ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION SPÉCIALE

chargée d'examiner la proposition de loi organique
relative aux lois de finances

COMPTE RENDU N° 7

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 23 novembre 2000
(Séance de 11 heures)

Présidence de M. Raymond Forni, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Jean Arthuis, sénateur, ancien ministre de l'économie et des finances

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M. le Président : Je remercie Jean Arthuis d'avoir répondu à notre invitation, démontrant ainsi les liens qui existent entre le Sénat et l'Assemblée. L'Assemblée souhaite être éclairée, non seulement par le sénateur doté d'une grande expérience, mais surtout par celui qui a exercé des fonctions institutionnelles : d'abord, au sein du Parlement en tant que Rapporteur général ; ensuite, au sein du Gouvernement en qualité de ministre de l'économie et des finances. Ces fonctions lui donnent une expérience suffisamment large pour se forger une appréciation sur le fonctionnement de nos institutions, notamment une idée précise sur la place du Parlement dans la discussion budgétaire, qui fait l'objet de notre commission spéciale.

La volonté de l'Assemblée, s'agissant de la réforme des ordonnances de 1959, est évidemment d'aboutir à un consensus avec le Sénat. Il n'y a pas de réforme de ce type sans consensus. Il y va, me semble-t-il, de l'intérêt de tous : de nos institutions - Assemblée et Sénat - et de la crédibilité de l'ensemble des parlementaires, qu'ils appartiennent à la majorité ou à l'opposition. A ce niveau, il n'y a pas de distinction. Le risque, lorsque l'on est entré dans cette procédure et que l'on est animé d'une telle volonté, c'est de se trouver confronté à une surenchère des uns ou des autres, voire à une surenchère individuelle, qui risque de faire échouer la recherche de cet accord entre l'Assemblée nationale et le Sénat.

Je me suis réjoui de la manière dont les choses ont été présentées, notamment par le Président Lambert. Son approche permet le débat ; elle ne ferme pas la porte, bien au contraire. Je suis heureux que le Sénat n'ait pas déposé de texte concurrent à celui de Didier Migaud. Au-delà de l'audition du Président Arthuis, je souhaite évidemment que nous ayons la possibilité de poursuivre ce dialogue entre personnes qui connaissent bien ces matières tant il est vrai qu'elles échappent à beaucoup de nos collègues. Jean-Pierre Delalande nous disait que, dans le domaine de la sécurité sociale, il existait dix spécialistes, voire quinze. C'est dire peu de monde au regard de l'ampleur du problème et des 1.800 milliards de francs de la sécurité sociale.

Concernant cette audition, vous en avez la totale maîtrise. Vous transmettrez le message que vous souhaitez à l'Assemblée. Au-delà d'une présentation liminaire exposant votre approche de la question, nous aborderons ensuite, si vous le permettez, la procédure des questions-réponses. Merci encore pour votre participation et je vous cède, Monsieur le Président, la parole.

M. Jean Arthuis : Monsieur le Président, monsieur le Rapporteur général, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir convié pour une audition. J'ai conscience que la commission spéciale que vous avez constituée, Monsieur le Président, engage une réforme fondamentale et qu'il ne peut y avoir une réforme de l'ordonnance de 1959 partisane. Elle ne peut être le fait de l'Assemblée seule contre l'avis du Sénat. Nous sommes animés par la préoccupation constitutionnelle définie par au moins trois dispositions de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui est de permettre précisément à nos concitoyens de comprendre l'articulation d'une discussion budgétaire. Pour ma part, j'ai ouvert une réflexion dès 1992 en devenant rapporteur général du budget au Sénat. J'ai prolongé la démarche, tenté de planter quelques jalons et d'introduire quelques réformes lorsque l'on m'a confié, du mois d'août 1995 jusqu'au début du mois de juin 1997, la responsabilité du ministère de l'économie et des finances.

Je salue l'initiative du Rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée qui a déposé une proposition de réforme de l'ordonnance de 1959.

Les uns et les autres vivons, au Parlement, des conditions assez étranges. La discussion budgétaire est un acte devenu rituel. Elle donne au Gouvernement un certain confort. Pendant cinq semaines à l'Assemblée nationale, pendant trois semaines au Sénat, on peut dire que le dispositif s'égrène d'une manière programmée, sans modification. Le Parlement vit une sorte d'humiliation avec la conviction d'accomplir un acte formel, rituel. Et nos concitoyens considèrent sans doute qu'il s'agit d'une démarche illusoire, ce qui est extrêmement grave dans une démocratie. C'est peu dire que la sphère publique est opaque et qu'il est bien difficile de répondre à des questions aussi élémentaires que « combien cela coûte ? » On ne peut pas dire que le Parlement assume totalement ses prérogatives de contrôle. Voudrait-il le faire qu'il éprouverait de grandes difficultés, car le système d'information financière et comptable public est ainsi fait qu'il est pratiquement incontrôlable. Nous sommes donc ici confrontés à un problème essentiel mettant en cause la crédibilité de la démarche politique. Comment pouvons-nous éclairer le débat politique avec des instruments aussi frustres ? Nous avons souvent l'impression que la loi de finances devient un élément majeur du plan de communication du Gouvernement, quel qu'il soit. Et le Parlement donne l'impression de se livrer à un contrôle a priori d'un document virtuel. Le débat sur les emplois est irréel ! Comment se fait-il qu'en l'an 2000 il y ait autant d'aléas sur la situation des effectifs ? J'ai compris votre démarche, dont je partage totalement la philosophie et la plupart des propositions. Nous sommes dans un acte refondateur du pacte républicain. S'il est vrai que la modification de la Constitution n'est pas un acte banal, nous ne devons pas exclure a priori des modifications constitutionnelles.

Je voudrais m'en expliquer devant vous. Il s'agit de faire entrer la politique dans la modernité, de sortir de ces débats, où, finalement, on ne sait plus de quoi on parle. Vous auditionniez avant moi un responsable des comptes de la sécurité sociale. J'ai encore à l'esprit le premier élément de conclusion du rapport de la Cour des comptes : « Nous avons examiné la situation ; nous ne sommes pas en mesure d'exprimer une opinion, parce que les comptes ne veulent rien dire. » Qu'est-ce à dire et que faisons-nous, parlementaires de la majorité comme de l'opposition ?

Je suis convaincu que le rôle du Parlement consiste dans le contrôle de l'action du Gouvernement et des administrations publiques. Nous devons nous donner les moyens de ce contrôle et sans doute aussi fortifier notre volonté, car c'est la réhabilitation du Parlement qui est en cause. Je sais bien que l'Assemblée nationale fonctionne de manière exemplaire, mais enfin ! ne nous racontons pas d'histoires ! Sommes-nous en mesure de réhabiliter le Parlement ? Faute de quoi le Parlement participera au dysfonctionnement de l'Etat, parce que les lois perdent progressivement leur caractère normatif : elles deviennent des vecteurs de communication et les citoyens ne comprennent plus. Ils doutent. Nous sommes ici au c_ur de la crise politique. Nous sommes tous concernés, à droite comme à gauche. Je souhaite que l'on puisse constituer un comité de rédaction supra-partisan et bicaméral. Nous ne devons, en aucune façon, minimiser la tâche qui nous attend.

J'énoncerai tout d'abord quelques principes qui me paraissent essentiels. Dans un second temps, je porterai mon propos sur l'article d'équilibre, car c'est l'image synthétique du budget de l'Etat.

