N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 6

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission

(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Antoine GUERRIER de DUMAST, préfet adjoint pour la sécurité en Corse de juillet 1995 à février 1996 (mardi 7 septembre 1999)

- Madame Irène STOLLER, chef de la section antiterroriste et atteinte à la sécurité de l'État au parquet de Paris (mardi 7 septembre 1999)

- Monsieur Jean-Paul FROUIN, préfet de Corse de juin 1993 à décembre 1994 (mardi 7 septembre 1999)

- Monsieur Gérard BOUGRIER, préfet adjoint pour la sécurité en Corse de février 1996 à novembre 1997 (mardi 7 septembre 1999)

- Monsieur François GOUDARD, préfet de la Haute-Corse de 1993 à 1995 (mardi 7 septembre 1999)

- Monsieur Bernard BONNET, ancien préfet de Corse (mercredi 8 septembre 1999)

- Monsieur Christian RAYSSÉGUIER, procureur général près la cour d'appel de Bastia d'août 1992 à décembre 1995 (mardi 14 septembre 1999)

- Monsieur Laïd SAMMARI, journaliste à L'Est Républicain (mardi 14 septembre 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 7

 


Audition de M. Antoine GUERRIER de DUMAST,
préfet adjoint pour la sécurité en Corse de juillet 1995 à février 1996
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Antoine Guerrier de Dumast est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Antoine Guerrier de Dumast prête serment.
M. le Président : Si nous avons souhaité vous entendre c'est pour que vous nous fassiez part de l'expérience qui a été la vôtre durant cette période et pour que vous nous précisiez quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées en tant que préfet adjoint pour la sécurité.
Je crois qu'il faut aller à l'essentiel et j'ai envie de vous poser des questions de manière assez simple pour cerner le débat et éviter de nous égarer dans des considérations trop générales, aussi, ma première question sera la suivante : estimez-vous, à l'expérience que cette fonction est utile en Corse ? C'est sans doute difficile pour vous d'y répondre encore que, n'étant plus en fonction et n'ayant plus cette responsabilité, vous pouvez vous livrer beaucoup plus facilement à la Commission.
Vous avez été en Corse durant une période sensible, celle de Tralonca, dont on a beaucoup parlé - des témoins ont évoqué cette affaire - et je ne vous cache pas, de manière à ce que les choses soient claires entre nous, que certains ont indiqué que vous aviez joué un rôle important dans ce dossier dans la mesure où vous auriez été le relais d'un certain nombre d'instructions données par le pouvoir politique aux forces de sécurité pour calmer, en quelque sorte, les ardeurs qu'auraient pu manifester les services de police ou de gendarmerie. Or, comme les témoins se sont exprimés sous la foi du serment, j'attire votre attention sur le fait que je souhaiterais, afin d'éviter une éventuelle confrontation des différents témoins, que nous soyons, si possible, sur la même longueur d'onde, à condition, bien entendu que tout cela corresponde à la vérité.
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Merci, monsieur le Président. Mesdames et messieurs les députés, je voudrais, avant d'entrer directement dans le sujet, rendre hommage à la mémoire de mon collègue Claude Erignac puisque c'est moi-même qui l'ai accueilli en Corse, au mois de février 1996, et qui lui ai passé toutes les consignes de sécurité et les mises en garde qui me semblaient nécessaires. C'est ainsi que j'avais appelé particulièrement son attention sur le fait que l'Etat - je l'avais d'ailleurs précisé dans un rapport - était considéré par les nationalistes comme demeurant le seul ennemi.
Cela est important : nous avions reçu une lettre de menace des nationalistes qui était très significative puisque, à la suite des différents assassinats commis entre les nationalistes, le souhait avait été émis de voir l'Etat endosser la responsabilité des rivalités qui régnaient entre eux ! Cette lettre précisait que les responsables de l'Etat au plus haut niveau seraient, à compter de la parution de ce document, épiés, suivis, contrôlés et elle concluait en particulier que si l'Etat était responsable du sang répandu, il conviendrait que le sang de l'Etat coule à son tour. Cela me conduit à dire que j'ai été très étonné, dans l'enquête qui a suivi la mort du préfet Claude Erignac, que l'on ne s'oriente pas beaucoup plus rapidement vers la piste des nationalistes. Personnellement, je n'ai pas été consulté mais il y avait là des documents qui ont dû être communiqués aux enquêteurs et qui, à mon avis, étaient suffisamment significatifs pour que l'on ne cherche pas ailleurs. Cela étant, Claude Erignac ne pouvait pas être en permanence sur ses gardes : moi-même comme préfet adjoint pour la sécurité en Corse, il m'arrivait de me promener sans garde du corps et de circuler de façon totalement libre.
Si vous le permettez, après ce préambule, je vais très rapidement, parce que je ne suis pas resté très longtemps en Corse, vous donner quelques éléments sur la situation, la mission, les moyens et les résultats avant d'en venir à une brève conclusion.
En 1995, il y a eu 36 assassinats, 421 attentats à l'explosif dont 20 % revendiqués et 146 vols à main armée. Cela pour vous dire que lorsque je lisais dans la presse que la Corse était un département comme n'importe quel département français, je m'inscrivais en faux contre cette analyse, doutant que dans n'importe quel département de l'hexagone on puisse dénombrer autant d'attentats à l'explosif. De même, le régime des gardes dont faisait l'objet le corps préfectoral n'était en rien comparable à celui qui est appliqué sur le continent. Par conséquent, j'ai le sentiment que les deux départements que compte la Corse ne sont pas des départements comme les autres !
Pour ce qui est de ma mission, elle relevait d'une lettre de mission interministérielle - j'insiste sur ce caractère interministériel - signée par le ministre de l'Intérieur pour la police, le ministre de la Défense pour la gendarmerie, le ministre des Finances pour les douanes et la chancellerie.
M. Robert PANDRAUD : A quel titre la chancellerie signait-elle ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Au titre des rapports entre le préfet adjoint pour la sécurité et le procureur général.
Mon rôle consistait à assurer une certaine coordination inter services - police-gendarmerie - et, à ce sujet, quand je suis arrivé en Corse, j'ai trouvé une situation assez dégradée entre la police et la gendarmerie au profit de la première et au détriment de la seconde.
J'ai cherché à équilibrer les choses et, avec l'accord du général commandant la région de gendarmerie à Marseille, j'ai pu faire affecter à mon cabinet un officier supérieur de gendarmerie qui, je dois le dire, s'est très bien entendu avec les commissaires divisionnaires et les commissaires de police qui étaient autour de moi, ce qui a permis de rétablir la situation, cet officier supérieur étant " en laïque ", en civil si vous préférez, et faisant le même travail que les autres, ce qui a beaucoup simplifié les choses pour améliorer les rapports. J'y insiste longuement parce que c'est important !
J'ai, par ailleurs, tenu des réunions de coordination avec les douaniers qui ne faisaient pas partie des réunions dites " de police " mais, à partir de mon arrivée, toutes les personnes qui dépendaient de moi ont été réunies régulièrement de manière à pouvoir travailler de façon plus harmonieuse.
Mon rôle était donc, ainsi que je vous l'ai dit, interministériel, mais il était également interdépartemental puisque j'avais les deux départements sous ma coupe ce qui m'obligeait à être, tantôt à Ajaccio, tantôt à Bastia et à travailler en étroite coopération avec mes deux collègues, préfets des départements.
Dans le cadre interministériel, je précise que j'avais proposé dans mes rapports aux ministres - cela avait d'ailleurs été entériné - de tenir des réunions avec le parquet général, alternativement à mon cabinet et à celui du procureur général, de manière à faire le point des dossiers que nous suivions en commun.
Pour ce qui a trait aux moyens, je ne vais pas les détailler, - je pense que cela a déjà été fait par d'autres que moi - mais j'insisterai simplement sur le fait que, globalement, ils représentaient 2 200 personnes, ce que je compare à l'équipage du porte-avions Charles de Gaulle et cela pour deux petits départements dont les populations additionnées représentent 250 000 habitants.
M. le Président : Et cela marche aussi mal sur le Charles de Gaulle qu'en Corse...
M. Robert PANDRAUD : Vous êtes de plus en plus pessimiste, monsieur le Président, où nous conduisez-vous ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : J'évoquerai cela pour montrer l'importance des moyens déployés. J'ai été précédemment secrétaire général pour l'administration de la police de Lyon et j'avais 10 000 policiers pour les deux régions Rhône-Alpes et Auvergne : vous pouvez mesurer l'ampleur de la disproportion.
J'ajouterai quelques mots sur les résultats obtenus. J'avais affiché une certaine fermeté qui était d'ailleurs également demandée par le Premier ministre et par le ministre de l'Intérieur et j'avais lancé la formule de l'Etat de droit dont vous savez qu'elle a fait flores après avoir été reprise dans un article du journal Le Monde puisque, par la suite, on n'a plus parlé que de cela...
J'ai refusé systématiquement toutes les interventions en faveur des personnes arrêtées et le bilan général - pour lequel je me dois d'ajouter qu'il a été aidé par la mise en place du plan Vigipirate - s'est soldé par une baisse de 23 % du taux de criminalité, ce qui représente un bon résultat même si je souligne que la délinquance et la criminalité ont chuté sur l'ensemble du territoire grâce à la mise en place de ce plan.
Pendant que j'étais en fonction en Corse, des militants nationalistes qui avaient mitraillé la préfecture et le palais de justice ont été arrêtés et, contrairement à ce qui se passait précédemment, je suis parvenu à les faire transférer sur le continent grâce à un procédé inhabituel, puisque j'ai demandé aux autorités militaires d'utiliser leur piste d'hélicoptères qui ne se trouvait pas très éloignée de l'hôtel de police d'Ajaccio pour transférer les nationalistes sur la base aérienne de Solenzara, puis, par avion militaire, de Solenzara à Paris : les spécialistes que vous avez auditionnés ont dû vous parler de cette opération qui n'était pas évidente au départ puisque l'on m'avait dit que j'allais mettre toute la ville d'Ajaccio à feu et à sang, qu'il y aurait des barrages partout et qu'on ne pourrait pas les transférer, sauf à mettre en jeu des moyens considérables et à prendre le risque d'accrochages, ce que je souhaitais éviter tout particulièrement.
