ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION

AUX DROITS DES FEMMES

ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES

ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 22

Mardi 10 octobre 2000
(Séance de 18 heures 15)

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition du professeur René Frydman, chef de service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Antoine Béclère de Clamart

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- Audition du professeur Alain Durocher, responsable du service des recommandations de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé (ANAES), du professeur Michel Tournaire, chef du service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul et du docteur Bruno Carbonne, gynécologue-obstétricien à l'hôpital Saint-Antoine

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu le professeur René Frydman, chef de service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Antoine Béclère de Clamart.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous recevons le professeur René Frydman, gynécologue des hôpitaux de Paris, professeur des universités, chef de service à l'hôpital Antoine Béclère de Clamart, un des trois centres agréés en France pour le diagnostic pré-implantatoire, - le deuxième étant à Strasbourg et le troisième à Montpellier- technique qui permet de sélectionner génétiquement un embryon avant son transfert in utero.

Vous êtes conseiller technique chargé de la recherche médicale et des questions d'éthique au cabinet du ministre de la recherche, M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Membre de nombreuses sociétés savantes, vous avez également appartenu au Comité national d'éthique de 1986 à 1990.

Vous avez publié plusieurs ouvrages, dont "L'irrésistible désir de naissance" en 1986 et "Dieu, la médecine et l'embryon" en 1997. Vous avez réalisé la première fécondation in vitro d'Amandine, le premier bébé éprouvette français, et vous avez fait naître le premier enfant après congélation embryonnaire.

Notre Délégation s'intéresse plus particulièrement aux problèmes d'IVG et de contraception. C'est le thème de son rapport annuel et nous déposerons prochainement un rapport assorti de recommandations sur le projet de loi de Mme Martine Aubry. Nous avons souhaité rencontrer l'éminent spécialiste que vous êtes dans ce domaine et connaître votre appréciation sur l'ensemble de ces questions.

La presse s'est fait l'écho de votre interrogation sur les risques de l'allongement du délai légal de dix à douze semaines. Vous avez fait paraître un article dans Le Monde, intitulé "IVG : l'inquiétante recherche de l'enfant parfait". Nous souhaiterions approfondir avec vous ce problème, si problème il y a, qui, selon vous, "crée une brèche dans le mode de réflexion éthique à la française".

Professeur René Frydman : Pour rester sur le thème de l'interruption volontaire de grossesse, puisque vous avez eu l'amabilité de mettre quelques actifs à mon passé, je veux d'abord rappeler qu'avant la loi Veil, je comptais parmi les médecins qui ont essayé de faire avancer la situation en faisant accepter la médicalisation de l'IVG, sans laquelle le taux de mortalité et de morbidité des femmes était et reste très élevé.

Mme Nicole Bricq : On s'en souvient !

Professeur René Frydman : Le projet de loi sur l'IVG et la contraception me pose problème, parce que je pense qu'à une bonne question, on fournit une réponse qui n'est pas tout à fait adaptée.

La bonne question est celle de savoir comment aider les patientes ou les femmes qui dépassent le délai légal. La réponse proposée cantonne à deux semaines l'allongement du délai légal et ne résout pas l'ensemble du problème qui est, en fait, la prise en charge de ces femmes. D'après le Planning familial, mais peut-être disposez-vous d'autres chiffres, 3 000 femmes dépassent les quatorze semaines d'aménorrhée et 2 000 sont entre douze et quatorze semaines. Le projet ne concernerait donc que 1 % des femmes candidates à l'IVG aujourd'hui et ne règle pas le problème des 3 000 autres.

Le point crucial, c'est que ce projet ne constitue pas une prise en compte globale du problème, mais une sorte de parcellisation de celui-ci. Cela me gêne, car tout n'est pas résolu.

Par ailleurs, cet allongement du délai, envisagé sous l'angle de : "c'est un droit des femmes, un droit à l'exercice de la liberté des femmes" ne tient pas suffisamment compte du changement important qui survient dans l'acte d'IVG à partir de douze semaines. En effet, pour le médecin qui va participer à cet acte d'IVG, il s'agit d'un engagement qui n'est pas tout à fait de même nature que celui d'une l'IVG jusqu'à douze semaines. Pour parler simplement, jusqu'à douze semaines, on emploie une méthode d'aspiration que l'on peut considérer comme un geste médical, alors qu'à partir de douze semaines, il s'agit d'un acte chirurgical ; les instruments utilisés nécessitent un complément de formation pour les médecins, car la pratique n'est pas tout à fait la même. Une réforme aussi importante ne peut pas se faire sans la participation des médecins. Je ferai un parallèle en disant que, même si vous voulez améliorer le bien-être des voyageurs, quand vous faites une réforme de la SNCF, il est difficile de le faire sans l'accord des cheminots. C'est un peu la même situation et, à mon avis, on ne tient pas assez compte de la situation de la médecine en France.

Je constate deux types d'opposition chez les médecins : il y a ceux qui ont une opposition de principe à l'IVG, quel qu'en soit le terme ; mais nous avons aussi, depuis le dépôt du projet de loi, beaucoup de médecins favorables à la prise en charge et à la médicalisation de l'IVG, qui s'opposent à la prise en charge de l'allongement du délai, en tout cas tel qu'il a été proposé.

Or, la situation est extrêmement fragile. La raison pour laquelle beaucoup de femmes sont prises en charge tardivement, c'est que le service - en l'occurrence le service public - n'est pas à même d'accueillir correctement leurs demandes. Ce sont les difficultés d'accueil, certes plus ou moins sensibles selon la période de l'année, qui expliquent souvent ce retard dans la prise en charge.

Alors que la première vague de médecins, relativement militants, qui réalisent ces actes d'IVG est en train de s'estomper, parce qu'ils atteignent l'âge de la retraite, la relève, en revanche, n'est pas prête.

Des mesures d'incitation ont été prises, mais d'après ce que je sais, elles sont insuffisantes et il existe une difficulté de recrutement.

Si nous ajoutons à cela le problème de changement de technique que j'évoquais, je crains que l'allongement du délai ne laisse 3 000 femmes en plan et n'accentue le hiatus entre le corps médical, pourtant favorable à l'IVG, et les femmes qui ont besoin d'une prise en charge.

La question mérite d'être posée, à plus d'un titre. La solution me paraît un pis-aller qui ne répond pas aux nécessités.

Quelle serait la solution possible ? Elle consisterait à faire participer les médecins à ce type de décision. Même les tenants de l'extension du délai à quatorze semaines minimum, qui, souvent, voudraient aller plus loin...

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Vous parlez bien de semaines d'aménorrhée ?

Professeur René Frydman : Les gynécologues parlent toujours en semaines d'aménorrhée. Il y a entre les semaines de grossesse et les semaines d'aménorrhée une différence de deux semaines. La loi Veil correspond à un délai de douze semaines ; la réforme qui est proposée, à un délai de quatorze semaines.

Je disais donc que, même parmi les tenants de ce projet de loi, tout le monde s'accorde sur le fait qu'on ne peut pas imposer un acte à quelqu'un qui n'en aurait pas accepté le principe, surtout un acte qui, après douze semaines, est difficile psychologiquement ; il me semble donc problématique de ne pas avoir un consensus médical. Vouloir imposer la liberté des femmes en espérant que les médecins suivent me semble dangereux, quand je vois la fragilité de la prise en charge médicale et la situation de nombre de mes collègues.

Bien sûr, il existe aussi des médecins prêts, dans le cadre de l'interruption médicale de grossesse, à être sollicités et à intervenir quel que soit le terme de celle-ci. Car, on oublie souvent de dire que la France est quasiment le seul pays où une interruption de grossesse peut se faire jusqu'à la veille de l'accouchement. Ce n'est pas la peine de citer en exemple la Suède, où l'IVG se pratique jusqu'à seize semaines, ou l'Angleterre où elle a lieu jusqu'à vingt-quatre semaines. En France, cette intervention se pratique jusqu'à quarante semaines.

Il faut certes une raison spécifique, mais celle-ci peut être de plusieurs types : soit une raison f_tale et nous entrons dans le cadre particulier des centres de diagnostic pluridisciplinaires qui ont été créés il y a un an et demi, soit une raison maternelle, dans laquelle entrent également des indications psychologiques. Il suffit qu'un médecin expert, si son analyse l'y conduit, accepte la demande d'interruption de grossesse.

Nous devrions donc plutôt accroître le nombre de médecins experts et ceux qui sont les plus favorables à l'acceptation de délais plus longs seraient des candidats tout choisis pour exercer leur art médical.

Ce qui me semble dangereux, c'est cette césure d'une liberté de quinze jours complémentaires, qui ne prend pas en compte le nombre de femmes qui dépassent le nouveau délai, et c'est de faire intervenir une telle décision sans une certaine participation médicale.

Mme Nicole Bricq : Je partage votre constat sur l'insuffisance de moyens, et la disparition de la première génération de médecins. Vous pensez donc qu'il vaut mieux développer la notion d'IVG thérapeutique. Mais nous ne répondrons pas alors au problème posé par les femmes, qui continueront à aller à l'étranger.

Je voudrais comprendre quels sont les éléments psychologiques et médicaux qui peuvent faire que nous n'aurions pas besoin de légiférer, tout au moins sur cette notion de délai. Je pense qu'il y a une véritable réflexion à mener sur le problème des critères qui régissent l'interruption médicale de grossesse. J'aurais aimé que vous précisiez ces critères. Si je comprends bien votre point de vue, vous pensez qu'il est plus attrayant pour un médecin de pratiquer un acte médical en rapport avec une spécialité que de faire une IVG. Peut-être ai-je mal compris. Sinon, nous ne sommes plus du tout du côté des femmes, mais de celui des médecins.

