ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION

AUX DROITS DES FEMMES

ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES

ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 25

Mardi 7 novembre 2000
(Séance de 18 heures)

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition du professeur Didier Sicard, chef de service de médecine interne à l'hôpital Cochin et président du Comité national consultatif d'éthique

- Audition du professeur Claude Sureau, président de l'Académie de médecine

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu le professeur Didier Sicard, chef de service de médecine interne à l'hôpital Cochin et président du Comité national consultatif d'éthique.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir le professeur Didier Sicard, ancien interne des hôpitaux de Paris, professeur agrégé de médecine interne à l'hôpital Cochin en 1978, puis chef de l'un de deux services de médecine interne de cet hôpital depuis 1993.

Vous avez été conseiller médical du directeur général de l'AP-HP de 1993 à 1997, président de la Commission consultative de transfusion sanguine en 1991. Vous avez été en 1998, membre du Comité national des Etats généraux de la santé et responsable du thème "soins palliatifs et douleur" de ces Etats généraux.

Grand spécialiste du sida, vous avez été nommé, en mars 1999, président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Créé en 1983, ce comité a pour mission de donner son avis sur les problèmes moraux causés par les progrès des sciences et des techniques dans le domaine de la biologie, de la médecine et de la santé.

Saisi au début du mois d'octobre par les Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat sur le projet de loi de Mme Martine Aubry relatif à l'IVG et la contraception, le Comité consultatif national d'éthique n'a pas encore rendu d'avis sur ce texte, mais nous serions heureux de connaître, à titre personnel, votre appréciation sur l'ensemble du projet de loi.

Je souhaiterais également que nous puissions évoquer, au cours de la discussion, un autre thème, qui n'est pas abordé par le projet de loi, mais qui a émergé au cours des auditions que nous avons eues ces dernières semaines, celui de la stérilisation volontaire comme acte de contraception, un thème sur lequel le Comité consultatif national d'éthique a déjà travaillé.

Professeur Didier Sicard : Lorsque les présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale nous ont saisis de ce texte, j'ai constitué un groupe de travail, dont l'avis est aujourd'hui achevé.

Je peux vous faire part de mon avis personnel, mais je ne peux pas faire état de l'avis du Comité, dans la mesure où nous sommes dans la situation absurde de ne pouvoir le réunir en comité plénier. En effet, tous les deux ans, un certain nombre de membres, qui sont élus pour quatre ans, doivent être renouvelés. La date butoir de ce renouvellement était le 9 octobre. Nous sommes aujourd'hui le 7 novembre et l'arrêté de nomination n'est toujours pas paru.

J'ai donc écrit au Président de l'Assemblée nationale, il y a quelques jours, pour l'informer que notre travail était terminé, mais que je ne pouvais en faire état, dans la mesure où je ne peux pas réunir le comité plénier. Je ne sais toujours pas quand il pourra se réunir. J'espère bien sûr que ce sera le plus rapidement possible. En tout cas, dès que sa composition sera officiellement connue, je pourrais le réunir en urgence, puisque le travail de commission est terminé.

Tant que les membres qui doivent être nommés n'ont pas participé à la discussion, je ne peux faire état que d'une opinion personnelle, car il ne peut être exclu que des opinions contradictoires s'expriment.

Nous avons auditionné deux hommes et deux femmes : les professeurs Israël Nisand et Michel Tournaire, ainsi que Mmes Monique Canto-Sperber et Elisabeth Sledziewski. La première est directrice de recherche au CNRS, la seconde, maîtresse de conférence à la faculté de droit et de science politique de Rennes. Toutes deux avaient publié un article dans Le Monde, à quelques jours d'intervalle, d'opinion opposée, qui m'avaient paru de grande qualité. C'est la raison pour laquelle nous les avons consultées. Je souhaitais que nous ne repartions pas dans des débats trop académiques.

La question dont nous sommes saisis est assez précise : le prolongement du délai d'interruption de grossesse fait-il courir un risque d'eugénisme ?

Portons trois ou quatre regards sur ce problème.

Premièrement, qu'on le veuille ou non, nous sommes entrés dans une société d'eugénisme médical. Il ne faut pas se voiler la face : avec l'échographie, le dépistage de la trisomie 21, la grossesse n'est plus une aventure qui survient sans regard médical. A la limite, la justice supporterait mal qu'une femme enceinte ne bénéficie pas de tout ce que peut offrir la médecine. Nous l'avons d'ailleurs vu lors des débats récents. La société considère qu'une grossesse doit faire l'objet d'une surveillance, afin de dépister les anomalies éventuelles. Cependant, la société ne prend pas la décision que tel enfant doit naître ou que tel autre ne doit pas naître. Nous ne sommes pas dans une société discriminatoire, ni dans une société qui sélectionne les individus.

En même temps, ne soyons pas hypocrites : disons que notre société accepte que la médecine porte un jugement, parfois assez radical, sur l'opportunité de poursuivre telle ou telle grossesse.

Deuxièmement, il ne faut pas exagérer le nombre de malformations qui aboutissent à une interruption de grossesse. On estime entre 2 et 2,5 % le nombre de malformations, allant du bec-de-lièvre au mongolisme, pouvant poser un problème d'interruption de grossesse. L'augmentation du délai de dix à douze semaines permet à la médecine d'obtenir des informations plus fines et de découvrir certaines anomalies. Avant dix semaines, par exemple, une fente labiale n'est pas visible ; après la onzième ou la douzième semaine, elle l'est davantage. Cela ne se voit d'ailleurs pas à dix semaines et un jour, c'est très progressif. On peut même imaginer qu'une échographie vaginale faite par un médecin très expérimenté peut la découvrir, dès la neuvième semaine, car cette découverte est en fait très dépendante de l'observateur. La question posée est, en réalité, de savoir si la découverte d'anomalies ou la découverte du sexe par les médecins exposent à un accroissement du nombre d'interruptions de grossesse.

Je pense que cette question ne doit pas être traitée de cette façon, parce qu'il est attentatoire à la dignité des femmes de considérer qu'une grossesse puisse être vécue ainsi et qu'une femme puisse s'en débarrasser en fonction du sexe de l'enfant. Même si cela peut se produire, je pense qu'une société n'est jamais très digne lorsqu'elle juge une partie d'elle-même d'une façon aussi négative. Je crois toujours qu'il faut respecter les personnes dont on parle. En particulier, respecter les femmes, c'est ne pas leur faire porter d'emblée une responsabilité vis-à-vis d'elles-mêmes, comme si elles étaient désinvoltes vis-à-vis de leur grossesse.

Donc, même si la médecine peut apporter des informations permettant à un certain nombre de femmes de porter, sur leur grossesse, un jugement négatif, qu'elles n'auraient peut-être pas porté si elles étaient restées dans l'ignorance, je ne pense pas, compte tenu du faible nombre de cas en cause, que la découverte du sexe aboutisse à une augmentation des interruptions de grossesse. Je ne pense pas que l'on ait à craindre un eugénisme aggravé, parce que la question n'est pas de savoir si l'eugénisme existe - il existe de façon médicale, même si l'on ne veut pas le voir - et je ne pense donc pas que l'allongement du délai soit de nature à accroître le nombre d'interruptions de grossesse.

Je ne pense pas d'ailleurs que le débat sur l'eugénisme lié au délai d'interruption de grossesse ait un sens, en dehors de certains pays comme la Chine. Mais, dans ce pays, ce ne sont pas les femmes qui interrompent leur grossesse lorsqu'elles ont des filles, mais l'Etat chinois qui les y obligent, car c'est un Etat eugénique. Et la France ne l'est pas.

Troisièmement, aller jusqu'à la dixième ou la douzième semaine de grossesse pose des questions différentes à l'équipe médicale et à la femme. Il ne faut pas oublier que l'objectif est d'empêcher 5 000 femmes, concernées par le dépassement des délais, d'aller à l'étranger. Sur le plan épidémiologique, les raisons pour lesquelles ces femmes interrompent leur grossesse ne sont quasiment jamais liées à la découverte du sexe ou d'une anomalie particulière. C'est plus souvent un problème d'intolérance ou de détresse psychique lié au fait qu'avec la contraception actuelle, des femmes, même des femmes qui ne sont pas toutes jeunes, peuvent être perdues dans leur cycle menstruel, ne plus savoir exactement pour quelle raison elles n'ont pas de règles. Bref, sans entrer dans les détails médicaux, c'est une situation relativement banale que des grossesses soient découvertes tardivement, après dix semaines. S'y ajoute le cas des femmes vivant dans des milieux défavorisés ou des mineures qui, lors d'une première grossesse, ignorent la signification d'une aménorrhée.

