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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES FINANCES,

DE L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE ET DU PLAN

COMPTE RENDU N° 13

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 26 octobre 2000
(Séance de 16 heures)

Présidence de M. Henri Emmanuelli, Président

SOMMAIRE

 

pages

- Audition de M. Jean-Claude TRICHET, gouverneur de la Banque de France

2

La Commission des finances, de l'économie générale et du Plan a procédé à l'audition de M. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France, accompagné de MM. Hervé Hannoun et Jean-Paul Redouin, sous-gouverneurs.

Relevant que les analyses économiques et monétaires du président du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) et celles du gouverneur de la Banque de France s'étalaient largement dans la presse, le Président Henri Emmanuelli a indiqué souhaiter que les membres de la Commission des finances y aient accès plus directement.

M. Jean-Claude Trichet a rappelé que la Banque de France et la Banque centrale européenne étaient des institutions indépendantes, mais avaient un devoir d'explication. La Banque de France, à travers la personne de son gouverneur, est, conformément à la loi, à la disposition permanente du Parlement en général et de la Commission des finances de l'Assemblée nationale en particulier.

Le diagnostic que portent les autorités monétaires sur la situation économique, financière et monétaire les a amenées à considérer qu'il fallait être particulièrement vigilant, eu égard aux responsabilités qui sont les leurs vis-à-vis des 293 millions d'Européens qui peuplent la zone euro, dans son périmètre actuel, comme des 304 millions de personnes qui en feront partie après le 1er janvier 2001 lorsque la Grèce aura rejoint la zone euro. Les autorités monétaires ont eu le sentiment que cette vigilance nécessitait une augmentation des taux d'intérêt. Dans leur esprit, les hausses récentes ont essentiellement un caractère préventif.

D'ailleurs, la dernière hausse a été décidée, le 5 octobre dernier, avant que ne soient connus les résultats les plus récents relatifs à l'inflation dans la zone euro, mesurée par l'indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH). Avec un glissement du niveau des prix de 2,8% par rapport à la même période de l'année précédente, l'inflation s'est établie à un niveau supérieur à l'objectif d'une inflation inférieure à 2%.

Le Président Henri Emmanuelli a demandé qui avait fixé cette valeur de l'objectif d'inflation.

M. Jean-Claude Trichet a répondu que l'objectif relatif à la zone euro avait été déterminé par le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne et que l'objectif relatif à la France pour les années 1994 à 1998 l'avait été par le Conseil de la politique monétaire de la Banque de France. Comme les années précédentes, les autorités monétaires, pour la zone euro et pour la France, ont affiché publiquement leur objectif d'inflation, dans un souci de transparence.

Une institution indépendante se doit d'être vigilante vis-à-vis de l'opinion. A cet égard, la dernière enquête d'opinion conduite par la Banque de France est instructive. Elle montre que 52% des personnes interrogées jugent que la stabilité des prix est assez mal ou seulement assez bien assurée et que 44% pensent qu'elle est bien ou très bien assurée. Cette enquête montre également une nette différence entre les appréciations des hommes et celles des femmes, ces dernières portant un jugement plus sévère que les premiers.

Le Président Henri Emmanuelli a observé que les membres de la Commission des finances étaient intéressés par l'opinion du gouverneur de la Banque de France et non par l'état de l'opinion sur ce que fait la Banque de France ou la BCE.

M. Jean-Claude Trichet a considéré qu'il appartenait à une institution indépendante d'être attentive à l'opinion de la population, donc d'en prendre connaissance.

Le Président Henri Emmanuelli a rappelé que les sondages ne sauraient remplacer le suffrage universel.

M. Jean-Claude Trichet, après avoir fait valoir que l'institution de la Banque centrale indépendante résultait d'une décision du peuple souverain, a estimé que l'indépendance des autorités monétaires les amenait à devoir rendre des comptes à l'opinion.

Le Président Henri Emmanuelli a souhaité que le gouverneur de la Banque de France présente ses propres opinions et analyses.

M. Jean-Claude Trichet a conclu que la dernière enquête d'opinion conduite par la Banque de France confortait celle-ci dans sa mission, qui est d'assurer la stabilité des prix.

Il a rappelé que la grande difficulté de la politique monétaire est qu'elle ne raisonne pas à l'horizon de quelques jours ou de quelques semaines, mais à un horizon de 18 mois à deux ans. Les mécanismes de transmission monétaire sont tels que les banques centrales sont obligées de se positionner dans une perspective de moyen et long terme.

