ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION SPÉCIALE

chargée d'examiner la proposition de loi organique
relative aux lois de finances

COMPTE RENDU N° 5

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 16 novembre 2000
(Séance de 11 heures)

Présidence de M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée nationale,
puis de M. Philippe Auberger, vice-président de la Commission spéciale

SOMMAIRE

 

pages

- Audition de M. Nicolas SARKOZY, député, ancien ministre du budget

2

   

M. le Président : Nous accueillons avec plaisir notre collègue Nicolas Sarkozy, qui va nous faire part de son expérience. Ayant exercé les fonctions de ministre du budget de 1993 à 1995, vous êtes bien placé pour nous dire comment vous avez ressenti les relations entre le Parlement et le Gouvernement dans le cadre de la discussion budgétaire. Ce qui est en cause, vous le savez, c'est l'ordonnance de 1959. Certes, il ne s'agit pas nécessairement de faire table rase de cette ordonnance prise dans des conditions particulières, voici plus de quarante ans, dans un contexte fort différent de celui que nous connaissons aujourd'hui. Il s'agit d'aboutir à une réforme de ce texte qui cadre le débat parlementaire et lui redonne tout son sens. Il semble exister un consensus, à ce stade entre le Sénat et nous, ce qui est évidemment indispensable dès lors que l'on aborde ce type de réforme ; consensus également du côté du Gouvernement et de l'ensemble des institutions de la République, qui souhaitent que nous sortions de ces mécanismes quelque peu absurdes, car le sentiment qui domine pendant la période de débat budgétaire est que nous perdons un peu notre temps. Le problème qui nous est posé est de savoir jusqu'où nous devons et pouvons aller. De ce point de vue, votre expérience nous sera utile.

Une proposition de loi organique a donc été déposée par M. Didier Migaud. Le Président Lambert a fait part des propositions du Sénat, qui ne vont pas à l'encontre de la première. Tout cela avait été précédé d'un dialogue entre le Rapporteur général de la Commission des finances de l'Assemblée et celui du Sénat.

M. Sarkozy, je vous propose de nous donner votre sentiment dans le cadre d'une présentation générale et ensuite de bien vouloir vous soumettre aux questions-réponses. Merci d'être venu jusqu'à nous.

M. Nicolas Sarkozy : Monsieur le Président, je veux tout d'abord vous dire que je trouve excellente l'initiative que vous avez prise. L'ordonnance de janvier 1959 est la seule que les praticiens appellent « ordonnance organique », alors qu'il y en a eu plusieurs dizaines. Celle-là n'a jamais été réformée. C'est un acte de courage et d'intelligence politiques que de s'y attaquer. De ce point de vue, je veux vous dire combien j'apprécie la démarche. Qu'il me soit également permis de dire au Rapporteur général, Didier Migaud, que j'ai lu avec beaucoup d'attention ses propositions. Nombre d'entre elles recevront mon soutien. C'est vous dire qu'il s'agit, à mes yeux, d'un engagement politique au vrai sens du terme et certainement pas d'un combat politicien entre nous.

Je m'exprimerai devant votre Commission avec une très grande liberté, en essayant de m'inscrire dans la démarche que vous avez fixée, et qui consiste à poser la question du rôle des hommes politiques dans la discussion budgétaire. Si j'avais un seul désaccord à formuler avec ce que vous venez de dire, monsieur le Président, ce serait celui-ci : vous avez déclaré que vous aviez parfois le sentiment de perdre « un peu » votre temps dans la discussion budgétaire ; je me demandais pourquoi « un peu » !

On peut réfléchir à l'infini sur la révérence particulière que chacun a eue vis-à-vis de cette ordonnance, qui donne un pouvoir considérable à l'exécutif : interdiction faite aux parlementaires d'affecter des recettes, vote unique sur les services votés, restriction du droit d'amendement. Ce n'est pas rien que de poser comme principe la restriction du droit d'amendement des parlementaires ! Le premier devoir d'un parlementaire n'est-il pas d'amender ? Il y aura peut-être matière à discussion passionnante. On parle beaucoup du pouvoir de contrôle du Parlement. Mes chers collègues, quand on insiste à ce point sur le pouvoir de contrôle du Parlement, j'ai le sentiment que c'est pour contester le pouvoir d'initiative et le pouvoir d'amendement, car si le Parlement n'a qu'un rôle de contrôle, nous serions en présence de deux Cours des comptes, si j'en juge par l'excellent exposé du Président Joxe ! Nous ne pouvons accepter d'être tenu exclusivement dans un rôle de contrôle, ou alors prévoyons d'être intégrés au moment de la retraite dans le corps des magistrats de la Cour des Comptes ! Notre travail ne peut se réduire à un travail de contrôle, même si j'approuve les propositions fortes pour que nous puissions mieux l'exercer. Notre travail, c'est d'abord un travail politique, qui consiste à amender, à améliorer ou à combattre le projet de budget qui nous est présenté.

Je veux redire que la méthode proposée par le Rapporteur général, Didier Migaud, est la bonne, parce que nous ne pouvons pas nous contenter d'une réforme partielle. Chacun en connaît les motifs : l'ordonnance portant loi organique n'est plus adaptée à la réalité d'aujourd'hui. Un exemple : durant la quatrième République, deux budgets seulement ont été votés dans les délais : celui de 1954 - décidément une bonne année - et celui de 1957. Sous la cinquième République, un seul budget a été voté hors délai, celui de 1980. De ce point de vue, l'ordonnance a atteint son but. Mais il est évident qu'elle avait été conçue pour assurer la primauté de l'exécutif sur le législatif dans un cadre politique bien particulier, dans une situation de la France bien spécifique. Aujourd'hui, cet arsenal ne correspond plus au fonctionnement normal de nos institutions. Au Parlement, beaucoup de frustrations se sont accumulées devant l'impossibilité de présenter une quelconque mesure.