Toutes ces circonstances font que la demande d'une interruption tardive de grossesse n'est pas tant liée à la question de la qualité du f_tus ou de l'embryon qu'au désir de la femme de l'interrompre.

La médecine, pour sa part, peut être embarrassée, parce qu'à dix semaines, avec le RU 486 ou avec des techniques relativement simples, l'IVG, sans hospitalisation, peut être réglée dans la journée. La femme qui désire interrompre sa grossesse veut que ce soit fait tout de suite, parce qu'une fois la décision prise, les femmes n'ont pas tellement envie d'être confrontées à des débats sans fin.

A onze ou douze semaines, l'IVG demande une intervention chirurgicale avec anesthésie. Il faut donc que des équipes médicales qui ont été relativement peu concernées jusqu'à présent, s'intéressent à ce problème, car un changement d'attitude médicale est nécessaire. C'est une des raisons pour laquelle certains médecins sont un peu réticents.

Une autre raison, c'est que ce geste apparaît, pour la médecine, comme non gratifiant. On imagine mal un médecin, lors d'un dîner en ville, dire qu'il a fait quinze IVG dans la semaine. C'est toujours un geste qui se fait au sein d'une équipe soudée où le spécialiste risque très rapidement d'être pris dans une sorte d'idéologie négative ou positive, qui lui fait perdre un peu de recul.

Allonger le délai à la onzième ou à la douzième semaine suppose que l'IVG soit un acte chirurgical qui, paradoxalement, retrouve sa noblesse, car il n'y a pas de raison que la médecine ne participe pas le mieux possible à aider les femmes. Il n'existe pas, en France, cette espèce d'ostracisme qui, dans certains pays, peut aboutir à des situations effrayantes, mais on ne peut pas non plus pratiquer des interruptions de grossesse dans un coin d'hôpital. C'est une activité qui, tant qu'elle ne sera pas respectée par la société, insultera, en fait, les femmes qui y ont recours et, par conséquent, les médecins.

On voit très bien que cela a pour effet, d'une part, que les médecins ne se précipitent pas pour faire cet acte, d'autre part, que les échographistes, qui seront concernés au premier plan par ce prolongement de l'interruption de grossesse, se trouvent placés face à une responsabilité de plus en plus forte. En effet, si avant dix semaines, l'échographie ne donne que peu d'indications, à partir de la onzième semaine, en revanche, la femme peut très bien demander si son enfant est normal. Les mesures, qui seront de plus en plus précises, vont faire porter aux échographistes une responsabilité de plus en plus grande. On comprend donc très bien que ces derniers soient très réticents. S'ils font interrompre une grossesse qui se révèle ensuite normale, la femme portera plainte, mais s'ils ne diagnostiquent pas une grossesse anormale, la femme risque également de porter plainte. Nous risquons de nous retrouver dans la situation où des échographistes refuseront de faire de tels examens.

Quatrièmement, le professeur Israël Nisand proposait que, jusqu'à dix semaines la loi de 1975 s'applique et que, de dix à douze semaines, l'on introduise une possibilité d'interruption médicale de grossesse, liée à une détresse psychologique définie assez largement, de manière à donner aux médecins un pouvoir de décision, tout en les encourageant à être assez larges d'esprit. Face à une telle solution, ma position personnelle est de considérer qu'il y a une sorte de dénaturation de la loi, parce qu'à mon avis c'est une loi médiane. Dans son article premier, elle dispose en effet que "la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie", comme s'il y avait un respect du f_tus a priori, alors qu'en même temps elle considère qu'une femme a le droit d'interrompre sa grossesse.

Si, entre la dixième et la douzième semaine, la femme est soumise aux médecins par le biais de l'interruption médicale de grossesse (IMG), je pense que la loi serait dénaturée, parce que celle-ci a permis à la femme d'exprimer sa liberté par rapport à sa grossesse. On peut débattre sans fin sur le fait de savoir quelle est la liberté de la femme par rapport à son f_tus. Mais, à partir du moment où la loi a exprimé cette volonté, on peut difficilement considérer que la décision n'appartienne plus à la femme, mais qu'elle soit donnée aux médecins, car on peut alors imaginer qu'en fonction de l'idéologie, de la culture, du lieu, de la province ou de la région, les femmes seront soumises à un questionnement ou un regard différent, ce qui dénaturera la loi.

C'est la raison pour laquelle j'estime que, même si ce transfert de l'IVG vers l'IMG apparaît au premier abord comme une solution très simple, celle-ci remet en cause la loi de 1975 d'une façon bien plus importante qu'on ne le croit. Autrement dit, pour ce qui concerne le délai d'interruption de grossesse, le problème ne tient pas tellement à une question de date - en dehors du fait qu'il faut que les CHU, les hôpitaux, les cliniques s'investissent beaucoup plus dans cette activité, n'en fassent pas une activité cachée mais une activité qui ait toute sa visibilité - mais il est en amont. Notre pays est en effet extrêmement en retard pour l'information sexuelle des jeunes filles et des jeunes garçons.

Pourquoi ne pas enseigner, dès douze ans, à un garçon et à une fille qu'un premier rapport sexuel peut être suivi d'une grossesse et que devoir interrompre cette grossesse, même si l'on dit que ce n'est rien du tout, sera toujours un traumatisme ? Sans doute est-ce utopique, mais je crois que la sexualité peut être enseignée avec beaucoup de maturité, comme une forme de respect de l'autre. Sans doute faut-il faire en sorte que ce soient de jeunes adolescents qui forment des jeunes, que s'efface cette vision d'une sexualité interdite, d'une sexualité qui apparaît comme une menace pour la famille. Si l'on disait à une jeune fille de treize ans que son premier rapport sexuel peut être un grand bonheur, mais aussi un grand désastre s'il est suivi d'une IVG, si on lui apprenait ce qu'est une interruption de grossesse, comment cela se passe et comment elle se pratique, je pense que le nombre des IVG en France baisserait.

Au lieu de bloquer le débat sur la question des dix, onze ou douze semaines, il vaudrait mieux considérer qu'une société est responsable de ses jeunes filles et de ses jeunes hommes, car les garçons aussi doivent savoir ce qu'est une grossesse et qu'une grossesse peut commencer un samedi soir. Ils doivent eux aussi pouvoir en parler.

Je suis très frappé de constater que, dans les pays du Tiers-Monde, l'éducation sexuelle est mille fois mieux faite que dans les pays développés. Je le constatais au Pérou par exemple, où les adolescents de douze-treize ans ont une capacité à travailler en groupe et à apprendre ensemble le respect de l'autre à travers la sexualité, et où, paradoxalement, l'on considère que la sexualité ne doit pas être un cours de sciences naturelles, mais un apprentissage du respect de l'autre.

A cet égard, le discours sur le préservatif devrait être, à mon sens, radicalement inversé. Il ne s'agirait plus de se protéger soi-même, mais de protéger l'autre ; cela me paraîtrait une façon de ne pas être chacun rivé à sa protection, mais tourné vers l'autre. La politesse sociale, c'est de protéger l'autre. En étant obsédé par soi, on finit par avoir des comportements narcissiques.

L'allongement des délais n'est donc ni un problème majeur, ni un problème d'eugénisme ; c'est un problème chirurgical, qui est difficile pour les médecins. Ce sont les médecins qui font l'acte. En ayant plus de respect pour ceux qui pratiquent l'interruption de grossesse, les femmes seraient, elles aussi, plus respectées.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous venons de recevoir une personne responsable d'un centre d'IVG en Hollande. Nous avons parlé des différences d'approche et de pratique concernant la sexualité et l'IVG. Elle nous disait qu'en Hollande, la technique utilisée entre dix et douze semaines de grossesse est la même.

Après de multiples auditions, puisque notre Délégation avait choisi, bien avant que Mme Martine Aubry ne dépose son projet de loi, la contraception et l'IVG comme thème de notre rapport d'activité, nous avons le sentiment que les médecins qui se sont exprimés sur ce sujet sont surtout des médecins accoucheurs et qu'ils faisaient plus état de leurs craintes ou des difficultés liées à l'interruption médicale de grossesse (IMG). Il nous semble que nous parlons des mêmes femmes, mais que nous ne parlons pas de la même grossesse.