A l'étranger, en Europe, la question du délai n'est pas du tout posée de la même manière. Je suppose pourtant qu'en Espagne ou en Angleterre, les médecins ont les mêmes problèmes, même si la médecine est organisée différemment. Ils les résolvent différemment. Je ne comprends pas pour quelles raisons, en France, nous aurions un problème spécifique ?

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Je voudrais si possible en finir avec les chiffres. Vous avez dit qu'en passant de douze à quatorze semaines, on ne réglait le problème que de 2 000 femmes sur 5 000. Il en reste donc 3 000. Je suis pleinement d'accord avec vous. Or, le professeur Nisand, dans son rapport, et Mme Martine Aubry nous disent que 80 % des femmes seraient concernées. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur le nombre de femmes qui dépassent le délai de quatorze semaines ?

Je partage pleinement votre analyse, selon laquelle en allongeant le délai jusqu'à quatorze semaines d'aménorrhée, nous n'aurons qu'une solution partielle du problème.

Un certain nombre de vos confrères ont évoqué un risque d'eugénisme. J'aurais souhaité que vous puissiez vous exprimer sur ce problème extrêmement important.

Mme Danielle Bousquet : S'agissant des chiffres, je me pose une question, mais pas tout à fait dans les mêmes termes que Mme Marie-Thérèse Boisseau, puisque, par définition, en partant à l'étranger, ces femmes échappent à la comptabilité. En traversant la frontière, elles ne disent pas pourquoi elles la traversent. Nous ne pourrons donc pas avoir de certitudes sur les chiffres. Cependant, cette bataille des chiffres modifie peut-être notre approche de la mesure envisagée. En effet, selon qu'elle permet de résoudre 80 % ou 30 % des cas des femmes, il est vrai que l'approche est différente.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Non, cela ne change rien.

Mme Danielle Bousquet : Plus précisément, je souhaiterais que vous puissiez nous expliquer pourquoi le fait que l'acte d'IVG devienne un acte chirurgical d'une autre nature après douze semaines, conduit des médecins favorables à la pratique de l'IVG à un raidissement de leur position.

Enfin, en quoi une IVG médicale englobant une conception psycho-sociale conduirait-elle les médecins, qui seront donc confrontés au même acte chirurgical, à être tout à coup d'accord, alors qu'ils ne l'étaient pas ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je pense que nous n'arriverons pas à une réalité des chiffres. Les seules informations dont nous disposons aujourd'hui sont celles collectées par le Planning familial. Or, les femmes qui partent avorter à l'étranger ne passent pas uniquement par lui. Dans son rapport, le professeur Israël Nisand reprenait les chiffres émanant du Planning et avançait le fait que le passage de dix à douze semaines de grossesse résoudrait en grande partie le problème.

J'ai des interrogations quant à la façon dont vos collègues pratiquent à l'étranger. Nous avons peut-être en France, c'est sans doute historique, une césure entre l'interruption médicale de grossesse, appelée interruption thérapeutique à l'époque, et l'IVG car, dans l'esprit de beaucoup, cette dernière est considérée comme une IVG de confort qui permet de répondre à une certaine détresse. Notre débat d'aujourd'hui n'est-il pas "pollué" par cette césure un peu historique et par la façon dont nous avons conduit les débats, en France, il y a vingt cinq ans ?

Concrètement, si l'on estime que le nombre de femmes dépassant les dix semaines de grossesse est de l'ordre de 5 000 aujourd'hui, cela ne représente qu'un ou deux cas par semaine et par département. Même si l'intervention est un peu plus compliquée, qu'il faille s'entourer de plus de précautions au-delà de dix semaines de grossesse, ne pensez-vous pas que nous avons les plateaux techniques et les médecins nécessaires dans les départements ?

Professeur René Frydman : En ce qui concerne les chiffres, comme vous, je ne peux que regretter que nous n'ayons pas, en France, une évaluation suffisamment précise. Cette insuffisance statistique se retrouve pour tous les problèmes médicaux. En Angleterre, on vous dit qu'il y a 243 718 embryons congelés ; nous sommes bien incapables de répondre ainsi en France ! Pour les femmes qui partent à l'étranger, j'ai lu comme vous les chiffres du Planning familial qui font référence à 5 000 femmes.

Ce sont par définition des estimations. La seule centralisation qui pourrait être faite, pourrait l'être par le Planning. Vraisemblablement, les chiffres indiqués ne correspondent pas à la totalité des cas.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : On ne peut donc pas plus parler de 80 % que de 40 %.

Professeur René Frydman : En tout cas, je ne vois pas sur quoi on peut se baser aujourd'hui pour le dire, car nous manquons vraiment d'évaluation.

Pour ma part, j'insisterai sur le point, dont tout le monde convient, à savoir que les chiffres devraient baisser, s'il existait une plus grande rapidité de la prise en charge, des campagnes d'information sur la contraception et une déculpabilisation de l'avortement. La France enregistre, par rapport à d'autres pays, et en particulier par rapport aux Pays-Bas, trois fois plus d'IVG en termes de quota d'IVG. Il y a vingt cinq ans, on n'a pas fait les campagnes d'information qu'il fallait, au moment où il le fallait. Y aura-t-il une baisse de 2 000 à 800 du nombre de femmes concernées ? Je ne le sais pas. Je le souhaite, mais ne peux l'affirmer.

En ce qui concerne les problèmes chirurgicaux, je souhaiterais que vous écoutiez uniquement les personnes qui pratiquent et non ceux qui parlent.

Tout d'abord, en ce qui concerne l'acte d'IVG, il existe une technique d'aspiration par canule qui va jusqu'à douze semaines. Au-delà de ce délai, vous n'utilisez plus l'aspiration et vous devez introduire des instruments chirurgicaux - des pinces - pour sortir l'embryon et l'évacuer progressivement de l'utérus. C'est un geste que l'on peut charger d'idéologie, banaliser ou, au contraire, "monter en épingle", mais incontestablement c'est un changement, parce que de douze à quatorze semaines d'aménorrhée, un phénomène d'ossification est en cours. On ne peut plus avoir recours à l'aspiration simple, on est souvent obligé de compléter la technique d'aspiration.

Voilà pour la question de la technique. On ne peut pas nier que c'est une difficulté psychologique pour l'opérateur.

Deuxièmement, j'aimerais que vous lisiez avec une grande attention le rapport de l'ANAES. Il indique clairement que plus une grossesse est jeune, moins il y a de complications. Donc, plus elle est avancée, plus les risques de complications sont importants. C'est malheureusement logique. Les techniques deviennent plus chirurgicales parce que l'acte est plus complexe à réaliser. On passe de techniques médicamenteuses à l'aspiration, puis aux techniques chirurgicales complémentaires. De la littérature que j'ai pu lire, qui est rare dans ce domaine, il ressort que l'on passe de 3 % de complications avant douze semaines - d'après une étude du Planning- à 6,3 %, d'après une étude suédoise, qui va, il est vrai, jusqu'à seize semaines. Ensuite, il faudrait pousser plus loin l'analyse et déterminer l'importance des complications.

Mon troisième élément de réponse n'est pas quantitatif, mais qualitatif : cet acte est plus difficile à réaliser qu'une aspiration, car vous devez sortir souvent un membre après l'autre. Il y a une représentation visuelle qui, incontestablement, perturbe plus les médecins qui le pratiquent.

Mme Nicole Bricq : Cela nécessite-t-il une anesthésie ?

Professeur René Frydman : Une anesthésie générale. C'est un point sur lequel je voulais revenir. Le rapport de l'ANAES indique clairement que 75 % des IVG réalisées en France aujourd'hui, le sont sous anesthésie générale.

Mme Nicole Bricq : Cela n'est pas normal.

Professeur René Frydman : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Normalement, nous devrions en faire beaucoup moins. Les médecins qui pratiquent et assument les IVG, ceux qui se sont engagés dans cette prise en charge, font beaucoup d'anesthésies locales. Les services ou les médecins qui en font peu font des anesthésies générales et les intègrent dans le programme du service chirurgical, ce qui en limite le nombre. D'où le paradoxe suivant : les services publics, qui en font peu, les font sous anesthésie générale, ceux qui en font beaucoup le font sous anesthésie locale. Effectivement, pour qu'il y ait une véritable activité, il faut avoir un secteur ambulatoire, qui ne nécessite pas la lourdeur de l'anesthésie, de la salle de réveil, etc.

Les médecins qui pratiquent l'IVG sous anesthésie locale sont bien sûr certains gynécologues obstétriciens, mais aussi quelques gynécologues médicaux - pas suffisamment à mon goût - et de nombreux médecins généralistes. Avec l'extension du délai à douze semaines, ces derniers ne feront plus les IVG, en raison de risques de complication et des problèmes inhérents à la technique. Cette tâche incombera pour l'essentiel aux gynécologues obstétriciens. Lorsqu'on regarde ce qui se passe à l'étranger, c'est essentiellement le secteur privé qui s'occupe des IVG. D'ailleurs, tout le monde le dit : "On fait payer les femmes". Elles vont en Hollande, mais dans le système de fonctionnement hollandais, ce sont les cliniques privées - qui tournent d'ailleurs beaucoup avec les étrangères - qui sont le refuge, pas le service public. Il en est de même en Angleterre. Alors, nous disons un peu schématiquement que leurs motivations ne sont pas forcément les mêmes. Au regard de la situation du service public français, au sein duquel la prise en charge jusqu'à douze semaines est déjà une difficulté, nous aurons du mal à imposer une prise en charge supplémentaire, si le médecin n'y adhère pas.

