Accueil > Archives de la XIe législature > Comptes rendus de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République (1998-1999)

ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de l’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 53

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 14 mai 1998
(Séance de 9 heures)

Présidence de Mme Catherine Tasca, présidente

SOMMAIRE

 

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– Audition de Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la réforme de la justice

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La Commission a procédé à l’audition de Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la réforme de la justice.

Mme le garde des sceaux : Les objectifs que s'est fixé le Gouvernement ont été annoncés lors de la communication en conseil des ministres du 29 octobre. Cette réforme, destinée à restaurer la confiance de nos concitoyens dans le service public de la justice, comporte trois volets : le premier, auquel le Gouvernement donne la priorité, est l'amélioration de la justice au quotidien ; le deuxième porte sur la protection des libertés individuelles ; enfin, le troisième concerne la clarification des relations entre la chancellerie et le parquet. Ces orientations ont donné lieu à un débat à l'Assemblée nationale le 15 janvier dernier, et au Sénat le 22 janvier. Depuis lors, nous avons élaboré sept textes. Le projet de loi constitutionnelle relatif au Conseil supérieur de la magistrature sera accompagné de deux projets de loi organiques, encore aujourd'hui à l'état d'avant-projets. Ils ne pourront être examinés par le Parlement que lorsque le projet de loi constitutionnelle aura été approuvé par le Congrès, c’est-à-dire au plus tôt lors de la rentrée de septembre.

Ensuite viendra un texte auquel j'attache une grande importance, celui concernant l'accès au droit. C'est un des piliers du volet de la réforme sur l’amélioration de la justice au quotidien. Il a pour but de développer les modes alternatifs de règlement des conflits, comme la médiation et la conciliation, de telle sorte que l'on puisse mieux distinguer l'accès au droit, que chacun doit obtenir, de l'accès au juge, qu’il faut réserver aux dossiers complexes qui n'auront pas pu être résolus par le dialogue. Il permettra également, grâce à une simplification de leur constitution, de généraliser les centres départementaux d'aide juridique et les maisons de justice et du droit. Ce texte, qui n'a pas encore été examiné par le Conseil des ministres, devrait venir en première lecture devant votre assemblée au début du mois de juin.

Le projet de loi relatif à l'amélioration de l'efficacité de la procédure pénale, que j'ai présenté hier au conseil des ministres, vise, quant à lui, à développer ce que l'on appelle la « troisième voie », mise en place en 1993 avec le recours à la médiation, pour répondre à la petite délinquance urbaine. Ce projet de loi permet de légaliser un certain nombre de pratiques développées par les parquets en matière de réparation ou d'amendes concernant des infractions bien précises.

Un sixième texte, encore à l'état de projet, concerne la présomption d'innocence. Il comprend à la fois une réforme de la détention provisoire et des dispositions sur les relations entre la presse et la justice. Le dernier texte, qui vient d'être transmis au Conseil d'Etat, porte sur les relations entre la chancellerie et le parquet.

Vous voyez donc qu'en dehors du projet de loi constitutionnelle et du projet renforçant l'efficacité de la procédure pénale, ces textes n'ont pas encore été adoptés par l'exécutif. J'ai voulu en effet qu'ils soient élaborés après une très large concertation. Ont participé à ce travail non seulement les organisations syndicales qui l'ont bien voulu, mais également des experts, des professeurs de droit ou des parlementaires. Beaucoup d'entre vous ont d'ailleurs souhaité pouvoir communiquer leurs observations sur les avant-projets qui ont, pour certains d'entre eux, été modifiés. J'ai choisi cette méthode parce que je crois indispensable d'élargir au maximum la réflexion.

Le premier des textes présentés à l’Assemblée nationale est donc le projet de loi constitutionnelle. Il modifie l'article 65 de la Constitution afin de donner au Conseil supérieur de la magistrature des pouvoirs sans précédents en matière de nomination des magistrats du parquet et de sanctions disciplinaires.

Sur le premier point, le projet prévoit que désormais aucune nomination de magistrats du parquet ne pourra intervenir sans l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. C'est déjà le cas pour les 4.263 magistrats du siège, les conseillers auprès de la Cour de cassation, les premiers présidents de cour d'appel et les présidents de tribunaux de grande instance étant de leur côté nommés sur proposition du C.S.M. C'est évidemment une réforme sans précédent pour les procureurs : dans le système actuel, les procureurs généraux sont nommés comme les hauts fonctionnaires par décret en conseil des ministres, sans même un avis simple, lequel en revanche est requis pour la nomination des procureurs.

Il est vrai que depuis que j'exerce mes fonctions, et conformément à l'engagement du Premier ministre dans sa déclaration de politique générale, je me suis engagée, avant même l'entrée en vigueur de la loi, à respecter l'avis du Conseil supérieur de la magistrature. Je me suis toujours tenue à cette règle et n'ai jamais passé outre un avis négatif du Conseil lorsque le cas s'est présenté.

Quant au second point de la réforme, il consiste à donner au Conseil supérieur de la magistrature la responsabilité des sanctions disciplinaires à l'égard des magistrats du parquet, comme c'est aujourd'hui le cas pour les magistrats du siège.

Compte tenu de ces importantes modifications, qui renforcent considérablement le rôle du Conseil supérieur de la magistrature, il a paru nécessaire d'en modifier la composition, afin que celle-ci reflète davantage la diversité de la Nation. Ainsi, le nombre de ses membres sera porté de seize à vingt et un, avec dix membres magistrats et onze n’appartenant pas à la magistrature, ce qui permet d’avoir une majorité de non-magistrats.