Je partage tout à fait votre sentiment concernant l'eugénisme. J'aurais cependant aimé, et j'aimerais que dans ce débat on n'emploie pas des mots à tort et à travers. Notre société a décidé que la sélection des individus était possible, en fonction de certains critères médico-sociaux, et du choix des familles. Nous ne sommes une société où l'Etat met en place une politique de sélection à partir de certains critères. Donc, parlons de sélection, mais ne parlons pas d'eugénisme, parce que ce terme nous renvoie à un passé qui est très douloureux et qu'il empêche les médecins d'avoir un recul et une analyse de leurs pratiques.

Il faudrait poser le débat de façon plus large, comme vous l'avez fait, mais aussi avec plus de sérénité. Un usage approprié des termes pourrait, me semble-t-il, faciliter la réflexion.

Professeur Didier Sicard : Sur le plan technique, le professeur Michel Tournaire, qui préside actuellement le comité de l'ANAES spécifiquement désigné sur le sujet, nous a dit que la zone de risque hémorragique et de rupture utérine augmentait de façon un peu linéaire. Par conséquent, il comprenait très bien l'opposition de certains centres d'IVG à l'extension du délai, parce qu'ils ont l'impression d'encourir un risque plus important en intervenant à douze semaines qu'à dix.

Mme Nicole Catala : Lorsque ce débat a commencé à se poser devant l'opinion, vous avez dit qu'il ne s'agissait pas à vos yeux d'une question éthique. Si tel est le cas, à quel stade de l'évolution du f_tus pourrait se poser une question éthique ?

M. Patrick Delnatte : Le projet de loi prévoit que les établissements publics hospitaliers peuvent assurer le service d'IVG. Quel sera le sort des établissements qui, bien que n'étant pas publics, assument une mission de service public ? Je pense, par exemple, aux établissements hospitaliers d'inspiration religieuse dans de grandes universités, comme l'université catholique. Considérez-vous que cette mission de service public leur sera également imposée ?

Professeur Didier Sicard : Il faut sortir l'IVG de cette sorte d'opprobre. Dans les années 80, c'est au médecin afghan, qui demandait un statut de réfugié politique, que l'on confiait les IVG, parce que ce n'était pas un acte assez "noble" pour un interne des hôpitaux de Paris ou pour un chef de clinique. Il existe donc bien cette idée que ce qui est noble, c'est de faire naître un enfant et que le reste est de l'ordre du désastre. Cela l'est sûrement pour une femme, mais le rôle de la médecine est de venir en aide.

Je pense que les médecins doivent être très prudents avant de s'armer d'une carapace spirituelle. Qu'ils soient juifs, catholiques, protestants, musulmans, ils sont des médecins et n'ont pas à juger. Il existe d'ailleurs la clause de conscience. Lorsque j'étais conseiller d'Alain Cordier, directeur général de l'AP-HP, celui-ci disait qu'il était contre l'avortement, mais qu'il ferait tout ce qui était possible dans sa vie professionnelle pour aider l'Assistance publique à changer de politique à l'égard de l'IVG, parce que c'était sa responsabilité.

Je ne pense pas que ce soit un problème éthique, mais un problème moral. A mon avis, l'interruption de grossesse est un problème moral qui concerne une femme ; ce n'est pas un problème éthique. Comment peut-on être rivé au statut ontologique de l'embryon ou du f_tus ? J'ai récemment préfacé un livre sur le statut du f_tus à travers les âges. On est atterré de constater que chaque période, chaque civilisation, chaque culture a donné au f_tus un statut qui lui paraissait définitif.

Il appartient à chaque spiritualité, à chaque intelligence, à chaque femme d'en décider, même si la société a un droit de regard, mais on ne peut en faire un problème éthique. Ce serait la tragédie de l'éthique que de se prononcer sur les treize ou les dix semaines. Nous pouvons seulement dire que les arguments mis en avant par la société ne nous paraissent pas être éthiquement choquants.

Il faut que les médecins soient capables de s'approcher de la femme qui demande une IVG sans chercher à lui faire partager leur culture personnelle, parce qu'ils ne sont pas à l'intérieur du corps de cette gosse de dix-sept ans ou de cette femme de quarante-cinq ans.

Mme Jacqueline Mathieu-Obadia : Le problème moral est lié au respect, dont vous parliez tout à l'heure, du médecin vis-à-vis de la patiente, qui fait que la patiente se respecte elle-même selon le respect qui lui est porté. Mais l'éthique ne se situe-t-elle pas en amont, au moment où a lieu une conception féconde ? Je fais alors le lien avec ce que vous disiez à propos de l'enseignement de l'éducation sexuelle.

Professeur Didier Sicard : Cela me paraît clair.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J'aurais voulu revenir plus particulièrement sur un corps de médecins- celui des échographistes - dont l'importance va grandissant, non pas dans le cadre de l'IVG mais dans celui de l'IMG. J'ai le sentiment que, depuis cet été, ces deux notions sont mélangées, alors que, pour la femme, la démarche d'IVG ou d'IMG n'est pas la même. Même si, pour le médecin, l'acte peut être identique, à mon sens, cela ne le renvoie pas aux mêmes valeurs.

Dans le cadre de l'IVG, il est clair que la place de l'échographiste sera, et est déjà, déterminante, ne serait-ce que parce qu'il n'a pas de recul par rapport à l'image, contrairement au médecin obstétricien qui reçoit dans son cabinet et qui peut prendre le temps d'annoncer certaines choses, notamment un handicap. En dehors des problèmes de responsabilité et d'assurance, qui peuvent être liés à l'exercice de cette spécialité, se pose le problème de la pratique de ce métier, parce que le médecin travaille en instantané et que les paroles et les annonces qu'il fait sont extrêmement lourdes.

Professeur Didier Sicard : Effectivement, comme vous le disiez, à l'échographie, il y a des images, mais ce ne sont que des images. Parfois, des femmes prennent un document sur papier pour le montrer à leur médecin, mais celui-ci est incapable de le lire, car une échographie n'a pas de sens, c'est une image abstraite. Sa lecture est dépendante de l'opérateur ; un grand échographiste se trompera moins qu'un débutant.

La responsabilité des échographistes va devenir énorme. S'il y a une confusion entre le droit et la médecine, c'est que les juristes sont persuadés que l'échographiste parle d'images réelles. En fait, il parle d'images virtuelles. Ces images virtuelles s'amélioreront, mais dépendront toujours de l'expérience. Nous sommes dans une illusion de critères. Je n'ai pas de réponse. En tout cas, c'est une interrogation.

Je crains que dans de nombreux domaines - biologiques, échographiques et autres - on demande à la médecine beaucoup plus qu'elle ne peut donner. La médecine est fragile, elle raisonne parfois en termes de probabilité, parfois en termes de certitude, mais on ne peut pas lui faire porter de responsabilités excessives.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Etes-vous favorable à l'allongement du délai ?

Professeur Didier Sicard : Je ne suis ni favorable, ni défavorable. Je pense, à titre personnel, que l'allongement du délai ne pose pas de problème éthique de nature à mettre en péril la société ou à augmenter le nombre d'IVG.

Quand une femme décide d'interrompre sa grossesse, elle ne le fait jamais par plaisir à onze semaines plutôt qu'à neuf. Quand elle le fait, elle le fait généralement, quelles que soient les raisons qui l'y poussent, dans une situation souvent dramatique. Le problème n'est pas l'extension de ce délai, le problème central est qu'il est ahurissant que la France se trouve dans la situation d'en dénombrer 220 000 par an. Nous sommes un pays record du monde en la matière, du moins dans les pays développés.

La loi doit travailler sur le thème suivant : comment en est-on arrivé là ? Au fond, ce qui me choque, c'est de constater que l'on s'occupe de l'aval et pas de l'amont ; 220 000 grossesses interrompues, c'est insupportable pour ces femmes. Nous sommes une société frileuse. C'est sur cela qu'il faut travailler, plutôt que sur la question des dix ou douze semaines.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Je comprends bien vos propos, mais le problème qui nous est posé est celui de l'allongement du délai de douze à quatorze semaines d'aménorrhée, avec la possibilité, pendant cette période, de faire des échographies que l'on ne pouvait pas faire auparavant. Un diagnostic est malgré tout posé par les échographistes, même si les images virtuelles peuvent être erratiques et faire apparaître des malformations qui, si on laisse la grossesse se poursuivre peuvent, dans certains cas, totalement se résorber. Que fait l'échographiste ? Il a le devoir d'en informer les parents ? C'est terrifiant.