Pour revenir à la question posée : premièrement, c'est un geste chirurgical ; deuxièmement, il y a des complications possibles. L'investissement n'est donc pas le même, puisque l'on sait que le risque de complications existe et que l'acte est difficile à réaliser. A moins d'avoir des motivations financières, il faut, à tout le moins, être convaincu du bien-fondé de l'acte. La plupart des obstétriciens, qui sont parfois amenés à poser des indications jusque très tard dans la grossesse, savent très bien que c'est difficile. Il faut savoir que cette période de douze à dix huit semaines est la plus difficile, car, au-delà, nous passons à des techniques d'accouchement que paradoxalement nous maîtrisons mieux. A mon avis, sans adhésion du corps médical sur le bien-fondé de l'indication, nous risquons d'avoir une césure entre une partie qui ne pratique pas, une autre qui pratique pour des indications médicales et ne va pas jusqu'à la chirurgie, et une autre qui pratique chirurgicalement, Qualitativement, en cas de complication ou devant une situation difficile, s'ils n'adhèrent pas à l'indication, cela va mal se passer. Voilà mon pronostic.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vous n'avez pas le sentiment que nous revenons aux débats de 1975 ?

Professeur René Frydman : Pas du tout, car si vous écoutez les médecins, vous verrez que ce sont ceux qui pratiquent des IVG qui s'interrogent aujourd'hui. Nous savons bien qu'une partie du corps médical n'adhère pas à l'IVG. Mais aujourd'hui, ce sont ceux qui pratiquent qui sont intervenus dans le débat. Ce n'est pas du tout le débat de 1975. Il est différent parce qu'il touche un autre domaine.

Je sais bien que cette position est vécue comme une mise en balance du problème des médecins et de celui des femmes. Vous m'en voyez désolé, seulement cela me semble incontournable. On ne résoudra pas la médicalisation de l'avortement sans les médecins, en tout cas à ce terme de grossesse. Il faut y aller prudemment. Nous manquons d'évaluation, nous ne savons pas exactement combien de femmes sont concernées. Nous sommes dans une situation difficile car le système juridique est extrêmement fragile et si cette mesure n'a pas l'adhésion des médecins, elle sera encore plus fragile. J'en viens à votre question sur l'eugénisme.

Mme Nicole Bricq : Vous n'avez pas répondu à ma question sur les critères.

Professeur René Frydman : Pour ce qui est des critères, l'expert est soumis à une demande. Je suis expert et je reçois des demandes. Je dirais que ce ne sont pas les douze ou quatorze semaines qui me posent le plus de problèmes, mais plutôt les grossesses plus avancées, pour lesquelles les décisions sont très difficiles et pour lesquelles nous essayons de trouver la réponse la moins mauvaise. Nous ne sommes sûrs de rien. Nous faisons alors intervenir les critères médico-psycho-sociaux dans l'ensemble de la décision. Certains médecins les utiliseront plus et d'autres moins, mais ce seront les mêmes médecins qui accepteront de faire ou de ne pas faire. Il est impossible à ce terme-là de ne pas avoir une adhésion à la décision. Je le pense profondément. Vous avez eu l'occasion de voir des émissions que je n'ai pas toutes vues, d'entendre les réticences des médecins qui pratiquent les IVG. Mais le problème n'est pas tellement quantitatif, il est qualitatif. Lorsque vous réalisez un acte d'IVG difficile, avec un terme avancé, cela vous marque. Je regrette que nous n'ayons pas eu le temps de mener une enquête plus approfondie sur les motivations et sur la participation de l'ensemble du corps médical. Actuellement, les leaders de part et d'autre s'affrontent. Mais il serait plus intéressant de connaître exactement l'état des lieux, parce que l'on ne prendra pas en charge les femmes sans les médecins. Et, encore une fois, je distingue le service public du service privé.

Mme Nicole Bricq : Si nous devions élargir la notion des fameux critères médicaux alors que, pour le moment, il y a une évaluation personnelle de l'expert, ma question est la suivante : est-ce que cela peut se codifier ?

Professeur René Frydman : En tout cas, il serait intéressant d'avoir un état des lieux sur la pratique des IMG depuis plusieurs années. Or, nous n'en avons pas.

Il est vrai, tout d'abord, qu'un certain nombre de demandes ne sont pas satisfaites parce que peu de médecins sont experts. Je propose que leur nombre soit très nettement élargi, qu'il n'y ait pas à franchir ce parcours du combattant pour être expert.

Je fais une parenthèse : lorsqu'on demande à être expert, on le demande pour l'ensemble des procédures juridictionnelles, pas uniquement pour le problème de l'IVG, ce qui fait que les experts compétents sur ce sujet sont très peu nombreux. Faut-il rester dans ce cadre ? Pourquoi ne pas distinguer entre ceux qui voudraient être experts dans le domaine de l'IVG et ceux qui le seraient pour d'autres procédures judiciaires. L'objectif serait, quel que soit l'âge de la grossesse, d'avoir une prise en charge correcte des femmes qui ont un problème. Certaines vont être rassurées et poursuivre leur grossesse. Pour d'autres, qui ne vont pas pouvoir poursuivre pour de multiples raisons - psychologiques, voire sociales ou médicales - nous devons trouver une solution.

La dernière question qui m'était posée concernait l'eugénisme.

C'est un sujet sur lequel il faut être extrêmement prudent. Le titre de l'article du Monde dont vous avez fait mention, comme vous le savez, n'est jamais écrit par l'auteur de l'article, ni même parfois par celui qui recueille les propos. Aussi, je ne tiens pas ce titre comme étant le mien.

En revanche, ce que j'ai écrit et ce que je pense, c'est qu'il faut que nous ayons une certaine cohérence, une certaine logique. Si l'on avance le principe de liberté comme l'élément fondateur de l'allongement de l'IVG, ce que nous avons entendu dire à plusieurs reprises, on ne peut pas bloquer cette liberté, comme c'est actuellement le cas, au tout début de la grossesse, au niveau embryonnaire. Ce n'est pas tout à fait par hasard si le professeur Israël Nisand et moi-même avons, les premiers, réagi, car nous sommes confrontés à un certain type de demande.

Il ne s'agit pas de transposer schématiquement ce problème au problème de la prise en charge de l'IVG. Ce sont deux problèmes différents. Cependant, si la demande des femmes à quatorze semaines ou plus n'est pas, dans l'ensemble, une demande basée sur un choix d'enfants - ce sont des demandes d'IVG simplement tardives -, on ne peut nier que nous ouvrons là un débat, parce que, pour une autre frange de la population, qui n'est pas dans le cadre d'une demande d'interruption de grossesse, se poseront des choix qui vont être ouverts ou fermés.

Je m'explique plus clairement. Lorsque la grossesse d'une femme éveille un doute chez nous à douze semaines, par exemple - je sais que nous parlerons ensuite de ce que l'on peut voir plus tôt -, nous essayons d'explorer ce doute, c'est-à-dire de voir, si oui ou non, cette grossesse présente une anomalie. Cette anomalie pourra être jugée en termes médicaux et, avec le couple, comme suffisamment grave pour accepter la demande d'interruption de grossesse ou, au contraire, assez légère pour que nous puissions rassurer le couple. C'est le type de demandes auxquelles nous avons à répondre en tant qu'experts.

On voit bien, dans une espèce d'activité générale, de rapidité des décisions et d'inconfort que provoquent ces inquiétudes, que certaines décisions vont être prises rapidement, que le doute ne va plus être autorisé. Mais, encore une fois, il ne s'agit pas de la même population. Ne confondons pas et ne faisons pas un mauvais procès, comme je l'ai vu et entendu : il ne s'agit pas de dire que les 5 000 femmes entre douze et quatorze semaines seraient des femmes qui voudraient choisir leur enfant. Néanmoins, un certain nombre de femmes qui auront au cours de leur grossesse un doute sur son évolution, auront la possibilité, elles seules et sans appui médical - donc, nous n'en saurons finalement rien - de prendre une décision d'interruption. Cela, c'est en contradiction avec le fait qu'en début de grossesse, et particulièrement en phase embryonnaire, un tas de mesures limite la liberté - en ce qui concerne la femme seule, le choix du sexe, etc. -. C'est terriblement encadré.

Vous avez sans doute lu dans la presse l'histoire de la maladie de Fanconi. Cela ne serait pas autorisé en France, alors que nous avons des couples qui font cette demande. Il est difficile d'imposer une interdiction de ce type à ce moment-là et d'accepter de donner une autorisation un peu plus tard. Je pense que nous devons avoir une certaine cohérence : il est difficile d'avoir une absence de liberté sur l'embryon, et une totale liberté entre 12 et 14 semaines. Je disais, dans les derniers paragraphes de l'article du Monde, que c'était une incohérence éthique.

Je ne crois pas qu'il faille employer le mot d'eugénisme comme une chose qui serait de l'ordre du quantitatif, mais cet allongement s'appuie sur une notion de liberté découpée en tranches.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente :  Ne pensez-vous pas que le diagnostic prénatal s'améliorant au fil des années, la question que vous posez aujourd'hui, nous allons la retrouver plus aiguë demain ?

Par ailleurs, vous dites qu'en Angleterre et aux Pays-Bas, c'est le secteur privé qui assure les IVG et qu'ils n'ont pas d'état d'âme. Je résume un peu brutalement votre propos. Mais, il y a aussi des pays où la législation sur l'IVG est bien de douze semaines et où ce n'est pas toujours le secteur privé qui assure cet acte. Avez-vous eu des contacts et des discussions à ce sujet avec vos collègues étrangers ?

Professeur René Frydman : Oui, mais ces contacts n'ont aucune valeur statistique. Il s'agit de contacts personnels, je peux difficilement en faire état sur un plan statistique, si ce n'est que lorsque vous envoyez une patiente à l'étranger, elle va automatiquement dans les cliniques privées ; dans les hôpitaux, il y a très peu de pratique d'interruptions tardives.

Vous me demandiez à propos du diagnostic prénatal si, à l'étranger, les pratiques étaient différentes. Bien entendu, leur pratique est différente. Lorsque les couples partent à l'étranger volontairement pour faire une interruption pour un bec de lièvre, il s'agit d'une pratique qui ne se fait pas en France, théoriquement, et qui se fait à l'étranger. C'est même pour cela que certains y vont.