Vous m'interrogez sur mon expérience en tant que ministre : lorsque j'étais disposé
- je ne suis pas meilleur que les autres, je vous demande de considérer que je ne suis pas pire - à « lâcher » un milliard de francs d'avantages fiscaux, je considérais que l'on avait fait droit de façon substantielle aux pouvoirs du Parlement ! Nous nous sommes souvent affrontés très courtoisement, cher Didier Migaud, mais enfin, quand une majorité extorque au Gouvernement qu'il soutient un milliard de francs de marge fiscale, après trois jours et trois nuits de combats harassants, elle considère qu'elle a rempli un rôle budgétaire considérable : un milliard sur un total de 1.600 milliards de francs ! On peut s'étonner que les frustrations accumulées aient mis tant de temps à se révéler pour aboutir à cette excellente initiative, d'autant que ce milliard de marge de man_uvre fiscale n'est pas à mettre au crédit du Parlement, mais s'inscrit tout entier dans les rapports entre la majorité et le Gouvernement, donc hors la pratique de l'ordonnance. Tous ceux qui ont assumé des responsabilités le savent bien : c'est dans un cadre majorité-Gouvernement que l'on peut inscrire le pouvoir, si faible, d'amendement du budget. Du point de vue du Gouvernement, la situation n'est pas satisfaisante non plus, car le temps extrêmement long qui est consacré à la discussion budgétaire, laquelle mobilise le Gouvernement, avec la présentation devant les commissions des finances et les conférences de presse, depuis la fin août jusqu'au 31 décembre, est démesuré par rapport aux résultats !

Soit la discussion budgétaire sert à quelque chose, en ce cas, il est normal d'y consacrer trois mois. Soit elle ne sert à rien, et la question du délai est alors posée. Je voulais faire cette remarque avant de présenter des propositions qui sans doute susciteront le débat parmi nous, mais j'ai cru comprendre que tel était également l'objet que vous poursuiviez. Le carcan enserrant la gestion gouvernementale est terrible. En théorie, l'ordonnance encadre à ce point le Gouvernement qu'il ne peut rien faire. En pratique, il s'est affranchi de nombre de règles. Je voudrais donc faire une remarque sur la question de la discussion budgétaire. C'est là peut-être que je vous surprendrai ! En tout cas, c'est sur ce point que je voudrais vous proposer les changements les plus considérables.

(M. Philippe Auberger, Vice-Président,
remplace M. Forni au fauteuil de la présidence)

Je pense profondément que les règles actuelles ont vécu. Elles correspondent à une conception parfaitement dépassée du débat public. Nous sommes entrés, qu'on le regrette ou qu'on le salue, dans une ère de la transparence. Le Parlement la réclame de façon légitime, car c'est l'opinion même qui l'attend. Ce jeu du chat et de la souris entre l'exécutif et le législatif a cessé depuis longtemps d'intéresser les Français. L'ennui est déjà dommageable, mais il y a pire : les derniers épisodes, ceux de la cagnotte fiscale - croyez bien que je ne souhaite pas entrer dans une polémique, surtout avec un ministre qui n'est plus là pour se défendre - et celui de la fausse réforme de Bercy. Si nous voulons retrouver la confiance des Français, il faut responsabiliser la représentation nationale et, pour cela, changer totalement les règles du jeu.

Je propose donc que l'on organise l'ensemble de l'année budgétaire autour de trois sortes de rendez-vous.

· Tout d'abord, le débat budgétaire de l'automne, pour la préparation du budget de l'année suivante, aurait lieu sur quinze jours et serait mené au banc du Gouvernement exclusivement par le Premier ministre et le ministre des finances. Pourquoi ? Parce que ce sont eux et eux seuls qui rendent les arbitrages, et qu'il y a quelque chose de pénible et d'assommant à voir l'ensemble des ministres se succéder comme une litanie, secrétaires d'Etat compris, les uns pour dire « Formidable ! J'ai obtenu 6% d'augmentation de mon budget. », les autres pour dire, penauds : « Les 2 % de diminution du budget, ce n'est pas si catastrophique que cela, car je m'arrangerai d'une autre manière ! ».

Le débat budgétaire, dans mon esprit, n'est pas fait pour écouter et examiner à la suite, la politique des routes, la politique des DOM-TOM, la politique de la culture, la politique des sports, toutes formes de politiques passionnantes, mais qui n'ont pas lieu d'être dans un débat budgétaire où, à force de parler de tout, on ne parle plus de rien. Le débat budgétaire, qui devrait s'étendre sur quinze jours, serait mené par le Premier ministre et le ministre des finances et porterait sur les vrais enjeux et les vrais débats économiques, fiscaux, budgétaires ; à l'intérieur de ce délai seraient débattues, par exemple, la politique salariale de la fonction publique et la politique d'emploi dans la fonction publique, questions que l'on n'évoque jamais, puisque, aujourd'hui, examiner la politique d'emploi dans la fonction publique et la politique salariale consiste à entendre chaque ministre annoncer le nombre de créations d'emplois qu'il a obtenues. M. Jack Lang, avec la science de la communication que chacun lui connaît et apprécie, engage un grand débat sur les créations d'emplois dans l'Education nationale. Je suis désolé, il n'y a plus aucun débat depuis des années en France sur la politique des salaires dans la fonction publique. Le seul débat qui a lieu c'est celui qui s'ouvre quand le ministre de la fonction publique rencontre, non pas les députés, mais les syndicats !

Je souhaite également que s'instaure un débat passionnant, dans un pays qui a quand même accumulé 6.000 milliards de francs de dette, sur la gestion de la dette et les autorisations d'emprunt. Savez-vous qu'aux Etats-Unis, la Chambre des Représentants vote une autorisation d'emprunt ? Si nous avons, à la rigueur, le droit de débattre des intérêts, nous ne discutons jamais, alors que la dette est le premier poste budgétaire, de son montant. Donc, quinze jours pour un vrai débat sur les orientations économiques, fiscales et budgétaires.

· En second lieu, je souhaite que, dès le printemps, quinze jours soient consacrés à l'examen du projet de loi de règlement, en présence de tous les ministres, car la loi de règlement n'est pas un document comptable. Ce rendez-vous permettrait d'interroger l'ensemble des ministres sur l'utilisation des crédits qui auront été votés par l'Assemblée nationale et, le cas échéant, sur les raisons qui les auront conduits à ne pas les consommer. Donc, au printemps, un débat politique majeur avec tout le Gouvernement sur la loi de règlement ; à l'automne, un débat politique majeur sur les prévisions pour le prochain budget que nous aurons à voter.