Professeur Didier Sicard : Je comprends très bien que les échographistes, professionnellement, soient contre cet allongement du délai, parce que c'est eux qui devront faire face au problème, mais je pense aussi que le problème ne doit pas être traité en termes professionnels, parce que si tous les problèmes de société étaient traités en fonction de tel ou tel corporatisme qui refuse de prendre de telles responsabilités, nous n'avancerions pas. Chacun resterait dans son pré carré.

Il ne faut pas non plus trop amplifier le problème : sur les 220 000 interruptions de grossesse, les anomalies échographiques restent de l'ordre du dérisoire. Certes, leur perception augmente en allongeant le délai, mais faut-il pour autant faire d'un problème minoritaire, un problème qui expose des femmes à aller se faire faire une IVG dans un autre pays ?

De plus, dire que des femmes vont demander une interruption de grossesse parce qu'elles voudraient une fille alors qu'elles ont un garçon, je trouve que c'est attentatoire à leur dignité. On ne peut pas considérer qu'une femme soit si indifférente à l'enfant qu'elle porte qu'elle puisse dire : " J'ai déjà trois garçons, je veux une fille" ou l'inverse. Si même cela devait arriver, je pense qu'il faut respecter ces femmes. C'est en les respectant que je trouve, paradoxalement, qu'il n'y a pas de danger à passer de douze à quatorze semaines d'aménorrhée.

Face à ces quelques milliers de femmes qui sont perdues, ceux qui les ont rencontrées ne sont pas très fiers. Ce n'est pas une situation si rare que cela de découvrir une grossesse à dix ou onze semaines. Il ne faut pas non plus transférer sur l'échographie une responsabilité de découverte de fente labiale, qui me paraît un argument, certes véritable, mais aussi ultra-minoritaire.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : En termes de respect des femmes, vous seriez assez favorable à l'allongement du délai de douze à quatorze semaines. Mais, au-delà de ces quatorze semaines, il reste encore un certain nombre de femmes. Qu'en faites-vous ?

Professeur Didier Sicard : C'est la raison pour laquelle il ne faut pas passer à l'IMG, parce que l'IMG pourrait tout à fait répondre à une détresse à quinze, à seize et à dix-huit semaines.

Le délai étant prolongé jusqu'à quatorze semaines, que se passera-t-il pour celles qui atteignent les quinze, seize et dix-huit semaines ? Eh bien, c'est l'humilité d'une société qui, à un moment donné, n'accepte pas tous les deux ans de reculer le délai d'une semaine, et qui décide de traiter le problème non pas par l'allongement d'un délai mais en amont.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Oui, mais il y a des femmes qui sont à quinze semaines d'aménorrhée. Qu'en fait-on ?

Professeur Didier Sicard : Actuellement, les médecins dans le secret de leurs hôpitaux font des interruptions de grossesse à onze semaines, parce qu'ils ne veulent pas que la femme parte en Hollande. Ce sont des cas rares, et l'on ne peut pas légiférer à partir de cas rares.

Il faut garder en tête que chaque semaine qui passe est une épreuve supplémentaire pour une femme. Je trouve, là encore, assez indigne de penser qu'une femme puisse vivre sa grossesse avec une indifférence telle qu'à seize semaines ce soit comme à douze. A mesure que la grossesse avance, se produisent des phénomènes physiologiques, des phénomènes d'appropriation de l'enfant qui font que plus une grossesse dure, plus elle a de chance d'être poursuivie.

Paradoxalement, on pourrait pousser le raisonnement jusqu'à dire qu'une grossesse qui aurait été interrompue à dix semaines dans l'angoisse du temps qui passe ne l'aurait peut-être pas été avec un plus long délai. J'ai des exemples personnels de femmes qui, quelques jours après leur première demande d'IVG, découvrent que l'on peut s'arranger, que la famille va aider, etc. Au fond, le temps à beaucoup plus de chance d'inscrire le prolongement d'une grossesse que son interruption. Je ne pense pas que le risque d'une dérive de deux semaines soit de nature à interdire ce prolongement de délais.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu M. Claude Sureau, président de l'Académie de médecine.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous recevons maintenant le professeur Claude Sureau, ancien chef de l'unité de gynécologie-obstétrique de l'hôpital américain de Paris. Vous avez présidé la fédération mondiale des gynécologues-obstétriciens de 1982 à 1985 et son comité d'éthique de 1985 à 1994. Vous présidez depuis 1996 l'institut fondé par le laboratoire Theramex, grand spécialiste des traitements hormonaux substitutifs contre la ménopause. Vous avez été élu président de l'Académie de médecine en janvier de cette année.

Vous avez consacré vos recherches à l'activité utérine et à la circulation du f_tus. Vous avez publié en 1978, Le danger de naître, en 1990, Au début de la vie, en 1995, Aspects éthiques de la reproduction humaine, et votre dernier livre, Alice au Pays des clones, qui se présente sous forme d'un dialogue philosophique, est orienté vers une réflexion éthique de la reproduction.

Notre Délégation, qui s'intéresse particulièrement aux problèmes d'IVG et de contraception, souhaiterait connaître l'appréciation de l'Académie de médecine sur le projet de loi de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, relatif à l'IVG et à la contraception. Nous sommes particulièrement intéressés par votre réflexion éthique en ce domaine.

Je rappelle que vous vous êtes exprimé publiquement sur les problèmes d'eugénisme, considérant insupportable l'eugénisme pratiqué de façon systématique et coercitive, mais ne le trouvant pas condamnable s'il est pratiqué à titre individuel. Vous avez également déclaré que l'enfant sur mesure relève du pur fantasme. Enfin, vous venez de faire connaître votre opinion sur la requête des parents Perruche, qui vient d'être examinée par l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

J'aurais aimé que nous puissions parler également d'un sujet sur lequel vous avez travaillé, celui de la stérilisation volontaire.

Professeur Claude Sureau : Je parlerai en premier lieu de la modification des lois sur l'IVG et la contraception, c'est-à-dire du projet de loi de Mme Martine Aubry, avant d'aborder les autres aspects qui viennent d'être d'évoqués.

Il me semble qu'il y a deux niveaux de réflexion. Le premier a trait à certains aspects très concrets et très précis de la modification de la loi, sur lesquels l'Académie de médecine, que je préside actuellement, a initié une réflexion le 3 octobre dernier, au moment même où le projet de loi était rendu public. Le groupe de travail mis en place à cet effet a travaillé depuis lors, mais n'a encore soumis ses conclusions ni au conseil d'administration de l'Académie, ni à l'assemblée plénière. J'exprime donc un avis personnel, qui reflète malgré tout l'évolution des idées d'un groupe de travail de l'Académie même s'il n'a pas encore la signification d'un communiqué officiel de l'Académie.

Ce petit groupe comportait des représentants de différents organes, dont le président du Conseil national de l'Ordre. Ses conclusions seront donc communes à l'Ordre, à l'Académie, ainsi qu'au Collège national des gynécologues-obstétriciens, puisque ces trois instances ont été impliquées.

Nous n'avons voulu envisager que les problèmes strictement médicaux, et nous n'avons pas voulu nous prononcer sur ce qui n'est pas de notre ressort, à savoir les problèmes éthiques, philosophiques et les réflexions sur l'eugénisme, qui ont été très largement évoqués lors de la présentation du projet de Mme Martine Aubry. Je serai néanmoins tout à fait d'accord pour vous livrer mon sentiment personnel sur ce sujet.

Notre position peut s'exprimer en trois points.

Premièrement, sur le point crucial qu'est l'allongement du délai de douze à quatorze semaines - ou de dix à douze, selon le critère retenu - nous n'avons, par définition, que très peu d'informations et de documents en France, puisque nous manquons d'expérience en ce domaine ; mais nous ne bénéficions pas non plus des expériences étrangères, car il est très rare qu'une individualisation de cette période de deux semaines soit faite dans les études existantes.

Il y a cependant un document remarquable sur le sujet, c'est le rapport de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé (ANAES). Sur le plan technique, il me semble répondre à la totalité des questions que l'on peut se poser.

Notre position sera de dire que l'allongement de dix à douze semaines ne comporte pas d'augmentation considérable du risque...

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pour la femme ou pour les médecins ?

Professeur Claude Sureau : Dans la mesure où il y a un peu plus de risques pour la femme, il y a, par conséquence naturelle, plus de risques pour le médecin également. Mais, dans notre avis, ce que nous envisagions, c'était véritablement le risque pour la femme.

