Accueil > Archives de la XIe législature > Comptes rendus de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République (1998-1999)

ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de l’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 56

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 20 mai 1998
(Séance de 9 heures 30)

Présidence de Mme Catherine Tasca, présidente

SOMMAIRE

 

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– Audition de M. Thomas Ferenczi, journaliste, médiateur au journal Le Monde ; M. Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice ; M. René Rémond, président de la Fondation nationale des sciences politiques, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature ; M. Thierry Renoux, professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille III, membre de la Commission de réflexion sur la justice ; M. Hervé Temime, avocat à la Cour de Paris, ancien président de l’Association des avocats pénalistes, sur la réforme de la justice




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La Commission a procédé à l’audition de MM. Thomas Ferenczi, journaliste, médiateur au journal Le Monde ; Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice ; René Rémond, président de la Fondation nationale des sciences politiques, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature ; Thierry Renoux, professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille III, membre de la Commission de réflexion sur la justice ; Hervé Temime, avocat à la Cour de Paris, ancien président de l’Association des avocats pénalistes, sur la réforme de la justice.

Mme Catherine Tasca, présidente de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République : A ce stade de la réflexion, il m'a paru très important de recueillir le point de vue de professionnels de la justice, mais également celui d'intervenants extérieurs, comme le sont M. Thomas Ferenczi et M. René Rémond. Je crois qu'il n'existe aucune grande réforme sociale au sujet de laquelle nous n'ayons pas intérêt à sortir du cercle des personnes que l'on peut considérer comme le plus directement impliquées, et qui pourraient être soupçonnées d'une approche corporatiste. Il nous a donc semblé fondamental de recueillir le point de vue des historiens et des professionnels des médias.

Je suggère d’aborder la réflexion selon trois grands axes : en premier lieu, les questions qui touchent au rôle et au statut des magistrats, à leur indépendance, puisque le premier texte examiné par le Parlement est celui relatif à la composition du Conseil supérieur de la magistrature ; ensuite, les problèmes qui concernent les libertés publiques, dont la présomption d'innocence et le rôle des médias – à cet égard, je me réjouis de la présence de M. Thomas Ferenczi ; enfin, le dossier de la justice au quotidien, de l'accès au droit et de l'accès aux juges.

M. René Rémond : Mme la Présidente, lorsque vous m’avez fait l'honneur de m'inviter à faire connaître mon sentiment sur les projets de réforme présentés à l'Assemblée nationale, vous m'avez suggéré d'orienter mon intervention sur les relations entre le monde judiciaire et le monde politique. A vrai dire, cette orientation m'a un peu embarrassé, puisque je n'appartiens ni au monde politique, ni au monde judiciaire, même si j'ai eu plus d'une occasion d'approcher l'un et l'autre.

Je m'y conformerai, cependant, en vous soumettant quelques réflexions générales sur les rapports entre justice et politique, avant d'en venir à l'examen du projet de loi constitutionnelle.

L'observateur, surtout s'il se double d'un historien, ne peut manquer d'être frappé par la place croissante que les questions relatives à la justice occupent dans l'esprit public, le débat politique et les travaux parlementaires. Il s'agit d'un changement profond. Quand on fait la comparaison entre ce qu'était le rôle du garde des sceaux il y a une cinquantaine d'années et ce qu'il est devenu maintenant, l’évolution est saisissante. Ce qui était autrefois une fonction largement honorifique, réservée à des hommes politiques émérites, est devenu l'un des postes les plus exposés. Les raisons, vous les connaissez, mais je les rappelle brièvement : la « judiciarisation » croissante de notre vie sociale, le recours de plus en plus fréquent à un droit considéré comme un arbitre objectif dans les contestations et surtout – c'est de mon point de vue l’élément fondamental de cette évolution – l'expression par l'opinion publique d'une exigence croissante de justice. A cet égard, le contenu de la démocratie a assurément changé, la justice en devenant un des critères principaux. La démocratie implique l'Etat de droit, et donc un fonctionnement indépendant, transparent et objectif de la justice. Ajoutons à cela le fait que la loi elle-même peut aujourd'hui être confrontée à une norme supérieure par le biais du contrôle de constitutionnalité.

Je voudrais maintenant vous soumettre quelques réflexions que m'a inspirées la lecture de ces projets. Je les ai tous lus, mais je m'intéresserai surtout, puisqu'on a bien voulu rappeler que j'ai fait partie du Conseil supérieur de la magistrature, à celui qui concerne cette institution.

Il est vrai que le Conseil auquel j'ai appartenu n'est pas le même que celui d'aujourd'hui : la composition en a été modifiée et ses attributions ont été étendues, ces changements étant conformes aux souhaits que nous avions alors formulés. Cependant, j'ai eu récemment l'occasion de rencontrer à la fois les anciens membres et les titulaires actuels, et j'ai été frappé de constater que les préoccupations demeurent les mêmes. Il existe donc une continuité dans l'institution, ce qui me qualifie peut-être pour formuler une appréciation sur le projet de loi constitutionnelle.

Ce dernier a d'ailleurs mon assentiment. J'approuve l'extension des compétences et je me réjouis que la nouvelle composition affirme l'unité du corps – j'ai toujours pensé que la séparation entre parquet et siège n'avait pas de justification, dans la mesure où, très souvent, la carrière des magistrats s'effectue alternativement dans l'un et dans l'autre. Je me félicite qu'il y ait des personnalités extérieures, non seulement parce que j'ai joué ce rôle, mais parce que je crois indispensable, pour prévenir toute dérive corporatiste, que le Conseil supérieur de la magistrature comprenne des membres qui n'appartiennent pas au personnel judiciaire. Il faut rappeler que la justice n'appartient pas plus aux magistrats que la santé aux médecins ou l'enseignement aux professeurs. Ce sont des fonctions sociales qui s'exercent par délégation du peuple français. Je me suis d'ailleurs rendu compte que la présence de personnalités extérieures contribuait parfois à garantir la protection des magistrats contre les pressions ou les velléités de mise sous tutelle.

Cela dit, je m'interroge sur l’effectif retenu. Je ne suis pas certain qu'il soit nécessaire que les personnalités extérieures soient plus nombreuses que les magistrats, dans la mesure où il n'y a pas de rapport de force entre les deux catégories et où il est rare que l’arithmétique joue dans les votes. La seule présence de quelques personnalités extérieures exerce un rôle de catalyseur. De plus, je m'inquiète un peu du nombre total de membres car vingt et un, c'est beaucoup pour fonctionner correctement. A l’expérience, je me suis rendu compte que neuf ou dix est un bon chiffre pour permettre à une instance de travailler convenablement. Ce qui fait l'efficacité du Conseil constitutionnel ou du C.S.A., c'est peut-être le nombre limité de membres – neuf – qui y participent. A moins de neuf, la diversité des points de vue n'est pas assez importante, mais au-delà, et surtout si l'on atteint quinze ou dix-huit, des factions risquent de se former et la délibération devient difficile.

Il existe d'autres sujets à propos desquels je me pose des questions, mais qui ne relèvent probablement pas de la loi constitutionnelle. Par exemple, qui sera le président de ce Conseil lorsqu'il ne sera présidé ni par le Président de la République, ni par le garde des sceaux, c'est-à-dire la plupart du temps ? Autrefois, il existait un doyen qui n'était d'ailleurs pas nécessairement le doyen d'âge.

Par ailleurs, compte tenu de la charge croissante que représente la participation au Conseil supérieur de la magistrature – de notre temps, cela occupait déjà au moins deux journées par semaine, mais avec l'extension de ses pouvoirs, on se dirige vers le plein temps – conviendrait, dans le doute, de prévoir un système permettant aux personnalités extérieures d'exercer leurs attributions dans de bonnes conditions, sachant que les magistrats bénéficient déjà d'une décharge. Cette question est particulièrement importante, surtout si le Conseil continue, comme il est souhaitable, à aller sur le terrain et à visiter les juridictions, non pas pour inspecter – ce n'est pas son rôle – mais parce qu'il est indispensable de sortir du quai Branly pour découvrir sur place comment fonctionnent les tribunaux et quelles sont leurs difficultés. C'est ainsi que nous avions remis un rapport sur la pénurie des greffes. Ces problèmes ne relèvent probablement pas d'une loi constitutionnelle, mais je pense qu'il est bon que le législateur se les pose.