Vous disiez, monsieur le Président, qu'une dizaine de parlementaires comprenaient la subtilité budgétaire. Vous mesurez comme moi à quel point cette affirmation peut être scandaleuse. C'est dire que la représentation nationale, dans sa très grande majorité, ne comprend pas l'image des finances publiques et de la gestion publique alors que, aujourd'hui, dans les entreprises, tous les salariés savent lire le bilan, les comptes de résultats et que s'il y a, dans l'entreprise, l'amorce d'une cohésion, sans doute est-ce parce que l'on a trouvé un vocabulaire commun, un langage commun et que l'on est sorti de l'ésotérisme, de la virtualité, des procès d'intention et des soupçons. Nous avons un devoir de transparence dans la gestion publique, faute de quoi nous ne pourrons entreprendre aucune réforme ; on ne peut réformer les structures de l'État quand on ne peut informer. Lorsque M. Champsaur et M. Bert ont présenté des propositions visant à réformer deux grandes directions du ministère de l'économie et des finances, à plusieurs reprises, ils ont exprimé leur déception de ne pouvoir justifier précisément les coûts excessifs qu'ils ont cru appréhender. Quand on ne sait pas informer et donc justifier ses réformes, on ouvre un boulevard aux désinformateurs, à tous ceux qui ne veulent pas de la réforme et qui utilisent la désinformation pour faire peur avec des paroles telles que : « Monsieur le conseiller général de la Haute-Loire, cette fois-ci votre perception disparaît ! » Et la peur suscite immédiatement une réaction de tous les députés, de tous les sénateurs, de gauche comme de droite. Au fil des semaines et des séances de questions d'actualité, le Gouvernement finit par fléchir et l'on renonce à toute réforme de la sphère publique. Pour en sortir, il nous faut une image sincère de la sphère publique et en éclairer toutes les pièces. Nous verrons alors ensemble les réformes que nous pourrons accomplir.

Première préoccupation : réformer le système d'information financière et comptable public en privilégiant tous les éléments de gestion analytique, par fonction, par mission, afin que les parlementaires puissent obtenir une réponse quand ils souhaitent connaître le coût de tel service, de telle action. Il importe aussi de se donner les moyens d'apprécier l'efficacité de la dépense publique.

Deuxième principe : l'universalité des lois de finances. Ma conviction repose sur l'idée que toutes les recettes financent toutes les dépenses et qu'il faut cesser d'affecter telle ressource, telle recette, tel impôt ou telle taxe parafiscale à telle dépense. L'affectation devient rapidement un instrument de cosmétique budgétaire. Nous devons prohiber les budgets annexes, les comptes d'affectation spéciale. S'il apparaît qu'un compte de commerce, un compte du Trésor a des recettes spécifiques, transformons-le en établissement public industriel et commercial, éventuellement privatisons, mais je ne veux pas être provocateur ! En tout cas, sortons du budget tout ce qui est pourrait favoriser la manipulation.

Troisième principe : la sincérité. Il faut remettre en cause ce qu'a prévu l'ordonnance, autrement dit les encaissements, les décaissements, s'en tenir aux droits constatés, mettre fin à la période complémentaire. La trésorerie de l'État est ce qu'elle est au 31 décembre de l'année. Comment se fait-il que l'on attende le 31 janvier, parfois le 15 février, pour déterminer la trésorerie de l'État au 31 décembre ? Cela n'a pas de sens. Le corollaire c'est l'établissement d'une situation patrimoniale et d'un bilan. Des pratiques monstrueuses consistaient à procéder à des avances à la sécurité sociale, puis à les gommer, pour pouvoir dire que l'on n'avait rien prêté au 31 décembre. Ce sont des hypocrisies budgétaires que nous ne devons pas accepter. C'est une dérive qui nous expose à toutes les aventures et donc à la suspicion de nos concitoyens. Donc exigence de sincérité, avec pour corollaire - l'exercice est rude, mais certains pays y sont parvenus - l'établissement d'une situation patrimoniale. Qu'est-ce que le patrimoine de l'Etat ? Qu'y a-t-il à l'actif ? Il y a des participations, des créances avec toutes les interrogations sur la solvabilité des débiteurs. C'est là un vrai débat politique. Quelles sont les dettes ? A ce sujet, il faudra se résoudre à confier à des experts, à des actuaires, l'estimation de la dette de retraite. A quoi sert-il de créer des fonds de réserve, fût-ce pour gager le lissage des retraites par répartition si, par ailleurs, on n'a pas une vision globale du patrimoine de l'Etat ? On arrive à distraire des fonds du patrimoine sans savoir ce qui constitue le patrimoine. C'est une opération qui nous expose à un réquisitoire en mystification. Donnons-nous les moyens de construire la situation patrimoniale de l'Etat ; nous en avons les moyens techniques. Il est inutile de parler de mission informatique, de télématique et de nouvelles techniques d'information et de communication si nous ne faisons pas usage de ces instruments fantastiques pour la gestion des finances publiques. Dans ces conditions, demandons à la Cour des comptes de certifier la sincérité et la régularité des lois de règlement comme le fait un commissaire aux comptes pour une entreprise, une société commerciale ou une association.

Quatrième principe : renforcer l'autorité du Parlement et conférer un caractère sacré aux prérogatives de contrôle, mais ne sous-estimons pas l'ampleur de la tâche pas plus que les moyens à mettre en _uvre pour y parvenir. Je pense personnellement qu'il existe deux voies possibles.

- accroître considérablement les moyens de la Cour des comptes et qu'elle travaille en synergie avec le Parlement ;

- constituer dans les assemblées des équipes d'auditeurs qui, selon moi, ne devront pas être des administrateurs ou des fonctionnaires de nos assemblées parlementaires, mais des femmes et hommes juristes, fiscalistes, auditeurs comptables, économistes, sociologues, qui, sur la base de contrats à durée déterminée de deux ou trois ans, apporteraient leur concours à des missions d'audit qui seraient diligentées par des commissions parlementaires ou par des parlementaires qui ont une prédisposition pour ce type de démarche. C'est l'autorité du Parlement qui est en cause. Cela suppose que l'on passe moins de temps sur la discussion de la loi de finances, qui est un document prévisionnel, et que toute l'énergie soit consacrée aux vérifications a posteriori ou en cours d'exercice sur place et sur pièces.

Cinquième principe : ouverture du débat budgétaire dès le printemps. Je sais qu'il y a un débat d'orientation budgétaire ; c'est moi-même qui, en qualité de ministre, l'ai suscité au printemps 1996. Mais force est de constater que ce débat devient formel et qu'il n'apporte rien à l'éclairage du Parlement. L'exercice a été complètement confisqué ; il est désormais ancré dans la virtualité. Chacun est dans son rôle. Aucune valeur ajoutée spécifique. Je prohibe cette démarche, car elle est totalement illusoire. C'est une sorte de bulletin de santé à mi-chemin entre deux réunions des comptes de la nation pour tenter de scruter l'évolution de la croissance, des indices économiques, du recouvrement des impôts. Rien sur les réformes fiscales, qui gardent chez nous une sorte de caractère secret. Nous le vivons au Sénat comme à l'Assemblée : il n'y a pas de débat sur les réformes fiscales. C'est pendant l'été, quand le Parlement est en vacances, que le Gouvernement lâche quelques idées à la presse pour voir comment les commentateurs réagissent. Et puis vient le conseil des ministres, à la fin du mois de septembre. Et puis, ca y est ! c'est bloqué. La réforme est faite. Discussion dérisoire. Comment voulez-vous réformer la fiscalité en examinant les articles de la première partie de la loi de finances ? On ne peut réformer la fiscalité dans ces conditions. Je propose que le Gouvernement, qui dispose de tous les éléments pour déposer son esquisse de loi de finances dès le 1er mai ou le 1er juin, mette ses cartes sur la table dès ce moment-là et que, pendant les mois qui précèdent le 31 décembre, s'engagent, au sein des commissions, les auditions, les débats nécessaires et que l'on chemine. En tout cas que l'on prohibe cette étrange procédure qui consiste à mettre la loi de finances dans l'extrudeuse parlementaire pendant cinq semaines. On est sûr que cela va sortir ; on transmet la copie au Sénat pour une discussion de trois semaines, un peu laborieuses, mais tout à fait rituelles. C'est une succession de discours déclamés avec talent à la tribune. Mais il ne se passe rien ! Où est la valeur ajoutée parlementaire dans un exercice qui se situe aux confins de la caricature et qui suscite un réel malaise chez les parlementaires qui siègent en séance ?

J'insiste sur l'ouverture du débat financier, sur la communication par le Gouvernement de son projet de loi dès le printemps, sur la nécessité d'engager des débats sur les réformes fiscales fondamentales, faute de quoi nous n'engagerons pas de réforme fiscale et les options seront retenues au mois d'août en fonction des sondages, du prix des carburants, de la chute de l'euro...