· Enfin, je souhaite que, chaque trimestre, le ministre des finances vienne exposer à la Commission des finances l'évolution des prévisions. Il s'agit de mettre fin à ce que j'ai moi-même pratiqué, comme tous les ministres du budget, c'est-à-dire un débat pied à pied avec le Premier ministre pour le convaincre du fait que les dépenses dérapent, que les recettes ne rentrent pas ou, à l'inverse, qu'il faut annuler dix, quinze, vingt milliards de crédits
- toutes modifications que les parlementaires découvrent en lisant le Journal officiel. Voilà la réalité actuelle : un Parlement occupé à discuter d'avantages fiscaux minimes, des ministres qui peuvent réguler de façon considérable et une opinion publique qui, à aucun moment, n'a conscience que nous débattons vraiment des orientations économiques budgétaires, fiscales de notre pays.

Je suis convaincu du fait que c'est la forme de la discussion budgétaire - révisée en fonction de ces propositions ou d'autres - qui donnera son lustre et sa profondeur aux réformes de l'ordonnance de 1959. Réformer cette ordonnance sans bouleverser le calendrier de la discussion budgétaire, c'est, me semble-t-il, passer à côté de l'effort pédagogique que nous devrions mener devant l'opinion publique.

Imaginez, mes chers collègues, ces quinze jours de débat. Croyez-vous que les bancs de l'Assemblée seront clairsemés ? Ne pensez-vous pas plutôt que chacun aura à c_ur d'y participer ? Aujourd'hui, les spécialistes succèdent aux spécialistes : la discussion sur les routes terminée, les spécialistes des DOM-TOM arrivent, puis laissent la place aux spécialistes du sport, à moins que la culture ne les prenne de vitesse ! A aucun moment, un débat intelligible n'a lieu. Je crois vraiment que cette réorganisation profonde du débat budgétaire est nécessaire.

Trois principes me paraissent devoir présider à la réforme de l'ordonnance elle-même.

· D'abord, l'unité des comptes. J'approuve pleinement la proposition de Didier Migaud sur la suppression des comptes d'affectation spéciale, ainsi que des budgets annexes. C'est le moins que nous puissions proposer. Toutefois, je me demande pourquoi sa proposition ne vaudrait que pour l'avenir et laisserait par ailleurs subsister les comptes spéciaux du Trésor. Je souhaite pour ma part une suppression totale. Je m'en explique. Pourquoi, par exemple, conserver un fonds national de développement du sport doté de 1 milliard de francs, qui ne représente pas moins du tiers du budget du ministère de la jeunesse et des sports ? Pourquoi ne pas réintégrer ce milliard de francs dans le budget ? Quelle est la raison qui peut justifier qu'un tiers de ce budget figure dans un fonds distinct du budget ? Je prends un autre exemple : 700 millions de francs pour les haras nationaux. Je ne conteste pas la nécessité de cette dépense. Ce n'est pas le lieu ni l'objet, surtout devant mon excellent collègue Yves Deniaud. Pourquoi ces 700 millions de francs ne relèvent-ils pas du budget de l'Agriculture ? Et que dire des 300 millions de francs aux aéroports ? Qu'est-ce qui justifie que ces 300 millions de francs figurent dans des comptes annexes et non dans le budget des Transports ? Vous l'aurez compris, je ne souhaite pas, bien sûr, la suppression de ces crédits, mais je pose la question de leur réintégration en recettes et en dépenses dans le budget général de l'Etat. C'est le principe de l'unité des comptes.

Deuxième aspect : l'articulation des comptes de l'Etat et de la sécurité sociale. Si l'on peut affirmer que l'institution d'une loi de financement de la sécurité sociale a constitué un progrès incontestable, on ne peut en dire autant de l'organisation de sa discussion, qui a abouti à déconnecter des notions pourtant indissociables. Il est aujourd'hui devenu impossible
- c'est un comble ! - de débattre de l'imposition des revenus en France, car l'impôt sur le revenu figure dans la loi de finances et la CSG dans la loi de financement de la sécurité sociale ! Aujourd'hui, c'est la loi de finances qui autorise le transfert de plusieurs ressources fiscales vers des comptes créés par la loi de financement. Cette année, on fera mieux encore, en créant un compte d'affectation spéciale pour diriger le produit des licences UMTS vers le fonds de réserve pour les retraites. Encore une fois, je ne discute pas du fond de la mesure ; je dis simplement que, pour des parlementaires qui souhaiteraient l'unité des comptes, on s'en éloigne curieusement. Certes, je ne méconnais pas les différences entre ces deux textes, qui n'ont pas la même portée : l'un autorise des dépenses, l'autre fixe un objectif de dépenses. Il n'empêche que ces obstacles ne sont que des considérations techniques. Il faut que la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale soient regroupées au sein d'un même document et fassent l'objet d'une discussion commune, afin que la représentation nationale
- et à travers elle, l'opinion publique - puisse enfin se forger une vision cohérente des prélèvements obligatoires. Mon excellent collègue Jean-Pierre Delalande s'est à d'innombrables reprises inquiété que cela ne soit pas déjà fait.

Autre déconnexion, tout aussi fâcheuse : celle de la présentation du projet de loi de finances et de l'examen du programme de stabilité par la Commission des finances. M. Didier Migaud en a excellemment parlé. Mais comment peut-on s'engager vis-à-vis de Bruxelles pour trois ans, en prévoyant un simple acte de courtoisie : l'information du Parlement ? Voilà que nous avons le droit de voter le budget et que nous pouvons être informés des orientations sur trois ans ! Comment continuer à vouloir dissocier, non seulement les calendriers et les procédures, mais aussi les méthodes de comptabilisation des déficits ou excédents publics ? C'est d'autant plus complexe qu'un déficit ne signifie pas la même chose selon que l'on parle de l'Europe ou de la France. Le programme de stabilité doit faire l'objet d'un débat préalable devant la représentation nationale. Sinon quelle est la signification de l'autorisation budgétaire ?

· Deuxième principe : l'instauration d'un budget qui ne soit pas simplement de moyens, mais d'objectifs. Je soutiens, là encore, la suppression des titres, parties, chapitres, et j'approuve le principe du programme ministériel. Cher Didier Migaud, c'est plutôt moi qui aurait des questions à poser sur la nature du programme ! Encore une fois, je ne veux pas retirer mon approbation de la mesure, que je trouve très intelligente et dont je soutiens le principe. Mais vous conviendrez avec moi qu'il reste bien des points à définir et à préciser dans le programme. La suppression du vote unique sur les services votés me paraît également une excellente mesure, qui nous permettra de voter le budget au premier franc.

