N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 2

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Jean-Pierre DINTILHAC, ancien directeur général de la gendarmerie nationale, procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris (mardi 29 juin 1999)

- Monsieur Yves BERTRAND, directeur central des renseignements généraux (mardi 29 juin 1999)

- Monsieur Paul GIACOBBI, président du conseil général de la Haute-Corse (jeudi 1er juillet 1999)

- Monsieur Marc MARCANGELI, président du conseil général de la Corse-du-Sud (jeudi 1er juillet 1999)

- Monsieur Jacques TOUBON, ancien ministre de la Justice (jeudi 1er juillet 1999).

- Madame Elisabeth GUIGOU, ministre de la Justice, garde des sceaux (mardi 6 juillet 1999)

- Monsieur Bernard SQUARCINI, directeur central adjoint des renseignements généraux (mardi 6 juillet 1999)

- Monsieur Jean-Louis DEBRÉ, ancien ministre de l'Intérieur (mardi 6 juillet 1999).

- Monsieur Émile ZUCCARELLI, ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'Etat et de la Décentralisation, ancien sénateur de la Haute-Corse (mardi 6 juillet 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 3

 


Audition de M. Jean-Pierre DINTILHAC,
ancien directeur de la gendarmerie nationale,
procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 29 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Dintilhac est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Dintilhac prête serment.
M. le Président : Nous souhaitons, monsieur le procureur, vous entendre à un double titre. Vous avez été directeur de la gendarmerie nationale de novembre 1991 à janvier 1994, mais je crois que vous avez quitté vos fonctions dès novembre 1993, ce qui signifie que l'exercice de cette première responsabilité est relativement limité par rapport à la période couverte par notre commission d'enquête : 1993 à 1999. Ce n'est donc que sur quelques mois que vous pourrez nous éclairer sur votre expérience en qualité de directeur général de la gendarmerie nationale. Par ailleurs, vous êtes, depuis avril 1998, procureur de la République auprès du tribunal de grande instance de Paris, auquel sont confiés l'instruction et le jugement des affaires de terrorisme en application des articles 716 et suivants du code de procédure pénale et vous travaillez avec la section antiterroriste du parquet de Paris et les juges d'instruction désignés à cet effet.
Je vous propose de nous présenter votre expérience dans un exposé liminaire avant de répondre à nos questions.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Monsieur le Président, vous me demandez de présenter les éléments de connaissance dont je puis disposer au regard de l'objet de la commission d'enquête en qualité d'ancien directeur général de la gendarmerie nationale, puis de procureur de la République du parquet de Paris.
Mes fonctions de directeur de la gendarmerie sont un peu anciennes, mais j'en ai gardé, bien évidemment, des souvenirs, notamment sur la situation en Corse, site difficile pour la gendarmerie. Je m'y suis rendu à plusieurs reprises : parfois pour des raisons dramatiques - l'assassinat d'un gendarme à Zonza notamment - ; d'autres fois, pour des raisons organisationnelles et pour envisager les moyens d'améliorer l'efficacité de la gendarmerie dans le cadre des missions qui lui sont confiées en Corse : mission de sécurité, mais aussi rôle très important en matière de police judiciaire.
Mon souvenir - je recours à ma mémoire sans avoir rien préparé - se porte sur une présence très forte de gendarmes, caractérisée par un double aspect.
Premièrement, la grande dispersion des unités, des brigades sur un territoire en grande partie déserté - je me souviens m'être rendu en montagne dans des villages où, hors saison, il n'y avait guère de monde pour animer l'école, hormis les gendarmes - alors que la demande de forces de sécurité était très forte sur le littoral. Cette adaptation des structures était une préoccupation de la gendarmerie, mais aussi un sujet extrêmement difficile comme toute réorganisation. J'y ai travaillé avec les responsables locaux, commandant de légion, commandant de circonscription, mais ce sujet est éminemment politique et suppose une action sur le très long terme, si bien que le dossier n'a que peu progressé.
Si la présence de la gendarmerie était importante, son utilisation n'était pas optimale.
Deuxièmement, les gendarmes se trouvaient confrontés à certaines difficultés particulières. Je pense précisément au contrôle des véhicules. Cette question peut sembler mineure, mais les gendarmes présents sur le territoire me disaient regretter de ne pouvoir parfois faire ouvrir le coffre de véhicules , en l'absence de suspicion d'infraction commise ou en train de se commettre, alors même que la circulation de ces véhicules les laissait accroire à des mouvements d'armes, d'explosifs ou autres. C'est là un point particulier, mais il me revient en mémoire et je vous le livre.
La doctrine d'emploi de la gendarmerie était, en Corse, très exactement ce qu'elle devait être sur le continent. Je considérais que le commandant de circonscription, basé à Marseille, devait avoir les mêmes autorité et contrôle sur les forces que s'il dirigeait n'importe quelle autre unité sur d'autres parties du territoire national et que l'articulation entre la légion et les groupements devait s'opérer dans les mêmes conditions que sur le continent. La seule spécificité tenait à la présence d'un escadron fixe, à la différence de ceux des gendarmes mobiles, dont la caractéristique réside dans la mobilité et qui sont utilisés en fonction des différents besoins du maintien de l'ordre et selon une articulation commune avec les CRS, opérée au ministère de l'Intérieur. Cette fixité posait un problème tant il est vrai que l'esprit même d'un gendarme mobile est d'être mobile ; or, cet escadron, par son maintien sur place, perdait quelque peu de son esprit de mobilité. Il avait cependant été maintenu parce que les besoins de renforts étaient quasi permanents et en raison du coût important d'envoi de renforts en Corse ; en outre, il trouvait un emploi " naturel " au titre des renforts saisonniers. En effet, l'un des problèmes de la Corse reste l'augmentation considérable de la population durant l'été alors que les forces de sécurité sont relativement peu présentes sur les zones littorales.
Sur les missions de police judiciaire confiées à la gendarmerie, je n'ai pas eu, en Corse, d'autres préoccupations que sur le continent. Il s'agissait, pour la direction de la gendarmerie, de faire en sorte que les autorités judiciaires locales puissent trouver dans la gendarmerie des officiers de police judiciaire formés, en nombre suffisant, adaptés aux besoins et sans interférer dans la fonction de police judiciaire qui relève de la seule autorité judiciaire. Je n'ai jamais été saisi de la manière dont pouvait être mené tel ou tel dossier. Si je m'y intéressais parfois, c'était parce que la gendarmerie était elle-même concernée, soit qu'il s'agisse de violences contre les personnels militaires de gendarmerie, soit de violences contre les bâtiments. Les contacts que j'avais avec les autorités judiciaires - je ne me rendais jamais en Corse sans rencontrer le procureur général et les procureurs de la République - me révélaient leur très grande satisfaction sur la conduite des enquêtes menées par les différentes unités de gendarmerie. L'une des préoccupations à laquelle il a été répondu progressivement tenait dans la limitation de la durée de séjour des gendarmes départementaux. En Corse, de même que sur le continent, nul ne souhaite une durée trop longue d'affectation des forces, qui finirait par altérer leur neutralité et leur indépendance, notamment dans l'action de police judiciaire. Toutefois, cette préoccupation n'était pas majeure et ne se présentait pas comme une source de dysfonctionnement, sauf à tel ou tel endroit, et je n'ai pas le souvenir que ce défaut fut plus fortement marqué en Corse qu'ailleurs, car d'autres procureurs me tenaient sur le continent des propos similaires et regrettaient que tel commandant de brigade ou tel gendarme soient trop installés dans la durée pour bénéficier du recul nécessaire par rapport au justiciable potentiel. La question était simplement un peu plus délicate, car, pour certains militaires - peu nombreux d'ailleurs - le retour en Corse était lié à des attaches familiales ou une origine insulaire. Il est plus difficile de quitter la Corse pour le continent que de passer d'un département l'autre. Mais je répète que cette difficulté n'était pas majeure.
Je résume mon propos : la situation se caractérisait par une interrogation permanente et sans réelle réponse entre une gendarmerie qui déployait des moyens très supérieurs à ceux déployés en moyenne sur le continent et une grande difficulté à mieux remplir sa mission pour des raisons tenant à la localisation des unités et à des spécificités locales. Ainsi, aucune unité, sur le continent, ne m'a exprimé son regret de ne pouvoir contrôler les voitures plus facilement, alors qu'en Corse ce point était souvent évoqué.
M. le Président : Comment était organisée la coordination entre les différentes forces de sécurité ? Quels étaient les rôles respectifs des services de police et de gendarmerie ? Avez-vous constaté une certaine rivalité sur place entre les uns et les autres ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Rivalité, je n'en ai pas véritablement le souvenir dans l'exercice de mes fonctions de directeur général de la gendarmerie. Je l'ai perçue ultérieurement dans mes fonctions de procureur de Paris mais en tant que directeur général, non. Parfois, des gendarmes m'ont fait écho de difficultés dans les relations entre le commandement local de gendarmerie et le corps préfectoral, entendu au sens large : je n'ai pas le souvenir que cette récrimination fut ciblée sur tel ou tel préfet, secrétaire général ou directeur de cabinet. Vous n'êtes pas sans savoir que le pouvoir administratif fixe les missions de la gendarmerie, dont la mise en _uvre relève du commandement interne de la gendarmerie, très attachée au fait que le corps préfectoral n'interfère pas dans cette mise en _uvre. Sur ce point, quelques observations et inquiétudes m'avaient conduit à en parler au préfet de région ou au préfet, leur demandant d'être attentifs à conserver, dans les modalités de mise en _uvre, la liberté d'action du commandement de gendarmerie selon la tradition et les textes fondateurs de la gendarmerie. Tel était l'unique point de difficulté.
Conflit avec la police locale ? Non, mon souvenir est plutôt celui d'une relative défiance. Les gendarmes avaient le sentiment que les policiers, pour la plupart installés à demeure leur carrière durant, ne possédaient pas le recul nécessaire et que des informations appelant la confidentialité pouvaient être, de ce fait, trop rapidement diffusées et divulguées. À partir de là, chacun conservait son domaine d'intervention sans souci d'un travail en commun. Je n'ai pas conservé le souvenir d'une " guerre des polices " où chacun aurait essayé d'empiéter sur le domaine de l'autre, mais celui du regret de l'absence d'un véritable échange d'informations. Les gendarmes étaient réticents à communiquer des informations, parce qu'ils en craignaient la divulgation, ce qui eût été dommageable aux enquêtes en cours.
Voilà le climat général qui me reste en mémoire des relations qui prévalaient entre la police et la gendarmerie en Corse.
M. le Président : Durant la période où vous avez exercé cette fonction, avez-vous eu le sentiment ou avez-vous été conduit par des éléments statistiques à considérer que les services de police étaient privilégiés par rapport à ceux de la gendarmerie dans la conduite des enquêtes ? Hormis les attentats à l'encontre des gendarmeries, avez-vous constaté une sorte de dessaisissement des gendarmes ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Sans que cela se traduise par un vrai dysfonctionnement et sans que ce sentiment soit très marqué, je crois qu'il s'agissait plutôt d'une impression d'être " laissée de côté " et de ne pas être exploitée à hauteur de ce que permettait l'implantation de la gendarmerie et des capacités d'information dont elle pouvait disposer.
Evidemment, le gendarme qui détient une information très précise sur un assassinat ou un attentat la livrait ; toutefois une enquête, c'est aussi la collecte de multiples détails, pas forcément significatifs a priori, mais qui, intégrés dans le cadre d'une enquête, peuvent le devenir. Les gendarmes se plaignaient de ne pas être sollicités. Leur implantation, très dispersée, leur aurait permis, informés de l'objet de la recherche, d'apporter utilement leur concours, notamment aux enquêtes confiées aux services nationaux de police par les juges du tribunal de Paris. Une telle situation n'est pas particulière à la Corse ; les doléances et le sentiment d'être un peu laissés de côté étaient également vécus au Pays basque où la gendarmerie - qui, depuis, est beaucoup plus fréquemment saisie qu'elle ne l'était en matière de lutte contre le terrorisme - avait aussi le sentiment de ne pas être utilisée à hauteur de son savoir-faire et de sa connaissance du terrain.
M. le Président : Vous avez connu deux périodes politiques différentes, puisque vous avez été en poste jusqu'en novembre 1993. Avez-vous eu le sentiment d'assister, à compter du changement politique du début 1993, à une accélération de ce phénomène ? Le ministre de la Défense alors en fonction a, en effet, déclaré que son ministère se jugeait en quelque sorte dessaisi, dans la mesure où " un ministère pilote ", le ministère de l'Intérieur, " suivait " la Corse.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Très franchement, non. Mais, ma réponse tient aussi à des raisons un peu personnelles. J'ai quitté mes fonctions en novembre 1993 alors que le changement de ministre s'est opéré au printemps. Très rapidement, le ministre avait manifesté sa volonté de changer de directeur. Pour des raisons externes, ce changement fut retardé ; j'ai donc été quelques mois en situation d'expédier les affaires courantes. J'ai continué à exercer mes fonctions sans aucune difficulté ni gène, mais la gendarmerie est une institution qui jouit d'une sensibilité propre : j'étais alors le directeur dont le départ était annoncé.
Tout en gardant d'excellentes relations avec les uns et les autres, j'ai senti très vite que les échanges n'étaient plus de même nature - dès lors que l'on doit quitter ses fonctions et que nul ne l'ignore - que si l'on est en plein exercice et que l'on se projette vers l'avenir.
Cet élément personnel explique sans doute que je ne sois pas en mesure de vous répondre d'une manière précise sur une évolution, en Corse, au cours de l'année 1993.
M. le Président : Selon vous, les magistrats en poste en Corse étaient satisfaits de leurs relations avec les services de gendarmerie. Comment les magistrats appelés à désigner le service chargé d'enquêter appréhendaient-ils leurs relations avec les services de police ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Lors de mes rencontres avec mes collègues magistrats, j'avais évidemment tendance à leur demander leur appréciation sur la manière dont les gendarmes assuraient les missions et fonctions de police judiciaire plutôt que de les questionner sur les policiers. L'insistance avec laquelle les magistrats faisaient part de leur satisfaction était, en elle-même, une manière d'exprimer qu'ils avaient vis-à-vis de la gendarmerie des relations qu'ils n'entretenaient peut-être pas avec la police. Mais c'est là un raisonnement en creux, par déduction, plutôt qu'une information directe. Je n'avais pas à les questionner sur ce point.
La gendarmerie était extrêmement appréciée et le développement des moyens de police technique et scientifique était toujours sollicité, en Corse peut-être plus qu'ailleurs, notamment pour élucider les affaires dans le domaine de la délinquance de droit commun. Les juridictions locales ne se sentaient pas concernées par la délinquance terroriste dont elles étaient dessaisies au profit des juridictions parisiennes.
M. le Président : Sans interroger les uns ou les autres, avez-vous le sentiment que des " personnages ", tel le commissaire Dragacci...
M. Jean-Pierre DINTILHAC : J'en ai entendu parler depuis et par différentes voix. Mais, à l'époque, je n'en ai pas eu écho - en tout cas je ne m'en souviens pas.
M. le Président : En avez-vous entendu parler dans vos fonctions actuelles de procureur de la République ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Oui, je lis la presse. Quelques mises en cause ont été formulées dans les journaux qui constituent parfois une source d'information précieuse.
M. le Président : Ce ne sont pas forcément de ces sources là que nous vous parlons, mais d'informations portées à votre connaissance dans le cadre de vos fonctions.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Pour résumer : à l'époque, en qualité de directeur général de la gendarmerie, non ; depuis, professionnellement, je n'ai pas eu à connaître de mise en cause du commissaire Dragacci dans l'exercice des fonctions de lutte contre le terrorisme. Je sais que des interrogations ont été portées sur l'action et la neutralité de ce fonctionnaire. Mais ce ne sont que des propos rapportés ; je n'ai aucune légitimité à vous dire s'ils sont fondés ou non.
M. le Rapporteur : Je reviens à l'organisation de la gendarmerie en Corse. Le commandant de la légion y a, semble-t-il, un rôle un peu particulier puisqu'à côté de ses fonctions administratives et de contrôle, il assume un rôle opérationnel. Était-ce le cas alors que vous étiez à la tête de la gendarmerie nationale ? Selon vous, ce mélange des rôles avec celui des commandants de groupement n'est-il pas une source de confusion éventuelle ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : En Corse, j'avais demandé au commandant de légion d'exercer une action de contrôle et d'animation, d'incitation et de tutelle sur la section de recherche. Je l'ai demandé en Corse comme je l'avais fait sur le continent car, en deux mots, les commandants de légion ont parfois tendance à se cantonner aux fonctions administratives de gestion, à celles d'" administrateurs des moyens ". La structure opérationnelle comprend le groupement, mais aussi la section de recherche, unité très importante pour la police judiciaire et placée au niveau de la cour d'appel. Le ressort des cours d'appel ne correspond pas exactement à celui des régions. Or, j'avais constaté que ces unités réalisaient souvent un excellent travail, mais étaient parfois seules, soit qu'elles n'étaient pas contrôlées, soit qu'elles n'étaient pas aidées, incitées ou soutenues par les moyens dont elles avaient besoin. Relevant de la police judiciaire, elles échappaient à l'intérêt naturel des commandants de légion. Sur l'ensemble du territoire national, j'avais grandement incité les commandants de légion à ne pas laisser seules les sections de recherche, car je crois la gendarmerie efficace quand chacune de ses unités est inscrite dans une chaîne de commandement et de hiérarchie. Dès lors qu'elle en sort, c'est toujours très dangereux.
J'avais pratiqué ainsi particulièrement pour la Corse, où la section de recherche restait un élément moteur de l'action de la police judiciaire ; il était bon, puisqu'elle n'était placée sous l'autorité d'aucun des deux commandants de groupement, que le commandant de légion qui assurait l'autorité locale exerçât ce rôle d'animation et de contrôle. Je l'ai fait en Corse tout particulièrement, mais je l'ai fait aussi à l'échelle nationale, tant un semblable contrôle me semble évident et naturel.
M. le Président : C'est là une certaine forme de critique sur la création du GPS ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Le GPS est une structure dont je ne puis vous parler, car elle est très postérieure à mes responsabilités à la direction générale de la gendarmerie. À titre de principe général, j'avais tiré de l'histoire récente de la gendarmerie la leçon qu'il était toujours dangereux d'autonomiser une unité et qu'il était préférable qu'elle s'insère toujours dans les chaînes classiques de commandement.
M. le Rapporteur : La dispersion importante des brigades sur le territoire n'entraîne-t-elle pas un résultat contraire à celui recherché, se traduisant plutôt par un isolement que par une bonne intégration dans la population ? En effet, on a le sentiment qu'en Corse la gendarmerie a du mal à s'intégrer et que la remontée d'informations s'opère avec difficulté.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : C'était bien le sens de mon propos. La gendarmerie est implantée par nature au sein de la population, mais cette implantation est plus ou moins bonne. Il est vrai que l'intérêt des brigades implantées dans la montagne où la population est composée essentiellement de retraités pose question. Je me souviens de m'être rendu en hiver dans l'un de ces villages ; les maisons étaient vides ou habitées de personnes très âgées. Ce n'était pas là une population qui méritait cette attention et les gendarmes devaient descendre sur le littoral pour rechercher des contacts, de ce fait moins naturels et donc plus difficiles.
Un plan de réorganisation des implantations aurait permis d'améliorer la situation, mais c'est là une question extrêmement difficile, car, en ces lieux, la gendarmerie est souvent le dernier service public : après son retrait, le désert devient total. Seulement, lorsqu'on laisse des gendarmes dans le désert, ils n'ont plus vraiment de contacts ! Et l'on accroît, ne serait-ce qu'en trajets, leur charge de travail.
M. le Rapporteur : Durant vos fonctions, des gendarmes vous ont-il fait part d'une frustration, née de certaines affaires non traitées ou de discussions entre le pouvoir politique et certains mouvements nationalistes qui ont pu être perçues comme une entrave à l'exercice de leurs missions ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Comme directeur général de la gendarmerie, non. Je n'ai pas le souvenir que cette question se soit posée en Corse plus particulièrement qu'ailleurs. Les relations avec les élus étaient un sujet constant de préoccupation. De manière très banale, les commandants de brigade me disaient recevoir des élus des demandes contradictoires : " Il faut être rigoureux sur le stationnement des gens de l'extérieur, mais non à l'encontre des gens du village " ! Comment faire la part des choses ? L'application égale des textes restait la préoccupation constante des gendarmes face aux considérations locales ; il y a toujours un équilibre à trouver.
Je n'ai pas souvenir d'exemples précis qui m'aient fait rencontrer en Corse le problème particulier que vous évoquiez. J'ai été directeur pendant deux ans, ce qui est une période courte pour connaître une institution, pour l'appréhender dans ses domaines très variés. Depuis, six ans ont passé, rien de marquant n'a frappé ma mémoire à cet égard.
M. le Président : Aviez-vous des relations avec le préfet adjoint pour la sécurité ? Vous paraissait-il court-circuité par l'autorité préfectorale traditionnelle ? Le préfet adjoint avait-il un rôle particulier à jouer ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : J'ai évoqué tout à l'heure quelques doléances des gendarmes qui considéraient que l'autorité préfectorale interférait un peu dans leurs modalités d'action. Cela était parfois lié à l'existence d'un préfet adjoint pour la sécurité. Il avait tendance à vouloir " manager " les moyens de police et de gendarmerie. Les " manager " pour ce qui est des missions et des objectifs était une bonne chose et les gendarmes l'acceptaient sans problème, mais, en termes de mise en _uvre, de modalités d'action, ils l'acceptaient moins. Si bien que j'ai dû rencontrer les préfets afin qu'ils calment quelque peu le préfet adjoint pour la sécurité pour qu'il n'interfère pas dans l'emploi des forces de gendarmerie, qu'il fixe les missions et qu'il les laisse agir ensuite selon leur doctrine.
M. le Président : Vous êtes resté deux ans, mais permettez-moi de vous dire que cette remarque a été particulièrement suivie plus tard !
M. Christian PAUL : Monsieur le procureur, à vous entendre, la gendarmerie en Corse, durant la période dont vous avez eu connaissance, assurait un maillage territorial, une fonction de police de proximité, mais sur les trois ou quatre grands problèmes que connaissait la Corse et qu'elle connaît toujours - le terrorisme, la délinquance financière, la corruption... - la gendarmerie n'était pas vraiment présente. Est-ce là la perception que vous avez de cette période ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Oui, c'est vrai. Rétrospectivement, je note, en matière de terrorisme, que l'éloignement de la gendarmerie était constant. En ce qui concerne la délinquance économique et financière, force est de constater qu'il s'agit d'un domaine ayant explosé au cours des dernières années et alors très peu développé ...
M. Christian PAUL : Pour quelles raisons - dans la mesure où les phénomènes de délinquance étaient déjà implantés ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Bien sûr, déjà apparaissait l'intérêt d'une approche de la grande délinquance sous l'angle économique et financier. Certes, l'Italie montrait l'exemple ; néanmoins, la gendarmerie telle que je l'ai trouvée en prenant la direction générale n'avait formé aucun spécialiste. Les sections de recherche ne comptaient aucun militaire ayant reçu une formation en ce domaine et apte à traiter ce type de délinquance. C'est une voie dans laquelle l'on s'est engagé depuis. La formation des officiers de police judiciaire le prévoit actuellement. C'est nécessaire, car, même pour la grande délinquance organisée et violente, des aspects économiques et financiers du blanchiment méritent d'être connus et traités. En ce domaine, nous avons beaucoup évolué. Quand je jette un regard rétrospectif, je constate que l'on ne faisait que débuter en étudiant l'action des autres pays et en envisageant de s'équiper pour réagir. Je me souviens d'avoir été entendu par une commission d'enquête parlementaire sur la corruption et d'y avoir répondu que nous ne disposions alors que d'outils extrêmement modestes au regard de ce qui serait nécessaire et que la gendarmerie, sur le plan de la formation de ses personnels, était encore complètement démunie. J'avais alors insisté fortement pour que soient engagées des formations en ce sens ; mais former des officiers de police judiciaire compétents en matière économique et financière ne se réalise pas en quelques mois : c'est une _uvre de longue haleine qui appelle une programmation, le recrutement de personnels, et qui ne produit ses effets qu'au terme de plusieurs années.
M. Christian PAUL : Je voudrais vous poser une question essentielle pour notre commission d'enquête, bien qu'elle porte sur une période où vous n'étiez pas directeur général de la gendarmerie, à savoir la création du Groupe des pelotons de sécurité. Pour autant que l'on puisse en juger, l'intention initiale était celle d'un renforcement des moyens de la gendarmerie en Corse autour de deux ou trois missions : protection des personnalités, capacité d'interpellation plus efficace dans le cadre d'enquêtes judiciaires, renseignement. Dans son principe, ce renforcement, intégré à une chaîne de commandement - en apparence au moins - conforme aux règles en vigueur, était-il nécessaire ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je ne voudrais pas donner le sentiment de fuir la question, mais quand j'ai quitté la gendarmerie, je n'ai jamais cherché à suivre les affaires ni à les analyser, car je considère, par expérience, que juger ce type de problèmes nécessite de disposer de tous les éléments d'appréciation et d'être sur place pour savoir ce qu'il convient de faire. De l'extérieur, sans l'intégralité de ces éléments, porter un jugement se révèle très hasardeux. Je ne me sens pas en mesure de répondre à cette question. J'ai été directeur de la gendarmerie ; aurais-je fais la même chose ? Je n'en sais rien. J'aurais pris en compte l'ensemble des éléments de circonstance, de climat, de psychologie. L'assassinat du préfet Erignac qui est tout de même un élément fondamental, nouveau, a créé un traumatisme.
Fallait-il créer le GPS ? J'aurais certainement conservé comme corps de doctrine de rester aussi près que possible de ce que devait être la chaîne de commandement et d'organisation classique de la gendarmerie. Ne pas créer de particularismes, en tout cas se réintégrer toujours dans la chaîne de commandement. Ne pas enfermer une unité, même insulaire, sans qu'elle puisse être suivie et traitée, notamment au niveau de la circonscription qui est un niveau important, car la Corse présente une situation difficile par nature pour les gendarmes : les mitraillages, la dispersion territoriale, le sentiment d'être régulièrement menacés, le souvenir des morts, tous ces éléments rendent les choses psychologiquement pesantes. Cette aide extérieure, je la considérais davantage sous la forme d'un soutien que sous celle d'un contrôle, au risque de dérives. Mais les deux dimensions doivent être traitées.
M. Roland FRANCISCI : J'ai beaucoup apprécié la description réaliste que vous avez faite de la situation de la gendarmerie en Corse. Je suis conseiller général et, dans mon canton de montagne, qui hélas ! connaît le fléau du dépeuplement, subsistent deux brigades de gendarmerie.
Pour répondre à M. le rapporteur, je dis : oui la gendarmerie est très bien intégrée en Corse. Sa présence est appréciée, parce qu'elle est sécurisante pour la population vieillissante de nombreuses communes. Je me félicite que M. le procureur ait, à plusieurs reprises, utilisé l'expression de " délinquance terroriste " et non pas le seul terme " délinquance". J'ai bien vérifié les chiffes : en Corse, le taux de délinquance est beaucoup plus faible que dans n'importe quelle autre région de France. Il ne faut donc pas confondre délinquance et terrorisme.
Je n'ai pas bien compris, monsieur le procureur, lorsque vous avez évoqué la difficulté qu'auraient connue les gendarmes à contrôler des véhicules la nuit...
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il s'agit d'ouvrir les coffres des véhicules. La question n'est pas spécifique à la Corse, mais elle était très souvent évoquée. Les gendarmes contrôlaient un véhicule et avaient une forte présomption de présence d'armes dans le coffre ; or, ils ne pouvaient rien faire.
M. le Président : Monsieur Francisci, souvenez-vous : c'est grâce aux gendarmes que l'on a pu identifier les participants au rassemblement de Tralonca puisqu'ils ont identifié les propriétaires des voitures qui se rendaient à ce rendez-vous. Evidemment, si l'on avait eu la possibilité d'ouvrir les coffres, sans doute aurait-on découvert les armes brandies lors de cette conférence de presse.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Trois questions. L'une a trait à la dissymétrie qui prévaut dans la gestion des fonctionnaires de la police nationale et des militaires de la gendarmerie en Corse. Il se trouve, soit par le jeu de décisions, soit par celui du hasard, que les fonctionnaires de la police nationale sont souvent nés en Corse, ce qui n'est pas le cas des militaires de la gendarmerie, sachant que le ministère de la Défense évite de telles mutations. Qu'en pensez-vous ? Estimez-vous que les deux corps devraient être gérés exactement de la même manière et affectés sans tenir compte du lieu de naissance ?
Vous avez évoqué la volonté de la gendarmerie d'avoir une gestion très équilibrée des responsabilités de police judiciaire. Estimez-vous que la qualité de magistrat du directeur général de la gendarmerie est de ce point de vue un atout supplémentaire ? Comment cela est-il perçu par les militaires de la gendarmerie ?
En tant que directeur général de la gendarmerie, estimez-vous que la fluidité de l'information qui remontait jusqu'à vous était très bonne ou avez-vous eu à faire acte d'autorité afin que cette fluidité soit totale ? Est-ce que la qualité de magistrat du directeur général de la gendarmerie incite les militaires de la gendarmerie à prêter plus d'attention à la fluidité de l'information afin d'éviter toute conséquence négative sur le " combat larvé " mené entre police nationale et gendarmerie pour la répartition des tâches en matière de police judiciaire ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Sur la différence dans la gestion des corps - vous connaissez bien la situation -, les policiers sont plus souvent natifs du ressort de leur affectation - en Corse comme ailleurs. Ma réponse sera d'ordre général : une certaine mobilité est souhaitable pour les agents publics qui exercent des fonctions relevant de la compétence régalienne. J'appliquerai volontiers cette règle aux magistrats : rester trop longtemps président ou procureur dans une ville de moyenne importance, voire à Paris, me paraît peu souhaitable. Une certaine mobilité - dès lors que le fonctionnaire est au service de la mission qu'il assure - permettrait de faire primer l'intérêt général sur l'intérêt particulier d'une affectation choisie. À cet égard, il serait aussi souhaitable que tous puissent être traités de la même manière, ce qui n'impose pas que l'on quitte le département, mais au moins les fonctions ou, pour la Corse, que l'on permute d'un département à l'autre. Une telle égalité de traitement serait d'autant plus souhaitable que cette différence est sensible pour les gendarmes originaires de Corse qui se voient imposer des règles de mobilité alors qu'elles n'existent pas pour les policiers et que naturellement, les gendarmes comparent leur situation à celle des policiers, comme chacun en France est enclin à comparer sa situation à celle du voisin. Je suis favorable à un rapprochement sur la base d'une exigence de mobilité. Ce serait, dans la fonction publique, un élément de dynamisme, de renouvellement et, en même temps, de plus grande neutralité et d'impartialité, surtout dans de telles fonctions.
Concernant la présence d'un magistrat à la direction générale de la gendarmerie, je précise qu'il s'agit d'une tradition, non d'une obligation. J'ai été étonné de constater à quel point les gendarmes, officiers et sous-officiers, étaient attachés à cette règle pour des raisons différentes. Dans le fait que le directeur ne soit pas membre du corps, les sous-officiers voient un rattachement à une autorité venant en contrepoids à une hiérarchie militaire et administrative. Les gendarmes sont très soumis - et c'est normal - au ministre de l'Intérieur et à ses représentants, les préfets, pour tout ce qui touche à l'ordre public. Ce lien, un peu privilégié avec la justice, est pour eux très sensible pour les aspects de police judiciaire. Le fait que le directeur soit un magistrat permet la remontée des informations.
Cela dit, en ce qui concerne mes fonctions, et quel que soit le type d'affaires traitées, je n'ai jamais suivi le déroulement d'affaires judiciaires en tant que directeur général de la gendarmerie. Je ne me préoccupais pas de l'état des procédures ; je demandais simplement que tous les événements liés à l'activité judiciaire et susceptibles d'être connus sur le plan médiatique remontent par la voie de messages pour être diffusés au cabinet du ministre afin qu'il en soit informé en même temps que la presse. Mais le dispositif n'était pas conçu comme une information remontante qui devait redescendre sous la forme d'instruction. Cela n'a d'ailleurs jamais été le cas.
Sur l'appréciation que les gendarmes peuvent porter sur le corps d'appartenance du directeur général de la gendarmerie, je dois dire que le directeur actuel est un membre du corps préfectoral et, sans jamais me préoccuper de connaître l'appréciation que portent les gendarmes sur leur directeur - je m'en garde bien -, j'ai cru comprendre par les propos de certains que le directeur actuel était très apprécié. Je n'ai pas eu d'échos laissant accroire qu'ils auraient des griefs à formuler à l'encontre du corps d'appartenance de l'actuel titulaire du poste. Très vite, les gendarmes apprécient les hommes qui les dirigent, au-delà des corps d'appartenance.
Enfin, sachez que les officiers sont l'objet de recrutements différents : certains sont issus du rang, d'autres de Saint-Cyr ou d'autres écoles. Cela crée des appartenances et c'est normal. Le fait que le directeur général soit un magistrat leur garantit une grande neutralité dans la gestion des carrières. Si le directeur général était un gendarme, il serait issu de l'une ou l'autre des origines et cela suffirait à l'émergence d'une suspicion. Voilà pourquoi, au niveau des officiers et des officiers généraux, sauf peut-être un ou deux généraux qui auraient espéré le poste, tous les autres, très nettement, préfèrent qu'un non-gendarme dirige la gendarmerie.
M. Michel VAXÈS : Monsieur le procureur, vous indiquiez la préoccupation des services de gendarmerie maintes fois exprimée de ne pouvoir contrôler, comme ils l'eussent souhaité, les véhicules. La gendarmerie ne le peut pas, sauf motif particulier ; la douane le peut. Dès lors, des opérations conjointes ont-elles été envisagées ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : De telles opérations ne peuvent pas se faire pour des raisons juridiques : la cour de cassation a été très claire : on ne peut pas utiliser les compétences propres des douanes pour permettre l'intervention à d'autres finalités que celles qui leurs sont dévolues, c'est-à-dire la recherche de l'importation et du transport de produits importés illicitement.
M. Michel VAXÈS : Les armes viennent souvent de l'extérieur !
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Les douaniers doivent agir dans le cadre de leurs missions légales et non pas pour permettre à des gendarmes qui n'en ont pas la possibilité, de vérifier ce qui se trouve dans les coffres des véhicules. S'il en était ainsi et si des enquêtes judiciaires se développaient ensuite, la cour de cassation annulerait les procédures.
M. Roland FRANCISCI : J'ai fréquemment constaté sur place des actions conjointes : des contrôles de gendarmerie et, à quelques dizaines de mètres, un barrage de la douane.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il est possible que des interventions conjointes soient menées mais sans qu'elles soient fusionnées ou apparaissant comme telles. De telles opérations ont cours dans les affaires de drogue en région parisienne pour des raisons de sécurité. Les douaniers sont peu équipés pour se protéger et quand il s'agit de rechercher la présence de drogues, les réactions de trafiquants peuvent être très violentes. Compte tenu du danger, les policiers sont là pour protéger les douaniers avec leur savoir-faire et leurs armes. Mais utiliser une telle couverture n'est pas de même nature qu'utiliser un moyen à des fins détournées pour permettre à un officier de police judiciaire d'outrepasser ce que la loi autorise. Le principe a été posé par la cour de cassation, notamment à propos des pouvoirs des agents du fisc qui peuvent, avec l'autorisation du président du TGI, procéder à des visites domiciliaires, mais qui ne peuvent pas, à cette occasion, appeler des policiers ou des gendarmes pour procéder à des constatations qui n'eussent pas été possibles sans cette autorisation particulière.
M. le Président : Nous allons aborder la seconde partie de votre audition, relative à votre qualité de procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris. Votre regard est encore neuf. Pouvez-vous nous indiquer ce qui marche et ce qui ne marche pas dans le traitement des affaires de terrorisme, puisque c'est là l'essentiel en ce qui concerne vos compétences sur la Corse ?
Quel regard critique ou approbateur portez-vous sur le rôle, la place, les missions confiées à cette section spécialisée dans la lutte antiterrorisme ? Avez-vous observé quelques dysfonctionnements regrettables ? On a beaucoup parlé d'informations qui vous avaient été transmises et qui n'auraient pas été exploitées, notamment sur l'assassinat du préfet Erignac. Sous la foi du serment, vous devez être à même de nous communiquer des informations de nature à permettre à la commission d'avancer.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je ne conçois, sur ce point, aucune gêne à répondre aux questions, sauf sur ce qui concernerait les instructions en cours.
D'un point de vue général, il convient, dès l'abord, de préciser que les articles 706-16 et suivants du code de procédure pénale confèrent à la juridiction parisienne une compétence partagée et non exclusive en matière de terrorisme. Je le précise car on l'oublie souvent. La pratique fait que cette compétence est quasiment exclusive, mais c'est une compétence partagée qui n'est pas théorique. Il y a quelques dossiers pour lesquels la suspicion d'action de terrorisme est assez forte, mais pour lesquels subsistent quelques doutes et les juridictions locales de Corse ou du Pays Basque restent compétentes. Il n'y a d'ailleurs aucun texte concernant le règlement d'éventuels conflits entre les parquets ou les parquets généraux mais heureusement il n'y en a pas eu.
Deuxième point : la loi de 1986. La question m'a souvent été posée par des organismes qui se préoccupent de l'État de droit, notamment la Ligue des droits de l'homme : faut-il une gestion particulière ou spéciale du terrorisme ? De cette question je n'ai pas à débattre mais je considère cette compétence comme nécessaire, d'autant qu'elle se limite à peu de chose : permettre une durée de garde à vue supplémentaire. En revanche, le procès - tout de même l'essentiel en matière judiciaire - s'inscrit dans le cadre du droit commun. Ce sont des juridictions correctionnelles parisiennes qui, à tour de rôle, jugent les affaires financières et les infractions terroristes. La seule spécificité est celle du jury d'assises, composé de magistrats professionnels. L'objet n'a pas été de créer une juridiction particulière, mais simplement de répondre à l'impossibilité pratique de composer un jury compte tenu des menaces pouvant peser sur les jurés.
Au niveau des structures, la compétence parisienne est de fait systématique, parce qu'il est vrai que furent progressivement mises en place des structures spécialisées aussi bien au parquet qu'au siège. Il convient de bien mesurer que le tribunal de Paris est une juridiction composée de spécialistes, dont certains d'ailleurs ont pour spécialité la délinquance générale, à l'instar des médecins spécialisés en médecine générale. Le TGI de Paris est une juridiction importante. Le domaine économique et financier est traité par des magistrats spécialisés, le social par des magistrats spécialisés, la presse également. À chaque domaine correspondent à la fois des sections du parquet et des juges d'instruction. Que le terrorisme fasse l'objet d'une compétence particulière dont sont chargés quelques magistrats n'apparaît pas comme une anomalie au regard de la règle générale de spécialisation des magistrats parisiens.
Ensuite, il convient d'aborder la question de l'appréciation que l'on peut porter sur cette spécialisation. Je crois qu'elle répond à une première préoccupation : la compétence et la connaissance. Il est difficile dans un domaine extrêmement sensible et évolutif comme celui du terrorisme - qu'il se fonde ou non sur des mouvements locaux, comme en Corse, au Pays Basque, en Bretagne plus rarement et en Savoie de manière plus anecdotique - de bien connaître les mouvances. Quand on est nommé procureur de Paris et que l'on veut pénétrer toutes les arcanes de l'historique des évolutions et de la scissiparité des mouvements terroristes ici ou là, il faut quelque temps pour s'y retrouver. En tant que procureur, j'apprécie de disposer d'une section composée de magistrats du parquet qui puissent m'éclairer et tenir des dossiers qui permettent de resituer chaque événement dans son histoire et dans celle de la région. Se priver de cet outil revient à se priver d'une capacité d'action. Mes propos sur le niveau régional trouvent encore plus de force au niveau national et international. J'ajoute que les règles évoquées tout à l'heure au regard de la durée des affectations devraient trouver à s'appliquer pour ces fonctions spécialisées qui mériteraient de faire l'objet d'une gestion prévisionnelle des carrières avec des durées de fonctions prévues, des renouvellements, permettant d'assurer une continuité entre le départ des uns et l'arrivée d'autres pour qu'une mémoire du service reste.
En un mot, les dispositifs actuels sont bons ; peut-être vaut-il mieux gérer les hommes, tenir compte de ce qu'ils ont fait pour leur permettre des déroulements de carrière ultérieure prenant en compte leur travail et les charges que cela représente. La 14ème section, devenue section A6 après réorganisation du parquet, est composée de quatre magistrats, c'est peu. Ils assurent à tour de rôle des permanences qui réduisent le nombre de week-ends où ils ne sont pas appelés. La charge de travail est lourde, sans compter la nécessité d'une culture du domaine, et, contrairement aux propos parfois tenus, le chef actuel de la section, Mme Irène Stoller, produit un travail considérable.
J'ajoute un élément peu connu : la capacité de résistance psychologique. Il faut savoir " qu'aller à l'audience ", selon l'expression tirée de notre jargon, pour une affaire terroriste basque ou fondamentaliste islamique, c'est s'exposer à des insultes, à des agressions, à des interpellations personnalisées, ainsi qu'à des menaces régulières. C'est une réalité. Si je devais demander aux magistrats du parquet d'y " aller " à tour de rôle, certains ne présenteraient pas la résistance voulue.
Je crois qu'une meilleure gestion des hommes est possible, mais retirer toute spécialisation, en tout cas en ce qui concerne le parquet, me parait peu souhaitable. Au surplus, je note que les services de police sont spécialisés et que l'interface police-justice est importante. Si, d'un côté, la police dispose de spécialistes et si les magistrats n'ont aucune spécialité, ces derniers connaîtront une grande difficulté à assurer leur fonction de direction et de contrôle des services de police. Il serait impossible, sans perdre en efficacité, de se départir de toute organisation spécialisée de la police comme de la justice en matière de lutte contre le terrorisme.
M. le Président : Compte tenu de votre expérience, n'estimez-vous pas que les résultats obtenus par ces structures ne sont pas tout à fait à la hauteur des ambitions de leurs créateurs ?
L'examen de la situation en Corse, hormis l'assassinat du préfet Erignac dont l'enquête a permis de découvrir les auteurs dans un délai relativement bref - même si cela a semblé long pour certains - donne le sentiment d'une assez grande confusion : les gens sont arrêtés, relâchés... La stratégie judiciaire apparaît assez incompréhensible. Certaines informations circulaient sur l'absence d'exploitation de renseignements fournis à l'autorité judiciaire par tel ou tel responsable local. Je pense notamment aux informations transmises par l'autorité préfectorale à l'autorité judiciaire par votre intermédiaire. Tout cela ne vous paraît-il pas inefficace ? J'ajouterai un autre élément : comment discerner les affaires de terrorisme, au sens plein du terme, des affaires de grand banditisme qui, en Corse, doivent s'y mêler assez régulièrement ? Distinguer le terrorisme politique de la délinquance destinée à prospérer sur le territoire de la Corse présente sans doute une assez grande difficulté. Pensez-vous que chercher, de Paris, à connaître ce milieu - au sens pègre du mot - constitue la bonne méthode ?
Les magistrats locaux n'éprouvent-ils pas une certaine frustration, qui vient s'ajouter à celle des gendarmes et qui conduit aux dysfonctionnements constatés ces dernières années ? En effet, même si le taux de délinquance n'est pas plus élevé qu'ailleurs et même si le taux d'élucidation est relativement fort, c'est le taux d'élucidation des faits de terrorisme qui nous intéresse, pas celui de la délinquance de droit commun. Tout cela me paraît très compliqué, assez incompréhensible et je le dis très simplement assez inefficace.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : L'efficacité de la justice pose toujours des questions difficiles, notamment pour déterminer ce qu'un autre système produirait. À votre question " une autre organisation est-elle possible ? ", je réponds oui ; celle que nous connaissons n'est pas la seule concevable. Mais prévoir une autre organisation appelle très sûrement la mise en place de moyens nettement supérieurs. Pour le parquet, nous avons concentré sur quatre magistrats l'ensemble des affaires de terrorisme de toute la France. Si l'on souhaite un traitement par région, il faudrait multiplier les effectifs par trois pour respecter un seuil de fonctionnement et disposer d'une section au Pays basque et d'une autre en Corse, alors même qu'à Paris les effectifs doivent rester inchangés pour les aspects internationaux.
Ensuite, se poserait la question de la proximité et celle, connexe, de la capacité à gérer la durée dans les fonctions, avec les problèmes que cela pose en situation de proximité.
Enfin, et c'est un autre aspect des choses sur lequel je crois utile d'appeler votre attention - j'y suis sensible en tant qu'ancien directeur de l'administration pénitentiaire - les populations difficiles dans de petites prisons - en Corse ou ailleurs - incitent toujours les responsables pénitentiaires à demander à l'autorité judiciaire de les répartir dans les grands établissements parisiens. Gérer des populations délicates à la maison d'arrêt de Pau ou de Bayonne est extrêmement difficile, sans évoquer les problèmes de contacts, notamment avec les personnels pénitentiaires originaires du cru.
Un ensemble de raisons rendait nécessaire le rapatriement des affaires sur Paris. Si l'on réglait tous ces problèmes, l'on pourrait considérer que, somme toute, des moyens en Corse pourraient permettre de traiter le terrorisme local. Dans l'absolu, on ne peut considérer le système actuel comme le seul gérable et qu'aucun autre ne puisse être envisagé. Mais il y aurait un prix à payer et l'on ne pourrait faire l'économie d'une analyse de toutes les questions périphériques au fonctionnement de la justice.
Sur les dysfonctionnements, je ne puis entrer dans une bataille de chiffres, ma mémoire ne me le permet pas. Toutefois, dans le domaine du terrorisme, des procès à répétition se tiennent à Paris et jugent des auteurs d'actes terroristes. C'est régulièrement, à la suite de condamnations prononcées qu'apparaissent de nouvelles menaces. Je le dis ici sous le sceau du secret : l'émergence, le week-end dernier d'un nouveau mouvement, Armata Corsa, semble liée aux condamnations prononcées par le tribunal de Paris. De même, dans un récent communiqué du GIA, qui n'a pas fait l'objet d'une grande diffusion, une allusion était faite au procès en cours de l'affaire dite " Kelkhal ". Depuis que je suis procureur à Paris, j'ai vu, à répétition, des enquêtes aboutir, des procès se tenir, des condamnations être prononcées. Est-ce suffisant pour tarir toute délinquance ? Je n'ai pas la prétention de croire que la justice puisse, à elle seule, dans quelque domaine que ce soit, régler totalement la situation. Mais, penser que sans cette action judiciaire, la situation serait meilleure relève d'une grave erreur ; je suis persuadé du contraire. En tout cas, notre action permet de cantonner, de prévenir des développements qui, sans elle, seraient beaucoup plus graves.
Sur la question très précise de mes relations avec le préfet Bonnet, je suis presque soulagé ou heureux que vous me posiez la question, car je souhaite en parler ici.
Je n'ai pas l'habitude de faire des commentaires dans la presse ou de nourrir des polémiques tout à fait inutiles sur les enquêtes. Chacun peut se réjouir que l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ait abouti. Il est vrai que, tant que l'on n'aboutissait pas, la presse regrettait que rien ne se passe et, dès lors que l'on se trouve en présence d'un résultat positif, il faudrait trouver pourquoi cela n'a pas abouti plus tôt !
Dans la succession d'événements qui font le quotidien d'une instruction, sont intervenus des faits sous la responsabilité du juge d'instruction et dont je n'ai pas à parler ici.
J'ai eu à deux reprises la visite du préfet Bonnet qui avait demandé à me voir sans m'informer du sujet qu'il souhaitait aborder. Je l'ai, bien entendu, reçu ; il m'a dit : " Monsieur le procureur, je viens vous apporter les informations qui pourraient être utiles à l'instruction en cours sur l'assassinat du préfet Erignac ". Je n'ai absolument pas trouvé anormal qu'un préfet vienne dire au procureur de la République qu'il détenait des informations. Un préfet a de multiples sources d'information ; il dispose des renseignements généraux et entretient toutes sortes de contacts. Il me semble naturel que des gens soient venus se confier à lui. Le préfet Bonnet m'a bien précisé tenir ces informations d'une personne venue les lui donner directement, sans évoquer une enquête parallèle qu'il aurait pu conduire selon les récits parus dans la presse. Il ne m'a jamais parlé de cela et je n'avais aucune raison de le penser - je n'en ai aucune actuellement.
Il m'a livré des informations et j'ai trouvé tout à fait naturel qu'il me les donne. J'ai couché ces informations par écrit car elles étaient pour partie verbales ; j'en ai fait une fiche que j'ai portée au premier vice-président Bruguière. Je l'ai faite sous forme de fiche blanche pour quatre raisons.
La première tient à l'absence de tout texte de loi sur les conditions dans lesquelles une information doit être transmise à un juge d'instruction. Aucune règle procédurale ne régit la matière.
La deuxième raison est plus sérieuse ; il me paraissait exclu de procéder à une transmission officielle sous le timbre du procureur de la République que le juge d'instruction aurait dû immédiatement verser à son dossier et qui, de ce fait, était à la disposition de tous ceux qui y avaient procéduralement accès - ne serait-ce que la partie civile avec les risques de fuites qui s'y attachent - et qui aurait permis de savoir que telle ou telle personne était soupçonnée d'être l'auteur de l'assassinat. C'était là un danger majeur qu'il me paraissait exclu de courir.
La troisième raison était le souci de protection du préfet Bonnet. Je lui ai dit : " Monsieur le préfet, votre prédécesseur a été assassiné. S'il apparaît que vous êtes celui qui a apporté les informations pouvant aboutir à l'arrestation des assassins, vous pourriez, vous-même, devenir une cible. Votre protection me conduit à penser que la meilleure solution est de recourir à une fiche blanche ". Le préfet Bonnet en fut d'accord.
La quatrième raison relevait également d'un souci de sécurité, car l'information venait d'un informateur. Tout élément laissant apparaître qu'il y avait eu informateur et versé au dossier aurait pu conduire très naturellement - je sais ce qu'est un débat judiciaire - à faire venir le préfet à la barre pour lui demander d'où venait l'information. Evidemment, toute recherche d'informateur expose ce dernier à des risques majeurs. Là encore - en l'absence de toute obligation légale -, le souci de protection excluait de donner un caractère plus officiel à la transmission, sachant que toute l'information a été transmise au juge d'instruction.
Quelque temps plus tard, le préfet Bonnet est venu m'apporter d'autres éléments qui confirmaient les premiers, sans être radicalement nouveaux. Cela se passait un vendredi soir ; dès le lundi, j'ai demandé au juge Bruguière de venir me voir et je lui ai remis ces informations.
Voilà ce que je puis dire sur cette affaire. Je n'ai pas, pour le reste, à me prononcer, pour des raisons qui tiennent aux limites même de la compétence de votre commission, puisqu'on touche là le domaine des enquêtes judiciaires. Mais je n'ai aucune gêne à vous dire comment les choses se sont passées et pourquoi j'ai agi de cette manière. Je ne pense pas, rétrospectivement, qu'il y eut une autre manière de procéder.
M. le Président : À quelle date avez-vous vu le préfet Bonnet, monsieur le procureur ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : J'ai vu le préfet Bonnet le 16 novembre 1998. J'ai pensé que vous me poseriez la question ; aussi ai-je vérifié.
M. le Président : et la seconde fois ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Le 11 décembre 1998.
M. le Rapporteur : Quelle part représente la Corse, par rapport aux affaires de terrorisme basque ou islamiste, dans le fonctionnement du tribunal ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : En charge de travail, environ un quart. La mesure est très aléatoire, car le temps du procès est très lourd et certains événements plus ou moins intenses. Le secteur basque est, en ce moment, un peu plus calme. Certains aléas ne sont pas liés aux attentats, mais à l'activité judiciaire : un dossier évolue, le règlement d'un dossier communiqué au parquet à l'issue de l'instruction et qui peut faire plusieurs dizaines de cotes est, en soi, un travail considérable pouvant interférer avec une audience. Plusieurs années sont nécessaires pour apprécier le poids relatif de la Corse, que j'estimerais à un quart dans le travail de la section A6.
M. le Rapporteur : Pourrions-nous disposer du nombre d'affaires traitées au cours des dernières années ?
M. le Président : Sur la période de 1993 à 1999 si cela est possible.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Oui.
M. le Rapporteur : Le dispositif antiterroriste ne conduit-il pas en Corse à une concurrence assez exacerbée entre les services ? Sur l'enquête de l'assassinat du préfet Erignac, nous avons pu constater que deux juges avaient été saisis - l'un sur une affaire connexe de Pietrosella - et travaillaient avec des services différents. N'y a-t-il pas eu, dès le départ, deux enquêtes parallèles, même si elles se sont ensuite confondues ? Cela ne provoque-t-il pas certains dysfonctionnements ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : En effet, il y a eu deux enquêtes, puisque l'attentat contre la brigade de Pietrosella a précédé l'assassinat du préfet Erignac. Une information avait alors été ouverte, confiée aux services de gendarmerie, ce qui est assez fréquent et habituel lorsqu'il s'agit d'attentat commis contre leurs postes.
D'où, selon la lecture qu'en propose la presse, des confusions. On parle de " guerre des polices " alors que, naturellement et de manière tout à fait régulière, deux services étaient saisis. Pour le reste, mon sentiment me porte à considérer que cette enquête n'a pas été menée avec toute la coopération, tous les échanges, toute la mise en commun du travail souhaitables. Je ne puis analyser les raisons de cet état de fait, car je suis extérieur à la situation. Il s'agit d'instructions judiciaires ; des directeurs d'enquête et plusieurs juges d'instruction ont été nommés. La volonté d'aboutir a certainement prévalu, car l'on peut inscrire à l'actif de chacun que l'assassinat du préfet Erignac a véritablement mobilisé l'ensemble des services et qu'aucun de ceux qui détenaient la moindre parcelle d'information ne l'a laissée de côté. Mais une réelle difficulté de mise en commun des éléments recueillis, quitte à s'effacer après les avoir fournis, a transparu. C'est là une situation qui se rencontre lorsque des services différents travaillent ensemble et il y en a beaucoup : renseignements généraux, DST, DCPJ, SRPJ, gendarmerie, douane parfois.
J'ai le sentiment que la volonté très forte de mise en commun faisait défaut. Volonté très forte d'aboutir sûrement, mais pas d'y apporter tous les éléments, y compris lorsqu'il fallait " passer la main ". C'est une réalité. Et quand la gendarmerie a été dessaisie de l'enquête de Pietrosella, j'ai ressenti chez elle un certain regret ou une amertume. Je vous livre là, non des informations reçues en tant que procureur, mais des impressions de " climat " échangées avec mes collègues du parquet ; des échos remontent forcément sur l'état d'esprit des services d'enquêtes.
M. le Rapporteur : La presse a entretenu une petite polémique sur le fait que le préfet ait souhaité vous voir plutôt que de rencontrer le juge lui-même. La démarche du préfet de s'adresser au procureur plutôt qu'au juge chargé de l'enquête est une démarche qui vous paraît ...
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Naturelle, normale. Franchement, j'ai été étonné que l'on puisse ensuite se poser la question ...
M. le Rapporteur : Je vous la pose parce qu'elle a été posée.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Bien sûr, les préfets ont traditionnellement pour habitude de correspondre avec la Justice par la voie du procureur de la République. Les procureurs sont les interlocuteurs naturels des préfets qui ne s'adressent ni aux présidents, ni aux juges. Au surplus, si le préfet s'était adressé au juge d'instruction, ce dernier n'avait qu'une possibilité : l'entendre par procès-verbal et verser immédiatement au dossier tous les éléments qui lui ont été confiés !
Cela dit, je ne sais pas si c'est pour ce motif que le préfet est venu me voir ; je crois que la raison est simplement qu'un préfet s'adresse naturellement au procureur, c'est la tradition. Lors des réunions périodiques des procureurs du ressort de la cour d'appel de Paris, mes collègues m'ont dit ne pas comprendre cette interrogation de la presse. Ils voient très souvent les préfets et ils n'imaginent pas le préfet aller voir un juge d'instruction ; cela n'est ni dans la culture, ni dans la tradition des relations entre les préfets et la Justice.
M. Roland FRANCISCI : Vos propos ne cadrent pas exactement avec les déclarations du préfet Bonnet que je connais bien. Le préfet Bonnet a reçu des révélations de X et en a, aussitôt, informé le cabinet du Premier ministre. Au cabinet du Premier ministre, il a indiqué qu'il prévoyait de transmettre ces renseignements au juge Bruguière ; dans un premier temps, le cabinet du Premier ministre en fut d'accord. Puis, le préfet Bonnet a reçu un appel téléphonique, quarante-huit heures après, lui demandant de ne pas transmettre ces renseignements à M. Bruguière, mais à vous, M. Dintilhac.
M. le Président : Cher collègue, vous semblez savoir beaucoup de choses !
Quelle est votre question précise au procureur de la République, car j'imagine qu'il ignore les relations entre le préfet Bonnet, le ministre de l'Intérieur et Matignon.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Monsieur le président, cette question ne me gène pas...
M. Roland FRANCISCI : Je ne la pose pas pour vous gêner, monsieur le procureur.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : J'ai lu dans la presse ce qu'indiquait M. Francisci et j'ai prêté serment. Je puis vous dire que le préfet Bonnet m'a demandé un rendez-vous, je l'ai reçu ; ce rendez-vous n'a été précédé d'aucune information de qui que ce soit m'indiquant que je devais recevoir le préfet Bonnet. Quand je l'ai reçu, il ne m'a absolument pas précisé que sa visite était suggérée par le Premier ministre ou par tel ou tel ministre. Il a demandé à me voir. Le reste, je l'ignore complètement.
M. Roland FRANCISCI : M. le préfet Bonnet a lui-même déclaré qu'il avait fait ces révélations au cabinet du Premier ministre. C'est pour ma simple information ; n'y voyez aucune intention maligne, monsieur le procureur.
M. le Président : Nous sommes en train d'auditionner M. Dintilhac ; nous n'interrogeons pas un membre du cabinet du Premier ministre. Je vais d'ailleurs vous suggérer d'entendre M. Olivier Schrameck, directeur du cabinet, afin de satisfaire à la demande formulée par plusieurs commissaires. Quand le directeur de cabinet du Premier ministre viendra, vous lui poserez cette question.
M. Roland FRANCISCI : Vous vous êtes interrogé, monsieur le Président, sur les difficultés à discerner de quel type de délinquance il s'agit. Pardonnez-moi de ne pas être tout à fait d'accord avec vous. Au cours des quinze derniers jours, neuf attentats ont été commis en Corse, tous revendiqués : cinq par un mouvement, quatre par un autre. Les attentats sont donc bien attribués.