J'ajouterai que l'une des personnes concernées étant malade, elle devait être accompagnée par un médecin et que, pour ce faire, il m'a fallu réquisitionner un médecin militaire car les médecins de l'hôpital d'Ajaccio refusaient d'accomplir cette mission.
Dans les consignes que j'ai données aussi bien aux policiers qu'aux gendarmes - et nous y reviendrons tout à l'heure - je souhaitais éviter par tous les moyens d'avoir des pertes dans les forces de l'ordre, ce qui explique l'attitude de ces dernières dans un ou deux cas d'enterrements avec " des honneurs à l'Irlandaise " où les autonomistes tiraient des coups de feu au bord du cercueil : faut-il ou non faire du maintien de l'ordre dans un cimetière et surtout risquer de mettre en grande difficulté les forces de l'ordre et de provoquer des incidents plus graves encore que ceux d'Aléria ? Je vous laisse juges...
Il en a été de même au moment de la conférence de presse de Tralonca à laquelle vous avez fait allusion. Ainsi que l'on a dû vous le dire, l'ampleur de cette conférence de presse a été considérablement augmentée par les médias puisque je pense qu'elle a du réunir environ 150 personnes, ce qui est déjà autant de trop...
M. le Président : C'est un nouveau chiffre. On oscille entre 600 et 150, ce qui prouve quand même que l'information n'était pas très bonne et pour nous arrêter un instant sur cette affaire de Tralonca et épuiser le sujet, si j'ose dire...
M. Robert PANDRAUD : Ça m'étonnerait...
M. le Président : ... est-il exact que vous ayez donné des instructions au colonel commandant le groupement de gendarmerie pour que ses troupes, ce soir-là, restent calmes ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Il est tout à fait exact que j'ai demandé à ce colonel commandant le groupement de gendarmerie d'obtenir le maximum de renseignements mais d'éviter les incidents : personne ne peut obliger la gendarmerie à contrôler des automobilistes qui roulent normalement et à fouiller les véhicules.
M. le Président : Comment étiez-vous informé, parce que cette information au général Lallement, alors colonel, a été donnée avant la conférence de presse, aux environs de dix-huit heures 30, dix-neuf heures, bien entendu ? Par conséquent, sauf par une prémonition exceptionnelle rencontrée chez un haut fonctionnaire de l'Etat, comment avez-vous été informé que cette conférence de presse se tiendrait dans la nuit ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Par le préfet de région et les renseignements généraux. J'avais eu une réunion avec le préfet de région qui m'avait dit que le ministre de l'époque - qui ne s'en est pas caché puisqu'il l'a déclaré lui-même au journal Le Monde - souhaitait que cette conférence de presse se déroule sans incidents et j'en reviens au problème d'Aléria en ajoutant que, juste après mon départ - à peu près un mois plus tard - un CRS de trente ans, marié et père de trois enfants à trouvé la mort au cours d'un accrochage avec des nationalistes. Pour ma part, je voulais à tout prix éviter ce genre d'affaire qui ne pouvait qu'augmenter la tension ce qui n'était pas nécessaire.
M. le Président : On peut sans doute avoir ce genre de souci tout à fait louable, monsieur le préfet, d'éviter mort d'hommes au cours d'incidents de ce genre, mais vous pouvez aussi avoir une autre contrainte qui est celle d'obéir à un ordre qui vous a été donné ! Or, vous saviez qu'il y avait des négociations entre le Gouvernement et les nationalistes à l'époque...
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Bien sûr !
M. le Président : Vous l'avez su puisque les revendications des nationalistes ont reçu une réponse point par point le lendemain, par le ministre de l'Intérieur dans un discours public ! Sauf a être complètement idiot, on comprend bien qu'une réponse point par point n'est pas le fait du hasard mais le résultat de négociations. On comprend donc que vous étiez la courroie de transmission d'instructions pour que les choses se passent " calmement " - c'est, je crois, le terme que vous avez utilisé, en tout cas c'est celui qui nous a été rapporté par le général Lallement - c'est-à-dire, en adoptant un profil bas...
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Je souscris tout à fait, monsieur le Président, aux propos du général Lallement qui correspondent parfaitement à ce que je vous dis moi-même.
Si vous le souhaitez, je pourrais, avant de répondre aux autres questions, vous dire que, dans tous mes rapports au Gouvernement, j'ai insisté sur la nécessité de régler le problème du nationalisme de façon suffisante pour que l'on évite cette confusion entretenue perpétuellement et à dessein entre le nationalisme et le grand banditisme. A partir du moment où le problème du nationalisme serait réglé, j'estimais que celui du grand banditisme pouvait l'être également : nous savons agir dans l'opacité de villes particulières ou de départements particuliers, et dans le sud de la France, des problèmes se posent que nous savons régler. Toutefois, à partir du moment où l'on entretient la confusion entre le nationalisme et le banditisme, les choses deviennent extrêmement difficiles !
Je pense que toutes ces îles de la Méditerranée, que ce soit la Sardaigne, les Baléares ou d'autres ont des statuts qui leur sont propres et, personnellement, j'ai toujours insisté sur le fait que je ne voyais aucun inconvénient à ce que l'enseignement de la langue corse, de la culture corse, ou de l'histoire de la Corse soit développé dans cette île : cela correspond d'ailleurs également à un réflexe insulaire qui est une des données importantes du problème corse.
Pour avoir été en poste également dans le Morbihan, je peux dire qu'à l'île de Groix, je peux témoigner que les Groisillons vous disent : " Vous, les continentaux ! ". Il existe donc des différences entre ceux qui habitent sur une île et ceux qui vivent sur le continent ! Par conséquent, plutôt que de toujours vouloir prétendre que les départements corses sont des départements comme les autres, je pensais, ainsi que je l'ai déclaré en commençant mon exposé, que tel n'était pas le cas et qu'il était donc préférable de commencer par leur reconnaître une certaine originalité de manière, ensuite, à pouvoir faire appliquer la loi et toute la loi comme elle doit l'être sur l'ensemble du territoire national.
En conclusion, je vous dirai que je pense que l'avenir est difficile, qu'il y a des problèmes économiques et sociologiques qui ne se régleront pas du jour au lendemain, mais que je conserve, après mon passage en Corse, un certain optimisme à cause, d'une part de la valeur des hommes que j'y ai rencontrés, et d'autre part de la qualité de ces deux départements qui sont superbes !
M. Franck DHERSIN : Monsieur le préfet, au sujet de la conférence de presse de Tralonca, quelles étaient les informations qui vous sont parvenues ce soir-là ? Vous a-t-on dit où se tiendrait la conférence de presse ou n'étiez-vous pas vraiment fixé puisque certains nous disaient que la Corse est grande, le maquis étendu et qu'il est toujours très difficile de savoir où les choses vont se dérouler ?
Par ailleurs, vous venez de répondre par l'affirmative sur le fait que des négociations étaient en cours : en saviez-vous un peu plus à l'époque et, concernant cette conférence de presse, avez-vous eu, dans la nuit précédant la visite du ministre, des éléments ou un compte rendu de ce qui s'y était passé ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Vous me posez là plusieurs questions. Premièrement, concernant le lieu, nous ne le connaissions absolument pas ! Le FNLC tenait assez régulièrement des conférences de presse auxquelles ils emmenaient des journalistes avec en général, un peu de mise en scène. En effet, on leur bandait les yeux, on les conduisait dans le maquis et, là, on leur disait ce qu'on voulait leur dire avant de les ramener en ville pour qu'ils fassent la propagande voulue sur ce qu'ils avaient entendu !
Nous ignorions donc l'endroit où aurait lieu la conférence de presse mais nous savions qu'il devait y en avoir une cette nuit-là. S'agissant du compte rendu, il m'a été fourni vers cinq heures du matin.
M. Franck DHERSIN : Vers cinq heures du matin ? C'est intéressant !
M. Yves FROMION : Cela prouve que les préfets ne dorment pas !
M. Robert PANDRAUD : Je vais vous poser une question tout à fait indiscrète : vous êtes resté en poste de juillet 1995 à février 1996 ? Pourquoi aussi peu de temps ? Est-ce vous qui avez demandé à partir ? Quelle est l'origine de ce délai relativement court dans l'administration préfectorale ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Je réponds très franchement, monsieur le ministre, que je n'ai pas demandé à partir et le nouveau préfet de région, Claude Erignac, m'a confié qu'il aurait beaucoup souhaité que je continue à travailler avec lui et cela pour des raisons personnelles : le préfet Erignac avait été en Meurthe-et-Moselle et connaissait bien ma famille. Je n'ai pas demandé à partir mais vous savez mieux que quiconque, que dans la préfectorale, on ne vous demande pas nécessairement votre avis !
M. Robert PANDRAUD : Non, mais on a parfois des idées !
M. le Président : Monsieur le préfet, est-ce que cette fonction de préfet adjoint à la sécurité vous paraît vraiment utile en Corse, compte tenu notamment de la brièveté de votre passage ? Rester en poste six, sept, voire huit mois à peu près, paraît un temps manifestement insuffisant pour connaître la Corse car il faut une certaine expérience pour comprendre à la fois la culture, les mentalités, les réactions, surtout pour un haut fonctionnaire qui est quand même isolé, qui n'est pas plongé dans le milieu comme le sont les agents des PTT ou de l'administration fiscale, par exemple...