Seulement si vous demandez les statistiques anglaises ou hollandaises sur ce point, je ne suis pas sûr que vous obteniez de réponse, puisque ces pratiques s'inscrivent dans le cadre d'une demande d'IVG "banale".

Dans ce genre de situations, je pense que l'on peut conseiller et plutôt aider les parents, sauf cas particuliers ; il m'est aussi arrivé d'accepter des interruptions médicales de grossesse uniquement pour un problème de bec-de-lièvre, car il y avait un problème psychologique majeur de couple. C'est du cas par cas.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le Danemark a une législation sur l'IVG allant jusqu'à douze semaines d'aménorrhée ; or le service public joue son rôle à plein.

Professeur René Frydman : Je suis d'accord avec vous. Mais, les pays nordiques, premièrement, ont fait une campagne de contraception qui a diminué considérablement le nombre d'IVG. Deuxièmement, les médecins participent. Un entretien médical est fait. Même si, dans les cliniques privées, - y compris aux Pays-Bas, en Espagne, etc., où l'on sait pertinemment que c'est une pseudo-participation- cet entretien médical existe, ce qui fait participer le médecin à la décision ; il s'engage et assume ces responsabilités.

Il y a donc une participation médicale. En ce qui concerne les motivations qui guident les médecins, effectivement, elles sont essentiellement lucratives dans le privé ; dans le public, elles sont très dépendantes de l'indication.

Encore une fois, on pourrait faire une enquête auprès des gynécologues qui souhaiteraient être des conseillers experts pour ces questions. Nous aurions alors un exact tableau de la situation et les lieux où seront correctement prises en charge toutes les femmes ayant dépassé le terme actuel de douze semaines d'aménorrhée.

C'est un préalable indispensable. La proposition actuelle risque de faire croire que l'on a résolu le problème alors que c'est une demi-mesure qui risque d'être plus délétère que bénéfique.

Ce que je souhaite, c'est que la décision qui soit prise par le Parlement englobe l'ensemble des femmes dont la poursuite de la grossesse est problématique à partir de dix semaines de grossesse et sans limitation d'âge gestationnel, mais uniquement dans le cadre d'un accompagnement médical.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu M. Alain Durocher, responsable du service des recommandations de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé, le professeur Michel Tournaire, chef du service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul et le docteur Bruno Carbonne, gynécologue-obstétricien à l'hôpital Saint-Antoine.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous recevons aujourd'hui le professeur Alain Durocher, responsable du service des recommandations de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé (ANAES), accompagné du professeur Michel Tournaire, chef de service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Saint-Vincent de Paul et du docteur Bruno Carbonne, gynécologue-obstétricien à l'hôpital Saint-Antoine.

L'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé, établissement public administratif de l'Etat créé en 1996, est un organisme scientifique et technique qui est un lieu d'expertise et d'échange avec les acteurs de la santé. Dans le cadre de sa mission, l'ANAES procède à des études d'évaluation, élabore des recommandations, réunit des conférences de consensus sur les grands thèmes cliniques, diagnostiques et thérapeutiques.

A la demande de la direction générale de la santé, l'ANAES a remis en mars 2000 des recommandations sur l'IVG, et elle est en train d'élaborer un complément d'étude sur la pratique clinique de l'IVG et sur les problèmes posés par un allongement des délais.

Nous vous remercions donc de nous présenter les dernières recommandations de l'ANAES en matière d'IVG.

Professeur Alain Durocher : Je ferai un bref rappel méthodologique avant de laisser la place à mes collègues, qui sont spécialistes du sujet.

Comme vous le disiez, l'ANAES a été saisie par la direction générale de la santé afin de faire des recommandations sur l'interruption volontaire de grossesse. L'ANAES a proposé de répondre en deux temps.

Elle a, dans une première étape, proposé de faire une réponse basée sur des avis d'experts, obtenus par une méthode de consensus, qui a été formalisée en février 2000. En raison du temps imparti, il n'avait pas été possible de faire, à l'époque, une analyse de toute la littérature scientifique existant sur le sujet.

Nous avions donc d'emblée suggéré d'assortir cette première étape d'une seconde correspondant à une analyse exhaustive et critique de la littérature scientifique internationale, afin de dégager les faits prouvés sur le plan scientifique de ce qui était encore du domaine de l'incertitude ou de l'opinion. C'est le travail mené actuellement par un groupe de vingt et une personnes, venues de tous horizons, réunies sous la présidence du professeur Michel Tournaire. Au sein de ce groupe, le docteur Bruno Carbonne a un rôle plus particulier d'analyse critique de la littérature qu'il restitue à ce groupe.

En fonction de ce qui existe dans cette littérature et de sa propre expertise, ce groupe élaborera des recommandations. Certaines, seront basées sur des données scientifiques fortes ; mais comme nous ne disposons pas toujours, dans la littérature scientifique, de réponses fortes à toutes les questions que nous nous posons, d'autres recommandations seront basées sur l'avis des experts du groupe de travail, que nous ferons valider par un groupe extérieur - dans notre jargon, un groupe de lecture -. Il s'agit d'un groupe beaucoup plus large, de soixante à quatre-vingt professionnels de santé à qui nous demanderons leur avis sur ces recommandations.

Nous pensons avoir fini ce travail à la fin de cette année.

L'analyse de la littérature est un travail excessivement long et difficile qui demande du temps. Cela dit, cette analyse est déjà très avancée, grâce notamment à l'énorme travail fourni par le docteur Bruno Carbonne. Si l'ANAES ne publie pas officiellement ces recommandations à la fin de l'année, des documents intermédiaires seront disponibles et les grandes lignes en seront probablement connues avant la fin novembre. Nous devrions donc, à cette date, pouvoir vous en donner les grandes orientations et je pense même que, dès aujourd'hui, le professeur Michel Tournaire devrait pouvoir vous en fournir quelques-unes.

Si vous le souhaitez, je pourrai répondre à vos questions d'ordre méthodologique, mais je laisserai le professeur Michel Tournaire et le docteur Bruno Carbonne répondre en tant que spécialistes, gynécologues-obstétriciens.

Professeur Michel Tournaire : Le texte que nous élaborons actuellement est en bonne voie, puisqu'il a déjà soixante-neuf pages. J'ai sérié deux grandes questions. D'une part, quelles modifications apporter aux IVG dans l'état actuel de la législation, c'est-à-dire, selon la convention internationale, au cours des douze semaines d'aménorrhée ou dix semaines de grossesse ? Je parlerai plutôt en semaines d'aménorrhée, ce qui nous est plus facile. D'autre part, quelle sera l'incidence de la prolongation éventuelle de la date pour les treizième et quatorzième semaines ?

En ce qui concerne le début de grossesse, donc, jusqu'à douze semaines d'aménorrhée, le choix technique se situe entre les méthodes chirurgicales, qui n'ont pas changé depuis les années 70 - technique de dilatation/aspiration - et les méthodes médicamenteuses, plus récentes, qui comportent habituellement un médicament antiprogestérone - le RU ou la mifépristone - associé quarante-huit heures plus tard à une prostaglandine.

Pour la méthode médicamenteuse, actuellement, une obligation légale impose l'hospitalisation, lors de la deuxième phase, c'est-à-dire juste après l'administration des prostaglandines, pendant une demi-journée habituellement. Il se produit ou non d'ailleurs, physiquement, l'interruption de grossesse. Nous y reviendrons. Il y a une exigence de s'assurer que l'interruption de grossesse a eu lieu dans les semaines qui suivent.

Sur le plan médical, d'après les données de la littérature, nous sommes amenés à préférer, jusqu'à sept semaines d'aménorrhée - et cette option sera sûrement définitive - la méthode médicamenteuse, car elle comporte moins de complications, en particulier, elle entraîne moins de risques d'infection. A cette date cependant, la chirurgie est déjà possible avec, peut-être, des inconvénients en termes d'infection, un taux d'échec qui n'est pas négligeable, mais il faut qu'elle soit disponible, si elle est préférée par la patiente.

Une deuxième période se situe entre huit et douze semaines d'aménorrhée, donc à la fin de la période légale actuelle. Nous conseillerons la méthode chirurgicale, à une petite nuance près : à partir de dix semaines d'aménorrhée, il est conseillé d'avoir recours à une préparation préalable du col de l'utérus, soit par des médicaments antiprogestérones, ou prostaglandines, soit par des dilatateurs physiques.

Sur cette période de huit à douze semaines d'aménorrhée, les méthodes médicamenteuses sont possibles. Cependant, elles présentent quelques inconvénients notables : la durée nécessaire pour aboutir à l'interruption de la grossesse par les prostaglandines est variable et parfois longue, elle dépasse souvent vingt quatre heures ; cette méthode s'accompagne, dans cette période, de douleurs importantes, qui ne sont pas faciles à gérer, plus importantes que dans la période initiale de sept semaines ; et il y a aussi un nombre non négligeable d'hémorragies assez importantes, qui peuvent demander d'avoir recours, dans certains cas rares, à une transfusion ; de plus, au cours de cette période, le taux d'échec n'est pas négligeable, puisque dans 10 % des cas environ, nous devons avoir recours à un geste chirurgical, c'est-à-dire une aspiration ou un curetage, secondairement.

Pour toutes ces raisons, le groupe est en faveur de méthodes chirurgicales entre huit et douze semaines.

En conclusion, sur les alternatives qui s'offrent pendant la période légale actuelle, notre préférence se porte, au début, sur la méthode médicamenteuse, puis sur la méthode chirurgicale. Mais tous les moyens doivent être disponibles pour pouvoir proposer les deux méthodes aux patientes, afin de respecter leur choix. Des études comparant les deux méthodes, chirurgicale et médicamenteuse, démontrent clairement, en effet, que la méthode la mieux acceptée est la méthode préférée par la patiente. Nous devons donc disposer de toutes les méthodes, même si nous avons une certaine incitation à aller plutôt vers celle qui donne le moins de complications.