Le Président Henri Emmanuelli s'est demandé si cette déclaration signifiait que l'inscription de leur action dans le long terme était, par nature, hors de la portée des hommes politiques et a invité à nouveau le gouverneur de la Banque de France à présenter son analyse technique.

M. Jean-Claude Trichet a souhaité présenter plusieurs documents qu'il a jugés susceptibles d'éclairer la Commission des finances sur les déterminants des décisions récentes de la Banque centrale européenne, celle-ci ayant été, ici ou là, accusée d'avoir donné à sa politique monétaire une orientation trop restrictive.

Le premier document est un tableau présentant l'« évolution des conditions monétaires en France et dans la zone euro depuis le lancement de l'euro ». Il montre que le taux d'intérêt directeur réel de la BCE est d'environ 2,4%, en France, au 23 octobre 2000, soit un niveau inférieur aux 2,7% calculés au moment de l'introduction de l'euro, au 1er janvier 1999. De même, dans l'ensemble de la zone euro, le taux d'intérêt directeur réel est légèrement inférieur à 2% au 23 octobre 2000, alors qu'il était d'environ 2,2% au 1er janvier 1999. Ces évolutions s'expliquent par le fait que, sur cette période, les mesures de l'inflation en France et dans l'ensemble de la zone euro se sont accrues plus vite que le taux d'intérêt directeur nominal, fixé par le Conseil des gouverneurs de la BCE.

L'intégration des taux de change dans l'analyse de l'environnement de la politique monétaire conduit à la même conclusion, comme le montrent les cinq graphiques suivants. Si l'on agrège, selon une méthodologie largement acceptée, le niveau des taux d'intérêt à court terme et le niveau du taux de change, pour construire un « indicateur des conditions monétaires », il apparaît que la politique monétaire est devenue plus accommodante ou moins restrictive qu'au lancement de l'euro. Il en est de même si l'on agrège à l'indicateur précédent le niveau des taux d'intérêt à long terme, pour construire un « indicateur des conditions monétaires et financières ».

Il n'y a donc pas de justification à la critique selon laquelle la politique monétaire de la BCE souffrirait d'un excès d'« orthodoxie monétaire ». S'il en fallait une autre preuve, il suffirait d'évoquer les crédits et financements accordés au secteur privé, qui s'accroissent de plus de 10% par an. Or, l'évolution de ces crédits et financements est en relation très directe avec le caractère restrictif ou accommodant de la politique monétaire. Actuellement, le secteur concurrentiel est très largement alimenté en liquidités monétaires. Il est possible qu'une partie de ces liquidités se « déverse » dans des investissements directs ou de portefeuille à l'étranger - ce qui, au demeurant, pourrait peser sur le taux de change de l'euro - ainsi que sur des investissements boursiers ou immobiliers, ce qui pourrait se traduire par une inflation des prix des actifs.

Un sixième graphique présente la « compétitivité de l'économie française vis-à-vis des pays de l'Union monétaire : du franc à l'euro ». Il montre que la stratégie de désinflation compétitive, acceptée par la majeure partie des sensibilités politiques et mise en _uvre sous des gouvernements différents, a sensiblement amélioré la position concurrentielle de la France par rapport à 1987. Cela explique en partie, selon la Banque de France, les résultats assez remarquables obtenus par la France en 1997, 1998 et 1999, en matière de croissance, d'inflation, d'emploi et d'excédents extérieurs. Ce dernier point est essentiel, puisque la compétitivité de l'économie découlant d'une inflation basse permet d'obtenir un sentier de croissance plus élevé sans menacer les conditions de financement externe.

Le Président Henri Emmanuelli a fait remarquer qu'en matière de compétitivité, le graphique montrait qu'il n'y avait pas eu de changement de tendance au 1er janvier 1994, date d'entrée en vigueur de l'indépendance de la Banque de France.

M. Jean-Claude Trichet est convenu de ce que la politique monétaire menée par la Banque au moment de cette indépendance s'était inscrite dans la continuité de la politique monétaire de stabilité qui avait été assumée par notre pays sur une base multipartisane.

