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Session ordinaire de 2001-2002 - 3ème jour de séance, 5ème séance

1ère SÉANCE DU MERCREDI 3 OCTOBRE 2001

PRÉSIDENCE de M. Raymond FORNI

Sommaire

      DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT
      SUR LA SITUATION CONSÉCUTIVE AUX ATTENTATS
      DU 11 SEPTEMBRE
      ET DÉBAT SUR CETTE DÉCLARATION 2

      DROITS DES MALADES (suite) 37

      ERRATUM 47

La séance est ouverte à quinze heures.

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DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT SUR LA SITUATION CONSÉCUTIVE
AUX ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE
ET DÉBAT SUR CETTE DÉCLARATION

L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement relative à la situation consécutive aux attentats perpétrés le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis d'Amérique et le débat sur cette déclaration.

M. Lionel Jospin, Premier ministre - Votre session ne pouvait s'ouvrir sans que se tienne un débat sur la situation créée par les attentats du 11 septembre. Je vous l'ai donc proposé, et je veux vous présenter les analyses qui ont inspiré le Gouvernement et le plan d'action qu'il a mis en _uvre au lendemain des attentats effroyables qui, il y a trois semaines, ont frappé les Etats-Unis et plongé le monde dans la stupeur. Au peuple américain qui déplore, par milliers, ses victimes, la France a aussitôt apporté son entière solidarité. Plusieurs dizaines de nations à travers le monde, dont la nôtre, comptent également des disparus. Ma pensée, notre pensée, va vers toutes ces victimes, vers leurs familles et vers leurs proches. L'émotion reste aujourd'hui immense. Cette émotion, partagée par l'ensemble de nos concitoyens, se double d'une vive inquiétude parce que ces actes de terrorisme sont un défi directement adressé à nos valeurs les plus profondes : le respect de la vie, la démocratie, la liberté. Ce défi concerne toutes les nations et la société internationale dans son ensemble. Il appelle des réponses claires et déterminées. Je voudrais les évoquer aujourd'hui avec vous.

Le Gouvernement est en effet soucieux d'associer les élus de la Nation à la détermination du concours de notre pays à la lutte contre le terrorisme international. Au lendemain des événements, les commissions des affaires étrangères et de la défense se sont réunies conjointement. Le ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, le ministre de la défense, Alain Richard et le ministre de l'intérieur, Daniel Vaillant, se sont exprimés devant elles. Nous avons ici, aujourd'hui, un débat. Dès lors que le Parlement est de nouveau réuni, je peux vous assurer que le contact entre le Gouvernement et la représentation nationale sera permanent.

M. Jean-Pierre Soisson - Et avec le Président de la République ? (Murmures sur les bancs du groupe socialiste)

M. le Premier ministre - Le 11 septembre 2001 aura-t-il changé quelque chose dans l'histoire du monde ? Comment décrire cette situation nouvelle, quels mots employer pour en qualifier la gravité, sans concéder aux terroristes l'avantage de nous avoir entraînés sur leur terrain ?

On a parlé de guerre, parce que les attentats ont été conduits comme des actes de guerre, parce que la riposte peut impliquer l'usage de moyens militaires. Pourtant, il n'y a pas ici de nations affrontées ni d'armée régulière en vue, ni de traité de paix concevable. Certains ont parlé de conflit de « civilisations », parce que les terroristes croient pouvoir invoquer l'Islam, ou plutôt leur propre vision dévoyée de l'Islam, pour justifier l'injustifiable et s'assurer des complicités ou des complaisances.

Nous ne tomberons pas dans leur piège en laissant s'accréditer des amalgames aussi dangereux qu'infondés. En dehors de ceux qui ont participé ou prêté la main au terrorisme, ou qui développent les idéologies dangereuses du fanatisme, nul ne saurait être stigmatisé. La lutte contre le terrorisme doit non pas diviser, mais unir les nations, les peuples, les religions : c'est la condition de son succès (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV et sur quelques bancs du groupe UDF).

Notre ambition doit être de donner à l'union contre le terrorisme un caractère universel. Cette union ne fera pas disparaître les tensions du monde. Elle ne vise pas à imposer aux peuples qui souffrent d'oublier leurs souffrances ou leurs frustrations, de dépouiller leur identité pour fusionner dans une lutte monolithique. Mais nous ne devons pas accepter non plus qu'une vision critique des responsabilités des Etats-Unis dans l'histoire récente soit invoquée comme prétexte pour dire : « ce combat n'est pas le nôtre » : ce serait une faute. La lutte contre le terrorisme est un impératif commun aux démocraties et doit le devenir pour toutes les nations. Ce n'est pas la guerre d'un autre où nous serions entraînés, c'est une action nécessaire et méthodique à laquelle nous consacrerons librement tous nos efforts (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV).

Le terrorisme ne s'explique pas par les inégalités qui divisent le monde et par les conflits qui le bouleversent. Mais il faut savoir que la haine se nourrit de la pauvreté, de la frustration et de l'injustice (Mêmes mouvements). C'est pourquoi cette crise nous renvoie à des questions essentielles sur l'état du monde actuel. Comment répondre aux extrémismes, dont on ressent de manière diffuse la propagation, y compris au sein de notre monde développé ? Comment éviter que le monde, en se globalisant économiquement, laisse se créer, dans la sphère du politique, des vides que seule la violence viendrait combler ? Je ne fais qu'ouvrir, aujourd'hui, ce débat complexe. Mais j'ai la conviction que la menace terroriste ne doit en aucun cas relativiser, dans l'esprit comme dans les agendas des Etats, l'urgence des problèmes mondiaux : la résolution des conflits, notamment celui du Proche-Orient, le respect des droits de l'homme, la progression de la démocratie, le développement, l'environnement. Après le choc du 11 septembre, les pays de la communauté internationale ont senti la nécessité de réagir pour que le monde conserve des structures, au lieu de se précipiter dans l'aventure dont rêvent sans doute les auteurs de l'attentat. Le terrorisme a été désavoué presque universellement, des coopérations, inattendues parfois, se sont esquissées. La France, avec sa propre pensée, avec son réseau de relations internationales, doit s'engager pour contribuer à ce que le monde sorte de cette crise plus lucide qu'il n'y est entré, plus fort contre un terrorisme clairement rejeté, plus déterminé à s'unir pour remédier aux fractures et aux injustices qui sont le jeu de la violence et affaiblissent la cause des démocraties (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, sur quelques bancs du groupe communiste et du groupe RCV).

C'est donc sous le signe de la solidarité internationale que nous avons placé d'emblée notre action dans la bataille contre le terrorisme. Un fléau qui ignore les frontières appelle une réponse internationale. Une organisation capable d'enrôler et de contrôler pendant des années des affidés répartis sur plusieurs continents doit se heurter à un système de répression dont l'ubiquité et la mobilité soient comparables.

Je voudrais évoquer cette action solidaire et les principes qui la guident, avant de préciser les mesures prises par le Gouvernement pour assurer, sur le plan intérieur, la sécurité de nos concitoyens.

La lutte contre le terrorisme appelle solidarité et coopération.

Notre solidarité s'exerce d'abord avec les Etats-Unis, la nation alliée à qui nous devons notre victoire sur le nazisme, le peuple ami avec lequel nous partageons l'affirmation de l'idéal démocratique. En accord avec le Président de la République, le Gouvernement a souscrit à l'engagement, pris dans le cadre de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, de soutenir la riposte de notre allié agressé, de la manière que nous jugerons appropriée. La France prendra toutes ses responsabilités, aux côtés des Etats-Unis, dans l'_uvre de longue haleine qu'appelle l'éradication du terrorisme.

Le Président des Etats-Unis a fixé pour objectif à la riposte de son pays l'identification et la punition des coupables et, au-delà, le démantèlement des réseaux terroristes, grâce à la coopération des pays où ils sont implantés. Ce sont là des objectifs précis auxquels nous pouvons nous associer pleinement. Les Etats-Unis, soucieux de construire contre le terrorisme une coalition internationale sans exclusive, conscients des risques qu'entraîneraient des formes de représailles qui déclencheraient contre eux l'incompréhension ou la révolte, ont adopté une stratégie de long terme, multiforme, dont l'emploi des armes ne sera qu'un des volets.

Le principe de solidarité universelle devait s'exprimer dans le cadre des Nations unies. Depuis le 11 septembre, deux résolutions du Conseil de sécurité sont venues préciser le cadre de droit international dans lequel doit s'exercer la réponse des nations aux actes de terrorisme. La résolution 1368, qualifiant les attentants du 11 septembre -et tout acte de terrorisme international- comme une menace à la paix et à la sécurité internationale, a ouvert le droit à la légitime défense, individuelle et collective, fondant ainsi juridiquement le recours à la force.

La résolution 1373 , adoptée le 28 septembre en application du chapitre VII de la charte des Nations unies, qui renouvelle l'appel du Conseil de sécurité à la collaboration de tous les Etats contre le terrorisme et à l'application intégrale des conventions internationales pertinentes, forme quant à elle un véritable instrument international de lutte contre le terrorisme, qui s'impose aux Etats. Elle exige de leur part une collaboration complète et un éventail exhaustif de mesures drastiques et d'application immédiate, visant notamment à tarir tout transfert financier à des personnes ou organisations impliquées dans des actes de terrorisme. Elle anticipe ainsi largement, et de manière volontariste, l'entrée en vigueur de la convention sur la répression du financement du terrorisme, adoptée par l'assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1999, à l'initiative de la France, et dont la ratification par notre pays est imminente. Le texte est à l'ordre du jour du Sénat le 11 octobre.

La France poursuivra aussi, avec ses partenaires, dans les enceintes internationales pertinentes - qu'il s'agisse de l'Union européenne, du G7/G8 ou du GAFI -, une réflexion concertée pour identifier et articuler de la manière la plus efficace les mécanismes de coopération contre le financement du terrorisme.

Il faut lutter de façon résolue contre les « trous noirs » du système financier international, ces territoires qui ne respectent pas la discipline commune contre le blanchiment des capitaux, ces centres financiers où le culte de l'anonymat et le secret bancaire facilitent l'organisation de tous les trafics. Le ministre français de l'économie et des finances est d'ailleurs chargé, samedi prochain aux Etats-Unis, de faire avec ses collègues du G7 puis du G8 le rapport introductif aux débats et décisions sur le sujet (Murmures ironiques sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR ; applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe RCV). Par-delà la personnalité du ministre, c'est là un nouvel exemple de l'action résolue que la France et toutes les autorités françaises, notamment le prédécesseur de M. Fabius, ont toujours conduite au sein des instances internationales pour lutter contre la criminalité financière et les paradis fiscaux où elle se dérobe (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et du groupe communiste).

Enfin, l'examen en cours à l'ONU d'un projet de convention globale sur le terrorisme, abordant tous les aspects du problème, aboutira, je l'espère - notre diplomatie y veille -, à un cadre universel de référence pour les nombreux instruments juridiques internationaux qui traitent de la question.

La solidarité avec les Etats-Unis, une détermination implacable dans la lutte contre le terrorisme, un appel à la conjonction des efforts de l'ensemble de la communauté internationale, tels sont les principes qui nous guident et qui ont été, au niveau européen, affirmés avec force et traduits dans toutes leurs conséquences par les conclusions et le plan d'action du Conseil européen extraordinaire du 21 septembre.

L'Europe doit en effet jouer un rôle de premier plan dans cette entreprise. D'abord pour des raisons d'efficacité. Il n'est pas tolérable pour nos pays qu'un réseau, doté d'un quartier général dans un pays de l'Union, d'un trésor de guerre dans un autre, puisse projeter des attentats dans un troisième, en comptant sur les disparités juridiques, les limites ou les lenteurs de la coopération policière ou judiciaire entre les Etats pour préserver la clandestinité de ses projets (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV et sur de nombreux bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Ensuite pour des raisons qui tiennent au c_ur même du projet politique européen, qui est de répondre aux attentes des citoyens de l'Union. Au premier rang desquelles figurent, bien sûr, la sécurité et la défense des valeurs qui sont au fondement de l'identité européenne. L'Europe doit donc, plus que jamais, constituer, pour les nations qui la composent, une garantie de sécurité. Dès les premiers jours de la crise, elle a su apporter une réponse unie, fondée sur une vision politique commune qui rejoint parfaitement les préoccupations de la France. Je me réjouis que les Quinze aient ainsi pu affirmer leur identité sur la scène internationale. C'est un élément important de confiance et de stabilité en cette période.

Je me félicite des mesures concrètes adoptées par le Conseil européen, qui doivent permettre d'instaurer au sein de l'Union un système cohérent de prévention et de répression du terrorisme, grâce, notamment, au renforcement de la coopération policière et judiciaire ; celui-ci devrait s'appuyer sur une définition commune du terrorisme et sur une harmonisation des sanctions, sur des instruments nouveaux, comme le mandat d'arrêt européen, sur une coopération accrue des services compétents et sur la mobilisation de spécialistes du terrorisme dans les enceintes européennes. Les décisions concernent également la lutte contre le financement du terrorisme, avec l'extension de la directive sur le blanchiment de l'argent et la décision-cadre sur le gel des avoirs, que la France a d'ailleurs anticipée en décidant de geler les avoirs des personnes et des entités identifiées par les Etats-Unis. A cette fin, un décret a été publié au Journal officiel dès le 26 septembre. Après les Etats-Unis, la France a été la première nation à prendre une telle décision (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Ces décisions, pour essentielles qu'elles soient, en appelleront de nouvelles et exigent un suivi particulier. C'est pourquoi je crois opportune la création d'une structure permanente ad hoc - peut-être à travers nos représentants permanents auprès de l'Union européenne - chargée, à Bruxelles, sous l'autorité du conseil affaires générales, comme l'a préconisé le Conseil européen, de coordonner les actions de lutte contre le terrorisme dans les différents domaines, de s'assurer de leur application et d'identifier les nouveaux besoins d'harmonisation.

Au moment où l'Europe achève de construire les institutions et se donne les capacités qui la doteront d'une dimension de défense, il faut réfléchir, en complément des progrès observés au sein du pilier JAI, à la contribution que cette Europe de la défense peut apporter à la sécurisation du territoire, des approches maritimes et aériennes des pays de l'Union européenne.

Trois semaines après les attentats, les Etats-Unis poursuivent, de manière progressive, le déploiement de leurs forces, notamment aériennes et aéronavales, au Moyen-Orient et en mer d'Arabie. A cet égard, il apparaît que l'administration américaine privilégie une action méthodique, menée seule ou en coalition. Le but affirmé, c'est l'efficacité dans la durée pour démanteler l'organisation de Ben Laden et les réseaux identifiés comme appartenant à la mouvance du terrorisme islamiste.

Les options militaires de la lutte qui s'engage peuvent conduire, au-delà des actions ponctuelles, à des opérations de plus grande envergure. Le succès des unes et des autres exige des renseignements de grande qualité, pour planifier des modes d'action très complexes et définir des ciblages précis et pertinents. Les Etats-Unis font appel à la coopération internationale dans ce domaine. Nos services, qui ont déjà participé de manière très active à l'identification et au démantèlement de réseaux terroristes liés aux attentats du 11 septembre, y apportent leur compétence.

Pour préparer ces actions ou ces opérations, les déploiements de forces complémentaires engagés par les Etats-Unis devraient se poursuivre. Sur ce point, la France, comme d'autres alliés, a été sollicitée pour ouvrir son espace aérien aux appareils militaires américains. En accord avec le Président de la République, il a été répondu favorablement à cette demande. Naturellement, une concertation étroite est maintenue à ce sujet entre les responsables de nos deux pays ; elle comporte notamment une procédure de préavis. Une demande de coopération navale nous a été également adressée. Des bâtiments français de la marine nationale déployés dans l'Océan indien coopèrent avec l'US Navy, notamment pour assurer le soutien logistique de la force aéronavale déployée en mer d'Arabie.

M. Jean-Pierre Soisson - On n'a pas un seul porte-avions ! (Protestations sur les bancs du groupe socialiste)

M. le Premier ministre - Plus largement, les forces françaises prépositionnées hors du territoire métropolitain ont adapté leur posture en élevant leur niveau de précaution et de vigilance. Elles peuvent à tout moment être renforcées par de nouvelles capacités militaires, notamment par des forces spéciales, très disponibles sur le plan opérationnel.

Les décisions éventuelles seront prises par le Président de la République et le Gouvernement, conformément aux responsabilités conférées à chacun par la Constitution. Si, au-delà de l'actuelle coopération dans les domaines du renseignement, des facilités logistiques et du soutien, il était demandé la participation militaire de la France à des opérations, cela impliquerait que notre pays soit pleinement associé à la définition des objectifs et à la planification des actions (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et plusieurs bancs du groupe communiste). Si des moyens militaires français concouraient à une intervention, le Parlement serait consulté et la représentation nationale serait régulièrement informée de la conduite des opérations, comme ce fut le cas durant toute la durée du conflit du Kosovo (Murmures sur divers bancs).

Aujourd'hui, tous les regards se tournent vers l'Afghanistan. Au-delà des actions que la présence des terroristes y rendrait nécessaires, il faut penser aux hommes et aux femmes de ce pays, victimes d'un régime d'oppression et faire en sorte qu'ils reprennent enfin leur destin en mains. Aux souffrances que ce peuple endure depuis si longtemps du fait des conflits armés, s'ajoutent aujourd'hui de nouvelles difficultés humanitaires. L'Union européenne a d'ores et déjà débloqué 27 millions d'euros d'aide pour y faire face. La France - qui, par ses organisations non gouvernementales, a été très présente en Afghanistan - vient de présenter à ses partenaires un plan d'action pour ce pays. Elle prendra toute sa place dans l'action internationale qui s'impose pour favoriser le dialogue entre toutes les composantes de ce pays en vue d'une transition vers la réconciliation et la paix civile. Notre pays participera à l'effort international en faveur des populations civiles afghanes (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

La France n'a pas découvert la barbarie du terrorisme le 11 septembre. Elle l'a déjà, hélas, plusieurs fois éprouvée dans sa chair. Aussi est-ce avec constance et vigilance que le Gouvernement s'emploie à assurer la sécurité de nos concitoyens.

Le jour même des attentats de New York et Washington, le Gouvernement a mis en _uvre le plan Vigipirate renforcé. Ce plan prévoit la présence de forces de police, de gendarmerie et des armées dans des lieux publics sensibles, comme les aérogares, les gares ou les zones de forte concentration commerciale. Au total, près de 4 500 hommes et femmes assurent cette tâche visible de prévention des attentats et des troubles à l'ordre public en complément de celles des forces de police et de gendarmerie normalement affectées à la sécurité publique. Mais le plan Vigipirate comporte aussi un ensemble de mesures de vigilance, mises en _uvre dans chaque département par le préfet sur la base d'un plan qu'il élabore, pour les lieux, entreprises et établissements sensibles. Son déclenchement mobilise de nombreux agents publics et privés, bien au-delà des effectifs des forces de sécurité appelées en renfort.

Je tiens ici, devant la représentation nationale, à rendre un hommage particulier à tous ceux, élus locaux, fonctionnaires des services de l'Etat et des collectivités, policiers, gendarmes et militaires, responsables et agents de sécurité dans les entreprises, qui ont été mobilisés pour la mise en _uvre de ce plan et veillent à sa bonne application (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV et sur de nombreux bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

Ces premières mesures de précaution étaient nécessaires. Le plan Vigipirate est essentiel à la protection de notre pays en cas de menace terroriste, car il met en place un dispositif de surveillance de caractère général et éveille la vigilance des responsables et de la population.

Mais le plan Vigipirate doit être complété par des mesures spécifiques, adaptées à la réalité de la menace terroriste.

Pour élaborer ces mesures, il faut apprécier, de la manière la plus précise possible, les caractéristiques de la menace pour notre pays, aujourd'hui. L'activité des services de renseignement est à cet égard déterminante. Il est rare qu'elle soit évoquée à la tribune de l'Assemblée nationale, pour des raisons évidentes. Je voudrais aujourd'hui souligner le travail considérable réalisé par ces services, qu'ils dépendent du ministère de l'intérieur ou du ministère de la défense. Par leur action propre, et aussi par leurs relations avec leurs homologues chez nos alliés, ils fournissent des renseignements précieux dans la lutte contre le terrorisme. Ces renseignements, vous le savez, ont déjà permis d'interpeller, en France et à l'étranger, des personnes fortement suspectées d'être liées à des réseaux terroristes et de préparer des attentats en Europe.

S'agissant des mesures de prévention et de protection, déjà, depuis 1999, la planification de défense et de sécurité a fait l'objet d'une mise à jour et les moyens humains, financiers et matériels dont elle est assortie ont été renforcés.

M. Pierre Lellouche - Ce n'est pas vrai !

M. le Premier ministre - Pour répondre plus spécifiquement à la menace terroriste, depuis le 11 septembre, un très important travail interministériel sur la prévention, les moyens de lutte et de secours a été mené dans une série de domaines sensibles. Je suis personnellement de très près ce travail interministériel. Plusieurs réunions de ministres ont été organisées à l'Hôtel de Matignon, depuis le 11 septembre. Après m'être adressé aux préfets, je réunirai prochainement les préfets et les officiers généraux de zone de défense, ainsi que les préfets maritimes.

M. Pierre Lellouche - Vous avez raison.

M. le Premier ministre - En cette matière, nous rechercherons toujours la transparence, dans toute la mesure compatible avec les contraintes de la protection de notre pays.

Notre vigilance doit d'abord s'exercer sur la sécurité du transport aérien. Cela nécessite des mesures au niveau international, puisque le risque peut survenir d'avions de compagnies étrangères comme nationales, en transit comme à destination ou au départ de notre pays.