S'il m'est permis d’aborder un sujet qui n'est pas à l'ordre du jour, je vous ferai part de mon étonnement à propos de la disparition du projet de réforme de la procédure criminelle. On se souvient qu'il y a deux ans, le gouvernement avait constitué un haut comité dont j'ai partagé la présidence avec M. Jean-François Deniau. Nous avons travaillé pendant trois mois en procédant à de nombreuses auditions et nous avions rédigé un rapport qui avait fait l'unanimité, duquel était sorti un projet de loi qui a été examiné en première lecture par l'Assemblée nationale. Souhaitant l'appel en assises, nous avions fait justice de l'objection selon laquelle, le jury se prononçant au nom du peuple français, il ne peut se tromper et nous nous étions prononcés en faveur du maintien du jury citoyen, en première instance et en appel. Puisque l'occasion m'est donnée de rappeler l’existence de ce projet, je dirai que cela ne me paraît pas moins important que la question de la présomption d'innocence. Et cela d'autant plus que le jury d'assises est une des rares occasions pour le citoyen de participer à la vie de la nation. En un temps où près de la moitié des Français sont exonérés d'impôt et ne contribuent donc pas aux charges publiques et où il n'existe plus de service national, cela me paraît important.

M. Antoine Garapon : J'ai trouvé ce projet très novateur par certains côtés, tout en ayant le sentiment qu'il s'arrête en quelque sorte au milieu du gué. De ce fait, il s'attire des reproches en provenance des deux rives, les uns estimant que l'on s'est trop éloigné vers l'indépendance de la justice, les autres qu'on ne s'en est pas assez rapproché.

Tout d'abord, ce qui me frappe dans ces projets – et je le dis pour aussitôt le regretter – c'est qu'une fois de plus la justice administrative est exclue d'une réforme de la justice. Ce particularisme français est pourtant très dommageable à la qualité globale de notre justice. Nous manquons là une occasion de créer un Conseil supérieur de la magistrature qui soit commun aux deux ordres. En effet, le meilleur moyen d'atténuer le corporatisme des juges judiciaires n’est-il pas de le confronter au corporatisme des juges administratifs ?

Contrairement à ce que l'on croit, le corps judiciaire est extrêmement politisé. C'est pourquoi il faut être très attentif à la composition du C.S.M., et notamment veiller à ce que les magistrats ne soient pas majoritaires. C'est ce que prévoit le projet de loi constitutionnel.

Je partage les inquiétudes de M. René Rémond à propos de l'effectif du C.S.M. Vingt et un, c'est beaucoup. J'attire également votre attention sur le mode de scrutin, qui risque de donner l'avantage au syndicat majoritaire. C'est un peu la solution de facilité pour tous les corps de l'Etat que de mettre en place, plutôt qu'une véritable indépendance, une cogestion du corps avec le syndicat majoritaire. Je serais donc favorable à ce qu'il y ait plus de « laïcs » au C.S.M., que le nombre de ses membres soit moins élevé, et que ceux-ci soient élus avec un mode de scrutin qui ne favorise pas le syndicat majoritaire.

L'idée d'un conseil unique pour les magistrats du parquet et ceux du siège n'est évidente que pour les Français, et peut-être les italiens, en tout cas un nombre de pays très réduit. Cette confusion du parquet et du siège ne va pas de soi, et l'on pourrait imaginer un système permettant d'éviter des allers et retours trop fréquents d'une catégorie à l'autre.

Par contre, il me semble qu'il faut encourager l'idée d'un recours citoyen, soit pour vaincre l'inertie d'un juge, soit pour se plaindre de son comportement. Cela dit, je ne suis pas sûr que les remèdes proposés soient les bons et il existe d'autres moyens pour vaincre l’inaction d'un procureur. Ainsi, on pourrait élargir le champ des personnes ayant qualité pour agir : cela permettrait à chaque citoyen de se constituer partie civile pour tous les délits causant un préjudice collectif, tels que les délits de corruption ou les atteintes à l'environnement. Je ne suis pas sûr que la commission envisagée pour remettre en question les classements sans suite ne soit pas un dispositif extrêmement complexe pour des gains finalement assez modestes, puisque celui qui aura protesté contre le classement d'une affaire n'aura pas pour autant la qualité pour agir une fois que l'affaire sera engagée.

Il en est de même de la possibilité de se plaindre du comportement d'un juge. C'est une excellente idée, mais plutôt que de mettre en place des commissions à cet effet, ne vaudrait-il mieux pas élargir la saisine du C.S.M. à chaque citoyen ? Ce serait infiniment plus simple, tout en créant une nouvelle liberté publique à laquelle je suis personnellement très attaché, la faculté de se plaindre de son juge. Il suffirait de rattacher l'inspection des services judiciaire au C.S.M. pour que celui-ci puisse immédiatement diligenter une enquête. Cela permettrait d'éviter un dispositif vécu par mes collègues comme un geste de défiance à leur égard, et que l'on peut qualifier « d'usine à gaz ».

Je constate aussi un attachement un peu fétichiste à la notion de politique pénale. Cette idée de politique pénale centralisée, inspirée par le garde des sceaux, est peut-être satisfaisante pour l'esprit, mais elle n'a que peu de réalité dans la pratique. D'abord, on ne peut concevoir d'imposer des priorités que si elles sont en nombre réduit. Or, les procureurs sont assaillis de priorités, ce qui fait que plus rien n'est réellement prioritaire. De plus, la seule politique pénale qui vaille, c'est celle qui est adaptée aux réalités du terrain, aux forces de police disponibles, aux équipements spécifiques se trouvant dans la juridiction du procureur : aéroport, marché d'intérêt national, etc.

Un autre aspect du projet me paraît poser un problème : alors qu’il instaure un contrôle par les citoyens – ce qui est une excellente chose, en dépit des critiques de magistrats que l’on peut qualifier de corporatistes – il maintient la possibilité pour le garde des sceaux de saisir directement une juridiction. D'une part, je ne vois pas dans quelle situation pratique cette procédure pourrait être utilisée, et d'autre part, cela revient à maintenir un contrôle par le haut alors que l'on a déjà mis en place un contrôle par le bas.

Il en de même du juge des libertés : on instaure un échelon supplémentaire, sans toucher à l'institution du juge d'instruction qui est un des problèmes majeurs de notre procédure pénale. Il ne peut pas y avoir trois échelons : un juge d'instruction, un juge des libertés et un procureur. L'un d'eux est de trop. Soit on transforme le juge d'instruction en juge des libertés, soit on garde le juge des libertés, et c'est le procureur qui devient le superviseur de l'enquête. Garder les trois serait extraordinairement coûteux en personnel, pour une « plus-value » en terme de liberté qui ne serait pas à la hauteur de l'investissement financier et humain consenti.

En conclusion, je dirais que la logique inaugurée par cette réforme est très positive : elle consiste à donner une responsabilité aux juges pour les sortir de leur face-à-face stérile avec le pouvoir. Mais je crois que l'on n'a fait que la moitié du chemin.

M. Thierry Renoux : A titre liminaire, je voudrais poser une question : pourquoi un conseil supérieur de la magistrature ?

Tous les pays ne connaissent pas une telle institution. En Europe, on en retrouve l’équivalent dans les pays du sud principalement : le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie et Andorre. Par ailleurs, la Belgique et les Pays-Bas s’interrogent actuellement sur la création d’un conseil supérieur de la magistrature compte tenu des dysfonctionnements de leur justice. Cette institution est spécifiquement française. Au XIXème siècle, les attributions disciplinaires étaient exercées par la Cour de cassation, mais ce n’est qu’en 1946 qu’a été créé le conseil supérieur de la magistrature par la Constitution.

Les raisons d’être d’un conseil supérieur de la magistrature sont évidentes. Il s’agit, d’une part, d’éviter que le pouvoir politique ne puisse obtenir des faveurs d’un magistrat en le récompensant par un avancement. Cette préoccupation existait déjà avant la création du Conseil supérieur de la magistrature et il y était répondu par le tableau d’avancement. Il s’agit, d’autre part, d’éviter que le pouvoir politique ne puisse sanctionner un magistrat.