Trouvez-vous donc cette fonction de préfet adjoint à la sécurité utile et n'est-ce pas trop en faire à l'égard de la Corse qui a des problèmes de banditisme que je qualifierais presque d'ordinaires ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Je pense, monsieur le Président, qu'il y a en Corse certainement un département de trop compte tenu de la population et en tant que préfet adjoint pour la sécurité - je l'avais dit d'ailleurs à Jacques Coëffé qui vous le rapportera peut-être - ne m'estimant pas comme un super directeur de cabinet, j'ai voulu voir dans ma mission un rôle de coordination interministérielle entre les deux départements. S'il n'y avait qu'un seul département, je crois qu'un bon directeur de cabinet pourrait remplir le rôle d'un préfet adjoint pour la sécurité. Le fait qu'il y ait deux départements imposait une coordination qui devait être assurée par quelqu'un de responsable.
M. le Président : Monsieur le préfet, ce n'est pas vous faire injure que de dire, à vous comme aux autres, que cette coordination n'a jamais marché : nulle part ailleurs il n'y a eu autant d'affrontements entre les différents services chargés de la sécurité. La guerre des polices entre la police et la gendarmerie, la méfiance à l'égard de telle ou telle structure en place sur l'île : tout démontre que la coordination que vous aviez pour mission d'assurer n'a pas fonctionné. Ce n'est pas un reproche personnel qui vous est adressé d'autant qu'encore une fois, la brièveté de votre séjour ne vous a sans doute pas permis de maîtriser complètement la machine et que vos successeurs se sont retrouvés dans la même situation puisqu'aucun n'a pu remplir une mission de coordination.
A partir du moment où l'on constate que l'inefficacité est la règle, ne convient-il pas d'envisager purement et simplement la suppression d'un poste qui ne sert à rien, d'autant qu'existent un préfet de région, un préfet de département, et qu'à chacun correspond un directeur de cabinet ? J'irai même plus loin en disant qu'à mon avis ce poste sert à quelque chose : à entretenir la confusion sur le rôle de chacun en Corse ! Partagez-vous mon sentiment, à l'expérience ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Je ne peux que vous répéter ce que je viens de vous dire il y a un instant : s'il y avait un seul département, un bon directeur de cabinet pourrait parfaitement assumer le rôle d'un préfet adjoint pour la sécurité. Là encore, comme je le disais en début de mon exposé, les deux département corses ne sont pas des départements comme les autres : la preuve en est qu'il y a un préfet adjoint pour la sécurité, que ce préfet est gardé nuit et jour par un groupe de CRS ce qui n'est pas normal, et que ce même préfet se rend à son bureau avec un Beretta, ce qui n'est pas normal non plus, car il n'y a pas un préfet qui aille à son bureau armé !
Je dis que se sont des départements différents et qu'il faut donc bien admettre qu'il y a un système différent, alors qu'avec un seul département un directeur de cabinet de qualité - et par définition, ils sont de qualité - pourrait assurer le rôle de préfet adjoint à la sécurité, ce qui éviterait peut-être effectivement, ainsi que vous le dites, une certaine confusion, encore que je ne pense pas avoir créé la confusion, ayant travaillé en collaboration très étroite à la fois avec Jacques Coëffé et André Viau.
M. le Président : Non, la seule confusion que vous pourriez entretenir, mais sans doute involontairement, monsieur le préfet, serait de laisser croire à la Commission que pendant la période où vous aviez cette responsabilité, les résultats obtenus étaient exceptionnels, alors que tout le monde s'accorde à dire qu'il y a en fait deux périodes en Corse : la période antérieure à l'attentat contre la mairie de Bordeaux qui s'est produit dans la seconde partie de l'année 1996 et la période suivante au cours de laquelle il y a eu une modification de l'attitude de l'Etat.
Si j'ajoute tous les résultats satisfaisants évoqués par les différents témoins que nous entendons dans cette Commission, on devrait être à un taux de criminalité zéro en Corse et à un taux d'élucidation de cent pour cent ce qui ne correspond pas à la réalité. Le taux de criminalité en baisse de 23 % que vous avez évoqué n'a aucun sens : on ne peut pas comparer les voleurs de poules avec les poseurs de bombes et les auteurs de meurtres. Combien d'assassinats ont été élucidés, monsieur le préfet, durant votre séjour en Corse ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Il y en a eu quelques-uns : je ne sais plus combien, mais il y en a eu quelques-uns...
M. le Président : Non ! Excusez-moi de vous contredire mais il n'y en a eu aucun ! Durant l'année 1995, il y a eu trente-deux assassinats dont quasiment aucun n'a encore été élucidé. Dans ces conditions, à quoi sert de mentionner des résultats statistiques que l'on transmet aux administrations centrales pour faire croire que tout marche remarquablement bien ? Ce faisant, on fausse complètement la vision de la Corse... Ce n'est pas un désaccord que j'ai avec vous, mais c'est une nuance que j'apporte.
M. Robert PANDRAUD : Je suis tout à fait d'accord avec M. le préfet car il faut, pour porter une appréciation sur l'utilité du préfet délégué, revenir à la création artificielle des deux départements ; on s'est alors aperçu, au nom de la sacro-sainte égalité des départements et des préfets que chaque préfet était souverain en matière d'ordre public. On s'est donc dit qu'une autorité de coordination, de préparation, de logistique était nécessaire pour éviter de multiplier par deux le nombre d'escadrons réquisitionnés ou le nombre de compagnies de CRS réclamées, et qu'il était utile d'avoir sur place plutôt qu'à Marseille un échelon de gestion des personnels et des moyens de la police étant donné la masse qu'ils représentaient.
Personnellement, je crois que la question n'est pas tant celle de l'institution du préfet délégué que celle de savoir s'il ne conviendrait pas de donner tous les pouvoirs de police au préfet de région et de les enlever au préfet de Haute-Corse, auquel cas un directeur de cabinet pourrait probablement suffire. On laisserait à l'autre préfet ses indices, il perdrait quelques attributions, mais après tout ce serait son problème !
Pour l'Etat, vous voyez bien que les problèmes qui peuvent se poser à l'université, Corte dépendant de Bastia, sont communs aux deux préfets : je crois qu'il a été imprudent de faire deux départements. La décision était peut-être justifiée en matière d'aide sociale ou pour le secteur de l'équipement mais était complètement absurde en matière d'ordre public, d'où la création d'un préfet délégué pour la police. Au début, on a commencé par mettre un policier comme autorité de coordination, mais comme on s'est aperçu que les gendarmes méconnaissaient totalement et légitimement son autorité, on a alors opté pour un membre du corps préfectoral que l'on a essayé de choisir parmi les plus médiatiques. C'est ainsi que l'un des prédécesseurs de M. Chevènement a nommé M. Broussard - il est vrai qu'à l'époque les deux préfets ne s'occupaient pas beaucoup des questions dont il était chargé - puis on est tombé dans le système commun avec les oppositions que l'on constate entre le préfet de Bastia et celui d'Ajaccio et qui dépendent des moments et des rapports humains : un exemple en a été donné avec M. Bonnet et l'ancien préfet de Bastia, M. Pomel, que nous avons entendu. Dans ce genre de conflit, le préfet délégué tentait de répartir au mieux les forces de sécurité.
Du point de vue de l'efficacité judiciaire, sans doute l'institution ne sert-elle pas à grand-chose, mais du point de vue de la dépense publique, je crois qu'elle n'est tout de même pas tout à fait inutile et que tous les préfets délégués pour la police ont largement gagné leur traitement et celui de leurs collaborateurs !
M. le Rapporteur : Ma première question concerne le climat qui régnait au sein du corps préfectoral. Au moment où vous étiez en fonction, vous avez sans doute lu l'interview que M. Coëffé avait accordée au journal Le Monde qui avait interrogé, il y a quelques mois, l'ensemble des préfets en poste en Corse depuis la fin des années soixante-dix. Or, M. Coëffé montrait une certaine amertume en évoquant les négociations manifestement engagées qui le court-circuitaient et on sentait chez lui une grande démobilisation, dans la mesure où manifestement - en tout cas c'est ce qui est dit par M. Coëffé - le préfet n'avait pas toute l'autorité et toutes les compétences nécessaires à sa mission. Partagez-vous ce sentiment ?
Je souhaiterais par ailleurs connaître le diagnostic que vous portez sur les forces de sécurité en Corse, notamment sur le SRPJ puisque je crois savoir que vous étiez en poste au moment où M. Dragacci en était le responsable. M. Bruguière que nous venons d'auditionner, nous a dressé un état assez critique des forces de sécurité en Corse en déplorant leur porosité, leur manque de confidentialité, leur incapacité à mener les enquêtes de façon rigoureuses et notamment à conduire des procédures judiciaires correctes : est-ce que vous portez le même jugement sur la situation que vous avez rencontrée au moment où vous étiez en fonction ? 
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Vous avez parlé, monsieur le député, de " démobilisation " : je ne pense pas qu'il y avait, du moins durant la courte période où j'ai été en Corse, une démobilisation des forces de l'ordre. Il y a certainement eu des problèmes concernant des personnes qui avaient été arrêtées, ce qui prouve bien l'efficacité du dispositif malgré tout, et qui ont été relâchées, ce que les forces de police n'apprécient guère. Mais ce n'est pas une particularité corse : quand, sur le continent, des personnes sont déférées au procureur et que ce dernier les relâche, les forces de police sont également mécontentes. De là à dire qu'il y avait une démobilisation, je ne le pense pas.
Sur l'efficacité des forces de police et du SRPJ, je dirai que les forces de police sont ce qu'elles sont mais que, s'il y en avait eu beaucoup moins, les choses auraient sans doute été bien pires... Quoi qu'il en soit, personnellement, je n'ai jamais demandé au ministre une augmentation des forces mises à ma disposition, considérant qu'elles étaient déjà très importantes.
S'agissant du fonctionnement du SRPJ, il était à l'époque dirigé par le commissaire Mireille Ballestrazzi ; si elle cherchait à faire le maximum, il faut bien reconnaître qu'en matière d'attentats et de terrorisme, un SRPJ normal n'est sans doute pas suffisamment équipé ! Mireille Ballestrazzi est certainement un excellent commissaire de police et je pense qu'elle " faisait son boulot " tout à fait convenablement.