Ce risque est un peu plus élevé. L'un des documents de l'ANAES faisait spécifiquement référence à la période de dix à douze semaines et faisait état à un risque relatif de 1,49, chiffre qui peut paraître important, mais qui signifie que le risque passera approximativement de 0,7 à 0,9 %, soit un petit risque supplémentaire.

Ce risque constitue-t-il un argument permettant de dire qu'il est inimaginable d'envisager l'extension du délai d'interruption de grossesse ? Absolument pas, il constitue simplement un argument extrêmement fort pour que des précautions particulières soient envisagées.

Par précautions particulières, j'entends l'environnement de l'hospitalisation, notamment le recours à l'anesthésie-réanimation, les possibilités transfusionnelles, l'utilisation d'une salle d'opération correctement équipée, etc. En effet, d'un acte souvent réalisé par aspiration à six semaines, que l'on peut qualifier de médical, on passe à un acte chirurgical avec dilatation du col de l'utérus. Il est également très important que les médecins qui pratiquent l'IVG à cette période aient de l'expérience. Cela signifie que la personne habituée à donner de la mifépristone à six semaines aura besoin d'une formation particulière pour pouvoir faire l'interruption de grossesse à dix-douze semaines, parce que le risque est plus élevé, même s'il ne l'est pas beaucoup plus.

Une notion n'est d'ailleurs pas encore claire, à l'heure actuelle. Les statistiques révèlent des différences : pour les unes, le risque croît de façon régulière au fur et à mesure de l'évolution de la grossesse, ce qui était plutôt notre position ; pour d'autres, le risque reste stable jusqu'à la dixième semaine et connaît alors l'accroissement, que je citais tout à l'heure, à partir de cette période.

Bref, sur le plan médical, nous ne voyons pas de raisons qui militeraient en faveur du maintien de la limite à dix semaines. Néanmoins, nous considérons comme absolument nécessaire la prise de précautions particulières.

Deuxièmement, nous nous sommes permis de rappeler que l'interruption volontaire de grossesse n'est pas un moyen de contraception.

Mme Françoise de Panafieu : Vous avez raison de le rappeler.

Professeur Claude Sureau : Nous considérons qu'une information mieux développée, mieux comprise et mieux acceptée, permettrait de diminuer le nombre des interruptions volontaires de grossesse, dont les statistiques montrent qu'elles sont encore relativement élevées.

Nous nous sommes permis d'ajouter, et j'espère que cela sera maintenu par notre assemblée, "à condition d'être l'objet d'un suivi médical, la contraception ne comporte que de très faibles risques pour la santé". Nous sommes globalement très favorables à la contraception, à son éducation et à l'utilisation qui en résulte.

Troisièmement, nous avons ajouté un point qui vous semblera peut-être non pas ambigu mais incertain, parce qu'il n'est pas de notre ressort de légiférer mais du vôtre, qui porte sur les soins médicaux aux mineures, qui réclament actuellement l'autorisation légale des parents. Nous avons indiqué que "des mesures législatives particulières en ce domaine sont nécessaires dans l'intérêt des jeunes et pour mettre l'exercice de la médecine en conformité avec la loi"

En effet, aujourd'hui, nous violons la loi en permanence. Nous y sommes obligés, lorsque nous nous retrouvons face à la situation délicate d'une mineure qui ne veut en aucun cas avertir ses parents, aussi bien pour la contraception que, surtout, pour l'IVG. Nous pouvons suivre la loi de manière stricte et nous protéger, en leur disant d'aller voir ailleurs ou d'en avertir leurs parents, ou au moins l'un des deux, puisque c'est l'obligation dictée par la loi actuelle. C'est de la protection médicale. Mais il faut bien le dire, la plupart des médecins, dans ces circonstances, prennent le risque de ne pas suivre la loi.

C'est une situation à la fois inconfortable et injuste. C'est la raison pour laquelle nous serions tout à fait favorables à une disposition législative qui permette des exceptions. Nous n'avons pas à donner d'indication précise quant à la forme de cette disposition, mais notre opinion est tout à fait nette sur ce point.

Telle est donc la position qui, je l'espère, sera la nôtre dans une quinzaine de jours, puisque, la semaine prochaine, je présente ces conclusions au conseil d'administration et, la semaine suivante, en assemblée plénière.

Je peux vous dire, à titre tout à fait personnel, ce que je pense d'un argument qui a été évoqué passionnément dans la presse, mais que nous n'avons volontairement pas abordé, celui de l'eugénisme.

A mon sens, il s'agit là d'une confusion des genres tout à fait regrettable. Le problème de l'IVG est un problème social et une décision personnelle qui s'inscrivent dans un cadre législatif extrêmement précis. Le problème de l'interruption médicale de grossesse (IMG), qui est tout à fait différent, est traité dans la même loi. J'ai d'ailleurs noté que, dans le projet de loi, il était question de remplacer le terme d'interruption "thérapeutique" de grossesse par le terme d'interruption "médicale" de grossesse. C'est le terme que nous utilisons maintenant couramment. Cela me paraît une excellente initiative, mais les deux domaines ne doivent en aucune manière être mélangés.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ils ne renvoient pas aux mêmes logiques.

Professeur Claude Sureau : C'est exact, absolument pas.

L'argument qui consiste à dire qu'en décalant la date limite de l'interruption de grossesse, on pourrait avoir connaissance de certains éléments, soit morphologiques, soit relatifs au sexe de l'enfant, qui influeraient sur la décision, ne me convainc absolument pas. On peut admettre qu'actuellement, on ne puisse connaître le sexe de l'enfant que par le biais de l'échographie, mais dans un délai très proche, dans six mois à trois ans, on pourra probablement avoir des informations sur l'état de l'enfant par une simple prise de sang chez la mère, à partir des cellules circulantes f_tales. Si l'on rédige la loi sur l'IVG en fonction de cette possibilité de dérive concernant l'IMG, il faudra également revoir bientôt la loi sur l'IVG à partir de six ou huit semaines ! Cela n'est pas raisonnable.

Sur ce point, je me sépare tout à fait de ce que pense le professeur Israël Nisand. Il faut rester dans le cadre précis d'une IVG, telle qu'elle est définie par la loi de 1975 et l'on peut donc, sans grand inconvénient, la modifier dans le sens de l'extension.

En ce qui concerne la stérilisation, je voudrais dire que l'article 16-3 du code civil est extrêmement mal rédigé et que sa modification, issue de l'article 70 de la loi du 27 juillet 1999 sur la CMU, ne l'a que peu aménagé.

Dans sa version antérieure, cet article prévoyait que l'on ne pouvait faire une atteinte physique à la personne que dans le cadre d'un intérêt thérapeutique pour la personne. Le libellé "pour la personne" me paraît totalement incohérent.

En effet, qui est cette "personne" ? Si c'est une femme que l'on va stériliser, ce sera cette femme. Mais si l'on prend cet article de loi au pied de la lettre, nous ne devrions plus jamais faire de césariennes d'indication f_tale. Dans le cas d'un f_tus qui subit une procidence du cordon et qui mourra sans césarienne dans les cinq minutes, c'est sur la mère que se fera la césarienne, mais la personne que l'on tente de sauver, c'est le f_tus. Or, concernant le f_tus, même si existe la règle infans conceptus (1), ce n'est pas une personne au sens habituel du mot ; la preuve en est que l'on fait des interruptions de grossesse. La "personne" serait donc celle dont on va ouvrir le ventre, mais cet acte se ferait au bénéfice d'une personne qui n'est pas encore née. C'est absurde.

Des exemples semblables, il en existe beaucoup. Lorsque vous faites une circoncision, celle-ci a-t-elle un intérêt thérapeutique pour la personne ? Il faudrait sérieusement le démontrer. Dans son arrêt concernant l'hôpital d'Arles, à la suite d'une plainte déposée après une mort néonatale par anesthésie générale survenue lors d'une circoncision de convenance - je le précise car il s'agissait d'un musulman et d'une circoncision religieuse - le Conseil d'Etat s'est bien gardé, à la différence de la chambre criminelle de la Cour de Cassation, de qualifier l'acte de circoncision. Il a simplement envisagé la nécessité de l'anesthésie, sans qualifier la nature de l'acte. C'est une formulation intelligente et audacieuse. Cet exemple est typique de l'absence d'intérêt thérapeutique pour la personne.