M. Pierre Lellouche - Nos procédures n'ont pas changé.

M. le Premier ministre - Nous attachons donc une importance particulière à la concertation qui s'est engagée dans le cadre de l'Organisation de l'avion civile internationale, en vue de renforcer les obligations des Etats en matière de sûreté et d'adapter les normes aux menaces nouvelles. Dans ce domaine de la lutte antiterroriste comme dans les autres, l'harmonisation européenne est essentielle. Le conseil des ministres des transports auquel a participé Jean-Claude Gayssot, s'est réuni le 14 septembre dernier à Bruxelles. Il a notamment décidé de renforcer l'expertise et la coordination au sein de la conférence européenne de l'aviation civile, qui réunit 38 Etats.

M. Jean-Pierre Soisson - Il n'a rien dit ! (Protestations sur les bancs du groupe socialiste)

M. le Premier ministre - Pour sa part, le Gouvernement est résolu à mettre en place, aussi rapidement que possible, en complément de Vigipirate, une première série de mesures nationales renforçant très sensiblement la sécurité pour les avions circulant dans notre espace aérien.

M. Pierre Lellouche - Il est temps !

M. le Premier ministre - Le contrôle des accès aux zones aéroportuaires est d'ores et déjà renforcé et va l'être davantage, pour les personnels qui y travaillent, les passagers, les bagages et le fret, pour l'aviation d'affaires comme pour l'aviation de ligne. Afin d'assurer la sécurité à bord des avions eux-mêmes, des contrôles de sûreté avant le vol vont être systématisés, la présence de personnels de sécurité en vol sera encouragée et l'étude de dispositifs de contrôle de l'accès au poste de pilotage va être accélérée (Murmures sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

La défense aérienne a été renforcée et adaptée à la situation nouvelle. La coopération avec nos alliés les plus proches a été resserrée en matière de veille et de surveillance de l'espace aérien. Des détachements permanents de liaison ont été placés au sein des centres militaires alliés et au sein des centres civils français de contrôle de la navigation aérienne. Le nombre d'avions de chasse en alerte de décollage immédiat est passé de quatre à dix appareils répartis sur cinq terrains (« Ah ! »sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

Mesdames et Messieurs les députés, si vous ne voulez pas d'informations précises, n'en demandez pas au Gouvernement ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, sur quelques bancs du groupe communiste et du groupe RCV).

L'armée de l'air est en mesure d'intercepter rapidement un avion au comportement anormal, pour procéder à des vérifications et si nécessaire prendre des mesures de contrainte. En outre, des dispositifs de défense aérienne au sol peuvent être déployés autour de certains sites qui apparaîtraient de nature à constituer des cibles présentant des risques particuliers.

Certaines des mesures prises pour le transport aérien pourront être étendues à des transports ferroviaires ou maritimes très sensibles. Les préfets maritimes ont d'ores et déjà pris des mesures pour que les atterrages fassent l'objet d'une surveillance accrue des navires marchands, en particulier ceux transportant des produits dangereux.

Les risques d'une action terroriste de nature bactériologique ou chimique sont souvent évoqués. Face à ce type de menaces, le Gouvernement a élaboré un plan d'urgence, qu'il souhaite coordonner avec nos partenaires européens.

Même si le nombre de substances chimiques ou d'agents bactériens ou viraux qui peuvent être hypothétiquement utilisés complique la mise en place de dispositifs spécifiques de prévention et de protection, le Gouvernement a engagé une remise à niveau accélérée de nos moyens de détection et de réaction.

Dans l'immédiat, le Gouvernement vient d'approuver le plan BIOTOX qui définit les principes de la lutte contre le risque biologique. Les moyens d'analyse et de détection des attaques contre l'air ou l'eau seront renforcés. Les capacités de décontamination seront accrues. Les laboratoires seront mobilisés pour produire les antidotes, lorsqu'ils sont connus (Interruptions sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

Face au risque d'attaques par des agents infectieux vis-à-vis desquels il n'existe pas ou plus de vaccin, il faut à la fois encourager la recherche française à trouver de nouveaux moyens de prévention adaptés et développer les thérapeutiques curatives. Nous souhaitons que cette recherche s'insère dans un cadre européen et international.

M. Pierre Lellouche - Ce n'est pas sérieux.

M. le Premier ministre - Dans ce domaine où le risque pour la santé publique ne peut être borné par une frontière, il est en effet essentiel que les mesures soient harmonisées au niveau européen, ainsi qu'au niveau international dans le cadre de l'Organisation mondiale de la santé.

Il nous faut également veiller, en cette période de risque accru, à renforcer les dispositions légales de nature à prévenir et combattre plus efficacement les menées du terrorisme. A cette fin, le Parlement devrait être saisi, sous des formes répondant à l'urgence, de dispositions législatives.

Ces dispositions viseront notamment plusieurs objectifs : réaliser des visites de véhicules, sur réquisition du parquet, lorsque ces visites sont nécessaires pour rechercher et poursuivre certaines infractions en matière de terrorisme (Exclamations sur les bancs du groupe DL et du groupe du RPR) ; mener des perquisitions dans le cadre d'enquêtes préliminaires, pour des infractions relatives au terrorisme, sur autorisation du juge des libertés saisi par le parquet (Mêmes mouvements) ; faire procéder, par des agents de sécurité préalablement agréés, à des contrôles de sécurité, pour l'accès aux zones aéroportuaires ou portuaires, ou en tout lieu accessible au public, en cas de menace grave sur la sécurité publique ; donner aux juges les moyens de contrer plus efficacement l'utilisation à des fins criminelles des nouvelles technologies de la communication.

Ces dispositions, justifiées par la lutte contre le terrorisme, seront proposées au Parlement pour une période déterminée liée aux circonstances actuelles (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Pierre Lellouche - Avec cela, Ben Laden va trembler !

M. le Premier ministre - Tout est fait pour assurer la sécurité de nos concitoyens (Interruptions sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL) et préparer la contribution de la France à la lutte contre le terrorisme international. Cette mobilisation doit avoir pour corollaire notre sérénité et notre cohésion nationale.

Cette cohésion repose sur le respect mutuel. A cet égard, les propos ou les comportements hostiles à l'Islam sont dangereux et profondément inacceptables (Applaudissements sur tous les bancs). J'observe d'ailleurs que toutes les autorités religieuses, en particulier dans notre pays, se sont élevées avec force non seulement contre les attentats mais aussi contre les attitudes menaçantes à l'égard des musulmans, dont ils seraient le prétexte. Je l'affirme solennellement : aucun acte hostile à l'égard des musulmans ne sera toléré dans notre pays. Les actes d'inspiration raciste, antisémite ou les comportements discriminatoires seront poursuivis (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV, sur plusieurs bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

Dans le même esprit de mobilisation, nous devons nous refuser à céder au fatalisme du ralentissement économique. Nos atouts sont intacts (Murmures sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). L'inflation est en recul, nos entreprises sont en bonne situation financière (Rires et exclamations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL), la consommation est soutenue, nos déficits publics ont été réduits (Vives protestations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Nous possédons les ressorts nécessaires pour surmonter les épreuves de l'heure. Chacun, qu'il soit chef d'entreprise, investisseur, consommateur, doit se sentir concerné par la réponse qu'il convient d'apporter au terrorisme. Sachons faire la preuve, collectivement, de notre sens des responsabilités, de notre solidarité d'acteurs économiques (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Pour sa part, le Gouvernement est pleinement mobilisé. Il montre sa réactivité en matière de politique de l'emploi, comme la ministre de l'emploi l'a montrée hier, en redéployant très rapidement des moyens budgétaires (Interruptions sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Il est également déterminé à s'engager en faveur des secteurs d'activité qui seraient directement touchés par les conséquences des attentats du 11 septembre. Nous y travaillons, avec le ministre des finances. Le projet de budget que nous proposons à la représentation nationale pour l'année 2002 sert la croissance. Il poursuit la baisse des impôts, tant pour les ménages que pour les entreprises, et assure ainsi le soutien de la consommation et de l'investissement (Protestations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

Mais je ne doute pas, Mesdames et Messieurs, que nous puissions aussi compter sur vos propositions ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste ; « Oui ! » sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Nos concitoyens se posent la question : avec qui sera-t-il préférable d'affronter une situation difficile ? Voilà qui va favoriser une saine émulation (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, sur quelques bancs du groupe communiste et du groupe RCV).

En tout cas, nous serons prêts, si nécessaire, à aller plus loin, pour maintenir l'économie française sur le chemin de la croissance et de la baisse du chômage. Nous le ferons avec le souci de la rapidité et de l'efficacité. Nous le ferons aussi en concertation avec nos partenaires européens, pour démontrer ensemble que, sans remettre en cause nos engagements en faveur de la maîtrise budgétaire, nous mettons tout en _uvre pour éviter la spirale du ralentissement.

Dans les circonstances présentes, nous devons veiller plus que jamais à maintenir notre unité nationale autour des valeurs du pacte républicain (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). Ce sont précisément ces valeurs que le terrorisme veut nier en provoquant le chaos, le doute et la division dans nos sociétés démocratiques.

Dans le combat contre le terrorisme, l'attachement à nos principes fondateurs - ceux de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ceux de notre devise républicaine - constitue notre plus grande force.

Au-delà de nos différences et dans notre diversité, je sais que cette conviction-là au moins nous est commune (Mesdames et Messieurs les membres du groupe socialiste et plusieurs membres du groupe RCV se lèvent et applaudissent ; applaudissements sur plusieurs bancs du groupe communiste).

M. Robert Hue - Le 11 septembre dernier, deux heures après avoir eu connaissance des effroyables attaques terroristes commises sur le sol des Etats-Unis, je disais, dans un court message au Président de la République et à vous, Monsieur le Premier ministre, l'intense émotion des communistes, leur entière solidarité avec le peuple américain, et je soulignais combien, à mes yeux, la situation créée par ces actes meurtriers allait exiger fermeté, sang-froid et sens des responsabilités de la part des dirigeants de tous les Etats.

La France a incontestablement témoigné de ces qualités. Elle a ainsi, en convergence avec d'autres pays d'Europe et d'autres continents, notamment de cet Orient qui nous est si proche, contribué à ce que les réactions à la crise restent maîtrisées. J'ai la conviction que nos concitoyens et, au-delà, l'opinion publique internationale en éprouvent soulagement et satisfaction. Tout le monde a craint qu'à l'horreur du terrorisme réponde un usage immédiat et sans discernement de la force, ajoutant la violence à la violence, jusqu'à une durable et dangereuse montée des tensions internationales. Et à vrai dire, ce risque demeure.

Or, c'est ce qu'il faut éviter absolument, sous peine de tomber dans le piège tendu par les commanditaires des actes barbares qui ont cruellement frappé les Etats-Unis.

Oui, le terrorisme et les idéologues totalitaires qui le soutiennent sous toutes ses formes, sont un poison mortel pour la démocratie, la paix, l'idée même de progrès humain. D'abord parce qu'il s'en prend aveuglément, avec un cynisme absolu, à des innocents. Et aussi parce qu'il manipule les frustrations et les malheurs des peuples, pour servir non pas le règlement des problèmes qui les assaillent, mais des objectifs exactement contraires aux causes qu'il prétend défendre. Enfin, parce qu'il s'appuie sur une idéologie obscurantiste et liberticide, sans rapport avec l'esprit de l'Islam et sa pratique par des centaines de millions de musulmans à travers le monde.

Il faut donc éradiquer le terrorisme, c'est-à-dire le mettre hors d'état de nuire partout où ses réseaux actifs ou « dormants » sont repérés. Partout, y compris dans les capitales et les grandes villes occidentales qui abritent bon nombre de ses « théoriciens » - et même de ses « activistes » plus ou moins clandestins - comme l'opinion publique le découvre chaque jour avec stupéfaction, à la faveur des enquêtes conduites ces dernières semaines en Grande-Bretagne, en Espagne, en Belgique, en Allemagne, en France... et jusqu'aux Etats-Unis. Une stupéfaction d'autant plus grande quand il apparaît que bon nombre de ceux qui sont interpellés aujourd'hui avaient jusqu'alors « pignon sur rue ».

Ce travail d'investigation doit être poursuivi sans relâche afin de remettre à la justice tous ceux, instigateurs et complices, qui prônent l'action terroriste, où qu'ils se trouvent.

Cet effort sera de longue haleine. Il requerra ténacité et intense coopération internationale, tant la densité et la complexité des réseaux font apparaître les liens étroits que le terrorisme entretient avec les milieux mafieux, avec certains milieux des affaires, de la grande finance internationale, et aussi avec les deux grands commerces internationaux de la drogue et des armes.

Il est beaucoup question, depuis le 11 septembre, de la fortune considérable de Ben Laden et des sommes colossales qui convergent vers les réseaux terroristes. A juste titre, les « paradis fiscaux » sont présentés comme des « plaques tournantes » du financement de leurs activités criminelles.

Il faut bien le reconnaître : ce constat n'est pas nouveau. Beaucoup l'ont établi depuis longtemps, sans cependant qu'il en soit tiré les enseignements pratiques. Souvent, même, il a été rétorqué à ceux - nous en étions - qui dénonçaient le rôle de ces paradis fiscaux dans les trafics en tous genres et le blanchiment d'argent, qu'il n'était ni possible ni souhaitable de s'en prendre à leur statut. L'impérieuse obligation qui nous est faite aujourd'hui de démanteler les circuits financiers qui nourrissent le terrorisme a pour corollaire de mettre, enfin, un terme aux pratiques illégales qu'ils abritent.

Je forme le v_u qu'il en soit bien ainsi. Si les intentions affichées aujourd'hui n'étaient pas suivies d'effet, on pourrait craindre, dans un avenir proche, de nouvelles et très graves flambées de terrorisme. Dire cela n'est nullement jouer les Cassandre : c'est simplement souligner la profondeur du problème qui nous est posé, et donc la détermination et l'esprit de suite qu'exige la lutte contre toutes les dimensions du terrorisme. Or je ne veux pas le dissimuler : il y a encore de fortes raisons de douter de la réalité des efforts entrepris pour briser les réseaux financiers qui le soutiennent.

De ce point de vue, je ne peux que me féliciter de l'adoption par le Conseil de sécurité de la résolution 1373, qui porte précisément sur les aspects financiers de ce combat, tout comme de la proposition française d'instaurer un organisme de suivi de son application. En outre, on ne peut que souhaiter que soit accélérée la ratification des conventions de l'ONU sur le terrorisme, et tout particulièrement par les Etats-Unis et les Etats européens.

Il y a, enfin, une troisième dimension à la réalité du terrorisme. Il s'est efforcé, ces dernières années, d'entraîner des Etats dans son sillage. Si ces tentatives ont été nombreuses, elles n'ont généralement pas été couronnées de succès, car les peuples concernés et parfois leurs dirigeants, n'ont pas voulu se laisser conduire là où le voulaient les terroristes et leurs inspirateurs.

L'Afghanistan fait-il exception ? Méfions-nous des représentations simplistes. La domination des taliban est sans doute plus fragile qu'on le dit. En tout cas le peuple afghan ne peut certainement pas être tenu pour complice de ce terrorisme : il en est au contraire la victime tragique.

Faut-il porter la guerre en Afghanistan, au risque de frapper, avec les terroristes, tout un peuple qui n'a aucune responsabilité dans les événements du 11 septembre ? Je me réjouis de constater qu'au sein même du peuple américain des voix s'élèvent pour dire leur réserve à l'égard de toute attitude dictée par « l'esprit de l'Ouest ». Et ce n'est sans doute pas sans rapport avec les « modulations » successives apportées par George W. Bush à son discours ces derniers jours...

J'ajoute - et j'y insiste - que la communauté internationale a plus que jamais le double devoir d'aider les Etats-Unis à définir une riposte appropriée et d'apporter une aide d'urgence aux réfugiés et au peuple afghans, menacés d'une véritable catastrophe alimentaire et sanitaire.

Les « modulations » que j'évoquais à l'instant vont cependant de pair avec le déploiement des forces militaires américaines dans cette région du monde, et avec des déclarations bellicistes dont on souhaiterait qu'elles soient seulement à usage médiatique... Mais on ne peut exclure que les Etats-Unis se préparent à des opérations militaires « lourdes » aux conséquences imprévisibles. Nous y serions pour notre part opposés et, a fortiori, opposés à ce que la France y participe d'une façon ou d'une autre (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe communiste). Cette opposition ne relève en rien d'un antiaméricanisme primaire : elle est dictée à la fois par des raisons humanitaires, par la volonté d'éviter de nouvelles tensions régionales et internationales, et par le souci de ne pas voir l'Amérique se lancer une nouvelle fois dans une aventure qui lui serait finalement dommageable. Pour une victime innocente, il est malheureusement à craindre qu'il ne manquera pas de volontaires pour emboîter le pas aux fanatiques !

Je plaide pour la suprématie de la concertation internationale et de la politique sur la stratégie de recours à la force brutale, sur l'esprit de vengeance.

C'est pourquoi j'ai proposé, dès le 15 septembre, que notre pays mette toute son autorité au service d'une action internationale concertée contre le terrorisme. Comment concevoir une telle action, si ce n'est sous l'égide de l'ONU, et en incluant en même temps les dimensions économiques, financières, diplomatiques et, le cas échéant, militaires ?

C'est du respect et de la promotion du droit international qu'il nous faut être exclusivement préoccupés. Les idées de combat du « bien contre le mal » ne peuvent que tirer le monde et la civilisation en arrière. Nous avons même entendu prononcer le mot de « croisade ». Cette conception des rapports internationaux, dangereuse dans ses présupposés et son archaïsme, ne ferait qu'entériner le règne de la force comme moyen de régler les problèmes internationaux. Or c'est au contraire l'affirmation du droit face à la barbarie du terrorisme, de la justice face à la violence, de la démocratie face au cynisme des rapports de force dont nous avons besoin, dont l'humanité a besoin, en ce moment.

Je persiste par conséquent, au nom du groupe communiste, à souhaiter que notre pays agisse afin que toute action qui serait entreprise respecte l'esprit et la lettre de la charte de Nations unies, et ne puisse être décidée que dans le cadre du Conseil de sécurité. Vous avez déclaré, Monsieur le Premier ministre, que le Parlement serait consulté, et c'est le bon sens même, mais nous demandons que, cette fois, il le soit en amont, et ait un vrai pouvoir de décision (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe communiste).

Permettez-moi de citer le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, parlant devant l'assemblée générale de l'ONU : « Nous devons répondre d'une manière qui renforce la paix et la sécurité internationales en consolidant les liens qui unissent les nations, et non pas en les soumettant à de nouvelles tensions... Nous devons riposter en réaffirmant les principes du droit au niveau international aussi bien que national »...

Oui, j'y insiste : toute transgression du droit ne pourrait que fragiliser la stabilité internationale. Je sais les autorités françaises attentives au respect des normes internationales, mais nous sommes dans un moment d'incertitude, où la tentation est grande pour les Américains et leur Président de répondre à l'humiliation subie par l'affirmation de la puissance, notamment militaire.

Grande est la responsabilité de la France, de l'Europe, pour éviter que la nécessaire punition des criminels n'enclenche une réaction qu'on ne pourrait plus maîtriser. Et, à la différence de 1991, cette fois l'Europe peut jouer un rôle positif pour parvenir à une solution conforme au droit, en ne confondant pas coopération et alignement et en prenant des initiatives propres envers les pays arabes et musulmans, en particulier pour le règlement du conflit israélo-palestinien.

Il ne sera possible d'extirper partout les germes du terrorisme qu'en engageant aussi une action résolue pour instaurer d'autres rapports dans le monde.

Je pense à une reprise dynamique du dialogue euro-méditerranéen, sur l'ensemble des problèmes sociaux, économiques, politiques et de sécurité.

Nous savons bien le sort que subit la majorité de l'humanité. Selon le rapport mondial de l'ONU sur le développement humain, en 2001 2,8 milliards d'individus vivent avec moins de 2 dollars par jour ; près de un milliard sont sous-alimentés ; plus de 300 millions de jeunes ne sont pas scolarisés à cause de la pauvreté.

C'est à la violence et aux injustices intolérables engendrées par l'actuelle mondialisation sous l'égide du capitalisme financier qu'il faut s'attaquer.

L'avenir de la civilisation en dépend. Dire cela, c'est souligner l'irresponsabilité politique de ceux qui parlent d'un « choc des civilisations », celle de l'Occident étant réputée supérieure à une autre. De tels propos tenus par un chef de gouvernement européen sont non seulement imbéciles, mais gravissimes et dangereux (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe socialiste). Ce sont ceux des tenants d'une mondialisation où le marché et la finance sont les valeurs suprêmes.

Nous leur opposons le dialogue, l'égale dignité de chaque être et de chaque culture. Il faut condamner toute assimilation entre l'Islam et les idéologies intégristes qui s'en réclament, mais sont la négation même de son message spirituel et éthique.

Oui, la politique, le droit doivent l'emporter sur une justice expéditive qui serait une régression et accroîtrait le malheur des peuples.

Le parti communiste sera attentif à ce qu'il en soit bien ainsi. Et sans doute faudra-t-il l'être sans relâche pendant encore une longue période. Je me réjouis qu'une large partie de l'opinion française et internationale exprime une sensibilité identique.

Dans l'immédiat, la France doit s'engager dans une lutte sans concession contre le terrorisme, ceux qui l'encouragent, les idéologies qui le fondent. Cela signifie le refus de l'implication dans une riposte guerrière, inadaptée ; dans toute action qui serait décidée hors du droit international et de l'ONU. Je le dis solennellement : à une pareille aventure notre opposition sera totale. Mais je veux croire que personne, dans cette assemblée, ne songera à nous la proposer.

Sur la durée, il faut substituer aux logiques désastreuses d'une mondialisation ultralibérale une stratégie de codéveloppement. L'Europe, la France ont un rôle immense à jouer pour faire prévaloir cette approche nouvelle, notamment en direction des pays du Sud.