Un des deux projets de loi organique précise le mode d'élection des membres issus de la magistrature. S’agissant des personnalités extérieures, le projet de loi constitutionnelle prévoit qu'elles seront nommées par les plus hautes personnalités de l'Etat ainsi que par le président du Conseil économique et social, le vice-président du Conseil d'Etat, le premier président de la Cour des comptes et le premier président de la Cour de cassation.

Ces sept textes, qui vous seront présentés soit avant l'été, soit à la rentrée, sont loin d'épuiser toutes les voies de cette vaste réforme de la justice. En effet, d'autres mesures ont été prises qui, bien que n'ayant pas un caractère législatif, ont une grande importance. C'est ainsi que j'ai lancé la réforme indispensable des tribunaux de commerce. De même, un décret visant à moraliser la profession des mandataires et administrateurs liquidataires d'entreprise est au stade de la discussion interministérielle et de la concertation avec les organismes professionnels. Il renforcera les contrôles sur cette profession et les obligera notamment à déposer leurs fonds auprès de la Caisse des dépôts et consignations.

En ce qui concerne la réforme des tribunaux de commerce, j'attends pour la mettre en œuvre la remise du rapport de la commission d'enquête parlementaire, qui devrait avoir lieu fin juin ou début juillet. Le Gouvernement annoncera alors ses intentions.

Nous progressons également dans le dossier de la réforme du droit des sociétés, ouvert depuis déjà un certain temps, mais sur lequel nous souhaitons pouvoir présenter un texte l'année prochaine.

De même, le Gouvernement annoncera lors de la prochaine réunion du conseil de sécurité intérieure les mesures qu'il entend prendre concernant la prise en charge des mineurs délinquants, à laquelle il attache une grande importance. Ces mesures feront suite au rapport déposé par Mme Lazerges et M. Balduyck à la demande du Premier ministre.

Un certain nombre d'actions sont également engagées dans le domaine de la procédure civile. Car si la procédure pénale est bien sûr concernée par une rénovation de la justice au quotidien, il ne faut pas oublier que c'est à la justice civile que nos concitoyens sont le plus souvent confrontés.

Des décrets s'inspirant du rapport Coulon sont en préparation sur l'accélération des procédures, l'exécution provisoire et les contrats de procédures. L'objectif est d'améliorer la rapidité et l'efficacité du service public de la justice.

Plusieurs autres mesures ont pour but de mieux organiser les juridictions et d'en améliorer et moderniser la gestion. Ainsi, des pôles spécialisés seront créés pour mieux lutter contre la délinquance financière. Ils consistent à mettre à la disposition des magistrats chargés de ces dossiers complexes des assistants spécialisés, dont vous avez récemment adopté le statut. Celui de Paris est en voie de constitution, et sera, je l'espère, opérationnel avant la fin de l'année. Un pôle de cette nature sera également créé en Corse. A terme, je crois qu'il faudra mettre en place six à huit de ces pôles sur tout le territoire. Naturellement, tous les projets des juridictions seront examinés par la chancellerie. Par ailleurs, une mission chargée de la redéfinition de la carte judiciaire a été mise en place. Je poursuis également le renforcement des services administratifs régionaux. Il est indispensable, en effet, que les présidents puissent être assistés dans la gestion de leur tribunal d'administrateurs.

Enfin, nous avons engagé une réflexion globale sur le droit de la famille. Le rapport de Mme Irène Théry, à qui Martine Aubry et moi avions demandé d'analyser l'état actuel de la structure familiale et de faire des propositions pour adapter le droit de la famille, doit être publié aujourd'hui même. Bien entendu, ce rapport n'engage aucunement le Gouvernement, mais ses conclusions sont très intéressantes et utiles pour la réflexion qu’il entend mener.

Mme la Présidente : Je vous remercie beaucoup, madame la ministre, d'avoir apporté à la commission des éléments complémentaires d'information sur l'ensemble de la politique que vous menez en faveur d'une meilleure justice. Je crois qu'il est essentiel, ce matin, de consacrer notre attention sur le projet de loi constitutionnelle, mais bien entendu tous les thèmes abordés par la ministre peuvent être également discutés dans le cadre de cette réunion.

M. Pascal Clément : Le projet de loi constitutionnelle sur le Conseil supérieur de la magistrature me semble assez équilibré : en effet, s'il est vrai qu'un avis conforme du C.S.M. sera nécessaire pour la nomination des magistrats du parquet, le Gouvernement gardera son pouvoir de proposition. C'est précisément la différence avec les magistrats du siège, et vous avez peut-être trop peu insisté sur ce point.

S’agissant de la représentation des magistrats au sein du C.S.M., il semblerait que le mode de scrutin actuel favorise largement la représentation de l'Union syndicale des magistrats par rapport au Syndicat de la magistrature et à l'Association professionnelle des magistrats. Cette sur-représentation de l'U.S.M. a pour conséquence, me disent les magistrats parisiens, d’effacer le clivage Paris–province, si important dans la carrière des juges, parce que ce sont essentiellement des provinciaux qui sont représentés au Conseil supérieur de la magistrature.

On voit bien quelle est la volonté du Gouvernement dans ce projet. Celle-ci est assez éloignée des promesses faites lors de la campagne électorale et je m'en réjouis. Visiblement, le réalisme l'a emporté, ou bien est-ce un effet de la cohabitation, je ne sais.

Mais si un énorme pas est fait dans la voie de l'autonomie des magistrats, l'avancée est moins visible s’agissant de leur responsabilité. En effet, ce qui est frappant dans ce mouvement de renforcement de l’autonomie de la magistrature, qui répond aux abus commis par les différents gouvernements – et à cet égard, nul n'est à l'abri des critiques – c’est que personne n'insiste sur la responsabilité qui devrait être la conséquence de cette plus grande indépendance.