A propos de l'interruption médicamenteuse, se pose également la question de l'abandon éventuel de l'obligation actuelle d'une hospitalisation, lors de la prise des prostaglandines. Jusqu'à sept semaines d'aménorrhée, c'est-à-dire quarante neuf jours de grossesse, le groupe estime que cette hospitalisation ne doit pas être obligatoire.

Cela peut donc conduire à une IVG à domicile, obéissant cependant à un certain nombre d'impératifs. Il faut déjà l'accord, et même le souhait, de la patiente. Il convient également de s'assurer des conditions d'hébergement et, plus encore, de la proximité d'un centre médical en cas de complications, même si au cours de cette période, les complications que l'on peut redouter avec les méthodes médicamenteuses - c'est-à-dire les hémorragies - sont tout à fait exceptionnelles.

Ce qui nous a incités à prendre cette option, c'est que l'hospitalisation prévue est un peu rituelle : la patiente entre à l'hôpital, reçoit les prostaglandines, la grossesse en elle-même est interrompue mais la fausse couche elle même peut se produire pendant l'hospitalisation ou plus tard à domicile. Donc, jusqu'à sept semaines d'aménorrhée, période durant laquelle nous préconisons la méthode médicamenteuse, cette obligation d'hospitalisation ne semble pas adaptée. Au-delà, nous déconseillons cette méthode à titre ambulatoire en raison du risque, d'une part, de douleurs - nettement plus fortes et importantes - et, d'autre part, d'hémorragies qui peuvent être graves.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Au-delà, vous déconseillez la méthode médicamenteuse, ou le fait de la pratiquer en ambulatoire ?

Professeur Michel Tournaire : Si elle est appliquée après les sept semaines d'aménorrhée, elle doit l'être forcément en hospitalisation, mais si l'on suit les recommandations, cette situation devrait être marginale, puisque nous ne conseillons pas, en priorité, cette méthode après sept semaines.

La deuxième grande question qui se pose est celle des particularités de la période des treizième et quatorzième semaines. La principale méthode utilisée est la méthode chirurgicale. D'après la littérature, cette méthode est différente de celle employée jusqu'à douze semaines ; elle est plus délicate. En effet, il y a un taux de complications plus élevé, surtout des hémorragies d'une certaine abondance, pouvant nécessiter une transfusion sanguine et, éventuellement, mettre en danger la vie de la femme. Il peut y avoir des complications telles que des lésions utérines - déchirure du col de l'utérus ou déchirure plus importante de l'utérus - et parfois, des lésions des viscères - intestin, vessie.

Durant cette période, la préparation du col est indispensable. Elle peut se faire par des moyens médicamenteux. Il peut s'agir d'antiprogestérones, qui doivent être administrées quarante-huit heures avant l'intervention, de prostaglandines particulières, telles que le misoprostol, administrées trois ou quatre heures avant l'intervention, ou de dilatateurs physiques, mis en place cinq à douze heures avant l'intervention.

Le geste chirurgical proprement dit est différent, parce que l'aspiration, à cette date-là, est insuffisante pour obtenir l'interruption complète de la grossesse. Nous devons donc avoir recours à une méthode d'extraction avec une pince spécialement adaptée, qui va extraire le f_tus par fragments ainsi que le placenta, de préférence sous contrôle échographique, et, le plus souvent, du moins dans le contexte français actuel, sous anesthésie générale.

Il faut bien dire que le vécu de cette technique est considéré par l'équipe médicale comme clairement plus difficile que l'IVG réalisée dans le délai des douze semaines. En même temps, cette méthode chirurgicale a le très grand avantage d'être bien supportée par la femme - ce qui me semble être une priorité. Elle peut se comparer à une IVG effectuée au début de la grossesse, puisque la patiente, sous anesthésie générale, ne subira pas d'épreuve plus difficile que pour une IVG précoce.

Cette méthode, différente, va demander des moyens plus importants. Elle doit impérativement se pratiquer dans un bloc opératoire. Nous devons disposer dans un délai correct de moyens de transfusion et il faut s'assurer de la possibilité d'intervenir en urgence, en cas de complications, telles que des lésions de l'utérus ou des viscères. Nous pouvons être amenés à pratiquer, par exemple, une c_lioscopie sans délais pour dresser un bilan complet des lésions, qui peut déboucher éventuellement sur une véritable intervention.

La sécurité de cette interruption de grossesse à treize-quatorze semaines dépend beaucoup de l'expérience de l'opérateur. Pour cette raison, nous considérons qu'il est indispensable que l'opérateur ait reçu une formation pour cette méthode et qu'un recours à un spécialiste en chirurgie gynécologique soit possible sans délai. Cela explique que la méthode peut ne pas être adaptée aux médecins qui, souvent militants, font des IVG depuis de nombreuses années. Certains d'ailleurs se dissocient un peu de cette avancée, parce qu'elle pose réellement des problèmes techniques pour sa réalisation. Un médecin généraliste ou un gynécologue médical, qui a une grande expérience de l'IVG actuelle, peut préférer, à juste titre, éviter de pratiquer des interruptions de grossesse à treize ou quatorze semaines.

Cette méthode est actuellement utilisée dans certains services de gynécologie-obstétrique dans le cadre des interruptions médicales de grossesse.

Je ferai cependant une remarque à propos de cette méthode. Cette méthode de dilatation/extraction est très employée en Hollande, en Espagne, en Angleterre ainsi qu'aux Etats-Unis. Je m'étais rendu personnellement aux Etats-Unis dans les années 80 pour apprendre cette technique. Nous avons essayé de la diffuser en France, mais nous avons rencontré une une certaine réticence, les médecins français préférant généralement employer des méthodes médicamenteuses.

Je vous rapporte cela simplement pour vous dire que l'expérience de cette dilatation/extraction n'est pas très importante en France. Il y a donc nécessité de formation pour qu'elle soit disponible dans un nombre suffisant de centres.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pourriez-vous mieux nous expliquer pourquoi elle n'est pas très utilisée aujourd'hui ? Quand on fait une IMG en France aujourd'hui, ce n'est pas cette méthode qui est employée ? Est-ce une méthode très différente de la pince et de la fragmentation ?

Professeur Michel Tournaire : Il s'agit bien de cette méthode, mais de nombreuses équipes, notamment dans les centres de diagnostic prénatal, préfèrent utiliser la méthode de déclenchement médicamenteux.

Docteur Bruno Carbonne : De plus, lorsque l'on fait une interruption médicale de grossesse, on a besoin d'analyser le produit. Or, la fragmentation, qui empêche l'analyse, serait désastreuse de ce point de vue. C'est une autre raison du fait que les équipes adoptent la méthode médicamenteuse.

Professeur Michel Tournaire : Oui, le contexte a des exigences différentes. C'est un aspect tout à fait important, mais qui n'explique pas tout. Si, par exemple, on fait une interruption de grossesse pour une trisomie 21, on n'a pas besoin d'analyses, puisque l'on a une information claire, mais la tradition française des équipes qui s'occupent de diagnostic prénatal est plutôt de faire un déclenchement médicamenteux, ce qui est une épreuve sûrement plus difficile pour la femme.

Les méthodes médicamenteuses existent, elles sont possibles, mais les remarques faites pour la fin de la période légale actuelle se retrouvent à un niveau supérieur : les femmes devront recevoir des taux plus élevés de prostaglandines, ce qui va entraîner des douleurs plus intenses et qui demandera des moyens anti-douleur plus importants. Dans la littérature, les moyens employés sont presque uniquement des antalgiques, en particulier des morphiniques.

On constate aussi en France une tradition, que l'on retrouve peu dans la littérature internationale, de mettre en place une péridurale. En effet, ces déclenchements médicamenteux s'accompagnent de douleurs au moins aussi intenses que celles de l'accouchement - plus douloureuses, en réalité - sans que cette intervention ait le bénéfice qu'a l'accouchement. Les patientes la vivent comme lourde. Cela explique que se soit établie, en France, une tradition d'emploi de la péridurale, lors de ces déclenchements médicamenteux, qui est tout à fait justifiée. Mais il existe peu d'études internationales sur ce sujet, car le déclenchement médicamenteux doublé d'une péridurale sont plutôt de tradition française et qu'il existe peu d'études spécifiques, tout du moins avec la rigueur scientifique nécessaire, sur ce point.

En conclusion, en ce qui concerne ce terme de treize ou quatorze semaines, il s'agit d'une technique différente de celle employée avant cette période. Les médecins la possèdent dans un certain nombre d'équipes, mais pas dans toutes, même au sein d'équipes ayant de l'expérience. Mais elle peut se diffuser et s'apprendre. Comme le montre la littérature, elle nécessite des exigences en termes d'équipements et de praticiens qui en font une méthode clairement différente de celle qui se pratique jusqu'à douze semaines d'aménorrhée.

Docteur Bruno Carbonne : Je voudrais juste préciser un point concernant les complications de l'interruption chirurgicale de grossesse. Ces complications, pour inquiétantes qu'elles puissent paraître, sont très rares. Elles représentent moins de 1 % de l'ensemble des interruptions de grossesse.

Plus on avance en terme, plus ces complications sont fréquentes mais, en ce qui concerne la période qui suit immédiatement le délai légal actuel, c'est-à-dire de treize à quatorze semaines, le risque relatif de complications est de l'ordre de 1,3 ou 1,5 %. On ne multiplie donc que par 1,5 ce risque, qui reste malgré tout faible. Cela dit, au fur et à mesure que le terme augmente, le risque augmente également, tout en restant dans des proportions globalement assez faibles.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce ne sont pas toutes les équipes qui pratiquent aujourd'hui des IVG qui, demain, à treize ou quatorze semaines d'aménorrhée, seront susceptibles de les pratiquer, et cela, pour des raisons techniques. Vous mettez en avant le risque technique, l'expérience de chirurgien gynécologique indispensable et les techniques qui sont différentes.