M. le Président : Ce n'est pas parce qu'ils sont revendiqués qu'ils sont attribués. Aucun membre de la commission n'est assez naïf pour imaginer qu'un attentat est forcément l'_uvre de celui qui le revendique - surtout en Corse ! Il est si aisé de se réfugier derrière un mouvement politique pour mener ses petites affaires sur le territoire de la Corse que la revendication n'est pas le seul critère à prendre en compte.
M. Roland FRANCISCI : La télévision présente des images éloquentes d'hommes cagoulés et en armes qui déclarent devant les caméras avoir commis tel ou tel attentat ! Pensez-vous qu'ils le déclarent comme cela, sans raison?
M. le Président : Le propre des gens cagoulés c'est de ne pas être reconnus ! Sans doute, un certain nombre de participants à ces mouvements sont-ils auteurs de méfaits, mais cela ne doit pas conduire à prendre toute revendication au pied de la lettre.
Votre sentiment, monsieur le procureur de la République, vous porte-t-il à croire que le terrorisme " politique " soit le seul à l'_uvre ? N'y a-t-il pas interpénétration entre les milieux mafieux et les actions terroristes des mouvements autonomistes ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Deux éléments doivent être pris en compte au moment où des événements tels qu'explosions, attentats, plasticages se produisent. D'abord, ce sont les moyens utilisés qui peuvent permettre une identification ; ensuite, la revendication et son authentification. Car si tel n'est pas toujours le cas, les revendications sont souvent authentifiées.
De fortes raisons nous poussent à penser que certains attentats ne sont pas liés au terrorisme, mais à des relations interprofessionnelles ou à des rackets de droit commun pour lesquels les juridictions corses restent saisies. L'appréciation se fait au cas par cas et en lien avec les juridictions corses. Il faut noter, là aussi, une évolution de la capacité à traiter les affaires terroristes.
Peu de temps après ma prise de fonctions, je me suis rendu en Corse avec un certain nombre de collègues du parquet et de juges d'instruction pour rencontrer les magistrats des juridictions corses, car je sentais des tensions. Nous avons organisé une réunion pour nous expliquer et pour dissiper le sentiment de nos collègues corses d'un manque d'information sur la manière de procéder à Paris. La réunion s'est révélée très fructueuse. Depuis, nous n'avons pas connu de véritables conflits. Il est possible que, dans quelques affaires, les magistrats corses pensent que nous pourrions leur laisser la compétence ; nous l'avons évoqué pour deux ou trois affaires - j'ai le souvenir du plasticage d'un hôtel, suite à un dépôt de bilan, sur lequel des interrogations étaient légitimes, mais l'enquête avait débuté avec le SRPJ de Corse qui informait également les autorités judiciaires locales. Nous sommes convenus, dès lors que nous serions assurés de l'absence d'aspects terroristes, que nous communiquerions le dossier, par dessaisissement au profit des autorités judiciaires corses ainsi que nous procédons régulièrement.
M. le Président : Cet attentat avait-il été revendiqué?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Non, mais il faut savoir que la revendication n'est pas toujours immédiate. En revanche le modus operandi, constitue, au début de l'enquête, l'élément déterminant. Quand un attentat se produit, la première démarche juridictionnelle consiste à saisir un service d'enquête. En l'occurrence, en saisissant le SRPJ de Corse, nous avons procédé exactement à l'identique d'une juridiction corse ; notre compétence ne change strictement rien.
M. Roland FRANCISCI : Tous les mouvements terroristes ont condamné l'attentat de l'hôtel de Calvi et nul ne l'a revendiqué.
M. le Président : La constitution d'une " armée corse " il y a quelques jours dans le maquis par une déclaration à la presse, dont la motivation repose exclusivement sur les problèmes fonciers et économiques, peut prêter à toutes les manipulations. On peut favoriser untel au détriment d'un autre. Le mouvement ne se situe plus uniquement dans le champ de la revendication politique, mais dans celui des affaires.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le procureur, vous avez déclaré que l'organisation actuelle de la lutte antiterroriste n'était peut-être pas la meilleure, que l'on pouvait envisager autre chose - peut-être mieux - à la condition d'y consentir les moyens. Ai-je bien compris ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : A une petite nuance près. J'ai indiqué que l'organisation actuelle était bonne, mais qu'il n'y avait pas de système idéal et parfait et que l'on pouvait toujours en imaginer un autre. Une organisation qui déconcentrerait le traitement des affaires corses induirait un coût supérieur car il convient de considérer l'éventail des moyens : magistrats, capacité de gestion locale des détenus, capacité de la filière pénale, laquelle est complexe.
M. Roger FRANZONI : Avez-vous réfléchi à une autre organisation, notamment en ce qui concerne la gendarmerie - par exemple, le déploiement des brigades ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : C'est un autre sujet ; certes, j'ai réfléchi au déploiement des brigades. J'avais même beaucoup d'idées sur la question, mais le sujet est ô combien compliqué !
M. Roger FRANZONI : Nous avons une " armée " à l'intérieur de la Corse ! Il faudrait lutter contre elle et arriver, un jour ou l'autre, à en finir. La Corse couvre 8 000 kilomètres carrés et compte 250 000 habitants. Elle deviendrait une région européenne puissante si nous arrivions à juguler la violence !
M. Christian ESTROSI : Monsieur le procureur, je voudrais vous poser trois questions.
Premièrement, vous avez fait part de votre satisfaction de voir l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac aboutir. Nous ne pouvons tous que nous en féliciter. Vous avez indiqué que le préfet Bonnet vous avait communiqué des noms qui vous avaient permis de progresser. Mais l'assassin présumé du préfet court toujours. Ne pensez-vous pas que nous n'en serions pas là aujourd'hui si des mesures préventives avaient été prises ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Non, je ne crois pas du tout que la situation soit liée à l'absence de mesures préventives.
M. Christian ESTROSI : Deuxièmement, la presse a fait allusion à des écoutes sauvages en Corse. Encore récemment, un article du Figaro rappelait que, selon la commission de contrôle, les écoutes sauvages ne sont pas exclues en Corse, que seule la justice pénale pourrait vérifier. Que pourriez-vous en dire ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Vraiment pas grand-chose ! Les écoutes sauvages, si elles avaient été organisées en Corse, ressortiraient de la compétence des juridictions corses et non de la juridiction parisienne. Je n'ai aucune information ni aucun titre, aucune qualité ou capacité pour faire un commentaire sur cette affirmation.
M. Christian ESTROSI : Enfin, au sujet des deux démonstrations intervenues ces dernières quarante-huit heures, des poursuites sont-elles engagées ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Non, des enquêtes sont en cours mais les poursuites ne sont pas engagées car pour poursuivre, il faut d'abord avoir des éléments à charge et connaître les auteurs. Je ne vois pas comment nous pourrions engager des poursuites alors qu'il s'agit de personnes cagoulées, dont l'identification n'est pas connue. Bien sûr, il pourrait y avoir poursuites pour port et détention d'armes ; encore faut-il identifier les auteurs, ce qui n'est pas le cas.
M. le Président : On peut ouvrir une information contre X.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Tout à fait ; en l'occurrence, cela n'a pas été fait.
Le choix entre une information contre X et une enquête préliminaire est extrêmement important au regard des règles procédurales dès lors que des personnes sont interpellées, car des actes ne peuvent être engagés que par les juges d'instruction, notamment le placement sous mandat de dépôt. Lorsque ce n'est pas le cas, dans nombre d'affaires, nous commençons par une enquête préliminaire, afin de réunir les éléments, ce qui est la situation actuelle au regard des deux conférences de presse. Ouvrir une information contre X n'apporterait pas grand-chose de plus. La voie procédurale resterait la même à la différence près que le juge d'instruction désignerait des enquêteurs au lieu que le parquet demande aux services de police de mener l'enquête.
M. le Président : Ne pensez-vous pas qu'ouvrir une instruction pour de tels événements, même si on n'identifie pas immédiatement les auteurs, est, psychologiquement, de nature à marquer la présence de l'Etat de droit en Corse ? Si l'on veut organiser des conférences de presse, en étant armés, cagoulés, sur le territoire français, il n'y aurait nulle raison de s'en priver, puisque l'on n'est pas poursuivi. C'est davantage une appréciation que je porte qu'une question que je vous pose, monsieur le procureur. L'action psychologique envers les personnes concernées me semble tout aussi importante que des poursuites qui peuvent durer deux, trois ans. Réagir immédiatement à l'encontre de faits manifestement contraires à la loi - on ne peut se promener sur le territoire français avec des armes sans respecter certaines règles - ne vous paraît-il pas souhaitable ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Comme vous l'indiquiez à juste titre, monsieur le Président, organiser des conférences armées sans être poursuivi est un défi à l'Etat de droit. Je partage votre sentiment. Mais les poursuites appellent une identification. Le choix consiste à engager une enquête préliminaire ou à ouvrir une information, qui n'est pas une poursuite mais qui assure cependant l'ouverture d'un processus d'enquête. Dans les deux cas, l'on recherche les auteurs.
M. le Rapporteur : C'est le cas actuellement.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je n'ai pas ouvert une information judiciaire pour saisir le juge d'instruction, mais, bien entendu une enquête préliminaire, confiée à la police, est en cours pour rechercher les auteurs si tant est que l'on puisse les identifier. Ce qui serait grave c'est qu'ils soient identifiés, connus et que rien ne se passe.
M. le Président : " Confiée à la police" dites-vous ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Cela fait partie des enquêtes préliminaires qui se déroulent.
M. le Président : La zone territoriale qu'est le maquis corse n'est-il pas de la compétence de la gendarmerie ? Je pose la question, car nous évoquions la frustration de la gendarmerie qui avait le sentiment d'être souvent dessaisie. J'imagine que cela relève de la compétence d'une brigade ; alors pourquoi l'enquête a-t-elle été confiée à la police ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Dans cette affaire - je veux bien répondre sur un domaine qui empiète déjà très largement sur l'enquête judiciaire - s'agissant d'une conférence de presse, il convient de prendre en considération les éléments d'identification, comme l'immatriculation des véhicules. Nous n'en disposons pas. La gendarmerie, dispersée sur le territoire, peut avoir ce type d'information, dans la mesure où la conférence de presse s'est tenue dans une zone de sa compétence. Mais les auteurs, comment les connaître ? Certainement pas en continuant le contrôle de la zone de maquis qui a servi de théâtre à la conférence de presse, mais en enquêtant sur les lieux d'où viennent les auteurs même de la conférence de presse, qui ne sont pas forcément issus de milieux ruraux. Des services peuvent poursuivre des investigations, recouper les informations, rechercher, c'est le rôle notamment des services des renseignements généraux relativement bien équipés pour effectuer ce type de travail. C'est un domaine où l'on peut porter une appréciation ; on peut toujours critiquer le choix retenu. Mais, sauf à considérer qu'ouvrir une information est symboliquement important, concrètement, cela ne change strictement rien à la capacité de déterminer les auteurs et de pouvoir les poursuivre.
M. le Président : Je comprends tout à fait votre réponse, monsieur le procureur de la République, mais si je vous ai posé cette question, c'est parce que, dans le passé, la saisine de certains services au détriment d'autres était une manière d'enterrer le dossier. Il y en a eu quelques-uns.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Effectivement, nous avons connu des situations - on les évoque souvent -, où des éléments connus n'ont pas été exploités. On a pu avancer - je ne sais si c'est exact, je ne suis pas en mesure de le dire - qu'étaient intervenues des pressions ou des incitations à ne pas poursuivre pour des raisons x ou y. Dans l'affaire qui nous occupe, je ne sais si la voie procédurale choisie a été la bonne. Mais s'agissant de ces conférences de presse, le choix procède uniquement de décisions prises par les magistrats du parquet, par le procureur de la République. S'il se trompe, il en assume la responsabilité. Je ne crois pas, hormis des questions d'affichage - c'est une question qui paraît, non pas négligeable, mais malgré tout seconde - que l'on gagne en efficacité selon qu'on ouvre une information ou qu'on procède à une enquête préliminaire. Il me semble que l'on s'inscrit dans la même logique et la même démarche, et, du reste, dans la même difficulté !
M. le Président : Je ferme la parenthèse, en vous précisant que je pensais à l'affaire de Tralonca.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Une question tout d'abord : quel est le parquet compétent sur les récentes conférences de presse ?
Par ailleurs, pour comprendre les systèmes d'information et d'organisation de l'Etat, il serait très intéressant de disposer, en temps réel, des documents, pour comprendre comment une information de cette nature remonte et vers qui, c'est-à-dire comment le préfet transmet au ministre de l'Intérieur ou comment la gendarmerie transmet au ministre de la Défense des informations sur un trouble manifeste à l'ordre public. Dans la mesure où il se passe beaucoup de choses en Corse depuis un certain temps, les services sont très alertés. Nous conservons à l'esprit la " jurisprudence " négative de Tralonca. Il serait très intéressant sur un fait comme celui qui vient d'avoir lieu, de comprendre le cheminement de l'information au ministère de la Défense, de savoir quelles informations remontent au directeur général et au ministre ; de même pour l'Intérieur et la chancellerie.
Enfin, de quels faits matériels auriez-vous besoin pour une dissolution d'Armata Corsa, autrement dit pour qu'intervienne une décision du Conseil des ministres prononçant la dissolution de cette entité ? J'imagine qu'elle n'a pas déposé de statuts !
M. le Président : Sur ce point, nous ne sommes dans le cadre d'une enquête judiciaire et, en tant que commission d'enquête, nous pouvons vous poser toutes les questions que nous souhaitons sur l'enquête préliminaire. Vous n'êtes pas soumis à la règle du respect du secret de l'instruction au cas d'espèce. Donc, vous pouvez et vous devez nous livrer tous les éléments dont vous disposez.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Monsieur le président, j'ai répondu aux questions qui m'ont été posées. Celle de M. Donnedieu de Vabres est double. Je ne me sens pas en mesure de répondre à la seconde, qui relève de la police administrative, sur la dissolution d'une association de fait ; elle ne ressortit pas à la compétence du parquet. S'agit-il d'une association de nature à troubler l'ordre public ? Peut-on dissoudre une association qui n'a pas d'existence légale ? Certes, une association peut être de fait, elle n'est pas forcément déclarée.
Quant à votre première question, la première remontée de l'information est médiatique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, lorsque l'on veut organiser une conférence de presse clandestine, l'on n'informe personne, hormis les journalistes auxquels on donne de multiples rendez-vous pour préserver le secret. Le journaliste est par définition le premier informé, puisqu'il s'agit d'une conférence de presse - elle est faite pour lui - et il donnera la publicité à l'événement avant que quelque service que ce soit ne soit au courant. La presse informe à différents niveaux, national et local ; ensuite, le relais est pris par les services de police locaux, qui sont en relation entre eux et qui, par le niveau national, en informent le parquet. Nul ne s'est posé la question de la compétence locale ou parisienne de la juridiction, dans la mesure où le caractère de mouvement lié au terrorisme était clairement affiché. Paris a considéré qu'en tout état de cause il lui appartenait de suivre et d'accueillir l'ensemble des éléments qui permettraient ensuite d'exercer d'éventuelles poursuites à l'encontre des auteurs si on arrivait à les identifier.
M. Roland FRANCISCI : Il est vrai que les personnes cagoulées sont difficiles à identifier par définition, mais les journalistes savent où ils vont et de quoi il s'agit. Ont-ils le droit de se rendre à une telle conférence de presse sans en informer la police, le préfet ou la gendarmerie ?
M. le Président : C'est une question de déontologie.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Si l'on disait à un journaliste qu'il n'a plus le droit de circuler sans en demander au préalable l'autorisation au préfet ou au procureur, ses cheveux se hérisseraient !
M. le Président : Monsieur le procureur, nous vous remercions.
Je vous rappelle que nous souhaiterions obtenir deux types de données statistiques : le nombre d'affaires dont le parquet de Paris a eu à connaître de 1993 à 1999 et les suites données aux affaires élucidées, dont les auteurs ont été identifiés et, le cas échéant, les décisions prononcées par les juridictions.
Audition de M. Yves BERTRAND,
directeur central des renseignements généraux.
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 29 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Yves Bertrand est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Yves Bertrand prête serment.
M. le Président : Monsieur Bertrand, vous avez été responsable des renseignements généraux durant toute la période que notre commission a reçu pour mission d'étudier, c'est-à-dire de 1993 à 1999. Votre témoignage est donc très précieux, puisque vous avez pu observer les évolutions qui se sont produites pendant cette période.
M. Yves BERTRAND : Monsieur le président, messieurs les députés, je vous propose de commencer par rappeler quelques références historiques. En effet, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement en Corse si l'on ne saisit pas la teneur du phénomène nationaliste tel qu'il existe depuis une date charnière, que les renseignements généraux situent à 1966.
La mission des renseignements généraux est double : d'une part, une mission d'analyse, qui fait partie de notre rôle traditionnel, et, d'autre part, une mission opérationnelle de recherche et de prévention des actions terroristes. Nous accomplissons cette dernière mission depuis la loi de 1986 modifiant les dispositions relatives à la lutte antiterroriste en France.
Je commencerai par vous parler du nationalisme en vous indiquant que de 1965 au 14 mai 1999, 11 508 actions violentes ont été commises en Corse. C'est considérable ! Cependant, seules 4 600 de ces actions ont été revendiquées. Nous allons ainsi comprendre pourquoi, même lorsque les formations nationalistes décrètent une trêve, les attentats continuent à se perpétrer. Nous assistons en effet à une violence qui n'est pas seulement d'essence politique, mais qui déborde largement le seul cadre du nationalisme. Nous avons recensé, depuis 1965, 73 morts, dont 36 nationalistes. Sur ces 36 nationalistes tués, 20 l'ont été entre décembre 1994 et juillet 1998, à la suite de règlements de comptes entre factions rivales. Par ailleurs, 9 policiers et gendarmes et 5 élus ont été tués, et de 1974 à 1997, on dénombre 16 nuits bleues et 11 attentats à la voiture piégée.
L'histoire du nationalisme a pour fondement politique les revendications des frères Simeoni et du Front régionaliste corse qui devient ensuite l'Action régionaliste corse, puis l'Action pour la renaissance de la Corse, et, enfin, dans les années quatre-vingt, l'Union du peuple corse. Ils réclamaient au départ non pas l'indépendance, mais l'autonomie. Le FLNC est créé en 1976 ; suivent l'amnistie de 1981 et la loi Defferre de 1982. La Cuncolta nazionalista est créée, quant à elle, en 1988 et fait suite au Mouvement corse pour l'autodétermination (M.P.A.). En 1990, première scission, on assiste à l'apparition de deux branches militaires : le FLNC Canal historique, très indépendantiste, et le FLNC Canal habituel, plus autonomiste qu'indépendantiste. En 1991, est établi le statut Joxe. Puis se déroulent les élections territoriales, en 1992, marquées par la percée spectaculaire des indépendantistes qui obtiennent 24 % des suffrages et 13 élus, partagés entre le MPA et la Cuncolta nazionalista. Ce phénomène surprend tout le monde, même la classe politique insulaire.
C'est en 1994 que commencent les règlements de comptes entre familles nationalistes, avec l'assassinat de Robert Sozzi, militant de la Cuncolta. Celui-ci a été assassiné par ses pairs parce qu'il avait dénoncé Jean-François Filippi, le président du football club de Bastia. De là débutent l'atomisation et les règlements de comptes qui expliquent la situation actuelle. Cette atomisation rend le problème corse très complexe et rend difficile la connaissance de la mouvance nationaliste, tant au plan politique qu'au plan des appareils militaires.
Par ailleurs, il convient de noter que même lorsque les mouvements nationalistes décrètent une trêve, elle n'est pas suivie d'effet, car des groupuscules continuent à commettre des attentats. Or nous avons du mal à les identifier, même si l'on peut citer Resistenza, supposée être la branche militaire " poggiolistes " de l'ANC, Fronte Ribellu, dont on ne sait pas trop de qui il dépend - on pensait qu'il dépendait de Corsica viva, lui-même dissident du MPA, mais on y trouvait aussi des membres du Canal historique -, et le groupe Pascal Paoli.
Cette atomisation entraîne une radicalisation qui conduit à l'assassinat du préfet Erignac. C'est au sein de la mouvance Cuncolta et Canal historique que naît ce groupe que nous avons qualifié " de groupe des anonymes ". Ce groupe, de scission en scission au sein du Canal historique, va se composer des " fous " qui ont fini par tuer le préfet Erignac et qui sont issus du Collectif pour la nation de Lorenzoni et du fameux groupe Sampieru.
Rappelons que le groupe Sampieru a annoncé son autodissolution quelques jours avant l'assassinat du préfet pour se démarquer de certains radicaux qui envisageaient cette action. Ils ont accepté les attentats de l'ENA à Strasbourg, de Vichy et de la gendarmerie de Pietrosella, mais ont refusé catégoriquement de tuer un représentant de l'Etat : nous avons vu le même phénomène avec Action directe. Et si nous n'avions pas arrêté les tueurs, ils auraient certainement continué à tuer.
Cette radicalisation progressive trouve son fondement dans l'atomisation et l'affaiblissement du mouvement nationaliste. Tout cela est très compliqué, notamment pour décoder ce qui se passe actuellement. Récemment, deux conférences de presse ont été tenues, l'une par Armata Corsa, l'autre par le Canal historique. Nous pensons que les auteurs de la première conférence voulaient montrer qu'ils existaient toujours ; il s'agit certainement d'anciens membres du Canal historique. Toutes ces personnes se regroupent autour du comité national du Fium'orbu, qui souhaiterait faire la synthèse entre toutes les factions nationalistes qui se déchirent et provoquer une " refondation ". Cependant, ils restent divisés sur la question de l'assassinat du préfet Erignac : si ceux de la première conférence de presse condamnent les assassins, les autres s'y refusent en préférant condamner l'assassinat mais non les assassins.
J'aborderai maintenant l'aspect opérationnel pour vous expliquer comment les renseignements généraux apportent leur contribution à l'effort de prévention du terrorisme et de recherche des auteurs des actes de terrorisme.
Le travail d'analyse est effectué depuis longtemps en Corse, au Pays Basque et en Bretagne. Il s'agit d'un travail dont nous avons l'habitude, mais qui ne suffit pas ; les renseignements généraux sont désormais l'auxiliaire opérationnel de la justice, surtout depuis la réforme de 1986 qui a centralisé l'action judiciaire en matière de lutte antiterroriste. Cette réforme de 1986 a créé des juges spécialisés, la 14ème section, la division nationale antiterroriste au sein de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et la sous-direction de la recherche au sein de la direction centrale des renseignements généraux. On s'est interrogé sur les qualités et les défauts de ce système de centralisation de la lutte antiterroriste : des campagnes de presse fréquentes ont critiqué cette méthode jugée trop centralisée et l'utilisation du chef d'accusation d'association de malfaiteurs qui permet de ratisser large, comme on l'a vu dans l'affaire Erignac.
Pour ce qui me concerne, j'ai pu mesurer, depuis 1992, les atouts et les faiblesses du système. Après analyse des résultats que nous avons obtenus au Pays Basque, en Corse ou encore pour les attentats islamistes, je suis en mesure de vous dire qu'il s'agit d'un bon système, même s'il présente un certain nombre d'inconvénients. Il a l'avantage d'associer des services spécialisés tels que les renseignements généraux, la police judiciaire et les magistrats spécialisés. Nous ne pouvons pas, lorsque nous sommes confrontés à des affaires de terrorisme de haut niveau, laisser agir les services locaux de renseignements et de police, car nous serions perdants. Souvenez-vous de cette fameuse histoire de Roubaix, en 1995, où des islamistes intégristes commettaient des attentats par l'intermédiaire de petits délinquants. Au départ on avait qualifié cette affaire de droit commun, alors qu'il s'agissait d'une affaire politique. Dans ce type de dossier, un service parisien centralisé dispose de l'ensemble des renseignements, des archives et d'une analyse plus large.
La loi de 1986 a été complétée par la réforme du code pénal et par des dispositions ultérieures permettant de déterminer des incriminations pour qualifier les actions de terrorisme. Je reviens un instant sur le chef d'accusation d'association de malfaiteurs. Il est vrai que sur le plan des libertés, cette incrimination est critiquable. Mais elle permet l'utilisation de la méthode du " filet " qui nous a conduits à l'arrestation des assassins du préfet Erignac. Très honnêtement, si les textes législatifs adoptés depuis 1986, en général, et l'incrimination " d'association de malfaiteurs ", en particulier, n'existaient pas, nous aurions beaucoup de retard en matière de lutte antiterroriste. Ma position est donc ferme sur ce sujet, même si je n'oublie pas pour autant le respect des libertés. Il existe toujours un conflit entre l'efficacité policière et le respect des libertés. Cela étant dit, la défense des libertés n'est invoquée que lorsque les attentats ont cessé depuis un certain temps. Dans les périodes d'attentats, tout le monde est heureux de profiter d'un dispositif policier et judiciaire parisien centralisé permettant de rétablir le calme.
En tant que DCRG, nous travaillons en permanence sous couverture judiciaire. Cela signifie que lorsque nous décidons de réaliser une action de surveillance ou une interception, nous le faisons sous couverture judiciaire par l'intermédiaire de la division nationale antiterroriste, afin d'éviter les bavures et les dérapages. Si nous procédons à des interceptions administratives, nous le faisons dans le cadre de la loi de 1991 sur décision du Premier ministre après avis de la commission compétente.
Le système fonctionne depuis 1986, mais il a mis du temps à se mettre en place, les renseignements généraux ayant l'habitude de travailler seuls. Aujourd'hui, le sous-directeur de la recherche de la DCRG rencontre quatre à cinq fois par semaine le responsable de la police judiciaire compétent, M. Marion. S'agissant du dossier corse, nous travaillons également avec la section recherche d'Ajaccio, sous couverture judiciaire, afin de limiter au maximum les risques. Grâce à ce fonctionnement, le système de lutte antiterroriste a bien fonctionné en Corse, au Pays Basque, ainsi que pour les affaires islamistes. Nous avons plus de difficulté avec les Bretons, car la nouvelle génération des indépendantistes bretons vient de se montrer apte à sortir de son " réduit breton " pour commettre des attentats symboliques à Belfort et à Cintegabelle !
Enfin, je voudrais vous signaler que l'on assiste à une chute spectaculaire des actions violentes dues au terrorisme corse depuis 1997 : 467 actions violentes en 1997, dont 161 revendiquées, 208 en 1998 et, pour l'instant, 117 en 1999. Il est vrai que les deux mouvements principaux ont décrété la trêve, que le Canal habituel n'existe plus et que le MPA vient de s'autodissoudre. Le Canal historique a décrété une trêve partielle : s'il ne commet plus d'attentats sur l'île, il en commet sur le continent. Cela étant dit, des attentats sont commis tous les jours en Corse, sans que leurs auteurs soient identifiés, car des groupes se créent et disparaissent tous les jours. En conclusion, le Canal historique et la Cuncolta independentista gardent le monopole et bénéficient du relais de Corsica nazione, même si le mouvement politique n'est pas nécessairement sur la même ligne. Car si l'ancienne génération est connue - certains de ses militants sont en prison -, il nous reste à identifier la nouvelle.
M. le Président : Monsieur le directeur, je vous remercie pour cet exposé qui nous permet d'avoir une vue d'ensemble du problème corse. Les informations recueillies par les renseignements généraux passent-elles, en Corse, systématiquement par la préfecture ou sont-elle directement transmises au service central ?
M. Yves BERTRAND : Seule une partie des informations passent par la préfecture. Les informations ultra-protégées sont transmises verbalement par le directeur régional des renseignements généraux d'Ajaccio, suite à certaines affaires comme l'affaire Bougrier. Actuellement, le sous-directeur se rend en Corse environ trois fois par mois pour recueillir, verbalement, les renseignements confidentiels. Nous avons d'ailleurs la volonté d'améliorer le cloisonnement, afin d'éviter les fuites au sein des services qui constituent le plus gros problème, en Corse, du fait de l'existence des clans dans la société insulaire.
M. le Président : Le fait que M. Gérard Pardini, issu de la DGSE, soit aux côtés du préfet Bonnet a-t-il compliqué ou facilité les relations entre les renseignements généraux et le préfet ?
M. Yves BERTRAND : Nous n'avons jamais eu, mes collègues et moi, le moindre contact avec M. Gérard Pardini. Le préfet était un centralisateur et voulait que tout passe par lui ; mon directeur régional l'informait donc directement.
M. le Président : Une fois que les informations sont transmises à la direction centrale des renseignements généraux, sont-elles ensuite transmises à Matignon, aux ministères de l'Intérieur et de la Défense ou à d'autres administrations ?
M. Yves BERTRAND : En ce qui concerne le dossier corse, seul le ministère de l'Intérieur est informé. En matière d'enquêtes et de renseignements, je rends compte à la DNAT, puisque nous ne travaillons que sous couverture judiciaire. Il n'y a aucun lien direct entre mes services et Matignon, tout passe par le ministre de l'Intérieur, et pendant son empêchement, mon service traitait avec son cabinet.
M. le Président : Avez-vous des liens avec le service des renseignements militaires ?
M. Yves BERTRAND : Aucun. Sur le dossier corse, nous ne travaillons qu'avec la DNAT.
M. le Président : Vous ne travaillez pas non plus avec les services de police ?
M. Yves BERTRAND : Si, bien entendu, nous travaillons avec la PJ locale. Mais elle est sous l'autorité du DCPJ et je ne lui donne pas d'ordre. Les fonctionnaires qui sont sous mes ordres appartiennent à la direction régionale des renseignements généraux d'Ajaccio, à la direction départementale de Bastia, aux renseignements généraux de Marseille - la section recherche qui vient en appui logistique du travail effectué en Corse - et à la sous-direction de la recherche à Paris.
M. le Président : Quels sont vos effectifs sur place ?
M. Yves BERTRAND : Quarante-cinq fonctionnaires des renseignements généraux, mais ils ne sont pas tous affectés à la lutte antiterroriste - 25 sur Ajaccio et 20 sur Bastia -, plus douze fonctionnaires spécialisés dans la recherche et la lutte antiterroriste, basés à Ajaccio. Ces derniers rendent compte à la fois à leur directeur sur place et au sous-directeur de la recherche à Paris. Par ailleurs, tous les renseignements concernant la lutte antiterroriste sont gérés en liaison avec la DNAT ; il n'y a donc aucune interférence avec les renseignements militaires ou la DGSE.
M. le Président : Vous nous avez indiqué qu'entre 1965 et mai 1999, 11 508 actions violentes ont été commises, dont 4 600 revendiquées. Compte tenu des renseignements que nous possédons concernant l'interpénétration des milieux nationalistes et mafieux en Corse, expliquez-vous l'écart qui existe entre le nombre d'attentats commis et le nombre d'attentats revendiqués par le fait que l'on utilise l'attentat à des fins qui ne sont pas toujours politiques ?
M. Yves BERTRAND : C'est une évidence ! Alors qu'en Bretagne tous les attentats commis ont un motif politique, en Corse, les attentats font partie d'une certaine tradition de violence qui n'est pas forcément liée à un acte politique. Parmi les actions revendiquées, je suis certain que seule la moitié sont des actes politiques.
M. le Président : Vous cernez donc d'assez près ce qui se passe dans ces mouvements nationalistes et vous êtes informés quasiment au quotidien sur ce genre de comportements. Comment expliquez-vous que pour l'affaire de Tralonca les renseignements généraux ne semblent pas avoir recueilli la moindre information qui aurait permis de mettre un terme à cette manifestation ?
M. Yves BERTRAND : Nous avons su quelques heures avant qu'une conférence de presse allait se tenir, mais nous n'avions pas connaissance de sa localisation. De même nous n'avons pas eu la localisation de la dernière conférence de presse qui s'est tenue au sud de Bastia. Vous dites que l'on sait à peu près tout. Non, il faut être très modeste, nous sommes loin de tout savoir ! Cette atomisation du mouvement nationaliste rend la tâche de plus en plus difficile. Ce que l'on savait, c'est que le FLNC Canal historique, dirigé par Santoni, préparait une grosse démonstration de force dans le but de négocier.
M. le Président : Tralonca a réuni 600 personnes !
M. Yves BERTRAND : Nous avons eu l'information, mais pas assez tôt.
M. le Président : Comment expliquez-vous le fait que les gendarmes l'aient eue ?
M. Yves BERTRAND : Les gendarmes ne me communiquent aucun renseignement ! Et s'ils ont vraiment eu cette information, je suppose qu'ils l'ont transmise à leur hiérarchie. Pour notre part, nous ne l'avons su que dans la soirée, dans les heures qui ont précédé.
M. le Président : Les gendarmes avaient identifié pratiquement toutes les voitures qui se rendaient à cette manifestation clandestine, mais cela a laissé, semble-t-il, tout le monde indifférent. Je vais donc vous poser la question directement : aviez-vous reçu des ordres du ministère de l'Intérieur pour vous désintéresser de cette affaire ?
M. Yves BERTRAND : Non, je n'ai pas reçu d'ordre de ce type, pas plus que mes collaborateurs. Mon rôle n'est pas de faire de la politique, mais de savoir ; et quand on ne sait pas, on n'est pas bon. Mais il est aussi très difficile d'utiliser une information que l'on a trop tôt : j'en veux pour preuve l'attentat de la mairie de Bordeaux dont l'information nous était parvenue huit jours avant, sans que nous puissions l'empêcher.
M. le Président : Avez-vous par la suite, mené des enquêtes sur ce dossier ?
M. Yves BERTRAND : Après, c'était trop tard. Bien entendu nous avons obtenu un certain nombre de renseignements permettant l'identification de certaines personnes. Je pense d'ailleurs, effectivement, que les gendarmes avaient transmis des listes de personnes ayant assisté à la conférence de presse. Mais cette transmission s'est faite a posteriori.
M. le Président : Existe-t-il des liens entre les mouvements nationalistes qui sont représentés à l'Assemblée territoriale de Corse et les mouvements clandestins ? Nous avons notamment vu un représentant de cette assemblée condamner l'assassinat du préfet Erignac sans en condamner les auteurs.
M. Yves BERTRAND : Dans sa conférence de presse, le Canal historique reprend les mêmes termes. Nous pouvons comparer cela à l'ETA militaire, à Herri Batasuna ou à Iparetarak et Euskal Batasuna. Il s'agit d'appareils politico-militaires dotés d'un mouvement politique légal. Le groupe représenté à l'Assemblée territoriale de Corse prétend ne pas avoir de lien avec l'appareil militaire, alors qu'il a des liens évidents ! Tous les mouvements indépendantistes, qu'ils soient basques, bretons, corses ou irlandais ont un appareil politique et une branche militaire. Quand en 1992 les nationalistes ont été élus à l'Assemblée territoriale de Corse avec une représentation plus équilibrée qu'aujourd'hui, le MPA avait pour appareil militaire le Canal habituel et la Cuncolta avait le Canal historique. Aujourd'hui, il n'y a plus que le Canal historique, les autres ayant disparu avec le départ d'Orsoni. Personne ne peut aujourd'hui contredire ce constat.
M. le Président : A combien évaluez-vous le nombre de militants de l'ensemble des mouvements ?
M. Yves BERTRAND : C'est difficile à évaluer. Il faut partir du nombre de personnes ayant voté pour eux. En 1992, ils avaient obtenu plus de voix - 24 % - qu'aux dernières élections : il y a deux petits groupes qui n'ont pas réussi à faire les 5 % pour être représentés et la Cuncolta, seule, fait beaucoup moins de voix que celles obtenues par les nationalistes en 1992. Aujourd'hui il y a donc trois groupes qui appartiennent à des mouvances que l'on n'arrive pas bien à situer. Outre les électeurs il faut également compter quelques milliers de sympathisants : on les estime à environ 2 500-3 000. Mais il est difficile, du fait de cette atomisation, de connaître le nombre de militants purs et durs, notamment du fait de la fin du noyau Santoni. A mon avis, chaque groupe est descendu au-dessous du millier, mais je ne peux pas donner de chiffre plus précis.
M. le Président : Comment ces mouvements se financent-ils ?
M. Yves BERTRAND : Ils prétendent, depuis un certain temps, qu'ils ne font plus appel à l'impôt révolutionnaire, condamné par le MPA et plus récemment par la Cuncolta. Ceci est un v_u pieux et je pense qu'ils ont des ressources diversifiées provenant vraisemblablement du racket et d'actions répréhensibles. A une époque, des informations circulaient sur le MPA et la spéculation en Corse-du-Sud, avec notamment les affaires de Cavallo. Tout cela est très complexe et il conviendrait de s'adresser à des spécialistes économiques et financiers.
M. le Président : Sans nous adresser à des spécialistes, on doit pouvoir expliquer la constitution des fortunes d'un certain nombre des responsables de ces mouvements ! Je pense à Santoni, Orsoni, Filidori !
M. Yves BERTRAND : La constitution des fortunes de certains nationalistes passe par les voies tortueuses de l'affairisme financier, dont je ne suis pas spécialiste. Le fisc, lors des premières enquêtes menées en liaison avec le préfet Bonnet, s'est intéressé à ces personnes. Comme vous le savez, la fameuse fuite du rapport Bougrier les mettait en cause. Nous pensions même que cela pouvait être un mobile, puisque ce rapport, qui avait été modifié et dans lequel on avait ajouté des noms, circulait dans les milieux nationalistes. Les personnes citées dans le rapport étaient toutes fortunées.
Nous sommes là dans le domaine de l'affairisme qui ne frappe pas uniquement le milieu nationaliste : souvenez-vous de la fameuse Brise de mer et de l'affrontement de bandes rivales, dont certaines personnes " pittoresques " étaient citées comme chef de bande. Je ne puis en dire plus, car je ne fais pas partie de la police judiciaire.
M. le Président : Vous enquêtez tout de même sur un certain nombre d'affaires.
M. Yves BERTRAND : Je ne m'occupe pas du droit commun.
M. le Président : Certes, mais les responsables politiques et la vie politique en général vous intéressent. Je sais ce que font les renseignements généraux dans mon département !
M. Yves BERTRAND : Vous savez très bien que depuis 1995, les renseignements généraux n'ont plus le droit de suivre l'activité des partis politiques, suite aux événements qui se sont déroulés au conseil national du parti socialiste. Ils ont seulement le droit de suivre les élections, qui sont l'expression institutionnelle de l'opinion publique, et je veille à ce que nos services restent dans ce cadre. Nous suivons également les mouvements extrémistes, de droite comme de gauche, qui sont considérés comme groupes à risque. Par exemple, nous suivons le Front national à travers son service d'ordre dans la mesure où il y a un risque d'atteinte à l'ordre public. Enfin, nous suivons le terrorisme et l'indépendantisme, donc les mouvements nationalistes qui y sont liés, dans la mesure où ils peuvent être considérés comme potentiellement dangereux : c'est la raison pour laquelle nous nous intéressons à un groupe politique tel que Corsica nazione, représentation électorale de la Cunculta Indipendentista.
M. le Président : Savez-vous si, entre 1993 et 1999, des négociations ont eu lieu entre le pouvoir politique et les mouvements nationalistes ?
M. Yves BERTRAND : Je ne sais que ce que j'ai lu dans les journaux. Pour leur part, les renseignements généraux n'ont jamais négocié avec quiconque.
M. le Président : Si, un émissaire du ministère est allé en Corse pour négocier...
M. Yves BERTRAND : M. Léandri ne faisait pas partie des renseignements généraux, il était au cabinet du ministre. Les seuls contacts que nous ayons avec les nationalistes nous servent non pas à négocier, mais à obtenir des renseignements.
M. le Rapporteur : Les renseignements généraux ont été témoins de ce qui s'est passé en Corse. Vous devez donc savoir si M. Léandri avait des réunions avec les nationalistes.
M. Yves BERTRAND : Je comprends bien votre question, je puis simplement vous dire, en tant que directeur central des renseignements généraux, que ni moi ni mes collaborateurs n'avons négocié avec les mouvements nationalistes. Nous sommes en contact avec ces mouvements, simplement pour obtenir des renseignements, de la même façon que nous avons des contacts avec l'extrême-droite et l'extrême-gauche. Maintenant, si les politiques ont négocié avec les mouvements nationalistes - ce qui est possible -, je n'en ai pas la preuve et ils ne m'ont jamais fait de confidences, ni Matignon, ni le ministre de l'Intérieur.
M. le Président : Bien entendu, mais les nationalistes peut-être ! Puisque précisément vous êtes chargés d'enquêter dans ce milieu, les nationalistes ont pu vous raconter qu'une négociation avec l'Etat était en cours. Avez-vous eu ce type de renseignement ?
M. Yves BERTRAND : J'ai lu cela dans la presse, notamment dans le Canard enchaîné. Le cabinet de M. Charles Pasqua était très cloisonné et rien ne filtrait. Son chef de cabinet ne savait même pas ce que faisait le directeur de cabinet ou son cabinet politique. Si des contacts ont eu lieu, ils ont dû s'établir non pas par le cabinet administratif, mais par le cabinet politique.
M. le Président : Vous n'avez jamais entendu parler des réseaux Pasqua ?
M. Yves BERTRAND : Bien sûr que si. D'ailleurs on en parle de plus en plus depuis les élections européennes ! Plus sérieusement, M. Charles Pasqua, qui a commencé sa carrière dans la résistance, a toujours cultivé ce genre de chose. C'est ainsi qu'il avait mis en place un cabinet administratif et un cabinet politique qui étaient très cloisonnés.
Ce que je peux vous dire, c'est que depuis 1997, le Gouvernement n'a pas eu l'ombre d'une tentation de négocier avec qui que ce soit. Mais, je le répète, il est vrai que les renseignements généraux essaient d'obtenir des renseignements en prenant contact avec les nationalistes. En ce qui concerne l'affaire Erignac, certaines informations ont été obtenues par des sources naviguant dans ce milieu.
M. le Président : Notamment les renseignements obtenus par le préfet Bonnet.
M. Yves BERTRAND : Pourquoi pas ! Effectivement, je pense que le préfet Bonnet avait lui aussi des renseignements.
M. le Rapporteur : En tant que directeur central des renseignements généraux, vous avez couvert l'ensemble de la période qui nous intéresse et vous êtes à un poste d'observation important. A travers les missions qui vous étaient confiées, comment jugez-vous les politiques qui ont été menées par les différents gouvernements, depuis 1993, notamment en ce qui concerne la façon dont ils appréhendaient cette question de l'atomisation du mouvement nationaliste ?
M. Yves BERTRAND : Il ne m'appartient pas de juger les ministres que je sers depuis 1992. Tous les ministres se sont heurtés à ce grave problème qu'est la Corse, y compris M. Pierre Joxe que j'ai servi en tant qu'adjoint du directeur central, et qui, lui aussi, a essayé de trouver des solutions.
S'agissant de l'atomisation du mouvement nationaliste, nous ne sommes que des observateurs impuissants. Je vous ai donné les chiffres depuis 1994 et ils sont spectaculaires : nous avons affaire à une guerre civile au sein de la mouvance nationaliste dont le point de départ est le meurtre de Sozzi.
M. le Rapporteur : L'action du Gouvernement n'a-t-elle pas, à un certain moment, contribué à cette division ?
M. Yves BERTRAND : Les nationalistes sont incontrôlables ! Sous M. Gaston Defferre ont été créés le préfet de police et l'Assemblée territoriale, il y a ensuite eu les deux départements, le statut Joxe, l'amnistie, etc., et l'on s'aperçoit que plus on cède, plus ça va mal. Les nationalistes sont devenus des apparatchiks de la lutte clandestine et ils ne savent pas faire autre chose. Se reconvertir est vraiment difficile après 30 ans de lutte clandestine ! Les frères Simeoni sont partis, Poggioli a disparu...
Tous les gouvernements successifs ont imaginé qu'ils allaient réussir à régler le problème. Même si l'on peut noter une chute spectaculaire des attentats depuis deux ans, il ne faut pas relâcher la surveillance et les nationalistes doivent être surveillés comme le lait sur le feu ! N'oublions pas qu'un groupe tel que Corsica nazione refuse de condamner les assassins du préfet Erignac !
M. le Président : Comment expliquez-vous cette baisse du nombre des attentats ?
M. Yves BERTRAND : Par une action efficace...
M. le Président : Du préfet Bonnet ?
M. Yves BERTRAND : Je n'ai pas dit cela ! M. Bernard Bonnet était le préfet de région, mais il ne faut pas oublier la police. Nous avons renouvelé les effectifs après l'assassinat du préfet Erignac, réactivé les renseignements en augmentant les moyens et nous avons obtenu des résultats.
Mais l'action policière ne suffit pas et elle doit se doubler d'autre chose. Notre rôle est d'identifier la nouvelle génération - les nationalistes parlent de " refondation " - et de prévenir les attentats. Je ne veux pas avoir l'air pessimiste, mais le problème corse est très complexe et je me garderai bien de condamner telle ou telle politique dans ce domaine.
M. le Rapporteur : A quoi attribuez-vous cette complexité : à la société corse ou à l'organisation du pouvoir en Corse ?
M. Yves BERTRAND : En matière de lutte antiterroriste, nous avons obtenu de meilleurs résultats au Pays Basque et contre les islamistes qu'en Corse. Et ce n'est pas faute d'investir et de " mettre le paquet ", car la sous-direction de la recherche a été mobilisée après le meurtre du préfet Erignac, tout comme la section recherche de Marseille. Nous avons trouvé les assassins, mais la Corse reste un dossier extrêmement difficile pour les policiers et les gendarmes.
M. le Rapporteur : Justement, n'existe-t-il pas un problème de concurrence exacerbée entre les différents services, la gendarmerie, la DNAT, la police ?
M. Yves BERTRAND : Il n'aurait jamais dû exister de concurrence, et ce pour une raison très simple : nous travaillons exclusivement sous couverture judiciaire. Si d'autres travaillent en dehors de ce cadre, c'est leur affaire.
J'ouvre une parenthèse, monsieur le président. Nous avons, à un moment donné, travaillé sur le financier. Je rédigeais des notes sur les affaires financières, telles que les affaires Maillard et Duclos, ce qui m'a valu six ou sept convocations de magistrats qui m'accusaient de mener des enquêtes parallèles suite à la transmission de notes des renseignements généraux par des corbeaux. L'affaire a été réglée à l'arrivée de M. Jean-Pierre Chevènement par la mise en place d'un protocole : j'adresse mes notes à la DCPJ qui apprécie si elles contiennent des éléments constitutifs susceptibles d'intéresser la justice.
Pour ce qui est de la Corse, puisque nous ne voulons pas être accusés de mener des enquêtes parallèles, nous travaillons avec la DNAT, sous couverture judiciaire, c'est-à-dire avec M. Jean-Louis Bruguière, Mmes Laurence Le Vert et Irène Stoller. Nous ne sommes pas responsables des concurrents qui mènent des enquêtes parallèles.
M. le Rapporteur : Mais la gendarmerie a travaillé sur Pietrosella avec le juge Thiel.
M. Yves BERTRAND : Elle a été dessaisie depuis le mois de décembre, puisque le juge Thiel a décidé de confier cette affaire à la DNAT.
M. le Rapporteur : Après plusieurs mois.
M. Yves BERTRAND : C'est le problème du juge ! Il a décidé, à un moment, de tout centraliser et il a eu raison, puisque l'on constate que tout était lié, Strasbourg, Vichy et Pietrosella. C'est ainsi que Pietrosella révèle des liens entre deux équipes, l'une du Sud et l'autre du Nord. En tout état de cause, c'est le magistrat qui décide dans ce domaine. Cette concurrence n'aurait jamais dû avoir lieu, c'est une histoire malheureuse et tragique pour l'Etat.
M. le Rapporteur : L'UCLAT, unité de coordination et de lutte antiterroriste, est un service du ministère de l'Intérieur. Comment fonctionne-t-elle ?
M. Yves BERTRAND : Il s'agit d'un service administratif qui se situe au niveau du DGPN, le directeur général de la police nationale, et qui a une fonction de centralisation. L'UCLAT reçoit des renseignements provenant de différentes sources, telles que la DST, la DGSE et la direction générale de la gendarmerie. Dès qu'une affaire relève de l'autorité judiciaire, nous travaillons avec la DNAT. Dans ce cas l'UCLAT centralise tous les renseignements, y compris ceux de la direction générale de la gendarmerie, et les transmet à la justice.
M. Christian ESTROSI : Monsieur le directeur, vous avez dit tout à l'heure que si les assassins du préfet Erignac n'avaient pas été arrêtés, ils auraient continué à tuer. Savez-vous s'ils ont tué d'autres personnes que le préfet ?
M. Yves BERTRAND : C'est possible, et l'enquête va le déterminer : certains éléments tendent à prouver que certains d'entre eux ont déjà participé à d'autres actions.
M. Christian ESTROSI : Début 1993, durant le ministère de M. Marchand, y avait-il un chargé de mission pour les affaires corses au cabinet du ministre ?
M. Yves BERTRAND : Je vois très bien à qui vous faites allusion, mais il n'était pas chargé des affaires corses. M. Colonna était conseiller technique et il était en charge des affaires relatives au sport.
M. le Président : M. Estrosi, je vous rappelle que le champ d'investigation de notre commission d'enquête est limité au début de la Xème législature !
M. Christian ESTROSI : Avant l'arrestation des assassins présumés du préfet Erignac, aviez-vous pris des précautions afin que personne n'échappe aux mailles du filet ?
M. Yves BERTRAND : Si nous avions pu attraper le tueur présumé, nous l'aurions fait ! S'il nous a échappé, c'est à cause d'un article paru dans Le Monde, ce qui lui a laissé le temps de faire une conférence de presse et de disparaître. Par ailleurs, nous ne savions pas qu'Yvan Colonna faisait partie du groupe des tueurs et il ne constituait pas un objectif prioritaire, mais je vous assure que nous le cherchons activement.
M. Christian ESTROSI : Lorsque vous nous dites que 11 508 actions violentes ont été commises depuis 1965 dont 4 600 revendiquées, comptez-vous uniquement les attentats commis sur le territoire corse ?
M. Yves BERTRAND : Non, ce chiffre comprend également les attentats terroristes commis sur le continent.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le directeur, qu'est devenue l'affaire de Spérone ?
M. Yves BERTRAND : En 1994 a eu lieu l'interpellation de treize membres du commando du FLNC Canal historique à Spérone. Une information judiciaire est ouverte, me semble-t-il.
M. Roger FRANZONI : Ils ont été arrêtés en flagrant délit après avoir tiré sur la police. Que sont-ils devenus ?
M. Yves BERTRAND : Je ne sais pas.
M. Roger FRANZONI : Vous avez parlé de l'affaire Sozzi : Mme Sozzi se demande pourquoi l'on arrête les meurtriers du préfet Erignac et pas ceux de son mari. Pourquoi deux poids deux mesures ?
M. Yves BERTRAND : Il faut lui demander d'être patiente, car nous sommes en train d'y travailler.
M. Roger FRANZONI : La population corse se demande pourquoi, sur la trentaine de meurtres qui ont été commis, très peu ont été élucidés.
M. Yves BERTRAND : Nous espérons que les suites des interpellations nous permettront de progresser sur cette affaire qui a déclenché la guerre des clans chez les nationalistes.
M. Roger FRANZONI : Cela serait très important pour la population qui ne comprend pas que ce meurtre ne soit pas encore élucidé, alors qu'à Bastia, récemment, sur les tables des cafés, circulait une liste contenant tous les noms des assassinés et des assassins.
M. Yves BERTRAND : C'était une liste " bidon " destinée à déstabiliser les différents mouvements. D'ailleurs, on ne la trouvait pas que sur les terrasses des cafés, puisque certaines personnes la recevaient de façon anonyme. Moi-même, je l'ai reçue aux renseignements généraux ! Quant à l'affaire Sozzi, je vous répète que l'on y travaille et que l'on espère l'élucider bientôt.
M. Roger FRANZONI : En sera-t-il de même pour l'affaire Tirroloni, le président de la chambre d'agriculture, pour l'affaire Grossetti, pour l'affaire Filippi ?
M. Yves BERTRAND : Des informations judiciaires sont en cours. L'affaire Tirroloni, l'affaire Grossetti peuvent progresser à terme : les arrestations et les guerres de clans finiront peut-être par nous permettre de les élucider, mais il s'agit de dossiers très complexes. Nous ne relâchons pas notre vigilance sur ces affaires, et grâce à ce qui vient de se passer, nous espérons progresser sur tous ces dossiers.
M. Roger FRANZONI : Il serait temps !
M. le Président : Monsieur le directeur, je vous remercie de votre contribution.
Audition de M. Paul GIACOBBI,
président du conseil général de la Haute-Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 1er juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Paul Giaccobi est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Paul Giaccobi prête serment.
M. le Président : Monsieur le Président, en votre qualité d'élu, il nous importe de savoir comment vous appréciez le climat de la Corse, actuel et passé. Sans doute serait-il utile que vous nous précisiez quels étaient les rapports, s'il y en avait, entre les forces de sécurité
- gendarmerie, police ou autres services - et les élus corses ; sans doute pourriez-vous également nous préciser, depuis votre accession à la présidence du conseil général, quels ont été vos rapports avec l'autorité préfectorale. Comme vous aviez déjà antérieurement des responsabilités politiques, vous pourrez sans doute nous parler des relations non seulement avec le préfet Bonnet, mais avec d'autres responsables préfectoraux sur le territoire corse.
M. Paul GIACOBBI : Monsieur le Président, le sujet est vaste. Le maître mot que l'on pourrait retenir pour l'ensemble de la période 1993-1999 est celui de " confusion ". Au travers de styles différents, de méthodes différentes, et sans doute d'intentions différentes, on en reste toujours à la confusion.
L'application des lois - l'Etat de droit, comme l'on dit, mais je préfère l'expression d'application des lois de la République, notion de base très simple qui est le fondement du pacte républicain ou de la vie en société - n'est, sur l'ensemble de la période, pas pratiquée normalement, comme on le ferait dans le Maine-et-Loire ou dans le Cantal. Elle ne l'est pas pour deux raisons fondamentales : la première est un ensemble de présupposés sur la Corse, la seconde une pratique réitérée de confusion des pouvoirs.
Premièrement, les présupposés sur la Corse.
On peut interpréter les statistiques comme l'on veut, s'il existe des problèmes spécifiques de sécurité en Corse, certains aspects nous permettent aussi de dire que la sécurité en Corse n'est pas si mal assurée. Je citerai quelques exemples très simples pour le démontrer. Je commencerai par rappeler que si le terrorisme tue en Corse, ce qui est regrettable, la route tue infiniment plus. On compte cinquante ou soixante morts à la suite d'accidents de la route dans le département de la Haute-Corse chaque année ; Dieu merci, il y a infiniment moins de morts dues au terrorisme.
Par ailleurs, il existe bien entendu des quartiers difficiles en Corse ; la banlieue sud de Bastia comporte des quartiers qui ne sont pas absolument sûrs, mais à côté de certains quartiers voire de la majorité des quartiers qui entourent la belle ville de Paris, il n'y a aucune comparaison. Je recevais récemment un journaliste vers neuf heures du soir et lui faisais remarquer que s'il était allé interviewer le maire de La Courneuve et s'il avait dû sortir seul de son bureau à cette heure, le maire l'aurait certainement fait accompagner ; sinon, cela aurait pu être une aventure dangereuse. Sortant du bureau du président du conseil général de la Haute-Corse à dix heures du soir, pour traverser la place Saint-Nicolas et rejoindre son hôtel, il ne courrait pas le moindre risque, en tout cas, pas plus que dans une rue tranquille de n'importe quelle bonne ville de France.
Des présupposés existent donc quant à la violence, et, pour mettre les pieds dans le plat, quant au rapport de l'élu avec l'argent. On a toujours le sentiment qu'il se passe des choses en Corse. Et il est vrai qu'il s'y passe des choses - personnellement, j'appartiens à la catégorie mentale des rigoristes et je ne peux que me réjouir que des mesures soient prises et me désespérer quand elles ne le sont pas - mais force est de constater que si l'on met en parallèle, pour les montants en cause et pour la nature des infractions commises, la Corse et le continent, on n'a pas le sentiment qu'il y ait en Corse une déviance particulière ; quand j'ouvre les journaux, j'ai parfois le sentiment que nous sommes même très en deçà.
Ce sont des a priori qui conduisent à mettre en cause un ensemble de personnes du fait de leur appartenance à un groupe linguistique, ethnique, social et géographique. Quelqu'un faisait remarquer récemment que si, dans certains articles de presse, voire dans certaines déclarations publiques officielles ou dans la bouche de certains ministres, on enlevait le mot " corse " pour le remplacer par le mot " arabe " ou " juif ", l'auteur de la phrase en question se retrouverait en correctionnelle et serait vraisemblablement condamné.
Il y a donc beaucoup d'a priori et en même temps, ce qui est le plus ennuyeux, on ne traite jamais au fond les véritables problèmes de la Corse. Car, quel est le véritable problème de violence et d'ordre public en Corse ? Il est que les Corses sont soumis quotidiennement à une véritable tyrannie de la violence. Mais cela, on n'en parle pas, parce que cette violence-là ne se manifeste pas nécessairement par des explosions, et je constate que la presse se fait beaucoup plus discrète dès lors qu'il s'agit de mettre en lumière la vie quotidienne et les pressions qui peuvent être exercées.
Je me souviens par exemple d'une conversation avec M. Jean-Louis Debré, alors ministre de l'Intérieur, qui avait reçu à Paris le conseil exécutif de la Corse dont je faisais partie et dont le président était M. Jean Baggioni. Il m'a fait remarquer que, selon les statistiques, la Corse n'est pas une région plus violente que d'autres. Je lui ai cité deux exemples de grande violence exercée contre des membres de l'assistance, dans deux affaires précises, concernant notamment la filière porcine, en soulignant que c'était de la violence, certes sans explosion, mais qui contraignait les personnes en cause à prendre des mesures et à accorder des avantages sous peine de menaces. Je travaillais à l'époque pour une entreprise de travaux publics sur le continent et lui faisais remarquer que, dans le monde des travaux publics, à ma connaissance, la Corse était le seul endroit où l'on faisait sauter un engin de chantier parce que l'on n'était pas content d'un confrère qui avait obtenu le marché. C'est un comportement que l'on rencontre très rarement au nord de la Loire ; nous avons conclu des contrats, d'autres nous ont échappé par le jeu de la concurrence, mais je n'ai jamais rencontré de confrère à qui serait venue l'idée d'exercer une action violente en représailles.
C'est une différence de taille et cette irruption de la violence dans le quotidien - j'y insiste - ne se traduit pas forcément dans les statistiques. La vraie violence n'est pas que l'on fasse sauter la voiture de quelqu'un, voire qu'on le tue, mais que ce risque, cette menace soient présents en permanence, de sorte que le comportement des gens est contraint.