Sur le plan constitutionnel, l’existence d’un conseil supérieur de la magistrature est la traduction directe du principe d’égalité devant la loi qui implique, selon le Conseil constitutionnel dans une décision rendue en 1975, le principe d’égalité devant la justice. Le Conseil supérieur de la magistrature est donc le garant de l’indépendance de la justice.

Le principe d’égalité devant la loi, affirmé par l’article premier de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, doit être conjugué avec l’article 9 de la même déclaration qui pose celui de la présomption d’innocence. J’en profite pour dire que le projet sur la présomption d’innocence me paraît excellent parce qu’il part de celle-ci pour en tirer les conséquences qui s’imposent sur le plan de la procédure pénale. Toute procédure pénale doit affirmer ce principe essentiel : nous sommes innocents et c’est à la partie poursuivante de démontrer la culpabilité. D’ailleurs, ce principe n’est pas seulement valable en matière pénale puisqu’il est inscrit dans le Code civil. Il faut cependant souligner que la présomption d’innocence cesse lors du premier jugement.

Quelle est la nature du Conseil supérieur de la magistrature ? Si, à l’origine, l’influence parlementaire était forte, elle a été remplacée par l’influence présidentielle en 1958.

Le Conseil supérieur de la magistrature est d’abord un conseil. Est-ce un conseil du pouvoir législatif, comme c’est le cas en Espagne du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire ? Cette appellation, d’ailleurs, me semblerait préférable, car la dénomination « Conseil supérieur de la magistrature » implique un corporatisme qui ne me plaît pas ; en outre, je suis favorable à un grand Conseil comportant une chambre administrative, une chambre financière et une chambre judiciaire.

Il serait imaginable que les autorités parlementaires qui désignent des membres d’un Conseil supérieur de la magistrature puissent saisir ce conseil. En Italie, le Conseil supérieur de la magistrature élit son vice-président. C’est une bonne chose, car cette personnalité a vocation à incarner la justice ce qui, à mon sens, manque en France. Lorsque l’Assemblée nationale ou le Sénat sont en cause, leurs présidents peuvent intervenir, mais lorsque la justice est en cause, qui peut légitimement s’exprimer en son nom ?

Le Conseil supérieur de la magistrature est aussi le conseil du pouvoir exécutif. J’observe que le comité de révision de la Constitution présidé par le doyen Vedel, ainsi que la commission Truche, avaient proposé que le garde des sceaux ne soit pas membre du Conseil supérieur de la magistrature, car il est à la fois demandeur et destinataire des avis du Conseil auquel il participe. C’est la raison pour laquelle la commission Truche avait également proposé de retirer au président de la République sa voix délibérative puisqu’il reçoit les propositions du Conseil.

Le garde des sceaux est le premier responsable de la politique pénale et il est légitime qu’il s’exprime devant le Parlement pour en faire le rapport. Je suis plus sceptique quant à la publication des circulaires générales d’action publique. Comment imaginer par exemple que soit publié au Journal officiel un texte indiquant que seuls les auteurs de chèques sans provision d’un montant supérieur à 500 francs seront poursuivis ? De son côté, la commission Truche avait imaginé que l’Etat, plutôt que de donner des instructions générales aux parquets, puisse porter plainte, comme c’est actuellement le cas aux Etats-Unis, en la faisant plaider par un magistrat de la chancellerie ou un avocat.

L’appel à la société civile dans la composition du Conseil supérieur de la magistrature est une bonne chose. Je rejoins, toutefois, les préoccupations des précédents orateurs sur le nombre des membres. La commission Truche en comportait vingt et un et j’ai remarqué qu’il y était difficile de s’exprimer dans de telles conditions. Il aurait été préférable de créer au sein du Conseil supérieur de la magistrature des chambres moins nombreuses.

Le Conseil supérieur de la magistrature est ensuite une juridiction qui a pour objectif, d’une part, de mieux assurer l’indépendance du magistrat et, d’autre part, de protéger le citoyen contre les abus de la justice. L’indépendance n’est pas un privilège du magistrat, elle doit être assurée avant tout dans l’intérêt du justiciable.

L’unité du corps de la magistrature ne me choque pas et elle a été reconnue conforme à la Constitution le 11 août 1993. Par ailleurs, le principe de l’opportunité des poursuites justifie l’unité du corps. Toutefois, comme le prévoit la commission Truche, il faudrait un délai pendant lequel il serait impossible de passer d’une fonction – parquet ou siège – à l’autre. Je me permets, au passage, de relever une inconstitutionnalité dans l’avant-projet : il ne peut être prévu par la loi organique la possibilité de déplacer d’office un magistrat du siège à titre disciplinaire alors même que cela ne figure pas dans le projet constitutionnel.

Le Conseil supérieur de la magistrature a par ailleurs pour rôle de protéger le citoyen contre les abus des magistrats. Ceux-ci sont soumis à la responsabilité disciplinaire et à la responsabilité civile qui avait été étendue par la commission Truche avec des cas d’actions récursoires plus nombreux. La notion de responsabilité pour les magistrats du parquet est plus importante que la notion de faute. Le projet aborde la faute par le biais de la subordination au garde des sceaux. Ce n’est pas satisfaisant : les magistrats du parquet doivent être des magistrats responsables avant d’être des magistrats fautifs ou subordonnés. Les magistrats sont aussi soumis à la responsabilité pénale. Il faut cependant aborder cette question avec précaution pour éviter par exemple que des malandrins ne fassent asseoir sur la banc des accusés le juge qui les a condamnés.

A ces responsabilités, on pourrait ajouter une responsabilité constitutionnelle. En Allemagne, la Cour constitutionnelle peut, à la demande du Parlement, destituer un juge qui aurait violé gravement la constitution. Deux procédures ont déjà été engagées. De surcroît, je pense à cet égard aux arrêts de règlement : comment sanctionner l’empiétement sur les compétences du pouvoir législatif que ceux-ci constituent ? Le principe d’une responsabilité constitutionnelle du magistrat permettrait d’assurer le respect du principe de la séparation des pouvoirs, essentiel à la démocratie.

Pour résumer : pas de juge justicier, pas de juge serviteur, si ce n’est de la loi ; contrôle politique de la fonction juridictionnelle, mais pas de politisation du corps.

M. Thomas Ferenczi : Vous m’avez invité, Mme la Présidente, à réfléchir sur les relations entre le juge, le journaliste et le citoyen.

Je vous donnerais le point de vue d’un journaliste parmi les autres. Le journaliste est au service du citoyen, il contribue à son information sans que celle-ci soit un but en elle-même, mais plutôt un moyen de faire vivre le débat démocratique.

Dans sa mission, le journaliste doit se montrer critique par rapport aux pouvoirs, notamment par rapport au pouvoir politique. Cette fonction critique ne signifie pas prioritairement porter des jugements, mais avant tout exposer et expliquer.

Le journaliste va donc enquêter pour faire apparaître des vérités cachées. Seul, il ne pourra aller très loin car il n’a pas les moyens dont disposent légitimement certains fonctionnaires pour convoquer des témoins ou effectuer des perquisitions. Il va donc s’appuyer sur les investigations d’autres corps professionnels : les juges, les policiers, les magistrats de la Cour des comptes, les parlementaires – je pense aux commissions d’enquête –les inspecteurs de l’administration, les inspecteurs des finances ou les inspecteurs de l’agriculture, qui ont effectué récemment un rapport sur le Crédit Agricole en Corse ou encore l’I.G.A.S. qui a rendu un rapport publié par Le Monde sur le tabagisme. Grâce à tous ces moyens, il pourra révéler des vérités cachées ou déjouer les stratégies de communication de personnalités ou d’institution.

Le journaliste remplit-il aujourd’hui correctement sa mission d’enquête ? Je pense que les médias ont beaucoup progressé, mais il leur reste beaucoup de chemin à faire pour surmonter la tentation du conformisme et de la paresse, pour vaincre les résistances et affirmer leur indépendance par rapport aux divers pouvoirs.