Sixième principe : en matière d'emplois, soyons intransigeants. Il est scandaleux que l'Etat, gestionnaire public, ne soit pas en situation de dire précisément au jour le jour ce que sont les emplois. Seuls comptent les emplois réels. Cessons d'évoquer les emplois budgétaires qui ne veulent rien dire ! Ils sont commodes parce que virtuels : on fait ainsi plaisir aux syndicats en leur annonçant des créations d'emplois qui en fait ne seront peut-être pas créés. C'est là un jeu stupide qui décrédibilise tous les acteurs, y compris nous-mêmes.

Septième principe : pas de remise en cause de l'article 40. Il importe que le Gouvernement puisse tenir l'enveloppe des dépenses publiques.

Huitième principe : réhabilitation de la loi de règlement. On passe de nombreuses semaines sur la loi de finances initiale et seulement quelques heures sur la loi de règlement qui est pourtant un constat d'exécution. La loi de finances rectificative que l'on examine à la fin de l'année est une préfiguration de la loi de règlement. Il est fondamental d'organiser une séance solennelle au cours de laquelle la Cour des comptes certifierait la sincérité, la régularité de la loi de règlement, laquelle comporterait un tableau de résultats sur les opérations courantes et un tableau représentatif de la situation patrimoniale de l'Etat. Qu'y a-t-il à l'actif ? Au passif ? Comment la situation a-t-elle évolué d'un exercice à l'autre ? L'Etat est encore actionnaire de quelques participations industrielles, financières : quelle est la consolidation de ces comptes ? Ce document doit être partie intégrante de la situation patrimoniale et actualisée. Il convient d'indiquer tous les engagements hors bilan de l'Etat, et de préciser si l'on donne des garanties, si l'on s'engage sur une procédure et s'il peut en résulter une charge pour l'Etat, celle-ci doit apparaître dans la situation patrimoniale. Enfin, il faut intégrer l'harmonisation européenne. Il faut arrêter de faire du franco-français et ouvrir le débat avec nos partenaires européens, faute de quoi je me demande comment nous pourrons disposer, au plan européen, d'un Gouvernement économique qui redonnera quelque crédit à la monnaie unique. Si nous voulons respecter nos engagements d'orthodoxie budgétaire, aucune ambiguïté ne doit entacher nos présentations budgétaires. Nous devons donc tenir compte d'une nécessaire harmonisation européenne. La comptabilité n'est ni de gauche ni de droite. A mon avis, elle n'est pas, en France, différente de ce qu'elle doit être dans les autres pays de l'Union européenne.

J'en arrive à l'ordonnance de 1959 et aux quelques modifications qu'il conviendrait d'apporter.

A l'article 1er, une exigence absolue de transparence stricte sur les emplois. Ce matin encore, j'entendais sur une chaîne de télévision un débat entre des représentants des syndicats de l'Education nationale et un journaliste. Ils évoquaient des chiffres différents sur le nombre d'emplois. Le débat politique est obéré dès lors qu'il y a doute sur les données de référence. Il ne peut y avoir débat politique, quand on ne s'accorde pas sur la constatation. On peut dire tout et le contraire de tout et ne rien décider.

A l'article 16 : modification pour tenir compte des droits constatés.

A l'article 18 : suppression des affectations de recettes à certaines dépenses et donc remise en cause des comptes d'affectation spéciale, des comptes du Trésor et des budgets annexes. N'hésitons pas à transformer des budgets annexes en établissements publics industriels et commerciaux, là où on peut vérifier qu'il s'agit d'une activité particulière avec sa logique de relations directes avec des usagers. Les taxes parafiscales doivent apparaître dans les ressources fiscales.

A l'article 38, sur l'élaboration de la loi de finances, je souhaiterais que l'on modifie l'évocation du premier mardi du mois d'octobre. Je vous invite, en effet, à ne pas vous autocensurer. L'exercice que nous accomplissons est un exercice séculaire et il ne faut pas reculer devant les obstacles, y compris ceux découlant de la Constitution. C'est vrai pour le calendrier budgétaire avec l'article 47 de la Constitution et avec l'article 47-1 pour le financement de la sécurité sociale. Acceptons d'aller le plus loin possible. Ce texte doit être fondateur du pacte républicain ! La démocratie est en cause comme la capacité du politique à faire évoluer la société, à modifier les structures de l'État.

J'en viens à l'article d'équilibre qui me semble le document fondamental. Il faut qu'il soit lisible par tous nos concitoyens. Je vous propose de le scinder en trois blocs.

Dans le premier, je vous propose d'inscrire toutes les recettes fiscales et parafiscales, de faire apparaître en totalité le produit des impôts par grandes catégories. Je prends l'exemple de la TVA. Aujourd'hui, une partie de la TVA est distraite pour le budget annexe des prestations sociales agricoles (BAPSA). Je propose d'ailleurs de faire disparaître ce budget annexe, comme les autres, et de réintégrer le produit de TVA qui lui est affecté. On fait apparaître toutes les ressources et éventuellement on en flèche une partie vers des organismes bénéficiaires. Parmi les ressources, j'introduis la CSG et l'ensemble des impôts qui vont directement au financement de la sécurité sociale. J'inscris toutes les ressources fondées sur une décision du Parlement, y compris celles qui, aujourd'hui, n'apparaissent pas au budget, parce qu'elles relèvent de la loi de financement de la sécurité sociale.

Dans ce bloc de recettes fiscales, je fais apparaître quatre soustractions :

- la première au profit des organismes de sécurité sociale, y compris la Mutualité sociale agricole, puisque l'on ne transitera plus par le BAPSA qui ne sert à rien. Pas de distinction entre TVA affectée et subvention. C'est une somme globale qu'il faut prélever sur les ressources de l'Etat pour la Mutualité sociale agricole d'une part, et au profit du financement de la sécurité sociale, d'autre part ;

- deuxième soustraction : au profit des collectivités territoriales comme les dotations globales de fonctionnement et de décentralisation, le fonds de compensation de la TVA et les compensations d'impôts pris en charge par l'Etat : compensation des exonérations et allégements d'impôts locaux (taxe d'habitation, taxe professionnelle, vignette automobile). On détermine ainsi la masse que l'Etat verse aux collectivités territoriales, à l'exception des subventions spécifiques qui viendront dans les dépenses de l'Etat ;

- troisième soustraction : contribution à l'Union européenne ;

- quatrième soustraction pour ce que j'appelle « autres organismes », au demeurant peu nombreux, percevant des taxes parafiscales. Citons la redevance télévision.

En résumé, sur les ressources fiscales et parafiscales, on ne déduit que les remboursements que peut opérer le Trésor public au profit de contribuables, parce qu'ils correspondent à la récupération d'un crédit de TVA ou parce que certains ont trop payé trop d'impôts sur les sociétés. On obtient un produit global orienté vers quatre affectations : protection sociale, collectivités territoriales, Union européenne et autres organismes. Vous avez par soustraction la part qui revient à l'Etat. On constate, si je reconstitue l'année 2001, que la masse à partager s'élève à 2.402 milliards de francs et que la part qui revient à l'Etat n'est que de 1.256 milliards de francs, soit à peine plus de la moitié.

Le deuxième bloc est celui des opérations définitives. J'ai préconisé la disparition des comptes d'affectation spéciale et des budgets annexes. Je reprends en ressources définitives les ressources fiscales résiduelles qui résultent de mon premier bloc et les ressources non fiscales - les dividendes encaissés par l'Etat, les produits du patrimoine, les fonds de concours. Je ventile ces ressources en ressources d'équipement et en ressources ordinaires. Autrement dit, j'introduirai dans ce deuxième bloc d'opérations définitives une distinction retenue par le Rapporteur général : fonctionnement-investissement. La distinction participe de la clarification. La question qui se pose est de savoir si dans le titre I, hormis la charge de la dette, on doit faire apparaître la charge de rente, c'est-à-dire les pensions. Je n'ai pas d'opinion. On peut en débattre, mais ce n'est pas fondamental.

Dans le troisième bloc, je fais apparaître les opérations financières, autrement dit les éléments de variation du patrimoine de l'Etat : les prêts, les emprunts, les opérations sur titre, les opérations financières, les opérations monétaires. Les opérations de stricte trésorerie n'ont pas à être budgétées. Il faut laisser au Trésor, sous le contrôle du Parlement, le soin de procéder aux arbitrages de gestion de trésorerie. En revanche, les opérations financières doivent être budgétées et on y trouvera le produit des privatisations, la recapitalisation des entreprises publiques, les variations d'éléments d'actif et de passif, les remboursements d'emprunts, les remboursements de prêts, les encaissements de prêts. Nous disposerons ainsi des éléments pour établir la situation patrimoniale.