La manière dont la presse relate certains événements en est une illustration. Ainsi, lorsqu'une arrestation a lieu, vous verrez que parfois la presse n'en fait pas état. Telle personne bien connue est arrêtée, personne n'en dit rien, y compris la presse locale : c'est un " non-événement ". Tel personnage connu et puissant est mis en examen, voire condamné à quinze mois de prison, la presse locale n'en dit pas un mot et les Corses en sont informés par la presse nationale. On peut imaginer qu'une certaine contrainte s'exerce et que le comportement des journalistes, qui sont pourtant férus d'indépendance et de liberté, se trouve modifié par l'existence d'un risque social.
C'est une réalité à laquelle malheureusement on ne s'attaque pas souvent, la réalité d'une société dans laquelle la violence a fait irruption et dans laquelle la menace est souvent déterminante pour expliquer le comportement quotidien des gens. Quand quelqu'un n'achète pas un commerce à tel endroit, quand quelqu'un ne reprend pas telle entreprise, quand les gens ne se présentent pas aux adjudications, bien des fois, nous avons le sentiment, voire la certitude, que c'est parce que la violence a fait irruption dans ce secteur et que, par conséquent, les gens sont gênés.
J'en profite pour dire un mot très bref sur la fameuse loi du silence. Je vous dirai très franchement, comme je l'ai dit à M. Charles Pasqua il y a de nombreuses années devant quarante personnes, que je considère que les gens qui ne parlent pas à la police ont bien raison. Parce que malheureusement chaque fois que quelqu'un s'adresse à la police ou à une autorité pour " parler ", dans les quinze jours ou trois semaines, on s'arrange pour que la place publique en soit informée et que le nom de l'informateur soit connu. Comment voulez-vous dans ces conditions que les gens parlent ! Nous en avons encore eu un exemple récemment, lorsque quelqu'un a parlé au préfet Bonnet - c'est une affaire sérieuse, puisque, il ne faut pas raconter de balivernes, c'est cela qui a permis de découvrir les assassins de Claude Erignac - les notes écrites par M. Bernard Bonnet au Premier ministre se sont retrouvées sur la place publique, certes tronquées, mais un lecteur attentif aura sans difficulté découvert l'auteur des révélations. Tout lecteur corse attentif sait qui a parlé au préfet Bonnet. Il est très regrettable d'en arriver à des situations pareilles.
Deuxièmement, je voudrais insister sur la confusion qui se manifeste entre les pouvoirs, confusion entre le pouvoir politique parfois à l'échelon central, confusion à l'échelon local entre le pouvoir administratif de l'Etat qui appartient, jusqu'à preuve du contraire, au préfet, et le pouvoir judiciaire qui apparaît comme lui étant très largement subordonné, au moins dans la pratique si ce n'est dans le droit. L'irruption de la politique dans le judiciaire, ou plus généralement dans tout ce qui se passe et qui touche à la sécurité, se constate dans mille événements.
J'étais conseiller exécutif lors les événements de Tralonca. Il n'est pas besoin de faire de grandes enquêtes ni de révéler des secrets pour savoir ce qui s'est passé. La presse a rendu compte d'une note des renseignements généraux dans laquelle le directeur des RG indiquait au ministre de l'Intérieur qu'il avait eu vent d'une réunion qui devait se tenir dans le maquis tel jour, à telle heure et à tel endroit, et par laquelle il demandait ses instructions. Comme il savait par qui était organisée la réunion, il se doutait bien qu'il n'aurait pas de réponse ou une réponse tronquée, mais il n'en demeure pas moins que cette note a été publiée trois jours avant dans la presse.
Après la réunion de Tralonca, nous avons entendu le matin à la radio ce qui s'y était dit. Il n'est pas besoin d'être un spécialiste de la sémantique pour comprendre que, manifestement, le discours du ministre répondait point par point à celui des nationalistes. Comme le ministre était arrivé le matin même en avion, je ne vois pas comment il aurait pu modifier un discours dont j'ai appris qu'il était tapé depuis un certain temps et dont un de mes collègues conseiller territorial appartenant à la mouvance nationaliste pouvait, avant que le ministre le prononce, donner à peu près la teneur.
On pourrait ainsi donner mille autres exemples.
Il y a eu, il y a un certain nombre d'années, un flagrant délit à Spérone. Des gens ont commis un plasticage, sont sortis, se sont défendus, ont tiré sur des policiers : si ma mémoire est bonne, sept personnes ont été arrêtées. Je ne crois pas qu'à ce jour, il y ait eu un acte interruptif de prescription dans cette affaire. C'est un flagrant délit dans lequel la prescription naît de la procédure. Vous me direz que c'est une erreur fréquente dans les juridictions. Je vous ferais remarquer qu'en matière de flagrant délit, la prescription de procédure doit être relativement rare, mais on ne peut pas dire non plus que cela n'ait pas été volontaire. Ainsi, un parlementaire, M. François Giacobbi, a écrit par lettre recommandée avec accusé de réception au ministre de la Justice, M. Jacques Toubon, pour lui demander si des actes interruptifs de prescription allaient être pris dans cette affaire, pour qu'elle ne disparaisse pas ; il n'a jamais reçu de réponse.
Nous avons connu une circulaire du procureur général, M. Couturier, qui indiquait - elle est intéressante à analyser parce qu'elle a au moins le mérite de l'honnêteté et de la franchise - qu'il fallait faire preuve d'une extrême " circonspection ", mais aussi, plus gravement, qu'une procédure spécifique s'appliquerait dans certains cas, de sorte qu'un procureur ne pouvait plus agir librement et qu'il devait en référer au procureur général ou aux avocats généraux. Cette procédure était obligatoire lorsqu'il s'agissait de crimes ou de délits liés à une action de terrorisme politique, mais aussi lorsqu'il s'agissait de délits, quelle qu'en soit la nature, comme un port d'arme apparemment banal, si celui-ci était le fait de personnes qui apparaissaient comme pouvant appartenir à certains groupes politiques. A la limite, un membre de l'un de ces groupes violait une petite fille de cinq ans, il fallait faire preuve d'une extrême circonspection et, avant de prendre quelque mesure que ce soit, y compris des mesures de sûreté élémentaires, en référer au procureur général ou à l'avocat général.
Je crois en l'écrit. Quand un procureur général donne des instructions à ses procureurs et substituts - il avait au moins le mérite de les avoir écrites - dès lors qu'il y a une telle immixtion du politique dans le judiciaire, on peut supposer que cela recouvre des choses extrêmement graves.
Mais cette confusion n'est pas terminée. J'ai l'immense regret de le dire. La manière dont s'est déroulée l'enquête sur le meurtre du malheureux préfet Erignac est hallucinante ! Je ne détiens pas de secret à cet égard, je ne fais qu'attirer l'attention de la commission sur certains faits précis publiés par la presse et non démentis par qui que ce soit.
Je disais tout à l'heure que c'est le préfet Bonnet qui, incontestablement, a fait avancer l'enquête. Je n'ai rien pour, ni contre M. Bernard Bonnet, je constate simplement qu'il a fait avancer l'enquête. Au mois de décembre, un rapport - publié dans la presse - est transmis par la personne chargée de l'enquête à son ministre. Je ne sais sur quelles bases légales et réglementaires une autorité chargée d'une enquête judiciaire peut transmettre un rapport relatif à une enquête à une autorité administrative, fut-elle le ministre de l'Intérieur. Je ne sais pas sur quelles bases et je serais heureux que la commission l'indique. Je ne pense pas qu'il en existe ; je penserais même que des raisons s'y opposent, mais peu importe.
Ce rapport fait état de pistes ou d'idées qui se sont révélées complètement erronées. De deux choses l'une : ou ce rapport comportait des mensonges et cachait des choses au ministre - pourquoi pas, s'agissant de quelque chose qui se faisait sans bases légales, après tout... - ou bien ce rapport résumait véritablement l'état des connaissances et de l'enquête à ce moment précis.
Admettons cette deuxième hypothèse. Cependant, quelques semaines auparavant, en novembre, le préfet Bonnet avait transmis le nom, la plupart des noms des personnes qui ont effectivement tué Claude Erignac ou participé à l'assassinat du malheureux préfet. Pourquoi avoir mis plusieurs mois à exploiter ces informations ? Je ne comprends pas. Pourquoi a-t-il fallu attendre une autre affaire et la crainte sans doute que les notes de M. Bernard Bonnet fussent publiées dans la presse pour relancer les choses ? Personne ne le comprend en Corse.
Plus encore, comment voulez-vous que l'on puisse comprendre, tant cette affaire a mobilisé les esprits. Il ne faut pas oublier que 40 000 personnes sont descendues dans la rue à la suite de l'assassinat de Claude Erignac pour marquer leur désapprobation, mais aussi pour réclamer l'application des lois de la République. Ni plus, ni moins. Dans une île qui, hors saison, compte environ 250 000 habitants, une fois exclus les très vieux, les très jeunes et les invalides, 40 000 personnes, cela veut vraiment dire que les gens ont une conscience très forte de ce qui se passe. Il est d'ailleurs très choquant qu'après cela, on continue à dire en permanence que les Corses ne savent pas ce qu'ils veulent, s'ils veulent ou pas l'application de la loi. Ils descendent à 40 000 dans la rue, c'est-à-dire la moitié de la population qui peut le faire et l'on passe son temps à se demander ce qu'ils pensent ! Mais quand des gens font cela, ils s'expriment, et ce qu'ils pensent, on le sait !
Les gens ne comprennent pas pour quelles raisons l'enquête s'est enlisée à ce point, et enlisée dans le scandale puisqu'une procédure judiciaire est maintenant en cours à propos de la publication de ce rapport. Ils ne comprennent pas pour quelles raisons des éléments de l'enquête n'ont pas été exploités pendant plusieurs mois. Ils comprennent d'autant moins que l'on a vu l'assassin présumé être celui qui tenait l'arme, s'exprimer à la télévision sur ce sujet deux jours avant. Les journalistes savaient, la police savait, tout le monde savait que ce monsieur était soupçonné d'être à tout le moins un des membres du commando. Personne ne comprend pourquoi on l'a laissé partir.
C'est en effet incompréhensible : s'agit-il d'une faute ? Auquel cas, quelles mesures disciplinaires sont envisagées ? En tout cas, quelle enquête est faite autour de cette faute ? S'il ne s'agit pas d'une faute, c'est encore plus grave !
Dans tous les cas, les gens ne comprennent pas et admettent difficilement la faute parce qu'ils pensent qu'elle n'est pas possible, à tort car il se produit infiniment plus de fautes qu'on ne saurait le croire dans ce genre d'affaires ; tout homme est faillible. Mais comme personne ne dit rien et que l'on semble trouver naturel et normal de laisser échapper quelqu'un que l'on pense être l'assassin du préfet... C'est quand même l'affaire de la décennie, car l'assassinat d'un préfet dans l'exercice de ses fonctions n'est pas commun ! C'est la première fois que cela se produit puisque Jean Moulin n'était pas dans l'exercice de ses fonctions. Les gens ne comprennent pas. Il peut arriver de commettre une faute, mais encore faudrait-il le leur expliquer car il en résulte un grand trouble.
Pour en revenir à la confusion, celle-ci s'est manifestée grandement dans la période qui a suivi l'assassinat du préfet, mais d'une manière différente, nous sommes toujours dans la confusion. Avant, la confusion consistait à dire qu'en Corse, on ne voulait pas appliquer les lois. Cela a été longtemps le cas. Je suis allé en novembre 1998 au cabinet du ministre de l'Intérieur rencontrer deux responsables et je leur ai suggéré que peut-être, il fallait commencer à appliquer les lois. On m'a répondu qu'il fallait attendre les élections. Je ne comprends pas le rapport qu'il peut y avoir entre l'application des lois et la perspective d'une élection. Je vous le dis très franchement. On m'a demandé également si je pensais que l'on serait soutenu dans l'action d'application des lois. Je ne comprends pas pourquoi il faut un soutien populaire pour appliquer les lois. S'il faut attendre un soutien populaire précis pour appliquer les lois, il vaut mieux renoncer à la République.
Je voudrais simplement rappeler, Monsieur le Président, deux notes précises que je transmettrai à la commission, l'une adressée au cabinet du Premier ministre en 1995, note d'un certain nombre de pages qui disait simplement que le seul moyen de sortir de la situation en Corse était d'appliquer les lois sereinement, comme on le fait dans le Maine-et-Loire et le Cantal. Je cite le Maine-et-Loire parce que c'est un département modèle pour le taux de recouvrement de l'impôt, cela m'a été confirmé par mon collègue président du conseil général, et le Cantal parce que j'y ai fait un stage il y a de nombreuses années et que je le connais bien : on y applique les lois sereinement, normalement, sans confusion de l'administratif et du judiciaire, et encore moins du politique, et sans a priori sur l'aptitude de la population - génétique, je suppose, ou culturelle - aux crimes ou aux délits.
Je regrette que ce genre d'avertissement soit toujours resté sans effet, mais personnellement, j'ai une manie, j'écris les choses. Par conséquent, cela me sert de jalons. Il s'agit de notes transmises au cabinet du Premier ministre, en l'espèce à M. Stefanini.
Le deuxième document que je transmettrai à votre commission relève du même ordre d'idée. Il s'agit d'un document de juillet 1998 dans lequel j'écrivais textuellement à propos de la confusion entre l'administratif et le judiciaire, en particulier à propos de la confusion entre le médiatique et le judiciaire, médiatique manipulé ou instruit par l'administratif, que l'on se condamnait à l'échec si l'on cherchait des résultats spectaculaires et rapides. Je crois pouvoir vous dire que cette opinion était et est toujours largement partagée par les autorités judiciaires en Corse, notamment par M. le procureur général puisqu'il l'a écrit dans la presse de manière très claire en indiquant qu'il existe un temps judiciaire, que les choses vont à leur rythme et que l'on applique la loi normalement, et également par les magistrats de la juridiction.
J'insistais sur ce point parce que, dès lors que l'on utilisait de manière détournée l'article 40 du code de procédure pénale - l'article 40 n'est pas réservé aux préfets, chacun d'entre nous doit dénoncer tout fait délictueux ou criminel, toute infraction dont il a connaissance, c'est une règle de base qui existe à peu près dans tous les pays - il était inadmissible de saisir à la fois deux organes de la vie publique, le parquet et la presse ; il était inadmissible également qu'une fois que l'on avait saisi le parquet, ou la justice plus généralement, d'éléments extrêmement ténus du genre " il doit se passer des choses qui ne sont pas claires " et que l'on en informait la presse et que l'on téléphonait le surlendemain en demandant pour quelles raisons les coupables n'étaient pas arrêtés - je caricature à peine, cette situation a été décrite par les magistrats - on s'enfonçait à la fois dans la confusion des pouvoirs et dans la manipulation médiatique qui, malheureusement, connaît des retournements, à partir du moment où les résultats annoncés ne se produisent pas immédiatement, tout simplement parce que la justice prend son temps. Heureusement, d'ailleurs, sinon, elle commettrait de nombreuses erreurs. Si elle en fait relativement peu, c'est parce qu'elle prend son temps, parce qu'elle est déterminée.
J'en terminerai en disant que la confusion s'est également manifestée au sein des autorités administratives, dans le discours et un peu dans le droit ; dans le discours, lorsque l'on a annoncé que M. Bernard Bonnet avait pleins pouvoirs - je ne sais pas ce que veut dire " avoir pleins pouvoirs " pour un préfet, un préfet a des pouvoirs déterminés par les textes ; sauf lorsqu'il y a état d'exception, des règles s'appliquent - mais également un peu dans le droit puisqu'un décret particulier lui donnait un pouvoir de coordination des services de sécurité, y compris sur le département de la Haute-Corse en cas de troubles graves à l'ordre public.
Evidemment, cela peut s'entendre de manière extensive : on pourrait estimer que la Corse connaît tout le temps un trouble grave de l'ordre public. En réalité, je pense que cela visait les cas d'émeute, mais cela pouvait aussi signifier que les rondes de police à Bastia, par exemple, pouvaient être changées, dans leur ordonnancement, dans leur composition, par le préfet de région. Tout cela n'a pas simplifié la situation.
M. le Président : Vous nous avez fait part de votre souhait de voir en Corse la loi s'appliquer, toute la loi et rien que la loi. Fort bien, mais connaissez-vous en France un département où des élus s'opposent à des décisions judiciaires dans des conditions spectaculaires telles qu'elles peuvent laisser à penser à l'opinion publique, qu'en Corse, les choses ne se déroulent pas tout à fait de la même manière que sur le continent ?
M. Paul GIACOBBI : Jusqu'à présent et jusqu'à preuve du contraire, de nombreux élus ont demandé l'application des lois. En 1982, j'ai personnellement écrit une lettre ouverte aux terroristes, qui a été publiée dans la presse, demandant l'application des lois en des termes extrêmement sévères et la plupart de mes collègues, pour ne pas dire la totalité, ont toujours réclamé l'application des lois.
Si vous faites allusion à un épisode qui s'est produit le 9 avril 1999, je peux me permettre d'en témoigner puisque j'y étais. Que s'était-il passé ?
Des décisions de justice définitives ordonnaient la démolition d'un certain nombre d'ouvrages sur le domaine public maritime. Permettez-moi de relever qu'il y a 400 infractions de cette nature en Corse ; je voudrais qu'il y en eut aussi peu sur le reste du littoral méditerranéen français, je n'en suis pas convaincu. De Perpignan à Menton, il y a 750 kilomètres de littoral méditerranéen, en Corse, il est de 1 000 kilomètres. Sans avoir fait d'études exhaustives, je suis à peu près persuadé que les infractions sont bien plus nombreuses sur ces 750 kilomètres, mais c'est un autre sujet.
Il n'en demeure pas moins que des décisions de justice avaient été prises et que l'Assemblée de Corse avait appris que leur exécution, avec les moyens de la force publique, allait entraîner un grave trouble de l'ordre public. Nous sommes donc allés voir le préfet, nous étions une quarantaine de conseillers régionaux. Nous n'avons pas été reçus par M. le préfet mais par son directeur de cabinet, M. Gérard Pardini ; nous lui avons dit qu'il s'y prenait mal et que l'exécution des décisions de justice était une obligation pour l'Etat à condition toutefois qu'elle ne trouble pas l'ordre public. Je lui ai rappelé la jurisprudence fort célèbre du Conseil d'Etat depuis l'arrêt Couitéas de 1923 - car, de temps en temps, avec des gens qui s'écartent des principes fondamentaux, il faut les rappeler avec force - selon laquelle l'Etat était tenu à l'exécution des décisions de justice, mais pouvait s'en dispenser lorsque cela créait un grave trouble à l'ordre public. C'est chose admise depuis plus de 50 ans !
Je lui ai fait remarquer aussi qu'étant stagiaire de l'ENA dans le Cantal, j'avais été chargé par le préfet de veiller personnellement à l'expulsion d'un fermier qui occupait une ferme illégalement parce que le bail à fermage avait été déclaré nul, ce qui avait été confirmé par une décision de la Cour de cassation. Nous y avons mis six mois, parce qu'avant d'expulser un fermier dans le Cantal en 1980, époque calme dans un territoire calme où les lois sont appliquées normalement, on prenait ses précautions avant l'exécution d'une décision de justice car l'on craignait qu'elle ne mette le feu aux poudres.
J'ai également rappelé que le préfet de la Haute-Corse avait fait détruire infiniment plus de mètres carrés de paillotes ou autres établissements illégaux sur le littoral sans que la presse en ait été informée ou s'en soit faite l'écho et sans le moindre trouble à l'ordre public. Il a fait détruire plus vite et beaucoup plus, dix fois plus, mais il a très peu fait appel au Génie ; il a fait appel au civisme des gens, il a discuté avec eux.
Qu'en ont conclu les élus corses ? Il faut en parler parce que cela sert de prétexte aujourd'hui. Je suis persuadé que si l'on avait connu de tels événements dans n'importe quelle région de France, les élus auraient réagi de la même manière. Ils ont dit : " Au point où vous en êtes, puisque vous avez promis aux propriétaires de paillotes - parce qu'à la fin des fins, il faut dire la vérité - de les laisser tranquilles jusqu'en octobre, nous nous engageons à obtenir de ces gens - sur un texte que vous nous donnerez - la promesse formelle qu'ils détruiront eux-mêmes leurs paillotes au mois d'octobre. Ainsi, la loi sera appliquée, sans trouble de l'ordre public ". C'est ce qui s'est passé. La préfecture a communiqué ce texte à votre collègue, M. José Rossi et il a été signé. C'était le 9 avril. Je ferai humblement remarquer que le 7 mars, soit plus d'un mois auparavant, une première paillote avait été incendiée ; de plus, selon la presse, des instructions avaient déjà été données pour en détruire une autre.
Je relie donc mal cet événement survenu le 9 avril à des événements et des décisions antérieurs. Autrement dit, la démarche des élus le 9 avril, n'avait rien que de très normal et rendait un grand service à l'autorité préfectorale qui s'y prenait vraiment très mal, car tout cela aurait pu être négocié sans difficulté, comme cela avait été fait en Haute-Corse, sans trouble de l'ordre public.
De plus, tous les élus présents à cette réunion - il y avait aussi des nationalistes - se sont engagés à ne pas défendre ces gens-là au mois d'octobre, si d'aventure ils n'exécutaient pas eux-mêmes la décision de démolir. J'ai l'impression que les élus n'ont pas fait preuve d'incivisme mais ont, au contraire, aidé une autorité administrative, comme ils doivent toujours le faire, à sortir de la situation délicate dans laquelle elle s'était mise. Si nous avions été des pousse-au-crime ou des personnes qui s'opposaient à l'application des lois, nous aurions laissé l'incident, voire le drame, se produire. Et si, à cette occasion, il y avait eu un mort ou des blessés, vous auriez vu s'il était facile d'appliquer les lois ! Aujourd'hui, les gens se sont engagés à détruire, ils détruiront.
M. le Président : Monsieur Giacobbi, certes, il a fallu six mois pour exécuter une décision judiciaire dans le Cantal, mais en Corse cela peut prendre quinze ans ! Il y a tout de même une petite nuance. D'après les éléments d'information dont nous disposons, c'est le cas d'un certain nombre de décisions administratives qui ont été prises,...
M. Paul GIACOBBI : Je ne connais pas ces affaires-là, il n'y en a pas sur ma commune et je veille à y faire détruire ce qui est illégal, mais je ne crois pas qu'un délai de quinze ans puisse s'écouler entre le moment où une décision définitive de justice a été prise et celui où les destructions sont effectives. Je voudrais, là encore, que l'on compare avec le continent. Je n'en suis pas certain, mais j'aimerais disposer de données précises. Ce n'est pas le délai entre le moment de l'infraction et celui de la destruction qui doit être pris en compte.
M. le Président : C'était pour situer les choses, une question d'ambiance...
M. Paul GIACOBBI : Mais, monsieur le président, je suis le premier à dire que des choses ne vont pas, puisque je réclame l'application des lois à cor et à cri. Je regrette seulement de ne pas être suivi dans ce domaine.
M. le Président : Vous avez insisté, monsieur le Président, sur la gravité de l'assassinat du préfet Claude Erignac. Pour revenir sur le comportement des élus en Corse, comment expliquer à l'opinion publique qu'étant dans une formation républicaine traditionnelle, l'on accepte de siéger et d'exercer le pouvoir aux côtés de gens qui refusent de condamner les assassins du préfet ?
M. Paul GIACOBBI : On peut refuser de siéger à côté de certaines personnes et donc refuser de se présenter aux élections, mais dès lors qu'on est élu - je suis conseiller territorial - je ne vois pas comment on pourrait ne pas siéger à côté de ces gens.
M. le Président : Vous n'êtes pas obligé de leur confier des responsabilités.
M. Paul GIACOBBI : Je ne leur ai personnellement confié aucune responsabilité. L'Assemblée de Corse a confié une responsabilité à M. Talamoni en le désignant à la tête d'une commission. Je le déplore, je considère cela comme une grave irresponsabilité. Je connais M. Talamoni, j'entretiens avec lui des rapports tout à fait courtois, il m'arrive même de parler avec lui, y compris de sujets extrêmement sérieux, mais je lui dis régulièrement qu'en tout état de cause, aucune construction politique ne peut se faire avec ceux qui ne condamnent pas préalablement la violence en donnant des garanties.
Lorsque M. Hume, prix Nobel de la paix, qui est un responsable politique d'Irlande du Nord, est venu en Corse, il a eu l'heur de le rappeler, y compris à M. Talamoni, qui indiquait qu'il y avait parfois des violences politiques légitimes. M. Hume lui a répondu que la violence en politique, c'était du fascisme, et que, par conséquent, on ne pouvait rien fonder hors le rejet de la violence. Ce qui se passe en ce moment en Irlande du Nord à propos du désarmement est extrêmement intéressant : on accepte de faire participer à l'exécutif ceux qui se désarment et donnent des garanties sur ce désarmement.
M. le Président : Pour recentrer le propos sur vos relations avec les services de sécurité, aviez-vous des contacts avec les services de police ou ceux de la gendarmerie, contacts normaux entre élus et administration ?
M. Paul GIACOBBI : Très franchement, j'ai des contacts réguliers avec la gendarmerie de Venaco, commune dont je suis maire, qui ne portent pas sur des sujets d'importance nationale évidemment. J'ai également des contacts réguliers avec des magistrats, mais je me suis donné pour règle depuis très longtemps de ne jamais m'immiscer dans les affaires de la justice. J'ai eu deux contacts directs et personnels récemment : l'un parce que j'avais commis un excès de vitesse, j'ai été condamné à une peine d'ailleurs très légère par le tribunal d'Ajaccio ; l'autre parce que j'avais été cité par une partie dans une affaire devant le tribunal correctionnel, mais j'ai été brillamment défendu par le procureur de la République, donc le tribunal n'a pas eu l'heur de se prononcer.
J'ai des contacts beaucoup plus fréquents, c'est évident, avec M. Lemaire, préfet de la Haute-Corse, et avec M. Bernard Bonnet. Je dois dire que les contacts que j'ai eus avec M. Bernard Bonnet n'ont jamais porté sur des problèmes de sécurité, mais sur des questions administratives et surtout sur la préparation du prochain contrat de plan. J'avoue avoir eu d'excellents contacts car autant j'ai critiqué, y compris par écrit, sa manière de faire en matière de sécurité, autant j'ai trouvé en M. Bernard Bonnet un interlocuteur extrêmement ouvert, moderne et, je dois le dire, très compétent dans le domaine du développement économique.
Nous avons renoué hier avec M. Lacroix le fil malheureusement interrompu de la conférence régionale d'aménagement du territoire pour la préparation du contrat de plan.
Avec M. Lemaire, j'ai surtout des contacts administratifs qui ne portent jamais, ou très rarement, sur des questions de sécurité. Je dois dire que je suis très surpris de comprendre qu'il subsiste parfois une certaine orientation des actions judiciaires par l'autorité préfectorale. J'ai quelquefois le sentiment que l'on hiérarchise l'importance des enquêtes et que cela ne se fait pas uniquement sur la base de décisions prises par les autorités judiciaires, mais par l'intervention de l'autorité administrative. C'est une erreur profonde que je déplore. Quand j'entends un préfet dire : " J'ai demandé aux policiers de ne pas trop insister sur cette affaire, parce que cela n'irait pas très loin ", je pense que c'est une erreur profonde, une confusion qui nuit au bon fonctionnement de la justice. La justice doit agir seule.
M. le Président : Avez-vous eu des contacts ou entendu parler de l'un des responsables des services de police, M. Démétrius Dragacci ? C'est sans doute le cas sur un territoire aussi limité géographiquement.
M. Paul GIACOBBI : Je connais M. Démétrius Dragacci. Pas très bien, mais je le connais notamment parce qu'il a été en poste à Bastia autrefois. Je l'ai vu quelques fois, mais je n'ai jamais eu de contacts professionnels avec lui.
M. le Président : Vous n'avez pas d'opinion particulière sur lui ?
M. Paul GIACOBBI : Je n'ai pas d'opinion particulière, sinon celle qu'il a exprimée lui-même lors d'une interview, cela m'avait frappé, en disant qu'il était là pour appliquer les lois, qu'il ne lui paraîtrait pas gênant d'arrêter telle ou telle personne dans la mesure où il avait déjà arrêté beaucoup de gens ; par conséquent, il ne voyait aucun inconvénient à cela.
Honnêtement, j'ai entendu dire beaucoup de choses à son sujet. Mais je préfère parler de ceux que je connais bien. Je n'ai eu que quelques conversations de salon avec M. Démétrius Dragacci. Il m'est donc difficile de me prononcer mais je peux vous dire qu'il avait une réputation d'efficacité.
M. le Président : D'efficacité ?
Vous évoquiez tout à l'heure devant nous le fait qu'en Corse, peut-être plus qu'ailleurs, lorsque l'on fournit des informations, elles ont une tendance assez naturelle à se retrouver sur la place publique.
M. Paul GIACOBBI : J'ai cité un exemple précis à cet égard.
M. le Président : N'est-ce pas le fait d'une interpénétration entre les services de police et la population, due sans doute à une excessive, j'utilise ces termes avec prudence devant vous, " corsisation " des services de police ?
M. Paul GIACOBBI : C'est tout à fait possible. Cela étant, les policiers corses ne sont pas les plus mauvais. On en trouve un peu partout. Ce ne sont peut-être pas les meilleurs que l'on envoie en Corse, je ne sais pas.
M. Démétrius Dragacci avait à Bastia - cela me revient à l'esprit à l'instant - un adjoint du SRPJ qui s'appelait M. André Muhlberger, dont l'origine est évidemment plus alsacienne qu'insulaire. Sans doute, autrefois, au début des années 80 me semble-t-il, y a-t-il eu le cas d'un CRS, qui était responsable du transport du plastic au FLNC. Il peut donc y avoir des confusions, mais je pense qu'il n'y a aucune difficulté à agir ou à faire agir des unités relativement restreintes et bien organisées. Néanmoins, cela peut effectivement créer des problèmes, comme dans tout milieu dans lequel tout le monde se connaît. De ce fait, il faut prendre des précautions. J'observe une certaine " décorsisation " des emplois au palais de justice de Bastia, qui ne me paraît pas forcément la plus mauvaise chose du monde.
M. le Président : Ce n'est pas forcément facile, il faut trouver un équilibre...
M. Paul GIACOBBI : Ce n'est peut-être pas facile, surtout dans ce domaine, mais je le constate.
M. le Président : On ne peut pas non plus donner le sentiment de vouloir affecter uniquement des continentaux et attiser la méfiance, ce qui ne ferait qu'aggraver la situation.
M. Paul GIACOBBI : Il faut surtout envoyer des gens de bonne qualité et y veiller de manière rigoureuse, des gens qui appliquent les lois comme ailleurs.
M. le Président : Très bien.
Monsieur le Président, tout à l'heure j'ai commis une erreur et je m'en excuse, puisque les premières décisions de justice concernant les démolitions de paillotes remontent non pas à quinze ans mais à dix ans...
M. Paul GIACOBBI : La population locale est-elle responsable de ce laxisme ?
M. le Président : Non. Je n'accuse personne.
M. Paul GIACOBBI : Il faut être précis.
M. le Président : Je constate simplement que quels que soient les préfets, les autorités administratives ou les autorités judiciaires en Corse, aucun n'a le courage ou la volonté d'exécuter une décision de justice que, sur le continent, l'on exécute au terme de délais comme ceux que vous indiquiez, de six mois parfois dans le Cantal, mais sans doute aussi avec plus de célérité dans d'autres circonstances. J'en connais des exemples concrets.
M. Paul GIACOBBI : Certes, monsieur le Président, mais lorsque des personnes comme moi réclament l'application des lois en Corse, lorsqu'un sénateur écrit au ministre de la Justice en lui demandant si l'on va le faire, vous rendez vous compte du risque que nous prenons en disant et en écrivant des choses pareilles ? Vous rendez-vous compte de ce que cela peut représenter ?
M. Roger Franzoni est présent. Il sait le danger que cela peut représenter pour un parlementaire d'écrire à un ministre - et de le faire savoir - pour demander s'il y a un acte interruptif de prescription dans une affaire qui met en cause sept personnes qui sont en liberté, qui sont notoirement dangereuses et capables de tuer, et qui l'ont déjà démontré.
M. le Président : C'est cela que je n'arrive pas à comprendre, c'est ce climat spécifique.
M. Paul GIACOBBI : Moi non plus.
M. le Président : Vos propos sont un peu contradictoires. Nous essayons de comprendre ; nous ne sommes pas corses, nous ne vivons pas sur une île et sans doute êtes-vous mieux placé que quiconque pour apprécier la situation, mais je n'arrive pas à comprendre comment vous pouvez concilier le discours qui consiste à demander que la Corse soit traitée comme toutes les autres régions de France alors que, précisément, y règne ce climat de violence que vous décrivez fort justement.
M. Paul GIACOBBI : Je le dis parce que je ne crois pas que la Corse soit nécessairement plus violente qu'a pu l'être le Cantal à un moment donné et que je crois que le seul moyen de réussir dans l'application des lois est de ne pas faire d'exception. C'est une croyance très profonde qui est corroborée par les faits, y compris par les événements récents.
A force de vouloir traiter la situation de manière exceptionnelle, que ce soit avec des valises de billets de banque, en donnant des emplois et des avantages à ceux qui pratiquent la violence - cela n'a pas marché, si l'on avait appliqué les lois normalement, cela eut été plus efficace -, ou en recourant à des procédures exceptionnelles qui conduisent au scandale - ce qui ne marche pas mieux - rien n'avance.
Je dis donc : à situation exceptionnelle, moyens normaux. La solution ne réside pas dans l'emploi de moyens illégaux, ni dans un mode d'organisation spécifique, elle doit résider dans le caractère exceptionnel de la détermination, de la rigueur et de la qualité des gens que l'on envoie en poste en Corse. Mettons là l'exception, ne la mettons pas dans des méthodes qui ne marchent pas.
Et c'est pourtant ce que l'on fait en Corse systématiquement. Monsieur le Président, lorsque Claude Erignac a été tué, au lieu de se lancer dans une série de déclarations fracassantes, n'eut-il pas été préférable de se livrer à toutes les opérations de police scientifique auxquelles normalement on se livre en pareil cas ? N'eut-il pas été préférable de " balayer " au sens propre du mot, de ramasser les produits balayés pour les analyser et de boucler le quartier au lieu de laisser les gens passer ?
M. le Président : Pourquoi, selon vous, cela n'a-t-il pas été fait ?
M. Paul GIACOBBI : Je n'en sais rien. Je constate simplement que cela n'a pas été fait.
N'eut-il pas été préférable de saisir une juridiction locale au lieu de créer un trouble qui a fait que non seulement on n'a pas trouvé les assassins, mais qu'en plus on a généré le scandale ? On n'est jamais tenu dans une affaire judiciaire de trouver parce que c'est un art difficile ; on a une obligation de moyens, l'obligation de montrer que l'on met en _uvre tous les moyens nécessaires à la découverte de la vérité.
Or, à quoi est-on arrivé ? A une enquête judiciaire sur l'enquête !
Mes propos sont un peu contradictoires puisque l'on est, effectivement, parvenu ensuite au résultat grâce à un bout d'enquête menée par une autorité non compétente - encore que, sur ce point, on ne peut reprocher à quelqu'un qui dispose d'informations de les transmettre au procureur de la République ; le problème est que celui-ci les a enterrées. Il est certain qu'en réagissant normalement et en s'abstenant de faire de grandes déclarations, l'enquête aurait avancé plus vite.
M. le Président : Soyez précis : à votre avis, le fait que les affaires de terrorisme soient traitées par une section spéciale du tribunal de Paris, par la division nationale antiterroriste, que, quasi-systématiquement, dans ces affaires qui touchent au domaine politique...
M. Paul GIACOBBI : C'est une erreur profonde qui révèle une méconnaissance complète de la réalité et génère l'inefficacité.
Premièrement, je voudrais bien que l'on fasse le bilan de la section en question, d'un point de vue général et pour la Corse en particulier. Deuxièmement, je voudrais bien que l'on m'explique comment se fait la distinction entre une affaire qualifiée de terrorisme politique et une affaire qui relève du droit commun. Dans une lettre publique, en 1982, j'écrivais - ce n'était pas commun à l'époque - aux terroristes et aux personnes recourant à la violence que leur mobile n'était pas politique mais crapuleux. Aujourd'hui, tout le monde le dit, mais en 1982, c'était un crime que de le dire et c'était prendre le risque d'en subir personnellement les conséquences.
On fait toujours appel au civisme des Corses, on demande aux citoyens de tout dévoiler à la justice, sachant que tout sera répété dans les deux semaines qui suivent, et l'on demande aux hommes politiques de faire preuve d'un immense courage, mais on oublie peut-être que nous devons le faire, face à des gens qui, par ailleurs, sont aidés de manière massive par l'Etat. On nous demande de dénoncer publiquement et de soutenir l'Etat qui, finalement, on s'en rend compte sur la durée, est quand même plutôt du côté du crime et du délit que du côté de la loi et de l'ordre.
Donc, ces procédures exceptionnelles n'ont pas démontré, c'est le moins que l'on puisse dire, leur efficacité d'une façon générale mais dans ce cas particulier non plus.
Troisièmement, le problème de la Corse n'est pas celui du terrorisme politique mais celui de l'irruption de la violence dans la vie quotidienne. De ce point de vue, faire le distinguo me paraît extrêmement difficile. Au reste, les affaires dont est saisie aujourd'hui cette section antiterroriste me paraissent à l'évidence, pour certaines d'entre elles, ressortir complètement du droit commun, ou alors on retombe dans la logique de M. Couturier qui consiste à dire que l'on va traiter de façon spécifique un certain nombre d'affaires, mais cela ne marche pas.
M. le Président : Quel est votre avis à propos de la pénétration des mouvements nationalistes par des milieux mafieux ? Est-elle réelle, exagérée ou au contraire sous-estimée ?
M. Paul GIACOBBI : Je me méfie de l'expression " mafieuse " parce qu'elle appartient au vocabulaire du sud de l'Italie et je crois que l'on fait des assimilations hasardeuses. J'aurais tendance à dire qu'en Corse, il n'existe pas d'organisation très structurée qui couvre l'ensemble du territoire, Dieu merci !, ni dans ce que l'on appelle le terrorisme, ni dans le comportement criminel ordinaire.
Je constate qu'il existe des organisations diverses qui commettent des crimes et des délits, qui sont fort prospères et qui contraignent très largement la vie du citoyen ordinaire. En ce sens, il y a un véritable problème et je pense qu'il faut le traiter globalement.
Bien sûr, il y a toute une série d'interpénétrations. Mais cela étant, il faut garder à l'esprit une considération : en Corse, c'est difficile, c'est vrai, mais, en même temps, c'est tout petit et ce n'est pas grand-chose. On s'étonne aujourd'hui de ne pas y trouver d'affaires fabuleuses dans le domaine fiscal. Evidemment : il n'y a pas matière ! Bien sûr, il y a des gens qui fraudent, mais l'on ne trouvera pas là le détournement fiscal du siècle en milliards de francs, pour la bonne et simple raison que, jusqu'à preuve du contraire, des affaires d'un tel montant, il n'y en a pas.
De même, en matière criminelle, il est vrai qu'il y a beaucoup d'infractions au mètre carré ou au nombre d'habitants, mais l'on n'y trouve pas des statistiques de criminalité similaires à celles d'un grand centre urbain de 10 millions d'habitants, parce que son territoire est quand même très limité. Raison de plus pour mettre en _uvre des moyens, uniformes, ordinaires, mais en agissant sur la durée.
Combien de fois depuis quinze ans a-t-on changé de politique ? Sur la seule période que vous avez retenue, de 1993 à 1999, voulez-vous détailler les orientations complètement différentes qui ont été prises, toujours différentes mais jamais normales ni, au fond, très efficaces ? Car il faut bien reconnaître à ce jour que l'efficacité fait défaut. Certes, les statistiques s'améliorent - avec 2 000 policiers et gendarmes pour une population de 250 000 habitants, le contraire serait étonnant - mais la situation ne s'améliore pas en profondeur et la société corse continue de subir la contrainte des menaces et des phénomènes de violence. C'est là qu'est la vraie difficulté ; nous sommes au c_ur du sujet. Ailleurs, à Paris, par exemple, la violence est un problème pour les gens qui vivent dans un certain milieu, alors qu'en Corse, l'homme le plus honnête du monde vit dans un contexte permanent de contrainte violente.
M. le Président : Le fait d'accompagner le caractère exceptionnel des procédures mises en _uvre en Corse d'une certaine mise en scène ne nuit-il pas aussi à l'approche que l'on peut avoir des problèmes corses ainsi qu'à l'image des Corses, telle que la perçoivent leurs concitoyens ? Je pense en particulier à la reconstitution de l'assassinat du préfet Erignac qui a donné lieu pendant les jours qui l'ont précédée à toute une série d'articles sur le nombre de policiers, sur les moyens mis en _uvre ; cela ne contribue-t-il pas à aggraver encore ce climat ?
M. Paul GIACOBBI : Monsieur le Président, nous sommes en Méditerranée et l'expression théâtrale se manifeste en toute chose. Autant je suis opposé à la médiatisation excessive, autant je comprends que l'action publique, l'action de l'Etat, pour être bien comprise, puisse parfois s'accompagner d'un peu de mise en scène. Ce n'est pas mauvais, les symboles font partie du pouvoir.
Le drame, c'est lorsque l'on produit beaucoup d'effets et que l'on obtient peu de résultats, beaucoup de théâtre et peu d'actions concrètes. Les Corses sont des gens très réalistes en même temps que théâtraux et ils comparent quotidiennement le grand bruit et les réalités. Ils savent, par exemple, je vais mettre les pieds dans le plat une fois de plus, qu'il y a des problèmes dans deux chambres de commerce et au moins une chambre des métiers en Corse, mais ils constatent que l'on arrête pendant un mois le président de la chambre des métiers, qui est chauffeur de taxi et cela ne trouble pas l'ordre de la société. Ils constatent que l'on est infiniment plus prudent à l'égard d'autres personnes, et pourtant les rapports de l'inspection générale des finances sont infiniment plus sévères pour ces cas. C'est ce que les gens pensent, ils ne comprennent pas ces différences de comportement. Il faut donc parfois un peu de théâtre.
Mais il est vrai qu'en Corse, on est loin d'avoir convaincu les gens de l'intérêt des actions menées. En Italie, un feuilleton télévisé dont le héros est un policier anti-mafia connaît un grand succès ; cela prouve qu'il est populaire en Italie de lutter contre la criminalité organisée, mais il n'existe pas encore, en France, un feuilleton dont le héros serait un policier...disons, M. Démétrius Dragacci un peu plus jeune, qui lutterait contre les criminels. On n'a pas convaincu les Corses, du moins pas suffisamment, et peut-être même pas l'ensemble des citoyens français de ce qu'il fallait faire.
M. le Rapporteur : Vous êtes sévère pour l'action de l'Etat en Corse, notamment sur le plan judiciaire. Nous avons le sentiment que depuis quelques mois les choses se sont clarifiées, en particulier que le procureur général a manifesté son indépendance dans bien des cas. Selon vous, certaines affaires seraient encore gérées par l'autorité administrative, préfectorale plus exactement...
M. Paul GIACOBBI : Je crois que ce sont les faits. Je ne suis pas du tout sévère pour l'autorité judiciaire, mais je considère que l'on doit la laisser faire son travail tranquillement et agir comme elle l'entend.
M. le Rapporteur : Ce n'est pas ce qui se passe ?
M. Paul GIACOBBI : C'est loin d'être le cas, ne serait-ce que parce qu'une partie des affaires lui échappe. Comment voulez-vous reconstituer un puzzle quand vous ne disposez que de la moitié des pièces, et que beaucoup d'éléments importants vous manquent ?
M. le Rapporteur : Vous parlez du dépaysement des dossiers ?
M. Paul GIACOBBI : Oui, je ne comprends pas comment on peut arriver à gérer la situation dans ces conditions : un procureur général ou des magistrats sont chargés de mener une politique judiciaire, donc, d'assurer la défense de la société sur un territoire donné, et 80 % de ce qui compte leur échappe ! Bien sûr, ils peuvent agir dans le domaine des infractions au code de la route et plus généralement dans celui des affaires de droit commun comme partout ailleurs ; il n'en demeure pas moins que beaucoup de faits leur échappent et que cela crée des difficultés considérables.
De même, quand on ne sanctionne pas un comportement qui consiste à médiatiser et à mettre en accusation en permanence la justice, elle est nécessairement obligée d'en tenir compte. Il faut une immense force d'âme pour continuer à hiérarchiser les affaires, lorsque des notes blanches sont remises à la presse toutes les semaines, comme cela se passait pour les saisines au titre de l'article 40. Je ne critique pas la justice, bien au contraire. J'estime simplement qu'il reste encore beaucoup trop - c'est malheureusement une tradition nationale, exacerbée sur cette portion du territoire - d'immixtion et de confusion.
M. le Président : Vous considérez que le dépaysement des affaires n'est pas une bonne solution. Votre réflexion va-t-elle jusqu'à souhaiter que les affaires concernant le terrorisme, sous une forme ou une autre, soient également jugées en Corse ? Ne pensez-vous pas que cela poserait quelques problèmes, compte tenu du climat de violence, de pressions, que vous avez vous-même décrit ?
M. Paul GIACOBBI : Je ne comprends pas bien votre allusion, ou alors, il faudrait tout dépayser systématiquement !
M. le Président : Certains dossiers sont très délicats et l'on éprouve des difficultés à juger en France des affaires de terrorisme international par exemple.
M. Paul GIACOBBI : Les mesures, de caractère exceptionnel, qui ont été prises pour organiser la protection d'un certain nombre de magistrats, me paraissent être une excellente chose. Ce sont des mesures d'exception qui se comprennent tout à fait : on assure leur sécurité afin qu'ils puissent, autant que faire se peut, ne pas être contraints par la violence dans leur action quotidienne. Il est évident que pour toutes sortes d'affaires, il ne serait pas bon que des magistrats rentrent seuls le soir chez eux. Gagne-t-on en sécurité en les faisant résider à Paris ? Je n'en sais rien. Je n'en suis pas totalement convaincu. Par ailleurs, je pense que l'on gagne beaucoup à avoir une vision globale des choses.
Enfin, ces procédures exceptionnelles n'ont pas démontré leur efficacité. Si tel était le cas, ce serait très bien, mais il faut être pragmatique : le système mis en place ne fonctionne pas. Vous interrogerez les différents services, je ne sais s'ils iront au fond de leur pensée, mais il est clair que cela ne marche pas entre eux : la coordination est très mauvaise. Ou alors, c'est que l'on raconte des choses qui ne sont pas vraies et que les gens mentent tout le temps.
M. le Rapporteur : Le dispositif antiterroriste n'est pas spécifique à la Corse, c'est un dispositif fixé par la loi et qui s'applique sur l'ensemble du territoire national.
M. Paul GIACOBBI : Tout à fait.
M. le Rapporteur : Son objectif n'est pas seulement de protéger les gens, mais de disposer de moyens centralisés qu'il serait très difficile de mettre en _uvre autrement.
Dans l'affaire de l'assassinat du préfet Erignac, par exemple, en l'absence de ce dispositif, il aurait été difficile de faire le lien entre les attentats de Strasbourg, de Vichy et de Pietrosella parce que, chaque fois, des juridictions différentes auraient été saisies. C'est en tout cas un argument très fréquemment avancé.
M. Paul GIACOBBI : Sûrement, mais est-ce que cela justifie qu'une affaire d'extorsion de fonds menée par deux individus à Bonifacio soit traitée par le juge Bruguière entre le dossier libyen et un autre. Est-ce qu'on réalise que l'on a affaire à des actes d'une nature profondément différente ? Même dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, on n'a pas affaire à la marque d'un terrorisme international extrêmement complexe, qui nécessite une spécialisation, par exemple, la connaissance approfondie des milieux arabes ou islamiques. Quant au lien avec les autres attentats commis à Pietrosella, à Vichy et à Strasbourg, je crois que l'on arrive quand même à le faire assez bien, étant donné qu'il s'agit d'affaires qui restent relativement simples.
M. le Rapporteur : Vous avez également évoqué l'affaire de Spérone, où, semble-t-il, des nationalistes étaient directement mis en cause, mais il semblerait que d'autres affaires, comme celles de l'île de Cavallo ou encore Spérone 2, relèvent davantage de la grande criminalité que du terrorisme. Avez-vous des informations sur la façon dont elles sont traitées ?
M. Paul GIACOBBI : Je n'ai pas d'information là-dessus, mais je voudrais vous faire part d'un souci. Au mois de juillet dernier, le pôle financier a été installé au tribunal de Bastia. J'approuve cette démarche qui consiste à faire assister les magistrats de spécialistes de la fiscalité, des douanes, etc., mais je voudrais que l'on me dise, presque un an après, où en est l'arrivée de ces auxiliaires spécialisés. C'est une question toute simple. Les magistrats sont arrivés mais il fallait un décret pour la mise à disposition des auxiliaires ; je ne sais pas si ce décret a été pris, mais on a l'impression que la mise en place de ce pôle traîne terriblement.
Nous sommes dans une République lente et plutôt que de faire de grands discours sur la volonté de faire aboutir un certain nombre d'affaires politico-judiciairo-mafieuses, on oublie de dire qu'en Corse, compte tenu du nombre réduit d'habitants et d'enjeux économiques faibles, on ne découvrira pas les affaires du siècle. Cela ne nécessite pas un haut degré de technicité même si ces affaires sont suffisamment complexes pour justifier un pôle financier qui fonctionne. Plutôt que de faire des discours sur la volonté de lutter contre une forme de criminalité, mieux vaudrait permettre aux magistrats de disposer, largement et vite, des moyens nécessaires à leur action.
M. Jean-Yves GATEAUD : Monsieur le Président, je voudrais vous poser quelques questions précises. Vous avez déclaré que tout le monde en Corse sait qui a fourni des informations à M. Bernard Bonnet. Cela laisse supposer que vous aussi savez qui lui a parlé.
M. Paul GIACOBBI : J'ai fait une déduction en lisant les notes publiées dans la presse.
M. Jean-Yves GATEAUD : Qui est-ce, selon vous ?
M. Paul GIACOBBI : Je ne vous le dirai pas, à moins que vous ne l'exigiez, car je pense que d'autres sont mieux placés pour le faire. Il m'a semblé, pour ma part, reconnaître quelqu'un et, à mon avis, beaucoup de personnes ont suivi le même raisonnement. Je regrette infiniment que l'on puisse faire cette déduction à partir de documents qui ont été publiés. C'est une erreur profonde.
M. Jean-Yves GATEAUD : Quand vous dites qu'il vous a semblé, c'est moins précis que quand vous affirmez que tout le monde sait !
M. Paul GIACOBBI : Je pense ne pas me tromper, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
M. le Président : Le nom de M. Antoniotti vous dit quelque chose ?
M. Paul GIACOBBI : Oui, bien entendu.
M. Jean-Yves GATEAUD : Lorsque vous avez parlé de Tralonca, vous avez fait état d'une note du directeur des renseignements généraux qui était reprise dans la presse trois jours auparavant. S'agissait-il du directeur central des renseignements généraux ?
M. Paul GIACOBBI : Non, c'était au plan local.
M. Jean-Yves GATEAUD : Que contenait cette note ?
M. Paul GIACOBBI : Elle demandait quelle était la conduite à tenir sachant qu'il allait y avoir, tel jour, à telle heure, une réunion du FLNC dans le maquis aux environs de Corte.
M. Jean-Yves GATEAUD : On nous a indiqué que les renseignements généraux auraient été avertis du rassemblement de Tralonca vers 20 heures alors qu'il s'est déroulé à 3 ou 4 heures du matin...
M. le Rapporteur : ... Et ne savaient pas qu'il aurait lieu à Tralonca.
M. Paul GIACOBBI : Ils plaisantent. D'abord ils ont été avertis avant, bien entendu...
M. Jean-Yves GATEAUD : Je suppose que vous avez gardé copie de cette note.
M. Paul GIACOBBI : Oui, je la retrouverai si vous le souhaitez.
Il faut être sérieux. Bien sûr qu'ils ont été avertis, puisque tous ces gens sont passés devant la gendarmerie, à peu près au même moment. La route pour monter à Tralonca n'est pas tout à fait à côté de la gendarmerie, mais il était difficile de ne pas les repérer : la brigade compte cinquante gendarmes... Ils n'étaient pas présents parce qu'ils étaient tous - comme par hasard - en faction un peu partout dans la nature. Un gendarme et un gendarme auxiliaire avaient eu un problème d'essence ; ils étaient donc en retard et, par hasard, ils ont rencontré des types armés, qu'ils ont laissé passer. De toute façon, ils n'étaient pas en nombre suffisant pour résister et ils avaient reçu des instructions contraires.
M. Jean-Yves GATEAUD : Vous avez aussi porté des appréciations sur l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. Quand vous dites qu'il a fallu attendre une autre affaire et la crainte que les notes de M. Bernard Bonnet soient publiées pour que l'enquête aboutisse et ensuite qu'on a laissé filé l'assassin, quelles sont vos sources d'information ? Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer tout cela ?
M. Paul GIACOBBI : La presse. Le rapport faisant le point sur l'état d'avancement de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac a été publié dans la presse au mois de décembre.
M. le Président : Il semble quand même que, dans ce document, le nom de l'assassin, de celui qui tenait le revolver, n'apparaissait pas.
M. Paul GIACOBBI : Il n'apparaissait pas, puisqu'on ne le connaissait pas à ce moment-là. En tout cas, la police ne savait pas.
M. le Président : On donnait le nom des autres membres du commando, pas celui-là.
M. Paul GIACOBBI : Pas de tous les autres, de certains autres...
M. le Président : D'une bonne partie des autres...
M. Paul GIACOBBI : ... Mais on désignait comme principal responsable quelqu'un qui a été libéré récemment à partir d'une analyse sémantique ; tout reposait là-dessus. C'était en grande partie hors du sujet, c'est le moins que l'on puisse dire.
Le fait que l'on savait que M. Colonna avait probablement joué un rôle majeur a été aussi divulgué ; la meilleure preuve, c'est que des journalistes de la télévision sont venus l'interroger la veille de son départ parce qu'il était considéré comme un complice de l'assassinat d'Erignac. Il a prétendu que non, alors que tout le monde savait qu'il était considéré comme un complice, lui, les journalistes, la police, etc.
M. le Rapporteur : Tout le monde savait, qu'est-ce que cela veut dire ?
M. Paul GIACOBBI : Au moment où se déroule l'interview, les gens savent...
M. le Rapporteur : Je comprends bien, mais il s'agit alors d'une rumeur...
M. Paul GIACOBBI : Au moment de l'interview, la presse sait qu'il est considéré comme un complice. Lui le sait. La France entière le sait, puisque l'interview est diffusée au journal de 20 heures, et le lendemain juste avant qu'on ne l'arrête, il a disparu dans la nature ! Je pense qu'avec 2 000 policiers et gendarmes présents sur l'île, on aurait pu faire le petit effort de s'assurer de sa personne, à tout le moins de le surveiller. Cela me paraît extravagant. Si ce n'est pas extravagant, cela veut dire que l'on a des problèmes de méthode. Je ne suis pas un spécialiste de l'action policière, je constate qu'aujourd'hui, des efforts importants, notamment iconographiques, sont déployés un peu partout pour le retrouver. Dans ma mairie est affichée la photo de M. Colonna, que je n'ai pas l'honneur de connaître. Il aurait sans doute été préférable, s'agissant d'une affaire de cette importance et sachant ce que l'on savait, de s'assurer de sa personne.
Comment voulez-vous que les gens comprennent ? Ils ont vu l'assassin. On leur a dit à la télévision qu'on le soupçonnait et le lendemain, ils apprennent qu'il a disparu sans laisser de traces. Ils s'en étonnent ; cela me paraît une interrogation normale du citoyen de base. Il y a peut-être d'excellentes explications à cela, des explications de procédures ou autres, mais...
M. le Rapporteur : On nous dit qu'un article du Monde aurait mis les journalistes sur la piste et que cela aurait perturbé l'enquête.
M. Paul GIACOBBI : Peut-être, mais en quoi cela empêchait-il de s'assurer de sa personne ? Je ne comprends pas.
M. Jean-Yves GATEAUD : A vous entendre, il semblerait que l'on puisse être informé facilement en Corse sur toutes ces affaires de terrorisme...
M. Paul GIACOBBI : En lisant la presse, oui.
M. Jean-Yves GATEAUD : Or, nous avons l'impression qu'un des principaux problèmes de sécurité en Corse est précisément la difficulté qu'éprouvent les services de l'Etat à " faire du renseignement ", à être informés. Il me semble qu'il y a là une contradiction.
M. Paul GIACOBBI : Je ne comprends pas pourquoi les services de l'Etat ont des difficultés à " faire du renseignement ". Je le dis très franchement.
M. le Rapporteur : Peut-être en raison des pressions dont vous parliez.
M. Paul GIACOBBI : Oui, mais c'est trop facile de dire que les gens ne parlent pas ! Ne tournons pas autour du pot. Nous en avons eu un exemple tout à l'heure : vous avez cité un nom et j'ai cité des faits. Comment voulez-vous qu'après cela, les gens parlent ? Il y a toujours des gens suicidaires, mais ils sont très peu nombreux. Si, depuis vingt ans, l'on avait garanti aux gens qui parlaient la confidentialité de leurs propos, la situation serait probablement différente mais il existe une pratique qui garantit à ceux qui voudraient parler que tout ce qu'ils diront sera porté sur la place publique ! Après cela, on s'étonne que les Corses ne parlent pas et on les accuse de ne pas faire preuve de civisme !
M. Jean-Yves GATEAUD : Quand je parle de la difficulté à " faire du renseignement ", je ne me réfère pas uniquement à la loi du silence que vous avez évoquée vous-même, mais aussi à la question de l'organisation des services, qu'il s'agisse de renseignement à proprement parler ou de recherche d'informations en général.
M. Paul GIACOBBI : Je ne vois pas ce qui permettrait de l'affirmer. Je constate, pour ma part, que les renseignements généraux sont fort bien renseignés, qu'ils savent à peu près tout ce qui se passe, qu'ils en savent souvent beaucoup plus que les hommes politiques eux-mêmes.
La Corse est une île où l'on bavarde beaucoup. Si les gens hésitent à témoigner dans le cadre judiciaire dans la mesure où la confidentialité n'est pas garantie, à l'inverse ils bavardent beaucoup, et l'on dispose facilement d'informations. Peu de choses restent inaperçues dans ce pays où, au surplus, tout le monde se connaît et où la loi du silence, dite omerta selon un mot sicilien que personne n'a jamais employé en Corse, n'est pas véritablement pratiquée.
Outre le problème de la confidentialité du témoignage, qui est un peu différent, je dirai que l'information est surabondante et que l'on raconte même beaucoup de bêtises.
