Lettre du Premier ministre au Président de la République
Paris, le 5 octobre 1988
Monsieur le Président de la République,
Les communautés de Nouvelle-Calédonie ont trop souffert, dans leur
dignité collective, dans lintégrité des personnes et des biens, de plusieurs
décennies dincompréhension et de violences.
Laffrontement de deux convictions antagonistes a failli
déboucher, jusquà une date récente, sur une situation voisine de la guerre
civile.
Vous-même écriviez, il y a moins de six semaines, dans votre
" Lettre à tous les Français " : " La Nouvelle
Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre
rassemble, en miniature, tous les composants du drame colonial. Il est temps den
sortir. "
Pour sortir de cette spirale dun conflit inexpiable, jai
réuni le 26 juin dernier, à lHôtel Matignon, les représentants des principales
familles politiques de Nouvelle-Calédonie.
Dans une déclaration commune, les deux parties ont reconnu
limpérieuse nécessité de contribuer à établir la paix civile pour créer les
conditions dans lesquelles les populations du territoire pourront choisir, librement et
assurées de leur avenir, la maîtrise de leur destin.
Il na été demandé à personne de renoncer à ses convictions.
Pour les uns, ce nest que dans le cadre des institutions de la République
française que lévolution vers une Nouvelle-Calédonie harmonieuse pourra
saccomplir. Pour les autres, il nest envisageable de sortir de la situation
actuelle que par laffirmation de la souveraineté et de lindépendance.
Pour que la paix civile soit établie de manière durable, la vie
publique en Nouvelle-Calédonie doit être fondée sur le respect mutuel et organisée
selon les principes nouveaux.
Le premier de ces principes concerne lorganisation des pouvoirs
publics. Une décentralisation doit être opérée au profit de collectivités qui
permettent de représenter les populations du territoire dans leur diversité culturelle
et économique.
Pour atteindre cet objectif, il a été proposé que soient créées de
nouvelles collectivités, dénommées provinces, qui recevraient un large domaine de
compétences. En outre, afin dassurer une meilleure cohérence de laction
administrative, le pouvoir exécutif du territoire doit être confié au représentant de
lEtat.
Le second principe qui fonde la paix civile est que chacune des
communautés qui vivent sur le territoire doit pouvoir affirmer son identité et accéder
au pouvoir économique comme aux responsabilités sociales.
La communauté mélanésienne, originaire du territoire de
Nouvelle-Calédonie, première victime des déséquilibres issus de la colonisation, doit
donc être la principale bénéficiaire des mesures mises en uvre pour redonner au
territoire une plus grande cohésion, et lui permettre datteindre un meilleur
équilibre géographique et économique.
La communauté mélanésienne peut légitimement faire valoir des
droits particuliers en matière foncière et doit pouvoir faire reconnaître pleinement
son identité culturelle.
Pour ces raisons, une politique de développement économique et
culturel doit être conduite pendant une période suffisamment longue pour que les
déséquilibres actuellement constatés puissent être corrigés.
Il a semblé quune durée de dix ans était appropriée pour le
bon fonctionnement de la nouvelle organisation des pouvoirs publics et la mise en
uvre dune politique de développement et de correction des déséquilibres.
Au terme de ces dix années, les populations de Nouvelle-Calédonie
pourront se procurer, en pleine connaissance de cause, sur la nature des liens entre ce
territoire et la France, en exerçant le droit constitutionnel à
lautodétermination.
Les hommes et les femmes daujourdhui, qui auront vécu de
bout en bout, en Nouvelle-Calédonie, cette période de dix ans, ainsi que leurs
descendants majeurs, constitueront donc demain les populations intéressées à choisir le
destin du territoire, au sens de larticle 53 de la Constitution.
Le 20 août dernier, les délégations des principales familles
politiques de Nouvelle-Calédonie, réunies sous lautorité de M. le ministre des
départements et territoires doutre-mer, donnaient leur accord, dans une
déclaration annexée à la présente lettre, à un projet de loi dont lobjet est de
mettre en uvre ces orientations.