Chez nous également, c'est de la justice, de la reconnaissance des droits et de la citoyenneté que peut naître la sécurité.

La violence des attentats, les incertitudes de la conjoncture inquiètent nos concitoyens. Y répondre exige les moyens de sécurité appropriés, mais pas seulement, ni même principalement : il faut extirper tout ce qui produit l'insécurité, celle de l'emploi, de la formation, de la vie en société, de la santé, de l'environnement.

Il y a beaucoup à faire. Mais l'heure n'est pas au repli sur les vieilles recettes (Rires sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL), mais à la créativité qui exige l'épanouissement de la citoyenneté (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et sur plusieurs bancs du groupe socialiste).

M. Valéry Giscard d'Estaing - Ce n'est pas à proprement parler d'un débat qu'il s'agit aujourd'hui, mais plutôt de l'expression d'une attitude commune à la quasi-totalité d'entre nous, devant la violence terroriste qui a frappé la ville de New York - violence incroyable dont nous gardons en mémoire l'image de l'avion tournant sur son aile avant de s'écraser sur la tour, celle des hommes et des femmes se jetant dans le vide, et flottant dans l'espace avant de s'écraser.

Cette horreur appelait une manifestation immédiate et unanime de solidarité, sans réserve ni arrière-pensée, vis-à-vis du peuple américain, atteint pour la première fois sur son sol, et comme frappé de stupeur. Elle lui a été exprimée de manière parfaite par le Président de la République sur place, puis par le Premier ministre. Le groupe de l'UDF s'y joint, avec émotion et affection.

Ces événements, il nous faut les garder en mémoire, d'autant que la tragique explosion de Toulouse est venue nous rappeler la gravité des risques qui pèsent sur notre société.

La solidarité de l'émotion doit se prolonger par la solidarité dans l'action.

Dans le climat émotionnel qui a suivi ces attentats, on a parlé de guerre. Mais il n'y aura ni choc frontal entre deux armées, ni lutte entre deux groupes de nations.

A utiliser un mot inadapté, on risque de troubler l'opinion. On ne peut pas exclure une guerre s'il était avéré que des Etats étaient impliqués dans la préparation de ces attentats. Mais aujourd'hui faire référence à la guerre revient à tomber dans le piège tendu par les terroristes. C'est pourquoi, pour ma part, je l'éviterai (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UDF).

Le but de l'action en cours est d'identifier et de détruire les réseaux terroristes, d'une manière qui leur interdise de renouveler leurs attentats, quelle que soit la future technique employée, qui sera sans doute différente.

Ceci implique l'éradication de leurs soutiens logistiques, y compris les groupes ou les organisations qui leur fournissent leur protection, leurs sites d'entraînement, et leurs ressources financières. Pour atteindre ces objectifs, des opérations terrestres ponctuelles en Afghanistan seront inévitables. Il ne faut pas s'étonner du délai et du secret exigés par leur préparation, car les difficultés du terrain sont considérables, et les bases de départ relativement éloignées.

Mais souvenons-nous que le 24 décembre 1979, l'intervention des parachutistes soviétiques à Kaboul, à la demande du gouvernement communiste de l'Afghanistan d'alors, devait rapidement s'enliser et contribuer à l'affaiblissement de l'Union soviétique.

Aussi, même s'il est judicieux pour les Etats-Unis de vouloir s'assurer le soutien préalable de fractions de l'opposition afghane, faut-il souhaiter à nos alliés de se contenter d'une mission de courte durée sur le sol de l'Afghanistan, et de se retirer après que les réseaux d'Oussama Ben Laden auront été effectivement détruits, sans chercher à résoudre les problèmes internes de l'Afghanistan, qui doivent être laissés aux organisations humanitaires et internationales.

Affirmons-le sans ambiguïté, la France doit être solidaire de cette action.

Pour des raisons pratiques, il semble que sa participation active ne soit pas sollicitée. Elle dispose cependant de moyens militaires spécialisés d'excellente qualité. S'il était fait appel à eux, et sous réserve de leur emploi judicieux, notre réponse devrait être positive (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

Vous avez évoqué notre participation navale. A ma connaissance, l'Afghanistan n'est pas un pays côtier (Rires sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et du groupe DL). Surtout, je regrette que la France ne puisse compter que sur un seul porte-avions, c'est-à-dire, compte tenu des délais d'entretien et de réparation, un demi porte-avions ! C'est une lacune à combler dans les meilleurs délais (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

Si les développements de la situation conduisaient à des frappes visant les Etats eux-mêmes et leurs institutions, la France devrait insister pour que celles-ci soient autorisées par le Conseil de sécurité des Nations unies.

Mais la France peut aussi apporter d'autres contributions, et d'abord celle d'accroître la sécurité sur son propre sol.

On découvre maintenant qu'il existait des réseaux terroristes, actifs ou dormants, en France et en Allemagne, et qu'ils ont participé à la préparation d'attentats passés ou futurs. Est-on certain qu'il n'en existe pas d'autres ? Il faut nous donner les moyens de les éliminer.

Ceci suppose de compléter, si nécessaire, notre appareil juridique, comme le Bundesrat vient de le faire, à l'initiative du gouvernement socialiste d'Outre-Rhin, en décidant notamment l'extension de l'incrimination de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et la poursuite des terroristes étrangers réfugiés en Allemagne. Nous attendons de connaître les amendements à la loi sur la sécurité quotidienne que vous nous avez annoncés, Monsieur le Premier ministre (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

Une coordination plus étroite de l'action des services de renseignement et de police doit être recherchée au niveau européen. Une réunion des ministres de l'intérieur de la zone Schengen nous paraît nécessaire pour mettre au point les mesures indispensables en matière de visas, de lutte contre l'immigration clandestine et contre l'abus du droit d'asile.

Il serait judicieux que ces mesures soient prises à l'échelle de l'Europe (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

Puisque vous avez fait allusion, Monsieur le Premier ministre, à l'action commune en matière judiciaire, je rappellerai qu'en 1979...

M. Jean-Pierre Brard - C'est vieux ! (Rires sur les bancs du groupe socialiste)

M. Valéry Giscard d'Estaing - Justement ! En 1979 le gouvernement français de l'époque avait déjà lancé le projet d'un espace judiciaire européen et il avait suscité les protestations indignées de l'opposition d'alors (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et du groupe DL) - j'en tiens les citations à votre disposition !

Mme Odette Grzegrzulka - C'est de la fouille archéologique !

M. Valéry Giscard d'Estaing - C'est bien d'en parler aujourd'hui, Monsieur le Premier ministre, mais pourquoi les progrès ont-ils été aussi lents ? Pourquoi a-t-il fallu attendre une explosion de terrorisme pour les relancer ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR)

Le Gouvernement doit également engager une action en profondeur pour éliminer les zones d'insécurité et de non-loi sur notre territoire (Mêmes mouvements). Car la violence conduit à la radicalisation et la radicalisation est le terreau du terrorisme.

Sur le plan international, l'UDF estime que la France a deux influences à exercer : d'une part, bien séparer la lutte contre le terrorisme fondamentaliste islamique et l'attitude vis-à-vis de l'Islam, d'autre part rechercher activement l'élimination des affrontements qui se poursuivent au Moyen-Orient (« Très bien ! » sur divers bancs).

Les Etats-Unis ont pris conscience, sous l'influence modératrice de Colin Powell, de la nécessité de distinguer entre les violences des fondamentalistes islamiques et l'attitude du monde islamique lui-même. La France et l'Europe partagent cette vue.

Les objectifs des terroristes sont politiques et non religieux. Les bâtiments visés par les aviateurs-suicides ont été les lieux symboliques de la puissance américaine, à Manhattan et au Pentagone, et non des lieux de culte ou des monastères. Leurs références religieuses servent à influencer, à la manière des sectes (« Très bien ! » sur divers bancs), le comportement des malheureux qu'ils recrutent et auxquels ils promettent une récompense dans l'Au-delà. Ils en font des candidats au martyre.

Mais leurs écrits révèlent que l'objectif assigné est strictement politique : combattre la puissance des Etats-Unis et la protection que ceux-ci apportent à l'Etat d'Israël.

Pas plus que les sectes ne représentent nos religions, le terrorisme ne représente l'Islam (Applaudissements sur tous les bancs). N'oublions pas l'apport considérable de l'Islam en matière de culture, d'architecture, d'art et de sciences ; à commencer par les chiffres dont nous nous servons tous les jours !

La France abrite la communauté musulmane la plus nombreuse d'Europe. Poursuivons activement l'intégration des membres de cette communauté qui veulent vivre pacifiquement au sein de la société française, dont ils partagent les valeurs et rappelons fermement aux autres notre règle de laïcité (« Très bien ! » sur les bancs du groupe socialiste) qui autorise la liberté du culte, mais qui interdit la pression religieuse sur la vie civique et sociale (Applaudissements sur tous les bancs). Il n'est pas question d'accepter une telle pression dans notre pays.

Il me reste un sujet sensible à évoquer, celui de la violence au Proche-Orient.

La manière dont je l'aborde aujourd'hui est sans doute différente de ce que j'aurais pu dire hier, en raison des agressions qui se sont produites dans la journée, et je présente mes condoléances aux familles des deux jeunes Israéliennes victimes de ces attaques.

Mais les deux remarques fondamentales restent identiques.

Première remarque, il serait très contradictoire de vouloir mener une politique globale visant à éliminer la terreur dans le monde, tout en se résignant à la poursuite des violences au Proche-Orient (« Très bien ! » sur divers bancs).

Seconde remarque, mes conversations avec certains des principaux responsables, ainsi que la lecture des travaux préparatoires au rapport Mitchell, m'ont convaincu qu'en dehors de deux points - le statut final de Jérusalem et le droit au retour des réfugiés palestiniens - les positions étaient désormais très voisines et ne justifiaient ni la poursuite du terrorisme, ni celle de la violence qui lui répond.

Le moment n'est-il pas venu pour la communauté internationale d'adopter un document reprenant tous les accords déjà signés par les deux parties, depuis Oslo, et de définir, sous la forme d'une résolution des Nations unies, les modalités d'un nouvel « état de paix » au Proche-Orient ? Cette démarche n'aurait de sens que si elle était approuvée par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, dont les Etats-Unis et la Russie.

Après les visites récentes de Renato Ruggiero, de Joshka Fischer et d'Hubert Védrine en Israël et dans les territoires palestiniens, on pourrait imaginer que la France, l'Allemagne, et l'Italie prennent une initiative conjointe à cette fin.

L'établissement de ce nouvel « état de paix » s'accompagnerait de la mise en place de l'Etat palestinien.

Quelle que soit la faiblesse prévisible de ses structures initiales, il est plus facile à un Etat qu'à une organisation politique de respecter ses engagements et d'interdire le recours à toute pratique terroriste. J'ai été heureux d'entendre hier le porte-parole de la Maison Blanche s'exprimer dans le même sens.

M. Jacques Myard - Enfin !

M. Valéry Giscard d'Estaing - Bien sûr une telle démarche n'est pas à l'abri d'un attentat-suicide destiné à la faire dérailler. Mais toutes les précautions pratiques et politiques devraient être prises pour l'empêcher, et pour obtenir, le cas échéant, une réaction commune de la communauté internationale.

Solidarité sans faille avec les Etats-Unis dans la lutte pour l'élimination des réseaux terroristes, distinction affirmée entre les attentats terroristes et la culture de l'Islam, action concertée des Européens pour renforcer la sécurité de notre continent et initiative en vue d'établir un état de paix au Proche-Orient, telles sont les propositions de l'UDF.

Je souhaite qu'elles recueillent ici un large assentiment : dans cette affaire, il ne s'agit pas des partis, mais de la France ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL, du groupe du RPR et sur plusieurs bancs du groupe socialiste et du groupe communiste)

M. Jean-Marc Ayrault - Débattre est un devoir, agir est une force. En période de difficulté, cette dialectique démocratique est exigeante. Il est à votre honneur, Monsieur le Premier ministre de l'avoir respectée. Ce débat essentiel vient à la bonne heure. Il offre l'espace nécessaire entre l'émotion et la prise de décision. Il permettra d'établir les priorités de l'action.

Non, le Parlement n'a pas été un simple spectateur depuis trois semaines. Vous l'avez associé notamment lors de la réunion des commissions des affaires étrangères et de la défense. Vous avez pris l'engagement de le réunir sur l'heure si la France était conduite à s'engager dans une action militaire. A l'initiative de la commission de la défense, une mission d'information sur les conséquences à tirer de ces événements a été constituée. Les autres commissions apporteront également leur éclairage, comme ont commencé à le faire la commission des affaires étrangères et les différentes délégations de l'Assemblée nationale. Tous ces travaux seront une contribution importante à la lutte contre le terrorisme et je ne doute pas que votre gouvernement s'en inspirera.

Nous n'avons pas cédé à la tentation du commentaire hâtif et de la stratégie de salon. Nous avons évité, en de telles circonstances, de propager l'incertitude alors que les Américains cherchent encore la juste réponse à leur terrible drame.

Vous-même, Monsieur le Premier ministre, avez montré l'exemple. Comme de coutume, votre maîtrise et votre sens des responsabilités ont renforcé la cohésion de notre pays (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Alors que les responsabilités apparaissent, nous approuvons la décision de la France, que vous venez de confirmer, de répondre favorablement aux demandes de survol de notre territoire et de coopération navale dans l'Océan indien présentées par les Etats-Unis.

Le totalitarisme, en effet, renaît sous les traits de l'islamisme intégriste. Il n'a plus le visage d'un Etat ou d'une dictature ; il demeure anonyme, mais ses racines - la terreur, le crime de masse, la volonté d'imposer la loi d'un groupe à la multitude - et ses ennemis - l'humanisme, la démocratie et le pluralisme - sont toujours les mêmes. La tragédie américaine est donc la nôtre, non par un quelconque tropisme occidental, mais parce qu'elle atteint toutes les valeurs que nous avons portées ensemble depuis plus de deux siècles.

Ce combat-là n'est pas un choc de civilisations. Le monde musulman est notre ami et notre partenaire. Nos histoires, nos civilisations se sont nourries les unes des autres. Quoi de plus scandaleux alors que d'entendre un dirigeant d'un grand pays européen, affirmer une prétendue suprématie occidentale.

M. Jean-Pierre Brard - C'est un voyou !

M. Jean-Marc Ayrault - C'est faire injure au reste du monde et ruiner tous les efforts de dialogue. Ce n'est pas là, ce ne sera jamais, la voix de l'Europe (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Mme Odette Grzegrzulka - Très bien !

M. Jean-Marc Ayrault - Je ne puis donc qu'approuver, Monsieur le Président de l'Assemblée nationale, votre décision de ne pas recevoir votre homologue du Sénat italien, qui n'a pas désapprouvé ces propos.

Soyons clair : il n'est de visée impérialiste que dans l'esprit de ces terroristes qui se rêvent nouveaux Saladin d'un monde musulman réuni sous leurs bannières sanglantes. Qui donc pourrait comparer un tueur milliardaire avec cette figure de l'histoire qui forçait l'admiration ? Ben Laden n'est pas Saladin, ni Robin des bois, ni Che Guevara. Il est le premier profiteur des injustices de la mondialisation (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). Il a spéculé, trafiqué, thésaurisé. Il promet le paradis à ses kamikazes, mais lui préfère les paradis fiscaux et leurs comptes à numéro (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et quelques bancs du groupe communiste).

M. Jean-Pierre Soisson - Voilà qui est un peu facile ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste)

M. Jean-Marc Ayrault - Son projet a un nom - la purification religieuse - et une forme - le régime des taliban. Il a aussi une réalité : la « clochardisation » de l'Afghanistan, la misère, le tchadri carcéral pour les femmes, la persécution pour les convertis, les incroyants et toutes les formes de laïcité, l'éradication de son histoire, de sa culture et de toute modernité. Ce n'est pas la lutte du cutter contre la bombe atomique, mais celle du droit contre l'obscurantisme absolu... Le régime des taliban est complice et comptable de cette tragédie. Mais une question demeure : existe-t-il des Etats complices ? Eux aussi, s'ils existent, doivent répondre de leurs actes.

Voilà pourquoi nous sommes solidaires des Américains. Voilà pourquoi nous souhaitons que leur riposte légitime soit appropriée à cette seule menace. Elle doit se faire dans le respect du droit international et des Nations unies : « la puissance ne consiste pas à frapper fort et souvent, mais à frapper juste », écrivait Balzac.

N'oublions pas, mes chers collègues, le sort de ces millions d'Afghans menacés par la famine et la guerre. Les représailles doivent les épargner, et il faut d'urgence lever les obstacles pour que l'ONU et les ONG puissent acheminer l'aide dont ce peuple a besoin. Enfin, il faut un plan immédiat pour accueillir et soigner les réfugiés qui affluent aux frontières.

C'est, sur tous ces sujets, la ligne que vous avez toujours défendue, et rappelée aujourd'hui, Monsieur le Premier ministre. Nous sommes loin de la troisième guerre mondiale larvée annoncée par quelques imprudents. Cette épreuve, si tragique fût-elle, ne va pas redessiner instantanément la carte du monde. Puisse-t-elle au moins permettre de redéfinir les liens planétaires. L'Amérique doit réapprendre à coopérer. Une hyperpuissance n'est pas tout, ne peut pas tout. Elle doit repenser certaines de ses alliances et revoir ses modes d'action, qui ont parfois privilégié les buts sur les moyens. On ne soigne pas un mal par le mal.

Mais cette approche ne doit pas nous faire céder au contresens de quelques bons apôtres qui prêchent que l'Amérique et les grandes démocraties payeraient là le tribut de leur volonté hégémonique.

Raccourci simpliste : bien sûr, la misère, les inégalités, les conflits régionaux mal éteints alimentent la radicalité politique ou religieuse. L'Allemagne des années trente nous l'a enseigné depuis longtemps. Mais le régime hitlérien ne s'est jamais soucié de la paix et de la prospérité du monde. Il en va de même pour Ben Laden.

Qu'on ne joue donc pas « les idiots utiles » aux idéologies les plus perverses. Ce sont les démocraties - et elles seules ! - qui aident au développement, pas les dictatures ! Ce sont les démocraties - et elles seules ! - qui défendent les droits des plus faibles, pas les intégristes ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur quelques bancs du groupe communiste)

Ce constat n'épuise pas un devoir essentiel : faire de la mondialisation une vraie chance pour les pauvres. Il n'est pas possible d'accepter que les deux tiers de la population n'aient pas le minimum vital, qu'un conflit de cinquante ans comme celui du Proche-Orient ne trouve pas de solution.

Cet ébranlement offre l'occasion de rechercher une meilleure régulation des échanges, de traiter au fond la question de l'endettement des pays en voie de développement, de bâtir une coopération Nord-Sud plus juste, faute de quoi nous contribuerons involontairement à créer des nouveaux Frankenstein.

Abattre le terrorisme est une tâche immense, difficile, à laquelle la France prend et continuera de prendre toute sa part.

Vous l'avez abondamment souligné, Monsieur le Premier ministre, la réponse ne peut être que multiforme et transnationale. Aucune frappe miracle ne résoudra définitivement le problème. Il faut une coopération dans tous les domaines : la défense, le renseignement, la lutte contre le blanchiment d'argent et les paradis fiscaux, les procédures judiciaires.

Des progrès ont été accomplis par l'Europe, sous l'impulsion de la France. Ce géant, longtemps impuissant, commence à parler d'une même voix. Des procédures communes se mettent en place, comme le mandat d'arrêt européen. C'est peut-être l'occasion d'avancer vers un espace judiciaire commun. Comment comprendre qu'aujourd'hui encore, des partenaires refusent des extraditions de terroristes ? Comment expliquer que les renseignements ne soient pas toujours échangés ?

Il existe aussi, vous l'avez rappelé, cette menace d'un terrorisme chimique et bactériologique. Des mesures de prévention existent, et le Gouvernement les renforce. Mais la meilleure parade reste la détection et le démantèlement des réseaux susceptibles de pourvoir les terroristes.

Il serait cependant désastreux de s'abandonner à l'angoisse. Toutes ces évolutions doivent se produire dans le respect de nos valeurs.

Je voudrais m'arrêter un instant sur un point : la France donne, depuis ces événements, une belle image d'elle-même. A aucun moment elle n'a cédé à la panique. Pourtant, la catastrophe de Toulouse, qui combinait les drames et les interrogations, les signes de ralentissement économique, l'y prédisposaient fortement.

Si la République a gardé sa fermeté d'âme, elle le doit sans doute à la cohésion de l'Etat et à votre sang-froid, Monsieur le Premier ministre (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). Dans votre verbe, dans votre action, qu'elle soit diplomatique, à côté du chef de l'Etat, économique ou dans le domaine de la sécurité, vous avez su rassurer le pays. Des réseaux ont été démantelés, le plan Vigipirate a désamorcé les tensions, l'Etat s'est mobilisé, les opérateurs économiques ont été soutenus. Le renforcement de mesures législatives contre le terrorisme, que vous venez d'annoncer, prouve votre détermination. Ces mesures combinent l'efficacité et le respect de notre droit. Sachez que vous pouvez compter sur l'entier soutien des députés socialistes dans ce domaine, comme dans les autres (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Malgré tout, il en est qui vous reprochent de ne pas anticiper les retombées économiques des événements. Ces bons devins sont ceux qui prédisaient le pire en 1997, et qui se réfèrent aujourd'hui à M. Aznar, qui maintient pourtant ses prévisions de croissance à... 2,9. Ceux-là oublient que l'économie comporte une dimension psychologique, et qu'il n'y a pas de croissance sans confiance.

Mme Odette Grzegrzulka - Absolument !

M. Jean-Marc Ayrault - Prenons les deux termes de l'équation. La France n'est pas en récession : la croissance subit le ralentissement américain mais demeure soutenue. L'inflation est maîtrisée, le prix du pétrole et les taux d'intérêt baissent. On a connu tableau de bord plus alarmant.