M. Jean MICHEL : Vous avez donc été prévenu de la réunion de Tralonca et vous avez dit aux forces de gendarmerie et de police de mettre - selon votre propre expression, je crois - " la pédale douce ". Mais ces forces ont recueilli des renseignements. En avez-vous fait part au procureur de la République et quelle suite a-t-elle été donnée ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Il y a eu des renseignements exploitables, tels que des numéros minéralogiques qui ont été relevés, mais, a priori, vous ne pouvez pas reprocher à quelqu'un de rouler sur une route si vous n'avez pas la preuve de sa destination...
M. Jean MICHEL : Alors, a quoi bon relever les numéros ?
M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Cela permettait quand même aux services des renseignements généraux d'avoir des informations.
M. Jean-Michel GATEAUD : C'était à titre indicatif !
M. Robert PANDRAUD : Pour compléter la question, je crois que ce n'est pas au préfet délégué ou au corps préfectoral qu'il faut demander si les renseignements ont été transmis à la justice. Il serait intéressant de savoir, en revanche, si les fonctionnaires des renseignements généraux placés sous l'autorité d'un commissaire étaient habilités, auquel cas c'était à eux de les donner directement. L'autorité préfectorale n'est pas chargée de fournir des renseignements au procureur, mais les policiers habilités, oui, et c'est une faute s'ils ne le font pas ! Il faut voir précisément le problème.
M. le Président : Monsieur le préfet, merci d'avoir répondu à nos questions.
Audition de Mme Irène STOLLER,
chef de la section antiterroriste et atteinte à la sécurité de l'Etat au Parquet de Paris
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Mme Irène Stoller est introduite.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Irène Stoller prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons Mme Irène Stoller qui dirige la 14ème section du parquet de Paris, chargée des affaires de terrorisme et d'atteinte à la sûreté de l'Etat.
Je vais essayer de vous décrire l'esprit dans lequel nous nous trouvons pour simplifier les choses et éviter de nous perdre dans des considérations trop générales. Nous avons le sentiment qu'il existe une certaine " pagaille " pour être rapide - trop sans doute car cette vision semble un peu caricaturale - et des affrontements entre les différents services qui nuisent finalement à la lisibilité de la politique conduite par l'Etat en Corse. Nous avons aussi le sentiment que, parfois, une trop grande médiatisation nuit à la sérénité du traitement des dossiers et que l'efficacité n'est pas au rendez-vous. S'agissant des affaires dites " de terrorisme " - avec la nuance que vous apporterez sans doute entre le terrorisme classique, à savoir celui qui est lié à certains courants de pensée tels que le terrorisme islamique, et le terrorisme corse qui mélange sans doute allègrement les problèmes politiques et ceux du banditisme ordinaire - on ne peut que constater que les résultats obtenus sur le plan judiciaire sont bien piètres.
Je laisse volontairement de côté - et c'est important - l'affaire Erignac où les enquêtes ont permis l'arrestation des auteurs du crime. Mais, pour le reste des assassinats et des crimes de sang, le faible taux d'élucidation me conduit à dire qu'il y a, à l'évidence, un vrai problème.
J'ajouterai que, puisque vous avez la responsabilité du parquet, vous avez aussi celle de la coordination entre les différents services de police et de gendarmerie. Or, nous avons observé - et si cette impression est inexacte, bien entendu, vous nous le direz - qu'en Corse plus qu'ailleurs la guerre des polices fait rage et que les affrontements entre les services de police et de gendarmerie ont d'ailleurs conduit, dans une période relativement récente, un préfet à privilégier les services de gendarmerie plutôt que d'avoir recours aux services de police à l'égard desquels il avait, à l'évidence, une certaine méfiance.
Je passe sur les règlements de compte personnels entre services de police : ceux auxquels nous avons assisté au sein de cette commission sont lamentables, s'agissant de responsables importants de services sur lesquels l'Etat croit pouvoir s'appuyer. Je passe également, en les signalant néanmoins, sur les querelles entre magistrats : il a été question, ici, des inimitiés qui opposent les uns et des liens particuliers qu'entretiennent les autres. Bref, tout cela fait beaucoup et puisque nous sommes chargés d'enquêter sur les dysfonctionnements, vous comprendrez qu'au-delà de l'anecdote, ce soit cet aspect des choses qui nous intéresse pour essayer d'apporter des réponses et surtout de proposer des solutions.
Mme Irène STOLLER : C'est un tableau très noir que vous venez de nous dépeindre de la lutte antiterroriste en Corse.
Malheureusement, sans vouloir vous décevoir, je me vois contrainte en tant que magistrat du parquet de ne vous parler que de mon rôle personnel, et du rôle de ma section, puisque, ainsi que vous l'avez dit, vous savez que la loi de 1986 a créé cette centralisation de toutes les affaires de terrorisme au parquet de Paris où une section dite " 14ème section " a été constituée pour traiter l'ensemble de ces affaires. Au nombre d'entre elles, on compte les affaires de terrorisme corse qui sont celles qui vous intéressent effectivement aujourd'hui.
Je dois néanmoins, si vous le permettez, sans vouloir faire de digressions, me livrer à une petite présentation : je suis, en effet, à la tête de ce service que je dirige depuis 1995, mais je suis, en réalité, dans cette section, depuis 1988, c'est-à-dire que je n'y étais pas lors de sa création, mais que j'y suis entrée peu après.
A mon arrivée, il y avait beaucoup d'affaires concernant le FLNC : des affaires d'attentats, d'associations de malfaiteurs, d'infractions à la législation sur les armes... et on dénombrait à l'époque, soit en mars 1988, environ soixante détenus corses. Puis est survenue, au mois de juin, cette loi d'amnistie, qui était quand même la troisième s'appliquant aux détenus corses, alors que les terroristes basques, eux, n'en ont jamais bénéficié. On peut dire, qu'après cette période qui a marqué mon arrivée, où il y avait énormément d'enquêtes en cours et de détenus, notre " fonds de commerce " corse s'est trouvé vidé par la loi d'amnistie et il est vrai qu'à partir de là, pendant quatre ou cinq années, cela a été le vide total ! Nous avions bien quelques affaires par-ci, par-là, lorsqu'il y avait des interpellations en flagrant délit, quand on avait la preuve manifeste que certaines personnes allaient poser une bombe parce qu'on les trouvait, par exemple, dans une voiture avec un engin explosif. Mais notre activité, sur le terrain corse, se trouvait tout de même très, très limitée.
Comment peut-on analyser ce que l'on peut presque appeler un arrêt de la répression ? Je pense - et c'est un sentiment tout à fait personnel - qu'il tenait à différentes raisons : peut-être à des raisons politiques que l'on a vues transparaître au travers de la presse telles que des discussions pour obtenir un apaisement tant il est vrai que le problème politique d'une part, et le problème policier et judiciaire d'autre part ne se rejoignent pas, et sans doute aussi - et il faut le comprendre - à un certain découragement des fonctionnaires de police à la suite de la troisième amnistie. Il faut quand même se mettre à la place de tous ces fonctionnaires de la gendarmerie et de la police, qui, sur le terrain, essuyaient constamment des mitraillages au cours desquels certains d'entre eux avaient même trouvé la mort, et comprendre leur réaction face à cette loi, d'autant qu'il est extrêmement difficile d'établir judiciairement la preuve de la culpabilité en matière de terrorisme. En effet, nous avons, comme vous le savez en tant que députés, une législation concernant la preuve judiciaire qui est contraignante, les tribunaux ne se contentant pas d'allégations ou de supputations mais voulant des preuves et des éléments concrets pour établir la culpabilité. On peut donc comprendre qu'après cette période les policiers aient, comme on dit vulgairement, " levé le pied ", mais ce sont là des raisons, je le répète, que j'avance à titre personnel.
A partir de 1993-1994, on a vu quand même s'amorcer une manifestation de la volonté de lutter contre ces conférences de presse provocatrices, contre les attentats, puisqu'il s'en produisait toujours. Mais, à Paris, notre fonctionnement, que vous connaissez, ne nous conduit pas à nous saisir de toutes les affaires. Certaines d'entre elles restent au niveau local, notamment en matière d'attentats.
En règle générale, on peut dire que 14ème section est saisie des actions revendiquées et de toutes celles qui touchent aux cibles institutionnelles telles que les bâtiments de l'Etat. Il faut également savoir, parce que c'est important et que je pense qu'il y a une grande confusion de la part des médias mais aussi de la population, que ce n'est pas la 14ème section qui choisit ce dont elle va se saisir : nous avons une hiérarchie, en tant que magistrats du parquet, et dès qu'une action a lieu en Corse - c'est d'ailleurs également valable pour les autres terrorismes - nous en sommes avisés par les services judiciaires locaux, c'est-à-dire le procureur de Bastia ou le procureur d'Ajaccio, nous en référons à notre hiérarchie et c'est au vu de la réponse qui nous est faite que nous nous saisissons ou non. Ce n'est pas nous qui décidons, mais notre hiérarchie. Généralement, c'est le procureur général qui, après concertation et accord avec le procureur général local, décide si l'affaire doit effectivement revenir à notre section.
L'intérêt de cette loi de 1986 qui a instauré la centralisation, c'est évidemment une spécialisation des magistrats en charge de ces dossiers. Par ailleurs, il faut savoir que les attentats commis par le FLNC ne concernent pas uniquement la Corse, mais que beaucoup sont perpétrés sur le continent, notamment dans la région Provence-Côte d'Azur et ailleurs puisque l'on en a vu récemment qui ont eu lieu à Strasbourg, Bordeaux, Vichy et j'en passe...