M. Yves FROMION : Vous nous avez indiqué, Monsieur le Président, que vous aviez fait deux notes, l'une en 1995 à l'attention de M. Stefanini et l'autre en juillet 1998. A qui aviez-vous adressé cette dernière ?
M. Paul GIACOBBI : Au cabinet du Premier ministre.
M. Yves FROMION : Au cabinet du Premier ministre aussi. Est-ce à dire que vous avez le sentiment que c'est au cabinet du Premier ministre que se gèrent les affaires de la Corse ?
M. Paul GIACOBBI : J'ai beaucoup de mal à savoir où elles se gèrent. En même temps, je me réjouirais de ne pas le savoir, comme je ne sais pas, par exemple, où sont traitées les affaires du Cantal et du Maine-et-Loire, car je suppose qu'elles le sont dans l'ensemble des ministères et sur place par un préfet. Je voudrais qu'il n'y eût pas de " Monsieur Corse " car cela aboutit toujours à des catastrophes. En cas de doute, on s'adresse, pourquoi pas ?, au cabinet du Premier ministre, ou parce que l'on y connaît quelqu'un et que l'on a l'habitude de s'adresser à lui.
Il n'y a pas actuellement d'organisation administrative spécifique pour traiter les problèmes de la Corse, à l'exception d'un comité interministériel, dont le rôle est positif. J'ai le sentiment cependant qu'il y a un dysfonctionnement car je ne suis pas certain que le ministère de l'Intérieur joue le rôle qu'il devrait normalement jouer à l'égard de la Corse.
M. le Président : Actuellement ?
M. Paul GIACOBBI : Actuellement. Cela s'est peut-être redressé depuis quelque temps. Il faut là aussi...
M. le Président : Situez votre " quelque temps ". C'est important.
M. Paul GIACOBBI : J'ai l'impression que cela a changé à la lumière des événements récents. Pour être clair, les conseillers de Matignon ne jouent plus tout à fait le rôle de coordination qu'ils ont pu avoir mais à une époque, nous avions le sentiment, peut-être à tort, que le ministère de l'Intérieur était un peu hors circuit.
M. Yves FROMION : Et que tout remontait à Matignon ?
M. Paul GIACOBBI : Et que tout remontait à Matignon.
Mais là encore, se pose un problème de concentration de l'information : quand elle remonte à un spécialiste, c'est bien, mais quand elle remonte à quelqu'un qui a un très vaste champ de compétence, on perd beaucoup de sa capacité de réagir.
M. Yves FROMION : Vous avez rappelé les déclarations selon lesquelles il fallait en Corse un retour de l'Etat de droit, appellation que vous contestiez d'ailleurs. Aviez-vous le sentiment que le préfet Bonnet avait reçu des instructions particulières, qu'il rendait compte de façon particulière, qu'il avait des relations particulières avec Matignon. Je ne parle pas du Premier ministre, mais de Matignon.
M. Paul GIACOBBI : A ma connaissance, il avait des contacts fréquents avec les conseillers, M. Alain Christnacht et Mme Clotilde Valter, à Matignon.
Quand j'ai rencontré pour la première fois M. Bernard Bonnet, c'était à la suite d'un entretien avec M. Jean-Pierre Chevènement à son cabinet, la veille ou quelques jours auparavant. Lors de cet entretien, le ministre de l'Intérieur m'avait demandé si j'avais rencontré M. Bernard Bonnet ; je lui avais répondu que non, que j'étais en contact régulier avec le préfet de Haute-Corse. Il m'a dit qu'il était indispensable que je vois M. Bernard Bonnet. Le lendemain matin, M. Bernard Bonnet m'a appelé pour me proposer de le rencontrer. Nous nous sommes d'ailleurs vus place Beauvau à Paris, c'était plus commode pour lui et pour moi.
M. Yves FROMION : Quel regard portez-vous sur les événements les plus récents, cette résurgence de ce que vous appelez les manifestations théâtrales des mouvements nationalistes qui, à nouveau, se regroupent en cagoule dans le maquis, refaisant en quelque sorte du mini-Tralonca.
M. Paul GIACOBBI : Du mini, mini, mini, parce qu'à Tralonca, il y avait peut-être 200 personnes, dont une partie était des femmes et des enfants, mais peu importe, ne traitons pas cela par le mépris, prenons-le plutôt avec tristesse.
Ce que l'on peut noter surtout, c'est que leur discours est d'une extrême confusion. Je n'ai pas encore compris si ces deux groupes manifestent qu'ils veulent relancer la violence ou conclure une trêve. J'entends des propos absolument incohérents où l'on dit qu'il faut l'indépendance immédiate mais en même temps que nous ne sommes pas mûrs pour le moindre renforcement de la décentralisation. Le message est brouillé. Je ne comprends pas très bien où ce petit monde veut en venir. Si quelqu'un est capable de me dire, à l'issue de ces " conférences de presse " et de ces déclarations, ce qu'ils veulent exactement... Moi, je sais ce que je souhaite pour la Corse : une décentralisation très large, une réorganisation administrative, un rôle plus affirmé des autorités locales, je sais très bien ce que je souhaite, mais je ne comprends pas ce qu'ils racontent.
Cela m'inquiète parce que la confusion peut être aussi le signe de désordres et de dérives. Vous n'empêcherez jamais, même lorsque tout sera bien réglé, qu'il y ait des fous. Mais des fous, il y en a partout. Même dans le Cantal, un fou peut un jour tirer sur un préfet. Je me souviens que certains l'avaient fait monter dans une bétaillère et j'ai vu les gens tirer avec de gros blocs de pierre sur la préfecture ; j'étais derrière la vitre. A Montredon, dans le Sud de la France, lors d'une manifestation agricole, des types ont tiré sur des policiers. Il y a eu des morts. La violence s'immisce partout.
Je m'inquiète du désordre complet du discours, qui traduit un immense désarroi et une impasse totale, et qui peut laisser augurer, malgré une tendance à annoncer la trêve, des dérives de groupuscules. De plus, je ne m'y retrouve plus dans la généalogie très complexe de ce monde-là : qui est le fils de qui - au sens spirituel, bien entendu - dans l'arborescence infiniment complexe des mouvements dits terroristes de la Corse ? Si vous vous y retrouvez, tant mieux pour vous, moi, j'ai décroché depuis longtemps !
J'ai réussi à comprendre tant qu'il y avait trois organisations dites terroristes organisées : le Canal habituel, le Canal historique et l'ANC. Trois mouvements politiques leur correspondaient. C'était déjà compliqué, mais j'arrivais encore à saisir. Depuis, j'ai décroché complètement. On me dit qu'il y a la branche Sud, la branche Nord, peut-être Est et Ouest, et que dans le village de Cargèse, c'est spécial. De là à dire qu'il existe une organisation terroriste organisée, mafieuse ou tout ce que vous voudrez, à l'échelle de la Corse, je ne crois vraiment pas que ce soit le cas.
M. Yves FROMION : Vous souscrivez à la notion de " peuple corse " ?
M. Paul GIACOBBI : Pas du tout. Elle est contraire à la Constitution. La reconnaissance juridique du peuple corse signifie l'existence d'une communauté ethnique distincte du peuple français ; elle signifie aussi, en droit international public, que la Corse a une vocation évidente à l'indépendance. Je suis opposé à cette notion. Je suis pour l'autonomie la plus large, c'est un peu différent. Il ne faut pas confondre.
M. le Rapporteur : Les informations parues dans la presse suivant lesquelles vous auriez participé à des négociations ou des tractations avec Corsica Nazione...
M. Paul GIACOBBI : Comment aurais-je participé à cela ?
M. le Rapporteur : Laissez-moi finir... au moment où l'Assemblée de Corse a désigné son exécutif sont-elles fondées ou pas ?
M. Paul GIACOBBI : S'il est des gens avec qui je n'ai pas participé à ce moment-là à la moindre négociation, d'aucune sorte, ce sont précisément ceux-là. D'ailleurs, cette information n'est jamais parue dans la presse. On m'a accusé de tous les crimes et de tous les péchés d'Israël mais...
M. le Rapporteur : Si, si vous êtes cité...
M. Paul GIACOBBI : ... mais pas pour avoir discuté avec les nationalistes. Si tout le monde n'était pas d'accord sur le fait de créer une contre-coalition, tout le monde était clairement d'accord sur le fait qu'il n'était pas possible de discuter avec des gens qui approuvaient la violence ou, en tout cas, qui ne la condamnaient pas.
En revanche, il eût été possible de discuter avec ceux, mais ils n'ont pas été élus, qui réfutaient clairement, nettement la violence. De fait, à ce moment-là, nous n'avons pas eu le moindre contact avec Corsica Nazione. Vous pourrez demander à M. Talamoni si nous l'avons contacté pour essayer de former un exécutif avec lui. Il vous répondra non parce qu'il y avait la question de la renonciation à la violence. Je vous le dis honnêtement. Il faut toujours vérifier ce qui se dit ou s'écrit !
M. Jean-Yves CAULLET : L'application des lois de la République en Corse doit résulter de l'ensemble des services déconcentrés dépendant de tous les ministères. Avez-vous l'impression ou avez-vous constaté que ces différents services, que ce soit la direction départementale de l'agriculture, celles des impôts, des douanes, de l'équipement, etc., sont impliqués comme ils le devraient dans leur mission ? En d'autres termes, l'accent mis essentiellement sur la sécurité, la vision selon laquelle la Corse serait un endroit particulier, ont-ils pu entraîner une démission ou du moins un certain retrait de ces services ?
Deuxième question : le climat de violence que vous avez décrit, qui me semble être le point fondamental des difficultés que connaît la Corse, existe depuis longtemps et produit des effets. Ces effets peuvent toucher notamment deux catégories de la population qui me paraissent extrêmement importantes, les fonctionnaires et les élus. Quel est le degré de mobilisation ou de renoncement, voire d'abandon, bref quelle est la capacité de réaction des fonctionnaires et des élus face à ce climat qu'ils subissent depuis trop longtemps ?
M. Paul GIACOBBI : La presse réduit systématiquement la nécessaire remise en ordre de la Corse au seul domaine de la recherche des crimes et des délits, ce qui est effectivement une vision très réductrice, mais, dans la réalité, l'action d'Etat, ce n'est pas tout blanc ou tout noir. Des efforts considérables sont déployés pour des remises en ordre dans un grand nombre de domaines. Une action de fond est menée en matière fiscale et en matière agricole, avec une pratique assez souple qui permet d'analyser les exploitations pour distinguer celles qui sont viables de celles qui ne le sont pas. Il y a même des remises en ordre dans le domaine de la concurrence et des prix, insuffisamment à mon gré, notamment sur certains matériaux. Des mesures sont prises, un suivi est assuré, l'action de l'Etat se réveille grandement.
Est-ce suffisant ? Non, car on n'a pas clairement fixé les domaines dans lesquels il faudrait une action de fond sur plusieurs années pour remettre les choses en ordre. Je citerai au moins deux exemples : le foncier et le sanitaire.
En matière foncière, règne un grand désordre, dû à l'indivision et aussi au retard accumulé dans d'établissement du cadastre. Personnellement, je pense que la Corse devrait franchir un saut sémantique et culturel et adopter le système du Livre foncier alsacien ; tant qu'à réformer notre système, il serait bon d'adopter le meilleur, mais c'est un autre sujet. Il faut une action de fond pour remettre à jour les cadastres en Corse, les bases fiscales et lutter contre l'indivision. Ce travail devrait mobiliser toutes les énergies de l'Etat. J'avais proposé à M. Bernard Bonnet d'inscrire cette action dans le futur contrat de plan comme un objectif sur trois ou cinq ans, afin d'assurer la remise en ordre nécessaire dans ce domaine. En effet, une grande partie des conflits entre les individus en Corse sont dus à des insécurités juridiques de cette nature.
De même, la crise des collectivités locales en Corse, notamment le déséquilibre de nombreux budgets communaux est bien entendu liée avant tout à une mauvaise gestion, mais aussi au fait qu'il n'y a pas de mise à jour des bases d'imposition. Une ville comme Corte d'environ 6 000 habitants, compte 800 contribuables, soit à peine le double de foyers fiscaux que dans le village de Venaco qui compte 600 habitants ; cela veut dire que beaucoup de gens ne paient pas d'impôts.
L'autre volet pour lequel l'action de l'Etat devrait s'inscrire dans la durée - il ne s'agit pas de mettre en place un bon chef de service qui fera du bon boulot, mais plutôt de mettre en _uvre des moyens exceptionnels pendant quelques années pour revenir à un excellent niveau - c'est en matière sanitaire. Ainsi, il n'existe pas d'abattoir qui fonctionne bien en Corse. De même, il faut faire des efforts considérables pour l'eau et l'assainissement, services de base à la population ; du reste, cette action sera prise en compte dans le prochain contrat de plan.
Si l'on arrivait à résoudre le problème du foncier, ce serait une remise en ordre absolument extraordinaire. Là aussi, il s'agit de l'Etat de droit, de l'application des lois et il est peut-être aussi important pour l'évolution de la Corse à long terme de traiter ces dossiers fondamentaux que d'arriver à élucider les crimes et les délits. Il faut bien sûr s'atteler à cette tâche, mais il faut également en couper les sources car la criminalité naît aussi d'un certain état d'insécurité juridique.
Quant à la mobilisation des élus et des fonctionnaires, ou des acteurs économiques que vous n'avez pas cités et qui vivent aussi dans un bain de violence ou sont menacés, du moins des fonctionnaires qui ont des responsabilités - pendant un temps, les enseignants ont beaucoup souffert -très franchement, je sens peu de désespoir en Corse. Malgré tout, nombreux sont ceux qui se mobilisent et lorsque l'on fait appel, y compris à des acteurs privés, pour travailler en Corse, les gens viennent sur la base du volontariat.
Pour vous donner un exemple, j'ai mis en place en Haute-Corse, au nom du département, un comité de développement où l'on fait un peu d'ingénierie publique pour monter des dossiers. Il est géré par un conseil d'administration au sein duquel le conseil général n'a qu'une représentation très minoritaire. Nous avons fait appel à des particuliers, des gens qui marquent la société civile par leur action économique, sociale, etc. Ils ont été volontaires. Beaucoup sont venus sans être payés, sans bénéficier d'aucun avantage, sans détenir de pouvoir particulier à part sur l'organisme lui-même.
Je note également l'enthousiasme de beaucoup de fonctionnaires nouvellement arrivés, il est incontestable. Voyez les magistrats. Au-delà des difficultés qu'ils rencontrent, on sent une volonté et une détermination claires à travailler.
Quant aux élus, on juge toujours difficilement sa corporation, je note cependant qu'un certain nombre sont prêts à avancer et travailler. Je rencontre de nombreux maires qui font un boulot formidable, qui essaient de s'en sortir, de réorganiser les choses. Au sein du conseil général, il y a une majorité et une opposition, les élus votent tous le budget ou presque et nous fonctionnons avec des gens qui s'impliquent, qui travaillent. On ne peut pas dire qu'il y ait un climat de désespoir, bien au contraire. Si des directions claires sont données, les gens sont prêts à se mobiliser. Il ne faut pas être pessimiste.
Audition de M. Marc MARCANGELI,
Président du conseil général de la Corse-du-Sud
(extrait du procès-verbal de la séance du 1er juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Marc Marcangeli est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Marc Marcangeli prête serment.
M. le Président : La commission vient de procéder à l'audition de M. Paul Giacobbi ; elle a en effet souhaité entendre les présidents de chaque conseil général de Corse afin de recueillir leur point de vue sur l'organisation et le fonctionnement des forces de sécurité en Corse depuis le début de la dixième législature, c'est-à-dire depuis 1993.
Monsieur le président, vous êtes également maire d'Ajaccio depuis 1994 et nous souhaitons connaître votre sentiment sur l'évolution que vous avez peut-être constatée, en soulignant, si tel est le cas, les changements qui sont intervenus à tel ou tel moment.
M. Marc MARCANGELI : Mon propos liminaire sera d'autant plus bref que je me suis permis de préparer une petite note à votre intention, que je laisserai à votre disposition, pour simplifier notre travail.
La mission de la commission est définie dans la résolution votée par l'Assemblée nationale le 19 mai dernier. Je note simplement que cette définition se limite à l'examen des obligations de moyens, peut-être davantage qu'aux obligations de résultats.
Sur la longue période sur laquelle vous souhaitez que nous nous entretenions, je voudrais vous signaler qu'un an après ma première élection de maire, donc en 1995, une mission d'inspection du ministère de l'Intérieur s'est déroulée. J'ai reçu pendant plus de deux heures un membre de cette inspection et notre entretien portait sur les problèmes de sécurité ; après m'avoir auditionné, il m'a indiqué qu'il aurait pu faire l'économie de cette visite puisque mes propos étaient quasiment identiques à ceux du maire de Bastia, M. Émile Zuccarelli à l'époque. Nous partagions pour l'essentiel les mêmes idées.
Il s'agit de quelques idées simples.
Je pense notamment qu'en matière de sécurité publique, ce dont nous avions et nous avons encore besoin en Corse, c'est de normalité et de régularité. Parler de rigueur serait un peu trop brutal. Si l'on avait respecté ces conditions sur la durée, le devoir de l'Etat, qui est d'assurer la sécurité des personnes et des biens, aurait été mieux rempli en Corse. On a pu constater des dysfonctionnements, dont certains sont connus mais non résolus. Permettez-moi à cet égard de me référer au rapport de la commission d'enquête parlementaire présidée par M. Jean Glavany, intitulé La Corse, l'indispensable sursaut, qui, pages 393 à 400, est explicite quant au décalage existant entre les moyens mis en _uvre et les résultats obtenus. Ce rapport indiquait qu'avec un peu plus de 2 500 policiers et gendarmes sur l'île, le ratio par habitant des forces de sécurité était considérable : quasiment un pour cent habitants, soit le double de la moyenne nationale.
Je pourrais aussi vous parler des préoccupations des élus. Elles sont identiques à celles des élus de l'hexagone. Les collectivités territoriales s'impliquent dans la lutte contre la petite délinquance et dans la prévention, qu'il s'agisse du conseil général ou de la commune d'Ajaccio, que j'ai l'honneur de représenter ; celle-ci a conclu depuis un an un contrat local de sécurité qui produit des effets positifs, puisque nous avons recruté, en accord avec les services de police, les emplois-jeunes qui relèvent de la commune dans les quartiers où ils devaient opérer. Ces dispositifs prouvent que la prévention mobilise les élus davantage que la répression.
Voilà très brièvement ce que je souhaitais vous dire en introduction, et je suis prêt à répondre à vos questions.
M. le Président : Vous avez évoqué le besoin de normalité, de régularité dans l'action, seul moyen selon vous de donner des résultats à terme et de faire en sorte que s'appliquent tout simplement les lois de la République dans les départements corses.
Y a-t-il eu, au cours de ces dernières années, des modifications de politique concernant la Corse liées aux différents gouvernements qui se sont succédés ? Pouvez-vous les retracer en cernant, par grandes périodes, celles où existaient éventuellement quelques compromissions avec les mouvements nationalistes, celles, au contraire, où l'on refusait la discussion, celles où l'on ouvrait aux nationalistes la possibilité sur le plan statutaire de siéger dans telle ou telle institution ? Avez-vous constaté des modifications qui ont pu nuire à un règlement des problèmes que nous connaissons tous ?
M. Marc MARCANGELI : Monsieur le Président, pour analyser cette période, il faut revenir au point de départ. Je suis rentré en Corse en 1973, après avoir fait mes études à Paris et y avoir travaillé quelque temps. J'ai perçu dans ma génération de profonds changements et un besoin très marqué de ce que l'on appelait alors le " régionalisme ".
A cette époque, nos dirigeants politiques ont, me semble-t-il, manqué de lucidité. Ils n'ont apparemment pas compris - je peux me tromper, je ne prétends pas détenir la vérité - que, dans les années 1960-1962, la Corse avait découvert quelque chose d'assez extraordinaire, le capitalisme : le capitalisme touristique, avec la construction de grands ensembles hôteliers ; le capitalisme agricole, avec l'arrivée de nos amis pieds-noirs dans la plaine orientale et un déploiement de moyens que les agriculteurs corses ne connaissaient pas et parfois ne soupçonnaient même pas ; le capitalisme commercial, avec l'apparition des grandes surfaces - l'ouverture de la première grande surface d'Ajaccio, le Monoprix, date de 1957-1958. Cela a été mal perçu par nos dirigeants.
Par la suite, quels que soient les gouvernements - vous l'avez dit, monsieur le Président, et j'adhère tout à fait à vos propos - la Corse n'a pas bien compris, parce qu'il n'y avait pas de lisibilité dans l'action des différents gouvernements, les changements de cap divers, parfois très brutaux et les raisons pour lesquelles il y a eu des négociations
- même s'il n'existe pas de guerre qui ne se termine par des négociations et qu'à certains moments, il faut le rappeler, nous étions presque en état de guerre.
Je voudrais vous conter une anecdote qui remonte au mois de janvier 1980 et à l'occupation par des nationalistes armés jusqu'aux dents de l'hôtel Fesch. A 14 heures, la veille de leur reddition, nous nous sommes rendus devant l'hôtel - le sénateur-maire d'Ajaccio, qui n'est plus des nôtres, son fils, mon père et moi-même - pour discuter avec les nationalistes qui étaient là, très lourdement armés, très énervés, très fatigués ; nous leur avons demandé de laisser partir les quelques personnes qu'ils avaient pris en otage et proposé de prendre leur place. La réponse fut négative, mais c'est surtout leur motivation qui me paraît significative : ils ne voulaient pas laisser partir ces personnes et nous garder à leur place parce que nous étions Corses comme eux et que sans la protection que constituaient ces continentaux, le gouvernement, par le ministre de l'Intérieur, à l'époque M. Christian Bonnet, allait faire donner l'assaut.
On peut considérer que nous étions déjà entrés, ce jour-là, dans la voie d'un dialogue. Dialogue, bien sûr, mais pas au point que l'Etat en perde son autorité. Le Corse est très épris de justice, de la grandeur et du pouvoir de l'Etat, et je ne suis pas loin de penser que tous ces mouvements et toutes ces manifestations, parfois très violentes, ont été le fruit d'une sorte de déception que les Corses ont ressentie face à une baisse de l'autorité de l'Etat.
M. le Président : Comment appréciez-vous l'action du préfet Bonnet ? Vous avez certainement eu des contacts avec lui.
M. Marc MARCANGELI : J'en ai eu quelques-uns.
De 1993 à 1998, jusqu'au drame de l'assassinat du préfet Erignac, l'évolution a été, comme vous le savez, sinusoïdale. Puis, M. Bonnet est arrivé.
Je l'ai rencontré à plusieurs reprises et lui ai dit un jour que sa méthode, que je ne me permettais pas de juger, avait au moins le mérite d'exister. Sur le fond, beaucoup de gens approuvaient son action qui était, en fait, ce que l'on a appelé le rétablissement de l'Etat de droit. S'il faut rétablir l'Etat de droit, c'est qu'il a disparu. La question est alors de savoir pourquoi il a disparu et, pour y répondre, vous me permettrez de dire, monsieur le Président, que nous sommes tous coupables. Je ne pense pas que certains soient plus responsables que d'autres de cette situation.
La Corse s'est endormie dans une espèce de laisser-aller, de semi-torpeur, qui convenait peut-être à tout le monde et dont les élus, les fonctionnaires territoriaux, les fonctionnaires d'Etat, s'accommodaient tous ; il ne s'agissait pas, j'y insiste, de passe-droits, mais de laisser-aller. Quand un problème surgissait, on " laissait courir ", on s'arrangeait. Si la délimitation d'un terrain posait un problème d'urbanisme et si une distance de trois mètres était prescrite, on considérait que deux mètres cinquante, ça irait aussi.
Tout à coup, on s'est aperçu qu'il fallait que cela change et qu'il fallait faire beaucoup de choses.
On a beaucoup parlé, monsieur le Président, de l'omerta mais je me permets de vous raconter quelques histoires vraies, que je connais bien puisqu'elles me concernent.
Le vendredi précédant le premier tour des élections présidentielles de 1995, j'ai été victime à mon domicile d'un attentat au plastic, attentat important puisque, aux dires des experts, il y avait 600 000 francs de dégâts. Je dormais à l'étage et j'aurais pu... Bref, j'ai été entendu par le magistrat instructeur vingt et un mois après ! J'avais été entendu la nuit même par un agent de la police judiciaire, puis cinq jours après, ne voyant plus rien se passer, je me suis permis d'appeler le préfet de police, M. Lacave, et de lui demander audience pour lui exprimer mon étonnement. Il m'a dit que cela ne relevait plus de sa compétence mais du magistrat instructeur qu'il convenait de contacter. Je suis donc allé voir le procureur l'après-midi même, qui m'a dit exactement l'inverse, que mon problème relevait des services de police.
Comme je n'avais pas envie de jouer plus longtemps la balle de tennis - j'étais à l'époque des faits, parlementaire et maire d'Ajaccio -, j'ai dit que j'allais saisir les ministres compétents dès le lendemain. La machine s'est alors mise en route, j'ai déposé plainte, je me suis constitué partie civile et j'ai donné quelques pistes ; je n'ai pas dit que c'était M. Franzoni ou M. Forni, mais j'ai suggéré de regarder dans telle ou telle direction. Peut-être y avait-il là quelque piste intéressante ?
Quelques semaines plus tard, avant les municipales de juin 1995, j'ai reçu une lettre anonyme à la mairie, écrite sur papier à en-tête du parti bonapartiste dont je suis issu, une lettre de menace concernant une association qu'aurait créée mon prédécesseur, le sénateur-maire Charles Ornano, accompagnée des statuts déposés en préfecture, dont la signature était manifestement fausse. J'ai appelé le SRPJ dont la directrice était alors Mme Ballestrazzi. Elle m'a déclaré  que c'était des menaces sous condition et demandé si je portais plainte. J'ai répondu que oui et me suis constitué partie civile. J'ai déposé plainte et donné quelques pistes également. Pour cette deuxième affaire, j'ai reçu six ou sept mois plus tard un courrier m'indiquant que la police n'avait rien trouvé et que l'affaire était classée.
Pour le plasticage, l'affaire est toujours en cours. Je devais être entendu par M. le juge Cambérou le 28 avril, mais il m'a fait savoir la veille qu'étant pris par l'actualité, il ne pouvait me recevoir et que le rendez-vous était reporté.
Troisième anecdote personnelle, il s'agit cette fois d'un vol d'armes de la police municipale à la mairie d'Ajaccio au mois d'août 1998. Les voleurs sont entrés dans la mairie sans effraction par une porte arrière fermant à clé et ont ouvert en la fracturant la porte menant au bureau dans lequel se trouve la clé qui permet d'accéder aux chambres fortes où sont entreposées les armes des policiers municipaux. Il existait une vingtaine de clés de l'entrée extérieure de la mairie. Chaque personne qui en possédait une avait signé un reçu indiquant qu'elle en était dépositaire ; si elle la remettait à une autre personne, l'opération exigeait la signature de l'une et de l'autre afin de savoir qui détenait la clé. Je crois savoir que sur la vingtaine de personnes qui disposaient de la clé de la porte arrière de la mairie, seules cinq ou six avaient été entendues par les services de police judiciaire. Je les ai contactés il y a quelques jours pour leur faire part de mon étonnement.
Pour en revenir à votre question sur l'action de M. Bonnet, à mon avis, c'est par la forme qu'elle a péché. M. Bonnet était un homme dynamique et volontaire, mais que l'on ne comprenait pas toujours très bien - je le lui ai dit, je me permets donc de le répéter hors sa présence. Il ne s'est pas assez appuyé sur les structures locales et sur les élus, qui n'étaient là que pour l'aider. Peut-être avait-il gardé au fond de lui, et c'est humain, certains a priori de l'époque où il était préfet adjoint pour la sécurité en Corse et a-t-il été en conflit avec tel ou tel élu, mais cela n'aurait pas dû, à mon sens, revenir sur le devant de la scène.
Comment concevait-il son rôle ? Je lui ai posé la question devant M. Jean Glavany lorsque des membres de la commission d'enquête qu'il présidait s'étaient rendus en Corse : pourquoi tant de saisines au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, alors que beaucoup d'actions relevaient, à l'évidence, des tribunaux administratifs, de la chambre régionale des comptes ou des juridictions sociales, qui ont toujours la possibilité, s'ils trouvent quelque anomalie ou malversation, de porter l'affaire au pénal. M. Bonnet m'a répondu que les délais de forclusion étant dépassés, la seule possibilité qui lui restait était d'utiliser l'article 40 du code de procédure pénale.
Ce qui était positif dans son action était le rétablissement de l'Etat de droit ; ce qui a gêné, c'est la forme et surtout l'amalgame fait entre des personnes dont les actes relevaient manifestement des tribunaux administratifs, d'autres qui n'avaient rien à voir avec tout cela, notamment des élus, et d'autres encore qui auraient dû relever purement et simplement de la justice pénale. Je l'ai fait remarquer le 25 mai 1998 à M. le ministre de l'Intérieur qui m'avait fait l'honneur de me demander mon avis ; je lui ai dit comme je vous le répète aujourd'hui qu'il y avait trois catégories de citoyens, élus ou non élus : ceux qui n'ont rien à voir, qu'on le sache ; ceux qui relèvent des tribunaux administratifs ; et ceux qui, relevant du pénal, doivent être traduits devant les tribunaux. Cette typologie est peut-être un peu simpliste, mais elle a le mérité de la clarté, me semble-t-il.
M. le Président : Nous avons bien compris que les relations entre le préfet Bonnet et les élus étaient empreintes d'une certaine méfiance. N'était-elle pas motivée par le fait qu'en Corse, la tradition politique - en tout cas, ce que l'on en dit - est teintée de clientélisme, de sphères d'influence, de prises de positions qui, comme vous l'avez rappelé, sont parfois aux marges de la légalité telle qu'on peut la concevoir dans un Etat républicain ?
J'en prends trois exemples. Nous sommes sur un territoire de 250 000 habitants. Vous êtes maire d'Ajaccio, votre père faisait de la politique avant vous. Nous avons entendu M. Paul Giacobbi, son père faisait de la politique avant lui. Nous allons entendre M. Émile Zuccarelli, son père faisait de la politique avant lui. Je ne parlerai pas de tous ceux qui, encore récemment, à quatre-vingts et quelques années, exerçaient des responsabilités électives et ont transmis ce flambeau à leur famille ou à leur fils. Entendons-nous bien : cette pratique n'est pas interdite, si le suffrage universel en décide ainsi ; mais n'est-ce pas une situation un peu particulière à la Corse ? On en a aussi des exemples sur le territoire continental, mais une telle concentration donne l'impression que la politique devient une forme de propriété qui se transmet, d'une certaine manière, par héritage.
M. Marc MARCANGELI : Cette situation n'est pas spécifique à la Corse...
M. le Président : Je suis élu dans un département de 135 000 habitants, il n'y existe pas une telle concentration de la vie politique...
M. Roger FRANZONI : Mais nous, nous avons une tradition historique qui est différente, car nous avions des clans.
M. le Président : C'est bien cela...
M. Roger FRANZONI : A l'époque, les chefs de clan protégeaient la population contre le pouvoir central.
M. le Président : Je me doutais que j'allais déclencher la réaction de M. Franzoni.
Dans ma bouche, ce n'est pas une critique, c'est une question ! Il faut quand même analyser la vie politique avec une certaine prudence parce que ces traditions, précisément, ne sont pas forcément comprises et acceptées par tous.
M. Marc MARCANGELI : Je ne voudrais pas évoquer longtemps la mémoire de mon père mais vous faire remarquer qu'il n'a jamais brigué aucun mandat électif. Il était président du parti bonapartiste pendant très longtemps et se faisait un devoir de diriger son mouvement sans exercer d'autre mandat.
M. le Président : C'est suffisant, excusez-moi, monsieur le Président, pour faire de la politique.
M. Marc MARCANGELI : Tout à fait.
M. le Président : C'est tout à son honneur !
M. Roger FRANZONI : A Ajaccio, c'était le plus puissant. Bonaparte, enfin !
M. le Président : On peut ne pas avoir de mandat électif et détenir le véritable pouvoir !
M. Marc MARCANGELI : Pour en revenir à votre question sur la méfiance d'un préfet vis-à-vis des hommes politiques en Corse et le problème du clientélisme, permettez-moi de parler de ce que je connais bien : qui dit clientélisme et problèmes politiques en Corse pense inévitablement aux fraudes concernant les listes électorales. L'année dernière, j'avais remis à M. le ministre de l'Intérieur et, avec son autorisation, à M. Bonnet, un dossier sur la façon dont nous réglions depuis dix ans le problème des listes électorales à Ajaccio : nous radions régulièrement les personnes qui depuis sept à huit scrutins n'ont pas voté, après avoir publié des annonces dans la presse.
Depuis que je suis maire, nous avons radié environ 6 000 personnes de ces listes. Du reste, si l'on examine la dernière liste électorale, on constate qu'elle comptait plus de radiés que d'inscrits. J'ai donc constitué ce dossier et M. Bonnet, après l'avoir lu, m'a dit qu'il fallait le faire savoir par la voie de la presse. Mais, à la même époque, le Conseil constitutionnel a annulé les élections à l'assemblée territoriale en raison de dysfonctionnements constatés tant dans la tenue des listes électorales que le jour du scrutin. Monsieur le Président, sur les 28 000 inscrits d'Ajaccio et les 20 000 votants, il n'y a pas eu un suffrage qui ait été contesté par les nationalistes. Pas un ! Il en est allé de même pour les élections de mars 1999.
Deuxième exemple, toujours sur Ajaccio, pardonnez-moi de parler de ce que je connais bien, sur les 1 351 employés municipaux, plus du tiers ne votent pas dans la commune : aucun employé ne peut dire que mon prédécesseur, qui en faisait un point d'honneur, ou moi-même lui ayons demandé à quelque moment que ce soit de s'inscrire par un moyen détourné sur les listes électorales d'Ajaccio et encore moins de voter pour nous.
Je comprends cependant que puisse exister une méfiance de la part des préfets, mais je pense très sincèrement que le clientélisme appartient à l'histoire ancienne. Nous n'en sommes plus à l'heure du clientélisme, si tant est que certains l'aient pratiqué à une époque. J'ai failli perdre mon mandat, monsieur le Président - vous disiez tout à l'heure que j'ai été élu maire en 1994, c'était quatorze mois avant le renouvellement du conseil municipal - parce que j'ai procédé à un certain nombre de tours d'écrou à la mairie d'Ajaccio et redressé certains dysfonctionnements des services ; d'aucuns ont même pensé que mon plasticage n'était pas totalement étranger à cette attitude. Il est vrai que j'ai réalisé un très mauvais score au premier tour mais un excellent au second tour parce que les électeurs ont réagi, tout simplement parce que ceux qui vous veulent du mal sont plus rapides que ceux qui réfléchissent.
Je considère donc le clientélisme comme une affaire surannée, qui fait partie du mauvais folklore de la Corse et qui, fort heureusement, est oublié.
Tout à l'heure, quand je vous disais : " Tous coupables ", je pensais aussi aux élus. Bien sûr qu'il y a des élus coupables !
M. Roger FRANZONI : Coupables, mais pas responsables.
M. Marc MARCANGELI : Pourquoi ? Parce que, par exemple, lorsqu'un citoyen lambda bénéficie tout à fait normalement d'une aide sociale à laquelle il a droit, après la réunion de la commission d'attribution, il y en a qui ne peuvent s'empêcher de lui envoyer un petit mot, disant : " J'ai le plaisir de vous faire savoir qu'à telle commission, vous avez obtenu ceci ". C'est un peu tendancieux, c'est à la limite. Mais cette pratique n'a plus cours, en tout cas, plus à ma connaissance.
M. le Rapporteur : Vous êtes à la fois maire d'Ajaccio et président du conseil général de la Corse-du-Sud ; comment appréciez-vous l'action de la police et de la gendarmerie en Corse ? Quelles sont leurs forces et faiblesses ? L'un de ces services vous paraît-il mieux adapté à certaines missions ?
M. Marc MARCANGELI : Avant de répondre sur la police et la gendarmerie, je voudrais dire que les dispositifs d'exception présentent des risques et qu'ils ont montré leurs limites dans les affaires qui me valent le plaisir de vous rencontrer aujourd'hui.
Quant à la police en milieu urbain, je vous disais tout à l'heure qu'à l'occasion d'une inspection du ministère de l'Intérieur, dont vous pourrez peut-être obtenir communication, mon collègue de Bastia, M. Émile Zuccarelli à l'époque, et moi-même, nous plaignions d'une absence des policiers dans la vie de tous les jours donc dans l'action préventive, compte tenu des effectifs nombreux des forces de l'ordre dans nos deux départements.
Souvent l'on nous fait remarquer que dans les domaines simples de la vie quotidienne, les services de police ne sont pas assez présents. Je pense, par exemple, à la lutte contre le bruit, à la circulation dans les villes. On parle beaucoup d'Etat de droit, mais pour ne pas rester une formule incantatoire et menaçante, l'Etat de droit doit s'installer dans la vie quotidienne ; cela peut commencer tout simplement par la circulation dans les rues d'Ajaccio et de Bastia ; cela peut continuer par le respect du port de la ceinture de sécurité. A cet égard, je pense au travail de la gendarmerie en milieu rural, qui est particulièrement difficile en Corse, mais très efficace.
Pourquoi y a-t-il une telle discordance entre les moyens et les résultats ? On peut en effet se poser la question avec des effectifs aussi nombreux ! Mais comprenez bien la difficulté des services de police urbaine et de gendarmerie, ne serait-ce qu'en matière de circulation routière : quand ils contrôlent quelqu'un qui ne porte pas la ceinture de sécurité, ils s'entendent répondre qu'avec tous les meurtres non élucidés, il ferait beau voir que l'on sanctionne les automobilistes tout d'un coup pour une telle infraction ! C'est que, justement, il ne fallait pas le décider tout d'un coup. C'est pourquoi je redis que l'action des services de sécurité et plus généralement de l'Etat doit être régulière et s'inscrire dans la durée. Aujourd'hui nul ne pense, du moins pas moi, qu'il faut arrêter le processus de régularisation, mais il faut aussi prendre conscience que cela demandera du temps, beaucoup de temps.
Il ne faut pas oublier par ailleurs que nous connaissons une situation économique catastrophique. Vous parliez tout à l'heure, monsieur le Président, de simple légalité républicaine mais, parallèlement, il faudra favoriser le développement économique de l'île. Essayons de mener concomitamment ces deux combats en rétablissant déjà l'Etat de droit. Cela nous permettra de séparer les mécontents des fous. Les dernières conférences de presse nocturnes, cela figure dans la petite note que je vous laisserai, mettent l'accent sur cette problématique.
M. le Président : Je me permets une remarque sur les difficultés économiques : la Corse est une île, donc vouée dans une certaine mesure au tourisme. Il est clair qu'à force d'entendre parler d'attentats et de bombes, les touristes se posent la question de savoir si la Corse est l'endroit de villégiature idéal et sont parfois enclins à choisir une autre destination par crainte, même si celle-ci est sans doute exagérée. J'imagine que chaque phase un peu marquée de reprise des attentats doit correspondre à une chute de l'activité touristique créant des difficultés économiques.
M. Marc MARCANGELI : C'est la réalité, bien sûr.
Cependant nous constatons depuis deux ans une très forte reprise de l'activité touristique. Il se trouve que je me rends cet après-midi au ministère de l'Intérieur pour parler du casino d'Ajaccio. Je dispose donc d'éléments très à jour sur la fréquentation touristique : en avant-saison, d'avril à juin, le taux de remplissage des hôtels, je parle de la ville d'Ajaccio et du bassin du grand Ajaccio avec la rive sud, a atteint 80 %. Cela faisait plus de dix ans que cela ne n'était pas arrivé.
Il est vrai que lorsque des mouvements divers et violents se manifestent, les hôteliers enregistrent immédiatement des annulations de réservations. Mais nous sommes entrés dans un système où la violence est devenue, hélas, le lot quotidien dans de nombreuses communes de notre pays. En Corse, c'est différent car il s'agit d'une violence ciblée ; les gens en ont moins peur et ceux qui viennent sur l'île se rendent compte, finalement, que c'est un problème très particulier.
J'ai oublié de vous dire tout à l'heure, lorsque je faisais allusion au développement du capitalisme dans l'île - parce que nous serons inévitablement amenés à parler des problèmes " mafieux " - qu'un certain nombre de truands ont eu l'extrême habileté d'envelopper leurs mauvaises actions du drapeau blanc à tête de maure. J'avais d'ailleurs fait part de cette remarque au préfet Bonnet qui déclarait partager mon point de vue.
Je tire cela d'une réflexion que m'avait faite en 1968 un détenu. J'étais à l'époque médecin des prisons à la Santé et à Fresnes. C'était un Corse - je ne vous surprendrai pas, monsieur le Président - et il m'a dit : " Vous savez, docteur, quand il y a des problèmes politiques ou autres - nous étions en mai 1968, mais il faisait référence à mai 1958 - nous, nous arrivons tout de suite parce que nous savons que nous allons pouvoir en tirer parti et nous livrer à quelques malhonnêtetés qui vont nous rapporter de l'argent ".
En Corse, il y a des gens qui ont eu cette malhonnêteté, ce qui fait que la limite entre l'action politique et la délinquance de droit commun était difficile à définir. Une de mes grandes satisfactions - je le répétais à chaque préfet de police qui arrivait - est de voir qu'enfin l'Etat s'attaque à la délinquance financière. Je pense que cette action donnera des résultats non négligeables. J'espère que nous aurons l'occasion d'en reparler.
Cette question est très importante, car comment voulez-vous qu'un médecin de quartier, un commerçant ou un vendeur sur le marché d'Ajaccio, qui est soumis à un contrôle fiscal tout à fait normal, réagisse, lui qui connaît des difficultés quotidiennes, quand il voit des gens qui roulent dans des véhicules d'une valeur de 400 000 francs alors qu'on ne connaît pas la provenance des fonds qui ont servi à les acheter, même si l'on s'en doute ?
De ce point de vue également, il y avait un déséquilibre important. Il est donc bon que cela change, mais, là encore cela ne peut se faire que dans la durée. Le grand malheur est qu'il a fallu pour provoquer cette réaction l'assassinat d'un préfet, l'un des meilleurs que nous ayons eu. Tout le monde le disait avant sa mort, ce n'est pas parce que M. Erignac a été assassiné que les appréciations sont flatteuses car c'était un grand amoureux de la Corse et un grand commis de l'Etat.
M. le Rapporteur : Vous estimez donc que l'action de l'Etat a été positive dans ce domaine depuis quelques mois, notamment la mise en place du pôle financier au tribunal de Bastia ?
M. Marc MARCANGELI : Très positive, à mon avis. Cela faisait longtemps que je souhaitais une action plus vigoureuse contre la délinquance financière.
M. le Rapporteur : Vous-même, à la mairie d'Ajaccio ou au conseil général, avez-vous été confronté à des phénomènes mafieux ? Comment la police a-t-elle réagi ?
M. Marc MARCANGELI : Le seul problème que j'ai connu, et j'en reviens au plasticage de mon domicile, était celui de la construction d'une usine de traitement des déchets ; les appels d'offres ont été lancés il y a trois ans, mais pour des raisons sur lesquelles il est inutile que je vous fournisse des explications, ce projet n'a pas pu voir le jour. Cependant au moment où cette opération a été prévue, des bruits circulaient à Ajaccio concernant telle ou telle société, mondialement connue, qui devait obtenir le marché.
Un jour, un représentant de cette société, dont on disait avec beaucoup d'insistance qu'elle remporterait vraisemblablement le marché, est venu me voir, pour me demander si elle pouvait présenter un dossier de candidature à l'appel d'offres. J'étais très surpris qu'il me pose pareille question, car la société qu'il représentait était mondialement connue et remplissait à l'évidence les conditions pour être candidate. Je lui ai donc répondu que je ne voyais pas pour quelle raison il venait me poser cette question, ou plutôt, lui ai-je dit, " je le vois très bien parce qu'au moment de l'examen des différentes candidatures, vous aurez un handicap très lourd ". En effet, le représentant de cette société à Marseille, qui est Ajaccien, avait déjà retenu des locaux, ceux d'un ancien magasin qui appartenait à sa s_ur, en faisant savoir que c'est à cet endroit que la société allait s'installer, et l'on rencontrait en ville des gens qui disaient rechercher un emploi pour deux ou trois mois parce qu'ensuite, ils iraient travailler à l'usine de traitement des déchets. On entendait dire aussi que ce monsieur, représentant officiel de ladite société, allait recevoir des honoraires s'élevant à 1,2 million de francs. Alors je lui ai dit : " Vous imaginez bien que tous ces bruits qui circulent en ville vont s'accompagner inévitablement d'autres bruits et que les gens vont se demander : "si ce monsieur a touché 1,2 million de francs pour ses services, combien a touché le maire d'Ajaccio ?" Dans ces conditions, je ne pourrais pas passer sous silence ces éléments à la commission qui devra trancher sur les différentes candidatures ".
Des écoutes avaient été demandées par le premier juge d'instruction qui s'est occupé de l'affaire du plasticage de mon domicile, notamment sur des portables, et elles font état de propos concernant la construction de cette usine de traitement de déchets.
C'est le seul exemple que je puisse vous citer, personnellement et directement. Par ailleurs, je n'ai jamais été sollicité par quelque personne que ce soit, ni même menacé.
M. le Président : Cela veut donc dire que vous n'avez pas été concerné par l'affaire du casino d'Ajaccio ?
M. Marc MARCANGELI : Après l'assassinat du préfet Erignac, le bruit avait couru que certaines personnes proches du casino d'Ajaccio pouvaient être impliquées, mais cette hypothèse a été rapidement abandonnée.
M. le Rapporteur : Des organisations comme la Brise de mer...
M. Roger FRANZONI : C'est climatique. Elle ne s'apaise jamais.
M. le Rapporteur : Elle souffle tout le temps !
M. Roger FRANZONI : C'est agréable l'été ! Plus sérieusement, l'activité de cette organisation s'est arrêtée, je crois.
M. le Rapporteur : Il y en a peut-être d'autres. S'agit-il d'organisations qui ont pignon sur rue et dont on connaît les participants ?
M. Marc MARCANGELI : Tout ce que je sais de ces éventuelles organisations, je l'ai lu dans la presse. Elles portent en fait le nom du bistrot où les gens se réunissent. C'était le cas pour la bande de la Brise de mer. Lorsque j'étais médecin au ministère de la Justice, on parlait de certaines bandes des Trois Canards, du Laetitia, que sais-je encore...
Je n'en sais pas plus que ce que j'ai lu dans la presse et des noms que j'ai vu circuler, mais je n'ai jamais eu aucun contact avec ces gens ou, en tout cas, si j'en ai eu avec des gens de ce milieu - sans jeu de mots - c'est que je l'ignorais. Je ne serais d'ailleurs pas gêné de dire que j'en connais un ou deux ; nous sommes un petit pays, nous connaissons beaucoup de monde. Mais non, sur cette équipe, je n'en ai personnellement connu aucun, du moins si j'en crois les noms que l'on citait.
Mme Catherine TASCA : Tout à l'heure, vous évoquiez la réaction de citadins qui, lorsque l'on tente de les verbaliser pour le non-respect d'un feu rouge ou un défaut de port de la ceinture, renvoient aux forces de l'ordre le fait qu'il se passe des choses bien plus graves dans le pays dont on ne vient pas à bout. Ce n'est pas une attitude très citoyenne, mais que l'on peut comprendre.
Selon vous, cela affecte-t-il le comportement des forces de l'ordre ? Devant cette objection, baissent-elles les bras ? On ne peut pas parler de l'Etat de droit comme d'un événement, cela devrait être au contraire le fond de la vie quotidienne en République, mais sentez-vous que les forces de l'ordre se disent : pourquoi aller embêter de braves citoyens même quand ils grillent un feu rouge, tant que les assassins du préfet n'ont pas été arrêtés ou que l'on ne sait pas qui a déposé tel explosif ?
M. Marc MARCANGELI : Une telle attitude a pu exister, mais j'ai le sentiment très profond que depuis l'assassinat de M. Erignac, il y a eu une réaction intéressante des forces de l'ordre.
Je peux en donner deux exemples.
L'un s'est passé dans les rues d'Ajaccio devant la préfecture : un véhicule est mal garé, une voiture de police passe et les agents lui mettent un PV ; évidemment, le citoyen propriétaire du véhicule, assis au bistrot en face, est venu, a pris la contravention et l'a jetée, comme il le faisait d'habitude. Il a vécu l'humiliation de se voir appréhender et de devoir monter dans le fourgon de police. Il a été sanctionné comme il se doit.
Cet exemple concerne la police urbaine mais, Monsieur le rapporteur me posait aussi la question sur les gendarmes. En milieu rural également, nous avons eu quelques exemples de gendarmes se présentant chez des particuliers pour leur demander de se rendre à la gendarmerie afin d'être entendus. " Oui, oui, " s'entendaient-ils répondre. " Voyez ce qu'il y a écrit ici : gendarmerie nationale. Alors, vous venez à l'heure dite ou nous viendrons vous chercher ! ", et les intéressés se sont présentés à la gendarmerie.
Ce pouvait être pour des banalités, mais ce sont des exemples précis en milieu urbain comme en milieu rural. Il est certain qu'il y a eu un changement par rapport à une époque - je le disais tout à l'heure - où nous étions tous coupables, tous, parce que nous avons laissé se développer une espèce de philosophie du " bofisme ", du laisser-aller, du " laissons courir ".
M. Roger FRANZONI : Pour l'édification de la commission, bien que je ne sois pas interrogé, je voudrais répondre à la Présidente de la commission des lois en citant un exemple personnel.
Un jour, alors que j'étais conseiller général, et que la circulation à Bastia était vraiment impossible, j'ai demandé à M. le préfet qui venait rendre compte de l'activité de ses services devant le conseil général : " Qui est responsable de la circulation en ville ? " Il m'a répondu : " Maître, vous n'êtes pas innocent, vous savez très bien que c'est l'Etat ". Tandis que je m'étonnais de voir des comportements délictueux dans les rues de Bastia, avec des voitures en double ou triple file sans que personne ne réagisse, il m'a laissé entendre que c'était parce que nous étions à Bastia. J'ai réagi immédiatement : " Comment ? A Bastia, la loi ne s'applique pas ? " Il m'a indiqué alors qu'il lui était arrivé d'envoyer deux ou trois agents de police pour verbaliser et qu'à chaque fois le délinquant se levait en déclarant : " Pourquoi me verbaliser, vous savez très bien que je suis le cousin de tel ou tel et qu'il n'y aura pas de suite ! ". Mais il y a des cas plus graves où la personne qui a commis l'infraction dit au policier : " Est-ce que votre santé vous pèse vraiment ? ". Si le fonctionnaire est père de famille, il recule et s'en va.
J'ai déclaré au préfet que c'était inadmissible. Devenu député, j'ai posé la même question à M. Jospin et lui ai demandé à partir de quand une réponse pareille ne pourrait plus m'être faite. Il m'a répondu qu'elle ne pourra plus être faite, qu'il faudra du temps, mais que cette situation est inadmissible. Voilà un exemple courant : les fonctionnaires de police reculaient parce qu'ils n'étaient pas soutenus et que les préfets n'avaient peut-être pas les moyens de faire appliquer la loi.
M. Yves FROMION : Que pensez-vous du délai très long qui s'est écoulé entre le moment où l'on a commencé, parce qu'il y avait des documents qui circulaient dans la presse, à cerner les responsables de l'assassinat du préfet Erignac et l'aboutissement récent de l'enquête ? Avez-vous personnellement trouvé cela normal ? Comment les Corses ont-ils réagi ? Ont-ils manifesté un sentiment d'indignation ? Ont-ils l'impression que certains auraient pu bénéficier d'une relative impunité ? Ou pensent-ils qu'il y a eu de très profonds dysfonctionnements de la justice ? Bref, comment ressentez-vous cela ?
M. Marc MARCANGELI : Les Corses n'ont pas apprécié la surmédiatisation des enquêtes, quelles qu'elles soient. Certains ont reproché, ici ou là, aux enquêteurs d'avoir arrêté les assassins de M. Erignac au moment où d'autres affaires surgissaient dans l'actualité, mais en Corse, on n'a pas trop fait l'amalgame.
En revanche, ce qui a été mal ressenti pendant l'enquête, c'est la succession d'éléments contradictoires qui avaient été donnés à la presse - je ne sais pas par qui, je ne suis pas compétent en la matière. Après l'assassinat, on a d'abord arrêté de jeunes Marocains, puis on a parlé d'une piste agricole, suivie d'une autre piste... Tout cela donnait l'impression d'un travail confus... La population se disait que l'on arrêtait beaucoup de gens et que, finalement, cela ne donnait pas de résultats. M. le préfet adjoint pour la sécurité en était conscient et il m'a expliqué un jour que la police avait aussi des méthodes permettant de fermer des pistes. Je lui ai répondu que c'était vrai, mais qu'il n'y avait pas besoin de toujours le faire savoir !
Monsieur le Président, on a beaucoup parlé de l'article 40 du code de procédure pénale. Dans l'exercice de mes fonctions de maire d'Ajaccio, j'ai été appelé à saisir M. le procureur en utilisant cette disposition parce que j'avais eu connaissance de délits commis par un fonctionnaire municipal. J'ai fait mon courrier au procureur, personne n'en a rien su, ni la presse ni les fonctionnaires de la commune. La justice a suivi son cours ; je ne sais d'ailleurs pas aujourd'hui si cette personne a été jugée ou non. J'ai fait ce que j'avais à faire, mais je ne me suis pas cru obligé de le dire à la presse, ni même de faire circuler dans les couloirs de la mairie d'Ajaccio que je savais jouer de l'article 40 quand il en était besoin. Ce n'est pas la peine ; on est dans la normalité, dans la régularité des choses.
M. le Président : Nous vous remercions, monsieur le Président.
Audition de M. Jacques TOUBON,
ancien ministre de la Justice
(extrait du procès-verbal de la séance du 1er juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président,
puis de M. Yves FROMION, Vice-Président
M. Jacques Toubon est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jacques Toubon prête serment.
M. Jacques TOUBON : Je dirai quelques mots en préambule sur la magistrature, la justice de manière générale en Corse, et sur sa gestion pendant la période où j'étais en charge de celle-ci. Je rappellerai ensuite la politique judiciaire conduite dans le rapport qu'elle peut avoir avec les affaires pénales et donc avec l'utilisation des forces de sécurité, en tout cas de celles qui ont une relation légale institutionnelle avec la justice.
En ce qui concerne la magistrature, je dirai - cela n'étonnera personne - que la situation des juridictions et des magistrats, comme celle des fonctionnaires, présente en Corse un certain nombre de spécificités. Il est clair que la cour d'appel de Bastia exige de la chancellerie une attention et des dispositions particulières.
Tout d'abord, les juridictions de Bastia et d'Ajaccio sont surdotées en postes budgétaires par rapport à la moyenne nationale et par rapport à leur charge de travail. S'il est un service public qui, en Corse, a depuis très longtemps été particulièrement bien soigné par les budgets de l'Etat, c'est bien celui de la justice, tout particulièrement en nombre de postes.
De plus, j'ai mené une politique systématique de repyramidage, c'est-à-dire que non seulement le nombre de postes était plus élevé que la moyenne nationale mais encore que nous avons cherché à les classer de telle sorte qu'ils soient plus attirants.
Par exemple, le tribunal d'Ajaccio, qui est un tribunal de grande instance à une chambre, compte un vice-président du deuxième grade, mais aussi deux vice-présidents " lourds " du premier grade et trois juges d'instruction, alors que dans une juridiction comparable sur le continent, il n'y a aucun vice-président " lourd " et un seul juge d'instruction.
C'est un point très intéressant à souligner car on considère souvent que les services publics en Corse ont été négligés. En ce qui concerne la justice, ce n'est pas le cas, c'est même tout le contraire.
De même, à Bastia, il y a deux vice-présidents du I-1 et un vice-président du I-2, alors que les tribunaux à deux chambres comme celui de Bastia n'ont sur le continent qu'un seul vice-président du I-1 et aucun vice-président du I-2.
Pour autant, tout le monde le sait, il n'est pas facile d'attirer des magistrats en Corse, en particulier sur les postes de responsabilité que sont ceux de président, de vice-président, de procureur ou de procureur adjoint. Les attraits de carrière, notamment le repyramidage, n'y suffisent pas. Cela suppose un travail - qu'effectue la direction des services judiciaires, qu'elle effectuait en tout cas de mon temps - de démarches, nombreuses et assidues, pour découvrir des candidats dans le corps et persuader un certain nombre de magistrats d'accepter des promotions dans le ressort de la cour d'appel de Bastia.
Pendant la période où j'ai été garde des sceaux, nous avons effectué une vingtaine de mouvements, ce qui manifestait notre souci d'assurer une mobilité géographique et fonctionnelle dans l'intérêt du service, car si l'on rencontre quelques problèmes pour nommer des magistrats en Corse, l'on est aussi parfois confronté à la difficulté de faire partir ceux qui y sont en poste, notamment ceux qui y sont depuis très longtemps. En effet, le nombre de candidats que l'on appelle " utiles ", souvent de candidats tout court, a toujours été faible, parfois même nul, pour certains postes. C'est donc une politique de recherche systématique de candidats que doivent mener les services, d'autant plus que nous nous sommes efforcés de ne pas laisser de postes vacants dans les juridictions corses. Cependant, les postes de procureur adjoint n'ont pas trouvé de candidat et n'étaient pas pourvus entre 1995 et 1997.
Outre le nombre très élevé des postes budgétaires en Corse, nous avons aussi pris des mesures d'urgence pour y affecter des magistrats en surnombre. Ainsi au début de l'année 1996, nous avons créé un poste de juge d'instruction et un poste de vice-président au tribunal d'Ajaccio destinés, vous vous en souvenez, à traiter spécialement les affaires financières et nous avons créé en surnombre trois postes de juge du siège, de juge d'instruction et de substitut au tribunal de Bastia. De même, nous avons créé un poste d'avocat général en surnombre à la cour d'appel de Bastia pour régler une de ces difficultés particulières que l'on connaît en Corse, en l'occurrence celle du changement d'affectation du procureur de Bastia, que nous avons pu ainsi résoudre en le promouvant avocat général à la cour d'appel.
Tels étaient les problèmes posés par la gestion de la magistrature en Corse lorsque j'étais garde des sceaux : la situation était particulière, particulièrement difficile, et il fallait parfois prendre des mesures spéciales pour y faire face. J'ajoute que le climat qui prévalait à l'époque, les attentats perpétrés contre certains magistrats, comme celui dont a été victime le procureur de Bastia, l'incendie du tribunal de Bastia ou encore ceux commis contre des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, n'étaient pas de nature à encourager la venue de magistrats ni de fonctionnaires en Corse.