C'est vrai, des clignotants se sont allumés, et votre gouvernement n'a pas attendu les cris d'orfraie des pythies pour y porter remède : baisse des impôts pour soutenir la demande, aides aux secteurs touchés par la crise, renforcement de la politique de l'emploi.

Cette méthode est dans le droit fil de votre action : agir plutôt que subir, il n'y a pas d'autre choix, sauf à greffer l'austérité sur l'instabilité.

Mme Odette Grzegrzulka - Très bien !

M. Jean-Marc Ayrault - Votre message, Monsieur le Premier ministre, a le mérite de la clarté et de l'efficacité. Les Français ont compris votre appel au « patriotisme économique ». Nous devons faire front ensemble : Gouvernement, salariés, consommateurs, chefs d'entreprise. Nous avons tous une responsabilité civique en continuant à consommer, à produire, à investir, en limitant le recours aux plans sociaux générateurs de drames humains et d'incertitudes. Le Gouvernement a montré qu'il était prêt à en prendre sa part, en soutenant les secteurs touchés par le ralentissement économique ou en adaptant le passage aux 35 heures pour les PME.

M. Jean-Pierre Soisson - Voilà une bonne forme de patriotisme !

M. Jean-Marc Ayrault - C'est cela, la bonne gouvernance : être plus fort que la crainte, mobiliser les énergies, s'appuyer sur le plus grand nombre. Cette crise révèle une société plus forte et plus solidaire que certains penseurs en chambre ne l'avaient imaginé. Que n'a-t-on pas lu, que n'a-t-on pas entendu sur le risque d'embrasement des cités et d'affrontements communautaires, comme si une fraction des Français était toujours suspectée du fait de ses croyances ou de ses origines (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Défendons la laïcité ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste) Elle nous prémunit des communautarismes. Cessons d'accoler à ces Français le qualificatif de leur confession ou de leur provenance ! Ils ont trop souvent le sentiment d'être à l'écart, ou montrés du doigt. Mais jamais ils n'ont porté atteinte au Pacte républicain. S'ils subissent plus souvent que d'autres le poids des crises sociales, ils n'ont jamais cédé aux sirènes extrémistes.

C'est la plus belle démonstration d'appartenance à la communauté nationale. Nous sommes tous des Français, citoyens à droits et à devoirs égaux. Oui, la République est à tous ! Et jamais les actes isolés de quelques dévoyés ne briseront cette unité ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

Je conclurai par un v_u. Gardons-nous de transformer cette crise en laboratoire de la compétition électorale qui nous attend !

M. Jean-Paul Charié - Qui le fait !

M. Jean-Marc Ayrault - Les statures d'homme d'Etat ne se décrètent pas. Elles se démontrent chaque jour, dans chaque épreuve, dans chaque domaine de la vie.

M. Yves Fromion - Hors sujet !

M. Jean-Marc Ayrault - Ce temps électoral viendra bientôt. Mais aujourd'hui, nous devons lutter contre le terrorisme. C'est ce premier combat qu'il nous faut gagner ensemble (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et quelques bancs du groupe communiste).

M. Edouard Balladur - Lorsqu'en 1989 le mur de Berlin et le bloc soviétique se sont effondrés, chacun a bien compris qu'une époque prenait fin. Chacun a appelé de ses v_ux un nouvel ordre mondial. Cet ordre, nous l'avons attendu en vain. Qu'il suffise d'évoquer la guerre du Golfe, les crises pétrolières et monétaires des années 1990, les conflits renaissants dans les Balkans, la perpétuation de celui du Proche-Orient, sans parler de ceux qui ont déchiré d'autres parties du monde, sans oublier la mondialisation économique que récusaient un nombre croissant d'hommes et d'organisations.

Il y a trois semaines encore, on aurait pu croire qu'à quelques mois d'échéances importantes, les débats de politique intérieure allaient, dans notre pays, occuper le devant de la scène. Ce n'est plus le cas. S'ils passent pour l'instant au second plan, ils se posent aussi en des termes nouveaux. Nous nous trouvons confrontés à une situation mondiale et nationale inattendue, qui nous impose un effort collectif de réflexion et d'imagination.

Il est, dans l'histoire, des dates où le monde ancien fait brutalement place à un monde différent, aux contours encore incertains. C'est le cas du 11 septembre 2001. Ce jour-là, les Etats-Unis, et à travers eux l'ensemble des pays attachés à la liberté et à la tolérance, ont subi une agression cruelle et délibérée. Elle visait les symboles de la puissance économique et militaire américaine, mais pas seulement eux. Tout indique que ses auteurs n'entendent pas borner le champ de leurs activités au seul territoire des Etats-Unis.

Une autre période de l'histoire commence, dans la violence et le désordre. Allons-nous enfin, dans la tourmente que nous traversons, être capables d'imaginer et de faire advenir le nouvel ordre mondial que nous appelions de nos v_ux il y a douze ans ? Nous ne le pourrons que si le crime du 11 septembre est puni, ses auteurs mis hors d'état de nuire, sa répétition empêchée et si l'ensemble de ses conséquences est analysé avec lucidité et courage.

Des questions essentielles se posent à nous : les Etats-Unis et leurs alliés, dont la France qui doit être totalement solidaire d'eux, sauront-ils trouver la riposte adaptée à l'agression terroriste ? L'économie mondiale, déjà en voie de ralentissement, résistera-t-elle au choc qu'elle a subi ? Comment nos sociétés régiront-elles aux menaces intérieures et extérieurs sur leur équilibre ?

La riposte ne peut pas être uniquement militaire.

Les récents événements ont révélé brutalement l'ampleur des changements dont nous ne voulions pas tous convenir. La mondialisation, tellement décriée mais inéluctable, n'est pas seulement économique, financière, commerciale. Elle est aussi politique et militaire. C'est un fait irréversible. Aucun pays ne peut faire face seul, pas plus au risque économique qu'au risque militaire, les Etats-Unis eux-mêmes ont besoin du concours des autres. C'est pourquoi la mondialisation doit être organisée et l'action économique, mais aussi politique et militaire coordonnée pour abattre le terrorisme. Le cloisonnement national n'a plus de sens.

La mondialisation elle-même que combattent les terroristes facilite leur action. Ils profitent en effet de la rapidité des transports et des communications, du progrès technique, en particulier de l'ubiquité - je reprends votre propre terme, Monsieur le Premier ministre - et de l'instantanéité que permettent les nouvelles technologies. C'est dire l'ampleur du défi.

En pareille occurrence, l'attitude de notre pays et des pouvoirs publics, dont je me réjouis qu'ils aient témoigné d'une grande cohérence dans l'épreuve, est parfaitement claire. Instantanément, la France a agi de façon positive en se déclarant solidaire des Etats-Unis, en acceptant que l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord soit invoqué et que l'article 51 de la charte des Nations unies sur la légitime défense reçoive application ; le Président de la République s'est rendu à Washington et à New York ; en liaison avec lui, le Premier ministre et le Gouvernement ont veillé à mettre nos forces en état d'alerte, de façon qu'elles puissent répondre à d'éventuelles sollicitations ; la France - seule avec les Etats-Unis à l'avoir fait avant même que le Conseil de sécurité des Nations unies ne le demande - a pris les mesures nécessaires au contrôle des avoirs financiers des terroristes.

Reste la question concrète : quel doit être le type de riposte et comment nous y associer ? Je me félicite, Monsieur le Premier ministre, que dans ces circonstances graves, vous ayez, en plein accord avec le chef de l'Etat, choisi d'informer la représentation nationale et de l'entendre. J'y vois la confirmation du prix que nous devons plus que jamais attacher au fonctionnement régulier de nos institutions démocratiques.

S'agissant du concours militaire à apporter aux Etats-Unis, la France, compte tenu de ses moyens d'intervention, peut répondre aux demandes qui lui sont adressées. Elle vient de le faire dans divers domaines, vous l'avez indiqué dans votre intervention, Monsieur le Premier ministre. Lors du débat budgétaire, nous vérifierons que les moyens correspondent bien aux besoins et pourrons être amenés, le cas échéant, à vous demander de les augmenter. Une responsabilité particulière peut donc peser sur notre pays. Son concours devra être adapté à ce qui lui sera demandé, comme à la nature des opérations. En pareil cas les objectifs et les moyens à mettre en _uvre devront faire l'objet entre les Etats-Unis et la France d'une concertation préalable approfondie. Tout en gardant donc notre liberté d'appréciation, nous sommes prêts à nous associer à une riposte dont nous estimons a priori qu'elle doit être proportionnée et éviter d'aboutir, pour les populations civiles, à un désastre humanitaire.

Comme elle l'a déjà montré lors de la crise de Berlin ou de celle de Cuba, au temps du général de Gaulle, la France est un allié parfois incommode ou exigeant, mais elle est, et les Etats-Unis le savent, un allié qui sait prendre ses responsabilités.

La lutte contre le terrorisme international ou intérieur, qui dispose de moyens sans aucune mesure avec ceux auxquels il pouvait recourir il y a encore vingt ans, ne sera ni simple, ni rapide, ni facile. L'effort devra être sans cesse recommencé ? Qu'il exerce ses ravages sur notre territoire ou sur celui d'autres pays, le terrorisme restera la tentation permanente des groupes qui se réclament d'idéologies fanatiques et simplificatrices, et ce d'autant plus qu'ils bénéficieraient du soutien de certains Etats. Tant qu'il subsistera, chez nous ou ailleurs, des exclus et des humiliés, tous ceux qui ne voient d'issue dans la violence ou ont intérêt au désordre s'efforceront de persuader ces malheureux que nous sommes les responsables de leur infortune.

Nous devons aider ces exclus, plus que nous ne l'avons fait jusqu'à présent, pour qu'ils accèdent au progrès et bénéficient de la justice. La meilleure façon de défendre la mondialisation, c'est de montrer que le progrès qu'elle permet profite à tous.

Notre combat contre le terrorisme n'est un combat contre aucune religion, contre aucune race, contre aucune culture ; ce n'est pas, et les dirigeants européens l'ont rappelé avec force lors de leur réunion extraordinaire du 21 septembre dernier, un combat des riches contre les pauvres, du Nord contre le Sud, d'une civilisation contre une autre. N'hésitons pas à le dire, c'est un combat pour la civilisation elle-même.

M. Pierre Lellouche - Très bien !

M. Edouard Balladur - Les hommes sont égaux en dignité, sans distinction de sexe, de race ni de conviction philosophique ou religieuse. Ils sont tous nés pour être libres. Tels sont les principes à valeur universelle auxquels nous croyons. Preuve en est que notre combat se fonde sur la charte des Nations unies et la déclaration universelle des droits de l'homme. C'est un combat du monde entier pour la liberté et contre le terrorisme. Nous nous réjouissons de voir l'Organisation des Nations unies y prendre toute sa place.

Cette lutte ne doit pas se limiter à une riposte militaire ou économique. Il faut supprimer autant qu'il est possible les prétextes que le terrorisme utilise pour entretenir le fanatisme. Cela impose aux pouvoirs publics de prendre, dans notre pays même toutes les mesures nécessaires pour que tous ceux qui y résident soient assurés du respect et de la considération qui leur sont dus. Ils ont droit à la protection de la loi. Nul ne doit se sentir menacé en raison de ses croyances, dès lors qu'il respecte les prescriptions de notre droit. Il y va de notre conception de l'homme, de sa dignité, de la liberté, de notre attachement à la tolérance et aux principes universels de la démocratie (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR).

Il faut aussi supprimer le plus qu'il est possible les zones de tension qui existent dans le monde, aussi bien en Europe qu'ailleurs.

Au Proche-Orient, par exemple, nous devons tout faire pour que soit instaurée une paix durable sur la base des résolutions de l'ONU. Qu'il soit bien clair qu'il ne s'agit pas, pour moi, de voir au drame que nous vivons une cause unique. Notre diplomatie doit agir dans toutes les directions, mais celle-là, à coup sûr, en est une ; ni la communauté internationale dans son ensemble, ni notre pays, dont la voix est entendue mieux que d'autres dans cette partie du monde, ne doivent hésiter à peser de tout leur poids. Nous pouvons aboutir à un résultat décisif, moins difficilement peut-être que vous le croyez.

Seconde question : quelle réponse apporter aux conséquences, notamment économiques, de l'agression terroriste du 11 septembre ?

Je m'étais demandé, en préparant mon discours, si ce n'était pas là pénétrer dans le domaine de la politique intérieure. Monsieur le Premier ministre, vous m'avez, si j'ose dire, libéré (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

M. le Premier ministre - J'y avais veillé...

M. Edouard Balladur - Dans les heures difficiles que nous traversons, je me réjouis de l'image qu'ont donnée les pouvoirs publics, image faite d'esprit de responsabilité (Applaudissements sur quelques bancs du groupe socialiste). Ils ont su, dans une situation institutionnelle qui n'est pas des plus commodes - j'en parle d'expérience - (Sourires) montrer que l'intérêt national l'emportait sur toute autre considération. Je souhaite que ce climat favorable à l'influence de la France soit préservé (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

Je disais en commençant que la crise internationale nous obligeait à un effort de réflexion. Nombre de problèmes ne se posent plus comme il y a encore quelques mois. Un certain nombre de débats se présentent autrement. C'est ce qui me permet, Monsieur le Premier ministre, de les évoquer brièvement, car ils sont d'ores et déjà présents dans tous les esprits.

Tout d'abord, notre système économique et social. Pour résister à la tourmente, nous avons tous, et la France en particulier, besoin d'être plus forts en procédant aux réformes indispensables. Cela suppose, dans bien des domaines, des changements difficiles. Comprenons-nous bien, la question n'est pas seulement de savoir comment renouer avec une croissance plus forte, mais de savoir si nos sociétés développées sont en mesure d'offrir à tous les moyens de s'y sentir reconnus et d'y avoir leur place, ce qui conditionne l'avenir même de la démocratie. Nous en reparlerons sans doute au cours du débat budgétaire. Il nous faudra éclairer nos concitoyens sur la nécessité de modifier certaines habitudes, de nous émanciper de certains conformismes.

Nous reparlerons, par exemple, de notre conception de l'Etat. Elle a toujours été, elle est encore et sera toujours au centre du débat démocratique. L'évolution de la politique économique américaine, la nécessité de soutenir la croissance et la consommation rendent indispensable un accroissement du rôle de l'Etat. On peut le penser, et, dans les circonstances actuelles, je le pense aussi. Mais gardons-nous d'en faire une doctrine d'action permanente et agissons avec pragmatisme. Ce que les peuples attendent, c'est un Etat qui les protège mieux. Cela ne remet nullement en cause la nécessité d'une liberté qui ne doit pas être la loi de la jungle. Nous n'avons cessé de réclamer que cette liberté soit bien organisée. Elle doit l'être, aussi bien dans le domaine de la sécurité que dans le domaine économique.

Que l'Etat exerce une fonction générale d'organisation, d'harmonisation de la vie en société, qu'il s'attache à mettre en _uvre la solidarité, qu'il prenne les mesures nécessaires contre les aléas de la conjoncture, nul ne le conteste. Qu'en revanche les événements tragiques que nous traversons servent d'arguments pour justifier des interventions de tous ordres, et pour remettre en cause, sur le plan international, la liberté de la communication et des échanges, qui est la garantie de la croissance sans laquelle les tensions de nos sociétés ne diminueront pas, voilà une vision de l'avenir que nous ne saurions faire nôtre.

Autre débat de l'avenir : notre conception des libertés fondamentales. Pour assurer la sécurité intérieure dans notre pays, nous allons avoir besoin sans doute d'édicter des dispositions nouvelles. Vous venez, Monsieur le Premier ministre, de nous l'annoncer. Cela pose, comme toujours, des questions difficiles. Comment concilier le respect des droits individuels auxquels nous sommes viscéralement attachés et la nécessité de lutter contre la violence ? Mme la Garde des Sceaux et M. le ministre de l'intérieur vont devoir, sous votre arbitrage, nous présenter de nouveaux dispositifs à cet effet. Ce débat de politique intérieure sera aussi un débat de politique internationale. Je me réjouis qu'il se soit déjà ouvert.

Il faudra donner davantage de moyens à la sécurité civile et au renseignement.

Enfin, quelle est la place de la nation dans le monde ? Il faut nous préparer à renouveler nos discussions quelque peu académiques sur l'avenir de l'Europe et de l'Alliance atlantique, sur l'ONU, le rôle du FMI, de l'OMC, du G7 et du G8. Le temps du cloisonnement national est terminé. Cessons de rêver que son retour pourrait de nouveau nous protéger. La répartition des compétences entre les Etats et les organisations internationales ne sera plus la même.

Aussi voit-on bien les changements auxquels nous devrons faire face dans les années qui viennent : poursuivre, au sein de la société française, la libération des énergies qui est la garantie du progrès économique et social ; inventer, avec nos partenaires, une société internationale mieux organisée, capable d'assurer la prospérité et le progrès.

Dans quelle société allons-nous entrer ? Est-ce une société qui va être dominée par la peur, la peur de la technique, la peur du progrès, la peur de l'avenir, la peur de l'autre, ou est-ce une société qui montrera que, grâce à notre lucidité, à notre courage, nous conservons confiance ?

Il nous appartient, comme à d'autres moments de notre histoire, de montrer l'exemple par notre solidarité et notre sens des responsabilités. Je suis convaincu que la France est au nombre des pays qui peuvent proposer aux autres une conception renouvelée de la conciliation entre la liberté et la sécurité, entre la souveraineté nationale et la coopération internationale, entre le dynamisme économique et la justice, dont doivent bénéficier les peuples pauvres.

En somme, il s'agit d'être sûrs de nous-mêmes et de donner à notre pays des raisons d'espérer.

Pour notre part, nous sommes décidés à faire tous nos efforts pour qu'il ait confiance dans son avenir (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF, du groupe DL et sur quelques bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Pierre Chevènement - L'émotion que nous avons tous ressentie ne doit pas nous dispenser de réfléchir. Il est donc bon que le Parlement puisse débattre.

L'ensemble du monde développé, et pas seulement les Etats-Unis, comprend depuis le 11 septembre qu'il est entré dans une ère nouvelle, lourde de périls : affrontements interethniques ou interreligieux, conflits infra-étatiques, repliements communautaristes, exacerbation des intégrismes et des extrémismes, terrorisme, qui est toujours un poison pour la démocratie, en ce qu'il répand la peur, fausse l'ensemble des relations sociales, à commencer par le débat démocratique lui-même, corrompt l'esprit civique, alimente la haine et le racisme.

Bien des illusions, aujourd'hui, se dissipent, dont la croyance en une mondialisation heureuse, qui amènerait la fin de l'Histoire. Le retour de la tragédie marque aussi le retour du politique. On redécouvre la fonction originelle de l'Etat, qui est la protection et la sécurité des citoyens.

La sécurité des Français est la tâche qui doit nous mobiliser en priorité.

Même si, dans un passé récent, nous avons été frappés par un terrorisme régional lié aux maquis algériens du GIA, nous sommes de moins en moins à l'abri des réseaux mondialisés du terrorisme intégriste d'origine wahabite, dont l'épicentre se trouve actuellement entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Arabie Saoudite.

C'est une raison supplémentaire pour ne ménager aucun soutien à la lutte entreprise par les Etats-Unis contre ces réseaux. Ceux-ci doivent être combattus sans défaillance. Leurs camps d'entraînement, particulièrement, en Afghanistan, doivent être éradiqués. C'est une _uvre de salubrité publique.

Force est cependant de reconnaître que la panoplie actuelle des armements et les concepts de défense eux-mêmes - par exemple la théorie du « zéro mort » - ne sont pas adaptés à la lutte contre le terrorisme.

Les sous-marins nucléaires, les porte-avions et leurs avions embarqués ne sont pas les moyens les plus adéquats pour tarir la source de l'intégrisme fanatique dans les milliers de madrassa pakistano-afghanes.

La suppression du service national nous prive de ressources précieuses. Notre armée de terre dont les effectifs ont été réduits de moitié n'est pas faite pour assurer la garde des points sensibles à travers le territoire national. On voit que la réforme des armées a été pensée de manière assez courte. J'observe que le secrétaire d'Etat américain insiste sur la défense du territoire, la préparation aux menaces asymétriques et le besoin de nouveaux concepts de dissuasion.

Il est plus important de renforcer les services de police et le renseignement que d'investir dans des systèmes sophistiqués : le bouclier antimissile, dont le coût est estimé à 100 milliards de dollars, n'aurait été d'aucune utilité contre ces avions kamikazes.

Pour notre défense, il serait bon de mobiliser des crédits importants pour constituer au moins un régiment de réserve par région.

Pour ce qui est de la police nationale, il est nécessaire de recruter et de former des spécialistes du renseignement, de renforcer la DCRG et la DST, mais aussi les moyens de la police judiciaire et de la sécurité civile.

Notre système de lutte centralisé contre le terrorisme a fait maintes fois la preuve de son efficacité. La coopération policière internationale a fait beaucoup de progrès. C'est avant tout une affaire de connaissance mutuelle, de confiance partagée et de volonté politique. Je vous ferai grâce de mes propositions, même si j'estime nécessaire de mettre à profit l'existence du collège européen de police et d'élargir à d'autres pays le système de traitement informatisé d'empreintes digitales Eurodac.

La coopération judiciaire constitue à coup sûr un point faible de la lutte contre le terrorisme, mais là aussi la volonté politique compte plus que les effets d'annonces, comme le montre l'extradition récente de Kamel Daoudi par la Grande-Bretagne - celle de Rachid Ramda se faisant toujours attendre. Essentielle aussi sera la coopération des banques avec la justice et la police : on sait en effet que Ben Laden dispose d'un grand nombre de holdings, de sociétés-écrans, de fondations pseudo-caritatives. Dans le rapport introductif que présentera au GAFI le ministre de l'économie et des finances, pourrait utilement figurer la proposition de lever le secret bancaire dans les paradis fiscaux...

