés par la presse sur l’approvisionnement en bombes auprès de fournisseurs américains, sur des pratiques de « cannibalisation » de Mirage 2000 sur la base de Nancy et sur la nécessité pour le porte-avions Foch d’interrompre sa mission pour faire réparer ses catapultes. Il a alors souhaité avoir des précisions sur l’état de l’équipement des forces engagées dans le conflit du Kosovo.

M. Alain Richard a fait valoir que les forces françaises ne pouvaient être mises en œuvre avec des moyens identiques à ceux des forces américaines, mais que des décisions avaient été prises récemment, pour améliorer leur équipement, notamment en hélicoptères de combat et en missiles de croisière. Il a estimé que le maintien en condition opérationnelle des matériels, comme le renouvellement des munitions, pourraient faire l’objet d’une présentation globale à la Commission au cours d’une prochaine audition au mois de juin. Il a précisé que les appareils présentaient un niveau élevé de fiabilité malgré une utilisation intensive. Il a confirmé que le porte-avions Foch, présent sur zone depuis le 27 janvier dernier, quitterait le 31 mai prochain le théâtre d’opérations afin que ses catapultes soient remises en état, mais qu’il pourrait ainsi revenir, dès début du mois d’août, après une immobilisation de huit semaines. Les bombes guidées par laser constituent un équipement ancien, dont le seul fabricant actuel est américain, mais dont les stocks peuvent être recomplétés sans contrainte particulière de délai. La consommation des missiles aériens étant faible, le niveau de leur stock ne pose pas de problème préoccupant. Les délais de maintenance et de renouvellement des pièces de rechange se sont nettement améliorés depuis le début du conflit. Quant à la « cannibalisation » des appareils elle permet tout simplement de satisfaire un besoin immédiat en attendant la livraison des pièces de rechange.

M. Antoine Carré s’est demandé si la volonté des Alliés de poursuivre les frappes aériennes était sans faille.

M. Jean Briane s’est inquiété de la durée de la guerre dans les Balkans et a appelé l’attention de la Commission sur le risque que l’adhésion de l’opinion publique s’estompe.

Le Ministre de la Défense a considéré que, dans de nombreux domaines de la vie publique, la démocratie consiste à déléguer la responsabilité des décisions politiques à des représentants élus qui doivent savoir l’assumer. Rappelant qu’il était généralement admis que l’on ne gouverne pas avec les sondages, il s’est inquiété d’une situation où seuls les domaines de la paix ou de la guerre échapperaient à cette règle. Les objectifs du conflit du Kosovo sont partagés par tous les membres de l’Alliance atlantique qui n’entendent pas laisser se développer l’épuration ethnique et qui ne croient pas possible d’obtenir un accord avec le Président Milosevic sans rapport de forces. L’emploi des forces militaires a été limité jusqu’à présent en Yougoslavie, qui est un pays européen, mais vouloir obtenir des résultats rapides reviendrait à prendre ses rêves pour la réalité. Des débats similaires ont lieu dans les principaux pays engagés dans le conflit du Kosovo, mais moins peut-être en Grande-Bretagne où il est de tradition d’éviter un débat critique sur l’engagement du pays dans un conflit armé. Les doutes sur l’engagement de l’Alliance sont exprimés par ceux qui prennent le plus de distance à l’égard de l’objectif politique qu’il vise à atteindre.

Le Président Paul Quilès a enfin souligné que le temps ne semblait pas être un facteur favorable à l’Alliance atlantique, compte tenu, par exemple, de l’impact sur l’opinion publique des risques d’épidémies susceptibles d’apparaître pendant l’été dans les camps des réfugiés ou des difficultés qu’y créerait l’approche de l’hiver.

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