Commentant deux autres graphiques, il a poursuivi en précisant que, depuis 1997, l'on constatait une croissance vive du taux d'utilisation des capacités de production et l'apparition de goulots d'étranglement. La France atteint, de ce point de vue, un niveau plus préoccupant que celui observé en 1990. Dans de nombreux secteurs, alors qu'il était déjà difficile de recruter du personnel qualifié, même le recrutement d'ouvriers spécialisés commence, aujourd'hui, à poser problème. Des tensions sur l'offre se manifestent donc, avec toutes les implications néfastes que cela peut entraîner sur la croissance et sur l'inflation elle-même. De ce point de vue, les recommandations des banquiers centraux portent de façon intimement liée sur la croissance et sur l'inflation.

M. Didier Migaud, Rapporteur général, a d'abord observé que les résultats des enquêtes d'opinion évoquées par le gouverneur de la Banque de France n'avaient rien de surprenant : chacun peut facilement concevoir que, dans une période de modération salariale et de forte hausse des prix des produits pétroliers, l'opinion soit particulièrement sensible à la stabilité des prix. Abordant la question de la hiérarchie des objectifs de la politique monétaire, il a rappelé que l'article 105 du traité instituant la Communauté européenne définit les objectifs poursuivis par le Système européen de banques centrales (SEBC). Cet article place au premier plan la stabilité des prix et évoque le « soutien » apporté par le SEBC à la réalisation des « autres objectifs » de la Communauté, notamment un niveau d'emploi élevé et une croissance durable.

Il a demandé quelle place tenaient les objectifs de croissance et d'emploi dans les décisions du SEBC et comment celui-ci concevait la hiérarchie des objectifs définis par les traités européens.

Evoquant les récentes décisions de politique monétaire, notamment les augmentations des taux directeurs décidées le 31 août et le 5 octobre derniers, et la façon dont elles ont été expliquées par les organes dirigeants de la BCE, le Rapporteur général a estimé que celle-ci avait réagi à des risques inflationnistes plutôt qu'à des faits objectifs. Le chiffre de 2,8% évoqué en matière d'inflation dans la zone euro tient compte de l'évolution des prix de l'énergie ; l'indice hors énergie paraît, lui, moins préoccupant.

Il a souhaité savoir quelle était la part des éléments objectifs et la part des éléments subjectifs dans l'appréciation portée par la BCE, ces dernières semaines, sur les perspectives d'inflation dans la zone euro.

Par ailleurs, il a demandé au gouverneur de la Banque de France s'il pensait que la valeur actuelle de l'euro reflétait la situation objective de l'économie européenne et s'il s'attendait à ce que la situation évolue significativement après les élections présidentielles américaines.

Rappelant que le 22 septembre dernier, la BCE, la Réserve fédérale américaine et la Banque du Japon sont intervenues conjointement sur les marchés, à l'initiative de la BCE, en mettant en avant les « implications potentielles des récentes évolutions du taux de change de l'euro pour l'économie mondiale », le Rapporteur général a souhaité que le gouverneur :

- précise quelle était l'analyse commune des trois banques centrales sur lesdites implications de la baisse de l'euro pour l'économie mondiale ;

- explicite les objectifs poursuivis par l'intervention : simple stabilisation ou renversement de tendance pour l'euro ?

- indique si cette intervention devrait être considérée comme une réussite ;

- explique l'articulation des banques centrales avec les autorités politiques du G 7, compte tenu du fait que le secrétaire américain au Trésor a affirmé à de nombreuses reprises, et de nouveau le mardi 24 octobre dernier, que les Etats-Unis ont un intérêt à conserver un dollar fort.

Il a souhaité savoir, à la lumière de ces déclarations et de l'évolution récente de l'euro, si le gouverneur estimait qu'il était légitime de lancer une intervention officielle sur les marchés des changes dès lors qu'un consensus politique minimal entre les grandes puissances monétaires n'apparaissait pas évident.

Il a demandé au gouverneur comment il analysait le principe d'indépendance de la BCE. S'agit-il d'une absence absolue de responsabilité devant une quelconque institution de la Communauté européenne ?

Il s'est ensuite enquis de la lecture qu'il convenait de faire de l'article 230 du Traité, qui stipule que la Cour de justice des Communautés européennes contrôle la légalité des actes de la BCE, autres que les recommandations et les avis, et qu'« à cet effet, la Cour est compétente pour se prononcer sur les recours pour incompétence, violation des formes substantielles, violation du présent traité ou de toute règle de droit relative à son application, ou détournement de pouvoir, formés par un Etat membre, le Conseil ou la Commission ».