Mais j'irai plus loin : il me semble que la discussion budgétaire doit changer de contenu. Je le redis : il faut un débat sur la fonction publique, qui représente près de la moitié du budget. Il ne s'agit pas de dénoncer le nombre de fonctionnaires ni les plans de recrutement, il s'agit simplement d'en débattre. Avons-nous, oui ou non, à débattre de ce qui représente près de la moitié du budget de la Nation ? Les règles sur les emplois sont, sur le papier, extrêmement rigides alors que, dans la réalité, on voit bien ce qu'il en est. Le rapport de la Cour des comptes de janvier 2000 est, à ce titre, passionnant : le nombre d'emplois financés au titre des seuls auxiliaires et vacataires représente 120.000 emplois de plus que ce que vous avez autorisé. Je ne dis pas qu'il faut les supprimer, mais vous a-t-on demandé votre avis sur ces 120.000 emplois ? À aucun moment, d'aucune façon ! Et que dire des 300.000 emplois financés indirectement par l'Etat ? Je pense aux établissements publics. Et je n'ai pas parlé des quelques milliers d'emplois - j'ai eu du mal à les comptabiliser : sont-ce 5.000 ? 10.000 ? - que les ministres sont amenés à autoriser en gestion, avec en contre partie le blocage de plusieurs milliers d'autres emplois, et ce, simplement pour fonctionner ? La pyramide d'emplois est une notion qui doit disparaître à tout jamais des discussions budgétaires.

Les bleus budgétaires, documents passionnants s'il en est - il faut quand même avoir de l'appétit au début - sont extrêmement détaillés, mais ne favorisent pas le débat sur la politique salariale de la fonction publique ! En revanche, le bleu précise, ce qui ne manquera pas de nous passionner - et plus encore nos électeurs - que le ministre de la justice a le droit de transformer cinquante emplois de greffiers en greffiers chefs. Les cinquante intéressés apprécieront, mais est-ce vraiment l'objet d'une discussion budgétaire ? Je propose que l'on mette fin à ce leurre collectif consistant à voter une pyramide d'emplois, dont personne
- Gouvernement ou Parlement - ne peut démontrer le bien-fondé. Il me semble que le Parlement devrait voter une masse salariale assortie d'indications précises sur la politique du personnel prévue par le Gouvernement, en vue d'obtenir les résultats affichés par la loi de finances. Il sera rendu compte de cette politique au moment du débat sur la loi de règlement.

Autre temps fort du débat budgétaire : la politique d'endettement de l'Etat. Comment concevoir que le Parlement continue de s'en tenir à une autorisation générale d'emprunter, alors que la France enregistre une dette publique de 6.000 milliards de francs ? Comment tolérer que seuls les intérêts de la dette, en tant que dépenses budgétaires, fassent l'objet de débats ? Encore une fois, aux Etats-Unis, le Parlement est appelé à voter un plafond d'emprunt.

· Cela m'amène au troisième principe : la restauration des pouvoirs budgétaires du Parlement. Nous touchons là au c_ur des droits du Parlement. Comment parler de la réforme de l'ordonnance sur le budget sans évoquer son article 42 et conjointement - puisqu'ils disent grosso modo la même chose - l'article 40 de la Constitution ? Aujourd'hui, la situation est extraordinaire. Le Parlement est reconnu apte à proposer des allégements fiscaux, à condition qu'ils soient assortis d'un gage ; notre excellent collègue Jean-Pierre Brard est d'ailleurs très créatif pour trouver des gages.

M. Jean-Pierre Brard : Et vous pour les prélèvements fiscaux !

M. Nicolas Sarkozy : C'est un hommage rendu à votre imagination ! Mais je savais que l'on ne vous provoque jamais sans réaction. Je voulais simplement tester votre vivacité ! Il est extraordinaire que l'on puisse prévoir et proposer 20, 30, 50 milliards de francs d'allégements fiscaux avec, en contrepartie, des gages dont personne ne m'en voudra de dire qu'ils ne sont pas d'une crédibilité totale, puisque, en général, ils proposent une augmentation des taxes des tabacs - ou de la TIPP, ce que peu de monde souhaite - alors que, à l'inverse, le Parlement ne peut voter une seule dépense nouvelle, même si elle est gagée de manière crédible. Nous sommes confondus ! Qui peut comprendre un tel raisonnement ?

Je voudrais vous dire combien je souhaite que vous soyez audacieux et que vous demandiez au moins le parallélisme des pouvoirs, pour que nous ayons le droit de faire en matière de dépenses ce qui nous est chichement compté pour les recettes. Après tout, les parlementaires peuvent être tout aussi habilités sur le plan politique à trouver une voie d'économie et une possibilité d'augmentation de dépenses que les fonctionnaires de Bercy ! Le résultat le plus clair de cette règle curieusement asymétrique est la « déresponsabilisation » du Parlement. Aucune proposition d'ensemble n'étant possible, on se concentre sur ce qui est permis, c'est-à-dire des amendements fiscaux qui occupent trois jours et trois nuits, alors que les discussions sur les dépenses ne mobilisent plus personne ou quasiment, à la notable exception du Président de la Commission des finances, du Rapporteur général, et de deux ou trois spécialistes.

En ce qui concerne enfin le pouvoir de contrôle du Parlement, je ferai deux propositions.

· Tout d'abord, assurer la symétrie de la loi de règlement et de la loi de finances. Les indicateurs doivent être les mêmes, afin de rendre le contrôle possible. Comparer ce qui est comparable facilite le travail des parlementaires, dont on sait que le nombre des collaborateurs leur est chichement compté, de même que le travail de la Commission des finances, dont on sait que la qualité des collaborateurs ne peut indéfiniment remplacer l'ensemble des moyens.

· Je souhaiterais, en second lieu, que soient fixées des clauses de rendez-vous régulier pour l'évaluation des mesures fiscales que nous votons. Qui, en effet, peut dire quel a été l'effet de la baisse ou de la hausse de la TVA ou d'une réduction d'impôt ? Je souhaite que toutes les mesures fiscales que nous votons soient assorties d'une clause d'évaluation quinquennale. Prenons un ou deux exemples. Nous avons, les uns et les autres, au fil des majorités successives, augmenté ou diminué les droits de mutation dans l'immobilier. C'est un des sujets préférés de la discussion budgétaire. Est-il normal que nous les votions sans fixer de rendez-vous d'évaluation pour étudier de façon objective l'impact de cette mesure ? Lorsque j'étais ministre du budget, j'avais proposé à la majorité de déduire de l'impôt sur le revenu les emplois familiaux. On peut être pour ou contre. Aucune évaluation ! Mme Aubry
- et c'était son droit - a proposé à la majorité suivante de diviser par deux cet avantage, ce qui montrait qu'il n'était pas totalement mauvais, ni sans doute, à ses yeux, totalement bon. Y a-t-il eu une évaluation ? Ne serait-il pas utile de vérifier, au pire tous les cinq ans, si de telles mesures ont permis de créer des emplois, ou d'améliorer le recouvrement de cotisations de sécurité sociale qui n'étaient pas payées. Les uns et les autres se passionnent pour savoir s'il est préférable d'abaisser l'impôt direct ou l'impôt indirect. Ne serait-il pas temps de dire que toute mesure de cette nature doit faire l'objet d'une évaluation quinquennale ?