L’opinion reproche souvent aux médias – des sondages l’attestent comme de nombreux livres à succès, je pense à ceux de MM. Pierre Bourdieu et Serge Halimi – d’être trop complaisants et pas assez pugnaces. De nombreux exemples montrent que les médias n’ont pas été assez curieux ou qu’ils ont été manipulés, les plus célèbres étant ceux du charnier de Timisoara et de la guerre du Golfe. Dans ces derniers cas, les erreurs s’expliquent parce que les journalistes n’ont pas exercé convenablement leur esprit critique. Autre exemple : la presse n’a pas su apercevoir à temps les dérives du Crédit Lyonnais car elle a été abusée par ses services de communication ; dans cette affaire, il faut noter que les parlementaires ont été plus vigilants. On peut enfin citer l’exemple de la maladie de M. François Mitterrand : nos confrères étrangers ont été étonnés en apprenant que sa maladie remontait à l’année de sa réélection et que la presse n’en disait rien.

Ces reproches ne sont donc peut-être pas totalement infondés, mais il faut souligner que l’enquête est un travail difficile qui demande de la persévérance, des compétences, en particulier sur les questions financières et du courage, celui notamment de résister aux pressions.

Les obstacles sont donc nombreux. Dans ces conditions, est-il judicieux d’en ajouter ? La France n’est certainement pas le pays où règne la plus grande transparence. Nous avons dans ce domaine encore beaucoup à apprendre des pays anglo-saxons où la tradition de l’enquête journalistique sans concession y est plus forte que chez nous. Il me semble préférable d’imiter ces pays plutôt que d’inviter ou de contraindre la presse à se modérer, d’une façon ou d’une autre.

C’est à la fois la servitude et la grandeur du métier d’homme politique d’accepter d’être mis en cause avant même d’être jugé. Les lois actuelles qui punissent notamment la diffamation me paraissent un outil suffisant pour protéger les personnes mises en cause. Il appartient, bien entendu, aux journalistes de respecter les principes qui fondent, aux yeux des juges, la bonne foi, la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression des propos et le sérieux et la qualité de l’enquête. Même si nous contestons certaines décisions judiciaires, je fais confiance au juge et il est essentiel qu’il se prononce sur nos éventuels errements.

Pour le reste, le journaliste doit respecter une déontologie, respect auquel l’institution d’un médiateur contribue.

Mme la Présidente : Je me permets de faire quelques remarques sur ces problèmes que j’ai connus professionnellement.

Vous nous dites, M. Ferenczi, que l’on peut reprocher aux journalistes de ne pas être assez exigeants dans leur travail d’enquête. Vous n’avez pas évoqué un élément important du débat, à savoir l’atteinte à la vie privée ou au secret de l’instruction. Par ailleurs, outre la question de la responsabilité de journaliste, ne faudrait-il pas poser celle des grands groupes qui possèdent les médias les plus importants ?

M. Hervé Temime : Je vous parlerai essentiellement du texte relatif à la présomption d'innocence et au droit de la défense, mais je voudrais d'abord faire deux observations qui ne sont pas tout à fait en dehors du cadre qui m'a été imparti.

Premièrement, je voudrais reprendre ce qu'a dit M. René Rémond concernant le sort du projet instituant l'appel en cour d'assises. Je crois qu'il est absolument incompréhensible, pour les professionnels de la justice, quel que soit le corporatisme que l'on peut leur prêter, à juste titre, d'ailleurs, vous avez eu raison, Mme la Présidente, de nous en accuser par avance...

Mme la Présidente : J'ai parlé de « soupçon » !

M. Hervé Temime : Mais pour moi, la présomption d'innocence n'existe pas, et je vous le démontrerai. Donc à mes yeux, le soupçon suffit à condamner. Je suis presque un journaliste, en tout cas plus qu'un juge... (sourires)

Il est donc évident que nous sommes corporatistes, mais quoi qu'il en soit, je ne peux pas comprendre, compte tenu de la difficulté que nous avons eu à trouver un consensus sur la question du double degré de juridiction dans les affaires criminelles, comment un texte aussi capital pour le progrès de notre justice a pu être abandonné, pour des raisons financières qui, sans être mineures, sont tout de même insuffisantes. Je crois, en toute franchise, que ce projet est au moins aussi important que les meilleurs de ceux qui pourraient vous être soumis sur les sujets dont nous débattons aujourd'hui.

Deuxièmement, je pense que le problème dont tout le monde parle, celui du lien entre la chancellerie et le parquet, est un faux problème. Il est peut-être très important pour vous, hommes et femmes politiques, probablement non négligeable pour les citoyens, mais ce n'est certainement pas le dossier majeur en ce qui concerne le fonctionnement de la justice. D'abord, cela ne concerne qu'un nombre très limité de dossiers. Ensuite, l’expérience montre qu'il est tout à fait possible d'atténuer par la pratique le soupçon permanent selon lequel le pouvoir politique exerce des pressions sur la justice.

En revanche, en faire l'élément majeur d'une réforme de la justice nous fait oublier ce qui est, à mon sens, le véritable problème de notre justice pénale, c’est-à-dire la dépendance entre les juges du siège et le parquet. Nous avons besoin, en tant que justiciables, d'être convaincus que l'on nous juge dans le respect de la loi et en toute indépendance par rapport à ceux qui requièrent de poursuivre.

Or, ce qui peut expliquer la réaction corporatiste excessive – et à mon avis très encourageante pour apprécier la qualité des textes qui nous sont soumis – des magistrats, c'est que ceux-ci, et notamment les juges d'instruction, ont le sentiment pas tout à fait erroné qu'on leur fait un mauvais procès. Car lorsque l'on parle des dérives de la justice, que nous constatons tous les jours quels que soient les progrès incontestables qui sont par ailleurs accomplis, notamment sur le plan de l'égalité des citoyens, c'est le juge d'instruction qui est en permanence mis en accusation. Celui-ci est à la fois mythifié d'une manière absolument ridicule, considéré par les médias comme une personne intouchable, engagé dans une lutte sans merci contre tous les maux de notre société, à commencer par la corruption et, à l'inverse, souvent désigné comme le responsable de tous les dysfonctionnements de la justice pénale. C'est totalement faux et on oublie généralement le rôle majeur du parquet dans la procédure pénale. Je ne parle pas seulement des « affaires », mais des procédures pénales dans leur plus grand nombre, qui mériteraient effectivement d'être mieux régulées.

Personnellement, en lisant attentivement ce texte, que je ne connaissais que par ouï-dire, j'ai été étonné par sa qualité. Nous autres, avocats, avons pourtant un esprit très prompt à la critique peu constructive. Sur des questions pratiques, ce texte propose des avancées. Même si celles-ci peuvent paraître négligeables pour des gens qui, comme vous je l'espère, ont la chance de ne pas connaître la justice pénale, elles sont significatives. Je donne un exemple de ces anachronismes auxquels nous sommes quotidiennement confrontés. Savez-vous que quand un détenu écrit à son avocat pour lui demander d'assurer sa défense, celui-ci ne peut pas présenter la lettre au juge d'instruction pour avoir accès au dossier ! En effet, la loi dispose que le détenu doit écrire directement au juge. Compte tenu du mode de fonctionnement habituel de la justice, ce courrier passe entre les mains du vaguemestre puis est acheminé par fourgon et arrive à destination au bout de trois ou quatre jours. Cela peut paraître insignifiant, mais il aura fallu attendre ce texte pour modifier cet état de chose, ce à quoi les avocats n'avaient même pas songé. Il existe de nombreuses trouvailles comparables.

En ce qui concerne la présomption d'innocence, je partage l'avis de M. Thierry Renoux : ce qui est intéressant dans ce texte, c'est qu'il fait de la présomption d'innocence le principe dont doit découler tout le fonctionnement de la justice. Alors qu'en l'état actuel des choses, je considère que la présomption d'innocence n'existe pas dans notre justice pénale. C'est un principe fondamental, mais qui est bafoué quotidiennement, d'une manière quasi mécanique. À mon sens, une bonne réforme de la justice doit faire en sorte que ce principe se traduise concrètement dans la réalité. Nous avons bien vu que la loi de janvier 1993, qui est d'ailleurs une très bonne loi, n'a pas suffi. On s'est contenté d'un changement de terminologie, passant de « inculpé » à « mis en examen ». Or, pourquoi a-t-on changé cette terminologie ? Parce que M. Michel Sapin, vérifiant dans le Robert le sens du mot « inculpé », avait lu cette définition : « présumé coupable » ! Il est évident qu'aujourd'hui le « mis en examen » est tout aussi bien présumé coupable. Alors comment faire ?