Je me permets d'insister sur l'importance de l'article d'équilibre. Il doit être lisible, sans ambiguïté, par tous nos collègues parlementaires. La matière budgétaire doit devenir une matière familière pour tous les hommes politiques que nous sommes et doit le devenir pour nos concitoyens. De là s'établira la transparence et donc la confiance. Nous évoquons ici les instruments pour porter remède à ce qui pourrait ressembler à une crise politique. Pour faire vivre ces bonnes pratiques, qui ne doivent pas être partisanes, il est bon de prévoir un comité, une sorte de comité des diligences et des principes comptables au sein duquel des magistrats de la Cour des comptes et des représentants du Parlement puissent se retrouver périodiquement, en prenant en compte également la dimension européenne. Comment voulez-vous délivrer des messages suscitant la confiance à la communauté internationale s'il se dit qu'en Europe, chacun dans son coin, bricole son budget ? Ce n'est pas possible. Et les parlementaires que nous sommes n'ont pas non plus intérêt à s'aventurer dans cette voie. Ayons du respect pour nos concitoyens. C'est ici une opération de vérité. Cela ne signifie pas que le comptable impose sa loi aux politiques, mais que le politique prend appui sur des informations fiables, sur des informations sincères pour engager les débats qui conditionnent notre avenir.

Voilà, monsieur M. le Président, monsieur le Rapporteur général, madame, messieurs les députés, les quelques observations que je souhaitais présenter en introduction à cette audition.

M. le Président : Merci beaucoup, à la fois pour la passion et l'ampleur des réformes que vous proposez, même si certaines sont déjà contenues dans la proposition du Rapporteur général, ce que vous avez vous-même souligné.

Comme vous, j'ai la conviction que nous sommes au c_ur d'une réforme des institutions démocratiques. C'est la raison pour laquelle sans doute, vous comme nous, attachons beaucoup d'importance à ces travaux et aux résultats que nous obtiendrons dans un délai qui doit être très bref. Pour simplifier, une réforme de ce genre n'est possible que s'il y a un consensus et que si des fenêtres sont ouvertes pour rendre possible la réforme, en fait si des volontés se conjuguent. Je crois pouvoir avancer que ces volontés existent. Nous devons saisir cette opportunité. Si nous ne la saisissons pas dans les mois, voire dans les semaines qui viennent, nous allons entrer dans un cycle de campagnes électorales dont on ne connaît évidemment pas l'issue et qui rendront sans doute, pendant et peut-être après, la réforme impossible. Vous l'avez souligné : il s'agit d'une réforme séculaire. Sur trente-cinq tentatives de réforme de l'ordonnance de 1959, aucune n'a jusqu'ici abouti, hormis deux modifications mineures. Cela signifie bien que l'enjeu est l'établissement de la règle entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif pour un temps sans doute assez long. A partir de là, nous mesurons la responsabilité qui est la nôtre, surtout la responsabilité de ceux qui siègent dans cette Commission spéciale, dans la mesure où ce sont eux qui, beaucoup plus que d'autres, maîtrisent les mécanismes budgétaires. Je suis parfois caricatural, peut-être à dessein, pour provoquer la réaction. C'est parfois utile. Hier j'ai dit, dans un journal, que c'était une mascarade. Sans doute le terme est-il trop fort par rapport à la réalité, bien que vous veniez d'utiliser des termes approchants.

Usant de ce terme, j'ai voulu dire que nous avons une approche parcellaire, même si nous nous intéressons à la matière budgétaire, focalisant notre attention sur un sujet qui nous intéresse sans nous intéresser à l'ensemble. Or, ce qui fait le budget est précisément ce qui forme l'ensemble. M. François Monier nous a parlé ce matin des comptes de la sécurité sociale. On comprend qu'en l'absence d'approche globale, il n'y a pas d'approche du tout. On ne parle pas du haut de la tribune du Sénat ou de l'Assemblée nationale en s'adressant à des catégories de citoyens que l'on veut flatter à un moment donné de sa vie politique. Ce n'est pas ainsi que s'exerce notre responsabilité politique.

Sur l'essentiel, je partage votre approche, convaincu, comme vous, que si nous ne réalisons pas la réforme, nous risquons de perdre un peu plus encore la crédibilité qui s'attache aux institutions dans lesquelles nous siégeons. Il est évidemment essentiel de s'engager dans la voie que vous indiquez. Bien entendu, il peut y avoir des différences, d'un côté comme de l'autre. Il faut avoir en tête une seule chose, la démocratie est caractérisée par des changements de majorité. On est un jour dans l'opposition, un jour dans la majorité et il faut toujours avoir en perspective la période où l'on sera au pouvoir, où l'on exercera cette responsabilité. Si nous n'anticipons pas ou si nous n'avons pas le courage de mener la réforme qui s'impose, nous risquons de recevoir cela comme un boomerang en pleine figure. Tel est le fondement de notre réflexion engagée grâce au travail considérable fourni par M. Didier Migaud tant il est vrai que la préparation de cette proposition a évidemment entraîné des semaines et des mois de réflexion.

Vous avez appelé de vos v_ux la constitution d'un comité de rédaction supra-partisan, bicaméral. Je partage cette idée, même si je mesure la difficulté de la mettre en _uvre. Au fond, nous avons plutôt privilégié ici le contact permanent avec le Sénat, c'est-à-dire une démarche parallèle entre le Sénat et l'Assemblée qui, d'ailleurs, se déroule dans de bonnes conditions, puisque le Président Lambert a exposé son idée de la réforme, qui n'entre pas en contradiction avec les propositions du Rapporteur général. Elle va sans doute un peu plus loin dans certains domaines. Mais elle ne rend pas impossible l'accord. Il y aurait sans doute eu plus de difficultés à l'envisager si, du côté sénatorial, on avait figé les choses dans un bloc un peu institutionnel. Il faut que nous poursuivions cette démarche parallèle. Si cela était possible, je serais favorable à l'idée de rassembler opposition-majorité, Sénat-Assemblée, mais il y a des règles institutionnelles qui pèsent sur nous et que nous sommes évidemment obligés de respecter.

M. Jean Arthuis : Avant de venir vers vous, j'ai fait le point avec Alain Lambert. Je souscris tout à fait aux propositions du Sénat et à la méthode, c'est-à-dire un texte de départ. Vous en avez pris l'initiative et c'est très bien. Cela dit, j'ai le sentiment que la Commission des finances du Sénat est quelque peu inhibée sur certains points. Croyez-moi, nous ne reviendrons pas de sitôt sur la réforme de l'ordonnance. Vous connaissez mieux que moi la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Relisez les articles 14, 15 et 16 : tout y est inscrit. Nous avons complètement perverti la démarche. Nous sommes dans un monde moderne et nous vivons, en tout cas je vis, la discussion budgétaire comme une forme d'humiliation parlementaire. On nous invite à un exercice qui frise le ridicule ; on ne sait même plus de quoi on parle. On contrôle des documents virtuels. Ajoutons une série de convenances. Chacun est dans son rôle sans qu'il ne se passe rien. Sortons de ce cadre, qui mène l'Etat dans l'impasse. Je voudrais que l'on aille plus loin pour atteindre ce que nos rapporteurs et présidents de commission des finances ont imaginé. Aujourd'hui, l'ensemble du Parlement doit s'approprier cette problématique et je ne saurais trop louer la démarche qui est la vôtre. On est là dans le supra-partisan. On est conscient, à gauche, à droite comme au centre, que l'on ne peut poursuivre ainsi ; il ne peut y avoir doute sur la reddition de comptes. Tout citoyen peut demander des comptes à un agent public sur son administration. Or l'exercice que nous accomplissons est un exercice dérisoire. Il faut donc en sortir. Quelques dispositions d'ordre constitutionnel doivent être modifiées, notamment relatives au calendrier. Cessons l'exercice de débat d'orientation budgétaire. Lorsque je l'avais initié en 1996, j'avais introduit la présentation sous la forme fonctionnement-investissement pour que l'on prenne conscience du financement des dépenses de fonctionnement et afin que cette présentation éclaire tous les débats à suivre. Il s'est dénaturé depuis lors.