Voilà, mesdames, messieurs, de façon synthétique, comment je conçois une réforme de l'ordonnance du 2 janvier 1959. J'ai bien conscience que tout ceci nécessite un travail technique très important, mais j'ai également bien conscience que la technicité est souvent un argument avancé par Bercy pour refuser toute évolution. La disposition - excellente - qui figure dans la proposition de loi organique et qui prévoit la présentation des recettes et des dépenses de l'Etat en deux sections, une section de fonctionnement et une section d'investissement, a longtemps été un cheval de bataille de la direction du budget, qui affirmait que c'était techniquement impossible. Or, je constate aujourd'hui que ce qui était techniquement impossible hier ne l'est plus. Cela dit, méfions-nous du confort apparent que nous apporterait une semi-réforme, qui serait vite dépassée par les événements. Ne nous y trompons pas : l'enjeu de la nouvelle loi organique est celui de la transparence et de la responsabilité, de la confiance rendue à la représentation nationale et, finalement, de notre pouvoir d'initiative et de la parole redonnée au citoyen.

M. le Président : Comme il fallait s'y attendre, votre exposé a suscité beaucoup d'intérêt et quelques questions. Je retiens en tout cas un point fondamental pour nos travaux. M. Sarkozy nous a rappelé une chose que nous avions peut-être un peu tendance à oublier : nous sommes là pour voter une loi. La loi de finances est une loi et un député s'honore en présentant des amendements. Si l'on ne restaure pas le pouvoir d'amendement du Parlement en matière de loi de finances, on passera à côté d'un élément très important. L'élément de contrôle, qui ne doit pas être négligé est second - Nicolas Sarkozy l'a très bien montré - par rapport au pouvoir d'amendement, qui est essentiel. La parole est à M. Didier Migaud.

M. Didier Migaud, Rapporteur : Je suis heureux de retrouver Nicolas Sarkozy. Je constate qu'il est en excellente forme et qu'il a conservé toute son énergie ! Je le remercie pour les propos qu'il a tenus et pour les propositions constructives qu'il a présentées. Nous avons entendu ce matin deux interventions décapantes caractérisées par une grande liberté de parole et de ton ; je remercie Nicolas Sarkozy de s'être inscrit dans cette démarche. Si nous voulons progresser, il faut, en effet, tout mettre sur la table. Je partage d'ailleurs en grande partie son propos sur nos débats budgétaires. La réforme de l'ordonnance de 1959 est nécessaire, mais pas suffisante. Nous-mêmes au niveau du Parlement, particulièrement au niveau de l'Assemblée nationale, avons à réaliser un effort de réforme.

Je partage vos propos selon lesquels nos débats aujourd'hui n'intéressent quasiment plus personne. Nous passons beaucoup de temps pour peu de résultats. Le rythme de l'année doit être totalement revu. Nous avons émis des propositions. La mission d'évaluation et de contrôle en a débattu. La façon dont vous proposez de rythmer l'année budgétaire me convient assez, mais il faut que nous puissions y travailler au sein de l'Assemblée nationale, parce que, si les obstacles sont importants au niveau de l'exécutif, notre assemblée recèle ses propres pesanteurs, comme d'ailleurs nos groupes politiques, si bien que toute proposition de réforme de nos débats budgétaires se heurte à des difficultés et des a priori. C'est pourquoi il convient de dépasser des clivages et de penser, les uns comme les autres, que nous pouvons être dans la majorité comme dans l'opposition, et que nous avons donc un intérêt commun à faire évoluer la situation actuelle.

Parmi les propositions de Nicolas Sarkozy, il en est de très audacieuses. Je partage ce que Philippe Auberger vient de dire sur le droit d'amendement. Cela étant, nous avons pris le parti de rester dans le cadre de la constitution de 1958. D'une certaine façon, nous nous sommes interdits de jouer sur l'article 40 de la Constitution. Et les dispositions de l'article 42 de l'ordonnance en découlent. Il est déjà suffisamment audacieux, dirais-je, de s'attaquer à la réforme de l'ordonnance de 1959. S'attaquer à la Constitution de 1958 nous paraissait aléatoire si nous voulions obtenir des résultats dans des délais rapprochés - même s'il conviendra un jour de réviser l'article 40 de la Constitution. Cela dit, la réforme de la présentation du budget, avec la création des programmes ministériels, l'affichage d'objectifs, les indicateurs de résultats et l'évaluation des résultats par rapport aux objectifs que nous aurons définis, ainsi que la fongibilité des crédits, tout cela nous incite à considérer sous un autre angle le problème de l'article 40 de la Constitution.

A ce titre, j'aurais plusieurs questions à poser. J'ai bien compris que vous étiez favorable à l'instauration de programmes ministériels, qui permettront de responsabiliser davantage les ministères. L'administration vous semble-t-elle prête à mettre en _uvre une telle réforme ? Que pensez-vous des agrégats actuels ? Peuvent-ils servir de base à la définition des programmes ministériels ? Vous avez indiqué qu'il y aurait vraisemblablement quelques difficultés à définir les programmes ministériels ? Avez-vous réfléchi à cette définition ? La fongibilité doit-elle être totale ou bien des dépenses doivent-elles échapper à la globalisation complète des crédits ? Je pense bien sûr aux dépenses de personnels : doivent-elles être fongibles ? Dans quelle mesure et sous quelle forme ? Avec quel contrôle ? Dès lors que nous donnons davantage de latitude, davantage de responsabilité, il est extrêmement important que nous puissions, en contrepartie, développer le contrôle.