Ainsi pour la première fois depuis la Libération, les institutions
nouvelles du territoire auront-elles été définies avec laccord des représentants
des populations concernées.
Ce projet de loi a reçu lavis favorable du comité consultatif
institué par la loi du 12 juillet 1988 auprès du haut-commissaire, du congrès du
territoire, ainsi que du Conseil dEtat.
* * *
Il définit, en premier lieu, les conditions dans lesquelles sera
organisé, en 1998, un scrutin d'autodétermination, conformément à l'article 53 de la
Constitution.
Seront admis à participer à ce scrutin les électeurs inscrits sur
les listes électorales du territoire à la date de cette consultation et qui auront été
domiciliés de manière continue depuis la date du référendum approuvant le présent
projet de loi.
Afin dassurer une régularité incontestable à ce scrutin
dautodétermination, fondamental pour le destin du territoire, des dispositions
particulières sont prises pour assurer une révision complète et périodique des listes
électorales.
En outre, tous les moyens seront mis en uvre pour que les
électeurs appelés à se prononcer soient incités à participer au scrutin.
Le projet de loi définit les compétences respectives de lEtat,
des provinces, du territoire et des communes. Les provinces reçoivent une compétence de
droit commun, qui en fera lélément moteur de la nouvelle organisation du
territoire. LEtat conserve les compétences qui sont liées indissolublement à la
souveraineté nationale et celles qui lui permettent dexercer sa fonction
darbitre. Le territoire assure la gestion des équipements et des services pour
lesquels le niveau territorial apparaît comme le plus approprié.
Les provinces, collectivités territoriales de plein exercice, seront
administrées par des assemblées élues et par leur président, exécutif de la province
et chef de ladministration. Les provinces reçoivent les ressources financières
leur permettant dexercer leurs compétences. Le territoire est administré par le
congrès, constitué par la réunion des assemblées de provinces, et par le
haut-commissaire. Les compétences actuelles des communes ne sont pas modifiées.
Afin de traduire limportance de la coutume dans
lorganisation sociale mélanésienne et de la prendre en compte dans
lorganisation publique du territoire, des conseils coutumiers seront créés pour
chacune des huit aires coutumières, ainsi quun conseil consultatif coutumier
territorial. Ces institutions donnent des avis aux provinces et au territoire, notamment
en matière de droit civil particulier et de droit foncier.
La mise en uvre de la politique de développement économique,
social et culturel sappuiera sur des contrats de développement conclus entre
lEtat et les provinces.
Ces contrats couvriront la période 1990-1998 et mettront en uvre
des actions communes en matière de développement.
Les principaux objectifs de ces contrats concerneront
lorganisation des formations initiale et continue, le rééquilibrage économique du
territoire et lamélioration des infrastructures de désenclavement, le
développement des équipements sanitaires et sociaux, la promotion de la culture
mélanésienne et le développement des activités économiques productives.
Cette politique de développement doit permettre la participation des
jeunes à des actions dinsertion et laccession des collectivités
mélanésiennes au capital dentreprises locales.
Des politiques foncières seront mises en uvre pour donner aux
communautés mélanésiennes lespace économique et culturel qui leur est
nécessaire et favoriser le développement des productions agricoles locales.
La réglementation des relations du travail sur le territoire devra
prendre en compte les améliorations du code du travail métropolitain.
Léconomie du territoire devra, enfin, mieux sinsérer dans
le courant des échanges entre les pays du Pacifique.
La paix civile en Nouvelle-Calédonie dépend aussi du respect par
lEtat de sa parole.
Lengagement de lEtat porte dabord sur
limpartialité qui doit inspirer laction de tous ceux qui exercent une
autorité en son nom sur le territoire.