M. Arnaud Montebourg - Très bien !

M. Jean-Pierre Chevènement - Elle figure déjà, avec d'autres, dans le rapport Gravet-Garabiol, remis au ministre de l'intérieur en juin 2000. On imagine les résistances qu'elle peut rencontrer chez des hommes politiques pour qui la libre circulation des capitaux et le secret bancaire étaient articles de foi, mais il est des moments où la foi doit vaciller et la raison se frayer un chemin... (Sourires) Il faut savoir ce que l'on veut : tarir les sources de financement du terrorisme, ou bien protéger petits et grands trafics, cet immense marché planétaire de la transgression des normes, auquel il est étroitement connecté. Si les gouvernements sont impuissants à y mettre de l'ordre, la lutte contre les réseaux terroristes restera superficielle : on arrêtera les exécutants, mais bien plus rarement les commanditaires, qui trouveront toujours de nouveaux exécutants.

Le grand risque du XXIe siècle est celui de l'anomie, de l'absence de règles reconnues et partagées, dans un monde qui juxtapose ethnies, communautarismes, intégrismes religieux dont l'Islam, hélas, n'a pas le monopole - faut-il rappeler que ni Timothy McVeigh ni Baruch Goldstein n'étaient musulmans ? Nous ne combattrons efficacement ce dérèglement, dont le terrorisme est la forme extrême, que si nous savons mobiliser sur nos valeurs, celles de la République et de la Nation, nos concitoyens sans distinction d'origine. De ce point de vue, la politique d'accès à la citoyenneté que j'avais engagée en janvier 1999 reste d'une brûlante actualité : il faut que nos jeunes compatriotes dont les parents ou les grands-parents sont nés outre-Méditerranée, et qui sont particulièrement exposés au chômage, puissent accéder à l'emploi dans les mêmes conditions que les autres jeunes Français (« Très bien ! » sur de nombreux bancs). Hier après-midi, M. Cardo a mis en cause, bien mal à propos...

Mme Odette Grzegrzulka - C'était même scandaleux !

M. Jean-Pierre Chevènement - ... la consultation que j'avais lancée en octobre 1999 en direction des différentes sensibilités de l'Islam en France. L'Islam est, dans notre pays, la deuxième religion, et il faut cesser de la confondre avec l'islamisme...

M. Jean-Pierre Soisson - Ce n'était pas le sens du propos de M. Cardo !

M. Jean-Pierre Chevènement - Je l'ai bien écouté, et ce n'est pas à lui que j'en veux, mais à M. Madelin, qui lui a tenu la plume... (Sourires)

Il convient d'aider l'Islam de France à s'organiser de façon responsable et à prendre place, à l'égal des trois religions traditionnelles, à la table de la République (Applaudissements sur de nombreux bancs). Une « déclaration préalable », cosignée à mon initiative par toutes les tendances de l'Islam de France, affirme solennellement l'attachement de tous ses signataires à la liberté de pensée et de religion, à la laïcité de la République, à l'égalité entre les personnes et à l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe, la religion ou l'appartenance ethnique. Il y a là, me semble-t-il, un encouragement donné à l'Islam tout entier pour qu'il retrouve la tradition de l'Ijtihad, de l'interprétation non littérale des écrits sacrés, et puisse épouser le monde moderne.

Nos concitoyens de tradition musulmane, qui ne sont pas tous pratiquants, sont inquiets. Ils craignent les amalgames hâtifs et se sentent victimes, eux aussi, de ces attentats sauvages dont le but est d'ailleurs de creuser un fossé d'incompréhension et de haine entre les musulmans et les autres. Sachons les rassurer en montrant notre sang-froid et la fermeté de nos convictions républicaines. La République est notre meilleur rempart face au péril de l'anomie. Comment ne pas voir que les réseaux mondialisés du terrorisme se sont développés à la faveur du vide étatique, y compris dans des domaines essentiels où l'absence de règles internationales confine à l'imprévoyance ?

Le choc du 11 septembre a également accéléré le tassement de l'activité économique, qui se profilait à l'horizon depuis plusieurs mois. Là encore, le retour de la puissance publique s'inscrit en filigrane, car la crise actuelle est, plus encore qu'une crise de leadership, une crise de confiance, qui touche aux valeurs et à l'orientation même de nos sociétés. Nous sommes allés trop loin dans la voie de la mondialisation libérale.

M. Yves Fromion - Très bien !

M. Jean-Pierre Chevènement - On ne peut juxtaposer sans risque, sous l'empire de la seule loi du marché, des cultures, des sociétés, des économies, des agricultures aussi différentes que celles qui existent de par le monde. Partout, l'Etat a un rôle régulateur à jouer pour contenir les débordements d'une mondialisation sauvage. On s'étonnera seulement qu'après l'annonce d'une aide aux compagnies aériennes américaines par le Président Bush, Bruxelles ait parlé d'atteinte à la libre concurrence : il y a décidément, de ce côté-ci de l'Atlantique, un sérieux retard à l'allumage, et la même remarque vaut d'ailleurs pour la BCE, dont la politique n'est pas à la hauteur, alors que la Réserve fédérale américaine en est à sa neuvième baisse des taux depuis le début de l'année ! Le maintien strict du pacte de stabilité budgétaire empêche par ailleurs toute vraie politique contracyclique au niveau européen. C'est d'une autre Europe que nous avons besoin. Pourquoi ne pas relancer, par exemple, le programme de grands travaux arrêté - à tous les sens du terme - à Essen en 1994 ?

J'en viens maintenant à mon second point : la voix de la France, qui doit se faire entendre, non seulement en Europe mais aussi dans le monde, et M. Balladur me permettra de ne pas partager ses vues.

Un dirigeant soviétique de la fin des années 80, M. Arbatov, avait adressé aux Etats-Unis un avertissement lourd de sens : « Nous allons vous rendre le pire des services : nous allons vous priver d'ennemi. » De fait, l'effondrement du mur de Berlin, puis la guerre du Golfe, ont donné aux Etats-Unis le sentiment d'un triomphe définitif. On se souvient du mot du Président Bush en mars 1991 : « Le syndrome du Vietnam est définitivement enfoui sous les sables de l'Arabie. »

Et voilà que le propos prémonitoire d'Arbatov prend tous son sens : on peut en effet se demander aujourd'hui si le conflit entre l'Est et l'Ouest n'a pas occulté, pendant près d'un demi-siècle, une confrontation d'un autre type entre le Nord et le Sud, marquée par le creusement abyssal des écarts démographiques et économiques, et qui n'a suscité, de ce fait, que de passagères ferveurs humanitaires, ainsi que quelques études instructives des organismes spécialisés de l'ONU. L'ère des indépendances a débouché sur l'échec des modèles de développement autocentrés, plus ou moins inspirés de l'URSS. Quant à la mondialisation libérale, si certains pays de l'Asie orientale ont su en tirer parti tout en s'appuyant, d'ailleurs, sur un modèle étatique autoritaire, elle a laissé de côté l'Afrique, une bonne part de l'Amérique latine et, surtout, le monde arabo-musulman.

L'entrée de celui-ci dans la modernité, ou au contraire sa régression dans un intégrisme obscurantiste, est l'un des plus grands défis qui nous soient lancés. Le Nord, chacun en est désormais conscient, ne peut plus ignorer le Sud : le monde a rapetissé, et l'extension des pandémies, les migrations clandestines, le trafic de drogue montrent combien les Etats-Unis et l'Europe sont, en fait, vulnérables.

Si les attentats du 11 septembre n'ont fait qu'accélérer cette prise de conscience, il faut écarter l'idée de faire de l'indifférence de l'Occident la cause de ce crime atroce. L'intégrisme islamique a en effet sa logique endogène, et Abd-el-Wahab, fondateur du wahabisme au XVIIIe siècle et inspirateur de la chevauchée d'Ibn Seoud au début du siècle dernier, ignorait aussi bien les Etats-Unis qu'Israël. Le fondamentalisme est l'une des interprétations de l'Islam, mais non la seule, et il ne débouche pas forcément, ni même généralement, sur le terrorisme. Celui-ci, en vérité, est une idéologie moderne. Face au défi de l'Occident, l'Orient arabo-musulman a d'abord cherché, de Mehemet Ali à Nasser, une réponse qui se plaçait sur le même terrain ; mûrie pendant plus d'un demi-siècle en Egypte ou au Pakistan, la réponse intégriste est d'une autre nature, en ce qu'elle oppose au matérialisme de l'Occident, à son athéisme, à sa corruption, réels ou supposés, l'idée d'une société pure, se conformant entièrement à l'orthodoxie de la Chariah, en d'autres termes : une théocratie. Et cette réponse se nourrit depuis une génération de l'échec du nassérisme et du nationalisme arabe en Egypte, en Irak ou en Palestine.

Il y a dix ans éclatait la guerre du Golfe. Comment ne pas voir aujourd'hui qu'elle était non seulement une riposte disproportionnée - et qui dure encore sous la forme d'un embargo cruel - mais encore, et surtout, un contresens historique ? En diabolisant l'Irak à des fins essentiellement pétrolières, et pour assurer leur contrôle sur le Golfe, où sont concentrés les deux tiers des réserves mondiales de brut, les Etats-Unis ont laissé le champ libre à la radicalisation intégriste, qui a trouvé un terreau favorable dans l'humiliation de l'âme musulmane.

Il ne s'agit pas d'opposer un manichéisme à un autre, de faire comme si le problème était de prendre parti pour ou contre l'Amérique. Nous sommes solidaires du peuple américain blessé dans sa chair, mais pour espérer réduire un jour le terrorisme, il faut le combattre sur la base de valeurs universelles, dans lesquelles tous les hommes, à quelque civilisation qu'ils appartiennent, puissent se reconnaître. Opposer à l'intégrisme islamique un intégrisme d'une autre nature serait une défaite de la pensée libre, et une défaite de l'Occident lui-même.

Le gouvernement américain semble avoir compris, et c'est méritoire, qu'il ne devait rien faire qui puisse solidariser les peuples arabo-musulmans avec le fanatisme intégriste. Il lui revient la lourde tâche de peser sur le Pakistan et l'Arabie séoudite pour isoler et renverser aux moindres frais le régime des taliban et pour éradiquer les bases et les camps d'entraînement des terroristes à la frontière pakistano-afghane. Quant à la France, la meilleure contribution qu'elle puisse apporter est de préserver sa relation avec les pays arabes du Maghreb et du Proche-Orient, pour faciliter, le jour venu, les médiations nécessaires.

Plus que jamais, en effet, il est indispensable de rechercher une paix qui aille de la Méditerranée au Golfe. Le peuple palestinien doit disposer d'un Etat viable, qui sera la meilleure garantie de la sécurité à laquelle Israël a droit. L'Irak doit enfin retrouver la voie d'un développement pacifique, sur la base d'un accord régional de limitation des armements.

Une paix durable n'est possible que dans le respect de la dignité et de l'identité des peuples. C'est ainsi qu'en isolant le terrorisme intégriste, on pourra mieux le combattre et un jour l'éradiquer.

L'essor des technologies offre la possibilité d'une coopération féconde entre Israël et les peuples arabes, qui pourront ainsi combler leur retard et laver une humiliation vieille de deux siècles. Pour cela, il faut une paix juste et respectueuse. Ce n'est pas rêver que d'attendre de la France qu'elle mobilise la communauté internationale sur cet objectif. J'ai apprécié les déclarations, toujours justes et précises, du ministre des Affaires étrangères dans ce domaine.

Bien entendu, les Etats-Unis doivent être intéressés par cette perspective historique, tout comme Israël.

Par les temps qui courent, les Etats-Unis, qui ne peuvent dominer seuls le monde entier, ont moins besoin de supplétifs que d'alliés fidèles. La France, leur plus vieil allié, peut jouer un rôle essentiel pour construire un monde qui corresponde aux valeurs d'une civilisation qui nous est commune. Le Nord ne peut se réfugier derrière un nouveau limes, il lui faut résoudre des problèmes pendants depuis trop longtemps, il faut aussi fixer des règles justes à la mondialisation, qu'il s'agisse de l'effacement de la dette, du prix des matières premières ou du relèvement de l'aide publique. C'est ainsi également que nous assurerons la sécurité des Français.

Le défi est immense, et les anciennes stratégies ont fait faillite. C'est le retour du politique ; ce peut, ce doit être le retour de la France. En effet seules les valeurs universelles dont la République porte l'héritage - liberté de pensée, laïcité, citoyenneté, égalité- permettront de dominer les fureurs des intégrismes, des communautarismes, et de tracer la voire de la fraternité humaine (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV, du groupe communiste, du groupe socialiste et quelques bancs du groupe UDF).

M. Gaillard succède à M. Forni au fauteuil présidentiel.

PRÉSIDENCE de M. Claude GAILLARD

vice-président

M. Jean-François Mattei - Il y a d'abord l'incrédulité devant le cauchemar, puis l'horreur devant la réalité de ces milliers de vies innocentes devenues cendres par le seul fait du fanatisme, et l'hommage à la mémoire. Mais après le temps du deuil, vient la révolte farouche contre l'intolérance, contre cette nouvelle forme de conflit. Il est des moments où notre quotidien paraît soudain subalterne, car s'impose l'essentiel, le nécessaire respect de toute vie humaine.

Après le 9 novembre 1989 et la chute du mur de Berlin, nous avions pu croire que la guerre s'éloignait, que les hommes pourraient _uvrer ensemble à la construction d'un monde apaisé. Depuis le 11 septembre, nous savons que l'entreprise sera encore plus difficile que prévu. L'homme reste en proie à ses démons, égoïsme, intolérance, haine de l'autre, qui traversent son histoire.

Au nom du groupe DL, je voudrais rappeler quelques réflexions souvent partagées ici sur l'analyse des événements, les devoirs de la France, le rôle de l'Europe et le renforcement de l'ONU.

A l'évidence, l'attaque ne visait pas les seuls Etats-Unis. Nous sommes tous concernés par cette tragédie, que le monde entier a vécu en direct, et qui constitue un traumatisme comme il n'en avait pas connu depuis la seconde guerre mondiale. Les fanatiques ont attaqué la démocratie et voulu prouver la force absolue des convictions quand elles vont jusqu'au sacrifice de la vie. Attaquer New York était symbolique : c'était s'en prendre à nos valeurs mêmes. Le choc est sans précédent.

Ces fanatiques cherchent à opposer islam et occident. Ne tombons pas dans leur piège ils ne représentent pas l'Islam, qu'ils pourraient discréditer. Le choc culturel est considérable, et lourd de dangers. Au-delà d'une riposte militaire qui serait légitime de la part des Etats-Unis - le Conseil de sécurité l'a reconnu - et qui doit être ciblée, il faut montrer la plus grande détermination dans la mise en _uvre d'un plan de lutte globale contre un nouveau terrorisme, celui des kamikazes qui se prennent pour des rédempteurs, des réseaux infiltrés depuis longtemps dans nos pays, qui attirent des ingénieurs, des scientifiques, un terrorisme total qui poursuit aussi des objectifs économiques et financiers. Pour que ce combat soit efficace, il faut que toute la communauté mondiale y participe ; c'est dire le rôle majeur des Etats-Unis et de l'ONU.

Sans excès et sans nuire à la riposte, il faudra quand même se livrer à un examen de conscience. Peut-on dire qu'après 1989 on a clairement pris en compte les modifications radicales qui étaient intervenues dans l'équilibre mondial ? Une paix sans nom succéda à une guerre qui n'en était pas une. Les conflits du Golfe, des Balkans, du Rwanda ne provoquèrent aucune mise en cause réelle. La crise actuelle semble clore une décennie inutile. Les démocraties n'ont joué qu'un rôle marginal dans la chute de l'URSS, ont applaudi la défaite soviétique en Afghanistan, mais laissé le commandant Massoud se battre seul contre les taliban (Applaudissements sur les bancs du groupe DL et quelques bancs du groupe UDF). De même nous avons approuvé la réunification de l'Allemagne, sans nous soucier du devenir des républiques d'Asie centrale. Par un laisser faire coupable, les Occidentaux ont accepté que le communisme soit remplacé par le nationalisme ou par l'extrémisme islamique.

Préoccupés de nous-mêmes, nous avons été insouciants. Or la démocratie n'a pas triomphé. L'extrémisme, religieux ou racial, n'est pas mort en Yougoslavie, ni même en Occident. Nous avons été tentés d'ignorer qu'à nos portes d'autres systèmes avaient leurs propres formes de développement. Convaincus que nous avions gagné la bataille, nous avons feint de ne pas voir que des millions de personnes étaient tenus à l'écart de l'économie mondiale ou refusaient notre type de développement. Beaucoup ont accepté l'émergence de zones de non droit chez eux comme à l'extérieur, et la multiplication des mafias. Dans les banlieues comme dans les marges de l'ex-empire soviétique, des liens se sont tissés ; les armes et les hommes passent de l'Afghanistan aux caves d'un pavillon de banlieue sans attirer l'attention des autorités. La notion de sécurité est devenue globale. Le lance-roquette pris à Béziers et le cutter des kamikazes peuvent appartenir à un même réseau terroriste.

M. Claude Goasguen - Il a raison.

M. Jean-François Mattei - Dans ce monde, les décisions et les responsabilités doivent être mieux partagées. A cet égard, la France, l'Europe et l'ONU doivent redéfinir leur rôle respectif.

La France doit faire des choix : soutenir les Etats-Unis dans le respect de sa souveraineté, renforcer sa sécurité intérieure, et prendre en compte l'Islam comme les autres religions dans une stricte laïcité.

Il y a d'abord le soutien sans faille aux Etats-Unis. Alliés depuis des siècles, nous défendons les mêmes libertés. Il n'est pas question de dette envers le peuple américain qui est venu deux fois à notre secours pendant ce siècle, mais d'être aux côtés d'amis qui défendent les mêmes valeurs. Réjouissons-nous de la solidarité politique et affective qui s'est manifestée, avec l'émotion de notre population, le vote de la résolution 1368 du Conseil de sécurité à l'initiative de notre pays, le vote à l'OTAN sur l'article VC du traité, le voyage de Président de la République.

Evidemment, la France doit juger souverainement de la nature et des modalités de sa participation éventuelle à une opération militaire. Elle doit aussi participer activement à la mise en place d'actions concertées de lutte contre le terrorisme, notamment être à la pointe de la lutte contre les réseaux financiers et refuser d'accueillir tous ceux qui aident le terrorisme dont elle-même a souvent été victime.

Elle a toujours recherché les équilibres avec persévérance et obstination parce qu'elle connaît bien le monde arabo-musulman, parce qu'elle sait le prix de la liberté et les contraintes de la paix. Il faut donc réaffirmer que toute opération d'envergure nécessite une concertation et que nous ne pourrions pas nous trouver entraînés dans des actions que nous n'aurions pas nous-mêmes approuvées. La bataille, à l'évidence, sera très longue. Elle passera par le renseignement, l'infiltration, des actions ciblées. L'erreur aurait été d'écraser sous une pluie de bombes la population afghane quand il faut au contraire la libérer (Applaudissements sur les bancs du groupe DL et quelques bancs du groupe du RPR et du groupe UDF). A ce titre, je souhaiterais que notre pays puisse rendre un hommage tout particulier au commandant Massoud qui fut la première victime des attentats du mois de septembre (Applaudissements sur les bancs du groupe DL).

La sécurité extérieure et la sécurité intérieure relèvent d'un seul et unique combat. Je me réjouis de l'annonce d'une série de mesures visant à renforcer les pouvoirs de police.

En effet, nous ne pouvons plus accepter que des armes de guerre comme des lance-roquettes circulent librement dans notre pays, plus accepter les zones de non-droit (Applaudissements sur les bancs du groupe DL). Comment demander que le monde soit exemplaire quand chez nous, le sentiment d'impunité prédomine ? Une fois pour toutes nous demandons au Gouvernement d'affirmer le principe que tout délit doit être puni. Pour être fort à l'extérieur, il faut se faire respecter chez soi (Applaudissements sur les bancs du groupe DL et quelques bancs du groupe du RPR). Rappelons-le, la lutte contre le terrorisme fanatique n'est pas une lutte contre l'Islam. Il n'y a pas de guerre de religions. Les actes commis le 11 septembre dernier ne l'ont pas été au nom de l'Islam mais contre l'Islam.

Laisser croire l'inverse serait donner raison aux terroristes, qui n'espèrent que cela. Ils ont tendu à la démocratie un piège auquel il faut se soustraire. Il n'y a pas de croisade, il n'y a pas de guerre entre deux communautés. En France, toutes les autorités musulmanes ont condamné les attentats ; à l'étranger, tous les grands pays musulmans ont fait de même. Je peux témoigner qu'à Marseille, au travers de l'organisation « Marseille Espérance », dont le maire m'a confié la responsabilité, toutes les religions, dans un dialogue permanent, s'efforcent de délivrer un message de tolérance, d'amour et de fraternité.

Mais une telle situation souligne la nécessité d'accompagner l'Islam dans son adaptation au monde moderne et au modèle de laïcité. C'est un enseignement essentiel à retenir pour lutter contre les dérives intégristes. C'est l'absence d'organisation de l'Islam qui a permis à des agents payés de l'extérieur d'embrigader, sous couvert de religion, des hommes en situation d'échec social. Ce n'est pas uniquement par le tout-sécuritaire que nous mettrons fin à ces agissements. Il faut offrir à tous les moyens de s'accomplir dans le respect des lois de la République.