Enfin, le Rapporteur général a souhaité que la Commission soit éclairée sur le rôle qui est, aujourd'hui, celui du Conseil de la politique monétaire dans le processus de décision du SEBC. Après avoir rappelé les analyses menées sur l'efficacité de la dépense publique dans le cadre de la Mission d'évaluation et de contrôle, il a souhaité obtenir une appréciation sur le rapport coût-efficacité de ce comité.

M. Jean-Claude Trichet a considéré que, s'agissant des missions confiées au SEBC et à la Banque de France, le traité et la loi française étaient parfaitement clairs : l'objectif premier est de maintenir la stabilité des prix, les autres objectifs étant naturellement poursuivis dans la mesure où ils ne portent pas préjudice à cette mission essentielle. Après avoir souligné que les dispositions de l'article 2 du traité portaient sur un ensemble général et complexe de politiques communautaires, il a indiqué que, selon la Banque centrale, le raisonnement des Européens avait été qu'en poursuivant la stabilité des prix, on créait précisément les conditions d'une croissance forte et d'un haut niveau d'emploi, par le biais de trois canaux : le pouvoir d'achat préservé des agents économiques, les taux d'intérêt de marché favorables, en raison de la confiance inspirée par une monnaie stable, et la compétitivité extérieure résultant de la faible inflation et donc d'une absence d'augmentation des coûts de production. Dans le cas de la France, c'est grâce à l'amélioration de la confiance envers la monnaie, sur une longue période, que les taux d'intérêt à long terme ont pu se rapprocher des taux d'intérêt à long terme américains, puis, par la suite, devenir inférieurs à ceux-ci. Ce résultat remarquable découle des efforts convergents de nombreux gouvernements successifs.

Le Président Henri Emmanuelli a indiqué qu'il incluait parmi ces derniers celui dont il avait été membre et qui avait procédé à la suppression de l'indexation des salaires sur les prix.

M. Jean-Claude Trichet a estimé que seule une stratégie à long terme avait permis un tel succès. Il n'est pas possible pour une économie de bénéficier d'une croissance plus importante que les autres tout en préservant un excédent externe important sans disposer d'un très bon niveau de compétitivité coût fondé sur une stabilité interne des prix.

Il a enfin observé que ce raisonnement était tenu par l'ensemble des gouverneurs des banques centrales des pays européens et par M. Wim Duisenberg lorsqu'il s'exprime au nom de la Banque centrale européenne.

S'agissant de la question relative à la mesure du niveau des prix, il a rappelé que les dernières statistiques disponibles montrent, pour la France, une différence très faible entre celle de l'INSEE, qui s'établit à +2,2% et celle résultant de l'indice harmonisé à l'échelon européen, qui est de +2,3%. Il a surtout observé que la hausse des prix mesurée au niveau européen était de +2,8% pour l'indice harmonisé apparent et de +1,4% pour l'indice harmonisé sous-jacent et que ce dernier indice ne cessait de croître. De même, au niveau français, l'inflation sous-jacente est passée de +0,4% en décembre 1999 à +1,3% aujourd'hui. Dans cette situation, il est impératif de ne pas avoir d'« effet de second tour », c'est-à-dire notamment l'enclenchement d'une spirale prix-salaires d'accélération inflationniste, dans la mesure où le coût, en termes de croissance, de la décélération de l'inflation est toujours considérable. Il convient donc d'être vigilant et d'éviter une accélération de l'inflation, qui constitue le danger principal pour la croissance de l'économie européenne.

En ce qui concerne une éventuelle distinction entre les risques inflationnistes et la situation objective, il a observé que les prix à la production ont augmenté de +5,6% dans l'ensemble de la zone euro, ce qui est supérieur à l'évolution des prix à la production au Etats-Unis. Cette forte augmentation est imputable à trois facteurs : le coût des matières premières importées, l'effet des goulots d'étranglement évoqués précédemment pour la France mais que l'on retrouve chez l'ensemble de nos partenaires européens, et, enfin, la valeur externe de l'euro. Il a jugé que la hausse des prix à la production constituait l'exemple le plus flagrant du caractère objectif des risques inflationnistes.

Le Président Henri Emmanuelli a souhaité savoir s'il était possible de préciser l'impact respectif des goulots d'étranglement et de la valeur de l'euro dans la hausse des prix à la production.

M. Jean-Claude Trichet a précisé qu'il n'y avait pas de moyen de déterminer cet impact respectif, mais il a observé qu'en première approximation, la hausse des prix de 54%, constatée en France sur les douze derniers mois, des matières premières importées résulte, pour moitié, d'une hausse liée aux prix exprimés en dollars et, pour une autre moitié, aux variations des taux de changes.