Mme le garde des sceaux : S’agissant du mode de nomination des magistrats, je voudrais vous rappeler que la grande majorité des magistrats du siège, c'est-à-dire environ 4.300, sont d'ores et déjà nommés sur proposition du Gouvernement, et personne n'y trouve à redire : à partir du moment où le C.S.M. donne un avis conforme, c'est lui qui détient la clé de la nomination. Et c'est bien le choix qui a été fait dans ce projet.

En ce qui concerne la composition du C.S.M., il est vrai que vous n'en connaissez pas les détails, puisqu'elle est organisée par un des projets de loi organique. Il est exact qu'aujourd'hui, l'Union syndicale des magistrats est la seule organisation professionnelle représentée au Conseil supérieur de la magistrature. Nous avons justement voulu prévoir un système d'élection des magistrats qui réponde au problème que vous avez soulevé. Car il nous semble nécessaire que les deux autres syndicats, le Syndicat de la magistrature et l'Association professionnelle des magistrats, puissent être également représentés au C.S.M.

C'est pourquoi nous avons décidé de modifier le mode de scrutin. Sur les dix magistrats membres du Conseil, six seront élus à la représentation proportionnelle au plus fort reste. Deux autres seront élus par le collège de la Cour de cassation, et les deux derniers par les cours d'appel. Dans les deux derniers cas, un magistrat représentera le parquet et l'autre le siège. D'après les simulations que nous avons réalisées, ce système devrait permettre une représentation équitable des trois grandes formations syndicales du corps judiciaire.

Dès lors, il appartient aux organisations elles-mêmes de choisir, à travers les candidats qu'elles présentent, la proportion qu'elles souhaitent avoir entre magistrats parisiens et provinciaux. C'est une question qui ne concerne que le monde syndical.

Le problème du rapport entre autonomie et responsabilité est très important. Bien entendu, il est nécessaire que les magistrats, qu'ils relèvent du parquet ou du siège, soient indépendants et puissent accomplir leur travail sur les dossiers particuliers sans subir aucune pression. Il faut néanmoins noter que, conformément à l'article 20 de la Constitution, le Gouvernement se réserve le droit de définir les orientations de sa politique pénale. Mais dans l'acte de jugement lui-même, les magistrats seront indépendants. Les magistrats du siège bénéficient déjà de garanties statutaires.

Mais qu'en est-il de leur responsabilité ? Ils sont bien entendu soumis à une responsabilité disciplinaire. Notre projet prévoit justement d'élargir la saisine du Conseil supérieur de la magistrature aux chefs de cour. Actuellement, seul le Garde des sceaux détient ce droit. Or, ce droit est aussi un devoir. On a trop longtemps laissé traîner certains dossiers, pour lesquels des sanctions auraient dû être prononcées. Personnellement, lorsque j'ai connaissance de rapports provenant de l'inspection générale des services judiciaires ou des chefs de cour, je veille à transmettre rapidement les dossiers correspondants au Conseil supérieur de la magistrature, ou bien, s'il s'agit du parquet, et en attendant la réforme, à prendre les mesures qui s'imposent.

S’agissant de la responsabilité civile, la procédure est la même que celle qui existe pour tous les fonctionnaires.

M. Pascal Clément : Elle n'est jamais engagée !

Mme le garde des sceaux : Peut-être, mais il faut alors poser la question pour l'ensemble de la fonction publique. Je ne vois pas pourquoi on réserverait un sort particulier aux magistrats.

Enfin, il y a la responsabilité pénale, à laquelle les magistrats sont soumis comme tous les Français.

Toute autre est la question de savoir s'il existe un contrôle satisfaisant du fonctionnement du système judiciaire, sachant que sur l'acte de jugement lui-même, les garanties sont apportées par les différentes possibilités de recours ou d'appel.

Nous estimons qu'il est important qu'un regard extérieur soit porté sur l'activité judiciaire. C'est pour cette raison que nous avons choisi de faire siéger une majorité de non-magistrats au Conseil supérieur de la magistrature. Nous avons également prévu que chaque citoyen pourrait introduire un recours contre le classement sans suite de son affaire. Enfin, des commissions de réclamation seront mises en place. Elles devront examiner les dysfonctionnements de l'institution judiciaire. J'insiste sur le fait qu'elles ne concerneront pas l'acte de jugement : il ne s'agit pas de mettre en place une nouvelle possibilité de recours. Le projet de loi organique qui doit donner jour à ces commissions n'est cependant pas encore finalisé. Il convient en effet de prévoir un système de filtres susceptible d'éviter de déstabiliser les magistrats. Nous étudions différentes modalités.

Ces recours citoyens sont une façon de poser la question du fonctionnement du système judiciaire. Le but est que chaque citoyen se voie garantir au minimum un accueil, une écoute et une réponse.

M. Jacques Brunhes : Nous avons exposé lors du débat d’orientation générale le 15 janvier dernier nos positions sur vos réformes et manifesté notre intérêt ainsi que l’esprit constructif qui est le nôtre.

Deux éléments avaient retenu notre attention : d’une part l’urgence et d’autre part l’échec des réformes progressives antérieures. L’intérêt de votre réforme est qu’elle propose une « batterie » de textes globaux, à laquelle s’ajoutent les textes sur les tribunaux de commerce et les mandataires-liquidateurs. Toutes ces mesures nous semblent former un ensemble cohérent et répondent à la nécessité d’aborder le problème de la réforme de la justice dans son ensemble.