Par conséquent, à partir du moment où nous sommes saisis d'une affaire, c'est nous qui désignons le service de police local qui peut être soit la gendarmerie, soit la police. En règle générale, nous suivons la saisine de nos collègues locaux puisque c'est eux qui, dans un premier temps, sont saisis de l'affaire dans la mesure où un certain délai s'écoule avant que l'affaire ne nous revienne. Par exemple, des attentats ont été commis ces jours-ci dont l'un a été perpétré le soir et l'autre le matin, alors que nous ne nous en sommes saisis qu'en fin de matinée hier. Il y a donc toujours un décalage et il est évident que, pendant ce temps-là, la procédure doit suivre son cours et être assumée, non seulement par des fonctionnaires de police, mais aussi sous la direction du parquet local. Ce parquet local ayant choisi, soit les gendarmes, soit la police, généralement, nous suivons son choix et l'on peut dire que c'est vraiment tout à fait exceptionnel que ce ne soit pas le cas. Cela a pu arriver de façon vraiment extraordinaire lorsque, par exemple, la gendarmerie a une affaire et que le SRPJ nous dit, que disposant lui-même d'éléments identiques dans une autre, il serait bon de joindre les deux procédures, mais l'inverse peut également arriver.
Vous me parlez par ailleurs d'affrontements de certains services : oui, bien sûr tout le monde en a eu connaissance à travers les médias et nous entendons bien, nous aussi, parfois, des récriminations. Mon sentiment est que ce n'est pas quelque chose de linéaire. De temps en temps, effectivement, nous sentons des petits frottements, peut-être pour des questions de concurrence, mais nous nous refusons, nous magistrats du parquet, à entrer dans ces considérations.
Je peux dire, tant des services de police locaux et de la DNAT, que des services de la gendarmerie, qu'ils ont toujours été d'une parfaite loyauté envers nous et que nous avons toujours entretenu - et j'ai toujours, personnellement tenu, depuis que je dirige cette section, à ce qu'il en soit ainsi - des rapports courtois et confiants. Je peux vous assurer que les gens qui ont choisi de travailler sur la lutte antiterroriste sont des gens qui s'investissent. C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle il peut y avoir des frictions dans la mesure où un tel investissement revêt parfois un caractère passionnel !
Pour ce qui me concerne, depuis quatre ans, afin d'essayer justement d'établir une coordination harmonieuse, j'organise, tous les deux mois, une réunion dans mon bureau entre les services de gendarmerie, les différents services de police et les magistrats locaux, que ce soit d'ailleurs sur le secteur corse ou le secteur basque.
Au cours de ces réunions, chacun s'exprime et je n'ai jamais eu l'impression qu'il y avait un quelconque tiraillement, en tout cas en ma présence ou en présence des magistrats de la 14ème section : chacun expose ses objectifs, présente l'affaire sur laquelle il travaille... Peut-être que parfois on se cache des petites choses les uns aux autres, chacun étant un peu jaloux de ses prérogatives : c'est vrai qu'il y a une certaine concurrence et que chacun veut montrer qu'il peut mieux faire que l'autre, mais je dirai que c'est un facteur humain ! Le désordre qui est dénoncé dans la presse est, selon moi, extrêmement amplifié ; en tout cas, nous, sur le terrain judiciaire, c'est ainsi que nous le ressentons.
Chacun fait donc ce qu'il peut ; chacun s'investit complètement, totalement. Alors, évidemment on a l'impression, ainsi que vous le disiez, que l'efficacité n'est pas au rendez-vous et qu'il y a peu de résultats. On voudrait que chaque attentat soit résolu, que les membres de toutes les équipes qui travaillent au cours d'une nuit bleue soient interpellés, mais c'est extrêmement difficile ! Il ne faut pas oublier que nous avons quand même affaire à des gens qui sont parfaitement rompus à la clandestinité, à la lutte armée qu'ils ont apprise depuis très longtemps et qu'ils ne sont pas assez fous pour conserver des armes, des explosifs mais qu'ils les gardent dans des caches, dans de vieilles bergeries perdues dans le maquis par exemple. Nous sommes parvenus à en découvrir quand les gens parlent - le plus souvent ce sont les femmes qui font des révélations - mais c'est une affaire de chance car tout le monde sait pertinemment qu'en Corse, on ne parle pas et cela pour différentes raisons dans lesquelles entrent la sympathie, mais également la peur car le climat est très particulier. Il est donc exact qu'il est très difficile de mener les enquêtes à leur terme et l'on a un peu l'impression que tout cela n'aboutit pas à grand-chose.
Pour autant, si l'on compare le terrorisme corse avec les autres formes de terrorisme, on retrouve bien les mêmes difficultés. Je dirai que l'on en rencontre peut-être un peu moins avec une organisation comme l'ETA militaire parce que l'on a affaire à des gens qui sont organisés très militairement, beaucoup plus que le FLNC, et parce que ce sont des gens qui écrivent beaucoup et qui laissent des papiers et des documents, qui mettent des caches d'armes et d'explosifs un peu partout, ce qui nous offre plus de facilités pour travailler. Il faut aussi dire que nous sommes bien aidés par les services espagnols, ce qui n'est pas le cas en Corse où nous travaillons seuls et c'est là toute la difficulté, je crois, de la lutte antiterroriste : mis à part le flagrant délit qui, quand même, n'arrive pas tous les jours, nous sommes obligés de nous rabattre sur l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste dans le but de démontrer judiciairement que ses membres appartiennent à un réseau et qu'au sein de ce réseau, on suppose qu'ils commettent des attentats.
Je vais vous donner un exemple très simple : il s'agit d'une affaire concernant une bande de Corse-du-Sud qui a été arrêtée, il y a environ deux ans ; tout le monde était persuadé que ses membres posaient des bombes partout et qu'ils avaient participé aux nuits bleues ce qui est sûrement vrai. Mais, judiciairement, qu'avait-on à la fin ? Des policiers les suivaient, les voyaient tous les soirs dans un bar dénommé Le petit bar à Ajaccio, et, à une certaine heure tout le monde se dispersant, ils filaient tantôt l'un, tantôt l'autre, voire plusieurs, jusqu'à ce qu'ils les perdent de vue. Parfois, mais ce n'était pas systématique, il se produisait un attentat. Que peut-on faire de cela devant un tribunal ? Que peut-on faire dès l'instant où, chez eux, on ne trouve aucune arme, aucun explosif, et que jamais on ne les a pris sur le fait ?
Pourtant, ils ont été arrêtés et ils ont même été mis en examen pour des attentats dont on n'a pas pu établir qu'ils les avaient commis : cela a été la montagne qui a accouché d'une souris ! Ils seront renvoyés en correctionnelle - l'affaire n'est pas encore fixée - et, excepté l'un d'entre eux pour lequel nous avons des preuves, des écoutes téléphoniques nous ayant permis de saisir une conversation entre sa mère et sa tante, la première disant " il n'a rien fait, il n'a tué personne " et la seconde rétorquant " bien sûr, il n'a fait que poser... " nous n'avons rien à fournir au tribunal correctionnel. Que va-t-il faire ? Vous savez que nous avons un tribunal correctionnel qui n'est pas spécialisé, contrairement aux juges d'instruction et au parquet, et qu'au tribunal de Paris qui est quand même le premier de France et où il y a une vingtaine de chambres correctionnelles, ce ne sont jamais les mêmes juges qui jugent les affaires. Ils " débarquent " dans un domaine qu'ils ne connaissent pas et ils jugent ces affaires comme du droit commun.
Je ne suis pas sûre que ces gens soient condamnés ! Il y a une personne, fort heureusement, qu'on a découverte avec une arme - car en Corse il faut savoir que la plupart des gens sont armés - ce qui nous a sauvés et nous pourrons, au moins, la condamner pour infraction à la législation sur les armes ! Voilà, en fait, quelle est la réalité judiciaire et même policière des enquêtes conduites en Corse. Alors piètres résultats ? C'est vrai ! Je suis bien d'accord...
Pour ce qui est des assassinats qui n'ont pas été élucidés, à l'exception de quelques-uns très rares - je crois que dans le cas de seulement deux d'entre eux, on a eu des mises en examen - la plupart des affaires - vingt-trois précisément - nous ont été dépaysées de Corse. Je crois d'ailleurs me souvenir que, là aussi, il y avait eu problème puisque les juges d'instruction corses refusaient de se dessaisir, mais comme à l'époque, on savait très bien qu'il s'agissait de règlements de comptes entre factions rivales, Canal historique et Canal habituel, c'est-à-dire l'un bras armé du MPA, l'autre de la Cuncolta, la chancellerie avait insisté pour que ces affaires soient prises à Paris. Je peux vous dire que cela n'a fait plaisir à aucun magistrat, pas plus à nous-mêmes qu'aux juges d'instruction parisiens, parce que prendre des affaires criminelles six mois, voire deux ans après les faits pour certaines d'entre elles, est très délicat ! En effet, tout le monde sait parfaitement, et il en va de même en droit commun, que lorsqu'une affaire criminelle a été mal engagée et qu'elle n'est pas sortie dans les six mois, un an, il y a de fortes chances pour qu'elle ne sorte plus !
Il faut aussi compter avec la difficulté locale que l'on a bien vue pour une affaire dont nous ne sommes pas saisis nous-mêmes et qui remonte à l'été précédent, l'affaire Garelli, où un membre d'une faction adverse s'est fait assassiner dans le dos au cours d'une grande fête à laquelle assistaient tous les membres de la Cuncolta, et on peut même dire ceux du Canal historique. Il y avait 300 personnes, sans compter tous celles qui se trouvaient à côté, or il ne s'en est pas trouvé une seule pour témoigner et il n'y en aura jamais...
Voilà, je crois, quelle est la réalité de la répression en Corse et de l'élucidation des affaires. C'est très malaisé : il est facile, de loin, d'incriminer. Il est vrai, bien sûr - non pas que je veuille me démarquer des services de police et de gendarmerie - que ce n'est pas nous qui procédons aux interpellations ! Nous sommes là, comme vous le disiez, pour coordonner, pour, ensuite, amener ces affaires devant le tribunal, pour monter un dossier qui soit juridiquement solide, bien présenté, mais nous ne faisons pas les arrestations.