En réponse à la question relative à l'évolution de la valeur de l'euro, il a souligné que la BCE s'en tient à une seule ligne de conduite : un euro fort est dans l'intérêt de l'Europe.

Il a également insisté sur le fait que l'indépendance des banques centrales donne lieu à un consensus très large et que cette indépendance ne signifie aucunement une absence de relations avec les autorités politiques. Il a ainsi noté qu'en France, le Premier ministre et le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie sont invités à toutes les réunions du Conseil de la politique monétaire et que, de par la loi, le gouverneur de la Banque de France est à la disposition du pouvoir législatif. Il en est ainsi dans tous les Etats de la zone euro. De même, à l'échelon européen, le président du Conseil de l'Union et celui de la Commission européenne participent aux réunions du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, dont le président intervient fréquemment devant le Parlement européen. En résumé, on peut considérer qu'entre les autorités politiques et les banques centrales indépendantes sont organisées des relations que l'on pourrait qualifier de notariales. Par ailleurs, les banques centrales sont également très attentives à l'opinion publique et, à cet égard, il est intéressant de constater que les critiques dont elles font parfois l'objet ne sont pas toujours partagées par cette opinion publique.

Le Président Henri Emmanuelli a rappelé au gouverneur de la Banque de France que l'indépendance de la Banque centrale en 1994 ne s'était pas traduite par une évolution significative en matière de gains de compétitivité, comme le mettaient en évidence les données transmises par la Banque de France.

M. Jean-Claude Trichet a répondu que la véritable césure se situait en septembre 1992, la perte de compétitivité alors observée à la suite des perturbations au sein du système monétaire européen ayant été ensuite suivie d'un regain de compétitivité grâce à la constance de la politique monétaire poursuivie.

Il a jugé étrange la question sur le rôle de la Cour de justice des Communautés européennes au regard de la politique monétaire de la Banque centrale et a manifesté sa surprise autant que son désaccord profond devant la suggestion d'une saisine de la Cour, car il n'existe absolument aucun exemple dans le monde de saisine d'une juridiction pour infléchir la politique monétaire.

M. Edouard Balladur, intervenant dans le cadre des dispositions de l'article 38, alinéa premier, du Règlement, a déclaré que, dans cette logique, l'on pourrait aussi imaginer que la Cour de justice des Communautés européennes puisse mettre en cause le Conseil de l'Union européenne, voire des chefs d'Etat et de gouvernement.

M. Jean-Claude Trichet a souhaité insister sur le rôle du Conseil de la politique monétaire (CPM). Il a indiqué que ce rôle était identique à celui qu'il avait auparavant dans le seul cadre français. Ainsi le Conseil est amené à effectuer une synthèse d'analyses de la situation monétaire et économique de la France et de la zone euro en vue de la préparation des décisions. Il est de par la loi chargé d'analyser les implications de la politique monétaire européenne pour l'économie française. Il présente l'avantage d'être constitué de personnalités indépendantes. Certes, le CPM s'arrête sur le seuil de la décision, qui relève de la compétence du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, mais tout le travail de synthèse « en amont » est le même qu'auparavant ; il s'y ajoute celui qui porte sur l'ensemble de la zone euro. Une fois la décision prise, le rôle du Conseil de la politique monétaire consiste à expliquer au pays le sens des décisions de la Banque centrale européenne. Ce défi pédagogique ne peut être relevé par le Président ni par les directeurs de la Banque centrale européenne. On peut donc considérer que les membres du CPM jouent un rôle plus grand qu'auparavant et que leur travail est plus exigeant. Par ailleurs, ils sont en même temps administrateurs de la Banque de France, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays.

M. Jean-Claude Trichet a ajouté que cette analyse était celle qui prévalait dans toutes les banques centrales.

Le Rapporteur général a déclaré, en forme de mise au point, qu'il n'avait aucunement l'intention de porter atteinte à l'indépendance de la Banque centrale européenne, indépendance qu'il n'avait jamais remise en cause, mais qu'il avait une conception approfondie de cette notion.