En ce qui concerne les indicateurs de résultats et d'objectifs, quelle entité vous semble être la mieux à même d'en contrôler la pertinence ? Est-ce la Cour des comptes ? Les organes internes des ministères ? Les deux ? Le Parlement doit-il dépendre exclusivement de la Cour des comptes et des organes internes des ministères pour exercer ce contrôle ? Ne doit-il pas lui-même développer une capacité propre d'expertise et de contrôle ?

Vous avez parlé de la sincérité des projets de loi de finances : tout le monde affiche la sincérité. Or, nous considérons, presque tous, que les budgets, d'une certaine façon, ne sont pas d'une totale sincérité. Comment peut-on définir la sincérité, approcher au mieux cette sincérité que nous appelons de nos v_ux ? Il faut reconnaître qu'une part de subjectivité s'attache à la sincérité.

Autre sujet, qui est lié au précédent : la certification des comptes. Êtes-vous favorable à une certification des comptes publics, au-delà de ce qui peut exister aujourd'hui au niveau du contrôle de la Cour des comptes ? Quelles pourraient d'ailleurs être, selon vous, les conséquences d'une non-certification des comptes de l'Etat ? À partir du moment où l'on demande une certification, qu'en serait-il si les comptes de l'Etat faisaient l'objet d'un refus de certification ? Quels enseignements faudrait-il en tirer par rapport à la loi de règlement ? Je rejoins d'ailleurs les propositions que vous avez faites pour la loi de règlement.

Tout en restant dans le cadre de la Constitution de 1958 - et donc dans le déséquilibre organisé entre le Gouvernement et le Parlement pour tout ce qui concerne les questions budgétaires - comment mieux associer la Commission des finances, l'Assemblée nationale et le Sénat, aux orientations définies par le Gouvernement et présentées à la Commission européenne ? Comment faire pour que vos propositions sur le rythme de l'année budgétaire, la consultation, l'information des commissions ne soient pas seulement formelles, étant entendu que des objections d'ordre constitutionnel peuvent nous être opposées ? On peut considérer que demander un avis conforme aux commissions sur des sujets qui relèvent de l'exécutif pourrait entraîner une remise en cause de l'équilibre constitutionnel. Avez-vous une réflexion à nous proposer ?

M. Nicolas Sarkozy : Je retourne au Rapporteur général son compliment sur sa grande forme, car ses questions appellent de vastes fresques, exercice auquel je ne me livrerai pas ! Permettez-moi une première réflexion générale : j'appelle mes collègues parlementaires à ne point trop se faire d'illusions sur le secours que pourraient leur apporter la science comptable et les certifications comptables dans ce qui est d'abord un débat profondément et puissamment politique. Mes chers collègues, tous ceux qui sont passionnés par la vie de l'entreprise savent combien il est difficile de faire le métier de commissaire aux comptes, combien la comptabilité patrimoniale est sujette à des évaluations. Combien vaut un actif immobilisé ? Un immeuble ? Une signature ? La comptabilité n'a d'intérêt et de pertinence que dans la durée, dans la dynamique de son analyse, non dans l'instantané. Nous ne sommes pas là pour concurrencer la Cour des comptes ou Arthur Andersen. Je ne dis pas du tout que telle est l'intention du Rapporteur général ; il s'agit d'une remarque. Je m'inscris en opposition avec la tendance qui veut que l'on demande à un collège d'experts ce que l'on doit faire sur le sang contaminé, à un autre sur la vache folle, un troisième sur le budget, à un quatrième sur le dopage, à un cinquième sur la télévision...

M. le Président : Et sur la bioéthique !

M. Nicolas Sarkozy : Excellente remarque ! Ne nous laissons pas enserrer dans la vérité révélée par un ensemble de spécialistes, dont par ailleurs j'admire la compétence, mais qui doivent rester au service des élus du peuple. Nous ne sommes pas là pour faire assaut de comptabilité. La certification est passionnante, mais bien moins que le résultat d'une politique budgétaire ou le résultat d'une politique économique réduisant la misère ou le chômage. Que veut dire la certification des comptes ? Didier Migaud et moi-même avons vu de façon différente - Philippe Auberger était rapporteur général à l'époque - les conséquences de la crise économique de 1992. Que signifie la certification des comptes en 1992 ? Rien du tout ! Et que signifie-t-elle en 1999 lorsque l'on constate x dizaines de milliards de recettes supplémentaires ?

Autre remarque, qui relève peut-être davantage de l'humeur : ne croyez pas qu'un budget est sincère ; un budget est d'abord efficace. Comment d'ailleurs améliorer la sincérité ? Par la publicité des débats ! Comment faire en sorte que la présentation du budget par le ministre devant la Commission des finances ne soit pas de pure forme ? Parce que, les débats étant publics, les clauses de rendez-vous se passent devant l'opinion publique et, entre l'opinion publique et le ministre, il y a la représentation nationale. Telle est notre vraie sanction. Et que vaudrait la certification par un cabinet agréé, alors que nous aurions été battus par les électeurs ? Et que signifierait la non-certification, alors que les électeurs auraient plébiscité notre politique ? Je vous recommande donc, prudemment, de ne point trop chercher le salut dans des experts qui, du reste, feraient avec nous ce qu'ils font avec leurs clients : « Nous recommandons de faire ceci, naturellement à vos risques et périls ! ». Puisque, comme vous le savez, les clauses d'assurance et d'exonération de responsabilité qui existent pour le privé existeront tout autant pour nous.

Je vous remercie, monsieur le Rapporteur général, de votre accord sur le rythme de l'année. C'est là une prise de position importante qui m'oblige, moi aussi, à faire preuve de responsabilité. Je suis venu ici, non pour demander tout, et certainement pas pour prétendre que les propositions que j'avance soient les seules bonnes et qu'elles ne méritent pas elles-mêmes d'être amendées. Mais, imaginez, mes chers collègues, l'impact que pourrait avoir un accord entre majorité et opposition pour changer profondément le rythme et le contenu de notre discussion budgétaire ! Nous aurions alors bien travaillé pour la revalorisation de la politique. Je vous le dis, monsieur le Rapporteur général : nous sommes prêts, je suis prêt à faire un large chemin vers vous sans aucun souci de paternité, dès lors que l'on accepte de dire que, sur le rythme de la discussion budgétaire, la discussion est également ouverte.