Je tiens par ailleurs à souligner qu’aucune réforme de fond ne peut aboutir si elle ne s’accompagne pas de moyens supplémentaires.

Une autre de nos préoccupations concerne l’indépendance de la justice. Il ne nous paraît pas essentiel de couper entièrement le « cordon ombilical » entre le parquet et le gouvernement. Ce dernier doit pouvoir mener une politique pénale en adressant des instructions de portée générale au parquet. Ces instructions assurent la coordination nationale de l’action publique et empêchent les inégalités de traitement.

J’en viens maintenant plus précisément aux textes que vous nous proposez.

Le projet de loi sur l’accès au droit est un texte extrêmement important que nous aurons à examiner de près.

La réforme du Conseil supérieur de la magistrature nous paraît nécessaire, mais il est regrettable que vous n’ayez pas repris les dispositions de la constitution de 1946 qui prévoyaient que les membres du Conseil étrangers au corps de la magistrature étaient désignés par l’Assemblée nationale en dehors de ses membres à la proportionnelle des groupes. Une telle procédure est plus démocratique, puisqu’elle respecte la physionomie politique du pays. Le mode proposé de désignation des membres du C.S.M. ne garantit pas une telle représentativité.

Je réitère notre souhait que le Congrès ne soit pas un congrès fourre-tout où se mêlent les discussions concernant le traité d’Amsterdam, la parité hommes/femmes, le cumul des mandats, le quinquennat, les accords de Nouméa... Un congrès spécial doit être consacré à la réforme de la justice, mais je ne sais pas si le temps le permettra.

Mme le garde des sceaux : Vous avez raison de souligner que la réforme ne pourra aboutir sans moyens supplémentaires. J’ai fait un chiffrage extrêmement précis. Dans les discussions budgétaires pour le projet de loi de finances pour 1999, j’axe mes demandes sur deux éléments : le premier ne concerne pas la réforme, puisqu’il touche à l’amélioration du fonctionnement des juridictions ; le deuxième la concerne directement puisqu’il s’agit de demander des moyens supplémentaires pour la mener à bien.

J’ai l’appui du Premier ministre et vous avez pu constater que le budget de la justice fait partie des six priorités du Gouvernement.

Certains me reprocheront de présenter des textes sans moyens financiers correspondants et de rester dans l’incertitude, mais je voudrais souligner d’une part que je respecte les procédures, et d’autre part que les exemples de lois pluriannuelles n’ont pas été très concluants. Ces lois ont d’abord bien été appliquées la première année, puis, dans les deux ou trois années qui ont suivi, on est arrivé à une situation qui n’a rien à voir avec la loi de programmation votée par le Parlement.

Par respect envers la représentation nationale, je préfère vous assurer que je me battrai pour obtenir les moyens nécessaires. Vous pouvez d’ores et déjà voir ce que j’ai obtenu dans le budget pour 1998 avec les recrutements exceptionnels de magistrats et les recrutements en surnombre de fonctionnaires.

Il faut par ailleurs souligner que la situation extrêmement difficile de beaucoup de tribunaux est le résultat des décisions budgétaires prises ces deux dernières années. De plus, il faut tenir compte du décalage dû aux trois années de formation des magistrats : les 70 postes de magistrats créés dans le budget de 1998 ne seront occupés que dans trois ans au plus tôt.

J’essaie de compenser les effets des décisions budgétaires prises par mes prédécesseurs par des recrutements exceptionnels. Je préfère néanmoins recruter des magistrats par la voie de l’école nationale de la magistrature, encore que ces recrutements exceptionnels permettent l’arrivée de personnes ayant déjà une expérience professionnelle.

La situation des greffiers n’est pas meilleure que celle des magistrats : depuis deux ans, aucun greffier n’a été recruté. Heureusement, la formation des greffiers dure un an et demi : les concours exceptionnels que j’ai ouverts porteront donc leurs fruits rapidement.

Pour faire face à la situation difficile que nous connaissons, je demande également aux magistrats de rationaliser la gestion des tribunaux afin de la rendre plus efficace. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire que les présidents de juridiction soient assistés d’administrateurs. Les magistrats sont en effet très sollicités en dehors de leur activité juridictionnelle : ils sont membres de multiples commissions, ils participent à la politique de la ville... Dans cette même optique, le texte sur l’accès au droit est essentiel, car il favorise des procédures encourageant l’écoute et le dialogue, les tribunaux n’étant saisis que des dossiers les plus complexes.

Je m’efforce aussi d’améliorer les procédures : je pense notamment aux dispositions du rapport Coulon, même si deux d’entre elles, le juge unique et le caractère exécutoire des décisions en première instance, soulèvent des difficultés.

S’agissant du mode de désignation des membres non-magistrats du Conseil supérieur de la magistrature, nous nous sommes bien sûr posé la question de savoir si ces membres ne devaient pas être élus par le Parlement à une majorité des trois-cinquième pour assurer une représentation de tous les groupes. Notre choix se justifie par la volonté de respecter la séparation des pouvoirs. Il nous a semblé que la désignation des membres non-magistrats ne devait pas être trop politique.

J’ai bien noté votre souhait concernant le Congrès. Le Gouvernement n’a pas encore pris de décision définitive, mais il est vraisemblable que le Congrès se réunira avant le 14 juillet sur la réforme du statut de la Nouvelle-Calédonie. Il reste à savoir, d’une part, si le projet de loi sur le Conseil supérieur de la magistrature sera à cette date voté dans les mêmes termes par les deux assemblées et, d’autre part, si le président de la République choisira de le mettre à l’ordre du jour de ce Congrès.