Je crois qu'il y a déjà indiscutablement des écueils à éviter. Or, ce texte les évite. Le principal était de solenniser, voire de « judiciariser » davantage, le moment de la mise en examen. Il faut que celle-ci soit considérée de plus en plus comme le moment de l'ouverture des droits, et de moins en moins comme une phase de pré-jugement, donc de pré-condamnation.

Quant aux droits qu'il conviendrait de renforcer, j'enfoncerai une porte ouverte en disant que la plus grave entorse à la présomption d'innocence, c'est la détention provisoire. Ce qui choque les professionnels les plus avertis, voire les plus cyniques, dans le fonctionnement de la justice pénale, c'est la façon dont la détention provisoire est ordonnée et prolongée, pas seulement par le juge d'instruction, mais aussi par la chambre d'accusation. Quel que soit le degré de conscience des magistrats qui la prononcent, je le dis en assumant totalement la responsabilité de mes paroles, la détention provisoire est parfois requise dans une indifférence absolue et dans un mépris total du droit des gens, surtout les plus faibles.

Je suis particulièrement favorable à l'instauration d'un juge des libertés. Pourquoi ? Parce que je crois qu'il faut être réaliste – peut-être l’êtes-vous davantage que nous – on ne peut pas passer à un système accusatoire du jour au lendemain. Je le dis en tant que fondateur et président de l'Association des avocats pénalistes, bien que je ne veuille me parer d'aucun titre : nous sommes absolument incapables d'assumer un système accusatoire avant dix ans, que ce soit au point de vue matériel, de la compétence ou de la déontologie. Les rapports sont actuellement trop mauvais entre les juges et les avocats pour permettre à ces derniers d'assumer un rôle dans l'enquête, quel qu'il soit. Dans la mesure où nous ne nous situons pas dans une alternative entre une procédure inquisitoire et une procédure accusatoire, je considère donc que le juge des libertés est absolument fondamental. Il faut tout faire pour rendre la détention provisoire plus difficile à ordonner et pour garantir davantage le droit des gens face à cette décision. Je trouve l'attitude des magistrats excessivement corporatiste à l'égard de ce projet de réforme. Les juges d'instruction, qui en privé acceptaient l'idée d'être peu à peu libérés de cette responsabilité, se sont cristallisés sur cette question, comme si la grandeur de la fonction de juge d'instruction n'était liée qu'à ce pouvoir d'incarcérer.

Pourtant, ce texte défend le juge d'instruction, d'abord parce qu'il maintient son existence, et ensuite parce qu'il en fait le juge qui peut libérer. Le juge des libertés ne sera pas saisi lorsque le juge d'instruction aura décidé de libérer la personne mise en examen, soit en décidant de ne pas l'incarcérer au début de la procédure, soit en faisant droit à sa demande de mise en liberté. C'est donc un texte qui protège le juge d'instruction, même s'il dérange sa pratique routinière, avec des règles telles que le calendrier prévisionnel, tout en garantissant indiscutablement mieux le citoyen contre les abus de la détention provisoire. Je ne partage pas l'idée de M. Antoine Garapon, qui est cependant un des rares magistrats à accepter la critique avec autant de facilité – ils ne sont pas très nombreux ceux qui ont pour métier de juger les autres à accepter qu'on les juge. Le juge des libertés n'est pas une troisième partie au procès mais, à la limite, un troisième degré de juridiction, encore que cette expression soit excessive d'un point de vue strictement juridique.

Par ailleurs, j’estime qu'il est indispensable de permettre la présence de l'avocat dès la première heure de garde à vue. Si l'on peut reprocher quelque chose au projet de réforme, c'est d'être encore trop timide en ce domaine. Je crois qu'il faudrait « judiciariser » un peu plus la garde à vue, en donnant à l'avocat l'accès au dossier, en l'autorisant à être présent au moment de son renouvellement. Peut-être vos débats permettront-ils d'avancer sur ce point. Il faudrait également réfléchir à un régime juridique plus précis et plus rigoureux. Notamment, on oublie trop souvent que cette procédure est facultative. Quant à la phase du jugement, tous les professionnels de la justice, et probablement aussi les citoyens, sont pour l'introduction d'une plus grande part de contradictoire dans le débat, ce qui est une réforme indispensable.

Mme la Présidente : Je vous remercie pour ces interventions très riches. Ce qui me frappe personnellement, c'est que chacun d'entre vous a placé le souci démocratique au cœur du jugement qu'il porte sur ces textes, approche que nous partageons également.

Mme Christine Lazerges : Il est vrai que le chantier de la réforme de la justice est immense, et qu'il comporte encore des vides. Nous en convenons. S'il le faut, un certain nombre de députés feront les propositions nécessaires pour les combler, notamment en ce qui concerne l'appel dans les affaires criminelles. Ne croyez pas que nous laisserons passer cette législature sans nous inquiéter du sort de ce projet. Certains pensent que nous sommes au milieu du gué, soit parce que nous ne traitons pas tous les problèmes, soit parce que nous ne les traitons pas jusqu'au bout. Je crois qu'il faut être très attentif sur ce point.

Concernant le C.S.M., il me semble très important de rappeler que cette institution est à la fois un conseil et une juridiction, et que son existence est la traduction directe du principe d'égalité, lequel doit être conjugué avec la présomption d'innocence. À ce titre, je trouve symboliquement significatif que le nombre de magistrats siégeant au C.S.M. soit légèrement inférieur à celui de personnalités extérieures, et je sais gré à M. Antoine Garapon de l'accepter.

Est-il possible de travailler dans un conseil comprenant vingt et un membres ? La question de M. René Rémond est importante. Nous avons, l'un et l'autre, siégé au Conseil national des universités, dans des sections différentes, où nous avons fonctionné suivant les années à dix-huit ou à trente-six. Je reconnais que ce dernier chiffre rend le déroulement des débats assez délicat et que nous nous en remettions généralement au rapporteur. A dix-huit, par contre, nous pouvions travailler. Vingt et un, ce n'est pas si éloigné, mais il s'agit d'un nombre maximum.

Il faut aussi, si l'on veut que la présence de non-magistrats au C.S.M. ait un sens, que ceux-ci soient également déchargés professionnellement pendant la durée de leur mandat. M. René Rémond a raison d'insister sur ce point qui est une conséquence logique de l'extension des attributions du Conseil.

Je souhaiterais poser une question d'ordre juridique à M. Thierry Renoux : peut-on imaginer que la loi organique instaure deux formations ? J'aimerais avoir la réponse tout de suite, pour être rassurée – ou inquiétée ...

M. Thierry Renoux : C'est tout à fait possible, mais à mon avis, il faudrait que cela soit inscrit dans la Constitution. En effet, le Conseil supérieur de la magistrature actuel a pris l'habitude de siéger en assemblée plénière, ce qui n'était pas prévu dans son statut, pratique qui a d’ailleurs été très critiquée. C'est pourquoi il me semble que la Constitution devrait prévoir que le Conseil peut siéger en deux formations restreintes, sans qu'il soit nécessaire de préciser davantage. La seule difficulté est d’éviter que le nombre de magistrats diminue à cause de cette séparation. Mais c'est un problème purement technique.

Mme Christine Lazerges : Un mot encore sur la politique pénale. Bien sûr, celle-ci doit se décliner au niveau local. Mais cela n'empêche nullement de définir au plan national une stratégie de réponse aux phénomènes criminels, à l’initiative du garde des sceaux.

À propos du juge des libertés, nous serons très attentifs, au sein de la commission des lois, à ne pas créer une « usine à gaz ». Il en est de même en ce qui concerne les deux commissions de recours citoyen. Il y a sans doute un travail de simplification à faire, tout en restant très attachés à ces projets.

Pour terminer, je dirais que j'ai été un peu étonnée que personne ne mentionne une disposition qui est, à mon sens, tout à fait capitale. Il s’agit de celle qui rend plus facile l'accès au droit en instaurant la compensation judiciaire et qui multiplie les formules procédurales en amont du déclenchement des poursuites. Sur le plan pratique, c'est peut-être le volet primordial.

M. Antoine Garapon : C'est effectivement une avancée significative. Cela dit, les garanties sont tellement nombreuses qu’elles risquent de décourager les procureurs de se lancer dans la compensation pénale. Je me demande s'il ne faudrait pas mieux consacrer le droit d'admonestation du procureur, qui existe déjà dans la pratique.