Nous réformerons l'Etat et nous préparerons l'avenir si nous pouvons éclairer la sphère publique, et si nous la sortons de l'opacité, qui arrange tout le monde. On ne veut pas savoir combien cela coûte, car, si on le savait, on réformerait. Et donc on ne réforme pas ! On continue à tenir des discours auxquels ne croient plus nos concitoyens. J'exprime solennellement le souhait que l'on n'écarte pas a priori quelques modifications de la Constitution dès lors que la gauche et la droite seront d'accord. Vous me direz que les citoyens sont parfois inquiets quand ils voient la droite et la gauche s'accorder sur un point constitutionnel. En l'occurrence, ce qui nous occupe diffère de tout ce que l'on a pu vivre ces derniers temps. C'est différent, parce qu'il s'agit du langage, du vocabulaire commun des citoyens. Sans cela, comment voulez-vous qu'il y ait une cohésion sociale, puisque l'on ne sait pas de quoi on parle et que c'est notre bien, notre patrimoine commun ? Il ne faut pas s'autocensurer, il ne faut pas perdre de temps. Je suis de ceux qui sont prêts à consacrer tout leur temps à cela, car je crois fondamentale cette réforme pour refonder la République, sans quoi nous serons confrontés à la République du mensonge et cette République-là est en implosion virtuelle.

M. le Président : Réelle.

M. Jean Arthuis : Peut-être bien.

M. Didier Migaud, Rapporteur : Je suis très heureux de retrouver Jean Arthuis et de la possibilité de l'auditionner compte tenu de son expérience, rappelée par le Président Forni. Il est rare de voir un homme qui a occupé les fonctions de Rapporteur général de la commission des finances et de ministre de l'économie et des finances. Il a pu étudier les deux facettes relevant de la procédure budgétaire.

Après l'avoir entendu - mais ce n'est pas la première fois que nous nous rencontrons, nous avons eu l'occasion d'échanger déjà - je souhaite que le dialogue se poursuivre et je constate que, sur les grandes orientations qu'il a rappelées, un consensus est tout à fait possible. Après Raymond Forni, je veux remercier le Sénat de la démarche constructive qu'il a engagée. Je sais que Jean Arthuis y contribue fortement avec Alain Lambert, Président de la Commission des finances du Sénat. Dans le rapport que ce dernier a présenté, je ne vois aucun obstacle insurmontable à l'accord bicaméral nécessaire à l'aboutissement de cette réforme, étant entendu qu'il ne faut pas que nous oublions le troisième acteur qu'est le Gouvernement. Nous n'aurons des chances d'aboutir concrètement que s'il y a accord à trois. Nous savons combien c'est difficile. J'en veux pour preuve les trente-cinq propositions antérieures, lesquelles ont toutes avorté car à chaque fois, le point de maturité n'était pas identique à l'Assemblée nationale, au Sénat et au niveau du Gouvernement. En la circonstance, nous bénéficions d'une fenêtre historique. Il nous appartient de l'ouvrir et de la fermer avec un texte voté dans les semaines qui viennent. Ainsi que l'a relevé Jean Arthuis, il ne faut s'interdire aucune question ; aucune n'est taboue.

La proposition de loi ne propose pas de modifier la Constitution. Il est vraisemblable que, dans une seconde phase, il sera nécessaire de prolonger la réflexion sur les dispositions constitutionnelles à revoir. Cela dit, si nous voulons parvenir dans des délais rapprochés à une réforme que Jean Arthuis a lui-même jugée fondamentale, étape, insuffisante certes, mais nécessaire à une vraie réforme de l'Etat, il importe que l'Etat français puisse s'engager dans une réforme importante. Il ne faut pas que nous nous compliquions trop la tâche, et offrions la possibilité à tous ceux qui ne souhaitent pas la réforme de l'ordonnance de 1959 de trouver là des arguments pour ne pas avancer. Le prétexte serait alors de ne rien faire tant que nous ne serons pas en mesure de modifier l'ensemble. Par conséquent, faisons preuve d'audace, de volontarisme raisonné et pragmatique pour faire en sorte de progresser. Je crois que toutes les conditions sont réunies pour ce faire.

Je voudrais maintenant demander à Jean Arthuis de préciser sa pensée sur deux ou trois points.

Nous sommes convaincus de la nécessité d'une comptabilité et de la présentation du budget en droits constatés. Cela dit, tous les pays qui se sont engagés dans cette réforme ont également conservé une présentation budgétaire classique en encaissement-décaissement. Qu'en pense Jean Arthuis ?

Sur ce point, nous devons faire preuve de réalisme ; il convient que nous soyons attentifs à corriger les effets pervers possibles d'une réforme nécessaire. Il est vrai qu'un vote en droits constatés peut engendrer de la part de l'exécutif des risques de manipulation des prévisions budgétaires, ne serait-ce que par le biais des provisions pour risques ou des charges futures. On ne se situe pas toujours là dans l'objectif, mais dans le subjectif. Si une telle formule est possible au niveau des collectivités locales, c'est que les provisions sont en fait extrêmement limitées, ce qui n'est pas totalement le cas pour le budget de l'Etat. Selon moi, cette double présentation paraît nécessaire.

Sur la question des programmes ministériels, je crois que nous avons la même analyse : la nécessité de responsabiliser les acteurs publics. Une double préoccupation s'attache à cette proposition de loi : moderniser la gestion de l'Etat, faire en sorte que l'Etat soit plus efficace et plus transparent. Le second objectif vise à faire du Parlement un véritable acteur en le sortant de son actuelle passivité.

Premier objectif : responsabiliser les gestionnaires publics. Nous proposons l'instauration de programmes ministériels. A travers son expérience de ministre de l'économie et des finances, comment Jean Arthuis conçoit-il l'élaboration des programmes ? La façon dont les programmes seront conçus, présentés, est éminemment centrale. Que peut-il nous dire à ce sujet ? Une des conséquences de la responsabilisation plus forte, plus grande des gestionnaires publics, c'est la fongibilité des crédits. La fongibilité doit-elle être totale ? J'ai bien entendu ses propos sur le personnel. Je partage en grande partie ce qu'il a déclaré. La fongibilité doit-elle également inclure la totalité des dépenses de personnels ? Pourriez-vous nous apporter quelques précisions ?

Au sujet du calendrier, je fais partie de ceux qui pensent que l'on marche un peu sur la tête. Le projet de loi de règlement n'est pas examiné comme il le devrait alors que ce doit être un élément essentiel de la vie et du contrôle parlementaire. Il n'y a pas de sens non plus à ce qu'un collectif soit adopté définitivement le 22 décembre d'une année. Cela pose le problème des journées complémentaires. Avec un collectif voté le 22 décembre, obligatoirement, une période complémentaire s'impose. Au niveau du calendrier, comment peut-on affiner les choses pour que nous soyons davantage acteurs que spectateurs comme l'a expliqué Jean Arthuis ?

Dernier point qui a fait l'objet d'un échange avec M. Monier, secrétaire général de la Commission des comptes de la sécurité sociale, à savoir la question de l'enchevêtrement entre les recettes de l'Etat et celles de la sécurité sociale. Comment voit-il les choses ? Nous avons évoqué un décalage dans les calendriers. J'ai bien entendu la proposition qui rejoint la préoccupation exprimée dans la proposition de loi. Je pense que le premier article du projet de loi de finances devrait comporter la présentation de toutes les recettes, quitte, effectivement, à avancer des propositions d'affectation qui seront ensuite débattues dans d'autres textes. Comment percevez-vous cette articulation entre le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale ?

M. Jean Arthuis : Je me réjouis des convergences fortes que nous avons sur ces questions, car il n'y a pas de débat possible : ce sont les instruments dont, les uns et les autres, nous avons besoin pour y voir clair, pour être lucides, pour faire preuve de courage lorsqu'il s'agit de décider.