M. Gérard Gouzes : Les magistrats jugent au nom du peuple français. C’est une belle formule, mais il faudrait qu’elle corresponde à la réalité. Je lis beaucoup d’articles qui exprime, avec une franchise parfois surprenante, le corporatisme des magistrats. Je note que le projet de loi constitutionnelle prévoit que le Conseil supérieur de la magistrature sera composé de dix magistrats, un conseiller d’Etat et dix personnalités n’appartenant pas au corps de la magistrature. J’en conclus, peut-être est-ce une vision optimiste, que les magistrats deviendront minoritaires. Je voudrais savoir, Madame le garde des sceaux, si vous tenez à cet équilibre ou si vous seriez prête à accepter des modifications de cette composition.

Je note par ailleurs que le Conseil d’Etat intervient de deux manières dans la désignation des membres du C.S.M. : d’une part, il désigne un conseiller d’Etat, d’autre part, le vice-président du conseil d’Etat désigne, conjointement avec le premier président de la Cour de cassation et le premier président de la Cour des comptes, deux personnalités. L’équilibre ne devient-il pas, de ce fait, factice ?

Votre réforme met en jeu deux intérêts contradictoires : d’une part, l’indépendance des magistrats dans leur activité juridictionnelle – et je sais que votre volonté est réelle en ce domaine – et, d’autre part, la possibilité pour le Gouvernement, évoquée par M. Brunhes, de mettre en place une politique pénale qui se traduit par des instructions individuelles et générales au parquet.

Avec votre réforme, les magistrats du parquet vont devenir quasiment inamovibles, et même si votre pouvoir d’initiative semble renforcé, bien qu’il soit contesté, n’allez-vous pas perdre toute autorité hiérarchique sur le parquet ?

Mme Nicole Catala : C’est certain.

M. Pascal Clément : C’est pourtant bien ce que vous avez demandé.

M. Gérard Gouzes : Vous voulez parler du président de la République, Monsieur Clément ?

N’aurait-il pas été préférable de séparer de manière plus absolue un corps d’avocats de la République d’un corps de magistrats du siège ? C’est un vieux débat.

Je voudrais enfin souligner que la carrière des magistrats se déroule souvent dans le ressort de la même cour d’appel. Que devient alors l’indépendance du magistrat vis-à-vis de la société locale ? Comment juger en toute indépendance quand on est en quelque sorte absorbé par son environnement ? Quelles sont vos intentions à cet égard dans le projet de loi organique ?

Mme le garde des sceaux : S’agissant de la composition du Conseil supérieur de la magistrature, il est clair que le Gouvernement ne peut revenir sur son choix qui ne donne pas la majorité aux magistrats.

La composition prévue par ce texte n’est sans doute pas idéale – d’ailleurs, en existe-t-il une ? – mais elle est proposée par le Gouvernement et approuvée par le président de la République. Par conséquent, moins ce texte sera modifié, plus grandes seront les chances de le voir voté dans les mêmes termes par les deux assemblées dans un délai raisonnable.

Il est essentiel que ce projet de loi soit voté rapidement. Les préoccupations de nos concitoyens portent avant tout sur le fonctionnement de la justice au quotidien. Dans ces conditions, et même si cette réforme institutionnelle a son importance, j’attire votre attention sur l’impression que pourraient faire sur l’opinion publique des débats interminables sur la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Bien entendu, le Parlement est totalement libre de modifier ce texte.

Concernant la mise en place de la politique pénale par le Gouvernement, le projet de loi sur les rapports entre la chancellerie et le parquet, qui sera bientôt examiné par votre assemblée puisqu’il passe en conseil des ministres fin mai ou début juin, propose que le garde des sceaux ne puisse plus donner d’instructions individuelles, mais qu’il conserve la possibilité de donner des instructions générales et de fixer les orientations de la politique pénale. Ces instructions générales seront transmises aux procureurs généraux qui les répercuteront sur les procureurs de la République de leur ressort.

Ce système garantit mieux l’application de la politique pénale définie par le Gouvernement : l’intervention par instruction individuelle au coup par coup empêche en effet d’avoir une vision d’ensemble de cette politique. Il vaut beaucoup mieux que le Gouvernement définisse sa politique pénale dans le domaine du racisme, des sectes ou encore de la sécurité lors de la Coupe du monde et la traduise par des instructions générales, plutôt que de se contenter d’initiatives ponctuelles souvent évoquées par la presse. Outre le fait qu’il entraîne des pressions sur les magistrats, ce système d’instructions individuelles est donc à tous égards détestable.

Aurait-il été préférable de prévoir une séparation totale du parquet et du siège ? Le choix du Gouvernement de préserver l’unité du corps des magistrats rejoint les conclusions de plusieurs commissions de réflexion, dont la commission présidée par M. Pierre Truche.

Une séparation des deux fonctions implique, en effet, une évolution vers un système à l’anglo-saxonne de type accusatoire. Je me suis rendue au Royaume-Uni pour étudier le fonctionnement de la procédure pénale. J’ai pu constater que la place de la police y est extrêmement importante. Il faut néanmoins rappeler l’existence, depuis plus de 700 ans, de l’Habeas Corpus. Le rôle de l’avocat y est aussi très différent et se rapproche plus de celui de l’avocat américain : les prévenus qui ont des moyens financiers connaissent un meilleur sort que les autres. Ce système me paraît donc difficilement transposable en France.