M. Louis Mermaz : Il a été dit que toute réforme de la justice devait être faite pour le justiciable et non pour le juge. C’est un principe de base. L’ensemble des textes qui nous seront soumis me semblent marquer un progrès, mais ils ne vont sans doute pas aussi loin que certains d’entre nous le souhaiteraient.

Nous savons bien que le projet de loi sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature résulte d’un compromis entre le Premier ministre et le président de la République ; tout est donc déjà joué, mais le débat parlementaire permettra d’apporter un éclairage à cette réforme.

Je voudrais demander aux divers intervenants présents ce matin comment assurer l’indépendance des magistrats, laquelle représente une garantie pour le justiciable. Les députés sont soumis au suffrage universel, le Gouvernement, théoriquement, est responsable devant législatif, mais qu’en est-il juges ? Devant qui sont-ils responsables ? On pourrait envisager de les élire, mais l’importance du Front national rend cette éventualité hasardeuse.

Un magistrat, parmi les plus progressistes, a dit, dans une interview à « Libération », que c’est le droit et la conscience des juges qui fondent leur indépendance. Je trouve cela un peu court. M. François Mitterrand demandait souvent aux magistrats, pour les taquiner, d’où leur venait leur vocation. C’est une bonne question, car le pouvoir de juger est redoutable.

Je pense qu’il faut davantage de personnalités issues de la société civile au sein du Conseil supérieur de la magistrature.

Pour ma part, je suis également favorable à la possibilité de faire appel des décisions des cours d’assises. L’argument financier n’est pas soutenable car les libertés individuelles n’ont pas de prix. Certaines décisions m’ont laissé perplexe – je pense à l’affaire Omar Raddad. A ce sujet, je note que si le président de la République envisage de l’élargir et de le renvoyer dans son pays, c’est que lui aussi a des doutes.

Il faut souligner au passage que la mission du juge est aussi d’adapter les textes. Ainsi, de lourdes peines sont prévues à l’encontre de la personne qui ne respecte pas les réglementations en matière d’éclairage de façade, mais les juges n’appliquent jamais ces peines.

La présomption d’innocence est souvent malmenée par le système inquisitorial qui donne une place importante aux aveux. En lisant la presse, on découvre que des personnes maintenues en détention provisoire sont libérées le jour où elles passent les aveux qu’on attendait d’elles. La détention provisoire devrait rester exceptionnelle, or le code de procédure pénale donne une grande latitude au juge. A ce sujet, je rappelle que l’Assemblée nationale a voté une proposition de loi de notre collègue M. Alain Tourret.

En matière de presse, je crois qu’il est préférable de légiférer le moins possible. On peut en effet voir une garantie pour le justiciable dans le fait que les médias parlent de lui. A cet égard, rappelons-nous que l’embastillement consistait à enfermer les gens dans le plus grand secret. Si la presse est fautive, parce qu’elle calomnie par exemple, les lois actuelles sont suffisantes. Il n’y a qu’à voir l’exemple de ces deux journalistes du « Canard Enchaîné » qui ont été poursuivis en justice pour leurs écrits. Par ailleurs, lorsqu’il y a des fuites, la faute doit être recherchée chez l’auteur de la fuite, pas chez le journaliste, sauf si, bien entendu, celui-ci a utilisé des moyens frauduleux.

M. Michel Hunault : L’ambition affichée est d’améliorer le fonctionnement de la justice, mais est-ce que les moyens suivront ?

Je me souviens, lors de la précédente législature, avoir entendu Maître Temime faire le même plaidoyer que ce matin et malheureusement, les choses n’ont guère changé depuis.

Il ne faut pas perdre de vue le contexte dans lequel s’inscrit cette réforme. La démocratie est aujourd’hui malade et ce n’est pas un hasard si certaines des plus hautes personnalités de l’Etat sont mises en examen.

Une réforme de la justice doit aujourd’hui viser deux objectifs : redonner à nos concitoyens confiance dans la justice et mieux protéger les libertés individuelles. Je me demande si le texte qui nous est soumis répond à cette double préoccupation.

Je voudrais surtout revenir sur les propos de M. Thomas Ferenczi. Je suis personnellement choqué d’apprendre par voie de presse la mise en examen ou la garde à vue de quelqu’un. J’y vois une négation des libertés individuelles les plus essentielles car tout le monde ne sait pas que la mise en examen n’est pas un jugement sur la culpabilité d’une personne. La France a beaucoup à faire pour mériter son titre de pays des droits de l’homme quand on sait que 40 % des personnes se trouvant en prison sont en détention provisoire, ou encore que quatre à cinq prévenus s’entassent parfois dans des cellules prévues pour deux personnes. Je suis favorable à des mesures qui favorisent le respect des libertés individuelles, telles que la présence de l’avocat dès les premières heures de la garde à vue ou l’accès aux dossiers pour les mis en examen ...

Si l’on tolère les mises en examen par voie de presse, il faut décider que le secret de l’instruction n’existe plus.

Vous avez dit, M. Ferenczi, que, dans votre fonction critique par rapport au pouvoir, vous vous appuyez sur les juges. Il serait également souhaitable de tenir compte d’autres sources. Je vais vous donner un exemple très concret. Lors de la précédente législature, j’ai été le rapporteur de la commission des lois sur un texte relatif au blanchiment de l’argent. Un délit de blanchiment a finalement été voté, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale. Un de vos collègues a consacré son émission, « La marche du siècle », à la corruption. A cette occasion, il aurait été souhaitable d’y rappeler la contribution de la représentation nationale à la lutte contre ce fléau. Dans ce domaine, et plus précisément dans celui des marchés publics, les textes sont encore à améliorer. Est-ce en révélant que madame une telle a reçu 200.000 francs pour un rapport ou que monsieur un tel a acheté des chaussures à 11.000 francs que les journalistes s’attaquent au fond du problème ? Toutes ces affaires minent notre démocratie.

M. Michel Crépeau : On a coutume de dire qu’un mauvais arrangement vaut toujours mieux qu’un bon procès. De manière plus générale, je pense, et c’est un avocat qui parle, que moins on a affaire à la justice, mieux on se porte. Mais, la justice est un mal nécessaire, alors autant faire en sorte qu’il soit le moins douloureux possible.

Pour atteindre cet objectif, on parle beaucoup de l’indépendance de la justice.

N’oublions pas d’abord que la justice est un droit régalien qui, de ce fait, appartient à l’Etat. Que va-t-il lui rester si, au moment où la construction européenne implique des cessions de souveraineté, il ne peut même plus mettre son nez dans les affaires de la justice ?

L’indépendance des magistrats doit s’entendre vis-à-vis de tous les pouvoirs. A cet égard, il ne faut pas oublier le pouvoir des médias et le pouvoir de l’argent. M. Jean-Marie Messier déclarait l’autre jour que le vrai pouvoir est celui des entreprises. Va-t-il vouloir un jour contrôler la justice, notamment celle rendue par les tribunaux de commerce, au nom de ce pouvoir ?

L’indépendance des magistrats a son importance, mais il ne faut pas perdre de vue l’essentiel, qui est le respect des libertés individuelles. Il est loin d’être totalement assuré dans notre pays. D’ailleurs, je vais interpeller le ministre de l’intérieur lors de la séance des questions au Gouvernement de cet après-midi au sujet du rapport de la commission des droits de l’homme du Conseil de l’Europe qui condamne sévèrement la France pour la manière dont sont traités les gens dans les commissariats de police. Ce sont là des problèmes autrement plus importants que la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Je vais être très concret. Je prends l’exemple d’une personne gardée à vue. On lui enlève ses lacets et sa ceinture, puis on lui met des menottes, parfois sans raison. Souvenez-vous de ce moniteur de haute montagne qui, après un accident, s’est vu menotté comme un criminel et a vu son image aussitôt diffusée sur toutes les télévisions de France. C’est scandaleux ! Je prends ensuite l’exemple d’une personne qui entre en prison. Là, c’est encore pire. Elle est d’abord fouillée au corps, je vous passe les détails, puis elle est jetée dans une cellule où s’entassent cinq bonshommes qui doivent se partager un seul « chiotte ». Où est la dignité de l’homme dans des conditions pareilles ?