Professeur Michel Tournaire : Oui.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Les recommandations de l'ANAES insistent sur la nécessité d'un recueil national des données. Par ailleurs, vous paraissez assez favorable à un avortement à domicile jusqu'à sept semaines. Les deux a priori ne semblent pas compatibles, car comment faire une évaluation si la femme, après avoir obtenu ses médicaments, part à son domicile ?

Docteur Bruno Carbonne : En cas d'IVG à domicile, la prise médicamenteuse se ferait, de toute façon, à l'hôpital puisqu'une telle interruption nécessite la prise successive de deux traitements, une antiprogestérone - la mifépristone - et une prostaglandine. Ces patientes seront donc forcément répertoriées au moment de la prise des médicaments. Par ailleurs, nous insistons également sur la nécessité, qui existe déjà, d'une visite de contrôle de ces patientes, après l'interruption de grossesse.

Cela ne changerait rien sur ce plan, puisque aujourd'hui les patientes sont vues avant et qu'elles doivent être vues après. Il est vrai que certaines patientes pourraient ne pas se présenter à la consultation qui suit l'interruption de grossesse, mais c'est déjà le cas à l'heure actuelle. Ce ne sera pas a priori modifié par le fait que les patientes repartiront à domicile après la prise des médicaments.

Mme Danielle Bousquet : Ce que vous dites laisse à penser qu'il pourrait être envisagé d'avoir, dans un même département, deux types de lieux pour les IVG : des lieux dans lesquels seraient pratiquées les IVG courantes de moins de douze semaines, qui seraient les mêmes que ceux que nous connaissons à l'heure actuelle et, éventuellement, un lieu par département pour les IVG de treize à quatorze semaines ; dans la mesure où celles-ci concerneraient un nombre restreint de cas puisque, d'après les évaluations que nous en avons, ces IVG plus tardives représenteraient trois ou quatre femmes par département et par semaine, ce lieu ferait appel à la technique plus spécifique que vous avez évoquée. Cela peut-il être envisagé ?

Professeur Michel Tournaire : Deux aspects me paraissent confirmer cela. D'une part, il ressort de la littérature scientifique qu'il faut disposer de moyens différents pour répondre au risque plus élevé de difficultés et complications, et, d'autre part, à la lecture de la presse, il semble que cela réponde à une demande des médecins qui pratiquent l'IVG dans les centres actuels, qui ne se voient pas bien prendre en charge cette période supplémentaire, et qui la céderaient assez volontiers à des équipes plus spécialisées. C'est donc un besoin technique, mais cela correspond aussi à la pratique actuelle en France.

Docteur Bruno Carbonne : Un certain nombre de départements qui prennent aujourd'hui en charge les IVG sont, d'ores et déjà, pratiquement prêts à élargir les délais.

Je craindrais seulement - ce n'est pas un point de vue scientifique - un alourdissement de la procédure, car il faut qu'il y ait la possibilité d'un choix entre différents centres. Les centres hospitaliers qui disposent d'un bloc opératoire et ont la pratique des méthodes chirurgicales, par exemple, dans le cadre de l'interruption médicale de grossesse, pourraient être habilités. Un par département, cela me paraîtrait un peu restrictif.

Professeur Alain Durocher : Je reviens sur un élément du texte, que vous avez rappelé, traduisant l'avis du consensus d'experts, selon lequel les structures pratiquant les IVG doivent être situées dans un établissement de soins, soit ayant un service de gynécologie-obstétrique, soit en convention avec un établissement disposant d'un plateau technique permettant de prendre en charge l'ensemble des complications d'IVG. Il y a donc obligation de pouvoir disposer, dans un délai relativement rapide, d'un plateau permettant de faire face à des complications. Cependant, il ne s'agit pas d'être trop restrictif, mais plutôt de s'assurer que l'on dispose des moyens nécessaires pour pratiquer l'IVG dans les conditions de sécurité optimales, quelle que soit la période.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Jusqu'à sept semaines d'aménorrhée, vous préconisez les IVG médicamenteuses et, de huit à douze semaines, la méthode chirurgicale, même si l'on peut aussi pratiquer des IVG médicamenteuses.

J'ai lu ou entendu que l'on pouvait utiliser le RU 486 dans les mêmes conditions, sans contre-indications majeures, jusqu'à neuf semaines, soit 63 jours. Pouvez-vous préciser votre position pour cette période ?

Docteur Bruno Carbonne : La méthode médicamenteuse par mifépristone et prostaglandine est techniquement possible. Elle est d'ailleurs déjà utilisée dans certains pays. En France, à l'heure actuelle, elle n'est utilisée que jusqu'à sept semaines, mais en Grande-Bretagne, elle est utilisée, depuis un certain temps déjà, jusqu'à 63 jours, soit neuf semaines d'aménorrhée.

C'est une question de seuil. Il y a un certain nombre de petits inconvénients qui sont plus fréquents entre sept et neuf semaines qu'auparavant : contre les douleurs, qui sont plus importantes, on a plus souvent recours à des antalgiques dits majeurs - c'est-à-dire des morphiniques - ; par ailleurs, les délais sont un peu plus longs à ce terme-là.

Mais, techniquement, c'est tout à fait possible et il est encore envisageable de programmer une IVG dans le cadre d'une hospitalisation de jour. Il paraît assez important d'éviter de mettre en place des procédures qui prennent plusieurs jours et qui nécessitent une hospitalisation conventionnelle. Jusqu'à neuf semaines, la méthode médicamenteuse est envisageable.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Avez-vous analysé les problèmes d'accès à l'IVG, notamment dans les structures hospitalières publiques ?

Avez-vous une opinion sur les délais de réflexion, l'entretien préalable obligatoire, ou d'autres aspects du projet de loi ?

Le syndicat national des gynécologues obstétriciens, qui se plaint d'un manque de moyens et de prise en charge, menace de faire une grève de l'IVG, à partir du 10 novembre. Avez-vous eu à estimer les besoins de l'hôpital public ?

Avez-vous eu à analyser, non seulement les techniques pratiquées à l'étranger, mais aussi les législations qui y sont en vigueur, notamment la place du médecin dans le débat ?

Professeur Alain Durocher : En ce qui concerne les modalités d'accès à l'IVG, nous n'avons pas trouvé de données dans la littérature ou dans les déclarations, qui nous permettent d'avoir une idée claire des difficultés d'accès à l'IVG, même si c'est un argument qui est clairement avancé par bon nombre de praticiens et de patientes. Nous n'avons pas de données objectives, épidémiologiques ou statistiques, mais nous savons bien que certains centres ne fonctionnent pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que d'autres ne peuvent fonctionner sept jours sur sept, faute de praticiens. Aussi, initialement, le groupe d'experts avait-il indiqué dans ses recommandations qu'il souhaitait que l'on puisse avoir accès sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre à un plateau technique. Mais c'est un avis d'experts.

Par ailleurs, nous n'avons pas étudié les législations étrangères. La mission de l'ANAES est une mission scientifique et professionnelle et nous ne nous sommes pas du tout placés sur un plan législatif et réglementaire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le Planning familial nous dit qu'aujourd'hui, près de 5 000 femmes partent à l'étranger parce qu'elles ont dépassé les délais. Dans votre étude, avez-vous eu à aborder cette question et à évaluer ce que l'allongement du délai à treize et quatorze semaines d'aménorrhée représenterait, comme réponse, quantitative, à ce problème ?

Professeur Alain Durocher : Je ne peux donner qu'une réponse partielle. Nous n'avons pas de données objectives chiffrées qui soient publiées sur cette période et donc sur les raisons qui font que les femmes atteignent cette période et sont obligées de faire appel à d'autres systèmes de prise en charge à l'étranger. Cela existe, personne ne peut le nier. Les causes de cet allongement sont probablement multiples. On sait, par exemple, que plus on attend, plus difficile est la décision. Le groupe d'experts avait insisté, et celui qui travaille actuellement insiste également, sur la nécessité d'une décision précoce, parce que l'IVG est alors plus facile à réaliser sur tous les plans, tant sur le plan psychologique et physique pour la femme, que sur le plan médical.

Je n'ai pas, pour ma part, de réponse sur l'accès à l'IVG.

Docteur Bruno Carbonne : L'accès à l'IVG est une question tout à fait fondamentale, mais, comme l'a dit le professeur Alain Durocher, nous n'avons pas de données scientifiques et très peu de données épidémiologiques. Les recommandations que nous pourrons être amenés à faire ne relèveront que de l'avis d'un consensus professionnel, l'avis d'experts.

Pour avoir un meilleur accès à l'IVG, il faudrait pouvoir disposer d'un certain nombre de moyens, qui n'existent que dans peu d'endroits actuellement. Je pense, par exemple, à une ligne téléphonique dédiée spécifiquement aux IVG. Pour l'instant, les patientes sont aiguillées sur un bureau de rendez-vous dans lequel on donne aussi bien un rendez-vous pour une consultation prénatale que pour une hystérotomie ou une interruption de grossesse. Plus encore que la ligne dédiée, il faudrait un personnel totalement formé à la manière de prendre en charge verbalement une demande d'interruption de grossesse.

Il y a vraisemblablement un besoin de moyens à mettre en place dans ce sens, afin de favoriser l'accès à l'IVG, d'autant que ces 5 000 patientes qui partent à l'étranger sont les seules dont on connaisse à peu près le nombre. N'y a-t-il pas plus de femmes qui dépassent douze semaines mais qui ne vont pas à l'étranger ? En fait, nous ne connaissons pas l'ampleur de ce problème.

Professeur Michel Tournaire : Il faut bien dire que laisser ces femmes en détresse partir à l'étranger est tout à fait anormal. Des équipes sont amenées à prendre en charge ces patientes, comme on le fait pour une interruption médicale de grossesse, en décidant d'une intervention de type médico-sociale. Nous sommes amenés à prendre des décisions de ce type avec des patientes qui n'ont aucun moyen, qui sont perdues. Ce serait ne pas assister une personne en danger que de la laisser subir une pénalité supplémentaire dans un domaine difficile.