LEtat sengage également à mettre en uvre les moyens
budgétaires nécessaires à lapplication de la loi.
A cette fin, les concours directs ou indirects de lEtat au
territoire seront au moins égaux aux dépenses constatées en 1989 et seront
régulièrement revalorisés.
Pour contribuer au rééquilibrage du territoire, les investissements
de lEtat seront répartis à raison dun quart dans la province Sud et de trois
quarts pour les deux autres provinces.
Un comité de suivi réunissant les représentants de lEtat, les
autorités du territoire et des provinces, fera périodiquement le point de
lapplication de la loi et des contrats de développement.
Bâtir ensemble lavenir suppose, enfin, que soit éclairci
préalablement le passé.
Cest la raison pour laquelle le projet de loi prévoit
lindemnisation des dommages causés aux personnes et aux biens par des actes de
violence liés aux événements politiques survenus en Nouvelle-Calédonie, ainsi
quune large amnistie, dont restent toutefois exclus les crimes dassassinat.
* * *
Depuis 1945, la Nouvelle-Calédonie na pas connu moins de sept
statuts, dont trois au cours de la dernière décennie.
Or, si le développement économique et la construction de
lavenir ont besoin de la paix civile, ils exigent aussi la stabilité dans la
durée.
Ensemble, les représentants des principales communautés et familles
politiques de Nouvelle-Calédonie ont souhaité que puisse leur être apportée la
garantie que ces institutions nouvelles et cette entreprise de construction dun
avenir commun ne puissent être remises en cause pour des raisons de politique
intérieure.
Aussi, conformément aux délibérations du conseil des ministres de ce
jour, jai lhonneur de vous proposer, au nom du Gouvernement, de soumettre au
référendum, en vertu de larticle 11 de la Constitution, le projet de loi portant
dispositions statutaires et préparatoires à lautodétermination de la
Nouvelle-Calédonie en 1998.
Je vous prie dagréer, Monsieur le Président de la République,
lassurance de mon profond respect.
Michel ROCARD
ANNEXE
Le 26 juin 1988 le Premier ministre, M. Michel Rocard, signait avec les
représentants des principales formations politiques de Nouvelle-Calédonie (MM. Lafleur
et Tjibaou) les accords dits de Matignon.
Après que ces formations aient rendu compte à leurs mandants sur le
territoire, deux délégations, celle du F.L.N.K.S. conduite par Jean-Marie Tjibaou, et
celle du R.P.C.R. conduite par M. le sénateur Dick Ukeiwé, ont répondu à
linvitation de M. Louis Le Pensec, ministre des départements et territoires
doutre-mer, à participer à des entretiens à Paris afin que leur soit présenté
le projet de loi portant dispositions statutaires et préparatoires à
lautodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1998.
Au terme de ces entretiens qui se sont tenus au ministère des
départements et territoires doutre-mer les 17, 18 et 19 août 1988, les deux
délégations sont tombées daccord pour estimer que le projet présenté par M. le
ministre des départements et territoires doutre-mer est conforme à la dynamique et
à lesprit des accords de Matignon, et pour considérer que la procédure de
consultation du peuple français par référendum, prévue par ces accords, peut être
engagée.
Pour le F.L.N.K.S., Pour le R.P.C.R.,
JEAN-MARIE TJIBAOU DICK UKEIWE
EDMOND NEKIRIAI MAURICE NENOU
ROLLAND BRAWEAO ALBERT ETUVE
KOTRA UREGEI JEAN LEQUES
PAUL NEAOUTYINE PIERRE FROGIER
LOUIS MAPOU PIERRE NARESCA
CHARLES PIDJOT HENRI WETTA
RAPHAEL PIDJOT SIMON LOUECKHOTE
CHARLES LAVOIX
JEAN-CLAUDE BRIAULT
PIERRE BRETEGNIER
Le ministre des départements et territoires doutre-mer,
LOUIS LE PENSEC
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