Il a observé que l'article 230 du Traité instituant la Communauté européenne prévoyait la saisine de la Cour de justice des Communautés européennes par un organe politique. Cet article 230 n'a pas été inventé par lui-même, mais conçu par les auteurs du Traité de Maastricht pour répondre à un véritable problème. Il a estimé que l'indépendance de la Banque centrale européenne ne devait pas se traduire par l'absence de tout contrôle et l'absence de toute responsabilité de cette institution. Il est nécessaire d'aller plus loin dans la compréhension de la portée du principe d'indépendance.

Le Président Henri Emmanuelli a observé que le Rapporteur général récusait ainsi une certaine conception théologique du Système européen de banques centrales.

M. Jean-Jacques Jégou a manifesté, compte tenu des convictions européennes de l'UDF, sa vive émotion sinon sa tristesse devant la situation de l'euro sur les marchés des changes. Il a rappelé qu'en 1995 le dollar était une devise faible. Il s'est interrogé sur le niveau de parité pertinent. A-t-on été trop gourmand en 1999, lorsque l'euro valait plus que le dollar ? On a admis ensuite que la parité entre les deux monnaies pouvait être justifiée, mais la dépréciation de l'euro sur le marché des changes se poursuit.

Il a souhaité obtenir une explication de ce phénomène en demandant si le différentiel de compétitivité entre l'Europe et les Etats-Unis constituait la bonne explication, ou bien la fluidité des emplois, plus grande aux Etats-Unis, ou encore la présence de goulots d'étranglement. Il a ajouté que la faiblesse de l'euro n'était pas a priori mauvaise pour les entreprises exportatrices, mais qu'elle entraînait un renchérissement de l'ensemble des matières premières. Il s'est interrogé sur l'opportunité d'imposer que certains contrats internationaux soient libellés en euros.

M. Jean-Jacques Jégou a enfin demandé s'il fallait s'efforcer de compenser le différentiel de taux d'intérêt entre les Etats-Unis et l'Europe ou s'il était préférable de laisser l'épargne s'investir en dollars.

M. Philippe Auberger a souhaité poser quatre questions.

Il a, en premier lieu, observé que l'un des graphiques transmis par le gouverneur mettait en évidence l'augmentation des goulots d'étranglement. Il s'est interrogé sur le rôle de la Banque de France dans la mesure de ces phénomènes et a souhaité savoir si cette observation était en relation avec l'application de la réduction du temps de travail ou avec la croissance. Il a observé que ces goulots d'étranglement ne semblaient pas avoir de répercussion sur le niveau des salaires ni entraîner une recrudescence de l'inflation.

En deuxième lieu, il s'est demandé si les difficultés éprouvées par la Banque centrale européenne pour lutter contre l'inflation ne tenaient pas au manque de convergence des politiques économiques, et à la différence des taux de croissance et d'inflation entre les Etats de la zone euro. Ainsi, a-t-il observé, le différentiel d'inflation est significatif entre la France et l'Espagne. Dans ces conditions, comment mener une politique monétaire unique ?

En troisième lieu, il a rappelé que le président de la Banque centrale européenne avait critiqué le relâchement des finances publiques non seulement en France mais dans d'autres Etats de la zone euro. Il a souhaité savoir si cette question avait été débattue au Conseil des gouverneurs de la BCE et quel était le droit de regard de ce Conseil sur la politique budgétaire, alors que le Traité ne l'autorise à condamner que le seul financement monétaire des déficits.

Enfin, il a constaté que la Banque de France avait récemment évoqué des risques d'inflation dans le secteur de l'immobilier, en France, à cause de la croissance des crédits immobiliers, le problème n'étant guère différent pour les crédits à la consommation. Il a demandé des précisions sur les risques inflationnistes.

M. Gilbert Mitterrand a demandé des précisions sur l'augmentation des prix à la production évoquée par le gouverneur de la Banque de France.

Il a souhaité savoir quel degré de dépréciation de l'euro entraînerait un préjudice réel pour nos partenaires commerciaux et le risque qu'elle provoque une réaction de leur part face à ce qu'ils pourraient considérer comme une concurrence sauvage. Il s'est interrogé sur la façon dont les autorités monétaires étrangères perçoivent la dépréciation de l'euro.

Il a souhaité enfin connaître l'opinion de la Banque centrale européenne sur l'impact que la dépréciation persistante de l'euro pourrait avoir sur son acceptation par la population, au moment de l'introduction des pièces et billets libellés en euros, au début de l'année 2002.