Cette crise appelle aussi une réponse cohérente et organisée de l'Europe. Je me réjouis des mesures prises à l'initiative du Président de la République lors du Conseil européen du 21 septembre dernier, en particulier la création d'un mandat européen et la définition commune de l'acte terroriste. Face à ces réseaux organisés, face à la mondialisation du crime et du terrorisme, nous devons progresser vers une Europe de la police et de la justice, agissant dans un espace judiciaire européen. Les enquêtes ne se mènent plus à l'échelle d'un pays. Il faut donc mettre très rapidement en _uvre les décisions du Conseil européen. Nous avons là une formidable occasion de faire avancer l'Europe, d'autant que tous les pays européens sont des cibles potentielles et des bases-relais pour les terroristes.

L'Union européenne doit aussi mieux s'organiser pour la surveillance des mouvements de capitaux. La libre circulation des capitaux ne signifie pas l'impunité pour les terroristes et les membres des mafias. Les Etats membres de l'Union doivent donc mettre un terme aux paradis fiscaux qu'ils hébergent.

M. Jean-Claude Lefort - Très bien !

M. Jean-François Mattei - Enfin, c'est le moment de rappeler que l'Union européenne ne peut pas devenir une puissance économique tout en restant un nain diplomatique et militaire. La notion de puissance est globale. L'Europe doit jouer un rôle clef dans les rapports internationaux. Il est incompréhensible qu'elle ne soit pas davantage partie prenante des négociations au Proche-Orient, compte tenu de ses relations privilégiées avec Israël et avec le monde arabe. Ce point est crucial (Applaudissements sur les bancs du groupe DL). Pour répondre aux préoccupations des citoyens, il faut donner du corps à l'Europe.

Face à l'évolution du terrorisme latent en banlieue ordinaire, les services secrets, et notamment les services américains, sont apparus complètement impuissants. Ces attentats obligent l'ensemble des pays à revoir leur système de renseignement.

Les terroristes ne connaissent plus les frontières. Ils possèdent des comptes dans des paradis fiscaux. Ils spéculent en bourse. Il faut s'adapter à cette nouvelle donne. Une agence internationale du renseignement peut constituer une réponse. La France pourrait en proposer la constitution au sein de l'OTAN (Applaudissements sur les bancs du groupe DL).

M. Forni remplace M. Gaillard au fauteuil présidentiel.

PRÉSIDENCE de M. Raymond FORNI

M. Jean-François Mattei - J'en viens au renforcement du rôle de l'ONU. Placer sous l'autorité de l'ONU les futures actions militaires est le moyen d'éviter les réactions d'anti-américanisme, d'associer le plus grand nombre d'Etats possible et de démentir toute nouvelle croisade pro-occidentale.

La lutte contre le terrorisme, c'est-à-dire la défense de la valeur universelle qu'est la liberté, n'est pas un combat américain ou occidental. Il ne s'agit pas de prendre une revanche, mais d'éviter la multiplication des actes barbares commis par des groupes non représentatifs.

Cette crise sans précédent doit nous amener à réfléchir aux missions de l'ONU. En effet, le développement des zones de non-droit liées à l'effondrement des structures étatiques traditionnelles ou issues de la décolonisation, laisse des populations entières aux mains de clans mafieux.

L'ONU devrait se doter de moyens de surveillance pour alerter les Etats membres de la faillite de certaines zones. Nos systèmes d'aide économique doivent être revus. Des pays entiers plongent dans la pauvreté extrême par déliquescence interne. L'Afghanistan, après vingt ans de guerre n'est qu'un champ de ruines et ne vit que grâce à l'appui de dangereux mécènes comme Ben Laden et à l'aide des organisations humanitaires. Il ne faudrait pas que leur départ transforme Ben Laden en sauveur d'une population abandonnée. Les organisations humanitaires doivent pouvoir revenir au plus vite en Afghanistan. Il est capital d'apporter des solutions aux problèmes des réfugiés et des personnes déplacées. La paix se gagne par les armes, mais aussi par le souci de la justice. C'est de la solidarité, mais c'est aussi notre intérêt que ne pas abandonner dans la détresse ces hommes et ces femmes qui ont encore la force de résister.

C'est d'ailleurs l'occasion de sortir de la confusion des genres dans ce domaine. Depuis la fin de la guerre froide, les ONG ont trop souvent suppléé les gouvernements dans la conduite des relations internationales, on l'a vu dans l'ex-Yougoslavie, en Afrique et en Afghanistan. Mais les associations humanitaires n'ont pas vocation à remplacer les Etats, faute de quoi elles seront discréditées.

Il faut qu'elles puissent, en revanche accomplir en toute liberté leurs missions. L'ONU pourrait leur assurer des moyens d'action dans les zones délicates.

Le terrorisme utilise la pauvreté pour prospérer. Ne pas remédier à celle-ci, reviendrait à écoper sans fin dans un bateau qui continuerait de prendre l'eau. La France a, dans ce domaine, un rôle spécifique à remplir, en particulier en Afrique francophone. Comme le disait le Président Kennedy : « si la société libre ne parvient pas à améliorer le sort de la majorité des pauvres, elle ne pourra pas sauver la minorité des riches ».

Mes chers collègues, nous devons revenir aux sources même de notre engagement politique, à sa raison d'être : à savoir la défense de la liberté de l'Homme. Ayant retrouvé le sens profond de notre action, il restera à trouver en nous-mêmes la force morale que requiert notre idéal commun de démocratie (Applaudissements sur les bancs du groupe DL, du groupe UDF et du groupe du RPR).

M. Philippe de Villiers - Depuis le 11 septembre 2001, le monde n'est plus comme avant. Nous sommes dans une forme de violence d'un type nouveau et nous devons donc établir les conditions d'une nouvelle paix.

Les attentats de New York et de Washington présentent plusieurs caractéristiques nouvelles. Nous ne sommes plus dans une logique de bloc contre bloc ou d'Etat contre Etat, contrôlable par la peur ou la raison. Là, il n'y a plus la peur et il n'y a plus la raison. L'internationale terroriste se compose de groupes non étatiques, imprévisibles et incontrôlables.

Deuxième caractéristiques, les cibles ne sont plus militaires. La comparaison avec Pearl Harbour est une erreur : il ne s'agit plus d'attaques militaires contre des cibles militaires, mais d'attaques terroristes contre des cibles civiles. Elles visent à affaiblir moins les défenses physiques que les résistances psychologiques des peuples concernés.

Troisième caractéristique, l'ennemi frappe après avoir pénétré le pays victime. Autrement dit, aux Etats-Unis comme en Europe, les problèmes de sécurité interne vont devenir au moins aussi importants que les problèmes de sécurité externe.

Dernière caractéristique, la plus frappante, la cause n'est plus seulement politique : elle est d'un autre ordre, culturel, voire métaphysique. Naturellement, il n'est pas question de confondre l'islamisme et l'Islam, d'autant que la France a développé, depuis mille ans de savoir-faire diplomatique, une politique qui nous a valu d'être aujourd'hui les amis des Israéliens et des Arabes. Mais il y a bien aujourd'hui un terrorisme islamique, qui est un dévoiement de l'Islam. Il y a aujourd'hui, comme l'a dit le professeur Samuel Hutington dans son livre « Le choc des civilisations », un choc entre ceux qui nous font la guerre et nous qui devons nous défendre : c'est le djihad contre la liberté et nous sommes tous concernés.

Par delà la solidarité avec le peuple américain que chacun a exprimée, notre rôle, en tant que parlementaires français, est de nous intéresser d'abord à notre pays et de réapprendre à nous défendre. M. Fabius a eu une phrase malheureuse, autrefois, quand il a parlé des « dividendes de la paix » : au nom de ces dividendes de la paix, on a fait beaucoup d'erreurs.

Apprendre à nous défendre, c'est d'abord remettre à plat la politique européenne. Nous ne pouvons pas en rester aux accords de Schengen qui ne fonctionnent pas ni au traité d'Amsterdam, dont l'article 67 confie la question de l'immigration à la Commission de Bruxelles. Interpole a chiffré à 500 000 les immigrants clandestins en Europe.

La nouvelle présidente d'Eurojust n'a-t-elle pas répondu à un journaliste que l'Europe pouvait aujourd'hui servir de base de repli logistique aux terroristes, les frontières étant relativement faciles à franchir, grâce aux accords de Schengen ? Ce n'est pas amoindrir la nécessaire coopération européenne en matière policière et judiciaire que de prévoir deux protections, l'une interne et l'autre externe. Il est urgent de rétablir les contrôles aux frontières internes, faute de quoi l'Europe demeurera cette base arrière. Il est désormais clair, en effet, que si les attentats ont frappé les Etats-Unis, ils ont été préparés en Europe. Et la meilleure manifestation de solidarité que nous puissions offrir à nos alliés américains, c'est de faire le ménage chez nous, en déclenchant une opération « moisson essentielle » dans nos banlieues et en Corse. Plutôt que d'envoyer des soldats français chercher des armes ailleurs, prenons-les chez nous, puisque nos banlieues abritent, comme l'a révélé l'affaire de Béziers, des arsenaux clandestins.

M. le Président - Veuillez conclure.

M. Philippe de Villiers - Je me permets de vous demander de bénéficier de la même tolérance que les orateurs qui m'ont précédé.

M. le Président - C'est précisément le cas. Vous parlez depuis huit minutes alors que votre temps de parole était de cinq.

M. Philippe de Villiers - Permettez-moi donc de m'adresser à M. Chevènement qui a estimé que la suppression du service national était une erreur, pour lui dire que je partage son point de vue. C'est en ce moment même que le « peuple en armes », la conscience du danger et la détermination de chaque citoyen à protéger sa nation s'avèrent nécessaires. Il faudra bien en revenir à l'idée du volontariat pour protéger nos biens stratégiques et culturels.

Contrairement à M. Balladur, je pense que le drame que nous vivons fait de ce que l'on croyait périmé ou désuet une assurance pour l'avenir et pour la paix. Il remet en lumière la nécessité de la frontière - non comme un instrument d'exclusion, mais comme la seule manière de lutter contre la mondialisation du crime -, celle des Etats, seuls capables de concilier l'espace et la sécurité - l'idée d'un gouvernement planétaire est aujourd'hui une absurdité - et celle des nations. On l'a bien vu avec l'explosion des ventes de bannières étoilées aux Etats-Unis

M. Edouard Balladur - Je n'ai jamais dit le contraire.

M. Philippe de Villiers - La seule réponse aux attaques dont nous avons été l'objet ou qui nous menacent réside dans la cohésion nationale, dans cette profonde communauté de sentiments qui permet de faire mûrir, dans les têtes et dans les c_urs, l'esprit de défense. La seule réponse, c'est la nation dans le monde, ce qui n'exclut nullement la coopération nationale, internationale et inter nations, qui est le ciment de la paix.

M. le Premier ministre - Je viens d'assister, je le dis avec une profonde conviction, à un passionnant échange de vues. Je vous remercie de l'avoir rendu possible.

Je n'ai pas borné mon propos liminaire à des considérations générales sur l'état du monde. Il était en effet de mon devoir d'informer la représentation nationale sur les décisions et les dispositifs, certes plus austères qui seront essentiels dans un avenir, peut-être proche, pour la sécurité des Français. C'est aussi de la responsabilité du Gouvernement, ce qui justifie l'abondance des informations que j'ai pu vous fournir et que vous auriez pu me reprocher de ne pas aborder, compte tenu de la sensibilité des questions traitées.

Je centrerai maintenant mes réponses sur des questions plus globales.

La lutte contre le terrorisme - je fais ici écho aux propos de M. Hue - sera d'abord judiciaire et policière. Elle fera coopérer les services. Je suis convaincu que c'est l'approche la plus juste, celle qui prend la mesure la plus exacte et peut-être aussi la plus modeste du phénomène - mais faire emphatique à propos du terrorisme constitue à mon sens une erreur. C'est sur ce terrain que la victoire, avec le temps, pourra être possible. La solidarité avec les Etats-Unis y est totale, et la France l'a déjà mise en _uvre, avec plus de rapidité que nombre de ses partenaires.

On ne peut pour autant exclure une réplique militaire. Nous savons que les Etats-Unis vont y recourir. Ils se donnent le temps d'y réfléchir et de s'y préparer et - pour répondre à M. Hue - la résolution des Nations unies que j'ai évoquée a reconnu à cet égard leur droit de légitime défense. Je n'ai pas une position différente. La France, à ce jour, n'a pas été saisie par les Etats-Unis d'une demande de participation militaire au-delà des autorisations de survol et de soutien logistique qu'elle a accordées. Si elle l'était, elle déciderait librement et souverainement, sur la base d'un dialogue entre le Président de la République et le Gouvernement pour adopter - à l'instar de ce que nous avons fait depuis quatre ans et demi - une position commune sur laquelle le Parlement serait consulté.

L'Afghanistan est apparu à plusieurs d'entre vous, notamment au président Giscard d'Estaing, comme le lien essentiel à l'origine de ce mouvement terroriste, mais aussi comme étant sans doute l'un des lieux où pourraient débuter des répliques. Cela est possible, cela serait logique, mais je pense comme vous, Monsieur le président, que ce serait une erreur de la part de nos amis américains ou de tous ceux qui s'engageraient sur cette voie que de penser régler et pour longtemps la question afghane par une présence militaire. Ce peuple, qui a subi tant d'affrontements, aspire à la paix, et nous devons, avec lui, trouver les moyens pour qu'il puisse prendre son destin en main. Telle est la démarche du plan d'action pour l'Afghanistan que la France vient de proposer à ses partenaires.

S'agissant de la sécurité, la France, comme d'autre gouvernements européens, et en particulier sous ce Gouvernement, n'a pas fait preuve de complaisance à l'égard du terrorisme. Nous avons ainsi reconnu l'existence de réseaux dont nous avons parfois été victimes, nous avons cherché - à l'occasion, notamment, des grands événements sportifs de 1998 - à les disloquer et à traduire leurs animateurs en justice. Nous avons encore obtenu, ces dernières semaines, des résultats significatifs, et je rends hommage à ceux qui les ont permis.

Le Gouvernement a l'intention de proposer au Parlement de modifier notre législation. Le 11 septembre pose en effet des questions nouvelles, et ce qui n'avait pas paru acceptable dans un autre contexte peut le devenir aujourd'hui. Le Gouvernement vous fera donc des propositions étroitement liées à sa volonté de lutter efficacement contre le terrorisme. Même s'il faut se garder de tout angélisme et s'il est vrai que des liens ont pu, dans certains quartiers, se nouer entre des jeunes et certains milieux d'inspiration islamiste intégriste, il ne faut pas céder, comme ont pu le faire certains, notamment M. de Villiers, à la généralisation.

Autant, Monsieur Mattei, je suis prêt à reconnaître qu'il est parfois difficile pour la police, mais aussi pour les services publics de transport et de santé, d'assurer une présence normale dans certains quartiers - en témoignent les mesures que j'ai proposées hier à Trappes et à la Verrière - autant il ne peut être dit qu'est accepté le principe de l'existence de zones de non-droit dans la République française. S'agissant de l'espace judiciaire européen, évoqué par M. Giscard d'Estaing - c'est là l'expression usitée depuis plusieurs années -, les problèmes ne se posent plus dans les mêmes termes qu'en 1978 ou en 1979.

Je n'insisterai pas sur la différence qui doit être clairement établie entre le terrorisme islamiste et l'Islam en tant que religion ou le monde arabo-musulman comme ensemble diversifié. Tous les orateurs et les groupes de l'Assemblée ont en effet opéré cette distinction tout comme le Président de la République et moi-même l'avions fait dès le début des événements.

J'ai pu hier même à Trappes et La Verrière dialoguer avec des jeunes issus de la communauté musulmane : en même temps qu'ils condamnaient avec la plus grande fermeté les attentats et réaffirmaient leur engagement dans notre République, tous exprimaient le souhait de ne pas voir stigmatisée leur religion, qu'ils la pratiquent ou qu'elle ne représente plus pour eux qu'une tradition culturelle. La laïcité « à la française » me paraît en cela une bonne réponse.

Le ministre des affaires étrangères, qui a jugé opportun d'effectuer un déplacement dans les trois pays du Maghreb, me disait encore combien la voix de la France y est appréciée, notamment quand elle se distingue d'autres voix entendues en Europe.

C'est pourquoi, Monsieur de Villiers, en dépit des précautions que vous avez prises, je ne pense pas que l'on puisse reprendre l'expression de « choc des civilisations ». Car les terroristes ne se réclament d'aucune civilisation et ont pour seule cause la haine (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV).

La question du Proche-Orient est essentielle. Nous devons poursuivre nos efforts afin que l'on y retrouve la voie du dialogue. L'espoir que nous avons nourri pendant dix ans que les deux peuples israélien et palestinien pourraient vivre côte à côte, chacun dans leur Etat, ne peut pas être perdu. Le problème doit être réglé, d'autant que s'il ne l'était pas, une partie de la population de ces régions - ce que l'on appelle d'un terme qui ne me plaît guère mais que je reprends par commodité, « la rue arabe » - en tirerait prétexte pour se souder aux mouvements terroristes, lesquels n'ont pourtant nullement le souci de résoudre la question israélo-palestinienne. Les positions de la France et de l'Union européenne sont claires. Devant les résistances de l'actuel gouvernement israélien, nous incitons les Etats-Unis à s'engager davantage à nos côtés sur ce dossier. Certaines déclarations récentes du Président Bush constituent un signe encourageant. Persévérons donc dans cette voie avec nos partenaires européens.

Le monde a-t-il changé avec les attentats du 11 septembre ? M. Balladur notamment a posé cette question. Ces attentats ont-ils marqué une césure aussi importante dans l'histoire récente de l'humanité que la Première guerre mondiale, la révolution russe de 1917, la Seconde guerre mondiale et la victoire sur le fascisme, la décolonisation, la chute du Mur de Berlin, la disparition de l'URSS, et avec elle, des deux blocs ? Je crois personnellement que non - l'horreur et la médiatisation planétaire d'un événement ne sont pas le meilleur critère de son importance. Il importe que par une victoire sur les réseaux terroristes, les événements terrifiants du 11 septembre soient renvoyés à un paroxysme de folie meurtrière, de défi lancé à la civilisation et à la communauté des nations. Le monde ne doit pas se déstructurer à la suite de ces attaques terroristes, il doit continuer de se structurer lui-même autour de ses propres valeurs et en s'appuyant sur ses propres règles. Et sur ce point, je ne suis pas en désaccord avec M. de Villiers, le rôle des nations est essentiel. Au-delà de la coopération policière et judiciaire que j'évoquais tout à l'heure, l'un des moyens d'éradiquer le terrorisme, j'en suis convaincu, est de placer l'ensemble des nations devant leurs responsabilités, en particulier les nations dont la position a pu être ambiguë. Il appartiendra sur ce point aux Etats-Unis de tirer quelques leçons du passé et de réfléchir à ce qu'ils ont parfois permis, y compris en Afghanistan. Demander aux nations de choisir entre l'appartenance à la communauté internationale ou une quelconque complaisance envers le terrorisme est de nature à affaiblir ce dernier : c'est une discipline qu'il faut imposer. Le combat de la France pour une meilleure régulation mondiale au niveau financier, monétaire, environnemental, commercial est essentiel à cet égard. Il faut de même s'attacher à régler les grands problèmes du monde, lesquels, s'ils ont été un instant effacés par les événements du 11 septembre, n'en demeurent pas moins.

Même s'il est encore un peu tôt pour l'évoquer, il conviendra, après la réplique, que les Etats-Unis réfléchissent à l'exercice de leurs responsabilités mondiales. Ils ne peuvent se retirer du monde, céder à l'isolationnisme ou s'abriter derrière des constructions stratégiques techniques, à l'évidence bien fragiles. Ils ne doivent pas non plus aspirer à dominer le reste du monde. Mais leur position de première puissance mondiale leur fait obligation de prendre part aux responsabilités mondiales, dans le respect du multilatéralisme et du pluralisme.

Autre question : la répercussion de la crise internationale sur le plan économique. L'effet sera-t-il conjoncturel, ces événements venant s'ajouter au ralentissement américain et à la crise japonaise, ou plus structurel ? Je parie personnellement sur la première hypothèse. mais en tout état de cause, la réponse dépend aussi de nous, Etats, Union européenne, acteurs économiques. Si je me suis laissé aller à parler, en dépit de mon aversion pour le style pompeux, de patriotisme économique, c'est que je pense que nous avons une responsabilité commune. Comme nous avons salué le sacrifice des pompiers new-yorkais, remontés dans une tour dont ils savaient très bien qu'elle pouvait s'effondrer, à notre place notamment d'agents économiques, sachons résister à la dislocation que souhaitent produire les terroristes. Le Gouvernement ne restera pas inactif, nous en avons parlé avec Laurent Fabius. l'Union européenne aussi agira, mais les mécanismes psychologiques étant déterminants en cette affaire, la volonté des acteurs économiques sera essentielle.

Monsieur le Premier ministre Balladur, vous avez évoqué le rôle de l'Etat, aujourd'hui réhabilité, selon vous. Sachez que pour ce qui nous concerne, la révision ne sera pas déchirante (Sourires). Il est vrai qu'un certain credo libéral se trouve mis à mal aujourd'hui. L'Etat, vers lequel on se tourne quand on a besoin de sécurité et de protection, ne doit pas oublier de se réformer : nous y travaillons et sur certains points, avons même fait l'unanimité.

Vous avez évoqué aussi les échanges internationaux. Il ne serait pas souhaitable que cette crise aboutisse à restreindre ou à compartimenter les échanges. C'est pourquoi il faut, je le crois, rester fidèle au large mandat donné par l'Union européenne pour la rencontre de Doha.

S'agissant de la dialectique entre l'ordre et la liberté, que vous avez également évoquée, Monsieur le Premier ministre, nos propositions constituent des éléments de réponse.