Il est nécessaire de favoriser la mobilité des magistrats. Il n’est en effet pas bon qu’un magistrat fasse toute sa carrière dans un même ressort. C’est un sujet auquel le Conseil supérieur de la magistrature est extrêmement sensible, puisqu’il fait de la mobilité un des critères de l’avancement. Je n’ai pas encore d’opinion définitive sur le sujet, mais je reconnais qu’il pose un vrai problème.

M. Jean-Luc Warsmann : Je regrette un peu le ton polémique que vous avez employé, madame le garde des sceaux, lorsque que vous avez expliqué que les dysfonctionnements actuels de la justice étaient liés aux décisions prises deux ans auparavant. Je crois qu'il y a un temps pour tout. Votre prédécesseur a mené une politique qui a permis un certain nombre d'avancées. Il est quelque peu contradictoire de tenir de tels propos avant d'appeler, quelques minutes plus tard, au consensus du Parlement sur votre projet. Si vous le voulez bien, je préfère me concentrer sur les problèmes actuels et sur l'avenir.

Les juges Eva Joly et Laurence Vichnievsky sont intervenues, il y a quelque temps, pour expliquer qu'avec les moyens dont elles disposaient, l'instruction de l'affaire du Crédit lyonnais, mais également d'autres affaires financières importantes, connaîtrait des lenteurs considérables. Où en est-on ? Ont-elles obtenu des moyens supplémentaires ?

Vous avez fait allusion à un décret en préparation sur les mandataires liquidateurs, qui les contraindrait à déposer les sommes qu'ils gèrent à la Caisse des dépôts et consignations. J'aurais voulu connaître votre sentiment sur le fonctionnement général de cette profession, et savoir si vous comptez prendre d'autres mesures à leur sujet.

Le troisième problème sur lequel j'aimerais entendre vos explications est celui du lien entre le parquet et la chancellerie. Vous avez dit que pour assurer une cohérence dans l'ensemble des décisions des parquets, vous utiliseriez les directives générales Je m'interroge sur l'efficacité de ces directives. Vous-même ou vos prédécesseurs avez certainement donné ce genre d'instructions dans le passé. Ont-elles été respectées ? Je pense en particulier au problème de la détention provisoire. Par ailleurs, de quels moyens le garde des sceaux dispose-t-il pour vérifier l'application effective de ces directives générales, si ce n'est en s'intéressant aux cas particuliers ? Et s'il ne le peut pas, qui le fera ?

Quelle que soit la valeur des principes invoqués, je crois qu'il faut s'interroger sur la cohérence de l'action publique. Il est fréquent que la position des parquets ne soit pas la même à quelques kilomètres de distance. Cela pose un problème. Si votre réforme conduit à accroître ces incohérences, nous risquons de voir des infractions qui, poursuivies dans une juridiction, seront classées sans suite dans une autre.

Enfin, vous avez dit tout à l'heure que vous aviez travaillé en concertation avec les organisations professionnelles concernées. Or, j'ai cru comprendre qu'un grand nombre de magistrats se posaient beaucoup de questions. On a assisté à des mouvements comme il n'en était pas survenu depuis longtemps. Beaucoup de magistrats semblent avoir le sentiment que les projets proposés témoignent d'un manque de confiance à leur égard. Ils s'interrogent notamment sur les commissions de réclamation ou de recours. Pourriez-vous être plus précise sur le sujet ?

On prête à ces futures commissions, où siégeront des magistrats du siège, la faculté de se prononcer sur des décisions de classement, prises par le parquet. Tout à l'heure, notre collègue Gouzes défendait l'idée d'une plus grande séparation entre le siège et le parquet. On irait là dans une direction totalement opposée, puisque l'on demanderait à des magistrats du siège de se prononcer sur des décisions du parquet.

Mme le garde des sceaux : Tout d'abord, pour répondre à votre remarque sur la polémique et le consensus, je n'ai pas dit que tout ce qu'avait fait M. Toubon était mauvais. J'ai d'ailleurs repris, vous l'avez noté, son projet de loi sur la délinquance sexuelle. J'y ai apporté des modifications et des ajouts, notamment sur le droit des victimes, mais le texte avait été préparé par le précédent gouvernement. De même, les réflexions que nous menons actuellement ne font pas table rase de ce qui a été réalisé dans le passé. Mais s'agissant des moyens, et sur ce point précis, je ne retire rien de ce que j'ai dit tout à l'heure.

Je reviens sur le problème des moyens à la disposition des juges – notamment parisiens, mais d'autres ont ces difficultés – confrontés à des dossiers financiers complexes comme celui du Crédit lyonnais. La chancellerie tient régulièrement des réunions avec les chefs de cour et de juridiction de Paris pour accélérer la mise en place du pôle économique et financier dont je vous ai parlé, qui doit permettre d'améliorer le travail des juges. Cela implique de mettre à leur disposition du matériel informatique, des locaux et naturellement des assistants spécialisés. Ce sont les locaux qui posaient le plus de problèmes. Le choix a été fait d'installer ce pôle à l'extérieur du palais de justice, ce qui n'allait pas de soi.

S’agissant des mandataires liquidateurs, le décret les concernant devrait intervenir fin juin ou début juillet. J'ai souhaité prendre certaines mesures sans attendre les résultats de la commission d'enquête, mais je n'exclue pas, pour aller plus loin, de faire appel à la voie législative, et notamment de revoir la loi de 1985 sur les entreprises en difficulté et les liquidations d'entreprise. Je suis également prête à mener une réforme du droit des sociétés. J'attends les résultats de la commission d'enquête, qui fait un travail considérable, pour déterminer s'il est nécessaire d'aller plus loin.