Ma préférence va à la comptabilité en droits constatés. J'en tire l'enseignement qu'il convient de supprimer la journée complémentaire. On dressera en fin d'année une estimation. Nous aurons en principe constaté les dettes et les droits. Peut se manifester la tentation, naturelle chez tout gestionnaire, de jouer quelque peu sur les évaluations pour ajuster le niveau de l'excédent. J'emploie le terme « excédent » à dessein, car j'espère que nous enregistrerons un jour des excédents budgétaires. On peut jouer là-dessus. Il faut que nous arrêtions de donner tant d'importance à des écarts qui, parfois, jouent sur quelques milliards. Il faut que nous intégrions la notion de seuil de signification. Il est quelque peu dérisoire d'ouvrir un débat extraordinaire parce qu'il existe une différence de cinq milliards sur un déficit. Il faut éclairer les écarts par le niveau des provisionnements. Par exemple, si vous éprouvez un doute sur la possibilité du consortium de réalisation de combler le trou du Crédit Lyonnais, la dette correspondante, c'est-à-dire l'engagement de l'Etat, doit être provisionné. Ce qui a été fait est une tartufferie ! L'Etat donne sa caution financière, mais tant que le chèque pour combler le trou du Crédit Lyonnais n'a pas été fait, il ne s'agit ni d'une dette ni d'une charge. Une telle situation est aujourd'hui corrigée par les éléments de comptabilité nationale, mais il convient que cela apparaisse très clairement dans le budget.

Sur les programmes ministériels, dès lors que la lumière aura été portée dans toutes les pièces de la sphère publique, on aura moins de difficultés à établir des programmes ministériels. Derrière cela, il y a la pluriannualité. Au stade où nous en sommes, nous devons disposer de modèles comptables et financiers pour préfigurer les budgets des années à venir. Chaque fois que le ministre de la Fonction publique prend une décision pour modifier les indices de rémunération et de retraite, l'on a déjà une préfiguration des budgets des années à venir, on connaît les dates de mise en retraite d'un certain nombre de fonctionnaires, on a des hypothèses de recrutement, tout cela doit être intégré dans des données prévisionnelles, auxquelles forcément le Parlement a accès.

Dans les décisions politiques, un élément me frappe souvent : lorsqu'un ministre fait une loi de programmation - le « pompon » étant les lois de programmation militaire - c'est en général un moment de grande exaltation, car personne ne tente de consolider, dans le temps, les différentes lois de programmation. On ne le fait pas, parce que, si on le faisait, on s'apercevrait que l'on fait exploser le budget. Ces lois de programmation doivent être précédées d'une étude de faisabilité et de cohérence budgétaire, sinon on va dans tous les sens : une loi de programme pour la gendarmerie, une autre pour les équipements de l'armée de l'air, une troisième pour la Justice, des crédits pour les prisons... Nous disposons d'équipements informatiques puissants pour simuler et anticiper les budgets. Lorsque l'on établit une programmation pluriannuelle, il convient de vérifier qu'elle est en cohérence avec les autres données budgétaires. Arrêtons de nous raconter des histoires, car, bien souvent, lorsque se présente une difficulté, on annonce un programme important pour apaiser la revendication. Ce n'est pas très réaliste pour ceux qui expriment cette revendication ; c'est peut-être habile pour ceux qui l'apaisent, mais je ne crois pas que ce soit de la bonne politique, en tout cas, ce n'est pas l'idée que je m'en fais.

Il y va de la fongibilité des crédits comme de toute chose : il ne faut pas en abuser. Si le Gouvernement est contrôlé en permanence, parce que le Parlement est à l'_uvre, on contiendra les dérives. Ce qu'il faut, c'est être informé de tous les décrets d'avance, de tous les arrêtés de blocage, de toutes les décisions de régulation. Le Parlement doit être informé en permanence. Mais il ne convient pas d'enfermer le Gouvernement dans une camisole. Il faut que le gestionnaire puisse avoir une marge de liberté. Je ne sais pas comment le transcrire, mais il s'agit plus d'un code de bonne conduite que d'une démarche formalisée par le texte. Je suis prêt à en débattre avec vous. Je suis favorable au maintien d'un peu de flexibilité. On ne peut enfermer l'Etat dans un corset qui ruinerait l'efficacité de la sphère publique. Il y a des urgences. Si une tempête éclate et si les routes doivent être dégagées, il est tentant de réquisitionner au risque de se faire poursuivre, faute d'avoir lancé un appel d'offres pour les engins de travaux publics. Ne nous enfermons pas pour des choses aussi stupides, gardons quelque marge de man_uvre et surtout informons le Parlement qui, s'il n'est pas d'accord, aura tous les moyens d'exercer les rappels à l'ordre qu'il croira devoir faire au Gouvernement. Pour être véritablement acteur, il faut surtout savoir comment cela se passe. Les réquisitions que l'on peut exprimer dans la discussion de la loi de finances revêtent souvent un caractère caricatural. Si, en revanche, vous allez sur le terrain voir ce qui se passe, je suis convaincu qu'alors le Parlement mettra le Gouvernement face à ses responsabilités. Et la réforme s'engagera. Ce qui est humiliant pour le Parlement c'est de passer des semaines à modifier quelques centaines de millions de crédits. L'encre est à peine sèche promulguant la loi de finances au Journal Officiel, que le ministre des finances prend des arrêtés de régulation. Certains sont très sains. Au 1er janvier ou au 15 février, ce n'est pas la peine de laisser au ministre la possibilité d'engager 90% du budget. On vit des périodes parfois difficiles. La conjoncture est aléatoire et il faut laisser au ministre des finances la possibilité de réguler l'engagement des dépenses. Ce n'est pas parce que le Parlement aura prévu des crédits qu'il faudra à tout prix dépenser, si la conjoncture vient à évoluer. Nous ne sommes pas là pour accomplir un acte stupide. Laissons donc au Gouvernement les moyens du pilotage sans que, pour autant, ce soit une dérive. C'est alors, me semble-t-il, que le Parlement sera acteur : il aura l'analyse de ce que coûte tel service. Il dira au Gouvernement : « Pensez-vous que, pour cette dépense, la Nation reçoit le service qu'elle attend ? Ce service mérite-t-il d'être maintenu à tel coût de fonctionnement ? » Le Parlement ne sera pas l'acteur, puisque le Gouvernement l'est. Il ne faut pas mélanger les rôles. A ce moment-là, le débat sera tel qu'à mon avis, les forces conservatrices, corporatistes seront débusquées et le Parlement aidera l'Etat à régler ces dysfonctionnements. C'est la plus belle et la plus noble mission du Parlement.

Sur l'enchevêtrement des recettes Etat-sécurité sociale, il est une ineptie de discuter dans deux séquences différentes des réformes fiscales qui conditionnent les recettes de la sécurité sociale et des impôts qui conditionnent les recettes de l'Etat. Je propose que ces discussions fiscales soient mises en cohérence dans un exercice unique, puisque je vous propose un premier bloc de recettes, où je fais apparaître l'ensemble des impôts mis en recouvrement du fait de décisions publiques, y compris les impôts qui, dans un second temps, seront fléchés vers la protection sociale. On pourra les appeler, comme aujourd'hui, CSG, mais, au moins, disposera-t-on des masses. On mettra en recouvrement 2.400 milliards d'impôts et taxes parafiscales et une fraction d'à peu près 1.200 milliards de francs sera distraite en direction de la sécurité sociale, de l'Union européenne, des collectivités locales, à l'exception des impôts locaux, et, à la marge, de différents organismes. Cela me paraît fondamental.

Dès lors que l'on dispose de ces données, on peut poser d'autres problèmes, notamment la réforme fiscale. L'idéal serait qu'un jour l'on puisse discuter globalement des prélèvements obligatoires. Quels sont les bons prélèvements obligatoires si tant est qu'ils puissent être bons dans une économie ouverte à l'Europe et au monde ?

Par exemple, il est des débats dont nous ne sortons pas, comme celui qui consiste à choisir entre les charges sociales assises sur les salaires dont on sait qu'elles sont destructrices d'emplois et d'autres formes d'impôts. Certains imaginent un impôt sur la valeur ajoutée. Il existe : c'est la TVA. Il me semble que nous pourrions traiter autrement ces questions et ces arbitrages et avoir une prospective avec des instruments plus simples et plus clairs. Ma réponse à la question de Didier Migaud est donc celle-ci : il est nécessaire de faire apparaître toutes les recettes fiscales et parafiscales. La discussion fiscale n'aura pas lieu à l'occasion de la discussion sur la loi de financement de la sécurité sociale, mais de la préparation de la loi de finances. Quant à la loi de finances rectificative, on ne peut faire plus bête que de voter la veille de Noël des modifications de crédits ! Qu'est-ce à dire ? L'exercice est achevé. En fait, il s'agit de permettre au comptable public de passer les bonnes écritures pendant le mois de janvier. Exercice caricatural, défi au bon sens ! Et quand, au mois de décembre, vous venez par hasard devant le Parlement avec des indications qui datent du mois d'octobre, vous êtes suspect de ne pas dire la vérité. Vous prenez alors le risque d'un dérapage et d'un débat qui complique tout.