Pour ce qui est de l'Union européenne, je suis tout à fait prêt à lui octroyer davantage de moyens d'agir, notamment en matière de coopération policière, car c'est un gage d'efficacité supplémentaire. La question centrale demeure celle de l'identité nationale car oui, la France a encore des choses à dire.

Je ne rouvrirai pas le débat sur la réforme du service national et des armées, évoquée notamment par M. Chevènement. Lorsque le Président de la République a décidé cette réforme en 1996, l'opposition n'était pas favorable à tous ses volets, même si elle avait accepté l'idée de la professionnalisation. A notre arrivée au pouvoir en 1997, il ne nous a pas été possible de revenir sur cette décision - en période de cohabitation, une crise immédiate s'en serait suivie. Nous avons donc loyalement mis en _uvre une réforme décidée par d'autres que nous. Cela étant, les récents événements nous obligeront sans doute à revoir certaines positions, en particulier sur la question de la réserve.

Un conflit Nord-Sud va-t-il se substituer au conflit Est-Ouest ? M. Chevènement s'est interrogé à ce sujet, certes de façon un peu moins schématique.

Oui, on peut le penser. La fin de l'URSS a fait que des éléments structurants des relations internationales ont disparu. Des questions longtemps gelées, mais non résolues, sont redevenues des risques d'empoisonnement, comme nous l'avons vu dans l'ex-Yougoslavie.

En même temps, Monsieur le ministre, il faut garder à l'esprit que le Sud est très diversifié et qu'il a des questions à se poser. Il doit se poser la question sociale, car les inégalités au Sud sont encore plus criantes qu'entre les ensembles mondiaux. Il faut que le Sud pose la question de la démocratie, car, sans la démocratie, il n'est pas possible de mettre en place un modèle de développement adapté.

La question culturelle doit aussi être posée : on sait que la question des femmes, dans certaines sociétés, reste un problème de fond, et ce n'est pas un hasard si l'Afghanistan est mis en cause (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste).

Il faudra répondre à ces questions.

M. Mattei a suggéré que la victoire de l'économie de marché avait pu créer des illusions. Je suis d'accord avec lui, d'autant que c'est plutôt de son côté qu'on a cédé à de telles illusions (Sourires sur les bancs du groupe socialiste).

M. Michel Herbillon - Vous l'avez mal compris.

M. le Premier ministre - Il y a eu des illusions sur le degré d'adhésion au modèle qui, en effet, s'était imposé. On a sous-estimé la force du rejet et l'hypocrisie de certains discours.

Nous assistons certes à un retour au politique, à condition que le politique ne s'enferme pas dans une sphère autonome mais serve à équilibrer l'économique et le social.

Il faut respecter les Etats et les nations : ce sont elles et eux qui peuvent éradiquer les réseaux terroristes. Il faut aussi utiliser les organisations et la coopération internationales. Nous devons conjuguer les efforts des Etats-nations, responsables de la sécurité aux yeux de leurs citoyens, et les nouvelles réalités internationales.

Enfin, pour relever le défi que nous lance le terrorisme, les ressorts psychologiques sont aussi importants que les actes de coopération judiciaire ou policière. Dans ce domaine, l'intelligence des points de vue, la hauteur des propos, l'esprit de consensus qui ont prévalu ici sans effacer les différences me font espérer que la France est bien armée pour relever ce défi et vaincre cette menace (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe RCV).

M. le Président - Je veux remercier l'ensemble des orateurs pour la qualité de ce débat.

La séance, suspendue à 18 heures 35, est reprise à 18 heures 50 sous la présidence de M. Gaillard.

PRÉSIDENCE de M. CLAUDE GAILLARD

vice-président

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DROITS DES MALADES (suite)

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi relatif aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

M. le Président - J'ai reçu de M. Mattei et des membres du groupe DL une motion de renvoi en commission, déposée en application de l'article 91, alinéa 6, du Règlement.

M. Jean-François Mattei - Le texte que nous abordons correspond à des besoins réels et anciens. Il est, pour tout dire, attendu depuis de nombreuses années, mais a été retardé par des vicissitudes diverses : contraintes financières d'abord, problèmes juridiques ensuite, mais aussi difficultés nées des mentalités. Aussi n'est-ce pas ce retard qui motive ma critique.

De rapport en rapport, de proposition de loi en proposition de loi, de drames humains en drames humains, sur lesquels je ne veux pas revenir, tant furent grandes les souffrances, la venue en discussion d'un texte législatif a fini par s'imposer. Les questions abordées ont mûri dans l'opinion, si bien que les principaux sujets abordés sont à la fois incontestables quant à leur légitimité et irréversibles dans leur traitement. Le texte est d'ailleurs attendu par de nombreuses associations de malades, mais aussi par l'Ordre des médecins. Il apparaît donc, de prime abord, très consensuel : on y retrouve des sujets tels que l'accès au dossier médical, la participation des usagers au fonctionnement du système de santé, l'aléa thérapeutique, entre autres. Vous avez bien réussi, Monsieur le ministre, votre opération de communication, et cela n'étonnera pas ceux qui connaissent vos talents en la matière... (Sourires) Si les « droits des malades » sont un superbe thème pour qui sait l'exploiter devant l'opinion publique, ils sont aussi un alibi efficace pour justifier d'autres réformes de fond.

L'affirmation des grands principes n'est jamais contestable, même si leur déclinaison réitérée peut conduire à les affaiblir plutôt qu'à les renforcer. Mais en l'occurrence, le Gouvernement a choisi une voie qui ne manquera pas de poser d'épineux problèmes pratiques, tant elle bouleverse l'éthique de la relation médicale.

Fallait-il légiférer ?

M. Jean Le Garrec, président de la commission des affaires culturelles - Oui !

M. Jean-François Mattei - La question se pose à un triple niveau : juridique, sociétal, médical.

Au plan juridique, nombreux sont les textes qui traitent déjà de l'information des patients, du dossier médical ou des devoirs généraux des médecins - mais non pas, contrairement au projet qui nous est présenté, des droits des malades, et ce changement de perspective n'est pas anodin. Ainsi, le code de déontologie médicale affirme le principe du « respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité » à l'article 2, l'interdiction de toute discrimination à l'article 7 et le devoir de formation continue à l'article 11. Son article 35, révisé en 1995 à la suite des lois bioéthiques de 1994, institue le devoir d'information du patient, tout comme la charte du patient hospitalisé. La loi du 29 juillet 1994 lie la règle du consentement préalable au principe du respect de l'intégrité de la personne, et la loi Huriet du 20 décembre 1998 détaille le contenu des informations sans lesquelles le consentement ne peut être qualifié d'éclairé. On observe, à ce propos, une évolution de la jurisprudence vers un renforcement du contrôle par le juge du respect de la volonté du patient : la Cour de cassation a estimé, dans un arrêt du 18 juillet 2000, que le caractère médicalement nécessaire de l'intervention ne saurait dispenser le praticien de son devoir d'information, et, dans un arrêt du 25 février 1997, qu'il lui incombait de prouver qu'il s'en était acquitté. Quant au dossier médical, enfin, l'article L. 1112-1 du code de la santé publique impose aux établissements de santé de le communiquer aux patients, sur leur demande et par l'intermédiaire d'un praticien.

Du point de vue sociétal, il faut convenir que la relation entre le médecin et le malade a évolué, et que ce dernier souhaite aujourd'hui comprendre les raisons de son mal et le choix de telle ou telle prescription. Cette évolution s'inscrit dans celle, plus générale, de notre société : plus d'individualisme, plus de responsabilité, plus de méfiance aussi vis-à-vis des « experts », une diffusion plus large des connaissances scientifiques et médicales - notamment grâce à l'Internet. Il ressort d'une enquête que j'ai fait faire dans ma circonscription que 88 % des personnes interrogées sont pour l'accès libre au dossier médical, et que 56 % souhaitent même que leur médecin leur communique la totalité des informations qu'il contient. Cela dit, accès direct ne veut pas dire accès obligatoire, et 63 % des gens pensent d'ailleurs que la connaissance de certaines données peut être de nature à accroître l'anxiété du malade. Bref, les patients veulent avoir la possibilité de savoir... ou de ne pas savoir - et c'est là une nuance de taille. Si certains points du texte restent ambigus à cet égard, il était bien nécessaire de répondre à la nouvelle attente sociale que nous pouvons observer.

Près de trois médecins sur cinq sont opposés à l'accès direct du patient au dossier, car ils s'inquiètent pour l'évolution de la relation qu'ils auront avec lui. Ils redoutent en particulier le caractère anxiogène de certaines informations et le risque de mauvaise compréhension de celles-ci.

Il ne s'agit pas de préserver un pouvoir paternaliste, mais plutôt d'une manifestation de désarroi des professionnels de santé, attaqués par le Gouvernement ou la CNAM, menacés par la judiciarisation. L'attachement au colloque singulier est réel, mais se charge d'interrogations :

D'abord, que dire au patient ? Le dialogue est facile quand « tout va bien ». Mais quand on est atteint d'une maladie grave ? Certains patients ne veulent pas savoir, ou pas décider par eux-mêmes. Même, certains réclament la vérité pour vous reprocher ensuite de la leur avoir livrée ; ils vous en veulent de leur avoir ôté toute espérance.

M. Jean Bardet - Voilà ! Il connaît son métier, lui.

M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé - Cela suffit, nous le connaissons tous !

M. Jean Bardet - Ne vous mettez pas en colère.

M. le Ministre délégué - Si, vous me mettez en colère.

M. Jean-François Mattei - Certains veulent toute la vérité, sauf savoir qu'ils ont un cancer. Ce n'est pas mentir au malade que de lui laisser la liberté de refuser l'absence de possibles. Enfin, faut-il dire à un patient qu'il est schizophrène ? Les psychiatres sont très partagés. La réalité n'est donc pas aussi simple que le projet de loi, qui veut qu'on dise toute la vérité.

Et comment la dire ? La médecine est une science humaine, avec ses incertitudes. De l'examen à l'information qu'en tire le médecin, il y a place pour la compétence et l'interprétation. Dès lors des précautions son nécessaires et il y a loin de l'information du patient à la communication d'un dossier médical dont le contenu pourrait choquer faute « d'explication de texte ». Un bon médecin doit savoir communiquer, et je me félicite de l'introduction d'un enseignement de la déontologie dans le cursus des études. Mais les lacunes sont nombreuses pour la psychologie, et la formation à la communication est totalement absente.

M. le Président de la commission - Très bien !

M. Jean-François Mattei - En outre, informer prend du temps. Certains médecins, parce qu'ils en manquent, se limitent à des réponses techniques. Et tout est dans la manière : on peut accabler un patient d'informations objectives, on peut les mettre en forme, dialoguer. A cet égard il est important de prévoir, ce qui n'est pas le cas, des mesures d'accompagnement en revalorisant le rôle du généraliste, et tenant compte de la durée de consultation dans le mode de rémunération, en améliorant la formation comme je l'ai dit. Dans ses recommandations d'avril 2000, l'ANAES insiste sur le rôle de l'information pour créer une relation de confiance, mais aussi sur la primauté de l'information orale, à moduler en fonction de la situation du patient ; seulement, cette information orale est insuffisante sur le plan juridique.

Au total, s'il est nécessaire de légiférer, il est aussi très difficile de codifier un dialogue singulier entre un médecin et son patient, qui échappe souvent à toute rationalité. Toutes les solutions peuvent donc être contestées. Celles que vous avez retenues sont inappropriées et dangereuses, je vais le montrer.

D'abord, la démocratie sanitaire est une fiction. Est-ce une nouvelle forme de démocratie, la démocratie appliquée à la santé, un élément de démocratie sociale ? En démocratie, le peuple a le pouvoir. Va-t-on le prendre aux médecins pour le donner ici aux usagers ? Mais qui l'exercera en fait ? En réalité, ce texte bouleverse l'éthique de la relation médicale et transfère le pouvoir des médecins vers l'Etat.

Jusqu'à présent la relation médicale relevait essentiellement de la déontologie. En en codifiant les principes, on substitue le droit à l'éthique, avec le risque de voir les professionnels se cantonner dans un rôle technique ou administratif. Soucieux de prouver qu'il a bien transmis toute l'information à « l'usager », le médecin remplira des masses de papier avant tout. Les droits des usagers se multiplient, mais je suis convaincu que c'est au détriment de l'intérêt du malade : il devient, en fin de compte, « responsable des décisions concernant sa santé », ce qui est caractéristique du socialisme contemporain qui, au nom de la démocratie, allie la plus grande étatisation avec la plus extrême individualisation.

Cette nouvelle relation est un leurre, car on n'établit pas - comment le pourrait-on ? - égalité d'information entre le médecin et le malade ; celui-ci, et ses associations, resteront dépendants du savoir du médecin qui les conseille. Le médecin, qui maîtrise l'information, est aussi capable de lui donner sa vraie signification. Prétendre que médecin et malade pourraient partager à égalité la décision thérapeutique est illusoire, peut-être même dangereux et néfaste.

M. Claude Evin, rapporteur de la commission des affaires culturelles - Qui décide alors ?

M. Jean-François Mattei - Au passage on notera qu'il n'est plus question du patient, avec sa souffrance, mais de « l'usager », individu libre responsable de la qualité du système de santé. Ce terme est choquant. Monsieur le ministre, avez-vous rencontré beaucoup d'usagers au Biafra, chez les Boat people, en Somalie ? Ce terme manque pour le moins d'humanité, et j'ai du mal à comprendre que vous l'ayez accepté. J'ai d'ailleurs compris hier qu'en fait il ne vous convenait pas.

M. le Ministre délégué - Il ne me convient pas du tout. Parlons de « personne malade ».

M. Jean-François Mattei - J'aurais préféré également, mais comme il s'agit aussi de prévention, ce n'est pas une solution.

L'usager, puisque usager il y a , a naturellement vocation à devenir décideur. Dans la relation traditionnelle, il était dépendant, ce texte le rend responsable. Ayant eu accès à l'information, son « consentement éclairé » devient une véritable décision, un choix qui l'engage, et que l'on aménage selon des procédures inspirées du droit de la consommation. Auparavant, le médecin ordonnait - puisque vous mettez en cause l'ordre, et les Ordres, allez jusqu'au bout de l'épuration, supprimer les ordonnances ! - et par respect, devait faire partager sa décision par le malade. L'usager décide de ses soins et se trouve responsable de ses choix. Dans le contexte actuel, je ne suis pas sûr que ce ne soit pas une source supplémentaire de désarroi et de solitude.

Est-ce pour prévenir ce danger que l'usager devient partie prenante d'un système de soins ? De ce système, les autres acteurs sont les professionnels, les établissements et réseaux de santé et tout autres organismes participant à la prévention et aux soins, ainsi que les autorités sanitaires. Avec eux, le citoyen de la nouvelle démocratie sanitaire va décider des soins qu'on lui prodigue et se sentira responsable de la qualité du système de santé en général. Notons, d'ailleurs, la confusion entretenue de façon permanente entre système de soins et système de santé.

Naturellement, s'agissant d'un système, il faut recourir à une représentation associative. Le projet - c'est l'une de ses principales innovations - crée une nouvelle représentation des usagers. Jusqu'alors ils étaient présents dans le « système de santé » soit sous une forme politique, par l'intermédiaire des ministres, soit, en tant qu'assurés sociaux, par le biais des syndicats, censés gérer paritairement l'assurance maladie. Désormais ils auront une représentation propre par associations agréées, à qui on donne voix au chapitre à tous les niveaux, depuis la définition des politiques de santé jusqu'aux avis concernant la responsabilité de tel ou tel médecin. Les représentations politique et sociale étaient déjà en conflit ; l'associative ne manquera pas d'en rajouter !

Le Gouvernement, dans sa volonté d'administrer le système de santé, ne sera-t-il pas tenté de jouer les usagers contre les syndicats ? Où est la démocratie dans tout cela ? Vous avez d'ailleurs précisé vous-même, Monsieur le ministre, dans un entretien au Nouvel Observateur, que vous donneriez la préférence aux associations plutôt qu'aux syndicats et à la CNAM...

M. le Ministre délégué - Non ! J'ai simplement dit qu'on les ferait travailler ensemble !

M. Jean-François Mattei - Je regrette, c'est écrit. Mais peut-être allez-vous démentir...

Aucune des institutions de la nouvelle « démocratie sanitaire » ne relève de l'élection ; elles sont composées selon le bon vouloir de l'administration. Pour les associations, l'agrément sera donné par le Conseil d'Etat sur un critère « d'activité effective de défense des malades et des usagers » qui ne donne aucune place à la consultation des usagers eux-mêmes et accorde une grande liberté d'interprétation aux pouvoirs publics.

Si je suis très sensible à cet aspect, c'est parce que je pratique une spécialité, la génétique, où les associations sont très nombreuses et pas toujours d'accord entre elles. Je vois mal comment les organiser et je crains qu'il ne s'agisse surtout d'ériger des contre-pouvoirs vis-à-vis des comités d'éthique et autres lieux d'expertise.

Je ne suis pas contre les associations, je travaille sans arrêt avec elles. Mais leur représentativité et leur rôle n'ont pas été sérieusement étudiés et les solutions dégagées ne sont que des leurres.

Autre forme de reprise en main par l'Etat, le Gouvernement fera un rapport devant le Parlement, assorti d'orientations. Cela rappelle étrangement l'ONDAM, dont on voit bien qu'il est proposé, voté et pas respecté. Le problème n'est pas de faire des rapports mais de définir des procédures que le Gouvernement lui-même devrait respecter. La démocratie repose sur la séparation des pouvoirs. Où est-elle dans ce texte ? On pourrait fort bien imaginer qu'en matière de santé publique une agence adresse des avis au Parlement, qui déciderait de la suite à leur donner et qu'ensuite le Gouvernement mette en _uvre ces décisions.

Ce texte ne crée pas de la santé publique, mais des commissions et des réunions. Vous avez su prendre, Monsieur le ministre, avec notre appui d'ailleurs, un certain nombre de décisions importantes en matière de santé publique : il me semble que, cette fois, la santé publique méritait mieux que ce texte au titre racoleur.

D'ailleurs, si on englobe dans cette notion la prévention, la protection, la promotion, on constate que la CNAM est placée encore davantage sous tutelle de l'Etat par le biais de la gestion des risques. Je cite notre excellent rapporteur, page 147 : « la prévention, partie intégrante de la gestion du risque maladie ». Il y avait déjà tutelle sur le financement, il s'y ajoute tutelle sur la gestion des risques... On comprend que le MEDEF s'en aille et que Nicole Notat exprime son exaspération devant la tournure des événements !

Une fois ces intentions affichées, comment seront-elles mises en _uvre ? Par un comité technique national de prévention et par un Institut national de prévention et de promotion de la santé. Cela crée encore un peu plus d'Etat, mais pense-t-on vraiment que le ministère de la santé actuel, avec son administration trop peu nombreuse et qui en vient à faire grève, ait l'expertise et les moyens pour jouer un tel rôle ? Tout cela procède de l'effet d'annonce ! Pourquoi cet Institut de la prévention n'aurait-il pas le statut d'une agence indépendante, comme les agences de sécurité sanitaire ?

En ce qui concerne les personnes atteintes de maladies mentales, l'article 11 dispose qu'elles peuvent, dans certains cas, bénéficier d'autorisations de sortie n'excédant pas 12 heures, sous réserve d'être accompagnées d'un ou plusieurs membres du personnel. Cette disposition est très louable, mais, franchement, est-elle applicable, compte tenu de la situation dramatique des hôpitaux psychiatriques et du manque d'infirmiers dans ces établissements ?

La communication et l'explication du dossier médical seront autant de tâches supplémentaires : comment les assumer alors que notre système de santé n'est déjà pas en état de marche ?

Vouloir placer le malade au centre du système de santé c'est essentiel. Mais le concept de démocratie sanitaire tel que vous le présentez n'est qu'une fiction : « l'usager » se voit investi d'une responsabilité qu'il n'est pas en état d'assumer, les associations d'usagers se voient confier des missions sans avoir ni la représentativité nécessaire, ni la décision financière.

En ce qui concerne la réparation des accidents médicaux, votre dispositif relève aussi de la pure fiction. Je me tourne vers Claude Evin car nous avons beaucoup travaillé ensemble sur ces sujets.

La situation des victimes d'accidents médicaux était paradoxale. C'était pratiquement le seul cas où le préjudice corporel ne donnait pas lieu à indemnisation spécifique. Le lancement, réussi, par les assureurs de la garantie « accidents de la vie » renforçait la discrimination aux dépens des moins favorisés. Le Gouvernement de Mme Cresson s'était engagé, en 1991, à combler cette lacune mais la dernière décennie, marquée par les grands scandales sanitaires, a été consacrée à la mise au point de dispositifs de prévention plus que d'indemnisation.

Dans le même temps, les tribunaux administratifs et judiciaires ont cherché à accéder à la demande des victimes, bouleversant le droit de la responsabilité médicale : multiplication des responsables, création de nouvelles obligations de sécurité, reconnaissance, dans certains cas, de l'indemnisation de l'aléa thérapeutique, obligation de rechercher un « consentement éclairé », et, plus récemment, remise en cause de l'arrêt Mercier, qui avait posé, en 1936, les principes de la responsabilité médicale. Les victimes se sont donc vu pratiquement reconnaître un droit à être indemnisées, sans disposer pour autant de faire valoir le poids et l'aléa des procédures judiciaires restant à leur charge.