Parallèlement j'ai essayé d'apporter beaucoup d'attention aux fonctionnaires de justice, dont le rôle est essentiel dans le fonctionnement des juridictions, en accordant par exemple des distinctions à certains greffiers en chef ou greffiers qui avaient très bien accompli leur tâche. Ce fut le cas notamment lors du procès de Furiani, qui a été conduit dans la salle de la cour d'assises à Bastia dans des conditions ayant permis de montrer que, quand on veut bien s'en donner la peine, la justice en Corse est tout à fait capable de fonctionner de façon efficace et exemplaire. Durant quatre mois, tout autre travail a été arrêté au tribunal de Bastia pour assurer ce procès qui, comme vous le savez, s'est déroulé dans de très bonnes conditions grâce aux fonctionnaires de justice et au greffier en chef en particulier.
Quant à la politique judiciaire, elle a connu un tournant au début de l'année 1996. D'autres commissions d'enquête, comme celle présidée par M. Jean Glavany, ont relevé les événements qui se sont déroulés à ce moment-là, notamment les prises de position des magistrats, collectivement ou par l'intermédiaire de leurs organisations syndicales. Pour ma part, cela s'est principalement traduit par le voyage que j'ai effectué le 9 février 1996 en Corse, au cours duquel j'ai rencontré en public ou en privé les magistrats et les fonctionnaires, ainsi que les officiers de police judiciaire à Ajaccio, qu'ils soient membres de la police nationale ou de la gendarmerie.
Au printemps de l'année 1996, la politique judiciaire tendant à lutter contre les activités terroristes a pris un tour nouveau ; elle s'est caractérisée pour ce qui me concerne par le dessaisissement des juridictions locales dans toutes les affaires qui opposaient des nationalistes entre eux. A la suite de la série d'assassinats et de meurtres qui avaient opposé au cours de l'année précédente les deux principales tendances de la mouvance nationaliste, nous avons procédé au dessaisissement au profit du tribunal de Paris, donc de la 14ème section du parquet et des juges d'instruction antiterroristes, de quatorze dossiers qui ont été progressivement évoqués, dans des conditions qui n'ont pas toujours été faciles ; dans un grand nombre de cas, nous avons été obligés de saisir la chambre criminelle de la Cour de cassation pour procéder à un règlement de juges, car les magistrats locaux n'ont pas accepté ce dépaysement des affaires.
Le renforcement de la politique de répression s'est traduit dans les années 1996 et 1997 par la poursuite, l'arrestation et l'incarcération d'un grand nombre de militants nationalistes présumés terroristes dans des affaires de toute nature : détention d'armes, explosifs, mais aussi extorsion de fonds. Il en est une dont on a beaucoup parlé que, dans le jargon judiciaire, on appelle maintenant Spérone II et dont j'ai appris avec plaisir, la semaine dernière, qu'elle avait fait l'objet d'une ordonnance de renvoi ; cela veut dire que les choses se sont déroulées comme elles le devaient. Des dirigeants nationalistes, y compris parmi les plus importants, ont fait l'objet de condamnations, notamment pour détention d'armes.
La politique que nous avons conduite, comme toutes les politiques publiques en Corse, on l'a encore vu très récemment, est marquée par certaines spécificités. Les missions régaliennes de l'Etat dans les deux départements de la Corse sont particulièrement difficiles à exercer, surtout lorsqu'il s'agit de lutter contre la délinquance et la criminalité, qu'elles soient de droit commun ou à motivation politique.
Je terminerai, monsieur le Président, en disant que lorsque j'ai quitté le ministère de la Justice en juin 1997, trois faits étaient avérés : plusieurs dirigeants nationalistes parmi les plus importants étaient poursuivis et, pour certains d'entre eux, incarcérés ; la vague d'assassinats qui avait marqué la période allant du printemps à l'automne 1995 était stoppée depuis longtemps ; et la cause nationaliste, de manière générale, était dans l'opinion publique, comme chez ses tenants eux-mêmes, au plus bas.
M. le Président : Comment s'effectuait la répartition des dossiers qui continuaient d'être traités par les magistrats en Corse entre les services de la gendarmerie et ceux de la police ? Nous nous sommes rendu compte qu'il y avait dans ce domaine des choix qui n'étaient pas toujours conformes à la pratique habituelle et aux compétences de chacun sur l'ensemble du territoire national. J'aimerais que vous nous apportiez quelques précisions sur ce premier point.
Ma deuxième question porte sur le dessaisissement des juridictions corses au profit du tribunal de Paris que vous avez décidé. A votre avis, cette décision a-t-elle été suivie d'une grande efficacité ? En d'autres termes, les résultats obtenus par le juge Bruguière et ses collègues sont-ils de nature à vous satisfaire, puisque vous étiez à l'époque ministre de la Justice ?
Troisième point, certains de vos collègues qui siégeaient dans le même gouvernement que vous nous ont dit que la Corse était principalement l'affaire d'un ministre, celui de l'Intérieur, au moins jusqu'à l'attentat commis à la mairie de Bordeaux. A partir de ce moment-là, il semblerait que ce soit le Premier ministre lui-même qui ait pris en charge, sans doute par le biais de ses conseillers et de son directeur de cabinet, les affaires corses. Comment tout cela est-il organisé ? Comment le ressentiez-vous en tant que ministre de la Justice, vous qui subissiez les récriminations sans doute justifiées des magistrats qui estimaient que les discussions, plus ou moins secrètes, entre les mouvements nationalistes et le ministère de l'Intérieur nuisaient quelque peu à la lisibilité de la politique menée en Corse par le Gouvernement auquel vous apparteniez ?
M. Jacques TOUBON : En ce qui concerne le premier point, monsieur le Président, je suis incapable de vous donner une réponse générale. Je ne suis pas du tout persuadé que la répartition des enquêtes entre gendarmerie et police ait obéi, si j'ose dire, à des distorsions systématiques. Je connais des exemples où l'on a saisi le SRPJ alors que la gendarmerie aurait été mieux indiquée, et inversement. Mais je ne crois pas qu'il y ait eu, d'une manière générale, de choix délibéré en faveur de l'un ou l'autre.
Je crois en revanche, pour l'avoir vécu, que dans un nombre assez significatif de cas, les diligences des magistrats instructeurs ou des parquets n'ont pas toujours reçu de la part des services d'enquête des réponses elles-mêmes suffisamment diligentes. Certaines affaires, dont on a beaucoup parlé depuis quelques mois, ont été engagées par le parquet du temps où j'étais garde des sceaux et n'ont pas connu de suite à l'époque, car les enquêtes n'avaient pas été diligentées de manière efficace.
C'est l'une des difficultés que nous avons toujours connues : à mon sens, les magistrats n'ont pas ou, en tout cas, ils n'avaient pas en Corse suffisamment de poids à l'égard des services placés sous l'autorité des ministres de l'Intérieur et de la Défense. Ce n'est pas particulier à la Corse, c'est un problème plus général, posé dans le cadre de la réforme du code de procédure pénale dont vous avez discuté récemment : celui du contrôle de la police judiciaire par les magistrats. A mon avis, il s'agit là d'une question plus générale que les petites péripéties corses, si j'ose dire.
Quant à l'efficacité de la procédure de dessaisissement, monsieur le Président, je serais tenté de vous répondre par l'absurde : si nous n'avions pas dessaisi, où en seraient ces dossiers ? À l'époque en Corse, les affaires dont je vous parle, pour dire les choses grossièrement mais tout de même assez exactement, ont opposé - quand je dis " opposé ", cela veut dire avec morts d'hommes - d'un côté, les militants du MPA et, de l'autre, les militants du Canal historique. Il faut savoir que la justice, parquet ou siège, et les services d'enquête, étaient souvent " pris entre deux feux ". Nous avons tout de même connu quelques affaires dans lesquelles, par exemple, le parquet n'a pas pu obtenir, des magistrats instructeurs, malgré ses réquisitions, l'incarcération de telle ou telle personne.
La procédure centralisée au tribunal de Paris n'est pas nécessairement plus rapide, mais elle est plus sûre, plus impartiale et plus équilibrée que la procédure décentralisée. Je parle de l'époque que j'ai connue et je ne veux pas, naturellement, me prononcer sur ce qui s'est passé après 1997. Certains dossiers sont déjà allés en jugement ; pour les autres - puisqu'ils étaient quatorze au total -, cela se passera de la même manière. Je souhaite simplement que chacun fasse diligence et, comme je le disais précédemment, que les services de la Justice et ceux de l'Intérieur et de la Défense soient actifs.
A propos du rôle du ministre de l'Intérieur, je n'ai rien à dire de particulier. J'ai connu, au cabinet du Premier ministre, le début de nos grandes difficultés en Corse, c'est-à-dire Aléria en 1975. Depuis 1975, le ministre de l'Intérieur - c'était à l'époque M. Michel Poniatowski et je peux citer la liste de ceux qui lui ont succédé - a toujours été principalement en charge de la Corse, y compris d'ailleurs pour les questions relatives au développement économique, culturel, etc., et bien entendu, plus encore pour les problèmes politiques. Il jouait un rôle de coordination.
Je ne pense pas que la situation entre 1995 et 1997 ait été particulière à cet égard. J'ajoute que le ministre de la Justice a toujours été en relation avec Matignon qui avait sur les affaires corses - y compris avant l'attentat de Bordeaux - un certain nombre de positions que, d'ailleurs, je partageais pleinement.
M. le Rapporteur : Le dispositif antiterroriste existait déjà bien avant le dépaysement des quatorze dossiers que vous avez évoqué.
M. Jacques TOUBON : Oui, depuis 1986.
M. le Rapporteur : Cela signifie-t-il que certaines affaires liées au terrorisme étaient traitées par les juridictions locales ?
M. Jacques TOUBON : Tout à fait.
M. le Rapporteur : Pourriez-vous alors nous expliquer les raisons de votre décision ?
M. Jacques TOUBON : Quatorze dossiers ont été dépaysés en 1996, de sorte que les juridictions locales ont été dessaisies au profit du tribunal de Paris. Cela signifie, bien entendu, que jusque là ils étaient entre les mains d'un juge d'instruction, soit à Bastia, soit à Ajaccio. La décision que nous avons prise à la suite de mon voyage en Corse le 9 février 1996 - je dis " nous " parce qu'elle était très largement à mon initiative, puis confirmée par le Premier ministre - résultait du constat que les instructions étaient localement " empannées " et qu'il convenait de les réactiver.
Au moment où les assassinats et tentatives d'assassinat se sont produits, notamment durant l'été 1995, je pense que si j'avais été garde des sceaux, j'aurais souhaité que le parquet de Bastia ou celui d'Ajaccio soient dessaisis au profit de celui de Paris. Ces affaires opposant des responsables ou des " militants " des deux grandes mouvances nationalistes, il n'était pas judicieux de penser qu'elles relevaient de conflits de droit commun entre les intéressés, qu'il s'agisse de conflits commerciaux ou crapuleux. Elles rentraient donc forcément dans le champ d'application de la loi de 1986. Telle fut la conclusion à laquelle j'ai abouti en procédant à une analyse tant juridique que politique. J'ai donc lancé ces opérations de dessaisissement dont je rappelle, pour la statistique, que seulement deux d'entre elles ont été acceptées par le juge d'instruction, c'est-à-dire que lorsque nous l'avons demandé, en application du code de procédure pénale, le juge d'instruction a prononcé par deux fois seulement une ordonnance de dessaisissement ; dans les douze autres affaires, le juge d'instruction en charge du dossier a refusé le dessaisissement et nous avons saisi la chambre criminelle selon la procédure prévue dans un tel cas.
M. le Rapporteur : Cela s'est donc fait contre les magistrats locaux ?
M. Jacques TOUBON : Oui, mais la cause produit l'effet. Il est évident que si les magistrats... Parlons franchement : cela s'est fait avec l'opposition apparente des magistrats locaux. Je ne suis capable ni maintenant ni alors de sonder les reins et les c_urs, mais je peux vous dire que les opinions étaient diverses, même si parmi elles, une seule s'est exprimée.
M. le Rapporteur : Parce que votre décision faisait suite au mouvement de " protestation " des magistrats. Nous avons là l'appel...
M. Jacques TOUBON : Du 14 janvier. 
M. le Rapporteur : Que s'est-il passé à ce moment-là ? Vous avez reçu les magistrats et êtes ensuite allé en Corse ?
M. Jacques TOUBON : Les magistrats ont fait un communiqué le 14 janvier. J'ai reçu ensuite leurs représentants syndicaux et me suis entretenu avec l'ensemble des magistrats le 9 février à Bastia ; mais je puis vous assurer que le principe de ma décision sur le dessaisissement n'était pas lié à l'appel du 14 janvier. Je dirais même que si j'avais dû prendre une décision tendant à faire plaisir à ceux qui avaient signé le manifeste du 14 janvier, j'aurais fait l'inverse ! C'est donc un exemple de " contre-démagogie judiciaire ", si je puis employer cette expression...
M. le Rapporteur : ... qui a pu momentanément accroître le malaise exprimé par les magistrats ?
M. Jacques TOUBON : Oui, mais je pense que les magistrats sont, comme les gardes des sceaux, et pour plus longtemps, au service de la justice avant tout.
M. le Rapporteur : Cela intervenait, c'est explicitement évoqué dans l'appel des magistrats, après la fameuse conférence de presse de Tralonca.
M. Jacques TOUBON : Absolument.
M. le Rapporteur : A votre connaissance, une information judiciaire a-t-elle été ouverte sur cette affaire ?
M. Jacques TOUBON : Oui, de manière tout à fait incontestable.
Au lendemain de la conférence de presse de Tralonca, le procureur a ouvert une enquête préliminaire ; celle-ci a été confiée au SRPJ d'Ajaccio qui a bénéficié, avec certaines difficultés d'ailleurs, du concours des services de la gendarmerie qui avaient recueilli à l'époque des renseignements sur les participants à cette manifestation. Le 11 juillet 1996, le parquet de Paris a été saisi, après dessaisissement du parquet de Bastia, et, le 16 octobre 1996, il a ouvert une information judiciaire qui est toujours en cours et confiée aux juges de la section antiterroriste.
M. le Rapporteur : Vous avez évoqué le dispositif antiterroriste...
M. Jacques TOUBON : ... Et les juges d'instruction saisis le 16 octobre ont délivré, à ma connaissance, deux commissions rogatoires qui sont en cours.
M. le Rapporteur : Vous nous avez fait part de la façon dont vous jugez le dispositif antiterroriste et vous avez estimé qu'il pouvait avoir une efficacité plus grande. Ne pensez-vous pas qu'un tel dispositif peut créer des confusions en mettant en concurrence des services au sein de la police et en attisant les rivalités entre celle-ci et la gendarmerie ? Nous avons pu le constater dans une affaire qui ne vous ne concerne pas directement, mais que vous avez sans doute suivie, l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ; la façon dont cette enquête a été menée fait apparaître certains dysfonctionnements. Ne pensez-vous pas que le dispositif antiterroriste puisse encourager de tels dysfonctionnements ?
M. Jacques TOUBON : J'en suis l'un des auteurs puisque j'étais président de la commission des lois de l'Assemblée nationale lors du vote de la loi de 1986. Cette partie du code de procédure pénale que nous avons créée et qui a été perfectionnée depuis sous différents gouvernements, y compris lorsque j'étais moi-même garde des sceaux, présente la double caractéristique, relativement exceptionnelle dans une démocratie, de se référer en permanence et de manière scrupuleuse aux principes généraux de l'état de droit, en particulier pour garantir le respect des libertés individuelles et, en même temps, de prévoir un certain nombre de dérogations étroitement adaptées à la nature de ce qui a été défini par la loi même comme " l'entreprise terroriste ".
Je ne crois pas qu'il existe, de ce point de vue, de particularisme. L'esprit de l'entreprise terroriste et les moyens qu'elle emploie sont toujours de la même nature, quelle que soit la cause et quelles que soient les circonstances.
Dans ces conditions, mon sentiment est que plus la décision qui est à prendre est prise tôt dans le processus, c'est-à-dire après la commission des faits, mieux cela vaut ; c'est celle qui consiste pour le parquet du lieu où se sont commis les faits et pour le parquet de Paris, qui en a le pouvoir en vertu de la loi, à décider si les faits relèvent du droit commun ou émanent peu ou prou d'une entreprise terroriste. Dans la plupart des cas, le parquet décide sans aucune difficulté que la limite est franchie et que l'on a affaire à un fait, un crime ou un délit lié à une entreprise terroriste. A partir de ce moment-là s'appliquent les articles en cause du code de procédure pénale.
Tout ce qui entretient la confusion est mauvais ; par exemple, dans les affaires dont je parlais, on a considéré pendant des mois et des mois qu'il s'agissait d'assassinats entre des gens appartenant au " milieu ", qui s'étaient opposés pour des intérêts privés, agricoles, commerciaux, etc., alors que chacun portait sur son dos une casaque bien déterminée et que l'on savait pertinemment que le premier qui avait commis un assassinat était nécessairement susceptible d'être assassiné quelques jours après par les copains de celui qui avait été assassiné, et ainsi de suite, pour aucune autre raison que l'appartenance à tel ou tel mouvement.
La confusion a produit, comme je l'indiquais tout à l'heure, des instructions et des enquêtes " empannées ", alors qu'avec l'application déterminée de la loi de 1986, je ne crois pas du tout que l'on s'expose à ce type de situation.
Dans le système judiciaire, il n'y a aucun problème : lorsque la 14ème section du parquet de Paris et les juges d'instruction spécialisés sont saisis, ils utilisent pour exécuter leurs commissions rogatoires soit des services spécialisés, en particulier la DNAT, soit lorsqu'il s'agit du territoire parisien, une section particulière de la brigade criminelle, comme ce fut le cas, par exemple, lors des attentats dans le métro Saint-Michel en 1995, soit encore la gendarmerie lorsqu'il s'agit de zones rurales : c'est ainsi qu'ont été arrêtés les quatre membres d'Action directe, grâce à une collaboration étroite entre les renseignements généraux, en particulier la section antiterroriste, et la gendarmerie qui a fait tout le travail de police judiciaire.
Les difficultés - et l'exemple que vous venez de citer le démontre royalement - surviennent quand des gens extérieurs à la justice se mettent à vouloir s'occuper d'affaires de justice. La confusion ne provient pas de l'application de la procédure antiterroriste, de l'action de magistrats centralisés à Paris et de certains services centralisés qui travaillent spécialement sur ces dossiers, mais de l'intervention d'autres administrations et d'autres services qui n'appartiennent pas à l'appareil judiciaire.
Cela ne tient absolument pas à la loi antiterroriste, cela tient à la politique, à l'administration, etc. Je me garderai bien de juger quoi que ce soit, mais mon expérience de garde des sceaux de 1995 à 1997, de parlementaire, et d'une manière générale, de quelqu'un qui a toujours suivi avec une grande attention ce genre d'affaires, m'amène à conclure que le code de procédure pénale dans sa partie antiterroriste ne pose pas de problèmes d'application ; ceux-ci viennent toujours des interventions extérieures.
M. Bernard DEROSIER : Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné des dysfonctionnements dans l'exercice des missions de l'Etat en Corse. Durant la période où vous avez été garde des sceaux, il y a manifestement eu certains dysfonctionnements, comme à d'autres périodes, en particulier dans l'exécution d'un jugement qui a fait beaucoup parler ces derniers temps : la non-destruction des paillotes. La décision de justice était pourtant ancienne de dix ans. Pouvez-vous nous dire pourquoi, lorsque vous étiez garde des sceaux, vous n'avez pas réussi à faire exécuter cette décision ?
M. Jacques TOUBON : Pendant les deux ans où j'étais ministre de la Justice, cette question n'a jamais été évoquée devant moi. Nous avons eu à suivre des affaires relatives à des permis de construire, qui concernaient soit la juridiction administrative - lorsque le président du tribunal administratif a été assassiné, pendant un temps les journaux ont évoqué l'idée que son assassinat pouvait être lié à certaines décisions prises par le tribunal ; en réalité, comme vous le savez, il s'agissait d'une affaire d'ordre purement privé - soit le parquet, qui a eu à se saisir de cas de permis de construire irréguliers. Ces procédures n'ont, à ma connaissance, donné lieu à aucune difficulté particulière, mais le cas de ce que l'on appelle " les paillotes " ne m'a jamais été soumis lorsque j'étais garde des sceaux.
Audition de Mme Elisabeth GUIGOU,
ministre de la Justice, Garde des sceaux
(extrait du procès-verbal de la séance du 6 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Mme Elisabeth Guigou est introduite.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Elisabeth Guigou prête serment.
Mme Elisabeth GUIGOU : Monsieur le président, mesdames et messieurs les commissaires, je vais vous donner des indications sur ce qu'a fait le ministère de la Justice dans la politique du gouvernement de retour à l'Etat de droit en Corse. A vrai dire, je préfère utiliser les termes " respect de la loi ", car c'est ce dont il s'agit. Retour à l'Etat de droit, sans doute, mais c'est d'abord une conséquence du respect de la loi.
La justice a joué un rôle majeur dans cette politique, en premier lieu parce que nous avons su et pu renforcer et renouveler les services judiciaires en Corse. Si vous vous en souvenez, le rapport Glavany-Paul avait noté la démotivation, la lassitude des juges, leur ancienneté (cf. page 389 du rapport), la médiocrité des conditions de travail, élément très important du rapport que nous avons pris, comme il se doit s'agissant des investigations et des propositions de l'Assemblée nationale, extrêmement au sérieux. Nous avions d'ailleurs, pour notre part, déjà fait ce constat.
Nous avons mis en place une action vigoureuse, en collaboration et avec l'accord du Conseil supérieur de la magistrature, pour ce qui concerne la nomination des magistrats, comme la loi l'impose.
Nous avons aujourd'hui quarante-quatre postes budgétaires de magistrats en Corse. Grâce à quatre surnombres, nous avons donc en activité quarante-huit magistrats en poste en Corse, parmi lesquels vingt et un ont moins de deux ans de fonction sur place. Nous avons donc renouvelé de 44 %, les effectifs de magistrats, dont le procureur général et le premier président, c'est-à-dire les deux chefs de la cour d'appel de Bastia qui ont pour première responsabilité d'organiser le travail, l'un du parquet, l'autre des magistrats du siège.
Nous avons renforcé les structures puisque nous avons repyramidé un poste de juge d'instruction en vice-président chargé de l'instruction à Bastia, pour muscler l'organisation de l'instruction, et que nous avons nommé en 1998, deux magistrats au parquet comme procureurs adjoints, l'un à Bastia, l'autre à Ajaccio. Le tribunal de grande instance d'Ajaccio a été porté à deux chambres au lieu d'une.
Je souligne que nous avons réussi à pourvoir ces postes sans trop de difficulté, alors qu'en avril 1997, lors d'une audition par MM. Henri Cuq et Xavier de Roux, président et rapporteur d'une mission d'information de votre assemblée sur la Corse, M. le procureur Couturier, le prédécesseur de celui en poste actuellement, indiquait qu'il était nécessaire de renouveler les magistrats en Corse, mais que la chancellerie de l'époque n'y parvenait pas faute de candidats. Nous avons fait la démonstration qu'avec de la volonté politique, on peut réussir là où d'autres avaient échoué.
En ce qui concerne les fonctionnaires de greffe, nous avons là aussi fait un effort de recrutement puisque nous avons deux affectations en surnombre. Nous avons seize assistants de justice et trois assistants spécialisés. Les moyens matériels ont été renforcés puisqu'un effort particulier a été réalisé sur l'informatique. Tous les postes de travail sont maintenant informatisés, soit 1,3 MF de dotation. Les budgets de fonctionnement des juridictions ont été augmentés à un rythme supérieur à celui des autres juridictions françaises. Les crédits d'entretien immobiliers se sont également élevés à un montant important, à savoir 25 MF sur le budget 1998/99, dont 8,950 MF pour le palais de justice d'Ajaccio et 11,7 MF pour le palais de justice de Bastia.
De plus, nous avons créé un outil qui me paraissait indispensable, le pôle financier de Bastia, qui est le second à avoir été créé après celui de Paris, pour avoir précisément plus d'efficacité dans la lutte contre la délinquance économique et financière, mise en évidence par différents rapports. La commission d'enquête Glavany-Paul avait souligné qu'il était nécessaire - je les cite - " de casser sans faiblesse le système pré-mafieux et de lutter contre la délinquance économique et financière " que le rapport analysait comme étant un frein au développement de cette région.
Les deux assistants spécialisés de ce pôle financier sont arrivés le 1er juin et l'installation du troisième et dernier intervenant s'est faite le 1er juillet. Des moyens spécifiques pour le pôle ont été mis en place : recrutement d'un juge d'instruction supplémentaire pendant l'été 1998, ce dernier ayant été affecté au pôle financier qui désormais compte quatre magistrats instructeurs. Nous avons créé un poste de greffier supplémentaire pour le pôle financier et affecté quatre assistants de justice et trois assistants spécialisés.
Ces renforcements et renouvellements ont commencé à produire des résultats. En tous les cas, selon les indications que me donne le premier président de la cour d'appel de Bastia, les magistrats auraient retrouvé motivation et détermination. Il faut savoir qu'ils travaillent dans des conditions particulièrement difficiles car ils ne sont pas exempts de menaces.
Quels sont les résultats ? Dans le domaine civil comme dans le domaine pénal, on peut dire que le droit commun s'applique maintenant en Corse et que la loi se fait respecter. Évidemment, nombre de chantiers sont ouverts. Nous avons encore bien évidemment des avancées à faire. Mais je peux vous donner quelques indications, notamment en matière civile, sur le statut fiscal et l'indivision, sujet difficile dont on parle depuis très longtemps, au point qu'en avril 1997, M. Jean-Pierre Goudon, à l'époque premier président de la cour d'appel de Bastia, constatait qu'il était très difficile d'engager une action en matière d'indivision et de succession. Ceci est également cité dans le rapport de la mission d'information présidée par M. Henri Cuq.
Je voudrais souligner que là aussi le gouvernement a agi avec détermination puisque la commission mixte sur le statut fiscal et l'indivision en sommeil, voire abandonnée, alors que ce sujet est particulièrement sensible, a été réactivée et tient des réunions régulières, selon le v_u exprimé notamment au moment du débat sur la loi de finance pour 1999. Elle est chargée de proposer des mesures pour faciliter la reconstitution des titres de propriété et la sortie des indivisions, sources de conflits, d'instabilité et d'insécurité juridique. Je considère qu'il s'agit là d'un point essentiel pour permettre la croissance et l'activité économique en Corse.
Sur le redressement des entreprises agricoles, un grand nombre d'entre elles sont dans une situation économique catastrophique et nous nous attachons à mettre en place des solutions de redressement, compatibles avec le cadre légal. Ce travail important demande beaucoup d'effort dans les tribunaux de grande instance puisque nombre de ces procédures ressortissent des tribunaux.
Nous avons voulu également, toujours dans le domaine du droit, renforcer la formation des professionnels du droit. A la suite d'une initiative des barreaux de Bastia et Ajaccio, que je souhaite rappeler à cette occasion car il faut souligner les bonnes initiatives des barreaux, nous sommes en train de créer un centre interprofessionnel de formation continue juridique, sous l'impulsion directe de mon ministère. Nous proposerons dans ce centre, à tous les professionnels du droit, des séminaires, des conférences et des stages. Son financement de 1,2 MF sera assuré par les collectivités locales et les ordres professionnels. Le ministère de la Justice, pour sa part, mettra à la disposition de ce centre deux assistants de justice.
Sur le plan pénal, nous enregistrons des résultats tangibles. Nous constatons une régression de la grande criminalité. Les chiffres sont parlants : les attentats ont sensiblement diminué depuis 1996 puisqu'à cette époque, on enregistrait 574 attentats, 455 en 1997 et 198 en 1998. Nous avons, il est vrai, au cours des six premiers mois de cette année, enregistré une hausse avec 124 attentats pour les six premiers mois de l'année 1999, mais on peut tout de même dire que le nombre d'attentats reste contenu : 124 cette année pour les six premiers mois, 93 l'an dernier... ce sont des ordres de grandeur comparables.
S'agissant des assassinats et homicides volontaires, en 1995, nous en avions enregistré 36 et 20 en 1998. Pour les six premiers mois de l'année 1999, la tendance à la baisse sur les attentats et les homicides se confirme puisque nous avons eu, au 20 juin, huit homicides volontaires au lieu de sept au 20 juin 1998.
Il me semble important de souligner que le taux d'élucidation est en très nette progression. En 1999, pour huit affaires enregistrées, cinq ont été résolues, soit un taux de 62,5 % et, pour l'année 1998, ce taux avait été en Corse de 45 %, alors qu'au plan national, il est de 84,7 %.
Nous constatons la même décrue pour les vols à main armée : 150 en 1996, 63 en 1998. Là encore, nous enregistrons une hausse au cours des premiers mois de cette année par rapport à 1998, mais, avec soixante-huit vols à main armée, nous restons dans une forme contenue de cette manifestation de délinquance.
Nous avons pris un tournant décisif dans la lutte contre la délinquance économique et financière, à la suite des missions menées par l'inspection des finances, notamment sur le Crédit agricole. Là aussi, les résultats sont probants : le TGI de Bastia, juridiction spécialisée en vertu de l'article 704 du code de procédure pénale, traite 50 dossiers économiques et financiers lourds. Ces dossiers ont essentiellement pour origine des dénonciations au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, provenant principalement des inspections centrales, mais aussi des autorités préfectorales et de la chambre régionale des comptes. Ces dossiers concernent essentiellement des irrégularités dans la passation des marchés et des détournements de fonds publics. Je donnerai comme exemple de dossiers traités, la caisse régionale du Crédit agricole, la caisse de développement économique de la Corse, la société d'aménagement de l'île de Cavallo, la CODIL, la Mutualité sociale agricole ainsi que des dossiers d'évasion fiscale. Ce sont des dossiers traités par le tribunal de grande instance de Bastia. Au tribunal de grande instance d'Ajaccio, quarante-huit dossiers lourds sont en cours dont trente-trois en enquêtes préliminaires et quinze sur commissions rogatoires. Il convient d'ajouter que les dossiers les plus complexes ont été adressés à Bastia, juridiction spécialisée en matière économique et financière.
Les dossiers du TGI d'Ajaccio concernent également des détournements de fonds publics, par exemple dans la commune de Sartène, à la chambre des métiers, l'hôpital de Bonifacio, l'office de l'environnement, la commune de Sari-Solenzara, le SIVOM de la rive sud, la commune de Conca, la chambre de commerce et d'industrie de la Corse du sud. Ce sont quelques exemples de dossiers suivis par le TGI d'Ajaccio.
Je voudrais souligner que des condamnations exemplaires ont été prononcées, contrairement à l'habitude qui voulait que les tribunaux ne condamnent pas en Corse :
- Le 7 avril 1999, condamnation de deux auteurs de violences volontaires sur agents de la force publique à dix-huit mois d'emprisonnement pour l'un et six mois dont quatre avec sursis pour l'autre, par le tribunal correctionnel de Bastia.
- Le 19 janvier 1999, condamnation en comparution immédiate pour port d'arme, à quatre ans d'emprisonnement, par le tribunal correctionnel d'Ajaccio.
- Le 10 mai 1999, condamnation pour port d'arme à un an d'emprisonnement dont huit mois avec sursis, par la cour d'appel de Bastia.
- Le 28 octobre 1998, condamnation pour association de malfaiteurs à quatre ans d'emprisonnement, par la cour d'appel de Bastia.
- Le 20 mai 1998, condamnation pour racket à quatre ans d'emprisonnement, par la cour d'appel de Bastia.
Nous pouvons fournir d'autres exemples de ce type à la commission si elle le souhaite.
M. le Président : Excusez-moi de vous interrompre un instant. Vous nous citez des condamnations prononcées par les juridictions locales, mais avez-vous des statistiques sur les condamnations prononcées à la suite du dépaysement des dossiers, notamment suite à la saisine de la section anti-terroriste ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Oui, je peux tout à fait vous les communiquer.
M. le Président : Il est intéressant, compte tenu de la gravité des dossiers transmis à Paris, d'avoir également une statistique sur les résultats obtenus dans ce domaine. Si on constate sur place une certaine sévérité dans le cadre des condamnations prononcées par les juridictions pénales en Corse, qu'en est-il du suivi, du début à la fin, de ces dossiers concernant le terrorisme ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Je vous communiquerai les statistiques du parquet de Paris, spécialisé dans ce domaine.
S'agissant de l'amélioration de la justice criminelle, je vous donne quelques chiffres. Entre 1988 et 1998, 21 % des accusés ont été acquittés alors que le taux national était de 4,9 %. Les crimes de sang et les vols criminels sont cinq fois supérieurs au taux moyen national, alors que le taux d'élucidation reste de 20 % inférieur.
A ma demande, le procureur général et le premier président ont mis en place une commission locale sur ce sujet qui a proposé des améliorations, notamment sur le recueil des témoignages, l'audition des témoins sous X et l'enregistrement des auditions, le renforcement des moyens techniques et de médecine légale. Nous notons une amélioration, mais nous pouvons, là encore, aller plus loin.
Dans la lutte contre le terrorisme, sur l'élucidation de l'assassinat du préfet Erignac, les deux instructions - l'instruction Erignac confiée à la DNAT à Paris et l'instruction Pietrosella confiée à la gendarmerie locale - ont été réunies le 8 décembre 1998, entre les mains des trois juges d'instruction spécialisés à Paris, afin de centraliser les informations recueillies, conformément aux dispositions du code de procédure pénale. Ce dernier prévoit que " lorsque la gravité ou la complexité de l'affaire le justifie, le président du tribunal peut adjoindre au juge d'instruction, un ou plusieurs juges d'instruction. "
Le préfet Bonnet a reçu les confidences d'un informateur qu'il a transmises au procureur de la République de Paris, le 17 novembre 1998. Le regroupement des procédures et l'exploitation des informations recueillies ont permis aux enquêteurs, sous la direction des magistrats instructeurs, d'identifier les auteurs de l'assassinat du préfet et d'obtenir des aveux circonstanciés de la plupart des personnes en cause. Des actes d'instruction sont toujours en cours et les enquêteurs poursuivent leurs recherches pour interpeller Yvan Colonna et d'éventuels complices.
Quelques chiffres éclairants sur la lutte contre le terrorisme. En 1996, cent quatre personnes ont été interpellées et trente-sept écrouées. En 1998, quatre cent trente personnes interpellées et cinquante-cinq écrouées. Cent sept affaires sont en cours concernant cent soixante-dix personnes mises en examen et vingt-quatre détenues.
Après ce bilan de l'activité civile et criminelle, je voudrais vous parler de domaines moins connus ou moins analysés, mais qui font partie de l'activité de mon ministère. Comme il convient également d'appliquer en Corse les autres priorités nationales, je vous parlerai de la protection judiciaire de la jeunesse. Des renforts ont été affectés dans ce domaine également. La direction de la protection judiciaire de la jeunesse a en effet mis en _uvre les orientations du gouvernement pour associer l'ensemble des partenaires publics et associatifs, selon les orientations données par les conseils de sécurité intérieure du 8 juin 1998 et du 29 janvier 1999.
S'agissant de la justice administrative, autre élément important de la politique que nous voulons mener en Corse, on peut noter une augmentation des contentieux administratifs. Les saisines du tribunal administratif par les administrations et le préfet ont été multipliées par deux et demie par rapport à 1997. Ces saisines concernent principalement l'urbanisme et les marchés publics, à peu près à parts égales.
Le chemin parcouru est donc considérable. Des efforts sont évidemment encore nécessaires, mais les chantiers sont ouverts, ceci de façon irrémédiable car la volonté du gouvernement est effectivement de poursuivre cette politique et de continuer à y affecter les moyens nécessaires.
M. le Président : Merci, madame. Je pense que ce descriptif est utile à la commission, mais comme notre objet est précis et limité à la fois dans le temps et quant aux possibilités d'investigation de la commission d'enquête, j'aimerais que vous nous expliquiez, de votre point de vue, quelles étaient en Corse les relations entre la justice, les magistrats et les différentes forces de sécurité sur le terrain.
Comment, sous votre responsabilité, durant la période pendant laquelle vous avez exercé ces fonctions de ministre de la justice, les saisines s'effectuaient-elles entre les services de gendarmerie ou les services de police ? De qui cela dépendait-il ? Y avait-il des instructions données pour privilégier l'un plutôt que l'autre ? existait-il une méfiance à l'égard de l'un et une confiance à l'égard de l'autre ?
A cette question, j'en ajouterai une seconde. Comment s'opérait, et sur la base de quels critères, le dépaysement des dossiers au profit de la section anti-terroriste de Paris ? De ce point de vue, vous pourriez peut-être nous donner votre opinion sur le fonctionnement de ce système, dont certains nous ont dit qu'il n'était pas forcément adapté à la situation corse et que le caractère exceptionnel de cette procédure nuisait finalement à l'installation et au respect de la légalité en Corse, car on avait le sentiment d'être sur un territoire à part, par rapport au reste du territoire national.
Le troisième point est plus une réflexion qu'une question. Je suis quelque peu étonné, sans que cela soit une critique de ma part, par les divergences existant entre l'appréciation que vous formulez et celle que nous ont fournie, sur la même situation, d'autres ministres membres du même gouvernement.
Plus précisément, M. Jean-Pierre Chevènement nous a indiqués ici qu'en ce qui concerne la délinquance, il n'y avait pas de situation exceptionnelle en Corse, que dans le cadre statistique, elle était égale à celle qui se " pratique " sur le continent. Vous-même nous indiquez que le degré de gravité des infractions est plus grand en Corse qu'ailleurs. En examinant de plus près, on s'aperçoit que les crimes de sang et l'atteinte aux personnes concernent un nombre de dossiers assez considérable sur le territoire corse.
Comment est-il possible d'avoir cette divergence d'appréciation entre membres d'un même gouvernement, chacun chargé d'un secteur d'application de la politique de sécurité ? Je n'essaie pas de vous mettre en contradiction avec votre ami Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Intérieur. Néanmoins, cette différence d'appréciation nous pose question. En effet, on se dit que s'il y a une différence d'appréciation dans le compte rendu aujourd'hui, n'y en avait-il pas une lorsqu'il fallait prendre des décisions sur le territoire corse.
Mme Elisabeth GUIGOU : Je commencerai par ce dernier point. Tout dépend de ce dont on parle. Si je vous avais fait le bilan de la délinquance juvénile ordinaire, il n'y en a pas plus en Corse qu'ailleurs, peut-être même plutôt moins. Mais si on parle de terrorisme et d'attentats, il y en a davantage. C'est pourquoi tout dépend de l'angle de vue. Quand je suis arrivée dans ce ministère et que j'ai demandé un bilan de la situation en Corse, il m'avait été répondu que tout allait bien. Étonnée, j'ai demandé à le voir. On m'a alors montré les statistiques civiles...
S'agissant des relations entre la justice et les forces de sécurité, cela se passe en Corse, depuis que je suis là, comme cela se passe ailleurs sur le territoire national et en vertu des procédures prévues par la loi et le code de procédure pénale : ce sont les magistrats du parquet ou juges d'instruction qui choisissent les services enquêteurs. Cette prérogative leur est reconnue. Il ne peut donc y avoir d'instructions du gouvernement et il n'y en a pas eu sur la question de savoir si l'on devait choisir de s'adresser à la gendarmerie plutôt qu'au SRPJ.
Il est vrai, selon l'analyse faite par le gouvernement, notamment après l'assassinat du préfet Erignac, qu'un certain nombre de doutes ont pu être émis sur la fiabilité de certains fonctionnaires ou services publics en Corse, mais ce n'était pas spécifique - je le souligne - aux services de police par exemple. Nous avons tous pris des mesures pour faire en sorte de n'avoir aucun doute, précisément, sur leur fiabilité. Pour la justice, cela a passé par un renouvellement, parce que la mobilité est le meilleur gage dans des situations difficiles, ceci dans le respect absolu des règles de nomination des magistrats fixées par le Conseil supérieur de la magistrature qui a parfaitement compris qu'un renouvellement était nécessaire.
M. le Président : Vous parlez d'un certain nombre de doutes sur la fiabilité, mais de qui ? A l'intérieur de la magistrature, tout d'abord, y avait-il des doutes de votre part sur le comportement de tel ou tel magistrat en Corse ? Y avait-il des doutes dans l'appréciation que vous étiez amenée à porter sur la collaboration dont bénéficiait la justice de la part des services de police ou de la part des services de gendarmerie ?
Vous avez forcément une vue d'ensemble car j'imagine que les informations remontent ; lorsque les magistrats vous communiquent leurs doutes sur le comportement de tel ou tel collaborateur occasionnel de la police ou de la gendarmerie, c'est quelque chose que vous devez savoir et intégrer dans votre réflexion. Je ne parle pas simplement du doute sur certains magistrats. Je sais que vous avez décidé de quelques déplacements lors de votre arrivée à la chancellerie, ceci avec l'accord du CSM et dans le cadre des dispositions légales. Pourriez-vous être plus précise sur ces deux points : intérieur et extérieur ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Lorsqu'il m'est apparu que l'ancien procureur général de Corse n'était plus, en raison des instructions qu'il avait lui-même données à ses services par une circulaire, en mesure de pouvoir convenablement assurer la crédibilité de la politique du gouvernement, j'ai décidé de proposer son changement. Ce n'était d'ailleurs pas une critique sur la personne. Il a appliqué une politique qui était celle du gouvernement précédent, à l'époque où on donnait des instructions aux procureurs généraux d'être " circonspects ", selon l'expression, dans certaines affaires. La politique du gouvernement ayant changé, il m'a semblé nécessaire, voire indispensable, qu'une autre personne la conduise. Cela n'enlève rien aux qualités personnelles de M. Couturier par ailleurs.
Pour le reste et s'agissant des services qui ne dépendent pas de mon ministère, je ne veux pas être plus précise. Les autres ministres pourront sans doute vous donner des indications qui seront fondées sur des éléments que je ne possède pas nécessairement. Mais il est vrai que le sentiment était qu'un certain nombre de fonctionnaires avaient été trop habitués à l'ancien système pour pouvoir continuer à exercer en Corse. C'était vrai dans différents domaines, qu'ils soient sociaux ou relatifs à la sécurité. Des mutations, que vous connaissez, ont d'ailleurs été faites. Pour ma part, je n'ai pas à être plus précise sur ce point puisque ces décisions ont été prises par d'autres collègues du gouvernement.
S'agissant des magistrats, je vous ai donné l'exemple du procureur général. Mais des magistrats du siège ont souhaité revenir sur le continent après un temps long passé en Corse. Ce retour a été facilité, c'est-à-dire que des postes correspondant à leurs capacités leur ont été proposés, tout ceci avec un examen par le Conseil supérieur de la magistrature. Lorsqu'il s'agit d'un certain grade, ce n'est même pas le Garde des sceaux qui propose, mais le Conseil supérieur de la magistrature.
J'ajoute que si le premier président de la cour d'appel, M. Goudon, a été nommé premier président de la cour d'appel de Nîmes, je n'avais aucune sorte de reproche à lui adresser. Mais ce changement, d'ailleurs proposé par le CSM, m'a paru justifié à partir du moment où l'on renouvelait la magistrature en Corse, M. Goudon ayant d'ailleurs lui-même manifesté la volonté de ne pas s'éterniser parce que c'est un métier usant dans ce contexte... Il est sûr, s'agissant de la magistrature en tout cas, que le renouvellement et la mobilité sont en soi une bonne chose.
M. le Président : Vous dites que c'est un métier difficile, où l'on est soumis à une tension, une pression permanente. Comment les analysez-vous ? D'où cela vient-il ? Des politiques, des administrations, de la population ? Y a-t-il une situation particulière en Corse qui fait que le métier de magistrat est plus difficile à exercer qu'ailleurs ?
M. Roger FRANZONI : Souvent, cela vient des bombes !
Mme Elisabeth GUIGOU : Un certain nombre de magistrats ont reçu des menaces. C'est récurrent. Je suis très attentive à leur protection lorsqu'ils l'acceptent, ce qui n'est pas toujours le cas. Pour certains, leur cage d'escalier a été plastiquée, leur voiture ou leur appartement détruit... C'est cela, l'ambiance en Corse. Ce sont des pressions ou des menaces. Lorsqu'il s'agit de personnes qui sont en Corse depuis longtemps, on peut concevoir qu'au bout d'un certain temps, la lassitude s'installe. C'est pourquoi nous avons tâché de nommer des magistrats expérimentés, ce qui est le cas des magistrats spécialisés.
De plus, la création d'une juridiction spécialisée dans la lutte contre la délinquance économique et financière donne à ces magistrats expérimentés des responsabilités accrues. Ce ne sont plus de très jeunes magistrats n'ayant que peu d'expérience, qui sont chargés de ces dossiers. Les dossiers les plus lourds sont confiés à la juridiction spécialisée de Bastia. Je crois que cela y fait beaucoup, cela se sait ; en plus des moyens particuliers sont mis en _uvre. Ce sont des magistrats qui ont eu l'occasion, à Paris ou ailleurs, de traiter ces questions difficiles.
Je crois profondément que plus la politique actuelle de respect de la loi continuera, s'imposera dans les faits, montrera des résultats, plus ces pressions tendront à devenir moins déterminantes. Dès lors que la population se rendra compte que ce n'est pas un feu de paille, et cela a commencé, des personnes parleront. Ce n'est pas encore tout à fait le cas, mais cela commence un peu. Je pense aussi que les pressions seront moins faciles à exercer, ou du moins les personnes y seront moins sensibles. Dans la mesure où une sorte d'impunité s'était installée, rien ne pouvait dissuader les poseurs de bombes et de pains de plastic d'aller intimider les fonctionnaires ou les magistrats. Le fait nouveau est que nous avons décidé de ne plus nous laisser intimider. Cela commence à se savoir et petit à petit, les responsables de l'Etat gagneront davantage de confiance.
Mme Catherine TASCA : Y avait-il en Corse une tradition de plus grande longévité des magistrats dans leurs fonctions que sur le continent ? Si oui, quels sont les moyens de la chancellerie désormais pour organiser un renouvellement plus rapide et régulier des principaux magistrats ? Quelle était l'ancienneté en Corse, lors de votre prise de fonctions, des principaux magistrats ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Aujourd'hui, elle est de deux ans et demi en moyenne. Elle était plus longue auparavant. Je vous communiquerai l'ancienneté moyenne des magistrats avant les renouvellements dont je vous ai parlé. C'était variable ; certains étaient là depuis très longtemps, d'autres au contraire étaient arrivés en sortant de l'école et n'avaient qu'une idée, celle de repartir. C'était à la fois les deux sortes d'inconvénients.
Comment peut-on s'assurer du renouvellement ? Les magistrats du siège ont des garanties d'inamovibilité. S'ils ne veulent pas partir, personne ne peut les y forcer. Nous essaierons dans le projet de loi organique sur le statut des magistrats, comme je l'ai indiqué récemment au cours du débat sur le texte chancellerie/parquet, de favoriser cette mobilité, notamment en stipulant des durées maximum de présence dans un poste donné. C'est la seule solution qui soit compatible avec la règle constitutionnelle de l'inamovibilité.
Nous avons facilité le retour de ceux qui souhaitaient revenir sur le continent, en formulant des propositions au Conseil supérieur de la magistrature pour ceux qui étaient de grade, mais pas président de juridiction. Quant au Conseil supérieur de la magistrature, il a fait des propositions, notamment pour le premier président de la cour d'appel.
Lorsque je préside le Conseil supérieur de la magistrature et que nous examinons les mutations, soit de magistrats du siège, soit de magistrats du parquet, j'ai toujours indiqué depuis le début qu'il me paraissait extrêmement important de favoriser un retour dans des conditions plus favorables aux magistrats qui avaient accepté d'aller dans les départements d'Outre-mer ou en Corse, c'est-à-dire dans des postes exposés. Cette politique est en train de se mettre en place, avec la coopération tout à fait positive du Conseil supérieur de la magistrature. On ne décide pas forcément toujours en fonction de l'ancienneté. Je fais des propositions sur ces bases au Conseil supérieur de la magistrature. En tout cas s'agissant de la Corse, j'ai plusieurs exemples.
M. le Président : Pourriez-vous nous fournir une indication sur la " corsisation " du corps des magistrats ? On s'aperçoit, ce qui est normal d'ailleurs, qu'un certain nombre de magistrats souhaitent revenir dans leur territoire d'origine. A l'occasion de l'affaire Bonnet, on a appris que M. Cambérou est lui-même l'époux d'une magistrate d'origine corse. Y a-t-il un pourcentage de Corses plus important qu'ailleurs ou est-ce dans la norme habituelle ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Ce qui me parait important, c'est moins l'origine des gens ou leurs liens personnels que le fait que l'on fasse attention de ne pas nommer directement en Corse, sur des postes exposés, des jeunes qui sortent de l'école et que, d'autre part, la mobilité soit suffisante. C'est pourquoi je ne peux vous donner de pourcentage sur la " corsisation " parce que je n'ai pas raisonné ainsi. Cela ne serait d'ailleurs pas bon, en tant que responsable, de donner le sentiment qu'il y a nécessairement un soupçon parce qu'on est d'origine corse ou qu'on est allié, marié ou qu'on a des compagnons corses.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sur la " corsisation " des emplois de gendarmes ou de policiers, avez-vous des informations qui vous semblent préoccupantes ? Par ailleurs, le gouvernement donne-t-il de nouvelles instructions pour que les fonctionnaires de police, qui se trouvent être souvent d'origine corse, aient une gestion plus habituelle, sans référence à l'origine et au lieu de naissance ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Non, je n'ai pas d'indication particulière sur ce point.
M. Christian ESTROSI : Vous avez indiqué, tout à l'heure, qu'il n'y avait pas d'instructions du gouvernement sur le fait de faire plus appel à la police qu'à la gendarmerie. Avez-vous participé au comité interministériel qui a décidé de la création du GPS ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Dans mon souvenir, des réunions de ministres ont eu lieu lors desquelles chaque ministre a évoqué, dans son domaine, la restructuration qui allait être opérée afin qu'il ne puisse y avoir aucune difficulté ou soupçon. Je pense que la mise au point du GPS a été organisée par une réunion interministérielle au niveau des administrations et des cabinets. Pour ma part, je ne me souviens pas d'un comité interministériel de ministres, présidé par le premier ministre, sur ce sujet. Mais il est vrai que nous avons été tenus au courant des changements dans la gendarmerie, dans la police, comme d'ailleurs dans les autres services de l'Etat, que nous avons participé...
M. Christian ESTROSI : Bien, mais aviez-vous donné votre accord pour la création du GPS ?
Mme Elisabeth GUIGOU : En tous cas, cela n'a pas paru soulever d'objections. Nous a-t-on demandé notre accord... Pour ma part, je ne me souviens pas que l'on ait demandé aux ministres leur accord. Cela a dû se passer dans une réunion entre cabinets.
M. Christian ESTROSI : Mais si votre cabinet y a participé...
Mme Elisabeth GUIGOU : Oui, en tout cas, il n'y a pas eu d'objection.
M. Christian ESTROSI : Vous avez donc considéré que la création du GPS pouvait constituer une amélioration dans l'organisation des services de sécurité pour la lutte contre le terrorisme en Corse.
Mme Elisabeth GUIGOU : Oui, dès lors que c'était présenté, à l'intérieur de la gendarmerie nationale, comme un regroupement de diverses fonctions et une amélioration de l'efficacité interne, encore une fois, sous l'autorité et le contrôle du colonel responsable de la gendarmerie en Corse. Ce n'était donc pas une création extérieure aux structures normales. Cela ne nous a paru présenter aucune difficulté particulière.
M. Christian ESTROSI : Quelles ont été les relations de vos services avec le préfet Bonnet ?
Mme Elisabeth GUIGOU : De mes services, c'est-à-dire de qui exactement ?
M. Christian ESTROSI : Y a-t-il eu une coopération étroite, avec votre feu vert, entre les magistrats corses et le préfet de Corse ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Il y a eu la coopération qui doit normalement s'installer entre le préfet et le procureur, que j'ai toujours encouragée partout. Je ne vois pas comment on peut régler les problèmes de sécurité, sans une bonne coopération entre le préfet et le procureur. Les mêmes instructions générales ont été données, par exemple sur les contrats locaux de sécurité ou sur la participation à la lutte contre la délinquance, aux procureurs de Corse. Cela me parait naturel, et d'ailleurs je n'ai jamais noté de difficultés particulières. A l'arrivée du procureur général Legras, il a pu y avoir quelques discussions, mais chacun a bien précisé quelles étaient ses prérogatives, et cela s'est très bien passé par la suite.
M. Christian ESTROSI : Vous nous avez indiqué que, sous votre autorité, les condamnations avaient été beaucoup plus nombreuses et plus fermes que sous le gouvernement précédent ; parmi les statistiques que vous nous avez données, vous nous avez signalé une condamnation pour un port d'armes, c'est-à-dire que l'on serait passé de zéro à une.
M. le Président : Deux condamnations pour port d'armes ont été citées.
M. Christian ESTROSI : L'une m'a échappé. Je rectifie, deux condamnations pour port d'armes. Cela signifie-t-il que sur le territoire corse, il n'y a pas matière à plus de deux condamnations pour port d'armes aujourd'hui ?
Mme Elisabeth GUIGOU : D'une part, je ne me suis pas exprimée en disant que, sous mon autorité, des condamnations avaient été faites, parce que ce n'est pas le ministre de la Justice qui rend la justice, il faut, M. Estrosi, que vous l'admettiez. Ce sont les magistrats et, par conséquent, je me suis bornée, ce qui peut paraître simple et modeste, mais cela n'avait pas été fait auparavant, à donner des moyens, c'est-à-dire à faire venir de nouveaux magistrats en Corse, et à leur donner les moyens humains et matériels d'exercer leur mission. Ceci est le rôle du ministre de la Justice.
D'autre part, j'ai envoyé en Corse les instructions de politique pénale générales de la même façon que je les envoie aux autres juridictions. Je constate qu'à la suite de l'action conjuguée des autorités administratives - car le taux d'élucidation ne relève pas des magistrats mais bien de la police et de la gendarmerie, la police judiciaire sous ses deux formes - le taux d'interpellation, d'élucidation et ensuite les condamnations ont suivi. Je vous en ai donné quelques exemples qui ne sont pas exhaustifs, mais je tiens à votre disposition des statistiques plus complètes.
Je dois dire d'ailleurs que, dans cette efficacité plus grande de l'action conjuguée de la police, de la gendarmerie, de l'autorité administrative avec les magistrats, il est évident que M. Bonnet a joué un rôle tout à fait important dont il faut lui savoir gré.
M. Christian ESTROSI : Vous nous avez parlé de contentieux administratifs importants, avec une relance d'un grand nombre d'entre eux, notamment dans le domaine de l'urbanisme. Y a-t-il ou y avait-il entre les assassins présumés ou des membres de leurs familles, un ou des contentieux administratifs en matière d'urbanisme en cours, diligentés par l'ancien préfet Erignac ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Je n'ai pas ces informations. J'ajouterai que, s'agissant du contenu de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, ces éléments sont couverts par le secret de l'instruction.
M. le Président : Sans voler au secours de M. Estrosi, il ne s'agit pas tout à fait de cela. La question posée est tout à fait en dehors de l'enquête judiciaire, me semble-t-il. Y a-t-il, parmi ceux qui sont nommés comme étant les auteurs présumés de l'assassinat de M. Erignac, sans nous intéresser à l'enquête elle-même, dans le cadre familial, des procédures administratives qui auraient conduit le préfet Erignac à soumettre à l'appréciation de la juridiction administrative, des problèmes d'urbanisme ? Cela n'a rien à voir avec l'assassinat du préfet Erignac.
Mme Elisabeth GUIGOU : C'est-à-dire si des parents...
M. le Président : En Corse, la famille est une notion...
Mme Elisabeth GUIGOU : Exactement, tout dépend comment on la définit. Pour ma part, je n'ai aucune indication sur le fait que le père, la mère ou...
M. le Président : Le clan, c'est peut-être une expression...
Mme Elisabeth GUIGOU : Tout cela est vague.
M. le Président : Je vais préciser la question de M. Estrosi. La famille Colonna avait-elle des problèmes d'urbanisme qui l'opposaient au préfet Erignac ? C'est ce que vous vouliez dire, monsieur Estrosi...
M. Christian ESTROSI : C'est ce que l'on a pu lire ici ou là.
Mme Elisabeth GUIGOU : On ne m'a pas signalé ces problèmes. Maintenant, peut-être mon information est-elle incomplète. Je note ce point pour le vérifier.
M. Christian ESTROSI : Vous nous avez indiqué que l'ancien procureur de Corse a été changé et qu'une des causes ayant motivé ce changement, aurait été une circulaire qu'il aurait adressée à ses services et qui vous paraissait peu adaptée à la lutte à mener sur le territoire corse, en matière de délinquance. De quelle circulaire s'agit-il ?
Mme Elisabeth GUIGOU : La circulaire, dont j'ai oublié la date mais je pourrai vous la communiquer, doit sans doute être citée dans le rapport de la commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics et la gestion des services publics en Corse. Vous pourrez donc l'y retrouver. Cette circulaire n'est que la manifestation la plus visible de toute une politique qui était menée et qui aboutissait à très peu de poursuites et, en réalité, à laisser s'installer le sentiment d'impunité.
M. Christian ESTROSI : En matière de renouvellement, vous nous avez indiqué que quasiment l'ensemble des magistrats corses avaient été remplacés.
Mme Elisabeth GUIGOU : Non, je n'ai pas dit l'ensemble.
M. Christian ESTROSI : Du moins une grande partie.
Mme Elisabeth GUIGOU : J'ai cité des chiffres exacts que vous pourrez retrouver car mon audition est enregistrée.
M. Christian ESTROSI : Une très grande partie.
Mme Elisabeth GUIGOU : Non, près de la moitié. J'ai cité les chiffres tout à l'heure. Si vous le permettez, je vais éviter de me répéter, ainsi on gagnera du temps.
M. Christian ESTROSI : Ne pensez-vous pas que pour assurer une permanence de l'instruction, il ne serait pas plus sain de changer de manière progressive, à savoir 20 % une année, 20 % l'autre, qu'autant de magistrats en une seule fois ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Vous pouvez avoir votre préférence sur les pourcentages. Pour ma part, je constate les résultats. Nous avons un pôle économique et financier à Bastia, une juridiction spécialisée à Bastia, ce qui n'était pas le cas auparavant, dans la lutte contre la délinquance économique et financière...
M. Christian ESTROSI : Il ne s'agit pas là de remplacements.
Mme Elisabeth GUIGOU : Si, il s'agit de nominations nouvelles.