Il faut trouver une solution pour éviter cette anomalie qui nous rappelle la période qui a précédé la loi et qui est à la base d'une grande injustice, parce que pour certaines, c'est simple et, pour d'autres, horriblement difficile. En nous penchant sur la question, nous nous sommes dits que, certes, on peut penser qu'aller jusqu'à treize ou quatorze semaines ne résolvait pas tout, mais que cela résout probablement une majorité des cas.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons un grand débat sur ce point.

Professeur Alain Durocher : Cela en résout une majorité, que ce soit la moitié ou 80 % ; c'est déjà bien. De toute façon, à l'occasion de ce débat, l'accent a été mis sur cette difficulté majeure qui consiste à laisser ces femmes aller à l'étranger, dans des conditions difficiles et onéreuses. Nous pouvons espérer que ce pas franchi, de treize - quatorze semaines, résoudra un certain pourcentage de cas et qu'à cette occasion, ce qui est déjà fait pour des grossesses de treize semaines aujourd'hui, puisque nous leur venons en aide dans le cadre des interruptions médicales ou médico-sociales, engendrera un mouvement qui permettra de prendre en charge, dans ces indications-là, celles qui dépasseront cette nouvelle limite.

Ce n'est peut-être pas parfait, mais cela nous paraît être un progrès pour un bon nombre de femmes - je parle en tant que praticien - car nous aurons probablement une plus grande possibilité de venir en aide à celles qui dépasseront encore un peu le délai. Cela nous semble une solution intermédiaire acceptable dans l'immédiat.

Professeur Michel Tournaire : Une autre solution aurait pu être de dire qu'il existe déjà l'interruption médicale de grossesse et qu'il suffit que les médecins décident de celle-ci. Autrement dit, le grand choix est de savoir si c'est la femme qui décide ou si ce sont les médecins.

Ma réponse est claire : en ce qui concerne les médecins, déjà dans la situation actuelle, le système est totalement aléatoire. Dans le cas d'une interruption médicale de grossesse, lorsque nous découvrons une anomalie, une anomalie intermédiaire - l'anomalie d'un membre, par exemple, est-ce une grande anomalie ? ce n'est pas si simple - selon la loi actuelle, nous ne pouvons pas prédire ce que décidera l'expert. Nous rencontrons des situations dans lesquelles l'expert refuse l'IVG et la femme part à l'étranger, car elle est décidée à interrompre sa grossesse.

Laisser le choix à l'expert revient à créer une situation aléatoire anormale, qui va dépendre des experts et des régions. Nous le savons très bien, puisqu'en fonction des cas, le choix des experts que nous faisons à partir de la liste dont nous disposons varie. Ce n'est donc pas la solution, même s'il peut être tentant de dire que nous avons là un système qui pourrait être utile. A mon avis, les médecins ne sont pas les mieux placés pour juger à la place de la femme de sa possibilité de prendre en charge un enfant. De plus, le système n'est pas assez rigoureux et ne fonctionne pas sur des bases assez égalitaires, donc, justes, pour que l'on puisse le faire fonctionner.

Mme Danielle Bousquet : Je rejoins totalement le point de vue que vous venez de développer. Je partage comme vous l'idée qu'on ne résoudra pas l'ensemble des problèmes en passant de douze à quatorze semaines, mais qu'on résoudra cependant un grand nombre de cas.

Pour ce qui est des autres, puisque le scandale de laisser partir ces femmes à l'étranger existe et existera encore en tout état de cause, l'idée que l'on commence à voir émerger - préconisée par un certain nombre de médecins - d'élargir la notion d'IVG médicale à des circonstances psycho-médico-sociales, vous paraît-elle possible dans le cadre de cette loi ?

Si vous en êtes d'accord, peut-on envisager de mettre en place des critères qui feraient tomber la subjectivité à laquelle vous faisiez allusion, et qui reste le problème fondamental ? Le corps médical et notre société vous paraissent-ils prêts à entendre une "critérisation" sociale de cette détresse des femmes ?

Professeur Michel Tournaire : Je vous répondrais que je suis favorable à ce que l'on introduise davantage de médico-social dans l'interruption médicale de grossesse, mais les situations sont tellement peu descriptibles que l'on ne parviendra pas à en faire une codification. Il existe tellement de situations sociales, médicales différentes, tellement de paramètres, que nous ne parviendrions pas à établir un catalogue qui soit vraiment adapté.

Il faudra malgré tout garder l'avis médical, même si la loi permet d'introduire un critère médico-social. Actuellement, il faut une anomalie incurable au moment du diagnostic : c'est strict. Si nous voulons respecter la loi, nous ne pouvons pas nous permettre aujourd'hui de prendre en compte des critères médico-sociaux. Si cette notion médico-sociale est introduite dans la loi, nous pouvons penser que les experts seront moins stricts dans leurs refus.

Docteur Bruno Carbonne : La loi actuelle prend en compte l'état f_tal et non pas l'état maternel. L'expertise des médecins s'applique à des situations dans lesquelles le f_tus est atteint de maladie incurable. Aller vers des critères médico-sociaux changerait complètement la vision des choses, car cela impliquerait une expertise de l'état maternel et des conditions psychologiques.

Professeur Michel Tournaire : Une étude anglaise, qui date d'un certain temps, montre que le premier élément qui détermine la bonne intégration ou non d'un individu dans son groupe est le contexte socio-économique. Nous pouvons considérer qu'un enfant, même sain sur le plan physique, placé dans un contexte socio-économique difficile, est déjà potentiellement handicapé. C'est malheureusement une réalité. En revanche, un enfant souffrant d'un léger handicap dans un milieu qui saura l'accueillir, effacera ce handicap.

Cela m'amène à dire que les femmes et les couples ne sont pas égaux pour prendre en charge un handicap. C'est une certitude.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ne pensez-vous pas qu'il y a deux interruptions de grossesse possibles, l'une qui relève de préconisations thérapeutiques ou médicales, de l'état de l'embryon, et l'autre qui relèverait de raisons subjectives de la femme - ce qui est beaucoup plus sujet à caution dans nos mentalités - et que la loi de 1975 ne nous a pas permis de dépasser cette dualité ?

Cette vision duale existe-t-elle dans tous les pays d'Europe ? La réalité y est-elle plus simple, moins passionnelle et moins culpabilisante ?

Docteur Bruno Carbonne : Dans les pays où le délai d'interruption de grossesse est beaucoup plus avancé et où le choix de l'interruption de grossesse émane de la patiente, ce qui témoigne de la détresse, c'est simplement la demande d'interruption de grossesse, de la même manière qu'en France avant douze semaines. Il est vrai que la dichotomie que vous évoquiez n'existe pas du tout dans ces pays. Mais je n'ai pas d'éléments de réponse en ce qui concerne les autres pays ou les autres législations.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : A quels pays pensez-vous ?

Docteur Bruno Carbonne : Je pense surtout aux Pays-Bas, à l'Angleterre et aux Etats-Unis, sachant que, pour ces derniers, le problème est un peu plus complexe, parce que le droit varie selon chaque Etat. Mais ce sont des pays qui ont des cultures très différentes de la nôtre. La vision de la détresse d'une femme n'y est pas forcément ressentie de la même manière.

Professeur Michel Tournaire : Je voudrais aborder une question sur laquelle nous avons longuement discuté, qui fait beaucoup de bruit, je veux parler du risque d'"eugénisme".

Nous avons beaucoup de mal à comprendre cette objection. J'ai essayé de rassembler les raisons pour lesquelles nous ne la comprenons pas.

La première est que l'échographie vaginale existe déjà depuis une dizaine d'années. Elle est pratiquée entre dix et douze semaines d'aménorrhée actuellement, c'est-à-dire avant la fin du délai légal d'interruption de grossesse. Elle découvre donc, depuis dix ans, des anomalies avant la fin du délai légal.

La grande question est de savoir quelles anomalies peuvent être découvertes et ce qu'elles représentent numériquement. Pour l'ensemble des anomalies des enfants qui naissent en fin de grossesse, en prenant en compte les plus mineures, le taux d'anomalie est de l'ordre de 2,5 % ; les anomalies majeures, quant à elles, se situent d'emblée au-dessous de 1 %.

Mais quelles sont les anomalies que nous pourrions diagnostiquer aux échographies précoces à onze, douze, voire treize semaines ?

Il s'agit souvent, dans ces cas, d'anomalies vraiment majeures et, le plus souvent, incompatibles avec la vie. C'est l'exemple de l'anencéphalie - ces enfants qui ont une voûte crânienne ouverte et qui ne peuvent pas vivre. Ce sont les _dèmes généralisés, dont on sait que les grossesses vont s'interrompre d'elles-mêmes. Il y a une période, pourrions-nous dire, de sélection naturelle, au premier trimestre de ces grossesses, et certaines grossesses s'interrompent parfois quelques jours ou quelques semaines après la date d'échographie. Ce sont essentiellement des anomalies qui ne sont pas viables.

Il y a aussi quelques rares cas d'anomalies qui vont demander un avis spécialisé. Nous entrons alors dans le cadre de l'interruption médicale de grossesse, où des spécialistes vont se prononcer et dire à la femme leur pronostic pour l'enfant ; une décision sera alors prise après l'avoir informée.

On parle d'échographie mais, depuis longtemps, des diagnostics sont réalisés avant la date légale d'IVG. Il y a eu une sorte de mode pour les diagnostics de caryotypes, c'est-à-dire pour la recherche d'anomalies chromosomiques, à dix ou onze semaines d'aménorrhée, soit avant la fin du délai légal. Ce test permettait de connaître les anomalies majeures, par exemple, une trisomie 21, mais aussi de petites anomalies, induisant donc un doute sur le devenir de l'enfant. Nous disposions également alors du diagnostic sur le sexe.