L’Assemblée nationale a réussi, grâce a une « niche » parlementaire, à voter un texte limitant les cas dans lesquels la détention provisoire pouvait être prononcée, mais le Gouvernement s’oppose maintenant à ce que ce texte soit discuté par le Sénat. Le Gouvernement nous concède des séances réservées à la discussion de propositions de loi, mais elles deviennent des niches au sens propre du terme.

L’indépendance des juges, c’est d’abord l’obligation de réserve. Combien de fois a-t-elle été violée ? Qu’on se souvienne du juge Pascal à Bruay-en-Artois, du juge Lambert dans l’affaire de la Vologne ou du procureur de Valenciennes dans l’affaire Tapie. Les exemples sont nombreux.

Le problème de la justice au quotidien retient aussi mon attention. On n’en parle pas beaucoup, mais les difficultés sont pourtant nombreuses.

Par exemple, le justiciable qui fait appel d’une décision d’un conseil des prud’hommes devra attendre trois ans, en moyenne, avant que la chambre sociale de la cour d’appel se prononce. Pourquoi ne pas appliquer le système retenu dans le temps pour les décisions des juges de paix dont la juridiction d’appel était le tribunal de grande instance ? Les difficultés dans les affaires familiales sont similaires. Autre exemple, celui des tribunaux administratifs qui, de plus en plus, se substituent aux maires en matière de permis de construire. Les recours en ce domaine étaient auparavant seulement jugés en excès de pouvoir, mais maintenant, les juges se prononcent en opportunité. Il suffit désormais qu’une association de « tordus » plus ou moins « verts » intente un recours et le projet du maire est saboté. Quelle que soit l’issue du procès, l’argent du contribuable aura été gaspillé et les emplois auront disparu, tout cela sans aucune conséquence pour l’association en question, car même si elle est condamnée pour procédure abusive, elle ne paiera rien puisqu’elle n’a pas un sou.

Je suis heureux d’avoir entendu reconnaître par un magistrat, M. Antoine Garapon, que le corps des magistrats est un des plus politisés qui soit, évidence que l’on s’acharne à nier en haut lieu. Je voudrais rappeler, en ce qui concerne les rapports entre le parquet et la chancellerie, que le garde des sceaux n’intervient pas dans 99 % des cas. Il le fait de manière ponctuelle pour des cas politiques. C’est à lui de porter toute la responsabilité de telles interventions, mais ce n’est pas le simple citoyen qui doit être victime du corporatisme des magistrats.

Pour finir, je souligne que la liberté de la presse va de pair avec la responsabilité des journalistes.

M. Pierre Albertini : Je voudrais d’abord m’adresser à M. Thomas Ferenczi. Comment favoriser le respect d’une déontologie par les journalistes ? Je ne crois pas qu’un texte législatif ou réglementaire puisse y parvenir. Or, un tel objectif est primordial à l’heure où de grands groupes concentrent les vecteurs de diffusion de l’information.

S’agissant du Conseil supérieur de la magistrature, je m’interroge, plus que sur sa composition, sur la dichotomie entre la procédure de proposition et la procédure d’avis conforme alors même que l’exposé des motifs du projet de loi se fonde sur l’unité du corps de magistrature.

Enfin, on a peu parlé des rapports entre la justice et la police, question qui me paraît très importante.

Pour conclure, je voudrais vous faire part de mon scepticisme quant à la réussite de cette réforme. Pour y parvenir, les citoyens doivent avoir confiance dans leur justice, or c’est loin d’être le cas. Si l’on envisage l’appel des décisions des cours d’assises, il faut savoir, je l’ai déjà dit il y a dix-huit mois, que les moyens ne seront pas suffisants. De toute façon, une telle réforme ne me paraît pas prioritaire.

Je crois à la réforme des mentalités, à la justice au quotidien plus qu’aux grands principes qui se révèlent être souvent des fictions.

M. Henry Jean-Baptiste : J’ai été particulièrement intéressé par les propos de M. Hervé Temime sur la présomption d’innocence. Il a souligné que la mise en examen créait dans l’esprit de l’opinion publique une présomption de culpabilité.

Il est frappant de constater, à l’époque de la justice-spectacle, que si la mise en examen est largement rapportée par les médias, le non-lieu est très souvent passé sous silence d’autant plus que celui qui en bénéficie adopte la plupart du temps un comportement de coupable en se faisant le plus discret possible. Comment procéder, dans ces conditions, à une compensation judiciaire, pour reprendre l’expression de Mme Christine Lazerges, permettant de rétablir la vérité en matière de justice pénale ?

M. René Rémond : Sur la remarque de M. Pierre Albertini concernant la dichotomie entre le pouvoir de proposition, pour les magistrats hors hiérarchie principalement, et l’avis conforme, je rappelle que la frontière a été déplacée.

Lorsque j’étais membre du Conseil supérieur de la magistrature, le pouvoir de proposition ne concernait que les premiers présidents de cour d’appel et les magistrats à la Cour de cassation. Cette liberté d’initiative était en fait limitée car nous ne pouvions puiser que dans le vivier des présidents de tribunaux de grande instance.

Dans le projet, le pouvoir de proposition est étendu aux présidents de tribunaux de grande instance. Le problème ne se retrouve-t-il pas alors reporté en amont ? Mais aller plus loin signifierait que la gestion des carrières se trouverait transférée de la chancellerie vers le Conseil supérieur de la magistrature qui devrait alors être doté d’une administration et composé de membres à plein temps. Ce serait un changement profond qui ferait du conseil une autorité chargée de gérer la carrière de 6.000 magistrats. Or, la tâche du Conseil supérieur de la magistrature est déjà bien lourde. Par exemple, pour l’avis conforme, le conseil délègue un de ses membres pour consulter le dossier et présenter un rapport. Mais la question reste posée.

Le Conseil, gardien de l’indépendance des magistrats, ne risque-t-il pas de tomber dans la dépendance corporative ? C’est un risque et je souscris à la réserve de M. Antoine Garapon sur le mode de scrutin. Il faut éviter qu’un groupe quelconque puisse avoir une hégémonie.

Toutefois, je ne suis pas pessimiste. Les membres nommés échappent toujours assez rapidement à l’autorité de désignation quelle qu’elle soit. De plus, la présence de personnalités extérieures est une garantie et je ne pense pas qu’il s’agisse avant tout d’un rapport de force numérique : la présence de quelques personnalités bien choisies suffit à modifier profondément l’équilibre. Il faut enfin souligner que les problèmes d’interventions ne se posent que de façon très marginale alors que l’opinion s’imagine que l’indépendance des magistrats est constamment menacée.

Un des éléments de cette indépendance réside dans la formation dispensée par l’école nationale de la magistrature. Leur conscience doit être éduquée à ce moment-là. Aucun texte ne pourra se substituer à la liberté de décision du magistrat.

M. Thomas Ferenczi : Il ne faut pas accuser la presse des dysfonctionnements de la justice. C’est vrai pour la présomption d’innocence : c’est avant tout la procédure pénale qui y porte atteinte. C’est vrai aussi pour l’usage des menottes.

On a parlé de mise en examen par voie de presse. En tant que journaliste, ce qui m’importe, c’est l’exactitude de l’information. Si elle est exacte, j’estime que j’ai bien fait mon travail. Il y a certes là une violation du secret de l’instruction, mais le journaliste n’y est pas tenu. De plus, l’enquête parallèle menée par le journaliste peut être une garantie pour le justiciable, M. Louis Mermaz l’a rappelé, en permettant de débloquer des dossiers. Il faut par ailleurs bien comprendre que tel ou tel élément que nous rapportons – vous évoquiez, M. Michel Hunault, les chaussures de M. Roland Dumas ou le rapport de Mme Tibéri –, font partie d’un ensemble. Derrière ces faits en apparence mineure, il y a d’un côté l’affaire Elf et de l’autre celle de la mairie de Paris.

Mme la Présidente, vous avez posé la question de la vie privée. Celle-ci doit être une barrière infranchissable, mais les frontières de la vie privée d’un homme public sont difficiles à définir. L’exemple de M. François Mitterrand est éclairant : « Le Monde » a considéré que sa vie amoureuse relevait de la vie privée, mais que sa maladie, qui pouvait affecter ses fonctions, devait être divulguée. L’exemple américain dans ce domaine risque de nous conduire sur un mauvais chemin.