M. Jean-Pierre Delalande : Je suis heureux d'avoir entendu Jean Arthuis. Je partage totalement son constat pour être maintenant l'un des plus anciens de la Commission des finances de l'Assemblée.

En effet, le débat et le vote sont formels. En effet, la sphère publique est opaque. En effet, le système est incontrôlable et nous avons vécu beaucoup de frustrations en étant empêchés par les procédures existantes d'être constructifs et efficaces. Comme Jean Arthuis, je considère que nous sommes lancés dans une réforme qui touche au fondement même de la démocratie.

Je suis assez séduit par la conception de M. Arthuis sur l'article d'équilibre en trois blocs. On rassemble toutes les recettes fiscales et parafiscales, ce qui permet d'obtenir le montant des prélèvements fiscaux et parafiscaux. Ensuite, on procède à soustraction pour les affecter. D'un côté, cela pourrait générer une sorte d'irresponsabilité en ce qui concerne la sécurité sociale. Mais d'un autre côté, j'ai cru comprendre que, dans un deuxième temps, les affectations seront fléchées. Dans un souci de bien contrôler les prélèvements obligatoires, il ne sera pas interdit de réfléchir sur le bien fondé de l'affectation de certains impôts à la sécurité sociale, comme c'est le cas pour la CSG, afin d'éviter, comme nous le montre le tableau inséré dans le rapport de M. Recours, page 62, les multiples financements croisés d'une même action, conduisant à l'irresponsabilité par absence de cadre. Il n'y a sans doute pas, sous réserve de confirmation, de contradiction entre les deux approches.

Je reviens sur le propos de M. Arthuis déclarant : « Pas de remise de l'article 40 » Intégrer dans la procédure budgétaire la notion de programme revient à contourner l'article 40. Dès lors qu'il y a fongibilité, si nous voulons intervenir, il faut que nous puissions intervenir sur le contenu du programme. Est-ce ainsi que M. Arthuis l'a conçu, car l'article est très « autobloquant » ? Je conçois qu'il ne faut pas revenir à l'irresponsabilité du Parlement sous la IVème  République, mais, pour l'heure, nous nous automutilons dans nos propositions. Nous ne pouvons pas même présenter des propositions d'économie justifiant une dépense dans un autre domaine ; actuellement, on ne peut rien !

Sur cette notion de programme, comment envisagez-vous le contrôle ? Plusieurs possibilités sont offertes : soit maintenir le contrôle des programmes par chapitre, par titre, voire par direction - d'aucuns nous expliquent qu'ils ne peuvent faire autrement - soit l'on peut imaginer un contrôle portant sur la globalité de chaque programme en termes d'investissement, de fonctionnement et d'engagement, c'est-à-dire les emprunts, étant entendu que la contrepartie de la fongibilité est de pouvoir entrer, non pas dans tous les détails - il ne s'agit pas de paralyser le Gouvernement -, mais d'avoir un degré suffisant de connaissance des programmes pour donner notre aval ou le refuser avec pertinence.

Vous avez souhaité renforcer l'autorité du Parlement et vous proposez deux voies. La première consiste en une augmentation des moyens de la Cour des comptes. Je ne pense pas que la Cour des comptes doive avoir une approche en opportunité qui deviendrait vite un domaine d'opportunité politique. Le travail qu'elle réalise à l'heure actuelle est très intéressant, mais je ne suis pas certain que son rôle doive aller très au-delà du rôle de clarification et d'autorité morale qu'elle remplit aujourd'hui. La seconde voie réside dans le recrutement d'une équipe d'auditeurs sur la base de CDD de deux ou trois ans réunissant des économistes, des sociologues. En fait, vous cherchez à donner au Parlement des moyens autonomes d'expertise par rapport au Gouvernement. Le Président et le Rapporteur général ne m'en voudront pas de dire que nous nous étions dotés sous la législature précédente de cet outil à travers l'Office parlementaire d'évaluation des politiques publiques, dont on nous explique qu'il ne fonctionnait pas alors qu'il a été calqué sur l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques qui, lui, fonctionne très bien. On me dit qu'il a été supprimé sur la proposition de notre Rapporteur général en accord avec la Commission des finances du Sénat. Je vois comme une contradiction entre cette information et la proposition faite par M. Arthuis.

M. le Président : Sur les moyens mis à disposition du Parlement, je suis assez d'accord avec la remarque formulée par Jean-Pierre Delalande sur la Cour des comptes. Nous devons conserver notre indépendance. La Cour des comptes n'est pas faite pour accompagner notre démarche, elle est éventuellement faite pour contrôler celle des administrations. Je suis assez réticent sur cette formule. De la même manière, sur la seconde, j'appelle votre attention sur le fait qu'il existe à l'Assemblée et au Sénat une fonction publique qui relève d'un statut, et qu'introduire des personnels qui bénéficieraient d'un CDD peut paraître comme une remise en cause des dispositions régissant cette fonction publique. Je préside l'Assemblée nationale et je ne suis pas certain qu'un Président parvienne à cette solution. Je préférerais une véritable mobilité, un passage d'une administration à l'autre pendant un temps déterminé. Nous pourrions parfaitement recevoir des personnes venant d'organismes extérieurs pour apporter leur concours. Cela suppose, bien entendu, que nous disposions de moyens supplémentaires. Mais c'est là un détail, dirais-je, au regard du volume dont nous disposons au sein de l'Assemblée et du Sénat. Donc plus de possibilités de passage d'une administration à l'autre, en fait une plus grande ouverture, plus de possibilités de faire des stages à l'extérieur. C'est une réponse qui pourrait satisfaire la demande très juste que vous avez formulée.

M. Yves Deniaud : Je me réjouis de constater qu'au fil des auditions et à partir du rapport de Didier Migaud, l'on voit se dessiner une convergence très nette sur les grands thèmes, sur l'organisation d'une globalisation des recettes fiscales et parafiscales, sur le rôle d'importance qui doit être dévolu à la loi de règlement comme outil d'analyse des politiques menées, surveillance de l'exécution budgétaire. Cela me semble aller dans le bon sens. Je formulerai trois remarques.

Tout d'abord, j'approuve tout à fait les propos de Jean Arthuis sur les lois de programmation. Je rapprocherai cela des services votés qui n'ont plus de votés que le nom puisqu'on ne les regarde pas. Les lois de programmation ne peuvent s'imposer à l'élaboration budgétaire, car elles sont insuffisamment travaillées quant à leur financement. Elles ne s'inscrivent pas dans une cohérence globale de l'action financière de l'Etat. Moyennant quoi, on se rend compte que, généralement, on ne les exécute pas, qu'en tout cas, l'exécution est souvent très éloignée de la prévision. Et pas seulement dans le domaine militaire. Je fais le parallèle avec les services votés. Des éléments s'imposent à nous de façon massive sans que nous ayons la moindre part de décision, voire de connaissance réelle et approfondie de leur montant et les raisons qui les imposent. En revanche, sur des choses qui ont été solennellement votées et travaillées, on n'en tient qu'un compte tout à fait relatif dans la décision budgétaire.

Sur deux autres points, je souhaiterais que Jean Arthuis approfondisse sa réflexion. Tout d'abord, sur le patrimoine de l'Etat, il avait entamé lorsqu'il était ministre, un travail colossal qui comporte certaines limites. Quelle est l'évaluation patrimoniale d'une cathédrale, du Louvre ou d'une base aérienne ? Cela pour démontrer que l'exercice présente une limite bien qu'il soit indispensable.