Dans mon service, nous avons beaucoup pratiqué ce type d'examen - ensuite, nous sommes revenus à la technique de l'amniocentèse -, nous avons donc de l'expérience en la matière. Sur 1500 prélèvements réalisés de cette manière, les patientes ont eu des diagnostics d'anomalies mineures, sur lesquelles elles étaient informées et pour lesquelles elles voyaient le spécialiste qui leur expliquait ce que signifiait cette anomalie pour l'enfant à naître ; au même titre que les patientes qui consultent actuellement à dix-huit semaines d'aménorrhée, elles donnaient leur opinion que l'expert écoutait, pour parvenir à une décision.

Je ne vois donc pas à quelle situation s'adresse cette crainte d'eugénisme.

J'irais même plus loin : la loi exige que l'on fasse aux femmes enceintes les tests de rubéole et de toxoplasmose. C'est obligatoire depuis 1992. Or ces tests vont conduire à des diagnostics, soit d'atteintes probables, soit, ce qui est pire, d'incertitudes sur la date de l'atteinte par le toxoplasme et donc de risque. Dans ces cas, il arrive, devant le doute, que certaines femmes décident d'interrompre la grossesse. Elles en ont le droit jusqu'à dix semaines. Tout cela existait déjà. Pourtant, personne n'a réagi, que je sache, contre le test de la toxoplasmose qui conduit, d'une certaine façon, à un eugénisme.

Il faudrait arrêter tout examen en cours de grossesse ! Il faut être clair : puisque les mesures que nous pouvons prendre pendant la grossesse sont rarement des traitements mais plutôt des interruptions de la grossesse, il faudrait, en quelque sorte, arrêter de surveiller les grossesses.

En ce qui concerne plus particulièrement le sexe, sur les 1500 cas dont je parlais, nous avons un très petit doute concernant une patiente dont nous pensons qu'elle a peut-être interrompu sa grossesse pour une raison de choix de sexe. La menace d'interrompre sa grossesse pour raison de sexe est un fantasme qui ne correspond pas à la réalité française. C'est peut-être vrai en Inde ou en Chine, mais en France, cela ne va pas déclencher de catastrophes.

Il faut relativiser : une femme interrompt rarement sa grossesse pour des raisons futiles ; cela ne peut se produire que de façon marginale. Il est possible que si elle a déjà cinq enfants d'un même sexe, elle y soit sensible, mais, en tous cas, nous ne voyons pas de dérives dans ce domaine. Il nous semble donc que cette grande polémique n'est pas adaptée à notre situation en France.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Que pensez-vous de l'entretien préalable ?

Professeur Michel Tournaire : Je crois qu'il a sa raison d'être, qu'il apporte quelque chose.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans les recommandations que vous avez faites, ou tout au moins dans la synthèse qui nous a été remise, et dans la présentation que Mme Martine Aubry en avait faite fin juin, elle insistait beaucoup sur ce sujet. J'ai eu le sentiment, en relisant le texte de sa conférence de presse, qu'elle souhaitait que le médecin ait plus de responsabilité dans l'entretien préalable, que l'entretien soit plus professionnalisé, et que vous entendiez donner des conseils pour le "codifier", si je puis dire.

Le projet de loi ne dit pas un mot de cet entretien préalable. Mais je me suis demandée si l'une des pistes de travail durant l'été n'avait pas été, sur la base de vos recommandations, de faire "porter" l'entretien préalable par le médecin, de le professionnaliser, de faire en sorte que l'écoute soit plus grande dans les services, que le médecin ou un psychologue du service puisse être présent, etc. Il m'avait semblé que vous aviez beaucoup travaillé sur ce thème, que Mme Martine Aubry en avait repris des éléments lors de sa conférence de presse. Je m'attendais donc à voir bouger les choses en ce domaine.

Docteur Bruno Carbonne : Je vais vous donner un avis tout à fait personnel, totalement en dehors de l'ANAES. Mis à part certains médecins qui ont, non pas une vocation, mais qui sont relativement militants en faveur de l'interruption de grossesse, il faut bien reconnaître que, dans la plupart des services, la réalisation des interruptions de grossesse n'est pas une activité qui réjouit les médecins. Il me paraît très important que ce soit une activité qui soit bien faite, avec un certain volontariat des médecins.

Or, pratiquement, rien n'est fait pour motiver cette activité, ni en termes de moyens ni en termes de temps, puisque les consultations sont bien souvent chargées, et que nous disposons de peu de temps. Si l'on veut augmenter le temps d'écoute des médecins, il faudra modifier beaucoup de choses.

La proposition d'une visite conjointe avec un psychologue me paraît très intéressante, mais il ne faut pas se cacher que l'organisation et les moyens qui sont dédiés à cette activité au sein des services, à l'heure actuelle, la rendent tout à fait impossible à réaliser, même si, dans l'absolu, c'est certainement une option intéressante.

Aujourd'hui, les personnes qui s'occupent de cet entretien ont un temps d'écoute qui est effectivement uniquement consacré à cela, ce qui se défend aussi.

Professeur Michel Tournaire : Dans la pratique de la médecine en France, il n'est pas habituel que le médecin pose des questions de type privé ou intime. C'est une question de culture locale. J'ai vu une attitude différente aux Etats-Unis et au Québec. Dans la check list québécoise, on doit demander si tout se passe bien avec le conjoint, ce qu'il en est de la sexualité, etc. Ce n'est pas du tout adapté à la France. Le versant social non plus n'en fait pas partie. C'est peut-être un tort, mais le médecin français n'a pas cette habitude.

Il existe une certaine forme de pudeur française à ne pas entrer dans la vie intime des gens et dans leurs problèmes. Il me semble que la consultation sociale est spécifiquement faite pour cela. Cette dimension sera forcément remplie s'il y a un entretien. Elle ne le sera pas forcément par le médecin.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Cela pose le problème, mais c'est un autre débat, des lois bioéthiques, car les capacités d'écoute du médecin en la matière me paraissent aussi fondamentales.

Professeur Michel Tournaire : Oui, mais demander pourquoi une femme souhaite une interruption de grossesse... Il y a des questions qui relèvent de l'intimité : suspecte-t-elle que l'enfant ne soit pas du conjoint, etc. ? Je ressens, pour ma part, comme une agression que de poser ce type de questions. Nous pouvons penser que la psychologue ou l'assistante sociale seront plus à même de cerner ces questions parce que c'est leur rôle. Je ne pense pas que les médecins s'aventurent à poser ces questions, ni que les femmes s'épanchent volontiers sur ce genre de questions, dans le contexte français actuel, en tous les cas.

Docteur Bruno Carbonne : C'est un constat, même si nous pouvons, malheureusement, le déplorer.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : En pensant à l'assistance médicale à la procréation (AMP), j'ai le sentiment qu'il n'y a pas assez de décodage pour les femmes et les couples de la part des médecins. Cela me paraît dommage parce que l'on passe tout de suite à des aspects techniques.

Professeur Michel Tournaire : C'est sûrement vrai.

Docteur Bruno Carbonne : Pour l'AMP, la visite va nécessiter un temps important et il y a beaucoup de questions qui, même sur un plan technique, sont nécessaires. En conséquence, les consultations sont forcément longues et permettent ainsi de poser des questions qui ne relèvent pas seulement de l'aspect purement technique.

En matière d'IVG, la consultation technique peut être très rapide et, malheureusement, je crains qu'elle ne le soit très souvent. Hormis donner des moyens et du temps supplémentaires aux professionnels, je ne vois pas bien ce que l'on peut faire pour améliorer cette prise en charge.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Lorsque nous discutons avec certains médecins au sujet de leurs confrères hollandais ou anglais, qui n'ont pas d'état d'âme pour pratiquer une IVG extrêmement tardive, la réponse qui nous est faite est, qu'étant donné que ce n'est pas un acte gratifiant et que, dans les pays qui nous entourent, cet acte se pratique dans des cliniques privées, ces médecins le font pour de l'argent.

Vous qui avez eu l'occasion de faire le tour de divers pays, pourriez-vous nous dire comment se positionnent les médecins par rapport à ces questions d'argent ?

Professeur Michel Tournaire : Pour ce que j'ai pu voir aux Etats-Unis, puisque je me suis rendu dans deux centres vers la fin des années 70, il y avait des gens qui consacraient leur temps et leur vie à l'interruption de grossesse, certains pour des raisons de revenu - ils le disaient tranquillement - d'autres sans aucune relation avec le revenu, car ils considéraient que c'était une tâche médicale, pas des plus valorisantes, il est vrai, mais qu'ils acceptaient de faire.

Dans le contexte français actuel, je trouve que refuser l'interruption à treize-quatorze semaines parce que ce n'est pas une tâche agréable est difficile à accepter. Il y a beaucoup de tâches agréables, spécialement dans notre domaine, qui est une spécialité heureuse. Il faut accepter de prendre en charge ces situations désagréables. Le neurochirurgien, qui doit enlever des morceaux de cerveau, est-il joyeux quand il fait son intervention ? Je ne le pense pas.

Cela fait partie des tâches et des devoirs du médecin. Si certains, en conscience, ne parviennent pas techniquement à pratiquer cet acte, nous respectons leur position. Ils peuvent faire jouer la clause de conscience, bien que je ne vois pas pourquoi ce serait si différent entre douze et quatorze semaines. Dire que les chefs de service ne doivent pas imposer leur éthique personnelle à l'équipe me paraît sain. Il n'est pas normal que l'on interdise de pratiquer cet acte, qui n'est pas valorisant, certes, mais qui fait partie des tâches que certains doivent accomplir. Lorsqu'on prend les chiffres, 3 ou 4 000 interventions réparties dans nos départements, cela représente environ une intervention par semaine et par département.


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