Lorsque, pendant des années, les services de police n'ont pas fait d'interpellations, il m'est arrivé d'aller à des conférences où l'on me demandait ce que je faisais, ce à quoi je répondais : " Je ne vais pas aller dans le maquis chercher les terroristes ; je n'y peux rien et j'attends qu'on nous les amène ! ". Nous nous efforçons, bien sûr, de donner une impulsion aux forces de police, d'où les réunions que j'organise régulièrement. Nous avons beaucoup de contacts avec tous les services de police : on peut dire que nous ne travaillons pas, dans le secteur qui est le nôtre, avec les services de police d'un côté et les magistrats de l'autre. Non ! Nous sommes tous embarqués dans la même galère, si j'ose dire, et nous sommes tous très investis, que ce soit les magistrats, les policiers ou les gendarmes. Nous avons à c_ur d'essayer d'éradiquer cette plaie qu'est le terrorisme, nous faisons tout notre possible pour cela et je peux vous dire que nous n'en tirons aucun bénéfice, si ce n'est de travailler peut-être deux fois plus que les autres car nous sommes, pour ce qui nous concerne, loin des trente-cinq heures ! C'est un travail que nous faisons néanmoins volontiers et de bon c_ur, même s'il est vrai que nous vivons souvent très mal les critiques dont nous sommes l'objet, mais c'est comme cela et cela ne nous empêche pas de continuer...
Voilà, je pense avoir à peu près satisfait à vos critiques...
M. le Président : Non, madame...
Mme Irène STOLLER : Je ne voulais pas dire vos critiques mais les critiques générales !
M. le Président : D'abord, elles ne s'adressaient nullement à vous, permettez-moi de le souligner, ensuite, il s'agissait d'une approche rapide et évidemment caricaturale car elle était le résultat de toutes les auditions qui se sont déroulées ici, devant cette commission, et reflétait le sentiment général partagé par les collègues ici présents, qu'ils soient de gauche ou de droite. Nous avons en effet une même préoccupation qui est d'essayer de contribuer à mettre un terme au terrorisme en Corse.
J'aimerais vous poser une question, madame : vous dites que les arrestations ne dépendent pas de vous, mais des services de police ou de gendarmerie. Comment expliquer, lorsque le parquet a la possibilité d'engager des poursuites, qu'elles ne le soient pas ? Vous savez que nous enquêtons sur deux périodes, 1993-1997 et 1997-1999, ce qui crée un certain équilibre et renvoie dos à dos ceux qui auraient sans doute tendance naturellement à s'affronter !
Vous aviez des informations sur l'affaire de Tralonca, comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de poursuites, sauf à imaginer, naturellement, comme on nous l'a dit, que des négociations sur le plan politique avaient conduit le ministre de l'Intérieur à demander à ses services de faire preuve de modération dans la chasse aux terroristes ce soir-là ? Que pouvez-vous nous dire de cette affaire ?
Mme Irène STOLLER : Comme tout le monde, je me souviens très bien de l'affaire de Tralonca puisque l'on peut dire qu'elle avait impressionné la France entière et que le simple citoyen avait été absolument effaré de cette démonstration de force avec des armes de guerre.
Dans un premier temps, il y a eu cette enquête de gendarmerie qui a été menée pour procéder au relevé des plaques minéralogiques des voitures dans un rayon quand même assez large puisqu'il s'agissait, je crois, d'un rayon de cinquante kilomètres autour de Tralonca.
Comme je vous l'ai dit, ce n'est pas la 14ème section du parquet de Paris, qui décide de se saisir d'une affaire ou de ne pas le faire. Nous nous sommes effectivement saisis aussitôt de cette conférence de presse, mais nous n'avons pas eu d'instructions. Or vous savez que le parquet ne travaille qu'avec des instructions ; moi je ne suis que premier substitut et, même si je dirige la section antiterroriste, j'ai un procureur qui lui-même a un procureur général qui lui-même, à l'époque du moins, recevait ses instructions du garde des sceaux. C'est ainsi que les choses se passaient...
Par conséquent, même si l'on avait estimé qu'il fallait ouvrir une information...
M. Robert PANDRAUD : Depuis, le garde des sceaux ne vous donne plus d'instructions ?
Mme Irène STOLLER : Non ! Il semble que ce soit le procureur général qui décide si nous nous saisissons d'une procédure ou non. En revanche, nous donnons des informations au garde des sceaux, par l'intermédiaire, bien sûr, du procureur général et, sur tout ce qui est arrestation, nous rédigeons des rapports pour expliquer...
M. Robert PANDRAUD : Il vaut mieux qu'il soit informé par vous que par les journalistes !
Mme Irène STOLLER : Oui, mais quelquefois les journalistes sont informés avant nous : cela arrive assez souvent !
Pour en revenir à Tralonca, nous n'avons donc pas eu d'instructions pour ouvrir l'information.
Il faut quand même préciser que nous n'avions jamais ouvert d'informations concernant les conférences de presse parce que, généralement, cela n'aboutit pas : je ne connais pas une affaire, que ce soit les conférences de presse d'Iparretarrak au pays basque ou les conférences de presse corses, qui ait abouti. Pourquoi ? Parce que vous avez des journalistes qui ne veulent pas nous donner d'informations ou qui, parfois, ne peuvent pas le faire parce qu'on les prend, on leur bande les yeux, on les met dans des camions, des gens eux-mêmes cagoulés les emmènent à une demi-heure ou à trois quarts d'heure de l'endroit où ils ont été pris, dans une pièce un peu comme celle-ci... où les attendent des membres du FLNC....
M. Robert PANDRAUD : Mais eux, ils ont le Beretta dans la poche !
Mme Irène STOLLER : Voilà exactement comment les choses se passent.
Donc, en règle générale, nous n'ouvrons jamais d'information sur ce genre de conférences de presse parce que nous savons qu'elles ne vont pas aboutir. Néanmoins, nous en avons ouvert une concernant Tralonca neuf mois après ; pourquoi ? Parce que la presse en parlait tellement et nous reprochait tellement de ne rien faire que nous avons fini par ouvrir cette information qui, je vous préviens tout de suite, ne donnera rien !
M. Jean MICHEL : Sur instruction du procureur général ?
Mme Irène STOLLER : Bien sûr ! De toute façon, tout ce que nous faisons, nous parquet, nous ne le faisons que sur instruction du procureur général. C'est normal : c'est la voie hiérarchique !
M. Robert PANDRAUD : Neuf mois plus tard, c'était du parapluie !
Mme Irène STOLLER : Je ne sais pas parce qu'il n'était pas habituel, je le répète, d'ouvrir des informations concernant les conférences de presse. Pour autant, à la demande de M. Dintilhac nous en avons ouvert deux, sur la dernière conférence d'Armata Corsa et sur celle du FLNC, qui sont tout à fait récentes puisqu'elles datent de fin juin. Pourquoi pas ?
M. le Président : Son passage devant la Commission aura été utile !
Mme Irène STOLLER : Ah bon, peut-être....
Je ne pense pas que l'ouverture d'informations soit la panacée : ce que le parquet ne peut pas faire et que la police ne peut pas faire, je ne crois pas que le juge d'instruction le fasse...
Je ne veux pas dire que mes collègues sont moins efficaces que nous mais, eux aussi, obéissent à des règles de procédure bien précises et une information n'aboutit que si on peut faire juger quelqu'un. Si on sait que l'information restera toujours contre X - et c'est ce qui se passera pour celle-là comme pour les autres - à quoi bon alourdir les cabinets d'instruction ? Ils sont déjà surchargés d'affaires pour lesquelles des personnes sont mises en examen, voire détenues, alors qu'il faut mener les procédures le plus vite possible. En effet, on ne peut pas garder les détenus trop longtemps, de moins en moins d'ailleurs, puisque nous avons maintenant une chambre d'accusation qui ne comprend pas que certaines informations très lourdes, à cause, d'une part des expertises, d'autre part des commissions rogatoires internationales, peuvent durer parfois deux ans, ce qui fait qu'au bout d'un certain temps, si l'affaire n'est pas terminée, les gens sont mis dehors. Comme on ne veut pas que des terroristes de haut niveau soient relâchés, on accélère un peu le mouvement, au détriment, je dois le dire, de certaines procédures.
J'ignore pourquoi, mais dans l'esprit des médias comme du citoyen ordinaire, si une information a été ouverte, cela signifie qu'on a fait quelque chose, dans le cas contraire, on pense que le parquet n'a rien fait. Eh bien, non, ce n'est pas ainsi que les choses se passent : le parquet travaille, le parquet suit les enquêtes mais il considère parfois que les juges d'instruction ne feront rien de mieux que lui - et les juges d'instruction sont d'ailleurs, lorsque nous les consultons sur l'opportunité d'ouvrir une instruction, les premiers à nous répondre : " qu'est-ce que vous voulez que l'on fasse de plus que vous ? ".
Tel était donc le contexte de Tralonca et voilà ce que, judiciairement, je peux vous en dire !
M. le Président : Mais, madame, du fait, qui ne dépend pas de vous, que l'élucidation des dossiers est, en Corse, très difficile, pour ne pas dire quasiment impossible, puisque les exemples positifs sont tout de même très peu nombreux, ne pensez-vous pas que lorsqu'un événement survient, si vous me permettez cette formule un peu triviale, " on laisse courir " ? On n'a l'air de se passionner, en effet, ni pour les conférences de presse, ni pour les actions ou les démonstrations qui, d'ailleurs, sont commises par des gens connus de tout le monde : je ne pense pas me tromper beaucoup, ni vous apprendre grand-chose en vous disant que François Santoni est derrière Armata Corsa ?
Mme Irène STOLLER : C'est ce que tout le monde dit !