M. Christian ESTROSI : Je parle de remplacements.
Mme Elisabeth GUIGOU : Quand vous serez ministre de la Justice, vous pourrez fixer un pourcentage de 10 ou de 15 %. Je n'avais pas de pourcentages fixés à l'avance. Il se trouve que l'on a identifié des fonctions et que l'on a fait en sorte d'affecter à ces fonctions, qui devaient être remplies auparavant et qui ne l'avaient pas été, des magistrats qualifiés disposant des moyens nécessaires. C'est ainsi qu'on a raisonné. J'ai déjà donné le résultat qui est d'un peu plus de 40 % du renouvellement des magistrats.
M. Christian ESTROSI : Il y a quelques jours, ont eu lieu successivement deux conférences de presse, organisées par deux groupes de nationalistes. Avez-vous donné des instructions pour que soient engagées les poursuites ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Je n'ai pas à donner d'instructions pour engager des poursuites. Je ne donne pas d'instructions particulières aux procureurs. Ce sont eux qui savent ce qu'ils ont à faire.
M. Christian ESTROSI : Je parle d'instructions générales.
Mme Elisabeth GUIGOU : Mais les instructions générales sont que l'on poursuit toutes les contraventions à la loi, dès lors que l'on peut le faire, c'est-à-dire que l'on a identifié les gens qui se rendent coupables de ces infractions et que les ayant identifiés, on les a interpellés.
M. Christian ESTROSI : Dans ce cas, le procureur vous a-t-il tenu informé de poursuites qu'il aurait engagées ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Je n'ai pas d'indications particulières à ce jour sur ce point.
M. Christian ESTROSI : Sur une affaire aussi importante, le procureur n'informe pas le Garde des sceaux ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Si, l'ensemble des affaires de Corse fait l'objet d'une information, mais là nous avons manifestement un problème d'identification des personnes qui se sont exprimées.
M. Christian ESTROSI : Vous n'avez donc pas d'informations particulières.
M. Roger FRANZONI : Il ne faut pas exagérer l'importance de deux ou trois bons-hommes, que l'on appelle un collectif... Chaque jour, il y a des collectifs dans les villages et on n'a jamais rien fait. Chaque jour, un collectif insultait la France. On n'a jamais bougé. Alors pour une fois que l'on bouge...
M. le Président : La parole est à M. Jean-Yves Gateaud, secrétaire.
M. Jean-Yves GATEAUD : Je voudrais vous poser trois questions relativement simples et qui sont presque des questions de profane par rapport à la Corse. Ce sont sans doute celles que se pose l'homme de la rue.
Je lisais un hebdomadaire ce matin selon lequel l'enquête des gendarmes a continué hors de tout contrôle par la justice lorsque la gendarmerie a été dessaisie de l'affaire de Pietrosella. Qu'en pensez-vous ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Je n'ai pas à en penser quoi que ce soit. Je n'ai pas d'informations sur ce sujet. Je ne me détermine pas en fonction de ce que je peux lire dans la presse. Il faut se rappeler que les gendarmes étaient en charge, jusqu'à début décembre de l'enquête Pietrosella, et que le pistolet qui a servi à tuer le préfet constitue le lien entre Pietrosella et l'enquête Erignac, confiée depuis le début aux brigades spécialisées à Paris. A ma connaissance, ces deux enquêtes ont progressé sous le contrôle judiciaire, avec le juge Thiel pour Pietrosella. A un moment, le magistrat instructeur a jugé utile et nécessaire de regrouper l'ensemble des investigations à Paris ; sans doute pour différentes raisons, il lui a paru plus efficace de procéder à ce regroupement. C'est un choix qui relève de son indépendance.
Le gouvernement, interrogé à plusieurs reprises à l'Assemblée nationale sur cette question, s'est exprimé et a donné les éléments en sa possession sur d'éventuelles écoutes. Aucune écoute non légale n'avait été autorisée par le gouvernement.
M. Jean-Yves GATEAUD : Selon vos informations, rien ne permet d'affirmer cela.
Mme Elisabeth GUIGOU : Rien, selon les informations dont je dispose.
M. Jean-Yves GATEAUD : C'est ce que je voulais savoir puisque l'hebdomadaire en question met en cause une déclaration gouvernementale sans rien prouver, ni rien avancer qui pourrait étayer son affirmation.
M. le Président : C'est souvent le cas sur des affaires corses.
M. Jean-Yves GATEAUD : Il est quand même important d'avoir l'opinion du ministre en charge de ce secteur.
Ma deuxième question est la suivante. Selon votre connaissance de ces dossiers et les synthèses que vous pouvez faire, quelle vision avez-vous à ce jour, sur la part du politique dans cette grande délinquance en Corse ? En clair, l'un des moyens de l'action judiciaire et politique contre le terrorisme ne serait-il pas déjà de faire la part des choses et la preuve qu'il y a, dans cette grande délinquance, ces attentats et ces plastiquages, une part d'éléments d'ordre purement crapuleux répondant à des buts personnels, n'ayant rien à voir avec le politique ?
Mme Elisabeth GUIGOU : C'est très difficile à dire. Les informations judiciaires en cours nous apporteront des éléments d'éclaircissement. On peut toutefois dire, en restant très général, qu'il est probable, voire certain, qu'une partie du nationalisme a été alimentée par de la délinquance économique et financière, parce qu'on ne fait pas de la clandestinité sans argent. C'est aussi simple que cela. Mais je n'ai aucune certitude. Les instructions en cours, notamment la lutte contre la délinquance économique et financière, nous permettront de mettre cela à jour.
M. Jean-Yves GATEAUD : Ma troisième question est la suivante. Dimanche dernier, je regardais " Zone interdite " sur M6. Le patron de Nouvelles frontières indiquait, en toute simplicité et toute sérénité, qu'après avoir vu ses établissements plastiqués à plusieurs reprises en Corse, il s'était laissé dire que s'il finançait le Football club de Bastia, à une hauteur d'environ 3 MF, cela pourrait arranger certaines choses. Il attribuait logiquement le fait que ses établissements ne sautaient plus à son sponsoring un peu forcé.
Personnellement, je ne pense pas que dans aucune autre région française, le sponsoring fonctionne ainsi. Étant maire d'une ville où il y a un club de football relativement important, je n'ai jamais vu les choses fonctionner ainsi. Si elles fonctionnaient ainsi, personne ne trouverait cela normal et acceptable. Quels sont les moyens qu'a la justice d'intervenir dans ce type d'affaires et de comportements ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Les moyens de la justice. Nous sommes convaincus que le racket - c'est ce dont il s'agit - économique et financier est une des causes majeures du moindre développement de la Corse. Par conséquent, c'est une des priorités, mais je n'ai pas d'indications particulières sur l'exemple que vous donnez.
M. le Président : Excusez-moi de prolonger la question de M. Gateaud. Dans n'importe quel département de France, si une telle déclaration était faite, le procureur de la République convoquerait immédiatement l'auteur de cette déclaration pour lui demander quelques informations sur les affirmations, devant l'opinion, faisant état de pressions dont il aurait fait l'objet. Comment se fait-il qu'en Corse, il n'y ait pas immédiatement une réaction de la magistrature ?
Mme Catherine TASCA : Ils ne regardent peut-être pas M6 !
M. le Président : Peut-être est-ce cela ? Recevez-vous, monsieur Franzoni, M6 en Corse ?
M. Roger FRANZONI : Tout à fait.
Mme Elisabeth GUIGOU : Il faut que les procureurs soient saisis. Je vais poser la question de savoir si le parquet s'est saisi de cette information. Vous souvenez-vous de la date de cette émission ?
M. Jean-Yves GATEAUD : C'était dimanche.
Mme Elisabeth GUIGOU : Il s'agit donc de l'émission " Zone interdite " sur M6.
M. le Président : J'espère que l'absence de saisine ne s'explique pas uniquement par le fait que le procureur général Legras est en poste en Corse, mais que sa famille est restée sur le continent sans doute pour éviter les pressions. Ces magistrats subissent le fait de ne pas vivre normalement sur le territoire corse. On nous a parlé de quelques exemples de magistrats exerçant en Corse, mais dont les familles étaient restées sur le continent.
Mme Elisabeth GUIGOU : C'est leur choix et il faut le respecter.
M. le Président : Oui, mais ce choix est sans doute le résultat de pressions que l'on exerce sur eux. C'est ce que je veux dire.
Mme Elisabeth GUIGOU : Le procureur général de Corse en particulier est très exposé et on peut concevoir qu'il préfère voir sa famille rester sur le continent.
M. le Rapporteur : Pourriez-vous préciser la façon dont la politique de sécurité en Corse est définie au niveau gouvernemental ? On a eu le sentiment qu'avant 1997, il y avait un ministre - on nous a parlé de ministre pilote -, celui de l'Intérieur, qui manifestement avait concentré entre ses mains l'ensemble de la politique en Corse. Est-ce le cas aujourd'hui ? Quel est le rôle de Matignon dans la définition de cette politique ?
Ma deuxième question concerne plus précisément le dispositif anti-terroriste et les relations entre les magistrats et la police. Sans revenir sur un débat plus général sur le contrôle de la police judiciaire par la justice, un certain nombre d'éléments ont quand même été soulignés lors de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. Je voulais avoir votre sentiment sur ce point. Il s'agit tout d'abord d'une note très circonstanciée du chef de la Division nationale anti-terroriste (DNAT) au ministre de l'Intérieur, d'ailleurs parue dans la presse, expliquant l'état de l'enquête. Était-ce vraiment au ministre de l'Intérieur que cette note aurait dû être adressée ? Par ailleurs, il y a eu une réunion, relevée par la presse, entre le juge Bruguière, le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur et le responsable de la DNAT, au ministère de l'Intérieur. Pensez-vous que ce sont des " pratiques " normales ?
Mme Elisabeth GUIGOU : S'agissant de l'organisation de la politique gouvernementale en Corse, aucun ministre n'est chargé spécifiquement du dossier corse puisque le Premier ministre a souhaité - à bon escient - que tous les ministres pouvant être concernés par l'ensemble des problèmes qui se posaient à la Corse (sécurité, économiques, sociaux, d'urbanisme, d'environnement, agricoles, d'éducation) soient suivis par les ministres compétents.
Le Premier ministre a mené deux ou trois réunions pour bien mettre au point la politique du gouvernement, faire le bilan de ce qui avait été fait pour que l'action de l'Etat soit plus efficace. C'est vrai que se tient, une fois par mois, une réunion des directeurs de cabinet autour du directeur de cabinet du Premier ministre pour faire le point, périodiquement, dans l'intervalle des réunions de ministres, sur la politique du gouvernement en Corse, sous tous ses aspects.
Cette politique interministérielle est la bonne, me semble-t-il. Tout d'abord, elle permet que le gouvernement agisse dans le même sens, elle montre que la politique de sécurité est importante, mais qu'elle ne peut être la seule, que le problème de la Corse ne se résume pas à un problème de sécurité, même s'il est majeur, et qu'il y a également des problèmes de développement.
Sur le rôle de la division nationale anti-terroriste - je m'aperçois d'ailleurs que j'ai omis de répondre à une question précédente de votre président - je considère normal de centraliser à Paris la lutte anti-terroriste. S'agissant de tels dossiers, il faut une mobilisation de moyens de police de tous ordres, que l'on trouve dans les grands services parisiens. Je ne suis pas opposée à cette centralisation de la lutte anti-terroriste, ce qui suppose que les juridictions corses restent saisies des autres dossiers. Mais nous voyons que c'est le cas, parce qu'il est important que, pour toutes les autres affaires, la justice, la police et les services d'enquête fonctionnent en Corse, comme ailleurs sur le territoire national.
Cette réunion dont vous parlez a-t-elle eu lieu ? Personnellement, je n'en ai pas la confirmation ; je l'ai lu, comme vous, dans la presse. Je pense qu'il est très important que le ministre de l'Intérieur, responsable de la lutte anti-terroriste, soit informé par ses services, mais que s'agissant d'enquêtes judiciaires, enquêtes préliminaires ou instructions, il est également très important que les investigations restent placées sous le contrôle des magistrats. Je crois que le ministre de l'Intérieur a besoin d'être informé pour diriger, avec efficacité, les services dont il a la charge.
En matière de lutte anti-terroriste, nous avons vécu des périodes graves. Nous ne pouvons exclure que, s'agissant du terrorisme islamique en particulier, il y ait des menaces qui ont été exprimées dans la presse. Nous sommes là en présence d'une forme de délinquance qui mérite un traitement particulier, avec des moyens particuliers centralisés.
M. le Président : On comprend tout à fait que ces affaires de terrorisme nécessitent une centralisation et la mise à disposition de moyens exceptionnels. Mais selon le chiffre qui nous a été donné, sur environ douze mille attentats, quatre ou cinq mille ont été revendiqués, soit un peu plus d'un tiers. Pour ceux qui restent, la délocalisation de ces dossiers est-elle une bonne chose ? Cela ne prive-t-il pas les enquêteurs de la connaissance qu'ils peuvent avoir du terrain, de la pression qui peut s'exercer sur place ? Quand on examine les résultats de la section anti-terroriste, je suis obligé de dire qu'ils sont loin d'être exceptionnels par rapport à l'élucidation d'un certain nombre de dossiers. Je ne parle que de la Corse.
Est-ce dû au phénomène d'usure ? Pour le dire clairement, cette section ne s'est-elle pas confinée à une sorte de cercle très limité, restreint, constituant une sorte d'élite de magistrats se prenant finalement pour ce qu'ils ne sont pas. Ce dérapage ne s'est-il pas produit au fil des années ? Très franchement, quand on regarde agir le juge Bruguière, je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas une part de " show " qui accompagne en permanence sa démarche de magistrat. Je dis franchement que cela me gêne quelque peu. Lors de la dernière mise en scène sur la reconstitution de l'assassinat du préfet Erignac, était-il nécessaire d'en faire autant, de publier des photographies dans Paris Match... Il y a des limites à une action sereine de la justice. Je n'ai pas le sentiment qu'elle soit sereine en ce domaine. C'est un sentiment dont je vous fais part, sans aucune affirmation.
Mme Elisabeth GUIGOU : Je vous laisse la responsabilité de ce sentiment.
M. le Président : Bien entendu, mais je vous demandais si vous le partagiez ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Je conçois tout à fait que lorsqu'on est élu, on s'autorise une plus grande liberté d'appréciation, mais dans les fonctions que j'exerce, vous ne me ferez rien dire qui pourrait être interprété comme fragilisant l'action d'un magistrat en charge d'un dossier, de surcroît particulièrement délicat.
M. le Président : La réponse est suffisante, madame.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous avez, à plusieurs reprises, expliqué qu'une volonté politique affichée avait des effets dissuasifs probants. Dans cet esprit, souhaitez-vous une dissolution , en conseil des ministres, d'Armata Corsa, association de fait, justement pour l'effet d'affichage ?
Mme Elisabeth GUIGOU : Comme toujours dans les effets d'affichage, il faut se méfier car cela peut être absolument contre-productif. Je ne crois que nous ayons intérêt à donner à ce type d'initiative plus d'importance qu'il n'en a réellement. Selon les indications qui m'ont été données, cette nouvelle petite organisation comprend vraisemblablement des gens qui contestent l'attitude prise par M. Talamoni - élections, légalité, etc. - et déplorent que certains éléments du nationalisme ne soient pas aussi purs que les purs pourraient le souhaiter. Ce sont les indications dont je dispose.
Il faut faire très attention. On n'empêchera pas les médias de donner des informations, mais moins on grossira ce genre de chose, mieux on se portera, tout en restant très vigilant et en ayant des informations aussi précises que possible sur la nature de ces mouvements, sur leurs buts, en les soumettant à une surveillance étroite et, si possible, à des actions de police et de justice.
M. le Président : En reprenant l'identification des participants à Tralonca, on retrouverait sans doute ceux qui ont participé à " Armata Corsa ", à condition de les avoir poursuivis à l'époque.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Cela veut dire que la gestion est très subtile, de même que les appréciations sur la gestion.
M. le Président : Je pense qu'il en est ainsi.
M. Roger FRANZONI : Je pourrais en dire long sur la longévité de la magistrature en Corse et sur beaucoup d'aspects, mais ce n'est pas mon propos. Madame la ministre, une expression m'horripile, celle de l'Etat de droit. On a l'impression qu'il y a eu un décret, à un moment donné, disant que la loi française continentale s'appliquerait à cette partie de la métropole qui est insulaire. Je préférerais que l'on dise application ou respect de la loi.
Mme Elisabeth GUIGOU : Je vous ai parlé de respect de la loi.
M. Roger FRANZONI : Mais plus d'Etat de droit.
M. le Président : Madame Guigou n'a pas utilisé cette expression d'Etat de droit, elle a d'ailleurs commencé son exposé par ce point.
M. Roger FRANZONI : On entend cette expression tous les jours. J'ai lu, dans plusieurs journaux, par rapport à cette malheureuse affaire des paillotes, qu'il n'y a plus d'Etat de droit. On l'a entendu à la radio, de même qu'à l'Assemblée dans les questions posées par les uns et les autres. J'ai plaidé pendant quarante ans et nous avions un code qui s'appelait le code Napoléon, ce n'était quand même pas parce qu'il était corse ! Ou alors c'était une législation corse que l'on appliquait à la France... Madame la ministre, ne permettez plus que l'on parle d'Etat de droit, mais de respect et d'application de la loi pour tout le monde. On n'en demande pas plus.
Mme Elisabeth GUIGOU : Je suis d'accord avec vous. Je l'ai d'ailleurs dit pour commencer.
M. Christian ESTROSI : Dans le prolongement de la question et de la réponse que vous avez apportée à M. Donnedieu de Vabres, finalement, madame la ministre, vous appliquez le même raisonnement que celui que vous reprochiez aux précédents gouvernements.
Mme Elisabeth GUIGOU : C'est vous qui le dites ! Je dis que dès lors que l'on identifie des personnes qui se rendent coupables d'actions clandestines et illégales, la justice n'aura alors aucune espèce d'indulgence. S'agissant de mesures administratives de dissolution, je ne sais pas si c'est la façon la plus efficace de lutter contre ce type de mouvement. Il faut se poser la question de la médiatisation supplémentaire qu'inévitablement... Maintenant, s'agissant de l'action judiciaire, elle n'accordera d'impunité à personne, contrairement à ce qui a pu se pratiquer, semble-t-il, dans des périodes antérieures.
M. le Président : Nous vous remercions et souhaiterions que vous puissiez nous communiquer, dans des délais raisonnables, les renseignements que nous avons demandés auxquels s'en ajouteront d'autres.
Audition de M. Bernard SQUARCINI,
directeur central adjoint des renseignements généraux
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 6 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Squarcini est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Squarcini prête serment.
M. le Président : Monsieur Squarcini, vous avez été chef de la division " enquêtes et recherche " des renseignements généraux, puis sous-directeur de la recherche et adjoint de M. Yves Bertrand. Nous avons souhaité vous entendre parce que l'activité de renseignements est un élément essentiel de la connaissance du milieu terroriste en Corse et, d'une façon plus générale, de la conduite des enquêtes.
Il semble que, du moins dans le passé, les services de renseignements en Corse ont connu un certain nombre de dysfonctionnements. Le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany, citant un ancien préfet adjoint pour la sécurité, dénonçait " l'insuffisance du renseignement opérationnel ".
C'est sur ces dysfonctionnements que nous souhaitons vous entendre. Bien évidemment, si vous possédiez des éléments d'information complémentaires sur la situation spécifique en Corse, notamment sur la part qu'il convient de faire entre l'activité terroriste au sens politique du terme et l'activité habituelle exercée par quelques membres de milieux plus ou moins mafieux ou liés au banditisme, il serait intéressant que vous nous les donniez.
M. Bernard SQUARCINI : Monsieur le Président, je tiens tout d'abord à rappeler qu'avant d'avoir été sous-directeur de la recherche, j'ai précédemment exercé à Ajaccio les fonctions d'adjoint au directeur régional des renseignements généraux. Venant de Bretagne et avant de partir au Pays basque, j'ai traité pendant quatre ans la question politique corse sous toutes ses formes, à la fois de façon ouverte et fermée.
M. le Président : Pour dissiper immédiatement tout doute, vous êtes d'origine corse, n'est-ce pas ?
M. Bernard SQUARCINI : Absolument. Je suis originaire d'Ajaccio par mon père et j'y ai des attaches familiales. C'est d'ailleurs à ce titre que j'avais été choisi par le préfet Broussard, ceci étant précisé pour lever toute ambiguïté. J'ai connu à l'époque quatre préfets adjoints pour la sécurité, et les fonctionnaires des renseignements généraux avaient l'habitude de fréquenter cette autorité. C'est en effet une originalité du statut de la Corse : un double commandement à la fois administratif, assuré par préfet de région, et opérationnel sur les problèmes de sécurité.
La sous-direction de la recherche que je dirige, de façon cumulée avec les fonctions d'adjoint au directeur central des renseignements généraux, a pour mission de traiter les problèmes terroristes sous une forme analytique et sous une forme opérationnelle. Outre les problèmes de séparatisme violent, qu'ils soient corses, bretons ou basques, nous traitons essentiellement des problèmes du GIA et du phénomène euro-droite/euro-gauche qui, malheureusement, continue encore à faire parler de lui. Autant dire que l'on a su dégager, au fil des années, une méthode de travail largement reconnue au niveau européen, je tiens à le souligner.
En ce qui concerne la Corse, puisque j'étais en poste pendant quatre ans sur place, je me suis aperçu du vide et de certaines difficultés à pouvoir travailler normalement, comme dans les autres régions françaises. Après être passé au Pays basque, j'ai été nommé chef de la division " enquêtes et recherche " qui s'occupe, au sein de la sous-direction de la recherche à Paris, de toute la partie opérationnelle du renseignement lié à l'activité terroriste ; j'ai donc pu mettre en pratique toutes les idées que j'avais pu relever ici et là, en fonction de mon expérience.
En 1990, j'ai créé, au sein de la sous-direction et plus spécialement au sein de la division " recherche ", un groupe spécialisé dans les filatures et les surveillances sur le problème corse. En effet, ici et plus qu'ailleurs, il fallait absolument traiter le problème avec une certaine continuité et une spécialisation. Nous avions :
- d'une part, une cellule " analyses " au niveau central qui savait apprécier l'état de la menace et suivait les grandes évolutions du mouvement nationaliste corse, puisque celui-ci était alors en proie à des mutations, parfois violentes suite à des dissidences internes,
- d'autre part, un pendant opérationnel, qui consistait à essayer de prévenir des actions violentes dans l'hexagone comme en Corse ou, en cas d'échec, à essayer avec la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), d'identifier les auteurs et de les neutraliser suivant les règles procédurales en vigueur.
Cette activité a été soutenue, elle dépendait également des instructions que l'on recevait ainsi que du pouvoir d'initiative que l'on pouvait avoir en tel point de la région corse ou depuis Paris. La chaîne de commandement commençait par l'appréhension du phénomène politique corse et la très bonne connaissance des originalités nationalistes. Il s'agissait ensuite de dégager des objectifs de travail, d'humer l'air, de suivre des gens de façon à mieux connaître et saisir leur environnement relationnel, et enfin de décider si certains objectifs de travail devaient faire l'objet d'une procédure judiciaire pour neutraliser ces personnes et les déférer à la justice.
Depuis un certain nombre d'années, on vit dans une ambiguïté, car il s'agit d'un problème policier, certes, mais aussi politique. L'aspect policier représente peut-être 40 à 50 % de la solution, mais il y a également des avancées économiques, culturelles, sociales que le monde politique, dont vous faites partie, connaît parfaitement bien.
Nous sommes donc un service de renseignements et un service à vocation plus opérationnelle, ainsi que cela a été démontré encore récemment, mais il est vrai que notre activité n'évolue pas de façon très rapide. Il faut d'abord une politique d'accompagnement en termes de personnels. Or, la réalité est qu'il y a de moins en moins de volontaires pour servir en Corse. Contrairement à la gendarmerie, nous ne faisons pas campagne ; c'est un vieux droit acquis que nous n'avons pas...
M. le Président : Quand vous dites que vous ne faites pas campagne, vous faites référence aux campagnes simples des gendarmes en poste en Corse ?
M. Bernard SQUARCINI : Absolument. C'est un vieux privilège du temps des bandits corses puisqu'à l'époque, c'est la gendarmerie qui allait dans les montagnes pour rechercher les bandits. Actuellement, la charge est répartie entre tous les services de sécurité en Corse.
Nous n'avons donc pas cet attrait en matière de retraite, ni d'avantages particuliers, ne serait-ce que sur les transports, à la différence des policiers travaillant dans les DOM-TOM. De plus, la vie est plus chère en Corse que sur le continent. En conséquence, rien n'est fait pour fidéliser ou attirer des fonctionnaires compétents que l'on peut détecter dans tout autre département du territoire national.
Pour pallier cet état de fait, nous avons mis en place une structure de coordination opérationnelle, spécialisée dans le renseignement, entre Paris, Marseille et la Corse. En pratique, le renseignement est recueilli sur place, ce qui est tout à fait normal, puis il remonte à Paris où il est enrichi et travaillé ; il fait ensuite l'objet d'un support logistique parisien et plus anonyme et s'accompagne de l'envoi de renforts opérationnels de nos structures zonales installées à Marseille.
Concrètement, lorsqu'un objectif est analysé et identifié en Corse, il remonte à Paris où il est traité, par nous-mêmes au niveau central. Nous envoyons nos effectifs en renfort, qui sont moins connus sur place mais qui connaissent très bien le terrain. Nous sommes également épaulés par des policiers de la structure opérationnelle de Marseille qui a une très grosse compétence géographique. Enfin, nous pouvons, lorsque les objectifs sont trop nombreux, faire appel à la Direction générale de la police nationale (DGPN), à l'UCLAT et plus spécialement au RAID, qui est non seulement un service d'intervention mais également un service de filature. Tout ceci se fait en sous-traitance et en parfaite collaboration avec les fonctionnaires de la Division nationale antiterroriste, ces derniers étant placés sous la direction des magistrats instructeurs lorsque des informations judiciaires sont ouvertes.
Nous avons donc mis en place une méthode de travail qui a porté ses fruits dans les affaires concernant le GIA, l'ETA militaire ou d'autres, avec des personnes qui recueillent le renseignement, d'autres qui le traitent, l'enrichissent, viennent apporter leur soutien de façon plus anonyme et continue. Nous avons les moyens de travailler dans la durée, ce qui est indispensable - car nous sommes dans un système où la charge de la preuve, essentielle, est très longue à obtenir - et sommes spécialisés dans le renseignement à des fins judiciaires.
Notre action se réalise sous la coordination de l'UCLAT dirigée par le directeur général de la police nationale, et nous obéissons au travers de diverses réunions, à ses directives ; celles-ci portent sur des thèmes précis, le plus souvent, pour ne pas dire dans la majorité des cas, dans le cadre de procédures judiciaires en cours. D'ailleurs, les structures centralisées parisiennes viennent travailler sur le terrain. Voilà brièvement exposée la chaîne de travail telle qu'on peut la démonter. J'ajoute que le préfet adjoint pour la sécurité en Corse est toujours informé de notre action.
M. le Président : Depuis quelle époque cette chaîne fonctionne-t-elle ?
M. Bernard SQUARCINI : En ce qui me concerne, elle a commencé à fonctionner depuis que j'ai créé moi-même un groupe spécialisé à Paris en 1990.
M. le Président : Vous nous avez indiqué que les renseignements généraux travaillent en amont de l'intervention judiciaire. Comment expliquez-vous dès lors que sur une affaire comme celle de Tralonca, les renseignements généraux n'aient absolument pas obtenu, selon les indications qui nous ont été fournies, de renseignements alors que cette manifestation rassemblait 600 personnes armées et cagoulées ? Aviez-vous des informations sur ce rassemblement ?
M. Bernard SQUARCINI : Nous avions eu des bribes d'information concernant un événement de caractère médiatique, sans en connaître le lieu et l'heure exacts. Toutefois, dans les jours précédents, nous avions fait effectivement remonter quelques éléments laissant entendre qu'il pouvait se tenir une conférence de presse, contrairement à celle du week-end dernier pour laquelle nous n'avons recueilli aucune indication ; il est vrai que le contexte est tout à fait différent et que la conférence de presse récente ne concernait que des journalistes locaux.
Pour Tralonca, nous avions eu quelques éléments, mais ils étaient imparfaits et incomplets. Il faut dire que la tenue de conférences de presse en Corse répond à un rite et à un modus operandi basé sur la sécurité des gens qui convoquent mais aussi sur la crainte que peuvent éprouver les journalistes, après coup. Depuis 1976, la Corse a connu nombre de conférences de presse clandestines qui font partie malheureusement du folklore, et nous n'avons pas souvent été au courant de ces manifestations qui se préparent dans le plus grand secret. Cependant, certaines conférences de presse nous ont permis de neutraliser et d'arrêter leurs auteurs.
M. le Président : Comment expliquez-vous que la gendarmerie ait été informée de cette conférence de presse dont elle a pratiquement identifié les participants ? N'auriez-vous pas reçu, question annexe, des ordres pour ne pas procéder à des investigations sur cette affaire puisque, nous le savons aujourd'hui, il y avait alors des négociations entre les mouvements nationalistes et le ministère de l'Intérieur ? Ne vous aurait-on pas demandé de vous tenir à l'écart de cette affaire, de manière à ne pas gêner la démarche du ministre qui se rendait en Corse le lendemain de cette conférence de presse ?
M. Bernard SQUARCINI : Non seulement nous n'avons eu aucune instruction formelle en ce sens, mais encore Tralonca étant un petit village au fin fond de l'intérieur de l'île, accessible par quelques routes seulement, il était tout à fait normal que la gendarmerie soit parfaitement au courant ; en revanche, elle n'était pas informée de la conférence de presse du week-end dernier, Dieu sait pourtant si les forces de l'ordre sont mobilisées ! Par ailleurs, nous avons, dans la nuit, communiqué le texte de la conférence de presse de Tralonca au directeur général, qui l'a transmis au ministre, à chaud, c'est-à-dire avant son départ pour la Corse à 6 ou 7 heures du matin.
Le terme " négociations " est peut-être un peu fort parce qu'il n'y avait pas grand chose à proposer, mais qu'il y ait eu des contacts...
M. le Président : Attendez, monsieur Squarcini, vous êtes aux renseignements généraux, vous n'êtes pas un enfant de ch_ur ! Se mettre d'accord sur la rédaction d'un communiqué, c'est déjà une négociation.
M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait, monsieur le Président.
M. le Président : Si, dans le discours ministériel, on apporte des réponses aux questions qui ont été posées préalablement et si vous n'appelez pas cela une négociation, qu'est-ce que c'est, à votre avis ?
M. Bernard SQUARCINI : Très bien, c'est une négociation.
M. le Président : Les fax sont partis de la préfecture, vous le saviez aussi quand même !
M. Bernard SQUARCINI : Pas du service des renseignements généraux.
M. le Président : Non, certes.
M. Bernard SQUARCINI : Le problème est de savoir à quelle heure ils sont partis, si c'est quatre jours avant ou dans la nuit. Si c'est dans la nuit, ce sont les nôtres. Nous avons couvert notre mission d'information durant la nuit, après coup malheureusement, mais c'est tout ce que nous avons pu faire.
M. le Président : Autre question portant sur un événement plus récent. Lors de l'arrestation des assassins de Claude Erignac, comment est-il possible que l'un d'entre eux ait pu passer au travers des mailles d'un filet qui semblent quand même assez larges pour laisser passer un gros poisson et pas le menu fretin, en l'espèce ? Comment expliquez-vous qu'Yvan Colonna ait pu échapper à la police alors qu'il avait fait des déclarations assez spectaculaires, en donnant une interview à un journaliste du Monde et que l'on avait identifié les auteurs de l'assassinat depuis décembre dernier ?
Un certain nombre d'entre eux avaient en tout cas déjà été identifiés, même si tous ne l'avaient pas été, notamment peut-être Yvan Colonna. Toutefois, une surveillance particulière n'avait-elle pas été mise en place de manière à éviter qu'il ne puisse s'enfuir et que les autorités ne soient placées dans la situation actuelle où certains suspectent qu'il s'agit d'un acte volontaire ?
M. Bernard SQUARCINI : Monsieur le Président, permettez-moi de vous dire que cette enquête a duré quinze mois, que nous sommes dans une procédure criminelle et que la charge de la preuve est particulièrement lourde. Si l'on avait pu arrêter Yvan Colonna, nous en aurions été heureux, car il faisait partie d'une équipe que l'on a eu du mal à identifier et dans laquelle le rôle respectif de chacun n'a pu être connu que dans les dernières heures de la garde à vue, avant les déferrements devant l'autorité judiciaire.
Les différentes opérations de surveillance de cette équipe se sont faites sous le contrôle étroit de la police judiciaire et des magistrats, car nous ne travaillons pas de façon isolée et, dans le cas présent, nous n'avions vraiment plus le droit de prendre d'initiative ou de décider d'une stratégie au moment des interpellations.
Il nous a fallu suivre ces personnes, les voir vivre, connaître leurs relations, ce qui n'a pu se faire sans difficulté. En effet, après les attentats de Vichy, Strasbourg et Pietrosella, " rien ne bougeant " selon les termes des intéressés, ils décident de passer à la vitesse supérieure, de commettre un acte grave. Après l'avoir commis, ils s'aperçoivent que l'onde de choc créée est vraiment très importante. Dès lors, ils décident de ne plus se voir et de faire disparaître tous les indices. Pour nous, il a donc été très difficile de pouvoir reconstituer les relations des uns et des autres, ce fut un travail de longue haleine.
Nous avons opéré deux surveillances très intéressantes, l'une le 19 août 1998, une filature Bastia-Ajaccio/Ajaccio-Bastia, le groupe du nord rencontrant le groupe du sud en la personne d'Alain Ferrandi, le seul à connaître également l'équipe du sud ; l'autre au mois de janvier 1999, une réunion à Cristinacce, dans les environs d'Evisa, sur les hauteurs de Sagone.
Lorsque l'on décide de passer à la phase des interpellations, la police judiciaire préfère, pour des raisons de discrétion, procéder par cercles concentriques car cette stratégie permet d'éviter de mêler trop de monde à l'affaire, notamment au sein des services locaux. Le choix de cette stratégie relève de la DCPJ. A ce moment-là, le rôle d'Yvan Colonna n'est pas connu. Il ne le sera que dans les dernières heures, parce que Pierre Alessandri, son meilleur ami d'enfance, en parle.
Le drame de cette enquête est que malheureusement, elle a été et continue d'être fortement médiatisée, les journalistes allant quérir leurs informations directement auprès des suspects. Pour nous, il devenait dès lors difficile de travailler normalement, avec la sérénité requise dans ces cas-là.
M. le Président : Qui médiatise cette enquête ?
M. Bernard SQUARCINI : Il y a tout d'abord des d'initiatives de la presse.
M. le Président : Si la presse n'a pas d'éléments d'information, son initiative est relativement limitée !
M. Bernard SQUARCINI : Je pense qu'elle a beaucoup d'éléments d'information.
M. le Président : Qui les lui fournit, à votre avis ?
M. Bernard SQUARCINI : Je ne sais pas, il doit y avoir des fuites plus ou moins orientées dans certains milieux policiers ou judiciaires, mais pour nous, il est très difficile de travailler dans ces conditions. Nous n'avons aucune raison d'aller discuter de nos objectifs de travail avec des journalistes, mais nous constatons qu'ils sont relativement bien au courant. Il est vrai que cette enquête a connu différents stades de coordination judiciaire, ce qui a peut-être entraîné certaines frustrations, que je comprends parfaitement.
M. le Rapporteur : Vous faites allusion au fait que le juge Thiel avait confié l'enquête sur Pietrosella à la gendarmerie... ?
M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait. Dans cette enquête, il y avait en fait quatre enquêtes et deux juges saisis : le juge Thiel était saisi des attentats de Vichy, Strasbourg et Pietrosella, et le juge Bruguière de l'affaire Erignac, dans le cadre de la flagrance. Nous avons plusieurs petites " alvéoles ", le tout étant d'essayer de coordonner l'activité des uns et des autres. C'est là manifestement, en termes judiciaires, que les difficultés surgissent. Pour nous, service de renseignements, que nous donnions le renseignement à la gendarmerie ou à la police judiciaire, soyez bien sûrs que cela ne nous pose aucun problème. Nous avons toujours entretenu les meilleures relations avec les gendarmes.
M. le Rapporteur : Sauf que vous avez l'habitude de travailler avec la DNAT.
M. Bernard SQUARCINI : Oui, tout simplement parce que les services de police judiciaire plus spécialement saisis de ces problèmes restent ceux de la DNAT par la décision des juges. Si demain, la justice décide de saisir la gendarmerie comme elle l'a fait au Pays Basque pour Iparretarrak, et si les renseignements généraux disposent d'un " tuyau " sur Iparretarrak, ils le donneront à la gendarmerie ; cela s'est déjà fait, rassurez-vous.
M. le Président : Vous nous parlez de quatre enquêtes : Thiel, Bruguière...
M. Bernard SQUARCINI : Avec deux juges. Au départ, les quatre enquêtes étaient séparées. La gendarmerie était saisie sur Pietrosella. Cela ne nous a posé aucun problème : nous sommes allés voir les gendarmes et avons discuté avec eux des maigres indices et détails susceptibles de faire évoluer l'enquête ; mais cela est considéré comme anodin dans le monde judiciaire.
M. le Président : Avez-vous le sentiment que l'entente entre les juges Thiel et Bruguière était bonne ?
M. Bernard SQUARCINI : J'ai choisi les renseignements généraux pour éviter d'avoir des contacts avec les magistrats.
M. le Président : C'est une réponse habile, mais ce n'est pas tout à fait celle que j'attendais...
M. Bernard SQUARCINI : D'après ce que j'ai pu lire dans la presse, il est évident que cela ne se passait pas toujours bien. La galerie Saint-Eloi est une ruche bourdonnante ; il y a énormément de travail. Certaines affaires sont plus médiatiques que d'autres et les personnalités de l'un et de l'autre très différentes.
M. le Rapporteur : Dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, vous suiviez Yvan Colonna puisque c'est lui, semble-t-il, qui a découvert deux balises sous sa voiture, l'une des RG et l'autre de la gendarmerie.
M. Bernard SQUARCINI : Non, ce n'est pas exactement cela.
M. le Rapporteur : C'est ce que la presse a rapporté.
M. Bernard SQUARCINI : Oui, mais il ne faut pas se fier à la presse. Yvan et Stéphane Colonna étaient suivis par des policiers du RAID qui avaient mis sous leur voiture une petite balise qu'ils ont effectivement trouvée, parce qu'il y avait eu un précédent : M. Alain Ferrandi avait trouvé une balise de la DCRG sous son véhicule. Quant à savoir s'il y avait une autre balise sous leur voiture auparavant, je l'ignore.
M. le Président : Monsieur Squarcini, trouver une balise sous une voiture, est-ce normal ? Les frères Colonna n'auraient-ils pas bénéficié d'informations leur indiquant qu'ils étaient pistés de cette manière ? Très franchement, les méthodes sophistiquées d'aujourd'hui permettent d'obtenir des miniaturisations, des systèmes relativement performants...
M. Bernard SQUARCINI : Ils sont très performants. Mais lorsqu'on monte une voiture sur un pont et que l'on cherche absolument à trouver quelque chose, on trouve.
M. le Président : Oui, encore fallait-il savoir que c'est par ce mode-là qu'on est surveillé !
M. Bernard SQUARCINI : Il est vrai que l'empressement journalistique sur tel ou tel objectif a fait que des gens se sentaient davantage surveillés que d'autres et s'étaient mis au repos, sachant qu'ils pouvaient faire l'objet d'une interpellation ; cela nous a été confirmé le jour de l'interpellation par les intéressés qui ont déclaré : " cela fait un an qu'on vous attend ".
M. le Président : Vous parliez de quatre enquêtes. Il y en a une également qui était tout à fait parallèle, là encore d'après les informations dont nous disposons, celle menée par le préfet Bonnet lui-même qui obtenait de la part d'un informateur des renseignements qui se sont révélés exacts. Connaissiez-vous cet informateur ?
M. Bernard SQUARCINI : Non, pas du tout, dans la mesure où...
M. le Président : Attendez, toute la Corse le connaît !
M. Bernard SQUARCINI : A l'époque, non. Je suis responsable d'une activité de renseignements, j'en fais profiter les personnes qui sont au-dessus de moi, mais l'inverse peut ne pas être vrai.
M. le Président : D'accord.
M. Bernard SQUARCINI : Il faut bien clarifier les choses. Je sers les gens que l'on me demande de servir, notamment dans le cadre d'une enquête judiciaire. Je pense qu'il devrait en être de même pour tout le monde, en tout cas je le souhaite, car c'est une enquête importante.
M. le Président : Pour mieux cerner les dysfonctionnements, que pensiez-vous, vous homme des renseignements généraux, de l'arrivée en Corse de tout un panel de personnages dont la présence en Corse aux côtés du préfet Bonnet prenait un sens particulier ? Certains avaient travaillé avec le préfet Bonnet dans le département où il était en poste précédemment. Leur origine, celle de M. Gérard Pardini par exemple, vous était connue ; il avait appartenu à la DGSE, ce qui n'est quand même pas courant. De même, M. Alain Cavallier avait été sollicité par le préfet Bonnet pour l'accompagner en Corse. Cela traduisait peut-être plus la volonté de réunir une famille que de solliciter le professionnel de gendarmerie. Le colonel Mazères avait également été nommé dans des conditions très particulières. En procédant de cette manière, n'a-t-on pas rassemblé tous les ingrédients " détonnants " qui ont produit les effets que nous connaissons ?
M. Bernard SQUARCINI : Je comprends parfaitement votre remarque, monsieur le Président, et je vais vous donner quelques explications complémentaires, car il faut se replonger dans le passé. A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. Lorsque le poste de préfet adjoint pour la sécurité a été créé en Corse, M. Broussard avait procédé de la même manière. M. Franceschi lui avait donné pleins pouvoirs pour s'entourer des collaborateurs de son choix ; c'est lui qui a constitué son équipe. Il y a donc un parallélisme des formes et cette démarche semble relever quelque peu de la même idéologie ou de la même volonté d'aboutir : puisqu'il y a, sur cette île, une forte pression, beaucoup d'affaires, il est bon de pouvoir compter à tout moment sur des gens que l'on connaît bien.
M. le Président : Certes, mais M. Broussard était préfet chargé de la sécurité et non pas préfet de région. Il y a là une nuance.
M. Bernard SQUARCINI : Pour moi, non, et je vais vous expliquer pourquoi : le préfet de région cumulait énormément de pouvoirs et le parallèle avec la mission Broussard est justifié. Ayant connu quatre préfets adjoints pour la sécurité durant mon séjour en Corse, j'ai vu divers styles de commandement et je pense que l'activité confiée à la préfecture de police était vraiment résiduelle du temps du préfet Bonnet. A mon sens, ce cumul de pouvoirs a peut-être nui au bon fonctionnement des services de la région.
Venir avec une équipe se comprend donc parfaitement. Qu'il y ait eu ensuite de petits problèmes me semble relever davantage du statut de la gendarmerie. Pourquoi le lieutenant-colonel Cavallier n'a-t-il pas été nommé à la tête de la légion de gendarmerie et pourquoi a-t-il été placé sous les ordres du colonel Mazères ? Ce sont là des problèmes de statut interne, de règles d'ancienneté qui ne me concernent pas. Mais il est vrai que cela a peut-être pu casser une mécanique bien huilée.
Quant à M. Gérard Pardini, je ne l'ai rencontré qu'une seule fois. J'ai rencontré M. Bonnet à deux reprises à la préfecture. Sinon, je n'avais pas de contact avec eux.
M. le Rapporteur : Sur quel sujet avez-vous rencontré le préfet Bonnet ?
M. Bernard SQUARCINI : A l'occasion d'un déplacement au service régional des renseignements généraux pour suivre le déroulement des enquêtes, je suis allé lui faire une visite de courtoisie, mais c'est le responsable du service régional qui était en contact régulier avec le préfet.
M. le Rapporteur : Aviez-vous déjà travaillé avec lui, dans le passé, lorsqu'il était préfet des Pyrénées orientales ou préfet adjoint pour la sécurité en Corse sur des affaires liées au nationalisme ?
M. Bernard SQUARCINI : Je n'ai pas eu de contact... Les seules fois où je l'ai vu, c'est lorsqu'il était l'adjoint de M. Bernard Grasset, directeur général de la police nationale. A cette époque, il avait son bureau à côté de celui de l'UCLAT, au ministère de l'Intérieur ; je m'y rendais très fréquemment et à l'occasion, je le croisais dans les couloirs. Il attendait son affectation future.
M. le Rapporteur : Dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, on a le sentiment que la DNAT et vous-même êtes partis sur une piste, que l'on a appelée la piste agricole, alors que le préfet Bonnet connaissait, grâce à son informateur, les noms des auteurs, du moins en partie, notamment celui de M. Castela. Le rapport de M. Roger Marion transmis en décembre au ministre de l'Intérieur, et publié dans Le Monde, ne fait état d'aucun des principaux auteurs présumés de l'assassinat du préfet Erignac. Comment expliquez-vous que vous soyez partis sur cette fausse piste ?
M. Bernard SQUARCINI : Je vous rassure tout de suite : la police française sait encore travailler. Dans la nuit du 6 au 7 février, est rédigée une première note décrivant l'action telle qu'elle s'est déroulée et faisant état de la dissidence née au sein du Canal historique. Restait à en découvrir les auteurs.
M. le Rapporteur : Pourrait-on l'avoir ?
M. Bernard SQUARCINI : Oui, elle était destinée au ministre de l'Intérieur, à la suite d'une réunion de travail qui s'est tenue " à chaud " ; le ministre qui était à Belfort se tenait bien évidemment au courant des derniers détails et devait disposer de ces informations avant de rejoindre Ajaccio.
Quant à la piste agricole, ce n'est pas nous qui l'avons baptisée ainsi, mais les médias, qui ne comprennent pas tout, et heureusement, car cela nous a permis de travailler dans un certain calme au départ. Que la dissidence du Canal historique soit agricole, intellectuelle ou enseignante, ce n'est pas grave car ce n'est qu'une dissidence. Que les médias la baptisent " agricole " ou " intellectuelle " ne nous pose aucun problème. M. Alain Ferrandi a d'abord été agriculteur, avant d'être loueur de voitures, parce que les gens ont évolué dans leur secteur professionnel.
Par ailleurs, il est heureux que le rapport Marion n'en fît pas état pour des raisons de stratégie. Cette enquête a été ouverte aux quatre vents. Si, en plus, dans une pièce qui faisait foi, qui était communiquée aux avocats, nous avions dévoilé notre stratégie à venir, que nous restait-il à exploiter ? Par conséquent, tout ceci a été fait volontairement, de façon cloisonnée, pour éviter de gaspiller, neutraliser et réduire à néant toutes les pistes exploitées dans les mois suivants. Il y a donc eu une stratégie tout à fait construite, en ce sens. Qu'elle ait été baptisée faussement et qu'il y ait eu une mauvaise lisibilité de l'enquête, je n'en suis pas le responsable.
M. le Rapporteur : M. Filidori a été relâché, la chambre d'accusation n'a pas jugé utile...
M. Bernard SQUARCINI : Oui, M. Filidori a pu présenter un intérêt à un certain moment, compte tenu des maigres indices qui étaient à notre disposition, à savoir des textes de revendication, avec un canal de revendication tout à fait anormal et des éléments forts à décrypter. Au cours de l'analyse qui nous a été demandée, nous avons rapproché ces textes de ceux que Filidori avait publiés dans les années 1979/80, notamment du procès d'un peuple, discours qu'il avait lui-même écrit. Ce discours avait été publié, mais je pense que lui devait peut-être savoir qui en avait profité. Il était donc utile de s'intéresser à lui.
La chambre d'accusation l'a libéré par la suite. Si la justice estime qu'il est nécessaire qu'il recouvre sa liberté, cela ne me pose aucun problème.
M. le Président : Vous avez parlé de MM. Alain Ferrandi et Filidori, mais on pourrait évoquer beaucoup d'autres noms liés aux mouvements nationalistes. Comment expliquez-vous l'origine des fortunes constituées par ces hommes qui sont agriculteurs, loueurs de voitures... Tout cela n'est-il pas quelque peu lié aux milieux du grand banditisme ou ces fortunes se sont-elles uniquement constituées sur l'impôt révolutionnaire ou encore dans des conditions tout à fait normales ?
M. Bernard SQUARCINI : Des fortunes ont été constituées simplement grâce à des subventions de l'Etat dans le domaine agricole, mais l'enquête diligentée par le préfet Bonnet sur les différents prêts octroyés par le Crédit agricole démontre parfaitement bien que les dossiers ont été montés et suivis jusqu'au bout. Qu'ensuite, chaque année, les bénéficiaires aient eu besoin d'une petite rallonge et qu'on la leur ait accordée, cela fait partie des règles de fonctionnement de l'Etat et des services extérieurs qui sont placés sous l'autorité des préfets de région.
Le racket et l'impôt révolutionnaire ont existé et existent encore dans des proportions moindres, mais ils servaient surtout à financer la lutte et les cadres des mouvements nationalistes. Le fait est qu'il y a eu des dérapages de la part de certaines personnes. Des individus en ont certainement profité ; je ne sais s'il existe une commission de contrôle et des contentieux au sein du FLNC ou des FLNC mais je pense qu'ils ont dû avoir des explications de gravure.
Toujours est-il que concernant la fortune actuelle, il n'en reste plus grand-chose. Alain Orsoni, qui a été le dirigeant du MPA le plus connu, est insolvable puisqu'il n'a toujours pas payé l'indemnité qu'il doit aux gardes mobiles de l'ambassade d'Iran sur lesquels il avait jeté une grenade dans les années 80. Je ne sais donc pas s'il a vraiment de l'argent.
M. le Président : L'insolvabilité n'est pas toujours la démonstration patente du manque de moyens. On peut l'organiser.
M. Bernard SQUARCINI : C'est ce que l'on a essayé de démontrer, en termes judiciaires, mais cela n'a pas fonctionné.
M. le Président : Et Santoni, par exemple ?
M. Bernard SQUARCINI : Santoni est actuellement hébergé à Bonifacio chez Jean-Jacques Cantara. Il élève des sangliers au naturel et n'éprouve pas de besoins particuliers. Il ne doit même pas posséder de véhicule. Il est hébergé chez l'habitant dans le sud de l'île.
M. le Rapporteur : Il est mis en examen dans l'affaire de Cavallo...
M. Bernard SQUARCINI : ... ainsi que de Spérone II. Dans l'affaire de Cavallo, c'est pour association de malfaiteurs.
M. le Rapporteur : Oui, mais il est mis en examen dans ces deux affaires.
M. le Président : N'est-ce pas lui qui possède des vedettes qui font des navettes... ?
M. Bernard SQUARCINI : Non, c'est la famille Cantara.
M. le Président : J'avais cru entendre cela il y a peu de temps à la télévision.
M. Bernard SQUARCINI : À ma connaissance, non. Tout ceci s'inscrit dans le cadre de la microsociété que constituent les promenades en mer par vedette sur le vieux port de Bonifacio. Cette activité donne lieu à des règlements de comptes, de façon rituelle, en raison d'une concurrence exacerbée. Cependant, quand on prétend que François Santoni possède des vedettes, je ne sais pas sur quels fondements une telle affirmation peut reposer.
M. le Président : A votre avis, quelle est la part du grand banditisme dans le terrorisme ? Les renseignements généraux ont quand même des éléments pour l'apprécier ! On a parlé de la Brise de mer ou d'autres associations de ce genre qui fondent leur activité sur la commission d'un certain nombre d'infractions graves, délits et crimes de toute nature. Y a-t-il une pénétration du mouvement nationaliste de la part des milieux mafieux ou inversement ?
J'ajoute une autre question : parmi les élus, de quel poids pèsent les mouvements nationalistes dans les grandes orientations prises en Corse par les institutions et organismes légaux ?
M. Bernard SQUARCINI : A propos de ce que l'on a appelé la Brise de mer, il faudrait interroger plus spécialement la sous-direction des affaires économiques et financières de la police judiciaire. Tout cela commence à dater : ce sont des gens qui vivent des investissements qu'ils ont réalisés depuis des années et qui sont rentrés plus ou moins dans la norme. Ils vivent en autarcie et ne veulent pas avoir de contact avec le milieu nationaliste, et l'inverse est vrai. Que le mouvement nationaliste ait adopté, à un moment donné, certaines méthodes de type mafieux ou de type " voyou " semble évident, c'est même ce qui fut à l'origine de certaines dissensions internes et de ruptures au sein du mouvement.
Quant aux liens avec la mafia italienne, on a essayé de les démonter en termes judiciaires, au travers d'une longue enquête qui a été celle de la CODIL de l'île de Cavallo dans l'archipel des Lavezzi, puisqu'il y avait là une emprise de la camorra napolitaine par deux personnages, Pier Luigi Vignuzzi et Lillio Lauricella. Cette île a subi plusieurs demandes de racket de la part de toutes les organisations nationalistes clandestines. Lorsque le front était unique, cela allait encore, mais lorsqu'il s'est divisé, il y a eu surenchère. Tout ceci a plus ou moins fonctionné. Nous étions là dans le racket pur, de la même façon que d'autres entreprises continentales ou corses peuvent l'être. Des affaires judiciaires passées l'ont attesté, cela ne faisait aucun doute.
Le préfet Broussard a démontré le lien qui pouvait exister, en 1983, entre le côté " voyou de droit commun " et le côté nationaliste, avec toutes les dérives qui peuvent en découler. Je crois qu'il y a eu une évolution. En tous les cas, sur le système mafieux, l'enquête menée avec la police judiciaire et en collaboration avec les Italiens a montré que les fonds qui arrivaient sur l'île de Cavallo, pour y être placés, venaient en réalité de Suisse. Mais leur provenance était italienne et il revenait en réalité donc aux Italiens d'en démontrer l'origine suspecte, liée notamment au trafic de stupéfiants de l'Italie vers la Suisse. On attend.
M. le Rapporteur : La société Hertz, dont M. Alain Ferrandi était le responsable...
M. Bernard SQUARCINI : Le gérant.
M. le Rapporteur : Cette société appartient à M. Filippi, me semble-t-il...
M. Bernard SQUARCINI : Feu M. Filippi.
M. le Rapporteur : A sa famille.
M. Bernard SQUARCINI : C'est cela.
M. le Rapporteur : Cela fait longtemps que cette société est soupçonnée d'être pour les nationalistes une...
M. Bernard SQUARCINI : Il y a une certaine forme de sponsoring au profit de nationalistes.
M. le Rapporteur : Y a-t-il eu des enquêtes à son égard ?
M. Bernard SQUARCINI : Enquêtes judiciaires et financières, oui.
M. le Rapporteur : Votre activité a une double face. Vous pouvez être saisi par les juges d'instruction...
M. Bernard SQUARCINI : Nous ne sommes pas saisis par les juges.
M. le Rapporteur : Excusez-moi, via la DNAT...
M. Bernard SQUARCINI : La DNAT nous demande de mener quelques actions qu'elle ne peut réaliser elle-même.
M. le Rapporteur : M. Yves Bertrand nous a dit que les renseignements généraux travaillaient sous contrôle judiciaire. Mais il y a l'autre volet, c'est-à-dire l'activité que vous exercez sous la responsabilité de l'UCLAT...
M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait.
M. le Rapporteur : ... dans un cadre administratif. J'imagine que les balises posées le sont dans ce cadre-là, et non pas dans le cadre judiciaire.
M. Bernard SQUARCINI : Un peu les deux.
M. le Rapporteur : Dans quel cadre se font les filatures ?
M. Bernard SQUARCINI : L'objectif est de pouvoir prouver des relations entre des individus de façon à démontrer l'association de malfaiteurs, en termes procéduraux.
M. le Rapporteur : En fait, ces deux activités sont mêlées.
M. Bernard SQUARCINI : Bien sûr, puisque nous faisons des comptes rendus au sein de l'UCLAT.
M. le Rapporteur : Vous menez donc en permanence une série d'enquêtes. Par exemple, sur Hertz, aviez-vous procédé à des investigations, car M. Alain Ferrandi est apparu assez tardivement dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ?
M. Bernard SQUARCINI : Oui, c'est vrai, il n'est apparu qu'après le 19 août, date de la première rencontre matérialisée entre le groupe du nord et celui du sud, représenté par M. Alain Ferrandi. L'enquête menée auprès des habitants de l'immeuble démontrera, quelques semaines plus tard, qu'elle s'est tenue dans l'appartement de la s_ur d'Alain Ferrandi. Partant de cette indication, l'on s'est intéressé au frère.
Concernant Hertz, mis à part le fait - de notoriété publique - que cette société sponsorisait certains militants de la Cuncolta, on tombait dans le domaine de l'enquête et de l'investigation financière de type PJ, c'est-à-dire des enquêtes préliminaires, sous la responsabilité des parquets locaux, compétents pour définir la politique judiciaire à mener en Corse. Cela nous dépassait donc quelque peu.
M. le Rapporteur : Pour revenir sur l'évolution des structures du nationalisme en Corse, on a le sentiment que ces dernières années, c'est le Canal historique qui a été la matrice...
M. Bernard SQUARCINI : Cela dépend des années.
M. le Rapporteur : La lutte entre le Canal historique et le Canal habituel s'est terminée au début des années 90, si je ne me trompe ?
M. Bernard SQUARCINI : En 1993, mais elle se poursuit encore...
M. le Rapporteur : Le Canal historique a joué un rôle majeur et François Santoni a été manifestement l'interlocuteur privilégié des gouvernements de 1993 jusqu'au rassemblement de Tralonca et même, un peu après, jusqu'à l'attentat de Bordeaux.
M. Bernard SQUARCINI : Oui.
M. le Rapporteur : Comment se passaient les choses à cette époque ?
M. Bernard SQUARCINI : De la même façon, Alain Orsoni représentait le Canal habituel et avait des contacts avec les responsables de l'époque. Certains nationalistes ont une activité ouverte, mais aussi clandestine, à savoir les chefs. Ce sont eux qui peuvent faire passer des messages. C'est malheureusement celui qui est le plus " important " et qui peut présenter le maximum de dangerosité, qui veut se faire entendre. Il en résulte une grande ambiguïté.
Il ne faut pas voir les choses par tranches mais plutôt comme une succession d'événements. Les gouvernements changent, de même que les ministres de l'Intérieur. Le problème est que vous avez en face de vous des gens qui sont restés à un " stade de discussion " par exemple à un niveau 2. Lorsqu'ils veulent rouvrir la négociation, ils ne veulent pas redescendre au niveau 0 et rappellent avec force qu'ils en sont restés au niveau 2. Vous allez donc monter au niveau 3, et ainsi de suite... A titre d'exemple, la première époque Pasqua - de 1986 à 1988 - ne correspond pas du tout à la deuxième car, entre-temps, beaucoup de choses sont arrivées : un statut, une évolution, des échanges, des contacts. Par conséquent, on s'inscrit dans une suite logique, pas toujours pour nous, mais pour ceux qui viennent négocier.