Devant les fluctuations de l'euro, dont le cours était parfois jugé trop élevé lors de son lancement mais est maintenant jugé trop bas, M. Edouard Balladur a souhaité connaître les raisons pour lesquelles M. Jean-Claude Trichet estimait que l'euro était sous-évalué. Dans la mesure où le taux de change euro-dollar est influencé défavorablement par la vente d'euros au profit de l'achat de dollars, il s'est interrogé sur les raisons pour lesquelles il semble plus attrayant de réaliser des placements aux Etats-Unis plutôt qu'en Europe.

S'agissant de l'indépendance de la Banque centrale européenne, il s'est enquis de l'existence de dispositions du Traité susceptibles d'encadrer ses prérogatives, rappelant, à cet égard, que l'indépendance accordée à la Banque de France en 1993 devait s'exercer, de par la loi, dans le cadre des orientations de politique économique définies par le Gouvernement. La Banque centrale européenne a-t-elle ou non pour obligation de prendre en compte la politique économique fixée par le Conseil européen ou a-t-elle pour seul objectif la stabilité des prix ?

Evoquant la mise en cause, prévue par le Traité, des institutions communautaires, et notamment de la BCE, devant la Cour de justice des Communautés européennes, il a souhaité connaître les hypothèses ainsi visées.

S'agissant du Conseil de politique monétaire, il a rappelé que celui-ci avait à l'origine deux rôles : celui de délibérer sur la politique monétaire et celui de l'expliquer. Sa première fonction ayant aujourd'hui disparu, avec la mise en place de la Banque centrale européenne, il s'est demandé si le maintien du Conseil de la politique monétaire se justifiait seulement par la « persévérance dans l'être » de tout organisme administratif et s'il était nécessaire que des personnalités désignées par les plus hautes autorités de l'Etat aient pour seule mission d'expliciter la politique monétaire décidée en d'autres lieux.

En réponse aux questions qui lui ont été posées sur l'évolution de l'euro, M. Jean-Claude Trichet, après avoir rappelé que le cours de l'euro avait été fixé, au 1er janvier 1999, par référence au cours de marché des monnaies des pays constituant la zone euro, a analysé les différents facteurs expliquant, selon lui, l'évolution depuis cette date, de la monnaie européenne.

A propos du graphique sur les goulots d'étranglement, il a indiqué que la Banque de France avait repris les données de l'INSEE, en ce qui concerne les difficultés de recrutement, et avait utilisé ses propres calculs pour la courbe relative aux taux d'utilisation des capacités de production.

S'agissant des risques inflationnistes, certaines observations font craindre un réel frémissement : l'indice de l'inflation sous-jacente est passé de 0,4% à 1,3% en un an, ce qui constitue une première indication peu encourageante. On constate également une plus grande tolérance des entreprises aux hausses de prix en raison des difficultés de l'offre. Pour leur part, les risques dans le domaine de l'immobilier ne sont pas de nature inflationniste, mais résultent davantage de comportements récents qui traduisent des prises de risque anormales.

La « surveillance » des politiques budgétaires des Etats membres, relève de l'Eurogroupe et du Conseil Ecofin. Ils sont les seuls à disposer d'un pouvoir de sanction, sur rapport de la Commission. La Banque centrale européenne, pour sa part, peut faire valoir à tout moment ses observations à l'encontre de politiques budgétaires pro-cycliques, c'est-à-dire trop généreuses quand la situation économique est satisfaisante. Mais il faut préciser que la plus grande partie des Etats membres de l'Union ont un budget en équilibre et que huit d'entre eux sur quinze devraient avoir des finances publiques excédentaires en 2000, et peut-être dix en 2001.

La bonne séquence pour une croissance non-inflationniste et créatrice d'emplois est, aux yeux des autorités monétaires, la réduction des dépenses publiques, la réduction des déficits, puis la réduction des impôts.

Répondant à la question de M. Gilbert Mitterrand sur la hausse des prix à la production, M. Jean-Claude Trichet a indiqué qu'elle est de 5,9% sur douze mois en France et de 5,6% en Europe, mais que les deux indices ne sont pas strictement comparables.

L'introduction physique de l'euro en 2002 constitue un défi très important pour le Comité national de l'euro présidé par le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Il sera nécessaire de relancer une grande campagne d'explication, similaire à celle organisée autour du « passage à l'an 2000 », en direction en particulier des petites entreprises et des ménages.

Le Président Henri Emmanuelli a fait observer que les opérations d'échange de pièces et billets en francs contre des pièces et billets en euros ne devraient pas être une source de bénéfices pour les banques.