M. le Président : On dit aussi que derrière l'autre conférence de presse, il y avait sans doute M. Talamoni et quelques-uns de ses amis.
Ce qui est un peu surprenant pour quelqu'un qui découvre cette question, c'est qu'en Corse tout le monde semble savoir, mais que rien ne se fait pour mettre un terme à ces agissements.
L'accumulation des faibles résultats s'explique peut-être par une forme de laisser-aller qui consiste à ne pas ouvrir d'instruction pour des dossiers qui sont quand même spectaculaires, si l'on considère que Tralonca était une réunion de 300 à 350 personnes avec des bazookas et des armes lourdes, et qu'elle donnait un sentiment de guerre civile... Au-delà de l'anecdote, il y a la gravité de la situation et l'image de la Corse que l'on donne à l'opinion publique et qui n'est pas forcément la bonne, car il faut aussi ramener ces mouvements à leurs justes proportions.
Mme Irène STOLLER : Je suis bien d'accord avec vous !
M. le Président : Quels remèdes préconisez-vous pour essayer de changer un peu tout cela ?
Mme Irène STOLLER : Je comprends votre étonnement quand vous dites qu'en Corse tout le monde sait.
On sait effectivement qu'Armata Corsa c'est François Santoni, que derrière les autres se trouve vraisemblablement Talamoni, mais cela ne suffit pas devant un tribunal, qui, avec toute sa rigueur, jugera cela insuffisant et c'est normal car, si tel n'était pas le cas, vous seriez les premiers à lui reprocher son manque de rigueur juridique. C'est vrai aussi bien en matière de terrorisme qu'en matière de droit commun : que ce soit devant une cour d'assises ou un tribunal correctionnel, en droit commun, aucun tribunal ne condamnera à partir d'un témoignage de concierge ou d'un ouï dire...
Si je vais devant un tribunal pour dire que François Santoni est derrière Armata Corsa, à la rigueur, le juge d'instruction le mettra en examen si j'insiste un peu, mais il me fera valoir que les preuves sont légères, il ira au non-lieu et il aura raison ! Si, par extraordinaire, on s'obstinait et qu'on allait quand même devant un tribunal correctionnel, je peux vous dire que l'on aurait la relaxe immédiate ! Nous nous trouvons confrontés à la rigueur judiciaire et à la nécessité d'une preuve juridique, le ragot ne suffit pas...
M. le Président : J'en suis tout à fait d'accord mais, madame, êtes-vous sûre d'avoir pour autant la coopération de services chargés de la sécurité en Corse ?
Je vais vous donner un autre exemple qui, moi, m'a frappé et, je dois dire, un peu scandalisé : vous arrivez en Corse, à l'aéroport de Bastia ; vous voulez louer une voiture ; il y a deux loueurs de voitures dans l'aéroport, confortablement installés au demeurant, Hertz d'un côté, Europcar de l'autre et on vous dit qu'Hertz ce sont les nationalistes de Filippi, et Europcar, la mafia...
Voilà ce que vous entendez à votre arrivée en Corse ! Des enquêtes fiscales peuvent quand même être conduites et des services peuvent procéder à des investigations sur des sociétés de ce genre... On nous dit que M. Maillot de Nouvelles Frontières a dû payer sa rançon pour s'installer en Corse en participant au financement du football club de Bastia : tout le monde le sait mais il doit y avoir des traces de ces passages d'argent qui permettent de financer un certain nombre de mouvements...
M. Robert PANDRAUD : C'est également vrai à Auxerre !
M. le Président : Est-ce que des enquêtes sont menées ? Est-ce que la coopération des différents services existe ? Je suis bien d'accord avec vous : il ne s'agit pas de renvoyer tout le monde devant les tribunaux pour qu'ils prononcent des relaxes en série, et à contre-emploi ! Mais cette coopération ne souffre-t-elle pas des rivalités entre services dont certains responsables ont fait étalage devant la commission d'enquête dans des conditions inadmissibles ?
Mme Irène STOLLER : Vous venez d'aborder là un autre problème : celui du financier !
Personnellement, j'ai toujours considéré qu'il y avait sans doute - et là je vous rejoins - un gros travail financier à accomplir. Il ne peut pas nous incomber, parce qu'il ne relève pas de notre compétence. La nôtre est bien délimitée par les textes du code pénal qui visent les infractions contre les personnes et les biens ; tout l'aspect financier nous échappe. On ne pourrait même pas se saisir de telles affaires, car un avocat invoquerait immédiatement une nullité. Il faut analyser les dispositions du code pénal pour cerner de quelles infractions caractérisées terroristes nous pouvons nous saisir.
Il a toujours, effectivement, été dommageable que cet aspect financier n'ait pas été approfondi parce que, ce que vous dites, tout le monde le dit et je pense qu'il y a de fortes chances pour que cela soit vrai ! D'ailleurs, il semble que l'on ait créé, aujourd'hui, à Bastia, un pôle financier qui travaille aussi bien avec des fonctionnaires de police spécialisés dans la criminalité ou la délinquance financière qu'avec des sections de recherche de la gendarmerie. Mais ce travail ne peut pas dépendre de nous. S'il n'a pas été réalisé pendant longtemps, c'est peut-être aussi comme vous l'expliqueraient mieux que moi les procureurs de Bastia et d'Ajaccio, parce qu'ils n'en avaient pas les moyens ! En effet, ils étaient trop peu nombreux et ils avaient affaire à une grosse délinquance...
Ce que je peux dire c'est que, dans la lutte antiterroriste, les services avec lesquels nous travaillons ont notre confiance et qu'il ne pourrait pas en aller autrement. S'ils n'avaient pas notre confiance, nous ne pourrions pas travailler ensemble ! J'ai toujours constaté, même s'il y a toujours des gens un peu moins investis que d'autres, qu'ils faisaient preuve d'un très grand sérieux !
Par ailleurs, pour ce qui est du règlement de comptes auquel vous faites allusion, je suis la première à le déplorer, mais je crois que nous le déplorons tous ! Que vous en dire de plus ? Moi, je ne veux jamais entendre de ragots, car on ne peut pas travailler normalement et sereinement si on commence à y prêter l'oreille...
M. Robert PANDRAUD : C'est tout à fait vrai !
Mme Irène STOLLER : Je suis donc toujours restée en-dehors de cela ; ça a toujours été ma politique personnelle et je crois que mes supérieurs hiérarchiques, que ce soit le procureur de la République ou le procureur général, ont toujours adopté cette position...
Il y a eu des conflits de personnes : c'est incontestable ; tout le monde le sait ! C'est regrettable ! Maintenant, est-ce que cela a eu une conséquence sur les affaires ? Je ne le crois pas ! Je crois que chacun essaie de se valoriser.
Un jour, un fonctionnaire de police qui n'était d'ailleurs pas corse, et qui avait travaillé pendant quelques années sur la lutte antiterroriste, l'avait brutalement quittée et comme je lui demandais s'il n'allait pas s'ennuyer dans son nouveau service - parce que c'est vrai que la lutte antiterroriste est quelque chose d'intéressant par rapport au droit commun dans lequel l'on est toujours confronté, hormis quelques belles affaires criminelles, à une délinquance répétitive de " petits voyous " - il m'a répondu : " Non, parce que la lutte antiterroriste, ça rend fou ! ".
Eh bien ! Effectivement, je pense que certains n'ont pas la sérénité suffisante pour ne pas en faire une lutte personnelle. Je crois pour ma part qu'il est important de ne pas en faire un enjeu personnel et de ne pas en attendre un quelconque avancement : de ce dernier point de vue, je peux vous dire que, du côté judiciaire, c'est réussi, car, mis à part M. Bruguière qui a reçu un avancement d'ailleurs tout à fait mérité au vu de son ancienneté, nous n'en avons jamais... Nous n'avons donc pas à nous battre sur ce terrain et, personnellement, d'ailleurs, cela ne m'intéresse pas, car devant prendre prochainement ma retraite, je travaille vraiment pour l'intérêt du service de l'Etat et du service public : c'est ma conception et je crois que c'est celle de mes collègues ! Alors, il est vrai que ces luttes sont déplorables !
M. Yves FROMION : Je voudrais juste faire une observation qui d'ailleurs ne s'adresse pas à Mme Stoller.
On évoque un certain nombre d'affaires. On évoque le trouble, le doute qui peut s'instiller de façon plus ou moins forte chez les fonctionnaires du fait que les gouvernements successifs semblent mener des politiques doubles, articulées à la fois autour de l'action et de la négociation, mais puisque l'on vient d'évoquer le rôle de M. Talamoni, je regrette mais - et je ne cherche pas à faire de la polémique - je me demande ce que les Corses vont penser du fait que le premier ministre ait assuré Talamoni qu'il le rencontrerait toujours dans un cadre démocratique avec d'autres. Puisque le premier ministre sait qui est Talamoni, était-il utile qu'il fasse ce type de déclarations ?
Je crois que l'on est là dans des dérives qui se poursuivent et franchement
- sans vouloir critiquer le premier ministre - qu'on ne prend pas tout à fait conscience que l'on persiste dans une voie que nous sommes tous, je crois, unanimes à condamner.
J'en viens maintenant à ma question. On constate dans les mouvements autonomistes corses une très forte dérive mafieuse : est-ce que, par conséquent, on se ne se trompe pas complètement en faisant traiter les affaires corses par une section spécialisée dans l'antiterrorisme ? Est-ce que ce n'est pas, finalement, faire beaucoup d'honneur aux terroristes et conforter l'opinion publique dans l'idée qu'ils sont des combattants d'une noble cause, alors même que nous sentons bien que la volonté de la défendre devient, chez beaucoup d'entre eux, tout à fait secondaire et qu'ils sont noyautés par le grand banditisme et la mafia ?