Il existe bien d'autres situations. Un cas extrême est celui du don d'ovocytes pour fécondation in vitro. On prélève l'ovocyte chez quelqu'un que l'on va stimuler, à qui l'on va donner des traitements pour faire un acte chirurgical de prélèvement d'ovocytes, mais ce n'est pas cette personne qui en bénéficiera. On peut répondre que nous sommes là dans une situation particulière liée aux lois sur la bioéthique de 1994, et qu'on est fondé à stimuler l'ovulation et à ponctionner des ovocytes pour ce don d'ovocytes. Que l'on m'explique alors pour quelles raisons nous sommes obligés, à l'heure actuelle, de mettre l'acte de stimulation ovarienne et de prélèvement sous le nom de quelqu'un d'autre.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il s'agit de conserver l'anonymat du donneur, qui est un caractère fondamental des dons d'ovocytes.

Professeur Claude Sureau : C'est justement attentatoire à l'anonymat. Une dame veut bien donner son ovocyte que nous allons utiliser pour une autre dame, qui n'a pas à connaître la première, ni réciproquement. Le prélèvement se fera donc sous le nom et dans l'intérêt de la receveuse mais concerne la donneuse. Cela ne colle pas. A cause de l'article 16-3, qui crée une confusion sur le terme de "personne".

Il y a également une confusion qui nous gêne beaucoup sur le plan de la stérilisation, celui de l'intérêt thérapeutique. A la suite de la suggestion de M. François Autain, sénateur de Loire-Atlantique, le terme "thérapeutique" a été remplacé par le terme "médical". La discussion au Sénat est très claire : M. François Autain a dit spécifiquement que cette modification avait pour but de permettre la stérilisation. Nous nous en sommes réjouis, mais les arrêts de la Cour de cassation ont jusqu'à présent stigmatisé le caractère inadmissible, illégal et illicite de la stérilisation dite de convenance, de la stérilisation contraceptive, comme le dit la Cour de cassation d'une manière qui confine à l'humour. Comme s'il pouvait exister des stérilisations non contraceptives ! Cela a-t-il le moindre de sens ? A mon sens, toute stérilisation est, par définition, contraceptive.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans les effets, mais pas dans l'intention.

Professeur Claude Sureau : Objection totale : une stérilisation se fait dans une intention de contraception. Il n'existe aucune stérilisation non contraceptive.

Mme Nicole Catala : Il existe bien des opérations, liées à un cancer, par exemple, qui vous rendent stériles.

Professeur Claude Sureau : Je reconnais là une subtilité de la dialectique catholique. Je précise que je suis catholique. Les jésuites ont beaucoup utilisé la règle de l'effet second. Bien sûr, si l'on enlève un utérus, la femme devient stérile, mais c'est une hystérectomie, ce n'est pas une stérilisation.

Quand nous parlons de stérilisation, nous parlons d'un n_ud, ou d'une section de la trompe, ou d'un clip. Cette technique ne peut avoir, c'est vrai aussi pour l'homme, qu'une visée contraceptive. C'est donc, à mon sens, une erreur profonde de la Cour de cassation de dire que les stérilisations d'indication médicale sont concevables, par opposition aux stérilisations contraceptives. Cela laisse supposer que la situation est bien catégorisable. On peut proposer à une femme qui a, par exemple, des saignements irréguliers ou une difficulté à utiliser la pilule, la stérilisation ; on peut, il est vrai, lui conseiller aussi de ne plus avoir de rapports ; c'est un moyen efficace pour ne pas avoir d'enfant !

Je suis très sérieux, parce que cela aboutit à dire que la contraception est un acte de convenance. Je sais que le terme heurte beaucoup de personnes, mais il faut bien le reconnaître. Il est d'ailleurs assez spécifique à la gynécologie. En cas de tumeur au cerveau ou de fracture de la jambe, la convenance n'intervient pas : il faut traiter votre tumeur ou votre fracture. Mais pour nous, gynécologues, 50 % de notre activité s'inscrit dans le cadre de la convenance, qu'il s'agisse de l'avortement, de la stérilisation, de la lutte contre l'infertilité ou de la lutte contre les troubles de la ménopause.

J'ai toujours été frappé de constater qu'il a fallu attendre 1994 pour que l'assurance maladie cesse de considérer la péridurale comme une technique de convenance. Quelle extraordinaire situation ! Jusque-là, l'assurance maladie refusait son remboursement et il fallait que nous fassions de faux certificats, en prétendant que telle ou telle circonstance médicale imposait la péridurale.

Mme Nicole Catala : J'ai du mal à vous suivre dans votre analyse. Vous venez de qualifier un certain nombre de pratiques médicales - les troubles de la ménopause, les troubles de la stérilité ou des troubles de santé spécifiquement féminins - de pratiques de convenance. Pensez-vous que soigner ces troubles est réellement une affaire de convenance ? Faut-il alors aussi considérer que la lutte contre la douleur, dont on parle souvent dans les hôpitaux, est une affaire de convenance ?

Professeur Claude Sureau : Bien entendu, mais c'est une convenance légitime.

Mme Geneviève Barrier, ancienne directrice du SAMU, qui a été mon anesthésiste pendant vingt ou trente ans, a souvent exprimé une opinion tout à fait raisonnable : "Si l'on avait appliqué aux hommes les contraintes que l'on applique aux femmes lorsqu'elles accouchent, on n'aurait jamais accordé d'anesthésie pour enlever une prostate." Cela revient à dire que l'anesthésie au cours d'une intervention chirurgicale est une anesthésie de convenance, parce que la lutte contre la douleur est une convenance. Cela me paraît évident.

Il faut faire la part de l'élément péjoratif qui est inclus dans le terme de convenance. Malheureusement, l'évolution de la société actuelle débouche volontiers sur la non-prise en considération de la convenance légitime. Dans la convenance légitime, j'entends en particulier la sédation de la douleur.

Mme Nicole Catala : Evitons alors le terme de convenance.

Professeur Claude Sureau : Je cherche volontairement à choquer pour que les gens se rendent compte que la médecine n'est pas une activité simple. Finalement, la convenance, c'est la reconnaissance de la légitimité de la liberté humaine et de l'autonomie. On parle sans arrêt d'autonomie : si, par exemple, une femme préfère une hystérectomie dans un cas de pathologie quelconque à un traitement médical ? C'est son opinion, c'est son autonomie. On milite pour cela. Je suis d'accord. Mais il faut bien reconnaître que ce que l'on appelle le choix éclairé est finalement de la convenance. Pour moi, le terme de convenance ne présente pas de caractère péjoratif.

Mme Nicole Catala : Une femme, qui vient de faire l'objet d'une opération pour un cancer du sein, se voit proposer une chimiothérapie. Elle accepte ou elle refuse, est-ce une question de convenance ?

Professeur Claude Sureau : Oui, bien sûr. Je vais même plus loin. Lorsqu'une femme se fait opérer, par exemple, d'un cancer du sein et qu'on lui dit que l'on peut faire une intervention peu large ou une intervention plus large suivie de plastie, le choix pour la plastie ne sera-t-il pas un problème de convenance ? C'est son choix personnel, qu'il faut respecter.

De la même façon, dans les lois sur la bioéthique, on nous impose que le couple existe depuis deux ans ou soit marié. Je n'hésite pas à le dire, cela fait partie des restrictions qui me choquent.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce sont des convenances sociales.

Professeur Claude Sureau : Des convenances sociales imposées.

Je reconnais volontiers qu'il vaut mieux avoir deux parents : pas un de plus, pas un de moins, comme cela avait été dit dans un rapport Braibant du Conseil d'Etat en 1988. Mais lorsque les circonstances font qu'il n'y a pas deux parents, faut-il pour autant interdire la conception ?

Cela me pousse à faire une remarque sur l'un des articles de la loi qui a trait à l'interdiction d'insémination pour les célibataires. Je n'y suis pas favorable pour les célibataires, bien entendu, mais cette interdiction est l'expression d'un mépris considérable de la femme. Certains pensent que si cette célibataire veut avoir un enfant, elle n'a qu'à se le faire faire par les moyens naturels. Cela me choque à deux titres ; d'une part, parce que nous n'avons pas, en tant que société, à interférer sur le moyen qu'utilise une femme pour avoir un enfant ; d'autre part, parce que c'est faire peu de cas des célibataires stériles.

Vous vous souvenez de l'affaire Maria Pires ...

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : C'est la veuve à laquelle on a refusé une réimplantation d'embryon après le décès de son mari, alors que le projet était un projet parental.