M. Jean-Claude Trichet a répondu que la gratuité de ces opérations était quasiment acquise pour l'échange par leurs clients de « faibles » sommes auprès des banques commerciales. En revanche, la question n'est pas réglée, pour les échanges effectués par d'autres établissements financiers et pour l'échange de fortes sommes d'argent liquide.

M. Gilbert Mitterand ayant insisté sur l'importance des répercussions que pourrait avoir un euro trop faible sur les conditions du passage à la circulation monétaire généralisée en euros, M. Jean-Claude Trichet a estimé raisonnable de penser que ce passage interviendra dans un tout autre environnement sur le marché des changes.

M. Edouard Balladur ayant réitéré son souhait d'obtenir la confirmation que la Banque centrale européenne ne peut pas prendre de décision qui contreviendrait à un objectif de politique générale de l'Union européenne, M. Jean-Claude Trichet a rappelé que les gouvernements européens avaient eux-mêmes fait le choix d'un système de changes flottants et que l'articulation entre la stabilité des prix et les objectifs de politique générale de l'Union européenne se réalisait dans ce cadre, les conceptions françaises en la matière ne différant d'ailleurs nullement des conceptions qui prévalent dans les autres pays européens. Il a ajouté que la justification de l'existence du Conseil de la politique monétaire, loin de disparaître, apparaissait, au contraire, renforcée, en permettant au gouverneur de la Banque de France, représentant français au Conseil des gouverneurs de la BCE, de disposer, sur les implications de la politique monétaire, d'analyses enrichies par la réflexion d'un collège indépendant.

Le Président Henri Emmanuelli s'est étonné de l'irritation que la Banque centrale européenne paraissait éprouver devant les fréquentes interpellations dont elle fait l'objet. Ces interpellations ne sont que la contrepartie du sentiment que la Banque centrale européenne donne, parfois, de s'affranchir du strict respect du principe de spécialité des compétences. La BCE ne manque pas d'interpeller les dirigeants des États membres, ni de commenter la politique budgétaire ou salariale de tel ou tel pays. Le gouverneur de la Banque de France, lui-même, ne manque pas d'exprimer, fréquemment, son sentiment sur l'évolution des salaires ou la mise en _uvre de la réduction du temps de travail. C'est cette conception large de la causalité économique qui peut conduire à s'interroger, parfois, sur le point de savoir si la totalité de la « gouvernance » n'est pas remise à une autorité qui n'aurait de comptes à rendre à personne. L'attachement à la construction européenne ne peut pourtant se détacher de l'exigence démocratique. S'agissant de l'invocation, fréquente, de ce que penserait l'opinion, il convient de ne pas surestimer l'approbation, qui lui est prêtée, de mécanismes consistant à s'en remettre, quant à son sort et à son destin, à des organes n'ayant pas de comptes à rendre. Certain éloignement récent des urnes n'est sans doute pas sans lien avec cette dérive.

Il a indiqué n'avoir guère de doute quant au sens de la réponse apportée à un sondage qui, portant sur le rôle de la Banque centrale européenne, donnerait à choisir entre contribuer à l'amélioration de l'emploi ou à la stabilité des prix.

Abordant les choix de politique monétaire, le Président Henri Emmanuelli s'est inquiété des conséquences de sept relèvements successifs des taux d'intérêt pour le maintien de la croissance en Europe, ayant observé, en mettant à part la spécificité du rôle tenu outre-Atlantique par les plus-values boursières dans l'accroissement du pouvoir d'achat des ménages, que l'exceptionnelle croissance américaine devait beaucoup à un taux d'investissement élevé et une demande soutenue. Il a observé que l'identité des termes dans lesquels M. Edouard Balladur et lui-même pouvaient s'interroger sur la signification concrète de l'indépendance de la Banque centrale européenne devrait conduire ses responsables à prendre pleine conscience du sérieux des interrogations qui commencent à apparaître dans l'opinion sur une politique monétaire qui risque de dissuader l'investissement et d'obérer la croissance.

M. Jean-Claude Trichet a souligné que la Banque de France a toujours été, continue et continuera d'être à l'entière disposition de la Commission des finances de l'Assemblée nationale pour écouter les analyses de la Commission et expliquer le diagnostic économique et monétaire de l'eurosystème, la Banque centrale européenne, quant à elle, poursuivant une politique de stabilité des prix favorable à la croissance durable et à la création d'emplois.


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