A propos des liens entre le parquet et la chancellerie, vous posez à juste titre la question de savoir si, après la suppression des instructions individuelles, le garde des sceaux conservera les moyens de faire appliquer sa politique pénale. Je crois que la réponse est oui, et dans de meilleures conditions que par le passé. Le projet de loi prévoit que des rapports réguliers seront adressés par les procureurs aux procureurs généraux, et par les procureurs généraux au garde des sceaux qui fera un rapport annuel au Parlement.

Un tel système permet d'être beaucoup plus clair et transparent sur les objectifs de la politique pénale, de renvoyer correctement les informations et de permettre des ajustements.

Je souhaite aussi que cette réforme soit fondée sur la confiance. Son but essentiel est en effet de rétablir la confiance de nos concitoyens à l'égard de la justice. Si nous continuons à promouvoir un système dans lequel se manifeste une défiance systématique du pouvoir politique à l'égard des magistrats, nous allons dans la mauvaise direction. Je ne dis pas qu'il faut laisser les magistrats sans encadrement. Il appartient au Gouvernement de faire les choix de politique pénale. Mais je ne crois pas à la nécessité de prévoir des contrôles tatillons de la chancellerie.

M. Jean-Luc Warsmann : Ce n'est pas ce que j'ai dit !

Mme le garde des sceaux : Non, ce n'est pas ce que vous avez dit. Mais si ce sujet me tient à cœur, c'est parce que je crois que nous avons besoin d'un système plus lisible et qui inspire confiance. C'est l'harmonie du fonctionnement de notre démocratie qui est en jeu.

Il faut aussi permettre la prise en compte par les procureurs des particularités locales et la possibilité d'interpréter les directives générales. On ne peut pas tout rigidifier. Nous ne sommes pas dans une société dans laquelle le pouvoir central doit tout décider jusqu'à la moindre virgule.

Certes, il faut des contrôles. Les textes les prévoient. En ce qui concerne les commissions de réclamation et de recours, je sais bien que les magistrats ont exprimé des inquiétudes. Et je ne les prends pas à la légère. Mais les magistrats ont intérêt à accepter un regard extérieur sur leur travail, d'autant plus que 99,9 % d'entre eux le font de façon excellente et dans des conditions difficiles, et à ce que tout dysfonctionnement soit identifié puis sanctionné. Aucun corps social ne peut rester isolé des autres. Il reste à en déterminer les modalités, afin de faire en sorte que les juges ne soient pas assaillis par les plaignants professionnels, ces spécialistes de la procédure qui se regroupent parfois en associations... Il suffit de mettre en place les filtres adéquats. Je suis prête à vous communiquer l'avant-projet, si vous n'en avez pas connaissance, et à écouter vos suggestions.

M. Jean-Antoine Léonetti : Vous avez recherché dans ce projet un équilibre entre l'indépendance de la justice et la volonté de ne pas laisser les juges sans aucun contrôle, équilibre que nous n’avez pas réussi à trouver. Je pense que le curseur est placé vers trop d'indépendance, même si ce n’est pas à la mode de dire cela.

L’existence de deux sortes de justice, avec les affaires médiatisées et celles de la vie quotidienne, concoure au manque de confiance de nos concitoyens à l'égard de leur justice. La première phrase que prononcent les personnes ayant affaire à la justice est celle-ci : « j'ai confiance en la justice de mon pays ». Peut-être espèrent-ils s'attirer ainsi les bonnes grâces du juge. Mais ils le disent avec si peu de conviction que l'on peut se demander si quelqu'un fait encore confiance à notre justice. Dans le cas des « affaires », sur lesquelles, il est vrai, le garde des sceaux ne doit pas intervenir à titre individuel, le peuple français délibère avant même les juges, par voie médiatique. Il semble difficile que la décision finale des juges ne soit pas influencée par la pression médiatique. Nous sommes bien sûr tous convaincus que la liberté de la presse est la première des libertés qu'il faut sauvegarder. Mais comment garantir le secret de l'instruction et ne pas remplacer le pouvoir politique, détenu par le peuple français, par un pouvoir médiatique, qui relève de la liberté individuelle ?

Ma deuxième question concerne cette politique de proximité que vous voulez mettre en place. Elle me paraît effectivement nécessaire, mais requiert des moyens considérables. Vous nous dites que vous avez l'appui du Premier ministre. Je le souhaite, parce que le dernier budget voté et le calendrier envisagé donnent à penser que vous n'avez pas les moyens des ambitions que vous affichez. Le traitement d'une affaire judiciaire est long, et son efficacité ne peut être améliorée que par un recrutement important. Or, ce recrutement est obligatoirement différé si on veut qu’il soit de qualité.

Notre vie politique a tendance à privilégier l'immédiat sur le long terme, et l'émotion sur la raison. Mais vous disposez de plusieurs années, peut-être même de plusieurs législatures... A moins qu'une nouvelle dissolution ne vienne compromettre vos réformes, vous avez le temps de les mettre en place, sans chercher l'effet d'annonce.

M. Alain Vidalies : Votre texte sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est équilibré et répond aux engagements pris devant le peuple. Je suis convaincu comme vous qu’il est nécessaire, lors des débats parlementaires, de respecter l’équilibre que vous avez défini en accord avec le président de la République, afin que la réforme puisse aboutir rapidement.