Professeur Claude Sureau : Exactement. Mme Maria Pires et son mari ont eu quatre embryons congelés. Deux ont été implantés, mais elle a fait une fausse couche. M. Albino Pires s'est ensuite tué en allant la voir à l'hôpital de la Grave à Toulouse. Le médecin a refusé une nouvelle implantation, de même que le tribunal de grande instance et la Cour d'appel de Toulouse, puis la première chambre civile de la Cour de cassation. La première chambre civile a même eu l'audace de dire qu'il fallait donner le choix à Mme Maria Pires entre donner son embryon à un autre couple ou le détruire, alors que cette femme réclamait l'implantation de ses embryons !

Voilà l'aberration à laquelle on arrive avec cette obligation de couple, qui me paraît indéfendable. Bien sûr qu'il vaut mieux avoir un couple. Mais d'abord, comment vérifier la stabilité du couple ? Ce n'est pas le médecin qui pourra le faire.

Il serait bon que la société, représentée par les parlementaires, porte sur le comportement intime, en particulier en matière de reproduction humaine, un regard qui ne soit pas fonction de ses a priori personnels. Je suis profondément choqué.

L'article 16-3 du code civil, dont je parlais précédemment, précise qu'il ne faut pas d'atteinte au corps, hors circonstances médicales très particulières. Nous reprochera-t-on de mettre un stérilet ? Pourtant, quand on réfléchit, la différence est-elle énorme entre la pose d'un stérilet et une stérilisation ? Non.

L'acte de pose d'un stérilet est un acte agressif, qui peut entraîner des complications et une stérilité définitive, du fait de ces complications. L'argument et l'interprétation de la Cour de cassation est que l'on n'a pas le droit de porter atteinte au corps humain. Mais quand vous mettez un stérilet dans un utérus, vous portez atteinte à son intégrité.

M. Patrick Delnatte : A vous écouter, il ne devrait pas y avoir d'interdit sur ces sujets.

Professeur Claude Sureau : Que l'on s'interroge me paraît de bon aloi. Je milite pour une discussion au fond, pour que la société soit instruite de ce qui se passe et que, dans le cadre individuel, une discussion s'engage, notamment avec le corps médical, sur tous ces éléments. Mais la rigidité de la loi, qui engendre des situations comme l'affaire Pires ou des attitudes de ce type, me choque profondément.

Mme Jacqueline Mathieu-Obadia : Compte tenu de ce que vous dites, il y aurait lieu de ne plus légiférer et de traiter les situations au cas par cas, de faire du sur-mesure pour respecter, d'une part, les personnes qui s'adressent au médecin et, d'autre part, les médecins qui vont répondre aux situations.

Professeur Claude Sureau : C'est l'objet d'une discussion que j'ai depuis plusieurs années avec le professeur Jean-François Mattéi. Une disposition de la loi sur la bioéthique me paraît très bonne, c'est l'interdiction du désaveu de paternité après insémination artificielle. Cela touche au problème de la filiation, de la situation de l'individu dans la famille et dans la société. Je trouve que c'est une bonne disposition, mais une des très rares.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J'aimerais que nous revenions à l'IVG et à la contraception, qui nous préoccupent aujourd'hui, car si vous ne partagez pas les conclusions du professeur Israël Nisand sur l'eugénisme, vous avez à plusieurs reprises alerté l'opinion sur la question de l'eugénisme dans le cadre de l'IMG, notamment à propos du débat qui vient d'avoir lieu devant l'assemblée plénière de la Cour de cassation sur l'affaire Perruche.

Professeur Claude Sureau : A vrai dire, je n'ai pas encore totalement fait ma religion. Ma première réaction est d'être tout à fait opposé à la position de la première chambre civile de la Cour de cassation.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je rappelle à mes collègues qu'il s'agit d'un cas de rubéole dans lequel la malformation d'un f_tus n'a pas été diagnostiquée alors que les parents avaient dit que si le f_tus devait être malformé, ils feraient un avortement ...

Professeur Claude Sureau : On n'a pas diagnostiqué la rubéole et l'enfant est né avec de gros déficits oculaires : il est sourd, il est cardiopathe et, me semble-t-il, encéphalopathe.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Non seulement les parents ont porté plainte, mais - c'est là que vous êtes intervenu pour dire que cela vous choquait profondément - l'enfant, qui a dix-sept ans aujourd'hui, a porté plainte également par l'intermédiaire de ses parents.

Professeur Claude Sureau : La responsabilité médicale a été reconnue, celle du laboratoire et celle du médecin. Il n'y a pas lieu d'en discuter. La première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que les parents ont droit à un dédommagement pour défaut d'information. Ce défaut d'information est clair et sans conteste. Le problème tient aux deux instances simultanées, l'une au nom des parents, l'autre au nom de l'enfant par l'intermédiaire des parents.

Il faut savoir que des jugements ont déjà été rendus dans ce cadre, mais qu'ils étaient légèrement différents. Lorsqu'une IVG est ratée, par exemple, et qu'elle débouche sur une grossesse qui continue, on considère qu'il n'y a pas de préjudice, dans la mesure où l'enfant est normal. Des femmes ont porté plainte en disant que cet enfant était un préjudice du fait de son existence et de la non-réalisation de l'IVG ; la réponse de la justice a été négative.

Dans des circonstances analogues, il a pu y avoir des accidents morphologiques sur l'enfant, en particulier qu'une jambe ait été arrachée par le chirurgien qui fait l'IVG. Dans ce cas, on a considéré qu'il y avait un préjudice direct et il y a eu indemnisation.

Ont été jugés également, mais c'est plus compliqué, des non-diagnostics de prédispositions à une affection. Cela a été également reconnu, parce que l'on aurait pu éviter la conception.

Dans le cas dont nous parlons, le problème est très spécifique. Le lien de causalité n'existe pas de manière directe, puisque c'est la rubéole qui est cause de la malformation et que le médecin n'en est donc pas responsable. Il n'est responsable que dans la mesure où il n'en a pas fait le diagnostic.

Le même cas a été jugé par le Conseil d'Etat en 1997, dans une affaire où Valérie Pecresse était commissaire du Gouvernement. Cela s'était déroulé à l'hôpital de Nice et il y avait eu un non-diagnostic de mongolisme. Là encore, il s'agit d'une affection médicale : c'est la biologie qui fait le mongolisme, pas le gynécologue. Il y a eu là aussi plainte des parents et plainte au nom de l'enfant.

Le Conseil d'Etat a répondu très habilement à la plainte des parents en incluant l'indemnisation de l'enfant dans l'indemnité parentale. C'est astucieux parce qu'il est clair que cet enfant aura besoin d'un secours toute sa vie, notamment à la mort de ses parents. Il y a donc une nécessité de prise en charge.

Malheureusement, la première chambre civile de la Cour de cassation n'a pas fait de même. Elle a séparé les deux instances. De ce fait, il y a indemnisation pour défaut d'information de la famille et absence d'indemnisation pour l'enfant.

Cela explique que l'assemblée plénière de la Cour de cassation va probablement confirmer l'avis de la première chambre civile, malgré l'arrêt de rébellion de la cour d'Orléans.

On comprend très bien - c'est d'ailleurs ce que les avocats de la famille ont défendu - la motivation d'une décision en ce sens : c'est la nécessité de pourvoir à l'entretien de l'enfant. Mais il faut aussi mesurer les conséquences générales d'un tel argument.

Premier élément à rappeler, c'est que la mère, Mme Perruche, dit qu'elle aurait fait l'interruption de grossesse, mais rien ne démontre de manière absolue qu'elle aurait réalisée. Réfléchissons à ce qui se serait passé si elle ne l'avait pas fait. J'y reviendrai dans un instant.

Si l'on reconnaît que l'enfant Perruche, lorsqu'il était un embryon, par suite de son évolution ultérieure, a droit à une indemnité pour avoir vécu, cela veut dire qu'on lui reconnaît la qualité de sujet de droit. Or, nous savons bien que l'embryon et le f_tus ne sont pas des sujets de droit au sens strict et si l'on considère que l'embryon est un sujet de droit, c'est tout l'édifice de l'IVG qui s'effondre.

C'est un peu paradoxal, parce que la qualité de sujet de droit est une qualité qui permettrait, dans le cas particulier, une indemnisation mais, par ailleurs, la loi ne reconnaît pas à l'embryon in utero la qualité de sujet de droit, puisqu'elle autorise l'interruption de grossesse.

Mme Nicole Catala : Le droit applique la règle Infans conceptus pro nato habetur.

Professeur Claude Sureau : La règle Infans conceptus pro nato habetur est une règle qui, sauf erreur de ma part, permet de bénéficier, en particulier, d'un héritage, avec référence à sa conception, une fois l'enfant né, "s'il y a intérêt". En revanche, dans ce cas, cela reviendrait à dire que l'on permet à cet embryon devenu adulte de réclamer la disposition d'une situation législative qui l'aurait conduit à être tué, si on la lui avait appliquée. La situation est pour le moins paradoxale.