Vous avez aussi évoqué l’indépendance du journaliste par rapport aux grands groupes industriels. Le projet de Mme Trautmann, qui propose une sorte de loi antitrust, quoique je n’en connaisse pas encore les détails, est important. Pour lutter contre les dérives commerciales des journalistes, il faut éviter toute confusion entre le pouvoir économique et celui de la presse. Par ailleurs, si je suis favorable à la constitution de grands groupes de communication, il me paraît dangereux que des groupes industriels, qui ont vocation à traiter avec l’Etat, possèdent des outils de diffusion de l’information.

En ce qui concerne la déontologie, des textes existent et les magistrats sont là pour qu’ils soient respectés. De plus, il est exact que tout ce qui favorise l’indépendance des journalistes par rapport au pouvoir de l’argent va dans le sens d’un plus grand respect de la déontologie.

Monsieur Jean-Baptiste, vous avez raison de souligner que les non-lieux ne sont pas annoncés par la presse de façon aussi spectaculaire que les mises en examen.

Je souhaiterais dire pour conclure que les journalistes attendent du Parlement qu’il les encourage à remplir leur devoir d’enquêter sur des vérités cachées plutôt qu’il ne les en dissuade.

M. Thierry Renoux : Je voudrais répondre à la question de la responsabilité, qui me paraît fondamentale. En effet, il ne saurait y avoir d'indépendance sans responsabilité. Cependant celle des différents pouvoirs publics constitutionnels n'est pas nécessairement la même. Celle de l'exécutif n'est pas la même que celle du législatif, et même au sein de ce dernier, il faut distinguer entre les deux assemblées du Parlement. Il en est de même pour les juges : les mécanismes de mise en jeu de leur responsabilité peuvent être différents.

J'observerai, par ailleurs, qu'il n'y a pas de corrélation forte entre le nombre de non-magistrats siégeant au Conseil supérieur de la magistrature et le corporatisme de l'institution. À ce sujet, je souscris pleinement à ce qu’a dit M. René Rémond. Sur les neuf membres du Conseil constitutionnel, six procèdent d'une nomination parlementaire. Cela ne l'empêche pas de décider que certaines lois sont contraires à la Constitution. Ce n'est pas parce que l'on est nommé par le président de l'Assemblée nationale ou par celui du Sénat que l'on dépend de l'un ou de l'autre. Une distanciation finit par apparaître. J'observe, d'ailleurs, que le Conseil constitutionnel n'est responsable devant personne.

Il existe une responsabilité des magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature, qui est une responsabilité disciplinaire. Il en existe également une devant la loi : si une jurisprudence ne convient pas, le législateur a la possibilité d'obliger par la loi le juge à en changer. Enfin, il y a une responsabilité devant le peuple. En effet, la grande différence entre notre système et le système américain, par exemple, c'est que dans le nôtre, même le Conseil constitutionnel ne peut empêcher que l'on modifie la Constitution si sa jurisprudence ne convient pas. Tandis qu'aux États-Unis, où les membres de la Cour suprême sont nommés à vie et sur critères politiques – ce qui autorise à poser la question de leur légitimité, surtout au bout de dizaines d'années d'exercice de leur mandat – il n'y a aucune révision de la Constitution lorsque la Cour suprême s'est prononcée. Du moins, le cas ne s’est-il présenté qu'une seule fois.

La légitimité du juge tient donc au fait qu'il n'a pas le dernier mot. Le dernier mot appartient au législateur, et donc au peuple. Cette légitimité est donc à la fois technique et démocratique. J'observe d'ailleurs que, contrairement à ce que l'on croit, en France, la plupart des juges sont élus. Il existe 24.000 juges occasionnels – conseillers prud’homaux, membres de tribunaux de commerce ou de tribunaux paritaires de baux ruraux, etc. – qui sont élus, contre un peu plus de 6 .000 magistrats de carrière. Cela étant, l'élection n'implique pas forcément une meilleure qualité de justice. J’observe d’ailleurs que le C.S.M. n'est pas compétent à l'égard de ces juges occasionnels, ce qui est à mon avis un défaut qu'il conviendrait de corriger.

Je terminerai en soulignant qu'il ne s'agit pas, face à la dérive à laquelle nous assistons dans notre démocratie, de substituer à la responsabilité politique la responsabilité judiciaire. Ce n'est pas parce que la responsabilité politique ne fonctionne plus depuis des années – et il est important de se demander pourquoi – qu'il faut demander au juge de combler ce vide.

Enfin, sur la question de la nomination des parquetiers, il va de soi qu'un pouvoir de proposition du C.S.M. aurait pu être envisagé, mais la substitution de l'avis conforme à l'avis simple est déjà un progrès. Et si on parle déjà de corporatisme au sujet des magistrats, que dirait-on si on accordait ce pouvoir de proposition au C.S.M. ? C'est le cas en Italie, où l'homologue du Conseil supérieur de la magistrature exerce toute la gestion du corps, y compris pour le parquet, et se substitue ainsi au ministère de la justice. La question est donc de savoir si l'on veut garder ou non le ministère de la justice.

M. Antoine Garapon : Il a été posé une question sur la police judiciaire. J'attire simplement votre attention sur la discordance entre le libellé prometteur de l’avant-projet de loi, évoquant le contrôle de l'autorité judiciaire sur la police, et le contenu de la réforme qui est beaucoup plus modeste.

M. Hervé Temime : Je suis tout à fait d'accord avec M. Jean-Baptiste en ce qui concerne le non-lieu.

J'y vois deux raisons fondamentales : la première est que pour les journalistes d'investigation, même s'il ne faut pas les mettre tous dans le même sac, c'est une non-information, cela ne les intéresse pas. Autant ils nous harcèlent pour savoir s'il est vrai qu'un de nos clients va être mis en examen, autant ils se renseignent à peine sur les décisions de non-lieu, si ce n'est pour être bien sûrs que ce qu'on leur annonce est vrai.

Deuxièmement, je ne sais pas si le comportement de la personne qui bénéficie d'un non-lieu est celui d'un coupable, mais c'est en tout cas celui d'une victime d'une procédure judiciaire que, coupable ou innocent, elle a vécu de manière très violente. Et elle n'a donc généralement pas envie que l'on en parle, de même que celui qui est diffamé ne souhaite pas forcément faire un procès à son diffamateur.

Je voudrais répondre à M. Pierre Albertini, dont j'ai trouvé les observations très intéressantes. D'abord, je considère toujours que la réforme de la cour d'assises est totalement prioritaire. Ensuite, je suis tout à fait d'accord avec lui pour dire que nous rapprocher des grands principes est probablement moins utile que d'essayer d'améliorer la justice au quotidien. Mais si je peux poser sur votre assemblée le regard de quelqu'un qui a le plus grand respect pour les hommes politiques et le politique en général, je dirai que si votre travail ne devait consister qu'à prendre acte des changements de mentalité, avant d'approuver des textes préparés par des services ministériels qui ne font eux-mêmes que prendre acte du travail de conseillers techniques dans notre genre, cela signifierait qu'il y a plus de servitude que de grandeur dans votre mission, quels que soient les avatars judiciaires que vous pouvez connaître ou pas.

M. Pierre Albertini : Ce n'est pas ce que je propose au Parlement !

M. Hervé Temime : Je n’en doute pas. Je crois que la difficulté consiste justement à insérer dans la loi des dispositions suffisamment pertinentes pour faciliter un changement de mentalité, qui est nécessaire. Je pense, sans aucune naïveté, que c'est possible, et nous sommes prêts à vous y aider, si nous en sommes capables.

Mme la Présidente : Il me reste à remercier très vivement nos cinq invités. Je voudrais vous dire, messieurs, que vos réflexions vont constituer un socle solide sur lequel baser nos travaux. Et puisque cette réforme va se décliner en de nombreux textes législatifs, et va donc accompagner nos travaux pendant plusieurs mois, voire pendant plus d'une année, je voudrais vous assurer que je veillerai personnellement à vous tenir informé de l'avancement de nos débats, afin que vous puissiez réagir, que ce soit à l'occasion d'autres auditions ou par les communications que vous voudriez nous faire parvenir. Sachez-le, une rencontre comme celle de ce matin n'est que le début de notre travail, et j'entends bien lui donner des suites.

(La séance est levée à 11 heures 45)


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