M. le Président : Ce qui est rassurant, c'est que les directeurs des renseignements généraux restent, même quand les gouvernements changent. Ce sont d'ailleurs quasiment les seuls, à ce niveau, peut-être en raison des informations qu'ils détiennent.
M. Bernard SQUARCINI : Pas du tout, je vous rassure. On devait partir à plusieurs reprises, et chaque fois, il s'est passé des choses et on a eu besoin de nous.
M. le Président : Cela nous arrive aussi, mais en politique, si l'on doit partir, on part.
M. Bernard SQUARCINI : Mon poste est à la disposition de la République.
M. le Président : C'est pourquoi j'ai choisi la politique et non pas la police.
M. Bernard SQUARCINI : J'ai peut-être fait le mauvais choix. En tout cas, nous apportons l'aspect technique de façon complète et loyale, ce qui est le plus important. Comme on dit, c'est celui qui décide qui a la légitimité et on lui doit tout.
Nous sommes là pour donner des avis éclairés et techniques. Que l'on en tienne compte ou pas ne nous regarde plus.
M. le Rapporteur : Vous avez été le témoin de ces discussions...
M. Bernard SQUARCINI : Non, je n'en ai pas été le témoin.
M. le Rapporteur : Entendons-nous, vous en avez été le témoin au moins en tant que citoyen. Il vous suffisait de lire les journaux. Vous avez peut-être été aussi un observateur plus éclairé que d'autres, compte tenu de vos fonctions. Selon vous qui avez le bénéfice de la continuité, comment ces discussions - y compris celles avec des conseillers du ministre de l'Intérieur, M. Leandri et d'autres - ont-elles pu modifier le travail que vous aviez accompli sur le nationalisme corse ? Y a-t-il eu des interférences, des dysfonctionnements ? Comment les choses se sont-elles passées en termes opérationnels pour vous ?
M. Bernard SQUARCINI : Nous avons connu plusieurs époques, mais la stratégie était définie par le préfet adjoint pour la sécurité sur place. Lorsque les services de police urbaine interpellaient un militant nationaliste porteur d'une arme, il pouvait y avoir un coup de fil de la préfecture pour signifier " il n'y a aucun problème, monsieur va bien "... A l'époque actuelle, ce n'est plus du tout le cas. On peut donc dire qu'un changement s'est opéré. Mais nous n'avons pas le thermomètre ; nous montons et descendons en fonction de ce que l'on nous demande sur place. S'il faut neutraliser les gens de telle mouvance, nous le faisons. Cependant, il faut essayer de respecter un certain équilibre, en cas de dissidence, de luttes fratricides et neutraliser les gens des deux tendances sur le plan judiciaire.
On ne peut pas dire qu'il y ait eu véritablement des interférences sur le terrain, du moins en ce qui nous concerne. Il est vrai que notre activité est beaucoup plus complète et que nous avons toujours besoin de plus de renseignements ; c'est davantage l'activité judiciaire qui peut connaître des soubresauts dans un sens ou un autre. J'ai vu sortir d'ici une personne qui a dû vous apporter des explications sur ce qui s'est passé avant qu'elle ne soit ministre de la Justice, à travers les politiques pénales définies par le parquet général de Bastia. Il me semble que cela passait par ce canal.
Nous ne sommes pas uniquement dans un domaine policier, mais aussi dans un domaine politique. Malheureusement, ce sont toujours les services de sécurité, de police et de gendarmerie qui portent le lourd fardeau. C'est là toute l'ambiguïté qu'il faut souligner car l'opinion publique a dû mal à comprendre ce qui se passe en Corse. Il est vrai que c'est un problème qui s'inscrit dans la durée et qui, du fait des alternances, connaît souvent des ruptures brutales. Nous avons du mal à recoller les morceaux et à avoir une lisibilité normale, comme dans les autres départements du territoire.
M. le Président : Vous dites que vous n'avez pas de thermomètre. Ce n'est pas vous qui le détenez, mais vous avez quand même une analyse politique de la situation. Comment expliquez-vous le résultat des mouvements nationalistes aux dernières élections à l'assemblée de Corse ? L'action du préfet Bonnet était déjà mise en _uvre depuis un certain temps en vue de faire appliquer en Corse, comme partout ailleurs sur le territoire, les lois de la République.
On aurait pu imaginer que, compte tenu de l'adhésion de l'opinion publique et de sa réaction après l'assassinat du préfet Erignac, on allait assister à un recul, surtout de la part de mouvements dont les leaders eux-mêmes ont une attitude extrêmement ambiguë. Je pense à M. Talamoni qui refuse de condamner les assassins du préfet Erignac et collabore dans le même temps avec la majorité de l'assemblée territoriale. Tout cela parait difficile à accepter quand on est ici, à Paris.
M. Bernard SQUARCINI : A mon sens, l'action du préfet Bonnet a été éclatante et largement positive les six premiers mois. Début septembre, elle commence à décliner aux yeux de l'opinion publique. On tire le signal d'alarme, on lui en fait part, mais manifestement, il préfère les commentaires gendarmesques, les analyses d'autres personnes que les nôtres. J'ai eu l'occasion, un mois avant les élections, de m'entretenir avec lui. C'était la deuxième fois que je le rencontrais et je lui ai clairement dit : " Il y a un gros problème parce que, dans un mois, vous aurez à vous expliquer sur la chute électorale de M. Émile Zuccarelli, ministre de la Fonction publique, et sur la montée des nationalistes ", que l'on avait parfaitement senties. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas responsable des élections, je ne donne qu'un avis au subjectif en fonction des éléments dont je dispose.
M. le Président : Quelle a été sa réponse ?
M. Bernard SQUARCINI : Je m'en expliquerai ". La réponse importait peu, il fallait simplement lui faire toucher du doigt qu'il y avait un effet de rendements décroissants et qu'il était temps de se ressaisir. L'opinion publique est versatile - ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre - et on sentait bien que les choses n'allaient plus comme avant, quelques mois après son arrivée. Il y avait une espèce d'essoufflement dont les élus locaux devaient également lui faire part et qui s'est traduit dans les résultats électoraux.
M. le Président : Avez-vous observé à ce moment-là la " bunkérisation " dont on a parlé, c'est-à-dire cette espèce d'enfermement du préfet de Corse, qui peut se comprendre puisqu'il est sous pression permanente ? Il n'est pas exempt de menaces, son prédécesseur s'est fait assassiner quelques mois plus tôt, et l'on comprend tout à fait qu'il n'ait pas envie d'aller prendre son café au bistrot du coin. Avez-vous ressenti cette situation qui doit être très difficile à supporter sur le plan psychologique ?
M. Bernard SQUARCINI : J'ai senti que, contrairement à l'attitude de tout autre préfet, il y avait une absence de liens, de contacts avec la population. Ce n'est pas à un homme politique que j'apprendrai que c'est en faisant les marchés qu'on arrive à prendre la température. Il y avait une espèce de coupure avec la population à laquelle le préfet Lacroix est en train de remédier, puisqu'il sort seul, va au marché avec son épouse, avec sa protection bien sûr, car il en a une, mais il mène une vie beaucoup plus normale. On est dans une civilisation de type méditerranéen, tournée vers l'extérieur et qui a besoin de s'exprimer. Il faut l'écouter ; cela évite des problèmes.
M. le Président : Connaissiez-vous M. Dragacci ? Quelles étaient vos relations avec lui et quel est à votre sens le jugement que l'on peut porter sur son action, en tant que responsable des services de police pendant un temps en Corse ?
M. Bernard SQUARCINI : Dimétrius Dragacci a fait l'essentiel de sa carrière sur l'île. Il a connu la création de l'antenne du SRPJ d'Ajaccio, à l'époque de M. Franquet ; auparavant cette activité dépendait du SRPJ de Marseille. Il est passé commissaire au choix, grâce à son expérience, à ses talents et à sa compétence et a voulu retourner exercer en Corse. Il connaît très bien la situation nationaliste. Il s'est vraiment donné à fond dans son travail et c'est quelqu'un de très courageux. Mais à un moment, il faut savoir décrocher. On le lui a dit gentiment, calmement, mais manifestement, il a voulu rester, continuer jusqu'au bout malgré le " choc culturel " entre le parisianisme et le local.
M. le Rapporteur : Comment jugez-vous le dispositif antiterroriste et quelles sont les améliorations qu'il conviendrait de lui apporter ?
M. Bernard SQUARCINI : La loi de 1986 est vraiment quelque chose d'exceptionnel, un outil fabuleux que nous envient tous nos collègues européens. Elle offre la possibilité de travailler avec différents services de renseignement et de police et présente le mérite de pouvoir, dans le cadre de l'européanisation, centraliser les problèmes, notamment en ce qui concerne la menace islamiste, menace floue, d'inspiration religieuse radicale qui nous vient d'Égypte à travers plusieurs continents. Nous avons la chance de pouvoir coordonner et centraliser le maximum de renseignements et de pouvoir agir à tous moments.
Ce que nous avons pu faire l'an dernier pour la Coupe du monde de football a démontré par rapport à 1995 que l'on pouvait cumuler des renseignements, faire agir des polices judiciaires de façon concomitante, avec la complicité des juges, de notre diplomatie et de nos ministres. Le résultat c'est qu'en une semaine, on est arrivé à neutraliser des réseaux dormants européens qui veulent passer à l'action. Ceci, aucun autre pays ne sait le faire.
Le système a le mérite d'exister, il est plus qu'efficace même si, comme pour tout système, quelques améliorations pourraient être apportées à son fonctionnement. L'on peut également regretter l'absence de spécialisation au stade ultime de la procédure car après la poursuite et l'instruction, il y a le jugement. Faire comprendre à un magistrat, qui va juger des affaires de droit commun la veille et le lendemain, qu'il a face à lui des gens d'une dangerosité extrême - membres de l'ETA militaire par exemple - est difficile, bien que, là aussi, une culture puisse apparaître. Sans revenir à ce que l'on a connu avec la cour de sûreté de l'Etat, il y a peut-être quelque chose à faire.
M. le Président : Cette législation exceptionnelle, dont chacun reconnaît les mérites et l'intérêt, est-elle adaptée à la situation corse où il règne une forme de terrorisme particulier ?
M. Bernard SQUARCINI : Je suis d'accord avec vous, monsieur le Président. Il faut faire preuve de discernement.
M. le Président : Pour les Corses, sans vouloir parler en leur nom, le fait de voir les affaires qui se déroulent chez eux systématiquement transférées à Paris, jugées par une juridiction extérieure, ne donne-t-il pas le sentiment d'une espèce de comportement colonial ?
M. Bernard SQUARCINI : Il faudrait peut-être affiner davantage, faire preuve de discernement, attendre plus longtemps avant de faire remonter certaines affaires, car tout ne doit pas être traité à Paris. La preuve en est que des juges du tribunal d'Ajaccio savent parfaitement faire leur travail.
M. le Président : D'autant plus que les résultats de M. Bruguière ne sont pas exceptionnels en ce domaine. Je ne parle que de la Corse.
M. Bernard SQUARCINI : Nous sommes là pour ramener du renseignement, aux autres de concrétiser l'essai ; nous avons donc la partie la plus facile. La direction des enquêtes est confiée à différentes personnes qui ont leur richesse, leur mosaïque et leurs avantages ou inconvénients. Je ne suis pas juge.
M. le Président : C'est pourquoi vous avez choisi la police.
M. Bernard SQUARCINI : Absolument. Mais ensuite j'essaierai la politique, vous m'avez converti.
Audition de M. Jean-Louis DEBRÉ,
ancien ministre de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 6 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
puis de M. Jean-Yves GATEAUD, Secrétaire
M. Jean-Louis Debré est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Louis Debré prête serment.
M. le Président : Monsieur Debré, vous avez été ministre de l'Intérieur au sein des deux gouvernements de M. Alain Juppé, de mai 1995 à mai  1997.
Nous aimerions que vous évoquiez la situation de la Corse au moment où vous avez pris vos fonctions et que vous nous informiez sur les grandes orientations de la politique que vous avez menée, ainsi que sur l'organisation de la coordination entre les différents services et ministères chargés d'assurer le fonctionnement des forces de sécurité en Corse.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Si vous le permettez, je ferai quelques remarques préliminaires, avant de répondre à vos questions.
Première remarque, en ce qui concerne la Corse, je crois qu'il faut être assez modeste car depuis vingt ans, quelle que soit notre tendance politique, nous y sommes confrontés à des problèmes. Il faut donc éviter, en tout cas c'est ce que je ferai pour ma part, les " y a qu'à ", " faut qu'on ". D'ailleurs vous ne m'avez jamais entendu critiquer l'action de mes prédécesseurs quels qu'ils fussent quant à leur politique à l'égard du problème corse.
Deuxième remarque, nous avons, pendant les deux années où j'ai occupé les fonctions de ministre de l'Intérieur, fait un effort important pour essayer de restaurer, de raffermir l'Etat de droit en Corse.
Nous disposions alors de moyens de police permanents - je vous rappelle que le ratio policiers/habitants est, en Corse, bien plus élevé que sur l'ensemble du territoire métropolitain puisqu'il y est de un pour 233 alors que la moyenne nationale est de l'ordre de 1 pour 435 - qui se sont trouvés renforcés durant l'époque où j'avais des responsabilités gouvernementales par des forces mobiles de la gendarmerie qui ont atteint jusqu'à 800 hommes.
De surcroît, j'ai, de manière quasiment permanente, fait opérer en Corse le RAID - l'unité d'élite de la police nationale - mais à la suite de la mort d'un fonctionnaire de police, M. Canto, lors de l'interpellation d'un nationaliste, je l'ai fait revenir et je l'ai remplacé par l'OCRB, l'Office central pour la répression du banditisme.
Par conséquent, les moyens de la police étaient considérables.
Quel a été le bilan de son action ? Je vous rappelle que, de janvier 1995 à mai ou juin 1997, plus de 330 terroristes ont été interpellés et près de 120 écroués, dont certains étaient bien connus des services de police pour avoir déjà été incarcérés avant de bénéficier de deux lois d'amnistie. En 1996, il y a eu environ 540 actes criminels, attentats par explosifs, par armes à feu ou incendies alors qu'il y en avait eu 559 en 1994, 573 en 1993 et 621 en 1992.
En ce qui concerne la délinquance de droit commun, puisque je n'ai jusqu'à maintenant évoqué que la violence liée au terrorisme ou au nationalisme, je voudrais rappeler un certain nombre de faits. En 1996 et 1997, la violence de droit commun a régressé très sensiblement en Corse puisque les crimes et délits constatés ont diminué d'environ 22 %, alors qu'ils avaient augmenté de 33 % en 1988 et en 1992. Les attaques de banques qui s'élevaient à 253 durant les années 1987 à 1994 sont tombées à un niveau de l'ordre de 150. Le taux d'élucidation des affaires de droit commun a progressé et il était sensiblement meilleur que celui de l'ensemble du territoire national puisqu'il était en Corse très légèrement supérieur à 40 %, alors que la moyenne nationale était de l'ordre de 30,2 %.
Troisième remarque, j'avais nommé, en Corse, Claude Erignac comme préfet. Il était en poste dans les Yvelines et l'un de mes amis depuis longtemps, et avait reçu la mission précise d'établir un rapport très circonstancié, incluant au besoin des photographies, sur l'utilisation des différentes subventions de l'Etat, des collectivités locales ou de la Communauté européenne. Je m'étais à l'époque interrogé sur l'administration préfectorale en me demandant s'il fallait maintenir en Corse un préfet de police, plus exactement un préfet adjoint pour la sécurité. J'étais, en effet, tenté - et je le suis resté longtemps - de supprimer ce poste pour que l'administration préfectorale, en Corse, soit à l'image de ce qu'elle est sur l'ensemble du territoire national où il n'y a de préfet de police que dans les grosses zones urbaines telles que Paris, Lyon, Marseille, Lille ou Strasbourg. La présence d'un préfet adjoint pour la sécurité en Corse, compte tenu de l'importance de la population ne se justifiait pas, mais j'ai finalement renoncé à le supprimer car c'eût été interprété comme une volonté de diminuer le poids et le rôle de la police. Néanmoins, il est vrai qu'il y avait à l'époque, et qu'il y a toujours, un problème de coordination entre le préfet adjoint pour la sécurité et les deux préfets, celui d'Ajaccio et celui de Bastia.
Quatrième remarque, liée à ce que je viens de vous dire, il y a une tentation pour le préfet de Corse, de se substituer à l'autorité de police ou de gendarmerie. Pourquoi ? Parce qu'il est vrai que le fonctionnement des services de police n'y est pas très satisfaisant en dépit de l'action de fonctionnaires de qualité.
Par exemple, l'absentéisme en Corse est très élevé, en tout cas plus élevé que sur l'ensemble du territoire métropolitain. Il est de l'ordre de 10 % des effectifs pour les unités dites " en tenue " ; comme il était particulièrement scandaleux à Corte, j'ai été amené à supprimer le commissariat, ce qui m'a valu des manifestations importantes - je " remercie " d'ailleurs ceux qui, à l'époque, ont soutenu les manifestants - et j'ai fait redéployer les forces de la gendarmerie car il y avait à Corte des fonctionnaires que l'on n'avait pas vus depuis très longtemps dans le commissariat, ce que tout le monde trouvait très bien... Fort de ces constatations et d'un certain nombre d'autres remarques, j'ai envoyé à de multiples reprises le médecin de la police en Corse pour essayer de faire baisser l'absentéisme, notamment à la veille des vacances ou pendant la période estivale, ce qui a motivé une importante manifestation organisée contre moi devant la préfecture d'Ajaccio, soutenue par un certain nombre de nos adversaires politiques de l'époque qui n'ont pas su, malgré tout ce qui a pu être dit, que l'action des manifestants visait d'abord à s'élever contre la présence très fréquente des médecins de la police nationale, qui vérifiaient tous les arrêts de travail. Cela perturbait un certain nombre d'habitudes.
En outre, j'ai changé à deux reprises les patrons du SRPJ d'Ajaccio, qui étaient peut-être de bons policiers mais qui n'avaient pas la capacité, la volonté ou les moyens de diriger leur service.
Par ailleurs, j'ai décidé de muter sur le champ - et c'est un cas très rare dans l'histoire de la police en Corse - un certain nombre de fonctionnaires afin qu'ils quittent l'île dans la journée, d'ailleurs sans grand succès puisque, s'étant aussitôt mis en arrêt de maladie, ils sont restés sur place.
S'il est vrai que le fonctionnement des services de police en Corse n'est pas satisfaisant, cette caractéristique n'est pas propre à ces services : je me souviens parfaitement bien de mon étonnement lorsque j'ai découvert, après avoir demandé à l'administration pénitentiaire de procéder à certaines vérifications dans les cellules de nationalistes qui avaient été interpellés, qu'un grand nombre d'entre eux possédaient des portables. Ce dysfonctionnement n'est pas propre à la police, ni à l'administration pénitentiaire puisque j'avais également remarqué qu'un certain nombre de magistrats n'avaient pas une attitude ou des relations conformes à ce que je pensais qu'elles devaient être.
Pour autant, je n'ai jamais accepté, comme certains me le demandaient, de mettre en place des structures parallèles, ni une liaison directe ou trop étroite entre l'autorité préfectorale et les services de police, estimant qu'il fallait toujours que la hiérarchie policière fonctionne.
Néanmoins, fort de ces constatations, ainsi que je vous l'ai dit tout à l'heure, j'ai fait intervenir en permanence - et je ne le regrette pas - le RAID. Lorsqu'un certain nombre de nationalistes importants ont été interpellés, les opérations avaient été préparées de Paris ; en outre, elle étaient déclenchées au dernier moment, grâce au concours du ministère de la Défense qui avait prêté un Transal, de manière à ce que les forces de police puissent débarquer à six heures du matin, la préparation de ces opérations donnant toujours lieu à un certain nombre de fuites qui nuisaient à leur efficacité.
Telles sont, M. le Président, les différentes remarques que je tenais à faire pour la période durant laquelle j'ai été responsable de la police et notamment de son action en Corse.
Pour être tout à fait complet, j'ajouterai que les différentes opérations que nous avons menées à bien pour l'interpellation de nationalistes ou de terroristes - suivant l'appellation que vous leur donnez - ont réussi à la suite d'un travail important. Lors de mon arrivée à la tête du ministère de l'Intérieur et fort de mon expérience de magistrat, j'avais constaté que le travail de police judiciaire n'était pas fait correctement et que la police n'avait, concernant un certain nombre de personnages connus pour leur activité nationaliste, ni constitué de dossiers, ni étudié régulièrement leur environnement de telle sorte que lorsqu'ils étaient suspectés d'être les auteurs d'un acte délictueux, on n'avait rien, ni photos récentes, ni informations sur leurs différents points de chute. Si nous avons pu redresser la barre c'est, en grande partie, grâce au travail d'un certain nombre de fonctionnaires de police auxquels je voudrais rendre hommage, ceux des renseignements généraux qui ont accompli, et je crois continuent à accomplir, un travail en profondeur pour permettre, aux services de police lorsque c'est nécessaire, sous la conduite des magistrats, de procéder à un certain nombre d'interpellations.
M. le Président : Vous arrivez au ministère de l'Intérieur en mai 1995, vous succédez alors à M. Charles Pasqua...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Cela ne m'a pas échappé !
M. le Président : Si je comprends bien vos propos, vous faites une critique assez vive de l'action de M. Charles Pasqua qui a occupé ces fonctions pendant deux ans puisque vous constatez à votre arrivée que la police ne fonctionne pas, que le travail de police judiciaire n'est pas effectué correctement, que la préparation des opérations sur place est extrêmement difficile, que des fuites plus ou moins organisées rendent le travail de la police très complexe. Est-ce qu'il y a eu, à partir de mai 1995, ainsi que nous l'ont d'ailleurs indiqué certains de vos collègues du gouvernement d'alors, une volonté politique affirmée, notamment par le Premier ministre, d'avoir, au sein du gouvernement, un seul ministre en charge des problèmes de la Corse - je ne vous cache pas que M. Charles Millon a utilisé l'expression de " ministre pilote " ? Etiez-vous ce ministre pilote ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je vous ai dit, en préambule, que vous ne trouveriez dans mes propos aucune critique à l'égard de mes prédécesseurs quels qu'ils fussent : je crois que chacun a agi comme il l'entendait. Je vous ai dit ce que j'ai trouvé : je ne suis pas sûr que la situation remonte seulement à mon prédécesseur immédiat mais c'est celle que j'ai trouvée. Tirez-en les conclusions que vous souhaitez !
Il n'y avait pas un " Monsieur Corse ". Il existe, au sein du gouvernement, depuis toujours, un ministre - le ministre de l'Intérieur - qui est responsable de l'ordre et de la sécurité, en Corse comme ailleurs. Or, comme les problèmes qui se posaient là étaient des problèmes de respect de l'Etat de droit, de lutte contre l'insécurité, c'était tout naturellement le ministre de l'Intérieur qui gérait ces dossiers.
La politique du gouvernement, à l'époque, s'articulait autour de deux axes: le retour à l'Etat de droit mais aussi la volonté de mener, à l'égard de la Corse, une politique d'ensemble de développement économique et social. C'était alors les ministres compétents qui faisaient des propositions dans ces domaines mais, naturellement, puisque tous les problèmes sont extrêmement liés, le ministre de l'Intérieur participait à un certain nombre de réunions concernant des aspects qui relevaient moins directement de sa responsabilité car, étant en charge de l'ordre public en Corse, il était essentiel qu'il sache ce qui se faisait dans les autres ministères.
Pour être précis, je dirai que, personnellement, j'ai toujours été très réservé à l'égard d'un statut administratif spécifique à la Corse. Je vous ai fait part de mes interrogations sur la notion de préfet de police et j'ai dit à plusieurs reprises que je considérais comme une erreur de vouloir instituer un " Monsieur Corse ". Qu'un ministre, de par la nature de ses fonctions soit, plus que d'autres, porté à s'intéresser à la Corse, c'est évident compte tenu des actions terroristes ou nationalistes, mais pas plus que je n'ai été " Monsieur Islamiste " ou " Monsieur Basque ", je ne me considère comme ayant été " Monsieur Corse ".
M. le Président : Vous indiquez qu'en Corse doivent s'appliquer les lois de la République, ce qui me paraît la moindre des choses...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Comme partout ailleurs...
M. le Président : Est-ce que votre attitude était la même sur le territoire corse que sur le reste du continent ? Je pense notamment aux négociations qui avaient lieu - ce n'est un secret pour personne - entre le ministère de l'Intérieur et certains mouvements nationalistes ; ceux-ci étaient souvent les auteurs d'attentats et décidaient, à la suite de ces négociations, de poursuivre ou de suspendre les exactions auxquelles ils se livraient en Corse comme sur le reste du territoire national. En d'autres termes, est-ce que, parallèlement à la remise en ordre des services de sécurité dont vous nous avez parlé, il y avait une politique de rapprochement entre le gouvernement et les forces nationalistes pour tenter de trouver une solution politique au problème corse par le biais de la discussion ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Oui, Monsieur le président, et je vais m'en expliquer. Lorsque je suis venu en Corse - je l'ai fait d'abord très clairement à la préfecture de Corse puis très officiellement Place Beauvau - j'ai reçu tous les représentants élus de l'assemblée de Corse et je n'ai reçu que ces personnes-là, quelles que soient leur opinion politique et leur appartenance. Il est bien évident, Monsieur le président, que je savais pertinemment qu'un certain nombre d'entre elles étaient liées à des mouvements nationalistes et d'ailleurs elles n'en faisaient pas mystère. Quel a été mon discours, aussi bien en Corse lorsque je les ai reçues à la préfecture devant les caméras de télévision et les journalistes - vous pourrez revoir les images et consulter les articles de l'époque - que sur le continent, Place Beauvau ?
J'ai simplement dit, et mon discours a été le même pour tous, qu'il n'y aurait pas de développement de la Corse sans un arrêt des actions violentes, et je crois même me souvenir avoir déclaré - il faudrait retrouver les textes mais je suis assez sûr de ma mémoire - que l'on ne met pas en prison des idées mais, que l'on met en prison des délinquants et des criminels. Ces personnes étaient porteuses d'un certain nombre d'idées qui n'étaient pas les miennes quant à l'avenir de la Corse mais, à partir du moment où elles avaient été élues, qu'elles représentaient par conséquent la communauté corse, je les recevais au même titre que les autres. J'ai donc reçu des représentants élus dont certains étaient liés à des mouvements nationalistes et je leur ai dit que le gouvernement poursuivait une politique à la fois de fermeté en matière d'ordre public et d'ouverture en ce qui concerne le développement économique et la prise en compte d'un certain nombre de caractéristiques culturelles particulières à la Corse.
Pour autant, je n'ai jamais reçu personne, Monsieur le président, contrairement à certains de mes prédécesseurs, en secret, dans un château de la région parisienne, un soir d'hiver, avec un grand manteau noir... Je n'ai reçu, moi, que des représentants élus de l'assemblée de Corse.
M. le Rapporteur : Et vos collaborateurs ? M. François Santoni, dans une déclaration, cite nommément certains de vos collaborateurs avec lesquels il aurait été en discussion, non pas dans un château, mais à la mairie de Paris.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne fais pas partie de la mairie de Paris, d'ailleurs je m'en félicite...
M. le Président : En ce moment, il vaut mieux...
M. le Rapporteur : Vous avez été élu du XVIIIème arrondissement !
M. Jean-Louis DEBRÉ : C'était à une autre époque, et à ma connaissance, durant la période où j'étais ministre de l'Intérieur, aucun membre de mon cabinet n'a reçu...
M. Yves FROMION : Je n'ai pas constaté que l'on ait posé des questions avec une telle agressivité à d'autres personnes entendues par la commission d'enquête !
M. le Président : M. Fromion, il n'y aucune agressivité dans le propos.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je prends cela sans aucune agressivité...
M. Franck DHERSIN : J'approuve ce que vient de dire mon collègue.
M. le Président : Prenons les choses avec calme !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne me faisais aucune illusion en venant ici, mes chers collègues, sur les questions qui me seraient posées, l'agressivité qu'elles pouvaient receler et l'attitude un peu calquée sur celle des procureurs que l'on allait adopter à mon égard... Je vous le répète : je n'ai reçu personnellement aucun nationaliste corse autre que ceux élus à l'assemblée territoriale ; aucun de mes collaborateurs, à ma demande ou sur instruction de ma part, n'a reçu de ces personnages-là ; les relations se limitaient aux personnes élues.
Cela étant, je comprends effectivement que M. François Santoni ne me porte pas dans son c_ur puisque je vous rappelle que nous avions monté une opération, préparée de longue date, qui a abouti, grâce d'ailleurs au témoignage d'une personne que nous avons protégée par la suite, à l'interpellation de Marie-Hélène Mattei, compagne de M. Santoni. Peu après son interpellation, M. Santoni s'est rendu au commissariat entouré de la presse. Il était persuadé que Mme Mattei serait remise en liberté et que, sur mes instructions ou plus exactement conformément aux instructions du magistrat instructeur...
M. Jean-Pierre MICHEL : Ouf !
M. Jean-Louis DEBRÉ : ... dont j'assume également la responsabilité, je l'ai fait interpeller - d'ailleurs à l'époque une enquête préliminaire était conduite à son sujet - je l'ai fait mettre en garde à vue, je l'ai fait mettre à la disposition de la justice et transférer dans la nuit à Paris. Il a été présenté au juge et incarcéré, et durant toute la période où j'ai été ministre de l'Intérieur - c'est naturellement une coïncidence - il n'a pas été remis en liberté. Je comprends donc fort bien que M. Santoni ne me porte pas particulièrement dans son c_ur ; telle est ma réponse.
M. le Président : Je vais poursuivre sans qu'il y ait dans mes propos une quelconque agressivité à votre égard car j'aimerais que chacun admette que nous sommes ici pour essayer de comprendre et comprendre seulement. Dans cette perspective, j'essaie d'associer les propos que nous avons déjà entendus à ceux qui sont tenus aujourd'hui. Que vous ayez eu des contacts avec les membres élus de l'assemblée de Corse, personne ne peut vous en faire le reproche...
M. Jean-Louis DEBRÉ : A l'époque, on m'en a fait beaucoup !
M. le Président : ... qu'indirectement il y ait eu des contacts - c'est en tout cas ce que nous retenons des déclarations antérieures - c'est une chose ; mais, pour être plus précis, les 600 participants à la manifestation de Tralonca n'étaient pas tous des élus corses ?...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Monsieur le Président, vous me permettez de vous interrompre ? Vous y étiez pour savoir qu'il y avait 600 personnes ?
M. le Président : C'est en tout cas ce que la presse a rapporté !
M. Jean-Louis DEBRÉ : C'est ce que le mouvement nationaliste a annoncé. On va parler de Tralonca et j'attendais naturellement des questions à ce sujet...
M. le Président : C'est normal ; si ce n'était pas le cas, je ne vois pas ce que nous ferions là...
M. Franck DHERSIN : Sans agressivité, vous y étiez ou non ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : A l'époque, les fonctionnaires ne portaient pas de cagoules ! Je suis très frappé, Monsieur le président, du manque d'esprit critique qui prévaut dans certains cas. Que certains veuillent faire de la politique à partir de Tralonca, parfait ! Je vous demande simplement, parce que c'est ainsi que l'on accrédite de fausses idées, d'être très réservé en ce qui concerne le nombre de participants à ce rassemblement : à force de répéter ce que disent les mouvements nationalistes qui avaient tendance à gonfler les chiffres...
M. le Président : Comme toujours, les chiffres varient selon qu'ils proviennent des organisateurs ou de la police. Il y a toujours une différence de nombre...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne vous ai pas donné de nombre, Monsieur le président. La presse fait état de la présence de 600 personnes. Sur les photos, car nous avons examiné les photos, nous pouvons dénombrer 30, 40, voire 100 personnes : je ne connais pas leur nombre exact, mais je suis persuadé qu'elles n'étaient pas 600...
M. le Président : C'est du détail ! Acceptons, M. Debré qu'elles ne fussent pas 600, elles étaient en tout cas bien présentes et elles étaient un certain nombre ! M. Millon, qui était à votre place il y a quelque temps, nous a dit que les participants à cette conférence de presse nocturne avaient été identifiés par les services de gendarmerie. J'aimerais savoir si des informations vous ont été communiquées en tant que ministre de l'Intérieur sur l'identification des personnes qui participaient à cette opération.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je vais vous répondre mais permettez-moi de faire une analyse assez longue sur Tralonca.
M. le Président : Je vous en prie !
M. Jean-Louis DEBRÉ : D'abord, il existe hélas une tradition en Corse qui veut que lorsqu'un nouveau ministre de l'Intérieur entre en fonction, son arrivée soit saluée, soit par une vague d'explosions, soit par des conférences de presse. Je le savais et j'avais d'ailleurs différé à deux ou trois reprises ma venue en Corse, prétextant les attentats islamistes parce que le bruit courait - tout se sait - qu'il y avait en préparation une vague d'attentats ou une conférence de presse.
Ensuite, lorsque j'ai décidé d'effectuer ce déplacement, les services de renseignement m'avaient indiqué qu'ils pensaient qu'il se produirait quelque chose
- vraisemblablement une conférence de presse - dans la région de Figari ; par conséquent, nous avions pris un certain nombre de dispositions dans cette région, où l'implantation nationaliste est importante - ceux qui connaissent la Corse le savent -, non pas pour procéder à des interpellations, ce qui n'est pas évident - on l'a bien vu récemment avec les deux conférences de presse que le gouvernement s'est montré incapable de prévoir et d'interpeller celles et ceux...
M. le Président : Ils étaient quatre, et il est sans doute plus difficile de cerner quatre personnes que 600 !
M. Jean-Louis DEBRÉ : 600 ? Moi, je n'ai pas le nombre.
M. le Président. Je ne l'ai pas inventé : c'est le nombre qu'avance votre préfet, M. Jacques Coëffé.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Chacun peut dire ce qu'il a envie de dire mais permettez-moi de vous préciser que je suis très réservé, même si c'est un détail, sur ce nombre et que, d'une manière générale, je ne fais pas confiance aux nationalistes pour m'indiquer le nombre de leurs participants...
M. le Président : Tout à fait!
M. Jean-Louis DEBRÉ : Nous avions donc pensé que la manifestation, les explosions
- nous ne connaissions pas encore la nature de l'événement - se produiraient dans la plaine de Figari ou dans cette région et nous avions effectué un certain nombre d'observations pour essayer d'identifier ce qui se préparait. Les informations qui nous sont parvenues confirmaient qu'il régnait une certaine agitation dans ce secteur. Et c'est la veille de mon arrivée que s'est tenue, dans une autre région, la conférence de presse.
Je vous signale que, puisque les renseignements qui m'avaient été fournis n'étaient pas bons, j'ai, dans les jours qui ont suivi cette manifestation, considérablement changé l'organisation de la police et notamment celle des services qui devaient me fournir des renseignements.
Par ailleurs, dès mon arrivée à Ajaccio, le 12 janvier si ma mémoire est bonne, j'ai, dans mes déclarations, condamné cette manifestation de force.
En outre, je vous rappelle que cette conférence de presse avait pour but - hélas elle a eu l'effet contraire, et en politique c'est l'image qui compte plus que la réalité - d'annoncer une trêve ou la volonté de certains nationalistes de ne plus avoir recours à des actions violentes.
Je vous ferai également remarquer que nous avons, à ce moment-là, renforcé considérablement l'action de la police et que c'est à l'occasion de l'interpellation d'un certain nombre de nationalistes, quelques jours plus tard, que le fonctionnaire du RAID, M. Canto a trouvé la mort.
Enfin, j'ai entendu dire, par la suite, d'abord par la presse, puis par les services de gendarmerie, que des numéros d'immatriculation de voitures auraient été relevés - je parle bien d'immatriculations de voitures et non pas d'identifications de personnes. Cependant, ces numéros, d'après ce qui m'a été dit, n'auraient pas été relevés sur la route menant à Tralonca mais sur une route nationale que l'on pouvait effectivement emprunter pour s'y rendre sans pour autant qu'il y ait d'indication sur le fait que les personnes qui l'avaient empruntée s'étaient rendues au rassemblement de Tralonca. C'est donc à la justice qu'il appartiendra de vous dire si elles faisaient partie des 600 personnes qui, selon vous, participaient à cette manifestation. En effet, une enquête préliminaire a été diligentée par le procureur général, le parquet de Paris a saisi un magistrat instructeur et il y a actuellement deux informations et des commissions rogatoires en cours demandées par M. Bruguière et Mme Le Vert.
M. le Président : M. Debré, ma question a trait aux dysfonctionnements que nous sommes chargés d'examiner.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Pour répondre de façon précise à votre question : oui, nous avons rencontré des difficultés pour obtenir de la gendarmerie la communication de ces numéros d'immatriculation de voitures - j'insiste sur le fait qu'il s'agissait des numéros de voitures et non pas de l'identité des personnes ayant participé à la manifestation.
Nous avons appris par la presse que la gendarmerie aurait relevé un certain nombre de numéros d'immatriculation. Le préfet et les responsables de la police de l'époque ont donc demandé au commandant de la gendarmerie de leur fournir ces numéros et je crois me souvenir qu'ils ont eu du mal à les obtenir. Nous en avons déduit - mais c'est au juge d'instruction qu'il appartiendra de le préciser - que dans cette affaire, on pêchait par imprécision car les gendarmes affirmaient qu'ils n'avaient relevé aucune identité, seulement quelques numéros de voitures, et la presse traduisait que la gendarmerie avait identifié les personnes...
M. le Président : C'est de cette manière que l'a aussi traduit M. Millon lorsque nous l'avons entendu...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je vous dis ce que je traduis, moi. Vous savez, chacun a sa vérité et la vérité est multiple dans cette affaire !
M. le Président : Sans doute  ! Une question encore, totalement...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Anodine ?...
M. le Président : ... innocente : des revendications sont posées par les nationalistes lors de cette réunion nocturne. Le lendemain, vous êtes en Corse et vous y répondez point par point. C'est l'effet du hasard ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Non ! Ce n'est pas un effet du hasard. D'abord, c'est point par point le discours que j'ai tenu aux différents nationalistes élus lorsque je les ai reçus à deux reprises pour parler de la Corse. Cela a toujours été ma position qui s'articulait sur trois axes : le renforcement de l'Etat de droit, le développement de l'action culturelle, notamment pour ce qui concerne la langue corse, et un plan économique.
Cette politique n'a pas été élaborée à la suite des revendications de Tralonca, elle avait déjà été présentée à plusieurs reprises et si vous reprenez mes différentes déclarations sur la Corse, vous verrez que mes propos n'ont jamais varié et que ma position a toujours été la même : Etat de droit lié à un certain nombre de mesures économiques, d'autant que les faits se situaient à l'époque où l'on préparait le projet de zone franche. Un vaste débat s'était engagé sur la question de savoir s'il fallait y englober une partie de l'île ou son intégralité, s'il fallait la limiter à Bastia et Ajaccio ou s'il fallait placer toute le Corse en zone franche, ce qui était d'ailleurs l'une des grandes revendications nationalistes à laquelle j'étais personnellement très opposé, considérant que, pour être efficace, la zone franche ne devait pas s'appliquer à la Corse dans son ensemble. Il y a eu des arbitrages gouvernementaux et je crois me souvenir que c'est la totalité de la Corse qui a été déclarée zone franche.
M. le Président : Mais comment expliquez-vous cette coïncidence car, là aussi, j'essaie de comprendre : est-ce que les nationalistes en anticipant vos déclarations du lendemain ont posé un certain nombre de conditions à l'arrêt des attentats avant même que vous ne fassiez vous-même ces déclarations sur place ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Monsieur le président, j'ai dû m'exprimer sur la Corse avant de me rendre à Ajaccio, quatre ou cinq fois et je vous ai expliqué qu'à toutes ces occasions, j'ai redit exactement la même chose. Les propos que j'ai tenus répondaient aux demandes de la quasi-totalité des parlementaires, des conseillers généraux et du président du conseil exécutif de l'assemblée territoriale, donc des élus corses ainsi que des socioprofessionnels que j'ai également rencontrés car il est nécessaire, pour tout ministre qui prépare un déplacement aussi important, d'avoir des contacts avec eux. Par conséquent, il n'y avait, dans mon discours - et je l'ai relu ce matin, rien qui soit nouveau...
M. le Rapporteur : Sans aucune agressivité, mais pour essayer de comprendre, j'aimerais que vous nous précisez si vous avez eu le texte de la conférence de presse avant d'arriver en Corse ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Le texte de quoi ?
M. le Rapporteur : Le texte de la conférence de presse de Tralonca, que les renseignements généraux nous ont dit vous avoir transmis dans la nuit ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Les renseignements généraux peuvent vous expliquer ce qu'ils veulent : je n'ai pas eu le texte de la conférence de Tralonca car j'ai appris sa tenue en arrivant sur le sol d'Ajaccio à huit heures du matin. Je n'ai donc pas eu le texte...
M. le Rapporteur : M. Jacques Coëffé qui était préfet en exercice a déclaré au journal Le Monde qu'avant cette conférence de presse : " il y avait eu des discussions à Paris entre le ministère de l'Intérieur et les nationalistes dont je n'avais absolument pas été averti. Il était prévu que le FNLC annonce une trêve juste avant l'arrivée de Jean-Louis Debré mais les images ont tellement choqué l'opinion que l'effet inverse de celui qui était recherché a été obtenu... ".
M. Jean-Louis DEBRÉ : Ecoutez, je peux répéter ce que j'ai déjà dit, d'ailleurs j'ignore ce que c'est que " le ministère ". Vous savez, dans cette affaire, on peut tout dire et son contraire. Moi, je peux peut-être vous expliquer, sans agressivité non plus, que les conférences de presse tenues récemment ont été préparées : je pourrais le dire, mais je ne le fais pas parce que j'ai une certaine conception de l'Etat. Je pourrais vous expliquer qu'à la suite de ces récentes conférences de presse, il n'y a pas eu, à ma connaissance, d'ouverture d'informations judiciaires. Je pourrais vous expliquer également que certains journalistes y ayant participé avec des caméras, vous devriez peut-être vous montrer plus prudents, de même que je pourrais, me concernant, vous renvoyer, non pas au discours que j'ai fait mais, je m'en souviens à l'instant, à l'interview que j'ai donnée à Nice-matin, dans laquelle j'ai, à l'avance, expliqué quelle devait être la politique du gouvernement en Corse. Que les nationalistes aient, par la suite, calqué leur discours, lequel est très confus - si vous relisez le texte de la conférence de presse vous verrez qu'il est incompréhensible - me semble évident et c'est de bonne guerre...
M. le Président : (Montrant une photo du rassemblement de Tralonca) Vous avez vu cette photo tout de même ? Cela fait du monde...Vous contestiez la présence de 600 personnes...
M. Yves FROMION : Tout de même !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Oui, je l'ai vue, Monsieur le président, je ne conteste pas la présence de nombreuses personnes, mais l'attitude d'élus qui consiste à reprendre purement et simplement le chiffre annoncé par les nationalistes. Vous ne m'avez jamais entendu dire qu'il y avait 550, 400, 300 ou 200 personnes. Je dis simplement : soyons un tout petit peu critique à l'égard de ces gens-là, car il semblerait que les services de police ont appris par la suite - en tout cas ils le déclaraient - qu'il y avait parmi les personnes présentes beaucoup de mannequins...
Tout est possible ! Moi, je ne procède pas par certitude et je vous admire de pouvoir le faire...
M. le Rapporteur : Monsieur le ministre, il y a une déclaration du préfet en exercice que je viens de vous lire, il y a une déclaration du président de la République, en date du 14 juillet, qui condamne les discussions ou tractations qui ont pu avoir lieu entre le ministre...
M. Jean-Louis DEBRÉ : A ma connaissance il n'a pas parlé de " ministre "...
M. le Rapporteur : Vous semblez nier une politique qui, par ailleurs, pourrait s'expliquer : je ne porte pas de jugement de valeur.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne nie pas...
M. Yves FROMION : On fait un procès à M. Debré. Je ne vois pas pourquoi il répond à ces accusations ! C'est un véritable procès !
M. le Président : M. Fromion, nous sommes dans une commission d'enquête !
M. Yves FROMION: Oui, mais les comportements dans cette commission d'enquête n'ont rien à voir avec ceux qui ont prévalu jusqu'à présent ! Ou alors il faudrait faire revenir tous ceux que nous avons déjà auditionnés.
M. le Président : Nous sommes disposés à faire revenir qui vous voulez pour poser des questions qui intéressent la commission d'enquête. Jusqu'à nouvel ordre, M. Fromion, permettez-moi de vous dire qu'il y a un rapporteur...
M. Jean-Louis DEBRÉ : A ce moment-là, cela m'intéresserait vivement de faire partie de la commission d'enquête parce que je pourrais interroger un certain nombre d'anciens ministres socialistes, afin de savoir pourquoi, alors que j'étais magistrat dans les années 83-84...
M. le Président : Cela ne concerne pas la période qui nous intéresse !
M. Franck DHERSIN : Cela vous arrange bien !
M. Yves FROMION : Ça devient lamentable !
M. Jean-Louis DEBRÉ : ... et je ferai en sorte que l'on me libère du secret de l'instruction si c'est possible pour vous dire comment on a négocié avec des nationalistes en 1982-1983 et durant d'autres années.
Quand je vous ai expliqué tout à l'heure que moi je n'ai jamais participé à une négociation ou à une discussion dans la région parisienne, le soir, je ne visais pas uniquement mon prédécesseur immédiat...
M. le Rapporteur : Mais le prédécesseur de votre prédécesseur ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne donne pas de nom...
M. le Rapporteur : Monsieur le ministre, que vous ne soyez pas l'initiateur de cette politique, j'en suis tout à fait d'accord !... Je pense qu'il y a eu discussion avec une branche des nationalistes : c'était à l'époque le FLNC-canal habituel et le MPA...
M. Yves FROMION : Il ne faut pas répondre, c'est scandaleux !
M. le Rapporteur : ... M. Pierre Joxe serait prêt à le reconnaître. Je pense qu'une discussion s'est amorcée entre M. Pasqua et le FLNC-canal historique, que vous avez poursuivie, y compris avec les mêmes collaborateurs puisque M. Léandri était chargé des affaires corses dans le cabinet de M. Pasqua et le vôtre...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Non !
M. Yves FROMION : On verra comment ils vont répondre à Matignon !
M. le Président : Je vous en prie !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je vous dis, moi, que je n'ai négocié avec personne, que je n'ai eu aucune discussion et que mon problème était, d'une part, d'arriver à restaurer l'Etat de droit - je vous ai montré ce qui a été fait - et, d'autre part, de faire en sorte que le mouvement nationaliste arrête ses agissements. Je n'ai négocié avec personne !
M. le Rapporteur : Discuter avec le mouvement nationaliste peut être un moyen pour rétablir l'Etat de droit...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Pas à mes yeux !
M. Le Président : N'y a-t-il pas eu, M. Debré, un changement d'attitude après l'attentat commis contre la mairie de Bordeaux ? En effet, on a cru déceler au sein du gouvernement une différence de traitement de l'affaire corse à partir du moment où le Premier ministre, sans doute inquiet des dérives observées, est directement touché dans une ville qui lui est ô combien chère. Encore une fois, un tel changement d'attitude n'est pas critiquable et on peut admettre, même quand on est un responsable politique, que la voie choisie n'est pas forcément la bonne, qu'on se trompe et qu'il est préférable de changer de cap.
M. Yves FROMION : Si Joxe l'avait fait, cela n'aurait pas été plus mal !
M. le Président : Excusez-moi, M. Fromion. Je répète que cela n'a rien de critiquable et je suis prêt à reconnaître que les décisions prises par M. Debré - je pense à la nomination de Claude Erignac - étaient sans doute de très bons choix. Je ne les discute pas. En ce qui concerne les négociations avec les nationalistes, tout le monde s'accorde à dire que des discussions ont eu lieu pendant une longue période, qui déborde le cadre de notre commission d'enquête. Je considère que c'était une erreur ; cela n'enlève rien au fait qu'enquêtant sur une période déterminée, nous avons besoin de connaître la stratégie du gouvernement à l'égard de la Corse et je ne vous cache pas que je suis un tout petit peu surpris de vos affirmations alors que ceux que nous avons entendus, qu'il s'agisse de fonctionnaires ou de responsables politiques, ont tous reconnu qu'il y a eu jusqu'en 1996, notamment dans la seconde partie de 1996, des discussions entre les nationalistes et le gouvernement, ce qui - je tiens à le dire aussi - n'exclut pas la période antérieure à 1993.
M. Jean-Louis DEBRÉ : D'abord, Monsieur le président, vous devriez interroger un certain nombre d'élus nationaux pour savoir s'ils n'avaient pas, quelle que soit leur tendance politique, des liaisons très particulières avec certains nationalistes - et pas forcément des nationalistes élus. Je ne voudrais pas donner de noms mais certains me semblent avoir été promus à des fonctions importantes en Corse ou au niveau national... Tous les élus entretenaient des relations avec des non élus. Je répète que je n'ai pas eu de relations de ce type.
Ensuite, vous me dites qu'il y a eu changement de politique : peut-être, mais je voudrais m'en tenir aux faits, le reste relevant de l'interprétation, même si je sais bien qu'en politique cette dernière est parfois plus importante que les faits.
En ce qui concerne le rétablissement de l'Etat de droit, le nombre d'interpellations et de déferrements de nationalistes a considérablement augmenté, à partir de mon arrivée au ministère de l'Intérieur. Je pourrais citer l'interpellation des auteurs de l'assassinat du président du tribunal administratif, qu'on pensait lié à des mouvements nationalistes alors que ce n'était pas le cas puisque c'était une affaire d'ordre privé. Quant aux attentats à l'explosif, je me souviens que la bombe déposée devant la chambre de commerce d'Ajaccio - mais je suis prudent sur cette précision - nous a permis d'interpeller les coupables au moment même où ils commettaient l'attentat... Il n'y a donc pas eu, du point de vue de l'ordre public, changement de politique.
Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'à partir du moment où les bombes ont franchi la Méditerranée et ont touché le continent, l'opinion publique s'en est considérablement émue et que nous avons renforcé le dispositif policier. J'ajoute d'ailleurs, puisque je vois quelqu'un lire un journal, que nous n'avons pas élucidé tous les attentats dont certains journalistes, dans le jardin desquels avaient été retrouvées des mitraillettes, avaient paraît-il été l'objet... Il y avait toute une mise en scène qui m'a semblé plus destinée à des fins politiques qu'à servir la réalité.
M. le Rapporteur : Est-ce que M. Ulrich, qui était membre du cabinet du président de la République à partir de 1995, a contribué à définir la politique du gouvernement en Corse ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : M. Ulrich fait partie du cabinet du président de la République : il s'intéressait à ces dossiers comme à d'autres....
M. Yves FROMION : Il n'y a qu'à lui demander !
M. Jean-Louis DEBRÉ : ...mais vous devriez effectivement lui demander !
M. le Président : Ecoutez, M. Fromion, nous n'allons pas transformer cette commission en un débat de café du commerce : je pense que chacun est libre de poser des questions, vous comme nous !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Laissez-moi vous répondre, Monsieur le président : premièrement, vous poserez la question à M. Ulrich ; deuxièmement, la politique en Corse est conduite conformément à la Constitution qui, dans son article 20, dispose que le gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. La politique menée en Corse relevait donc du gouvernement et je n'avais, moi, à connaître dans mon action que des instructions données par le Premier ministre en ce domaine.
M. le Rapporteur : Concernant le modus operandi, si j'ose dire, vous avez déclaré qu'en raison d'un certain nombre de difficultés locales, vous aviez fréquemment eu recours au RAID. A l'époque, est-ce vous qui avez nommé M. Dragacci ou était-il en poste à votre arrivée ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : C'est moi qui l'ai nommé. Le SRPJ d'Ajaccio était dirigé par Mme Ballestrazzi, puis par une autre personne, dont j'ai oublié le nom, que j'ai fait partir au bout de huit ou neuf mois considérant que sa nomination était une erreur, puis par M. Dragacci.
S'agissant du RAID, je l'ai fait intervenir dès le départ, car il n'y a pas d'interpellation possible sans un certain nombre d'investigations, notamment des filatures que la police locale peut difficilement effectuer. Cette situation n'est pas propre à la Corse : pour la plupart des opérations de police importantes, nous avons recours, soit au RAID, soit à l'OCRB. Par conséquent, j'avais fait appel au RAID dès le départ, et il est vrai qu'au fur et à mesure des résultats, il s'est complètement impliqué et a procédé à de nombreuses interpellations, soit seul, soit avec le concours du SRPJ d'Ajaccio.
M. le Rapporteur : Pourquoi avez-vous nommé M. Dragacci, quelles étaient vos... ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Mes relations avec lui ? Aucune, je ne le connaissais pas, mais je considérais qu'il était capable de faire preuve d'autorité à l'égard des fonctionnaires de police. Ce qui m'importait à l'époque, compte tenu de la présence du RAID et de l'OCRB, c'était de nommer un fonctionnaire " à poigne " pour remettre un peu d'ordre dans l'organisation de la police sur le territoire corse.
M. le Rapporteur. Etant Corse lui-même, il avait des relations étroites avec de nombreuses personnes sur l'île. Ne pensiez-vous pas que cela pouvait constituer un obstacle ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Monsieur le rapporteur, plus d'un tiers des fonctionnaires de police qui servent en Corse sont originaires de l'île. C'est une erreur, mais il est très difficile d'expliquer à un Corse qu'il n'a pas le droit de travailler en Corse, alors qu'un Basque peut travailler au Pays basque ou un Normand en Normandie. M. Démétrius Dragacci était considéré comme un très bon fonctionnaire de police, très bien noté par sa hiérarchie ; il avait, je crois, déjà été en poste en Corse et y avait eu une action efficace...
M. le Rapporteur : Il était, je crois, chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité. M. Dragacci est parti au début de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je n'étais plus en fonction !
M. Le Rapporteur : Je sais bien, mais il est parti dans des conditions assez particulières quand même...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je n'ai pas à commenter ce qui s'est passé après mon départ du ministère de l'Intérieur.
M. le Rapporteur : Vous avez connu le dispositif antiterroriste, non seulement comme ministre mais aussi comme magistrat : quelle appréciation portez-vous sur ce dispositif comprenant la 14ème section du tribunal de Paris et la DNAT. Vous semble-t-il adapté à la situation corse ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : J'ai vu fonctionner la division placée sous l'autorité du contrôleur général Roger Marion et je ne peux que me féliciter du travail de ces fonctionnaires. Je les ai appréciés lors des attentats islamistes - à mon arrivée je ne me suis pas du tout occupé de la Corse, ayant à faire face à une vague d'attentats très durs - puisque nous sommes parvenus à des résultats tout à fait satisfaisants, grâce, il faut bien le dire à l'UCLAT - Unité de coordination dans la lutte antiterroriste - qui assure, sous la responsabilité directe du ministre de l'Intérieur, la coordination des services de renseignement, de la gendarmerie et des différents services de police. Cette division a très bien fonctionné contre les terroristes islamistes, elle a aussi très bien fonctionné, je vous le rappelle, contre les Basques : nous avions alors procédé à des interpellations en Bretagne qui faisaient l'objet d'une vive campagne de presse au motif qu'elles ennuyaient les Bretons - ce sentiment était partagé, y compris par mes propres amis politiques - mais la suite a révélé que c'est grâce à elles que les principaux responsables du mouvement terroriste basque ont pu être arrêtés.
Pour ce qui concerne la Corse, les fonctionnaires de la division dirigée par M. Roger Marion ont très bien travaillé ; cependant toutes les interpellations qui ont eu lieu - et il n'y en avait jamais eu autant auparavant - ont été le fruit du travail, non pas d'une division, mais d'un ensemble de services. Il n'y a pas de bonne politique de lutte contre le terrorisme menée simplement avec quelques fonctionnaires. Il faut que les services de renseignement soient efficaces - en Corse ce n'est pas la DST qui est compétente, mais les renseignements généraux. Or, il se trouve qu'en Corse il y avait quelques très bons fonctionnaires des renseignements généraux qui ont fait un travail d'une qualité tout à fait exceptionnelle. Des investigations avaient été effectuées à la fois par l'OCRB et le RAID, d'autres investigations et un certain nombre d'observations, parfois plus sujettes à caution quant à leur précision, avaient été réalisées par les différents SRPJ. Il n'en demeure pas moins vrai qu'il existait en Corse, comme toujours, des problèmes de coordination avec les services de police, les services de gendarmerie, l'administration pénitentiaire et l'autorité judiciaire.
M. le Président : Pensez-vous que la " guerre des polices " dont on parle, formule sans doute excessive - ou la " concurrence " parfois exacerbée est plus forte en Corse qu'ailleurs ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je le pense. Cela dépend des endroits mais je crois qu'une bonne politique - que j'avais essayé de développer, ce qui est très difficile compte tenu du statut de la fonction publique -, veut qu'en Corse, on ne laisse pas les fonctionnaires de police, qu'ils soient ou non originaires de l'île, trop longtemps en poste. La même remarque peut être faite pour l'administration préfectorale, car on a tendance à prendre un certain nombre d'habitudes. Cela ne met aucunement en cause la qualité de ces fonctionnaires, simplement la Corse est une petite île où tout se sait, où tout le monde se connaît et je considère qu'il est préférable de faire tourner régulièrement les représentants de l'administration.
M. Jean-Pierre BLAZY : Monsieur le ministre, je voudrais revenir sur l'affaire de Tralonca pour vous faire réagir au livre récemment publié de M. Alain Laville qui est intitulé Un crime politique en Corse ; Claude Erignac, le préfet assassiné et sous-titré Les secrets d'une affaire d'Etat.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne l'ai pas lu !
M. Jean-Pierre BLAZY : Outre qu'il rappelle qu'il y aurait eu 500 ou 600 personnes à Tralonca, cet événement s'étant déroulé un mois avant l'arrivée de Claude Erignac, il consacre de longs développements aux analyses et aux réactions du préfet. Comme il s'agit du seul ouvrage publié sur la question, je voudrais vous faire réagir à sa lecture.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Oui, je connais le passage...