Pourquoi s'interdire de toucher à la Constitution? C'est un membre du RPR qui pose la question. On a le droit de toucher à la Constitution pour modifier le statut de la Polynésie, le statut de la Nouvelle Calédonie, mais, s'agissant du débat budgétaire, cela serait attentatoire ? L'ordonnance n'est rien d'autre qu'un élément du bloc de constitutionnalité. On nous autoriserait à toucher à un élément mais pas à un autre, au bras droit et non au bras gauche, ou l'inverse ! Comment fonctionneront les bras si nous nous interdisons de parler du c_ur, qui alimente les membres ? Une logique préside à la démarche courageuse que vous avez engagée et que je soutiens. Mais devrions-nous nous arrêter au seul motif que ce qui est en cause est le pouvoir d'amendement ?

Je suis favorable aux programmes. L'administration y est-elle prête ? Poser la question, c'est déjà y répondre. Que le Rapporteur général se pose la question. Comment voulez-vous que le député de base puisse répondre si vous-même, monsieur le Rapporteur général, vous vous interrogez sur la disponibilité et la souplesse de l'administration à l'égard de cette réforme ? Comment voulez-vous que nous autres, députés de base, au surplus de l'opposition, nous puissions vous apporter une autre réponse ? Votre inquiétude est la réponse à notre propre inquiétude. Là aussi, le choix est politique.

Dans le concert de louanges qui entourent votre proposition, je me suis permis une remarque sur les programmes. Sans doute est-ce parce que je ne détenais pas moi-même la réponse. J'ai cru comprendre que vous en envisagiez une centaine. Quels seront ses contours ? Qui les portera ? Quid des programmes qui toucheront plusieurs ministères, car c'est bien la difficulté. Par qui seront-ils alors définis, défendus ? S'il existait des programmes par ministère, ce serait un progrès et une facilité, mais vous savez bien mieux que moi, monsieur le Rapporteur général, que rares sont les projets qui peuvent aujourd'hui être portés par un seul ministre. J'en juge par une expérience très simple : le nombre des comités interministériels. Un ministre passe son temps en comités interministériels, puisque, par définition, tout projet met en cause plusieurs de ses collègues. C'est bien là toute la difficulté. J'approuve profondément votre proposition, monsieur le rapporteur ; j'appelle simplement votre attention sur le travail à entreprendre, sur l'organisation de ces programmes, lorsque ceux-ci s'étaleront sur plusieurs années, mais surtout concerneront plusieurs ministères.

Fongibilité totale ? Débat passionnant ! Je suis plutôt pour la fongibilité. Prenons un exemple - peut-être vais-je choquer - qui porte sur les dépenses du personnel. Si un ministre venait vous dire : « Vous avez autorisé tant de milliards pour le personnel. Mais j'ai trouvé un programme informatique formidable qui nous permettra une amélioration de la productivité extraordinaire. » Doit-on, par principe, l'empêcher de transférer une partie des crédits de personnel sur la modernisation de l'appareil d'Etat ? Non. La fongibilité est un progrès. Mais il faut aussi reconnaître que cette fongibilité ne facilite pas le contrôle du Parlement. Je crois qu'il vaut mieux faire le pari de l'efficacité du Gouvernement, plutôt que de l'empêcher a priori d'agir. Je renvoie à ma proposition : quinze jours de débats sur la loi de règlement sont la meilleure réponse à la fongibilité. Donnons au Gouvernement la fongibilité, et prenons, nous, le législatif, quinze jours pour débattre ardemment de la loi de règlement.

Quelle entité pour contrôler la loi de règlement ? Peut-être avez-vous apprécié la réforme mise en place par nos amis australiens, que je trouve extrêmement intéressante et assez audacieuse. Un rapport de gestion de l'Etat est réalisé systématiquement en fin de législature par un organisme de contrôle indépendant. A la fin de la législature, un rapport est établi. Qu'est-ce qui prime : la sanction politique ou la sanction comptable ? Donc, il me semble que le Parlement serait mieux à même de développer sa propre expertise. De ce point de vue, je suis contre la multiplication des organismes. Il existe une Commission des finances. Soit on est prêt à lui donner davantage de moyens et cela a un sens, mais je ne vois pas pourquoi on multiplierait les organismes. Même si je sais que le rapporteur avait été excellent, à l'époque, sur l'Office d'évaluation, personnellement, je ne suis pas très favorable à la multiplication des organismes...

M. le Président : Le problème a été abordé hier.

M. Jean-Pierre Delalande : L'Office parlementaire d'évaluation des politiques publiques a été conçu au sein de la Commission des finances de l'Assemblée et de celle du Sénat. C'est une émanation des commissions des finances, ce n'est pas un organisme extérieur à ces commissions.

M. Nicolas Sarkozy : L'Office faisait appel à des compétences extérieures alors que, personnellement, je pense qu'il est préférable de renforcer la Commission des finances.

M. Jean-Pierre Delalande : Pour avoir une expertise distincte de celle du Gouvernement, on se donnait les moyens financiers d'une expertise autonome.

M. Nicolas Sarkozy : Je renvoie à ma première remarque : je pense profondément que nous sommes face à un choix politique et qu'il n'y a pas au-dessus de nous une autorité comptable qui aurait le monopole de l'honnêteté. Pour tout vous dire, ce qui m'agace, c'est que tout ce qui émane d'un homme politique est sujet à caution. Or, nous avons des convictions, parfois même des compétences, et parfois encore les deux. En créant nous-mêmes des organismes qui diraient « c'est vrai parce que ce n'est pas politique », nous creuserions la tombe où l'on ne demanderait pas mieux que de nous enterrer ! L'idée qu'il nous faudrait faire certifier tout ce que nous disons me paraît inopportune. La démocratie, c'est l'équilibre et la confrontation de la vérité de l'opposition et de celle de la majorité. Que l'opinion publique fasse de cette confrontation sa propre idée. Je ne vois pas en quoi un magistrat, un spécialiste, un technicien, pourrait départager l'opposition de la majorité. C'est le rôle des parlementaires. On approche la sincérité par le débat et par la confrontation, plus que par la certification. Évitons que la consultation des commissions soit simplement formelle. C'est par la publicité des débats qu'on y parviendra.

De tout cela, je tire la conclusion, monsieur le Rapporteur général, que nous pouvons être d'accord sur bien des points et que ce concensus pourrait avoir un impact politique extrêmement fort dans notre pays.