Ensuite, sur l'idée de présenter le budget comme celui d'une collectivité territoriale avec la section de fonctionnement et d'investissement qui a été fort justement mentionnée par Didier Migaud dans ses travaux et a brièvement été initiée dans le débat d'orientation budgétaire. Une telle procédure présenterait le mérite de faire mieux comprendre à nos concitoyens et à tout le monde les imperfections graves de nos politiques budgétaires, notamment le péché capital qui prévaut depuis très longtemps consistant à financer des dépenses de fonctionnement sur l'emprunt.

M. Jean Arthuis : Pour répondre à la question de Jean-Pierre Delalande sur le fléchage vers la sécurité sociale, à ce stade, rien ne s'oppose à ce que l'on indique que telle ou telle ressource sera affectée à la sécurité sociale. C'est plus difficile pour la mutualité sociale agricole. Je pense que c'est une fiction que d'affecter des recettes à des dépenses. Quand les dépenses sont insuffisantes, on trouve d'autres ressources en piochant dans le budget général de l'Etat. Ma conviction est celle-ci : toutes les dépenses financent toutes les recettes. Je sais bien que c'est sympathique de faire une petite gâterie au Parlement. Je pense, par exemple, au fonds national de développement du sport, qui entraîne un débat qui peut durer une nuit entière ! Cela fait partie des exercices qui aboutissent à prélever trois sous sur le PMU. On amuse le Parlement.

M. Jean-Pierre Delalande : C'est dire qu'une dépense doit être très rigoureusement estimée et qu'une fois votée elle ne doit pas être dépassée. Sinon, avec un système de ce type, nous sommes en pleine irresponsabilité. Nous avons un souci de responsabilisation. Tel est le risque que je perçois. Je me dis que si, grosso modo, je partage le principe, dans certains cas il est sans doute nécessaire que l'on fasse l'effort d'affecter une dépense pour être certain qu'elle ne soit pas dépassée.

M. Jean Arthuis : C'est également ma préférence. Si je considère une masse de recettes, je m'interroge sur l'enveloppe à soustraire à ces recettes pour mettre les fonds à la disposition des organismes de protection sociale. Si l'on me dit que le produit de la CSG alimentera, dans l'une des options possibles, les organismes sociaux, pourquoi pas ? Mais on se fait un peu plaisir et l'on entre dans l'irresponsabilité. On voit bien toute l'ambiguïté du financement de la sécurité sociale. Je préférerais que le Parlement dise : « Voilà le crédit mis à votre disposition pour l'année 2001. » C'est l'autorité du Parlement. Sinon, on évolue dans une confusion totale.

M. Jean-Pierre Delalande : Monsieur le ministre, vous me faites plaisir, car c'est ce que je disais au sujet de l'élaboration de la loi de financement de la sécurité sociale. Nous devrions voter un pourcentage de dépenses par rapport au PIB, à ne pas dépasser. Nous nous rejoignons sur ce point.

M. Jean Arthuis : Au sujet du contrôle, je considère fondamental de compléter les chapitres et les références d'articles par des éléments de comptabilité analytique pour regrouper les dépenses par programme, par fonction, par mission. Le gestionnaire en décidera, l'essentiel étant de préserver la transparence. Le contrôle est alors possible.

Sur les moyens du Parlement, j'ai vu le sacrifice de l'Office parlementaire d'évaluation des politiques publiques. Il a été transpartisan. J'ai soupçonné - j'hésite à le dire en ces lieux - le corporatisme des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat qui ont redouté une sorte de dépossession de leurs prérogatives par cet office. Le problème ne s'est pas posé avec l'Office des choix scientifiques et technologiques, car il n'est en concurrence avec aucune commission alors que l'Office d'évaluation venait directement percuter les commissions des finances.

Je pense que les administrateurs des assemblées sont d'une qualité exceptionnelle. Nos rites politiques sont tels qu'ils doivent passer leur temps avec les membres des cabinets ministériels, puisque le Parlement a peu d'autonomie d'expertise et qu'il dépend largement de la mansuétude des cabinets. Quand il s'agit d'instruire une discussion de projet de loi, il est préférable d'être en bons termes avec les cabinets ministériels. J'ai vu des deux côtés comment réagissaient les cabinets, c'est-à-dire les administrations - les cabinets étant généralement les porte-parole des administrations. Didier Migaud est allé faire un contrôle à de Bercy. Ce n'est pourtant pas dans la culture parlementaire. Je pense qu'il faut un corps de fonctionnaires de la qualité de ceux qui nous aident au Parlement dans les missions qui ont été bien conduites jusqu'à maintenant. Mais le contrôle doit revêtir une sorte d'indépendance. J'ignore le statut qui doit être trouvé. Là encore, monsieur le Président, soyons audacieux et ne nous enfermons pas a priori dans des pratiques qui ont prévalu jusqu'à maintenant. Nous sommes là pour réformer et il serait vain de vouloir réformer l'Etat si nous n'avons pas une capacité à réformer nos propres institutions, c'est-à-dire le Parlement. Le Parlement doit être un champ d'expérimentation de la capacité politique à réformer. Mon propos est rapide ; il convient sans doute d'y apporter beaucoup de nuances. Je rêve que nous disposions de moyens d'intervention. Que se passe-t-il à la sécurité sociale, que se passe-t-il dans tel autre service de la sphère publique ? Ce doit être clair.

A Yves Deniaud, je dirai, au sujet du patrimoine de l'Etat, que je ne sais donner une valeur marchande à une cathédrale pas plus qu'au château de Versailles. En revanche, quand on entreprend des travaux, il me semble qu'ils peuvent être immobilisés et amortis sur une période de vingt, trente ou quarante ans. Il appartiendrait au Comité des diligences et des évaluations de se prononcer à ce sujet. Ce comité devrait d'ailleurs avoir son équivalent au niveau européen. On ne peut tout régler par la loi ; il convient d'être un peu pragmatique et d'avoir des comités qui aident à définir des principes d'évaluation par rapport à des problèmes spécifiques. Même réponse pour une base aérienne et pour tout investissement qui ne correspond pas à un marché. On sait ce que coûte le service que l'on en attend : l'embellissement du château de Versailles, la fonctionnalité d'une base aérienne. C'est une dépense massive, on s'interdit d'en faire supporter le coût à un seul exercice, celui du paiement des dépenses ou plus précisément de la réalisation des travaux. Pendant vingt ans, on en tirera profit. On étale donc la charge sur vingt ans, on amortit sur vingt ans.

Quant au budget investissement-fonctionnement, c'est là une façon de rendre plus lisible la loi de finances. Il faut sortir de l'ésotérisme budgétaire. Il n'est pas convenable de cantonner le budget dans la complexité. C'est dire que le citoyen ne peut plus s'approprier la problématique budgétaire. Elle a été complexifiée pour de multiples raisons, mais aussi pour des enjeux de pouvoir. Malgré eux, ceux qui ont ce pouvoir n'ont fait que le renforcer en s'enfonçant dans la complexité technique et l'ésotérisme. Notre tâche est de permettre une appropriation de la problématique budgétaire par l'ensemble des citoyens et d'abord par l'ensemble des parlementaires. Cet exercice doit cesser d'être un exercice rebutant, frustrant et d'être une occasion trop commode de communication de circonstance, sans principes, sans règles. Il faut cesser de penser que seul compte l'effet d'annonce. C'est ainsi que l'on met en danger la République.

M. le Président : Notre dialogue avec Jean Arthuis va prendre fin. Je le remercie profondément pour la franchise, la sincérité des propos qu'il a tenus devant nous et qui font avancer les choses. Entre nous, en général, se dégage rapidement un accord sur l'orientation à prendre. Sur le détail, la discussion est ouverte. Il nous faut maintenant - et c'est notre responsabilité - porter ce message à l'extérieur, car, après un accord obtenu dans le cadre de la commission spéciale, il est à craindre que les formations politiques, de gauche comme de droite, n'aient la tentation, malheureusement assez naturelle, de reprendre l'initiative et finalement d'empêcher la réforme de suivre son cours. C'est ce à quoi nous devons également nous atteler à l'extérieur si nous voulons réussir comme le souhaitent Jean Arthuis et tous ceux aujourd'hui présents.

Merci en tout cas de nous avoir présenté votre expérience et vos propositions. On se rend compte à quel point un passage au Gouvernement et des responsabilités parlementaires peuvent donner une vision extrêmement complète en ce domaine des finances ; cela permet à ceux qui y travaillent d'avancer.


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