M. Jean-Pierre BLAZY : " Claude Erignac se charge d'expliquer lui-même à certains de ses collaborateurs que l'on a enrôlé des infirmières pour 500 francs la soirée, qu'elles ont tenu leur fusil-mitrailleur comme un bébé, et qu'après on a oublié de ramasser leurs mégots tachés de rouge à lèvres écrasés dans le maquis. Plus on s'avance vers la nuit au bout des arbres, plus les silhouettes cachent les bergers, les étudiants en mal de sensations nocturnes et autres figurants. " Plus loin, il est dit à propos des voitures auxquelles vous avez fait allusion tout à l'heure : " quatorze numéros, pas un de plus, ont été relevés. Nul ne s'est avisé de savoir si des armes et des explosifs ont circulé sur les routes. Pourtant, trois jours plus tôt, le lundi, des bâtiments publics ont subi des attentats à l'explosif dans les villes principales de l'île. Trois cents millions de dégâts pour accélérer les négociations... " et il est dit très clairement, - c'est pourquoi je vous repose la question - que vous auriez été informé la veille, ou dans la nuit même, par fax de la déclaration faite par les nationalistes au cours de leur conférence de presse. Claude Erignac aurait ensuite confié à Antoine Rufenacht qui était son ami, comme vous membre du RPR : " se soumettre à de telles pressions sous l'apparence de l'autorité, c'est inacceptable. Je suis déjà en porte-à-faux avec le ministre. Je le vis mal ! " 
Comment réagissez-vous à ces déclarations ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je ne commenterai pas les propos qui sont rapportés dans cet ouvrage. J'ai connu Claude Erignac à Sciences-Po et je ne l'ai jamais perdu de vue. Quand je l'ai rencontré pour lui proposer d'aller en Corse, il était préfet des Yvelines et aspirait à d'autres nominations comme préfet de région ; il ne s'est donc pas montré très heureux de ma proposition. Je l'ai vu longuement, à plusieurs reprises : c'est avec lui que j'ai préparé mon voyage en Corse et chacun peut dire ce qu'il a envie de dire mais, ni avant, ni après, je n'ai senti qu'il y avait entre le préfet Erignac et moi le moindre problème. Nos relations étaient toujours amicales, amicales avec lui, amicales avec sa femme, amicales avec ses enfants.
La seule chose que je déplore, - et c'est pour moi un remords très profond - c'est, alors que j'avais pris l'engagement qu'il ne resterait pas en Corse plus de dix-huit mois, de ne pas m'y être tenu de sorte que, quelque part, je me sens un tout petit peu responsable de ce qui est arrivé. Je n'en dirai pas plus et laisse à chacun la responsabilité de ses propos.
M. Jean-Pierre BLAZY : Certes, mais, Monsieur le ministre, ce n'est pas sur ce point que je vous interroge...
M. Jean-Louis DEBRÉ : Non, mais je préfère le dire.
M. Jean-Pierre BLAZY : ... oui et je le comprends très bien, d'ailleurs ce que vous venez de dire figure en partie également dans le livre, mais je souhaitais recueillir votre réaction sur le fait, très clairement écrit, que vous avez reçu par fax, ainsi que Matignon...
M. Jean-Louis DEBRÉ : C'est fantastique, parce que je vous ai répondu à plusieurs reprises que je n'ai pas reçu ce fax. Je vous ai répondu très clairement ; qu'est-ce que vous voulez de plus, que je vous le confirme par écrit ?
M. Jean-Pierre BLAZY : C'est écrit dans le livre et je voulais vous faire réagir à cette affirmation.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je vous signale, mon cher collègue, que j'ai été entendu, il y a un an, par une autre commission d'enquête, que j'ai dit la même chose et que si vous reprenez les procès-verbaux vous verrez que mes propos n'ont pas varié d'un mot...
M. Yves FROMION : Oui, vraiment !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Alors, vous pourriez reprendre aussi Libération et L'événement du jeudi et analyser ce que leurs journalistes écrivent... Je vous donne ma version ; vous pourrez, dans un mois, quand un autre livre sortira, me répéter exactement la même chose. Moi, je vous ai dit ce que j'avais à dire : je vous ai dit que je n'ai pas reçu de fax, je vous ai dit que je n'ai pas négocié, je vous ai dit que je n'ai pas rencontré ces gens-là, je vous ai dit que je n'ai vu que des personnes élues, je vous ai dit que je savais parfaitement que ces personnes élues allaient transmettre mes messages à un certain nombre de personnages que je ne voulais pas rencontrer, moi. C'est clair !
M. Jean-Pierre BLAZY : Très bien, Monsieur le ministre, mais je voulais vous faire réagir par rapport à ce livre, et pas du tout dans un souci polémique.
M. Jean-Louis DEBRÉ : J'ai oublié de vous préciser aussi - vous auriez pu me demander pourquoi la police n'a pas vérifié l'identité des propriétaires des voitures s'étant rendues ce soir là à Tralonca - que celles-ci ont été identifiées en zone de gendarmerie et non pas en zone de police et que, par conséquent, lorsque nous avons appris - et on peut retrouver tout cela dans les archives - que la gendarmerie détenait ces numéros, dont j'ignorais qu'ils étaient au nombre de quatorze, nous les avons immédiatement demandés car ils avaient été relevés, j'y insiste, en zone de gendarmerie...
M. Jean-Pierre BLAZY : Et sur le fait qu'aucune information judiciaire n'ait été ouverte...
M. Yves FROMION : On vient de dire le contraire !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Ne dites pas cela : là aussi, il faut être sérieux ! Je ne sais pas si vous êtes spécialiste de la justice....
M. Jean-Pierre BLAZY : Non.
M. Jean-Louis DEBRÉ : ... mais il y a une distinction entre l'enquête préliminaire et la décision d'ouvrir une instruction judiciaire : je parle sous le contrôle de la présidente de la Commission des lois et d'un magistrat.
Le procureur général - et c'est normal - a demandé une enquête préliminaire sous le contrôle du procureur de la République. A la suite de cette enquête préliminaire, le parquet de Paris a ouvert une instruction judiciaire confiée à deux magistrats qui ont délivré deux commissions rogatoires : le reste relève de la justice et non pas de moi. Qu'y a-t-il dans ces commissions rogatoires, je ne le sais pas, mais puisque vous avez les quatorze numéros d'immatriculation, demandez à être entendu par les magistrats instructeurs et donnez-leur ces numéros.
Je constate simplement que M. Laville, dans son livre, n'a pas communiqué les quatorze numéros de voitures et je méfie aussi de ceux qui disent : " y a qu'à ", " faut qu'on " etc. Voilà !
M. Jean-Pierre BLAZY : Ma seconde question est de nature tout à fait différente : quelle analyse faites-vous de la dérive mafieuse du mouvement nationaliste qui est observée depuis quelques années et qui paraît assez évidente ? Il y a quand même une différence avec le mouvement nationaliste des années 1980 ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Sûrement ! D'ailleurs, lorsque j'ai fait état de 540 actes criminels, il est bien évident que, parmi eux, on compte un certain nombre d'explosions ou d'agissements qui sont maquillés et couverts du label nationaliste mais qui sont le fait d'un certain nombre de personnages qui utilisent le mouvement nationaliste à des fins purement personnelles. Parmi les personnages qui ont été arrêtés pendant que j'étais ministre de l'Intérieur, il me semble - mais c'est à la justice qu'il appartient de le dire et pas à moi - que certains relèvent plus de délits de droit commun que d'actes politiques. Je crois que le mouvement nationaliste a perdu, non pas de sa " pureté " car le terme ne convient pas, mais de son identité initiale et que, justement, un certain nombre de nationalistes authentiques
- chacun a le droit d'avoir ses idées - ne se retrouvent pas dans ces agissements.
Toute la difficulté à arrêter ces agissements pour le gouvernement actuel comme pour les autres, tient d'ailleurs au fait qu'est apparue une économie plus ou moins souterraine dont les bénéficiaires prétendent agir au nom du nationalisme.
M. Georges LEMOINE : Monsieur le ministre, dans votre exposé préliminaire, vous avez dit que vous aviez fait procéder à un contrôle des cellules et saisir un certain nombre de portables.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Ce n'est pas exactement cela ; c'est l'administration pénitentiaire qui, à la demande de la police a, comme c'est le cas fréquemment, procédé à des vérifications de cellules et, à notre surprise, a constaté qu'il y avait des portables.
M. Georges LEMOINE : Je voulais vous demander si le ministre de l'Intérieur avait compétence sur l'administration pénitentiaire, vous m'avez rassuré. Vient maintenant une question dictée par l'actualité : était-il bon de saisir les portables dans les cellules quand on sait comment, à partir des portables, on a pu reconstituer les filières ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : C'est une très bonne question, Monsieur Lemoine, et je vais y répondre.
M. Franck DHERSIN : C'est plein de bon sens !
M. Jean-Louis DEBRÉ : D'énormes progrès ont été réalisés quant à la faculté de capter les portables ; à l'époque, c'était impossible et c'est probablement grâce aux investissements et aux sommes considérables qui ont été débloquées lorsque nous étions au gouvernement, notamment avec nos amis allemands, que l'on peut aujourd'hui entendre les portables. Cela dit, je vous rassure: à l'époque on ne pouvait pas le faire, c'était extrêmement difficile. Durant le dernier mois où j'étais au gouvernement on avait fait des progrès mais cela restait encore très, très confidentiel.
M. Georges LEMOINE : Vous avez émis de fortes réserves sur la qualité du travail de la police judiciaire.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je parlais de la police judiciaire en Corse.
M. Georges LEMOINE : Oui, nous parlons de la Corse !
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je considérais à l'époque que le travail effectué par certains fonctionnaires de la police judiciaire n'était pas toujours à la hauteur des espérances.
Pour être très précis, j'estimais, mais c'est sans doute dû à ma formation de magistrat, que n'importe qui ne peut pas être un fonctionnaire de police judiciaire. Il y a un travail d'investigation, de précision, de sérieux, de suivi qui nécessite une formation. Il ne s'agit pas simplement d'avoir une qualification, il faut aussi avoir le goût du travail et du travail en profondeur. Or, il m'a semblé que le travail effectué par certains fonctionnaires, que j'ai d'ailleurs déplacés puisque j'ai changé plus d'un dixième des fonctionnaires en Corse, n'était pas satisfaisant.
M. Georges LEMOINE : Concernant les missions que vous aviez confiées au préfet Erignac, vous avez évoqué un examen des subventions assorti de photos, avez-vous dit. Le mot " photo " est-il à prendre au sens propre ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Oui, je voulais que soit établi un rapport pour évaluer de façon précise l'utilisation des subventions accordées par des collectivités territoriales ou par la Communauté européenne. Lorsque vous demandez une subvention, vous justifiez votre demande en précisant la destination des fonds ; aussi je voulais - et je n'avais naturellement aucun a priori - être sûr que les subventions allouées depuis 1981 avaient toutes été employées aux fins indiquées.
M. Georges LEMOINE : Cela valait pour les troupeaux de vaches ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Pour tout !
M. le Rapporteur : Vous faites référence au rapport de M. Bougrier ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Ce travail a été commencé par M. Bougrier et je voulais qu'il soit affiné de manière très précise.
M. le Rapporteur. L'enquête a été à l'origine d'une fuite à laquelle le SRPJ local s'est trouvé mêlé ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Hélas ! C'est moi qui ai fait venir M. Bougrier en Corse. Il a fait un travail considérable que je voulais voir poursuivi et j'ai regretté qu'un certain nombre de fuites apparaissent, que des indiscrétions soient commises, comme j'ai regretté d'ailleurs, en d'autres occasions, que des témoignages que nous avions pu recueillir apparaissent dans la presse. A chaque fois, vous pourrez remarquer que j'ai sanctionné des fonctionnaires de police...
M. Roger FRANZONI : Comme mon collègue, je voulais vous interroger sur le rapport demandé au préfet Erignac, mais vous avez déjà répondu.
M. Jean-Louis DEBRÉ : Oui, j'ai répondu mais j'ajouterai, pour être très précis, que je ne fais aucun procès d'intention : je voulais simplement, pour éviter que ne continuent à courir un certain nombre de rumeurs, et si elles étaient fondées, saisir la justice, avoir la certitude que les subventions accordées depuis 1981 avaient bien été utilisées aux fins pour lesquelles elles avaient été demandées.
M. Roger FRANZONI : Vous aviez tout de même un soupçon ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je n'avais aucun soupçon a priori.
M. Roger FRANZONI : Et, par la suite, vous avez été convaincu qu'elles avaient été bien employées ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je n'ai pas eu le rapport puisque j'ai quitté mes fonctions.
M. Roger FRANZONI : Maintenant, puisque tout le monde à une opinion sur le Corse, je voudrais vous demander, mais vous n'êtes pas obligé de me répondre, comment vous envisagez l'avenir de la Corse ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Il faut poser la question aux Corses! Je pense que la Corse fait partie intégrante de la République française et qu'il est nécessaire que les Corses expriment clairement leur opinion. Je constate qu'au travers de chaque élection, ils affirment leur attachement à la République française ; je constate aussi que pendant les deux ans où j'étais au gouvernement - j'ai oublié de le dire tout à l'heure - les assassinats avaient disparu et que les mouvements nationalistes corses recueillaient très peu de suffrages, contrairement aux dernières élections territoriales : peut-être pourrions-nous nous demander pourquoi ?
M. le Rapporteur : Vous seriez éventuellement ouvert à une évolution du statut de la Corse ?
M. Jean-Louis DEBRÉ : Je vais vous répondre très franchement. Il faut s'interroger sur l'existence de deux départements en Corse, l'existence de deux conseils généraux, et sur la présence de trois préfets. Ce n'est pas moi qui ai décidé de cette situation. Le statut actuel résulte d'une loi dont je pense, personnellement, que je ne l'aurais pas votée. Ce n'est pas moi qui ai voulu que l'on fasse état - heureusement cette disposition a été invalidée par le Conseil constitutionnel - du " peuple corse ". Ma position sur ce point rejoint la réflexion que je vous ai faite tout à l'heure sur l'administration préfectorale : pourquoi avoir, en Corse, une administration préfectorale surdimensionnée ? Ce n'est pas de cela que la Corse a besoin et je serais favorable à un retour à plus de simplicité, mais c'est là un autre débat !
Audition de M. Émile ZUCCARELLI,
ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'État et de la Décentralisation, ancien sénateur de Haute-Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 6 juillet 1999)
Présidence de M. Jean-Yves GATEAUD, Secrétaire
M. Émile Zuccarelli est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Émile Zuccarelli prête serment.
M. le Président : Monsieur le ministre, si nous vous avons demandé de venir aujourd'hui devant notre commission, ce n'est pas au titre de vos fonctions de ministre de la fonction publique, mais en raison de vos racines corses et du rôle que vous avez joué en tant que maire de Bastia, fonction que vous avez quittée en 1997, et de conseiller de l'assemblée territoriale de Corse depuis de nombreuses années.
Nous souhaitons recueillir votre point de vue sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse et sur les moyens d'assurer la coordination des services concernés au niveau local et national.
M. Émile ZUCCARELLI : Monsieur le président, vous avez bien voulu indiquer en exergue que ce n'était pas tant en raison de mes fonctions au sein du Gouvernement que j'étais appelé à être entendu par votre commission, qu'en raison des connaissances que je puis avoir de la Corse à travers les différentes fonctions que j'y ai exercées et qu'à certains égards j'y exerce encore !
Au risque de m'écarter un peu de l'objet de votre commission, je voudrais dire quelques mots sur l'histoire de la Corse durant ce dernier quart de siècle. Je crois que les événements qui retiennent votre attention seraient en effet illisibles si on ne les replaçait pas dans le contexte général. Cette histoire de la Corse a été, entre autres facteurs, marquée par la " compréhension " - je mets le mot entre guillemets - généralement consentie à des gestes de caractère criminel, en raison de leur caractère politique originel et supposé. Cette lecture est en fait celle d'une frange importante de l'opinion nationale qui recoupe l'intelligentsia et la presse, sensibles par effet de mode, dès la fin des années soixante ou le début des années soixante-dix au romantisme dont pouvaient s'affubler les nationalistes à travers les thèmes du retour au pays, de l'enracinement et de la défense de l'environnement. Ces thèmes ont été très intelligemment utilisés par des mouvements qui, en définitive, recouraient à des actions de caractère terroriste, le tout baignant dans le halo exotique qui nimbe généralement la Corse. J'aurai l'occasion d'y revenir pour le déplorer !
Il faut rappeler, et votre commission est je crois un lieu tout à fait idoine pour ce faire, qu'il est insane de qualifier de crapuleux le crime commis pour s'approprier un bien - fût-ce un quignon de pain - et de qualifier de politique, avec tout le présupposé d'indulgence qui s'y attache, le crime visant à imposer à autrui par la violence et contre la démocratie ses idées et ses conceptions. Dans ce contexte, parce qu'il fallait en définitive faire preuve d'une certaine logique et ne pas paraître préconiser pour la Corse ce qui aurait été indésirable ou dangereux dans le reste du pays, on a dû planter un décor marqué par la spécificité de la Corse. On connaît la litanie et l'énumération de tous les discours allant dans ce sens depuis Prosper Mérimée jusqu'aux publicités touristiques que faisait récemment la Corse elle-même - j'ai encore en tête les affiches qui tapissaient les murs du métro qui parlaient de " la Corse, la plus proche des îles lointaines " ; il faut reconnaître que nous sommes parfois pris à notre propre piège ! - en passant par la description inépuisable de structures politiques totalement atypiques et, bien sûr, systématiquement fautives ou corrompues. La conséquence ne pouvait en être que la suivante : en attendant qu'éventuellement la Corse ne se donne ou reçoive des lois spécifiques, il fallait y appliquer la loi " avec circonspection " pour reprendre le propos fameux de M. Couturier, ancien procureur général près la cour d'appel de Bastia. Cela revient à dire qu'on ne comptait pas l'appliquer du tout dans quelque domaine que ce soit.
Parallèlement, s'est développée ce que j'appellerai " la course aux statuts " où la volonté saine de décentralisation se conjuguait avec l'envoi de signaux supposés propres à calmer les violents. J'ai regretté, si attaché que je sois à la décentralisation et à la démarche de Gaston Deferre, que l'on ait posé en préalable la nécessité pour la Corse de jouir d'un statut particulier, au lieu d'élaborer, en bonne logique, un statut général des régions et de voir en quoi il convenait de l'adapter à la Corse du fait de son insularité. Dans notre démarche nationale, nous avons souvent pensé que la Corse était tout à fait indiquée pour jouer le rôle de cobaye. A cet égard, on parle parfois de la Corse comme laboratoire, mais je pense, pour ma part, que le sort des cobayes de laboratoire est le plus souvent tragique ou en tout cas peu enviable et je n'ai jamais considéré qu'il appartenait aux plus faibles, puisque la Corse est supposée être faible dans son économie et ses structures sociales, d'essuyer les plâtres.
Au statut Deferre, a succédé le statut Joxe dont l'article premier, qui a été censuré par le Conseil constitutionnel, posait un grave problème au regard de l'unité républicaine. Il confère à la collectivité territoriale de Corse des compétences très significatives qu'il importe d'exercer avant même d'en réclamer d'autres, sans savoir d'ailleurs lesquelles. Si, un jour, un transfert de compétences précis s'avérait nécessaire au développement de la Corse, il serait alors temps de l'envisager.
La spéculation institutionnelle est un point très important et, encore une fois, il n'est pas sans lien avec notre propos d'aujourd'hui. Cette spéculation institutionnelle joue encore pour de nombreux commentateurs un véritable rôle de drogue ou de placebo : chaque accident de parcours voit resurgir ce débat récurrent et stérile, dans la presse ou à travers un certain nombre de leaders d'opinion. On l'a vu encore récemment et je crois qu'il serait temps d'arrêter ce jeu-là !
L'instrumentalisation du statut en arme institutionnelle a pu jouer de manière choquante et néfaste lorsqu'elle a servi de support dans le dialogue que certains gouvernements nouaient avec des organisations clandestines et terroristes. On ne peut que redire ici le caractère choquant, voire scandaleux, de cette qualité d'interlocuteur conférée à des personnes n'ayant d'autre légitimité que celle qu'elles tiraient d'actes criminels et de la crainte qu'elles inspiraient. Au passage, je dis que cette démarche tout à fait perverse ne pouvait qu'aboutir, en janvier 1996, à la lamentable mascarade de Tralonca.
On n'a pas assez dit, en revanche, les effets dévastateurs que de telles démarches avaient sur la population. Cette dernière, déstabilisée dans l'image qu'elle pouvait avoir de la République, pouvait en effet penser qu'elle allait passer, si j'ose dire " sur tapis vert ", sous un pouvoir violent et mafieux. Dans ces conditions, la boucle devait nécessairement se refermer sur cette descente aux enfers que nous connaissons depuis de longues années où la population corse, laissée sans protection légale face à la violence, à la menace, aux destructions, déstabilisée dans sa lecture de l'avenir, abreuvée de clichés sur ce qu'elle est censée être et vouloir, finit par ressembler à l'image convenue qu'on lui renvoie en permanence. Pour boucler complètement la boucle, on constate évidemment, comme par confirmation de ce diagnostic archifaux, l'incapacité chronique de la Corse à réussir dans les différents projets de développement que l'on a pu élaborer pour elle. Comme s'il était envisageable de réussir un quelconque projet de développement dans une île où, pour 250 000 habitants, soit l'équivalent de la population du XVème arrondissement, il y a eu au cours des dix dernières années 250 assassinats et, selon les années, entre 300 et 500 attentats par an ! Je voudrais bien que l'on essaie de voir si, dans de telles conditions, un quelconque projet de développement réussirait ailleurs. La boucle se referme parce que ces conditions provoquent dans la population une montée des comportements délictueux, inciviques et indisciplinés qui vont des stationnements interdits à un paiement insuffisant ou, en tout cas, moins ponctuel des impôts. Ces comportements donnent ensuite à penser que la population corse est vraiment très spéciale.
Je vais terminer ce propos liminaire, mais il faut dire clairement que la seule façon de rompre le cercle vicieux était de changer de politique et d'appliquer la seule politique que l'on n'avait jamais essayée depuis vingt-cinq ans, l'application de la loi. Je l'ai toujours réclamée en demandant qu'elle soit tranquille, sereine, mais ferme et continue dans tous les domaines. C'est ce qui fondait la déclaration de politique générale du Premier ministre du 19 juin 1997 qui tenait en trois points et où l'on ne parlait pas de réformes institutionnelles : appliquer la loi comme ailleurs sur le territoire de la République ; aider au développement économique, en particulier à travers les contrats de plan ; soutenir la promotion de l'identité culturelle et de la langue. Cette politique, quoi qu'il ait pu arriver depuis, doit être impérativement poursuivie. C'est la seule perspective valable pour la Corse !
Je dois à l'honnêteté de dire que, dans les mois qui ont suivi l'affaire de Tralonca qui marquait le point d'orgue de la démarche de négociation, à mon avis aventurée et faussée, M. Alain Juppé avait commencé à prendre conscience de l'erreur dans laquelle le Gouvernement et la France étaient en train de s'enfoncer. Il avait commencé à donner quelques signes de redressement de la méthode et à parler d'application de la loi et non plus de " dialogue avec tout le monde ", dont on sait bien ce qu'il voulait dire...
M. Alain Juppé n'a pas pu aller très au-delà des intentions, le calendrier ayant été ce qu'il a été, mais le nouveau Gouvernement, dès juin 1997, a mis en _uvre la politique annoncée. Celle-ci a connu une montée en régime sous le préfet Erignac, puis a été renforcée après sa disparition. Même si le climat fortement émotionnel et certains événements ont pu nuire à la sérénité de l'application de la loi, la perspective doit rester la même, j'y insiste, et je souhaiterais que ce message retienne votre attention. La proclamation d'une volonté doit maintenant faire place à l'application de la loi, puisque nous ne sommes plus au stade de la transition.
La discussion des contrats de plan est en cours et en ce qui concerne la promotion de la culture et de la langue - nous connaissons évidemment les péripéties récentes touchant à la non-ratification de la charte des langues régionales, mais je crois qu'il ne faut pas nous arrêter à cette controverse - il y a place, en France, pour une politique dynamique des langues régionales : tout le monde a d'ailleurs observé que les trente-neuf mesures auxquelles la France était prête à souscrire ne heurtaient pas la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais que c'était l'exposé des motifs de la charte qui pouvait poser problème. Si avec la France entière, avec toute la Nation, loin des proclamations excessives et à mon avis injustes et inadaptées, du style " si les Corses veulent nous quitter, nous ne les retenons pas ! ", nous mettons en place cette politique, je crois qu'il y a lieu d'être confiant dans l'avenir de la Corse au sein de la République
M. le Président : Merci pour la précision de cet exposé liminaire : ceux qui vous ont déjà entendu par le passé reconnaîtront là la clarté de vos propos. Dans cette description que vous faites et qui porte sur une période assez longue, on s'aperçoit que pratiquement tous les gouvernements sont concernés ! J'aimerais néanmoins obtenir une précision parce que vous lancez une accusation extrêmement dure en prétendant que la population corse a été laissée sans protection par rapport à l'état de violence. Comment l'entendez-vous et comment pourriez-vous préciser vos propos à quelqu'un qui ne connaît pas la Corse et qui ne vit pas cette situation comme vous le faites vous-même en tant qu'élu local ? C'est dur de dire cela sur le territoire de la République !
M. Émile ZUCCARELLI : C'est une donnée d'évidence.
M. Roger FRANZONI : C'est exact !
M. Émile ZUCCARELLI : Je ne veux pointer du doigt aucun des gouvernements...
M. Roger FRANZONI : Ils sont tous responsables !
M. Émile ZUCCARELLI : ... même si le Gouvernement qui a mené le dialogue que je viens d'évoquer jusqu'à l'affaire de Tralonca doit évidemment assumer les choix qu'il a faits à cette époque.
Néanmoins, le traitement bienveillant et la circonspection dans les poursuites de la délinquance et de la criminalité partant d'intentions à caractère politique remontent certainement plus à vingt ans, qu'à cinq ou dix ans. Or, il est tout de même significatif qu'au cours de cette période où environ 10 000 attentats et des centaines de crimes ont été commis, il n'y a eu élucidation d'aucun crime et d'aucun assassinat, à une ou deux exceptions près.
C'est une réalité et le procureur Couturier disait : " il faut être extrêmement circonspect parce que, peut-être, dans certains cas, au bout de votre enquête sur une affaire de caractère criminel, crapuleux, une affaire de trafic, de racket ou de meurtre, vous risquez de trouver quelqu'un appartenant de manière notoire à une organisation nationaliste clandestine ou légale ! ". Il s'agit tout de même d'une démarche perverse. Or, cette circonspection a été alimentée au fil des années. On a vu, en effet, des gouvernements - j'ai toujours l'air de retomber sur le même - recevoir dans les palais nationaux des gens appartenant notoirement à des organisations terroristes, justifiant et glorifiant la violence, l'assassinat et l'attentat politique, et qui venaient ensuite discourir sur le trottoir devant les caméras de télévision en disant : " Nous avons eu avec le ministre un entretien très franc et très productif ! ".
M. le Rapporteur : Vous avez des exemples précis en tête ?
M. Émile ZUCCARELLI : Oui, j'ai vu M. François Santoni être reçu et discourir sur le trottoir de la place Beauvau...
M. le Rapporteur : A quelle période ?
M. Émile ZUCCARELLI : C'était durant la période 95-96, je n'ai plus les dates précises en tête.
M. le Rapporteur : C'était au journal télévisé ?
M. Émile ZUCCARELLI : Absolument, au journal de vingt heures !
M. Franck DHERSIN : Vous avez vu M. Santoni, place Beauvau ? Il serait intéressant d'avoir les films.
M. Émile ZUCCARELLI : Attendez, j'ai l'air de faire une révélation... Serais-je le premier de vos interlocuteurs à vous dire cela ?
M. le Rapporteur : Bien sûr que non !
M. Yves FROMION : C'était une confirmation...
M. Émile ZUCCARELLI : C'est plus qu'une confirmation.
M. le Rapporteur : Ce n'est pas ce qu'a dit M. Jean-Louis Debré.
M. Émile ZUCCARELLI : Naturellement ! Maintenant M. Santoni était-il devant l'entrée du ministère après être arrivé par une rue adjacente ? Je n'ai pas poussé les vérifications jusque là, mais il était sur le trottoir de la place Beauvau et disait avoir eu un entretien très franc.
Pour en revenir à votre question, j'ai parlé tout à l'heure des effets dévastateurs sur la population, mais il faut voir également les effets dévastateurs sur les fonctionnaires, qu'ils soient de la police, de la gendarmerie ou de la justice, qui ont en charge de réprimer le crime. Quelques jours après l'affaire de Tralonca, le garde des sceaux de l'époque est venu rencontrer les magistrats de l'île pour les mobiliser et les journalistes présents lui ont demandé si une information judiciaire avait été ouverte sur ce rassemblement : comme il répondait qu'il l'ignorait, ils lui ont demandé s'il trouvait normal qu'il n'y en ait pas, ce à quoi M. Toubon a rétorqué : " il ne sera pas répondu à cette question ! ". Je crois savoir que, quelque temps plus tard une information a été diligentée, mais personne, en tout cas pas moi, n'en a jamais eu le fin mot !
Je réponds donc ainsi à votre question : quand on mesure le décalage qu'il peut y avoir entre le dévouement, le zèle que l'on peut demander aux fonctionnaires qui concourent au règne de la loi et certains discours publics, on n'est pas surpris de certaines choses et notamment du fait que pendant toute une période aucune affaire, ou pratiquement aucune, n'ait été élucidée... De là à ce que la population ne se sente pas protégée, reconnaissez que ce sentiment est logique...
M. le Président : Même si vous avez déjà abordé le sujet de la chronologie de la politique de sécurité en Corse depuis 1993, pouvez-vous préciser quelles en ont été les étapes ? Si je vous suis bien, il y aurait une première étape qui irait de 1993 jusqu'à l'attentat de Bordeaux sous le Gouvernement de M. Juppé, après quoi les choses commenceraient à évoluer jusqu'à la période Erignac et Bonnet ? Pourriez-vous nous indiquer la façon dont l'élu corse que vous êtes a ressenti cette évolution sur place et comment elle a été appréciée par les diverses sensibilités politiques de l'île ?
M. Émile ZUCCARELLI : Je n'ai pas sondé les reins et les c_urs de toutes les sensibilités. Je voudrais compléter votre propos pour être d'une parfaite honnêteté. Je préciserai pour être complet que, d'après moi, la position de M. Alain Juppé avait commencé à évoluer avant l'attentat de Bordeaux ! L'action de certains parlementaires dont je m'honore d'être avec mon collègue sénateur François Giacobbi n'y était pas totalement étrangère : j'ai senti M. Juppé quelque peu embarrassé, puis un peu plus ferme dans son propos. Dès le milieu du printemps 1996, dans ses réponses à l'Assemblée nationale, il disait que le dialogue c'était bien gentil, mais qu'il fallait commencer par faire cesser la violence et la réprimer. L'attentat de Bordeaux, dont je crois qu'il est survenu vers le milieu de 1996, n'a pu évidemment que renforcer cette conviction qui, naturellement, n'a pas pu se traduire par des faits très précis : je signale à la commission, mais c'est un détail, que j'ai été, moi-même, victime, quelques années après M. Roger Franzoni, en octobre 96, d'un attentat à l'explosif.
Il faut bien percevoir néanmoins que si la population ne tient pas nécessairement un compte précis de l'intensité de la présence policière, du nombre d'affaires élucidées ou du nombre des attentats, elle est avant tout attentive à une chose : elle veut savoir si l'on discute ou si l'on ne discute pas, si on a arrêté de " dialoguer " avec des gens qui ont un projet totalement étranger à la démocratie. C'est cela qui retient son attention !
Puisque nous en sommes au problème des forces de l'ordre et de la protection des citoyens, j'ajouterai, pour donner une connotation personnelle, que dans toutes mes fonctions - et j'ai déjà été ministre auparavant - j'ai toujours refusé une quelconque protection en Corse. On a plastiqué mon domicile alors que je m'y trouvais et ceux qui l'ont fait ont pu placer benoîtement leur charge, à deux heures du matin, comme ils l'entendaient : je n'ai pas de réflexions à formuler là-dessus puisque j'avais demandé à ne pas être protégé ou à ne pas bénéficier d'une protection particulière... Au lendemain de l'attentat, mon commentaire a été le suivant : " je suis le dix millième, ni plus, ni moins intéressant que les autres, mais on n'intimidera pas la République ! " J'ai continué à refuser toute protection jusqu'à l'assassinat du préfet Erignac, au lendemain duquel on me l'a imposée, de sorte que je jouis maintenant d'une protection rapprochée tout à fait conséquente et qui m'est donnée sans barguigner.
S'agissant de la chronologie : d'abord, le préfet Erignac est arrivé dans un mouvement préfectoral normal et c'est alors que la loi a commencé à être appliquée un peu plus fermement, en particulier dans le domaine des actes administratifs ; ensuite est intervenu l'assassinat d'Erignac et l'attention s'est focalisée davantage sur le caractère criminel ou violent que sur la normalisation des pratiques du fonctionnement de l'administration et de la société corse en général...
M. le Président : Vous avez souligné dans votre propos liminaire les dégâts considérables qu'a pu causer le dialogue avec les nationalistes, quels qu'aient été les gouvernements. Est-ce que le fait d'associer certains nationalistes à la gestion des collectivités territoriales en Corse n'est pas aussi une forme de dialogue susceptible de produire les mêmes dégâts dans l'opinion ? Est-ce que les spéculations institutionnelles auxquelles vous faisiez allusion tout à l'heure ne sont pas un aspect de cette affaire ?
M. Émile ZUCCARELLI : La démocratie est la démocratie ! A partir du moment où des gens sont élus au suffrage universel, ils ont conquis le droit de siéger dans les instances délibérantes. S'ils devaient être poursuivis pour d'autres raisons, ce serait complètement étranger au fonctionnement des institutions. Une chose est donc de leur reconnaître le droit de siéger dans une instance délibérante, d'y délibérer et d'y voter selon leur volonté, c'en est une autre que de leur attribuer une sorte de représentativité particulière supérieure à celle de leur score électoral du fait du poids que leur conférerait la violence : c'est là qu'il y a proprement scandale. Un des enjeux de la phase actuelle, c'est de savoir si ces élus vont devenir des interlocuteurs légitimes en condamnant clairement la violence et, à tout le moins, en y renonçant préalablement et définitivement, car chacun sait bien que les trêves sont une forme de chantage tout à fait inacceptable.
M. le Rapporteur : Compte tenu de ce que vous nous dites, on pourrait penser que vous considérez comme très positive l'action du préfet Bonnet. Or, avant même l'affaire des paillotes, certains articles de presse ont pu laisser penser que vous faisiez preuve d'un certain scepticisme sur la méthode employée. Quelle est votre appréciation exacte sur cette action ?
M. Émile ZUCCARELLI : Je préfère effectivement m'exprimer que de laisser la place à des propos rapportés. J'ai toujours prôné l'application de la loi en Corse, tranquillement, par les moyens ordinaires de la police et de la justice, comme en n'importe quel autre lieu de France. Cela paraît évident mais cette méthode n'avait jamais été appliquée avant ces deux dernières années.
Il est un autre préalable : je me suis toujours battu contre les imputations collectives faites à la Corse. Il est insane de prétendre que les Corses ne paient pas leurs impôts au prétexte qu'il y aurait 8 % de mauvais payeurs en Corse contre 3 % ailleurs, car c'est faire bon marché des 90 % ou 92 % qui s'en sont acquittés normalement. Dans les imputations collectives, on brime toujours la grande majorité des gens qui se comportent de manière convenable. Il faut faire très attention à cela !
On a beaucoup parlé, au moment où le préfet Bonnet a pris ses fonctions, du rapport Glavany. Concernant ce rapport, je peux dire qu'en tant que parlementaire, avant que Roger Franzoni ne prenne le relais, je réclamais la création d'une commission d'enquête depuis 1989. Votre collègue Franzoni a opportunément repris le flambeau et je crois qu'il a à peu près repris les attendus de ma proposition dans sa demande...
M. Roger FRANZONI : Cela m'a simplifié le travail !
M. Émile ZUCCARELLI : Que disait-il ? Qu'il faut tuer les procès collectifs faits à la Corse, procès en corruption, gabegies, incapacités diverses, détournements de fonds publics et autres. J'avais demandé cette commission d'enquête parlementaire pour laver la Corse de ces procès collectifs en proposant de mettre les choses à plat et de séparer le bon grain de l'ivraie. Le rapport, à cet égard, était irréprochable pour ceux qui l'ont réellement lu, et non pas pour ceux qui l'ont lu en diagonale et qui en ont fait un compte rendu partial, dans la mesure où il établissait une nette distinction entre ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas.
Ce que je réclamais donc, c'était l'application de la loi sans présupposés et sans procès collectifs. Il est possible que, par rapport à cela, la manière dont les choses se sont enclenchées n'ait pas correspondu au meilleur dosage. Il faut toutefois faire la part de l'émotionnel et bien tenir compte du fait que le préfet Bonnet arrivait sur le corps de son prédécesseur, assassiné d'une manière abominable. L'émotion était considérable : il y avait 40 000 personnes dans les rues de Corse suite à la mort du préfet, ce qui, je crois, ne s'était jamais vu. Le préfet Bonnet a donc voulu afficher - et personne ne s'en est offusqué, moi pas plus que quiconque -- des signaux très voyants et très martiaux de sa volonté d'appliquer la loi et de ne pas céder à l'intimidation. Pendant quelques mois, c'est ainsi que les choses se sont passées. Il y a eu quelques gémissements dans la population. Je m'en suis fait l'écho, j'ai dit mon sentiment que l'on n'isolait pas suffisamment les cas graves, que l'on ne hiérarchisait pas assez les fautes et qu'il y avait parfois une tendance à ratisser trop large dans la répression avec des effets médiatiques qui pouvaient être le fait du préfet ou d'autres personnes : il n'est que de voir la manière dont, dans d'autres circonstances et d'autres lieux, l'information fuit et comment l'on rameute l'opinion.
Tout cela a fini par être ressenti de manière quelque peu désagréable et, en disant au préfet Bonnet qu'il convenait de ne pas culpabiliser trop de monde à la fois et qu'il fallait par exemple poursuivre les excès du Crédit agricole sans donner le sentiment à tous les porteurs d'un chéquier de cette banque qu'ils étaient menacés dans leur probité et leur honorabilité, je n'avais pas encore senti le moment venu de sonner le tocsin. Nous étions quand même dans une période de transition de caractère exceptionnel avec une administration qui ayant plutôt reçu la consigne de ne pas agir pendant vingt ans, avait brusquement ordre de le faire, ce qui n'est pas allé sans quelques turbulences et quelques excès.
Lors des nouvelles élections territoriales, j'ai soutenu face à l'opinion locale le bilan de cette politique, en tant que tête de liste des partis soutenant le Gouvernement. Cela n'a pas été facile...
M. le Rapporteur : Comment l'expliquez-vous ? On aurait pu penser que les Corses allaient adhérer à cette politique. Ces élections ont quand même été une déception !
M. Émile ZUCCARELLI : Oui et non, tout dépend si l'on estime la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine... Les sondages montraient bien que l'opinion n'était pas hostile à cette politique mais que certains, comme cela s'est ressenti dans les urnes et comme c'est souvent le cas dans les élections au scrutin proportionnel, exprimaient plutôt leur insatisfaction que leur satisfaction, fût-elle globale. C'est ainsi que telle personne, parfaitement convaincue, qui avait eu le désagrément de se voir réclamer ses contraventions quelques jours avant le scrutin, a ouvertement émis un vote sanction en signe de protestation, en se prononçant pour des forces politiques qui ne correspondaient pas du tout à ses opinions... A ce propos, il est juste de dire que pendant la période des élections territoriales, le train de l'administration a suivi sa route avec les contraventions, les réclamations d'impôts, les interrogatoires sur les diverses affaires en cours. Il n'y a pas eu de volonté - il faut en donner acte au Gouvernement et aux préfets - de biaiser ou de lever le pied sous prétexte de circonstances électorales.
M. le Rapporteur : On a même détruit des paillotes à la veille des élections ?
M. Émile ZUCCARELLI : L'action de destruction, au grand jour, de paillotes a eu effectivement lieu en période préélectorale, mais je pourrais vous citer beaucoup d'autres exemples.
M. le Rapporteur : Vous pensez qu'il y avait une intention derrière cela ?
M. Émile ZUCCARELLI : Non, je ne le pense pas !
M. Roger FRANZONI : Il y a même eu pire : les arrêtés Miot...
M. Émile ZUCCARELLI : C'est encore un autre problème !
M. Roger FRANZONI : Oui, mais nous avons donné des armes énormes à tous nos adversaires...
M. Émile ZUCCARELLI : Si M. Franzoni me le permet, je dirai que c'est un autre débat dans lequel je ne veux pas entrer, en estimant que ce n'est pas le lieu pour le faire !
Je crois que, jusqu'à ce stade, il y avait certainement un mauvais dosage dans le degré d'application de la loi. L'affichage de fermeté était nécessaire, mais peut-être devait-elle s'accompagner d'une meilleure hiérarchisation des fautes à poursuivre.
J'ai constaté qu'il y avait une certaine irritation de la population. Je l'ai même constaté à mes dépens, sans que cela remette en cause ma conviction qu'il fallait continuer, quitte à ce qu'après la période de rodage, on en vienne à une application plus sereine. Là-dessus, les événements sont venus briser le cours de cette évolution au lendemain des élections territoriales de mars. J'ai fait campagne en déclarant que, s'il pouvait y avoir quelques défauts de réglage et quelques outrances, ils n'étaient pas excessifs par rapport aux vingt-cinq années d'horreur précédentes. Tel a été mon discours, même si j'ai pu dire au préfet Bonnet lui-même qu'il fallait être plus sélectif et moins démonstratif dans la répression.
J'en terminerai sur ce point avec une anecdote : le matin de l'assassinat d'Erignac, il y a eu une route barrée à quarante kilomètres au sud de Bastia par les limonadiers de la région qui protestaient contre les tracasseries qu'ils subissaient en raison de la découverte, chez eux, de machines à sous. Ce jour-là, ce barrage a été géré benoîtement par la gendarmerie qui a organisé une déviation. Je pense qu'aujourd'hui, il serait dégagé avec la plus grande fermeté. On était alors dans la situation où l'on pouvait faire échec frontalement à l'application de la loi, où l'on pouvait intimider. Je crois que compte tenu des événements, plus personne aujourd'hui en Corse, ne songe pouvoir intimider la République !
Il est grand temps maintenant d'appliquer sereinement la loi et de baisser d'un cran la médiatisation. Des multitudes d'affaires ont été transmises en application de l'article 40 du code de procédure pénale, qui étaient reprises le lendemain dans la presse avec des photos de fiches anthropométriques des personnes susceptibles d'être impliquées dans ces affaires. Je crois que, là aussi, il faut revenir à la sérénité dans la fermeté.
M. le Rapporteur : S'agissant des moyens exceptionnels, vous avez dit qu'il fallait avoir recours à des moyens de droit commun en Corse comme ailleurs. Simplement, la situation, notamment pour ce qui a trait au terrorisme, y est quand même tout à fait particulière au point de justifier la création d'un dispositif antiterroriste avec des spécificités fortes, comme l'atteste la mise en place du GPS. Ne croyez-vous pas nécessaire pour l'Etat, s'il veut réussir à appliquer la loi, de recourir même de façon provisoire à des moyens exceptionnels ? Par ailleurs, un dossier tel que Bastia Securità vous paraît-il emblématique de la période de dialogue entre le gouvernement et les nationalistes ?
M. Émile ZUCCARELLI : L'adjectif " exceptionnel " est ambigu. Vous parlez de " moyens exceptionnels " mais les moyens peuvent être exceptionnels quantitativement sans qu'il y ait forcément besoin de moyens d'exception. Je crois que ma réponse est suffisamment claire ! Je pense qu'il peut y avoir des besoins de renforts mais qu'il faut une application ferme, tranquille, sereine de la loi, par les moyens ordinaires de la police et de la justice. Il n'a jamais été question d'instituer des juridictions d'exception...
M. le Rapporteur : Pardonnez-moi de vous interrompre, mais le dépaysement presque systématique des affaires de justice est quand même très exceptionnel...
M. Émile ZUCCARELLI : Je pense que le dépaysement prévu par la loi peut aussi être pratiqué de manière plus ou moins fréquente et que le dépaysement, s'il peut se justifier dans certains cas, ne doit pas être systématique !
S'agissant du GPS, il n'est pas un moyen d'exception : ce sont des gendarmes placés dans la hiérarchie ordinaire. En tant qu'observateur extérieur n'ayant pas été mêlé à la création du GPS, j'ai toujours pensé que la gendarmerie, est un corps d'élite de grand mérite et de grande efficacité lorsqu'elle a à traquer le rôdeur, le criminel individuel, est beaucoup plus empêtrée ou gênée dans son action lorsqu'elle est face à une criminalité organisée. En effet, si l'implantation des gendarmes dans le terroir, avec leur famille, leur établissement bien localisé et bien visible les aide dans les missions du premier type, dans celles du deuxième type elle les dessert dans la mesure où, face à une organisation criminelle, les chasseurs deviennent gibiers. Il y a là un problème réel et ce n'est pas faire injure à la gendarmerie que de le dire. Il n'est donc pas anormal que l'on se soit posé la question de savoir si des renforts de gendarmerie numériquement nécessaires ne pourraient pas être constitués temporairement par des hommes moins lestés au plan familial et au niveau local, mais placés dans le cadre hiérarchique ordinaire. Personnellement, je ne pense pas que la création du GPS ait été une démarche intrinsèquement perverse ou critiquable.
Vous m'avez ensuite parlé de Bastia Securità : c'est une organisation qui est suspecte d'être fortement portée au soutien d'organisations clandestines. En outre, un certain nombre de ses dirigeants ont été mis en examen pour association de malfaiteurs. L'application de la loi dans ce cas-là a conduit à la suspension de leur activité par retrait d'agrément. Que deviendra cette affaire par la suite ? J'ai cru comprendre que cette société cherchait à se mettre en conformité avec la loi ; il faudrait, le moment venu, en tirer les conséquences.
M. le Rapporteur : C'est récent ?
M. Émile ZUCCARELLI : Oui et un certain nombre de mises en examen pour associations de malfaiteurs sont également récentes !
M. le Rapporteur : Cela date de quelques mois parce que, pendant très longtemps, il était de notoriété publique que Bastia Securità était liée au mouvement nationaliste et que l'Etat n'agissait pas...
M. Émile ZUCCARELLI : Le fait que certaines choses soient de notoriété publique ne constitue pas des éléments juridiquement probants.
M. le Président : Puisque M. Caresche cherche à préciser les choses en termes de chronologie, je rappelle que l'agrément de Bastia Securità lui a été effectivement retiré récemment et qu'au moment de la commission d'enquête précédente sur la Corse, cette société l'avait encore : je me souviens de discussions, ici même, où l'on présentait ce cas comme une anomalie flagrante à laquelle il a été remédié par la suite...
M. Émile ZUCCARELLI : C'est parce qu'il y avait, à ce moment-là, un décalage entre une situation de fait dont on pouvait penser qu'elle était gravement attentatoire à l'ordre public et l'absence d'éléments juridiques probants. Dans l'intervalle, la mise examen des dirigeants pour association de malfaiteurs a permis de suspendre l'exploitation de cette société. Dieu sait si cette suspension a été controversée, car elle a été portée devant la juridiction administrative et, après une annulation de la mesure en première instance, l'administration a repris un arrêté mieux formulé.
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M. Franck DHERSIN : Monsieur le ministre, à vous écouter dans vos propos liminaires, j'avais plutôt l'impression d'être dans une conférence de presse que dans une commission d'enquête : je voyais, en effet, un ministre défendre - vous allez me dire que c'est votre rôle - la politique du Gouvernement en Corse. Vous sembliez dire pour paraphraser M. Jack Lang en 1981 : depuis deux ans la lumière est arrivée en Corse, alors que nous étions dans le noir complet avant ".
M. le Président : Vous ne faites pas dans la nuance !
M. Émile ZUCCARELLI : J'étais plus nuancé que cela et plus objectif que vous ne le dites.
M. Franck DHERSIN : C'est vrai et je le reconnais.
Ce que je voulais dire c'est que, dans l'échelle de Richter de l'horreur de l'histoire de la Corse depuis vingt-cinq années, ne pensez-vous pas que les trois affaires les plus graves soient véritablement les plus récentes, à savoir Tralonca, l'assassinat d'Erignac qui est la plus grave, mais également l'affaire de la paillote ? Ne pensez-vous pas, par ailleurs, que les élections régionales qui ont été refaites et qui ont permis aux nationalistes de gagner du terrain constitue pour vous un désaveu. Car je me demande ce qui est le plus grave : discuter avec des nationalistes ou faire en sorte par son attitude et sa politique qu'ils progressent dans les élections ?
Ma seconde question ne s'adresse pas à vous personnellement puisque je pourrais la poser à tous les élus corses, y compris à M. Rossi. Elle va peut-être vous choquer...
M. Roger FRANZONI : Choquez-nous !
M. Franck DHERSIN : ... mais je suis du Nord et je ne comprends pas toujours ce qui se passe en Corse... Votre père était en politique depuis très longtemps, vous l'êtes vous-même et vous appartenez à une famille qui connaît bien la vie politique en Corse : dans ces conditions, ne pensez-vous pas qu'à partir du moment où l'on accepte, lorsque le Gouvernement que l'on soutient est au pouvoir, de garder sa carte politique, voire son mandat local, on cautionne tout ce qui a pu être mal fait durant les années antérieures ? Ce n'est pas, j'y insiste, une attaque personnelle mais une question que j'adresse à tous les élus corses...
M. Roger FRANZONI : Il fallait démissionner alors ?
M. Émile ZUCCARELLI : Sur la première question, je ne veux pas faire le palmarès des événements en fonction de leur gravité, mais je voudrais tout de même préciser un point. Le rapporteur vient d'évoquer le dialogue avec les élus pour se demander s'ils peuvent légitimement siéger alors même qu'ils défendent des thèses choquantes au regard des règles démocratiques. La réponse est oui, mais il est en revanche inacceptable de voir des organisations clandestines dans un dialogue quasiment public avec un Gouvernement ! Lorsqu'un ministre de l'Intérieur doit venir en Corse, le café du commerce sait ce qu'à Paris on nie : alors que toute la Corse sait très bien que le ministre de l'Intérieur va venir le vendredi et qu'il y aura une conférence de presse dans le maquis la veille ou l'avant-veille, le ministère m'a répondu que le voyage n'était pas encore fixé ! Bien entendu, le jeudi soir il y a eu une conférence de presse et le vendredi matin, le ministre de l'Intérieur était là ! Je vois fréquemment le ministre de l'Intérieur de l'époque dans les couloirs et je le respecte en tant que personne et en tant que parlementaire, mais je trouve tout de même extraordinaire pour l'opinion de voir que le discours tenu par le ministre quelques heures après répondait absolument point par point au texte de la conférence de presse qui s'était tenue dans le maquis avec des hommes encagoulés et fortement armés... Je vous assure que c'est politiquement extrêmement grave et déstabilisant pour la Corse.
La suite, pour dramatique qu'elle soit, n'a pas le même caractère. L'assassinat du préfet Erignac est un meurtre abominable : on a vu d'ailleurs, puisque l'affaire est pratiquement élucidée aujourd'hui, qu'il est le fait d'un groupe parti dans une dérive radicale. Pour ce qui est de la position des élus...
M. Franck DHERSIN : Je faisais référence à cet élu communiste de Corse du Sud qui, à un moment donné, avait vraiment été très courageux en dénonçant au risque de sa vie un certain nombre de choses. Je m'étais alors demandé pourquoi tous les élus corses n'en faisaient pas autant.
M. Roger FRANZONI : Vous n'avez pas suivi les événements...
M. Émile ZUCCARELLI : J'ai eu le tort de ne pas faire un livre, avec tout le respect et l'amitié que j'éprouve pour Dominique Bucchini, car nous avions des démarches totalement parallèles et elles étaient tout aussi exposées localement. Vous pouvez me dire que si je n'étais pas d'accord avec tel ou tel aspect de la politique du gouvernement, y compris à des époques où il faisait partie de la grande famille politique de la gauche...
M. Franck DHERSIN : Mais je ne parle pas de vous personnellement !
M. Émile ZUCCARELLI : ... j'aurais peut-être dû démissionner en signe de protestation. Je ne l'ai pas fait parce que je pensais que j'étais utile là où j'étais. J'ai un sentiment général d'utilité : dans les tempêtes ou les tourmentes on a parfois le sentiment d'avoir été là accroché à une poutre pour empêcher qu'elle ne tombe... Je le déclare tranquillement, même si ce n'est pas l'objet de cette commission : il me reste quand même le sentiment d'avoir été utile à des moments cruciaux, ce qui justifie globalement que je continue à assumer mes fonctions, y compris parfois dans la difficulté, lorsqu'il m'est arrivé d'être en désaccord avec ma propre famille politique !
M. Roger FRANZONI : Puisque j'ai été accusé, moi aussi...
M. Franck DHERSIN : Il ne s'agissait pas d'accusations, monsieur Franzoni...
M. Jean-Pierre BLAZY : Tout à l'heure, nous évoquions le dossier de Bastia Securità qui, d'après ce que j'ai compris a connu un dénouement dans les premiers mois de 1999. Ce cas montre bien que le mouvement nationaliste en Corse a connu, depuis 1980, une dérive mafieuse avec des recyclages divers dans des affaires plus ou moins douteuses alimentant elles-mêmes le mouvement nationaliste et le terrorisme corse. Je voudrais avoir votre sentiment sur cette dérive mafieuse et savoir comment vous la situez dans le temps.
Par ailleurs, alors que l'opinion corse semble rejeter très massivement cette évolution, surtout depuis l'assassinat du préfet Erignac, on voit pourtant une partie de la classe politique s'allier à l'assemblée territoriale avec les représentants du mouvement nationaliste. Comment l'expliquez-vous ?
M. Émile ZUCCARELLI : Pour être tout à fait objectif, je dirai que la dérive mafieuse qui a gagné les organisations nationalistes s'est faite progressivement et continue à mêler selon des dosages très variables et en fonction des individus, des gens franchement mafieux, d'autres qui le sont moins, et d'autres qui sont certainement encore des militants purs, accrochés à des convictions que je respecte en tant que convictions, même si je n'approuve pas les méthodes avec lesquelles elles sont défendues.
Ce mélange remonte à fort longtemps, puisque, dès que ces organisations ont eu besoin d'argent, elles ont commencé à pratiquer ce qu'elles appelaient " l'impôt révolutionnaire " qui n'était ni plus ni moins qu'un racket. L'argent gangrenant tout, on a vu il y a environ une dizaine d'années des organisations se disputer le butin, y compris par échanges de communiqués pour revendiquer le plasticage de tel ou tel bar etc...
M. Franck DHERSIN : Vous faites remonter cette rupture à une dizaine d'années ?
M. Émile ZUCCARELLI : Je la situe au début des années quatre-vingt dix.
M. Yves FROMION : En tant que ministre, avez-vous été tenté, du fait de votre enracinement en Corse, d'intervenir dans le dossier corse au sein de ce Gouvernement ?
M. Émile ZUCCARELLI : Dans le dossier corse, oui ! De quelle manière ? En disant ma vérité dans le cadre de la collégialité ministérielle. Je pense que je n'ai jamais été aussi actif dans le dossier corse, que dans les jours qui ont précédé la déclaration de politique générale. Je ne dis pas que j'ai forcément changé les choses en profondeur, mais j'ai apporté ma contribution.
Pour ce qui concerne la gestion du dossier par le Gouvernement actuel, je m'en suis tenu très strictement au compartimentage ministériel. Il est bien clair que sont très directement impliqués dans le dossier corse les ministères de l'Intérieur, de la Défense, de la Justice, de l'Agriculture et j'en passe... et s'il m'est arrivé d'être consulté, c'était en raison de ma connaissance du terrain pour apporter des éclairages tels que ceux que je me suis efforcé d'apporter à votre commission, mais je ne suis pas intervenu dans le dossier corse au sens où l'on pourrait penser que j'ai tiré des ficelles ou rempli des missions secrètes...
M. Yves FROMION : D'après ce que l'on a pu comprendre des auditions précédentes, la gestion du dossier corse se fait au niveau de Matignon, puisque l'on nous dit que dans ce Gouvernement, il n'y a pas de ministre pilote pour ce dossier, par opposition au rôle précédemment joué par M. Jean-Louis Debré. Pouvez-vous nous le confirmer, monsieur le ministre ?
M. Émile ZUCCARELLI : Il n'y a pas de ministre de la Corse ! Par le passé, il est arrivé qu'un ministre soit investi d'une sorte de mission générale, qu'il ait aussi à réfléchir sur le développement dans le cadre d'une sorte de mission interministérielle... Je crois qu'une telle approche n'a jamais donné de bons résultats, parce que le malheureux ministre ainsi sollicité suscitait tellement d'espoirs et d'attentes, qu'il avait une forte pression sur les épaules, émanant d'une population en état de difficulté générale, mentale, morale et économique. Il y a eu auparavant des " monsieur corse ", mais encore une fois, ces malheureux ne pouvaient que décevoir, tellement était forte l'attente de miracles.
En conséquence, le parti qu'a pris ce Gouvernement était que chaque ministre reste dans sa fonction. Nous ne sommes pas tellement entrés sur ce terrain parce que vous avez bien prévu ma réponse, mais je me suis tenu, tout Corse et tout membre du Gouvernement que je sois, très loin des dossiers techniques ou ponctuels de mes collègues car je pensais qu'interférer n'aurait servi qu'à compliquer les choses et à jeter le trouble là où il doit y en avoir le moins possible. Il est vrai néanmoins qu'à partir du moment où chacun travaille dans son département ministériel, le Premier ministre est amené à exercer un rôle de coordination.
M. Yves FROMION : Vous-même, avez-vous été en relation avec M. Christnacht ou quelqu'un de son entourage pour la Corse ?
M. Émile ZUCCARELLI : Oui, il m'est arrivé de rencontrer le préfet Christnacht lorsque j'avais une information à lui demander, ou une préoccupation à lui soumettre sur la Corse. C'est évident, mais comprenons-nous bien : il m'est arrivé de voir le préfet Christnacht à ma demande pour l'entretenir de tel ou tel dossier ou de questions m'intéressant en tant qu'élu corse. Il m'était ainsi plus facile d'avoir une synthèse, notamment quant aux intentions de certains autres de mes collègues, mais ce n'était pas au sujet d'affaires sensibles.
J'ai par ailleurs rencontré le préfet Christnacht parce qu'il était la personne chargée de recueillir les éléments de discours, notamment dans la préparation de déclaration de politique générale, qui constitue réellement le programme que la Corse a besoin de voir appliqué. Le préfet Christnacht a consulté l'ensemble du Gouvernement avant de proposer une synthèse au Premier ministre : il en va toujours ainsi. Je l'ai donc rencontré à cette occasion et je lui ai dit comme à vous qu'il fallait arrêter les spéculations institutionnelles pour nous attacher à appliquer la loi et à mener à bien le développement économique et la promotion culturelle dont la Corse a besoin.
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tome II, auditions, vol. 3