M. le Président : La parole est à M. Gilbert Meyer.

M. Gilbert Meyer : Nicolas Sarkozy vient d'établir un diagnostic sur l'unité budgétaire, sur la lisibilité des comptes, sur la transparence de la gestion et sur le rôle du Parlement, qui n'est pas seulement de contrôle, mais surtout d'autorisation. Même si on arrivait à gommer les imperfections et les dispositions obsolètes, ce qui est l'objet de notre débat, subsisterait le problème de l'exécution budgétaire, que vous avez qualifié de « résultats », lesquels ne portent pas seulement sur le fonctionnement, mais également sur l'investissement. Nous savons que, pour financer nos projets à travers les lois de finances, nous prélevons les moyens de financement sur le contribuable. En fin d'année, nous dressons un résultat. Quel est-il ? Il est déplorable. Sur certains chapitres, nous arrivons péniblement à 40 % de réalisation, sur d'autres à 30 %, sur d'autres encore le projet initial est au point 0 : aucune dépense n'est réalisée.

Monsieur le ministre, vous avez la double expérience de ministre des finances et de maire. En tant que maire, les élus locaux ne pourraient se contenter d'une telle situation : les contribuables crieraient au vol. Dans le cadre de la démarche engagée, ne pourrait-on introduire la souplesse qui prévaut dans la gestion de nos collectivités locales en créant une section de fonctionnement, permettant un meilleur taux de réalisation et donnant aux élus une meilleure contenance vis-à-vis de nos contribuables ?

M. le Président : La parole est à M. Jean-Pierre Brard.

M. Jean-Pierre Brard : M. Sarkozy, pour l'essentiel, j'adhère à vos propos, sauf sur « la comparution » pendant quinze jours du Premier ministre et du ministre des finances, qui me semble altérer la pratique collective, même si cela renseigne sur les postes auxquels vous aspirez, cher collègue ! Votre imagination féconde, qui s'appuie sur une pratique dynamique et enthousiaste, est moins productive que d'habitude. En fin de compte, si vous avez critiqué ce qui est devenu obsolète, vous ne nous avez pas parlé - alors que vous avez appelé de vos v_ux l'ère de la transparence - des soupentes de l'activité gouvernementale. Moi aussi, je suis pour la transparence, y compris, par exemple, s'agissant des eaux de la Méditerranée. Votre notoriété est grande et n'est rien à côté de ce qu'elle sera ! Or, une partie de votre notoriété tient à ce que l'on appelle « le moratoire Sarkozy ». Dans les réformes envisagées, vous ne proposez pas de solution pour empêcher les membres du Gouvernement de tordre ou de nier la loi.

Le moratoire Sarkozy est une note dépourvue de valeur légale et qui permet d'exonérer de TVA l'avitaillement des bateaux arrimés en Méditerranée et d'obliger les fonctionnaires à ne pas appliquer la loi. Je pense que, dans la réforme dont nous discutons, il faut aussi encadrer l'action gouvernementale pour que les membres du Gouvernement ne puissent pas s'exonérer de l'application de la loi, et pire, d'empêcher les fonctionnaires de l'appliquer. Vous voyez que je veux contribuer à votre notoriété en vous permettant de procéder à votre autocritique !

M. Nicolas Sarkozy : J'ai moi-même également beaucoup contribué à la vôtre en acceptant de répondre à certaines questions !

M. le Président : La parole est à M. Yves Deniaud.

M. Yves Deniaud : Vous souhaitez - c'est d'ailleurs l'esprit de la proposition de loi - que la présentation du budget de l'Etat se rapproche de celle du budget des collectivités territoriales, autrement dit que l'Etat s'impose à lui-même les règles qu'il impose aux collectivités territoriales, consistant à distinguer une section de fonctionnement et une section d'investissement et à faire apparaître - ce qui serait actuellement compliqué, mais on peut toujours espérer pour le futur - un autofinancement. Cela aurait le mérite de faire ressortir l'intégralité de l'annuité d'emprunt, y compris le remboursement du capital, et de permettre, par voie de conséquence, le vote par le Parlement du programme d'emprunts de l'Etat. Nous votons les recettes, excepté le programme d'emprunt, ce qui représente tout de même 600 milliards de francs sur l'année en cours.

Au-delà de cette présentation et des contraintes qui en découleraient, vous souhaitez la suppression du système des services votés, c'est-à-dire la possibilité de débattre librement de l'intégralité des dépenses sans être dans le cadre contraignant qui ne permet de débattre que d'environ 10% des dépenses. Enfin, par rapport à ce que nous avons souvent constaté et sous tous les gouvernements, vous ne souhaitez pas que l'on puisse, deux mois après son vote, transformer le budget, notamment par un gel des crédits sans consultation du Parlement.

M. Nicolas Sarkozy : M. Deniaud déclare à juste titre qu'il faut s'inspirer du budget des collectivités territoriales. Le moins que l'on puisse demander à l'Etat, c'est qu'il respecte les règles qu'il impose aux autres. J'avais d'ailleurs déjà eu l'occasion de le dire à propos de la rétroactivité fiscale, dont je souhaite qu'elle soit rendue inconstitutionnelle, car l'Etat ne devrait pas être autorisé à faire ce qu'il interdit à tous les agents économiques. La réforme de la M14 a permis beaucoup de transparence sur les collectivités territoriales. Je le dis au rapporteur comme au Président : nous avons été très audacieux à l'époque où nous avons tous voté cette réforme de la comptabilité des collectivités territoriales. Beaucoup de bruit a été fait au début, mais, finalement tout se passe bien. Je n'ai pas entendu un maire se plaindre de la M14, avec la réintroduction notamment des amortissements et des fonds de garantie. Tout fonctionne bien. C'est une orientation qui me convient.

M. Brard, je me souviens de l'affaire que vous évoquez, mais nous avons toujours eu deux conceptions différentes : vous avez toujours considéré qu'il fallait donner la priorité à l'administration, moi aux élus. Lorsque ceux-ci m'ont indiqué le risque que faisait courir aux ports méditerranéens la concurrence avec l'Italie, les bateaux allant s'avitailler de ce côté-là, je n'ai pas hésité à prendre mes responsabilités et à demander à l'administration de revenir sur un certain nombre de réglementations. C'est un débat que nous avons souvent eu. Vous mettez une touche d'humour dans le débat budgétaire ; j'ai, à l'époque, essayé de mettre une touche de souplesse !

M. Jean-Pierre Brard : Vous nous menez en bateau ! (Rires.)

M. le Président : Je vous remercie.


© Assemblée nationale