Ces incohérences ne sont pas propres aux questions médicales. Elles sont liées à la difficulté d'asseoir un droit de l'indemnisation sur des mécanismes de responsabilité. On a cherché à la résoudre par deux voies. Soit on sépare le problème de l'indemnisation des victimes de celui de la sanction de la responsabilité : c'est le cas pour les accidents du travail. Soit on simplifie les règles de responsabilité, le plus souvent par des mécanismes de responsabilité objective couplés avec des régimes d'assurance obligatoire - responsabilité des constructeurs, des conducteurs - de sorte que la créance de la victime soit garantie. Dans les deux cas, le droit à indemnisation est lié à la reconnaissance d'une asymétrie de fait entre auteur et victime : l'ouvrier est placé sous l'autorité de son patron, le piéton subit la puissance de l'automobile. Progressivement, le droit de la responsabilité cesse de sanctionner des fautes pour définir les obligations liées au pouvoir exercé par une partie sur une autre, évolution que l'on retrouve en matière médicale, où la sanction des fautes du médecin a progressivement laissé place à une organisation juridique de ses pouvoirs et de ceux des établissements.

Or, le projet du Gouvernement n'emprunte ni l'une ni l'autre voie. A rebours de la jurisprudence récente en matière d'aléa thérapeutique ou d'affections nosocomiales, il affirme que les professionnels et les établissements de soins ne sont responsables que de leur « fautes ». C'est la première loi d'indemnisation, depuis un siècle, qui réaffirme le principe de la responsabilité pour faute. Le texte ne crée pas non plus de responsabilité objective en faveur des victimes. Au contraire, il affirme que les malades sont « responsables » des soins qu'ils reçoivent, qu'ils en « décident ». Comment affirmer une chose si éloignée de la réalité ?

Désormais, et c'est grave, les deux visages qui composent la figure traditionnelle du médecin, celui qui accueille une demande et y répond, d'une part, et celui qui met en _uvre une technique, de l'autre, se trouvent dissociés.

Le médecin n'est plus jugé que sur sa compétence technique, abandonnant son rôle, à mon sens indispensable, de médiateur ! On quitte la médecine pour entrer dans une prestation de service, bien distincte de la notion de soins. On devine facilement l'évolution ultérieure. Les médecines parallèles ont de beaux jours devant elles...

Sauf qu'à l'usage cette construction de la relation médicale pourrait se révéler inopérante. D'abord parce qu'elle est totalement fictive. La véritable égalité d'information entre médecin et patient ne saurait se réduire, comme le prétend le texte, à une information sur l'état du malade, les projets thérapeutiques à son égard ou le montant des dépenses engagées. Encore faudrait-il que le malade ait des informations objectives sur le service où on le soigne et puisse faire des comparaisons et exprimer ses préférences.

Ensuite, c'est le médecin qui maîtrise l'information, ce qui n'est pas sans conséquence. Prétendre que le médecin et le malade pourraient partager, à égalité, la décision thérapeutique est donc, je le redis avec force, illusoire, et même néfaste.

Cette judiciarisation de l'éthique de la relation médicale risque fort de la détruire. Elle rend superfétatoire l'humanisme du médecin. Même s'il s'agit de contrecarrer un abus de pouvoir de celui-ci, il n'est pas sûr que l'usager individuel gagne à se placer sous la dépendance d'une association. On détruit cette relation entre « une conscience et une confiance » qu'on aurait plutôt dû s'attacher à restaurer.

Enfin, ce projet contredit l'idée même de « système de soins » qui le sous-tend. Un système n'est pas quelque chose dont on décide : on est plutôt décidé par lui. C'est d'ailleurs bien ce qui caractérise l'exercice actuel de la médecine : son usage ne dépend pas de l'usager comme consommateur, mais d'une offre de soins unique, définie selon des rationalités politique, économique et médicale. Ce sont bien les pouvoirs publics qui incitent à consommer des soins en organisant le droit à la santé, en facilitant l'accès à la santé de tous, qui se proposent d'intensifier l'offre et la tutelle au titre de la prévention. Ce sont bien les pouvoirs publics qui, par le biais de l'assurance maladie, contrôlent l'offre, proposent une normalisation des soins au titre du « juste soin » et d'une « maîtrise médicalisée » de la dépense. Le malade est donc de plus en plus dépendant d'une offre de moins en moins « libérale ». Et c'est au moment où l'offre de soins est de plus en plus administrée et contrôlée que l'on prétend que le malade peut exercer son libre choix ! Ce n'est pas sérieux. Sans vouloir être provocateur, la philosophie de la relation thérapeutique que le Gouvernement cherche à promouvoir se comprendrait mieux dans le contexte d'une mise en concurrence entre différents offreurs de soins ! Evidemment, cela surprendrait. Dès lors que l'on fait ainsi dépendre l'indemnisation d'un mécanisme de responsabilité, vont se poser des problèmes comme la procédure de mise en _uvre des droits - en particulier la charge de la preuve - et, surtout, l'imputation des accidents ne relevant pas d'une faute.

Considérons d'abord les risques de voir sa santé affectée au regard du droit à la protection de sa santé. Ce droit fondamental, tel qu'affirmé dans le texte, donne-t-il lieu à des actions d'une victime arguant d'un manque de prévention ? Toute la question est de savoir si le principe est d'application directe. Le fumeur peut-il engager une action contre l'Etat pour manque de prévention ? A quelles règles obéit cette obligation du « système de santé » à la protection de la santé ? Est-ce au principe de précaution ? Les victimes de Toulouse pourraient-elles plaider en invoquant ce droit à la protection de la santé ? Les personnes contre qui se retourner sont énumérées à l'article premier. Le fait de ne parler ni de droit aux soins, ni de droit à la santé, mais de droit à la protection de la santé, n'est pas neutre. Sans doute est-ce pour prévenir les abus de ce droit que l'on trouve la formule « meilleure sécurité sanitaire possible ». On voit la contradiction : soit il s'agit d'un droit effectif - qui va ouvrir une perspective infinie de procès contre la puissance publique -, soit c'est un simple effet d'annonce. En tout état de cause, une telle disposition ne peut figurer dans une loi sans créer des difficultés insurmontables.

Le problème est de savoir comment le système de soins va gérer ses imperfections et ses ratés, quelles sont les obligations que l'on met à sa charge, comment s'y opère la répartition des risques. On note qu'il n'est guère question, sauf au titre de la qualité - mais ce chapitre rassemble un catalogue de mesures éparses - de la prévention des accidents médicaux. Il y a des éléments isolés dans le projet, mais aucune volonté de gérer le risque : rien n'est prévu en matière de statistique d'accidents, de veille sanitaire, par service, par établissement. On ne trouve que la suspension de médecins face à des dangers graves, l'affirmation de la « compétence », la formation professionnelle, peut-être un nouveau rôle pour l'ANAES... bien peu au regard de l'importance de ce chapitre.

Plus grave, les procédures de recours ne garantissent pas le respect des droits des malades. Des « commissions régionales de conciliation et d'indemnisation » sont créées. Compétentes pour tous litiges concernant la relation entre soignants et usagers, elles vont prendre à leur charge la plainte de la victime et lui donner une réponse à bref délai. La victime se trouve ainsi déchargée de la conduite de la procédure et libérée de la charge de la preuve. L'expertise est gratuite, le coût des procédures étant reporté sur l'instance indemnisatrice.

Quant au fond, le droit de la victime est basé sur la seule gravité du dommage subi. La commission régionale, constatant le fait du dommage, sa relation avec un acte médical et son caractère anormal, en répartira la charge entre l'assureur du responsable ou, en cas d'aléa thérapeutique, « un office national d'indemnisation des accidents médicaux » créé ad hoc et essentiellement financé par l'assurance maladie.

Tout ceci est fort habile et décline les facettes de la « démocratie sanitaire » précédemment instituée. Les commissions régionales sont composées de magistrats, d'usagers et de professionnels. Ce ne sont pas des tribunaux. Elles visent à concilier et n'ont pas à sanctionner les responsables. On recherche des transactions, des partages de responsabilité. Le projet prévoit même, notion nouvelle en droit, des « responsabilités partielles ». De quoi le malade pourrait-il d'ailleurs demander la sanction ? N'a-t-il pas décidé des soins dont il se trouve être la victime ? Les commissions régionales rendent des « avis », contraignants pour les payeurs, qui, sur cette base, feront une offre que la victime pourra ou non accepter. L'indemnisation se faisant en droit commun, de quoi la victime pourrait-elle se plaindre ? Sûre d'être indemnisée, ne se désintéressera-t-elle pas de la répartition des charges ? Ce pourrait être l'_uf de Colomb en matière d'indemnisation. Les médecins voient reconnaître le principe de la responsabilisé pour faute, qui les protège ; les victimes sont toujours indemnisées sans procès. Qui s'en plaindrait ? On peut cependant craindre que cette conciliation et cette déresponsabilisation ne se retournent contre le patient.

En effet, la procédure pose de redoutables problèmes quant au respect des droits des parties. L'institution des commissions régionales ne saurait empêcher de se pourvoir devant les tribunaux de droit commun, ce droit étant reconnu par la convention européenne des droits de l'homme. On risque donc de rencontrer des conflits entre l'avis des commissions et les jugements des tribunaux. Leurs logiques ne sont-elles pas profondément hétérogènes, d'autant plus que les commissions ne sont compétentes qu'au-delà d'un certain seuil de gravité du dommage ? On verra, selon les régions, des avis différents rendus sur des affaires similaires. Une commission nationale est certes créée pour «homogénéiser » l'application de la loi, mais elle n'a pas pouvoir d'appel. Que devient alors l'égalité devant la loi, l'un des droits les plus fondamentaux de l'homme ? Voilà qui ne manquera pas de donner au Conseil constitutionnel l'occasion de préciser sa jurisprudence en matière de responsabilité et d'indemnisation.

Cette procédure non judiciaire risque, du reste dans les faits, d'être déresponsabilisante ; elle n'encourage guère la prévention. On concilie, on partage les responsabilités, on indemnise, dans une ambiance de transaction où chaque corporation a son mot à dire. La responsabilité peut-elle s'accommoder de marchandages ? Comme l'indemnisation de la victime est acquise dans tous les cas, la logique des commissions risque d'être plus gestionnaire que judiciaire. Au-delà, on crée une obligation d'assurance des responsables, ce qui a pour effet de séparer les dimensions morale et juridique de la responsabilité. Le projet peut bien parler de « faute » et de responsabilité, emprunter le langage des codificateurs de 1804, les mots n'ont plus le même sens.

Enfin, n'est-il pas contradictoire de faire porter à la « solidarité » la charge des accidents sans faute du médecin ? Sa responsabilité se trouve donc sans sanction effective. En pleine responsabilité, il reviendrait à l'usager de se garantir contre les conséquences de ses choix, recourant à l'assurance individuelle. En outre, la solidarité en question, c'est, pour l'essentiel, l'assurance maladie, ce qui signifie bien que la responsabilité est celle du système de soins : fiction à nouveau que la responsabilité de l'usager.

Pouvait-on éviter ces contradictions ? Y a-t-il des solutions alternatives ? Certainement. Si l'on défend la notion de « système de santé », il est conséquent de lui faire porter la charge des dommages causés : il a la maîtrise de l'offre. Il revient alors au « système de soins » d'assurer ses prestataires pour leur responsabilité, l'intermédiation d'assurance permettant, par une expertise indépendante, d'organiser une politique de gestion de risques et de prévention. C'est une solution proche de la réforme suédoise, où l'indemnisation des accidents médicaux est conçue comme une assurance de responsabilité de l'ensemble du corps médical. Si, maintenant, on estime que le malade a une responsabilité dans les choix thérapeutiques, la sanction de cette responsabilité doit être une assurance directe de la personne, comme les assureurs le proposent depuis dix ans. Laurent Fabius avait repris cette proposition. La cotisation personnelle s'élevait à 100 F par famille et par an. Un dispositif était prévu pour financer les cotisations des personnes se trouvant sous un certain seuil de revenus.

L'une ou l'autre de ces solutions serait beaucoup plus simple que celle qui nous est proposée, qui emporte tant de conséquences sur l'avenir de l'éthique médicale. Le Gouvernement n'y a pas recouru pour des raisons idéologiques. Je le regrette profondément.

En conclusion, ces problèmes sont effroyablement complexes. Nul ne peut contester que le Gouvernement, les commissions et les rapporteurs aient beaucoup travaillé. Je sais notre préoccupation commune de trouver des solutions. Nous sommes nombreux à être persuadés que dans une société qui change, il faut parfois innover. Oui, la relation médecin-patient doit être aménagée, oui, la responsabilité des uns et des autres doit être reconsidérée, oui, il faut proposer des mécanismes d'indemnisation aux victimes.

Mais les solutions proposées ne correspondent en rien à la réalité, ni en ce qui concerne la démocratie sanitaire, ni pour ce qui est de la responsabilité et du système d'indemnisation. Si ce texte était voté en l'état, nul doute qu'il faudrait y revenir. Alors, reprenons-le ensemble. C'est pourquoi je vous demande de voter le renvoi en commission (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et du groupe DL).

M. le Ministre délégué - Sans prolonger le débat, qui va, pour mon plus grand bonheur, nous occuper de longues heures encore, et après avoir écouté avec attention Jean-François Mattei, je me contenterai de lui donner mon sentiment, et répondrai aux autres orateurs à la reprise de la séance.

Merci d'avoir admis qu'il était nécessaire de légiférer dans les domaines abordés par les trois titres du projet. La tâche n'était pas aisée. Vous me pardonnerez de dire que cette raison vous a empêché de vous y atteler.

Ce texte, certes imparfait, comme toute _uvre humaine, représente néanmoins un progrès considérable dans la démocratie sanitaire, donc dans la démocratie même. La vie quotidienne des malades comme des médecins en sera grandement améliorée.

Vous avez reproché à ce projet de « n'être pas à la hauteur » et avez surtout opposé des arguments juridiques. Vous avez notamment estimé que le recours à l'assurance aurait été préférable pour l'indemnisation de l'aléa thérapeutique. Je respecte votre position, tout à fait cohérente pour un libéral. Mais je ne vois pas en quoi ce texte mérite l'opprobre dont vous l'avez couvert... d'autant que vous n'ignorez pas que j'ai moi-même pensé un moment qu'une démarche propre de l'individu se justifiait en matière d'assurance de l'erreur médicale ou de l'aléa thérapeutique. Un premier projet de loi évoquait en 1992 l'idée d'une cotisation de 30 francs par famille et par an...

Selon vous, Monsieur Mattei, ce texte modifierait totalement l'éthique de la relation médicale. Eh bien, oui, notre objectif est bien de revoir les fondements mêmes de l'éthique médicale. Pourquoi le médecin serait-il seul à définir, comme c'est encore aujourd'hui trop souvent le cas, ce qui est éthique et ce qui ne l'est pas ? Les personnes malades - moi non plus, Monsieur Mattei, je n'aime guère le terme « usagers » - en ont assez que l'on se mette à leur place. Elles souhaitent être associées comme des partenaires à la décision médicale. Certes, des médecins les y associent déjà, mais, hélas, le paternalisme du corps médical devant des malades infantilisés prévaut encore trop souvent. L'éthique médicale ne saurait être l'éthique du médecin seulement. L'objectif premier du médecin doit être de mettre son art au service des malades et, si, Monsieur Mattei, il appartient aussi au malade de définir le service qu'il attend de son médecin.

Que la relation médecin-malade puisse être égalitaire est un leurre, avez-vous dit. Mais elle ne l'est pas et ne le sera jamais. Nous cherchons seulement à l'équilibrer davantage. L'égalité passe par le respect de la différence entre le médecin et le malade, laquelle ne saurait justifier le pouvoir médical - vous ne pouvez nier que celui-ci existe, vous en avez profité, tout comme moi d'ailleurs. Sous prétexte d'agir pour leur bien, les médecins décident trop souvent à la place des malades. Notre objectif est que, désormais, ils décident avec eux. Ce respect de l'autonomie du malade doit être au fondement de l'éthique clinique.

Vous vous êtes ensuite interrogé sur la représentativité réelle d'associations d'usagers, agréées et financées par l'Etat, avez-vous dit. Permettez-moi de vous faire remarquer que ces associations sont agréées... comme de nombreuses autres et qu'elles ne sont pas financées par l'Etat. Dans certains cas comme avec la Ligue contre le cancer, ce sont elles qui aident l'Etat à mener à bien ses programmes ! Je tiens à saluer le rôle des associations de malades, desquelles j'ai beaucoup appris - vous aussi sans doute. Elles ont été motrices dans la lutte contre le sida en particulier et tout notre système de soins en a bénéficié. Elles nous ont parfois précédés dans certaines initiatives : ainsi la Ligue contre le cancer avait-elle la première organisée des états généraux du cancer. Non, nous n'allons pas donner à ces associations une place excessive, non, elles ne se substitueront pas aux syndicats. Nous faisons simplement en sorte qu'elles puissent mieux se faire entendre. Vous déplorez qu'elles soient si nombreuses. Pas moi ! Au Kosovo, je travaillais avec 523 ONG. C'était mieux que s'il n'y en avait pas eu une seule !

Parler de « reprise en mains par l'Etat » comme vous l'avez fait n'est pas sérieux. Non, l'Etat ne cherche pas à intervenir partout et à tout prix. Notre système de santé soutient d'ailleurs tout à fait à son bénéfice la comparaison avec les systèmes de pays voisins.

J'en viens au consentement éclairé du malade. Il ne s'agit de rien d'autre que de convaincre celui-ci de prendre la bonne décision.

Mme Jacqueline Mathieu-Obadia - C'est déjà ce que l'on fait.

M. le Ministre délégué - Non, vous ne pouvez pas dire cela. Vous savez parfaitement que les malades comme leur famille tremblent devant le pouvoir médical. Le parent d'un enfant malade a beaucoup de mal à décider ce qui est bien pour son enfant, soucieux qu'il est d'abord que celui-ci guérisse. Il arrive encore que des malades quittent l'hôpital sans qu'aucun médecin ne leur ait parlé. On s'en est aperçu lorsqu'on a recherché les malades ayant reçu une transfusion sanguine au début des années 1980. Beaucoup ne savaient même pas qu'on leur en avait fait une ! Il faut absolument parler davantage aux malades. Que le personnel soit souvent débordé, ce qui est vrai, ne saurait justifier qu'on s'en dispense.

Vous avez exprimé des craintes concernant l'accès au dossier médical. Il n'est bien sûr pas question d'asséner la vérité aux malades, quel que soit leur désir de la connaître. Je pense comme vous que la lecture solitaire de son dossier médical par le malade peut être dangereuse. Mais nous avons pris toutes précautions dans le texte : d'une part, une liste détaillée des informations qu'il sera possible de donner sera dressée ; d'autre part, un médecin, généraliste ou membre de l'équipe hospitalière en réseau avec le médecin de ville, accompagnera le malade dans sa lecture. Par ailleurs, ne surestimons pas les difficultés. L'expérience a montré aux Etats-Unis que seuls 6 % à 7 % des patients demandaient à accéder à leur dossier. Il y aura quelques demandes, qui seront légitimement satisfaites, et il s'installera peu à peu en France une nouvelle culture médicale.

Tutelle de la CNAM, dites-vous ? Pas du tout : financement de la CNAM ! Vous nous féliciterez de cette mesure, comme vous nous félicitez d'avoir créé les agences régionales de l'hospitalisation.

Enfin, Monsieur Mattei, il faut absolument distinguer la faute de l'aléa, sinon il n'y aura plus de responsabilité, ni du médecin, ni de l'établissement.

M. Jean-François Mattei - Il doit y avoir contresens, car je pense comme vous.

M. le Ministre délégué - Dans ce cas, j'adopte le contresens (Sourires).

M. le Président - Nous en venons aux explications de vote sur la motion de renvoi en commission.

Mme Jacqueline Mathieu-Obadia - Hier soir, j'évoquais ici les risques de démagogie, les atteintes à la médecine libérale que ce projet fait redouter. J'ai longuement parlé de l'Ordre des médecins, car je ne comprends pas votre acharnement à le détruire (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste). Aucune loi, mieux que lui, ne garantira la confiance entre le malade et le médecin. Il faut craindre, enfin, l'étatisation de notre médecine. On déresponsabilise le médecin, on transfère tout sur le patient, alors qu'il a besoin d'être pris en charge.

Le groupe RPR votera cette motion de renvoi en commission.

M. Marc Laffineur - Vous parlez de ce texte avec passion, Monsieur le ministre, et c'est normal. Pour autant, ne caricaturez pas nos positions.

Notre préoccupation commune, c'est le malade, même si nous avons des interprétations différentes de la façon de lui venir en aide. N'oublions pas que le patient n'est pas dans un état psychologique normal.

Il faut renvoyer ce texte en commission, afin de l'améliorer.

M. Jean-Pierre Foucher - Jean-François Mattei a bien analysé ce que serait l'application de ce texte au quotidien, pour le médecin comme pour le malade. En commission, nous avons défendu des amendements pour améliorer ce projet. Ils ont presque tous été repoussés, pour des raisons plus politiques que pratiques.

M. le Président de la commission - Ce n'est pas vrai.

M. Jean-Pierre Foucher - Le groupe UDF votera donc cette motion de renvoi.

La motion de renvoi en commission, mise aux voix, n'est pas adoptée.

La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance, qui aura lieu ce soir, à 21 heures 30.

La séance est levée à 20 heures 10.

            Le Directeur du service
            des comptes rendus analytiques,

            Jacques BOUFFIER

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ERRATUM

au compte rendu analytique de la 1ère séance du mardi 2 octobre 2001.

Lire ainsi le début de la page 19 :

« On peut interpréter cette disposition comme donnant la possibilité à la caisse nationale - que l'on veut introduire en Bourse et privatiser - d'ouvrir son capital, à hauteur de 25 % à des tiers tels les fonds de pension ou les multinationales. Cela contreviendrait, à l'évidence, à la loi de mutualisation... (le reste sans changement) »

Le Compte rendu analytique
est disponible sur Internet
en moyenne trois heures après la fin de séance.

Préalablement,
est consultable une version incomplète,
actualisée au fur et à mesure du déroulement de la séance.

www.assemblee-nationale.fr


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