Mme Nicole Catala : Il existe des circonstances dans lesquelles l'embryon est sujet de droit. Un arrêt récent de la Cour de cassation a été rendu à propos d'un accident d'automobile ayant causé la mort d'un f_tus. La Cour de cassation a considéré que la mort du f_tus était un préjudice, que c'était la mort d'un être humain.

Professeur Claude Sureau : Il faut remonter plus loin. Prenons l'arrêt de la Cour d'appel de Lyon dans l'affaire où il y a eu confusion de noms entre deux patientes, l'une devant avoir la pose d'un stérilet, l'autre une ponction amniotique. Confusion de noms, absence de contrôle par le médecin, pose du stérilet chez la femme enceinte de cinq mois, interruption de grossesse. Le cas a été jugé par la chambre criminelle de la Cour de cassation, parce que la plainte avait été déposée pour homicide. La chambre criminelle a considéré qu'il n'y avait pas d'homicide, que l'interprétation du droit pénal était stricte et qu'en l'occurrence, ce cas n'avait pas été prévu par les textes et qu'il n'y avait pas d'homicide sur un f_tus.

Sur ces entrefaites, sont venues en jugement l'affaire de Metz et celle de Reims. Je ne sais pas à laquelle vous faites allusion. L'une des deux a fait, en tout cas, l'objet d'une décision de la Cour d'appel et il n'y a pas eu de pourvoi en cassation. Ce qui est regrettable...

Mme Nicole Catala : L'affaire à laquelle je faisais allusion a été jugée par la Cour de cassation, tout récemment.

Professeur Claude Sureau : Dans l'affaire de Metz, il s'agissait d'un f_tus de huit mois perdu au cours d'un accident de voiture. C'était fort intéressant parce que l'on se disait que l'enfant, par définition, était viable. Je crois me souvenir qu'il n'y a pas eu de pourvoi en cassation.

En revanche, une autre affaire est actuellement en instance de jugement, dans laquelle on attend la décision de la Cour de cassation. Nous sommes tous suspendus à cette décision par laquelle pourrait être reconnue ou non la qualité de personne humaine, sur le plan pénal, au f_tus.

Dans l'affaire Perruche, si l'on considère que l'embryon avait droit à la mort du fait de sa malformation, quelle sera la situation d'une femme qui, informée du fait qu'elle attend un enfant malformé, surtout dans le cas d'une malformation sans atteinte de l'intelligence, refuse l'interruption de grossesse, ne serait-ce que pour des raisons religieuses. Si l'arrêt de la Cour de cassation va dans ce sens, qu'est-ce qui empêchera l'enfant devenu adulte ou ses ayants droit de porter plainte contre la mère pour ne pas l'avoir avorté ?

A mes yeux, c'est l'élément fondamental. Si la décision se fait dans ce sens, cela ouvre la porte à une extension des plaintes pour vie de la part des enfants. On peut, en plus, imaginer d'autres difficultés si le couple se dissocie. En l'occurrence, le couple Perruche est dissocié, mais j'ai l'impression qu'il n'y a pas de dispute entre eux. On peut aussi tout à fait imaginer que le père pousse l'enfant non avorté à porter plainte contre la mère qui aura refusé l'avortement.

Voyez toutes les conséquences. Cela signifiera concrètement que les médecins vont être à l'affût de la moindre malformation, parce que leur responsabilité se trouvera fortement engagée. Ils signaleront le moindre doigt surnuméraire et les mères en viendront à se demander si un jour ou l'autre, leur enfant ne les poursuivra pas.

C'est extrêmement complexe. Vous connaissez le système des marqueurs pour dépister le mongolisme. Il y a quelques années, j'ai eu à connaître du cas d'une patiente dont les marqueurs étaient élevés. Nous lui avons fait une amniocentèse qui a révélé que l'enfant n'était pas trisomique. Elle a demandé cependant une interruption de grossesse. Au fond, elle appliquait le principe de précaution.

On voit très bien l'application du principe de précaution à la pathologie f_tale. J'ai demandé ce qu'il fallait faire à une personne qui n'est pas suspecte d'être favorable à l'interruption de grossesse, puisqu'il s'agit de Mme Marie-Odile Réthoré, la continuatrice de Jérôme Lejeune. Elle m'a répondu qu'elle ne pouvait pas affirmer que cet enfant, dont l'amniocentèse est normale, mais les marqueurs anormaux, n'est pas exposé à un risque.

On m'avait envoyé cette femme en consultation, parce qu'elle demandait une interruption de grossesse. Nous avons été obligés de lui dire que nous pouvions lui garantir que son enfant n'était pas mongolien, mais que nous ne pouvions pas affirmer qu'il ne pouvait y avoir absolument aucun risque. Elle a donc demandé l'interruption de grossesse. Nous étions plusieurs experts dans l'aventure ; nous avons accepté de lui faire son interruption de grossesse.

Mme Françoise de Panafieu : Entre dix et douze semaines, vous dites que l'acte est différent, puisque l'on passe d'un acte médical à un acte chirurgical.

Professeur Claude Sureau : Ce n'est pas aussi brutal que cela, parce qu'à neuf ou dix semaines, cela peut déjà être un acte chirurgical. Autrement dit, même à neuf semaines, on peut être amené à dilater le col. C'est progressif.

Mme Françoise de Panafieu : A douze semaines, cela peut-il rester un acte médical ?

Professeur Claude Sureau : Cela se peut, puisque à vingt-quatre ou vingt-six semaines, cela peut être un acte médical. On peut utiliser des drogues pour provoquer des contractions.

Mais ce serait le plus mauvais moment pour le faire. D'ailleurs, le rapport de l'ANAES est tout à fait net sur ce point. Imaginez une femme qui vous dit qu'elle ne veut en aucun cas une dilatation du col et qu'elle préfère qu'on lui déclenche une sorte de travail. On pourrait le faire, cela prendrait éventuellement trois jours. Ce n'est probablement pas la situation la plus opportune.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : A quel âge passe-t-on de l'embryon au f_tus ?

Professeur Claude Sureau : Théoriquement, d'après les livres, c'est deux mois, c'est-à-dire grosso modo dix semaines. C'est simplement commode, cela ne correspond pas à une réalité anatomique.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Cela correspond à la fin de l'embryogenèse.

Professeur Claude Sureau : Oui. Et au début de l'organogenèse, c'est vrai.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : C'est tout de même une réalité.

Professeur Claude Sureau : C'est une réalité qui est moins marquée que l'implantation au septième jour ou que le tube neural au quatorzième. Dans l'évolution des embryons, vous avez des étapes extrêmement précises, mais à cette période cela devient beaucoup plus flou ; c'est fonction de la croissance de chaque embryon, de chaque f_tus.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Avant de vous recevoir, nous avons reçu une praticienne hollandaise qui nous disait qu'aux Pays-Bas, jusqu'à douze semaines de grossesse, ils pratiquent l'aspiration...

M. Patrick Delnatte : Les gynécologues français qui reçoivent, à leur retour, les jeunes femmes qui sont allées aux Pays-Bas sont parfois étonnés de ce qu'ils découvrent.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce ne sont pas les échos que nous en avons eus.

Professeur Claude Sureau : Il est vrai qu'ils ont plus d'expérience que nous. Plutôt que l'aspiration d'un f_tus de douze semaines, si j'avais à le faire, je préfèrerais utiliser une pince.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Aspiration jusqu'à douze semaines et extraction ensuite ?

Professeur Claude Sureau : Je dirai plutôt dilatation du col, mais je n'ai pas une très grosse expérience en la matière. J'ai l'expérience des interruptions de grossesse ou des évacuations utérines précoces. Dix-douze semaines, c'est généralement un moment où les gynécologues ne font rien de particulier. J'ai une très forte expérience de ce qui se passe après, bien entendu, avec le déclenchement du mini-travail.

Mais j'ai eu à extraire des f_tus morts à ce terme. En général, je les extrayais avec une pince. Cependant, j'ai arrêté mon activité il y a déjà quelques années ; or, entre-temps, il y a eu des évolutions de la médecine, en particulier des drogues servant à relâcher le col. Je n'en ai pas l'expérience directe.

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() infans conceptus pro nato habetur quoties de commodo ejus : l'enfant conçu est réputé né chaque fois qu'il y va de son intérêt.


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