S’agissant de la justice au quotidien, je suis réservé sur la distinction entre l’accès au droit et l’accès au juge. Il ne faut pas qu’ on restreigne les possibilités d’accès au juge afin de faire face à l’inflation des contentieux. Nous avons déjà pu constater cette tentation dans le passé. Ainsi, un décret de 1993 a modifié les conditions de saisine du juge de l’exécution en obligeant le requérant à recourir à une assignation et donc à des avocats ou des huissiers alors qu’une simple lettre suffisait précédemment ; le nombre d’affaires soumises au juge de l’exécution a diminué, mais ce n’est pas une situation satisfaisante, car si certaines personnes ne saisissent plus le juge de l’exécution, c’est parce qu’elles n’en ont plus les moyens.

Je voudrais enfin souligner l’absence de la justice administrative dans nos discussions. Il faudrait réfléchir aux moyens d’appliquer à l’ordre administratif les principes que nous invoquons pour l’ordre judiciaire. Le statut des magistrats administratifs n’offre aucune garantie d’indépendance : l’Etat nomme les juges qui le jugent. La distinction entre ces ordres de juridiction n’est d’ailleurs pas très répandue chez nos voisins. De plus, le fonctionnement des juridictions administratives est très chaotique : les délais sont trop longs, les procédures et les règlements trop complexes. L’incompréhension de nos concitoyens face à ces juridictions est donc grande. Or, leur champ de compétence est étendu et devient de plus en plus important, notamment dans les domaines de l’urbanisme et de l’environnement. Je souhaiterais donc savoir si le Gouvernement a réfléchi à l’avenir des juridictions administratives.

M. Philippe Houillon : Madame le garde des sceaux, je voudrais connaître votre position sur la question du syndicalisme dans la magistrature.

Les journalistes ont l’habitude d’accoler l’étiquette « modéré » à l’Union syndicale des magistrats, l’étiquette « droite » à l’Association professionnelle des magistrats et l’étiquette « gauche » au Syndicat de la magistrature. On constate d’ailleurs que lorsqu’un cabinet ministériel a besoin de collaborateurs, un ministre de gauche fera appel à des magistrats appartenant au Syndicat de la magistrature, alors qu’un ministre de droite préférera des magistrats de l’ Association professionnelle des magistrats ou de l’ Union syndicale des magistrats. Est-il normal qu’il y ait des juges de droite et des juges de gauche ? Ce clivage affiché est-il compatible avec l’indépendance des magistrats et avec la crédibilité de l’institution judiciaire ?

Mme le garde des sceaux : La question du pouvoir médiatique est vaste. Certes, ma réforme est globale et ambitieuse, mais elle n’a pas pour objectif de répondre à la question de la place des médias dans notre société. Je me contente d’aborder les relations de la presse et de la justice dans le texte sur la présomption d’innocence.

Deux principes m’ont guidé. D’une part, la dignité des citoyens doit être mieux protégée. Il est légitime de punir, mais pas d’humilier. Je souhaite ainsi que l’article 803 du code de procédure pénale, qui prévoit que la mise de menottes est exceptionnelle, soit plus rigoureusement appliqué. Les journalistes qui publieront des images de personnes menottées pourront, à certaines conditions, être sanctionnés, car de telles images n’apportent pas grand chose à l’information et sont très humiliantes pour les personnes concernées. D’autre part, la liberté d’information doit être garantie. Je n’ai pas retenu la proposition faite par certains rapports d’interdire de citer le nom des personnes mises en cause par la justice.

Quant à la question du secret de l’instruction, je voudrais rappeler que ce secret ne s’impose ni aux journalistes ni aux avocats.

Il est évident que notre société est une société de l’information. Il faut toutefois assurer une information contradictoire en permettant à toutes les parties prenantes à une procédure judiciaire de s’exprimer. C’est la raison pour laquelle le texte sur la présomption d’innocence prévoit que des fenêtres de publicité seront ouvertes régulièrement tout au long de la procédure.

S’agissant de la question des moyens, il est évident que l’on ne pourra pas rattraper en deux ou trois les ans les retards accumulés depuis plusieurs décennies. Toutefois, la structure démographique du corps de la magistrature, l’augmentation des postes à l’école nationale de la magistrature et les concours exceptionnels devraient permettre une amélioration significative.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que je ne veux pas de loi de programmation que je ne dispose pas d’un chiffrage pluriannuel des réformes que j’entreprends. J’ai bon espoir de pouvoir mener à bien mes réformes avant la fin de la présente législature.

Je suis extrêmement sensible à la remarque de M. Alain Vidalies sur l’accès au droit et l’accès au juge et je prends toutes les précautions nécessaires pour que l’accès au juge ne soit pas réservé aux personnes qui en ont les moyens.

Ma réforme n’a d’ailleurs pas pour principal objectif de résoudre le problème de l’inflation des contentieux. Elle cherche avant tout à combattre la tendance à faire converger vers le système judiciaire tous les conflits qui n’ont pu être résolus en amont. Cette tendance est particulièrement prononcée dans le domaine de la délinquance des jeunes. Il faut faire en sorte que les systèmes de résolution des conflits en amont fonctionnent mieux.

Je reconnais qu’on parle peu de la justice administrative. Je ne remets pas en cause l’existence de la séparation de la justice en deux ordres. C’est une tradition française que l’on retrouve également en Allemagne, en Italie et aux Pays-Bas. J’ai demandé au vice-président du Conseil d’Etat de faire un rapport sur l’accélération des procédures.

S’agissant du syndicalisme dans la magistrature, les magistrats ont le droit, en tant que citoyens, d’avoir une représentation syndicale et des opinions politiques. Ils n’ont pas en revanche à exprimer ces opinions dans leur activité juridictionnelle : il faut distinguer cette activité juridictionnelle du fonctionnement du service public de la justice, sur lequel les magistrats peuvent prendre position. Le syndicalisme ne me semble pas incompatible avec l’exigence d’impartialité.

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