Ne serait-il pas préférable de remettre tout le banditisme corse, toute l'action corse qui se camoufle derrière le terrorisme ou la cause nationaliste, dans le droit commun et de la faire traiter par une section dont le grand banditisme est le pain quotidien ? Ne fait-on pas, psychologiquement, fausse route en continuant à traiter " la cause corse " comme une affaire de terrorisme ou, en tout cas, comme une cause digne, quand nous savons en fait ce qui se cache derrière ?
Mme Irène STOLLER : Je veux bien qu'on dise que le FLNC n'est pas un mouvement terroriste. Pourquoi pas ? Mais je ne sais ce qu'en penseront la majorité des Corses qui, eux, ont à subir le terrorisme du FLNC.
Pour ce qui me concerne, je pense que c'est un mouvement terroriste et qu'il l'a montré depuis longtemps. En effet, quand on assassine des gens, quand on fait régulièrement sauter des bâtiments publics avec une revendication politique, je considère, pour ma part - mais je n'engage que moi - que c'est du terrorisme !
Cela étant, vous prétendez que c'est leur faire un grand honneur, que ce sont des voyous et qu'il faudrait traiter ces affaires en droit commun et localement !
M. Yves FROMION : C'était une question, pas une affirmation...
Mme Irène STOLLER : J'entends bien mais je vous livre mon argumentation. Qu'allez-vous faire alors de tous les attentats revendiqués par le FLNC qui sont commis sur tout le reste du territoire français ? Est-ce que vous allez considérer que c'est du terrorisme ou du droit commun ? Si vous considérez, dans la même logique que c'est aussi du droit commun, vous allez avoir un éparpillement des affaires dans tous les tribunaux parce que des attentats FLNC, il s'en commet absolument partout - je vous ai cité quelques villes tout à l'heure mais il y en a beaucoup d'autres - c'est-à-dire que vous allez avoir, à chaque fois, un tribunal de droit commun qui va être saisi de faits de droit commun alors que, par exemple, on sait très bien que les attentats de Strasbourg ont été commis par une équipe très proche de celle qui a assassiné le préfet Claude Erignac !
Par conséquent, il n'y aura plus la cohésion que nous avons chez nous et je ne vois pas en quoi on fait un honneur aux nationalistes : vous savez, cela ne leur fait nullement plaisir de monter à Paris, d'abord, parce qu'ils préféreraient être détenus sur place, ce qui leur serait beaucoup plus facile ; ensuite, parce qu'il y a toujours cette pression populaire qui ferait que les tribunaux seraient beaucoup plus généreux à leur égard - on déjà vu au cours des gardes à vue au SRPJ d'Ajaccio qu'il y avait sur place 300 personnes du FLNC qui exerçaient une pression - et ils ne demandent pas mieux ! Il faut voir leurs récriminations contre la 14ème section - ils ont même publié des affiches " la 14ème section, machine de guerre " - qui leur déplaît parce qu'ils savent qu'elle est un gage d'efficacité, même si les résultats ne sont pas ceux que l'on pourrait escompter !
M. Yves FROMION : Je voudrais simplement préciser ma pensée : je ne suis pas contre, madame, le principe de la centralisation, du dépaysement et du regroupement de toutes les affaires qui présentent la même connotation, dans une section ou un organisme spécialisé. Mais ma question était la suivante : apposer le label " terrorisme " sur ces affaires n'ennoblit-il pas, en quelque sorte, le militantisme de ces gens dont on sait que, pour une bonne part d'entre eux, il n'est qu'une couverture ?
Mme Irène STOLLER : Il y a le racket mais quand on vous fait sauter le conseil général, la recette des impôts, les postes, c'est l'Etat qui est visé sans que les responsables en tirent bénéfice... C'est mon sentiment et cela correspond à ce qu'ils disent !
Effectivement, il y a le racket sur des personnes privées : lorsqu'il s'agit d'un racket revendiqué FLNC et qu'on sait que c'est lui qui se présente sous cette étiquette, on se saisit de l'affaire ; toutes les autres formes de racket qui ne sont pas revendiquées, on ne les prend pas, on les laisse à l'échelon local.
Il existe plusieurs tendances dans le FLNC : vous trouvez, d'une part, la tendance MPA-Canal habituel - MPA que l'on a appelé " Mouvement pour les affaires ", comme vous le savez, ce dont on a eu l'illustration ces jours-ci avec leurs leaders qui, maintenant, ne font plus d'attentats mais se sont reconvertis dans le grand banditisme international - et, d'autre part, le canal historique qui va faire des extorsions de fonds, du racket, mais dont beaucoup de membres sont simplement des petits soldats, bien sûr manipulés, et qui ne tirent aucun bénéfice de ces actes. Pour autant cela ne m'empêche pas de considérer que ce sont là des actes de terrorisme commis contre l'Etat !
M. Robert PANDRAUD : J'avoue être plutôt d'accord avec vous qu'avec mon collègue car ne suis pas sûr du tout que tous ceux qui participent à des crimes organisés ou à des actes de grand banditisme soient des indépendantistes nationalistes : il y a des liaisons des deux côtés et je ne crois pas que La Brise de mer ait eu des visées particulièrement indépendantistes, puisque c'était un organisme de pur banditisme ; mais je considère, à l'inverse, que les terrorismes conduisent toujours à des crimes de droit commun, ne serait-ce que pour s'alimenter ! A cet égard, n'oublions jamais qu'en Algérie, le FLN a commencé par l'attaque du bureau de poste d'Oran par M. Ben Bella, ce qui ne l'a empêché de devenir président de la République algérienne... C'est là le sort qui est réservé à beaucoup de terroristes et je ne suis pas sûr que M. Arafat n'ait pas commencé par pratiquer le racket ; il faut bien s'alimenter...
Je souscris à vos propos car, en fait, votre 14ème section a été créée pour remédier à un vide juridique à la suite de la suppression de la cour de sûreté de l'Etat qui avait donné des résultats mais dont la disparition et la loi d'amnistie ont engendré une seconde génération de nationalistes corses comme cela a été également le cas en 1988.
Je vais maintenant vous poser une question que j'ai déjà posée à beaucoup, ce dont je m'excuse auprès du Président et des membres de la commission : est-ce que vous croyez qu'un jour la procédure judiciaire pourra seule suffire à régler ce problème du terrorisme indépendantiste et ne pensez-vous pas, compte tenu de toutes les difficultés que vous rencontrez et que nous constatons les uns et les autres, dont on connaît les instigateurs qui sont au nombre de 200 ou 300, que la seule formule valable et susceptible de permettre au gouvernement d'agir et de réagir selon les opportunités, est l'internement administratif, dont je répète à l'intention du Président et des membres de la commission, qu'il n'est nullement incompatible avec un Etat de droit ?
C'est un droit particulier mais c'est un Etat de droit : je veux bien en donner toutes les garanties devant le Conseil d'Etat, mais il est vrai qu'avec les procédures judiciaires, on donne une prime formidable aux terroristes qui peuvent faire durer le plaisir et instaurer un cycle qui finit toujours par se retourner contre l'Etat.
Je ne vous demande pas votre avis. Je ne veux, bien entendu, pas savoir si vous partagez cette opinion iconoclaste.
Mme Irène STOLLER : Concernant les solutions autres que les solutions judiciaires contre le terrorisme quel qu'il soit, tous les états sont confrontés au problème : c'est la cas de l'ETA actuellement en Espagne. Il est évident que l'Espagne se dit qu'elle doit sortir de la violence extrême qui la frappe et qui est sans commune mesure avec celle du terrorisme corse. Les membres de l'ETA sont des tueurs bien organisés auprès desquels les Corses paraissent gentils... Il s'agit d'une organisation absolument militaire !
Il est vrai que l'on voit actuellement l'Espagne tenter de se sortir de ce problème par la négociation dans la mesure ou l'ETA a dit vouloir faire une trêve. Connaissant très bien ce mouvement, puisque je m'occupe des affaires de l'ETA exclusivement avec Mme Le Vert depuis onze ans, je peux vous dire que je pense que l'ETA a voulu observer une trêve parce que ses membres étaient terriblement affaiblis du fait des nombreuses arrestations opérées - parce que là, nous obtenons d'énormes succès - et qu'ils voulaient se refaire un peu : quand on voit qu'ils demandent, non seulement l'indépendance du pays basque espagnol, mais celle du pays basque français et la réunification, il est évident que personne, pas plus la France que l'Espagne, ne peut les leur accorder !
Par conséquent, face au terrorisme, on se heurte à chaque fois au problème de savoir si l'on va négocier et comment. Evidemment ce n'est nullement un problème judiciaire ! La formule que la France a choisie depuis longtemps est effectivement de lutter contre le terrorisme avec les armes judiciaires et le code pénal. Bien sûr, vu de loin, on peut dire que ce n'est pas approprié, puisque l'on suit les règles du droit commun et que nous avons très peu de marge de man_uvre, même si la loi de 1986 contient quelques mesures spécifiques, notamment la garde à vue plus longue qui existait déjà depuis longtemps en matière de stupéfiants, et les perquisitions de nuit - il se trouve qu'on ne les a pas encore utilisées - auxquelles nous pouvons avoir recours un jour si l'opportunité se présente...
Sur ce point, je ne peux que donner des appréciations personnelles en sortant un peu de mon rôle. La France a choisi de lutter par la voie judiciaire ; nous disposons donc des moyens judiciaires que nous donne le code pénal, un point c'est tout, et nous sommes obligés de nous en tenir à cela ! Si un jour, on nous donne d'autres moyens légaux, nous les utiliserons, mais, actuellement nous ne pouvons pas agir en dehors du code pénal et du code de procédure pénale...
M. le Rapporteur : Faut-il généraliser l'action conduite ces dernières années ? En réalité, le dispositif antiterroriste en Corse a été pleinement utilisé assez récemment, puisque c'est manifestement à partir de 1996, avec le dépaysement d'une vingtaine d'affaires et ensuite avec la systématisation du dessaisissement, que ce dispositif a trouvé sa pleine efficacité. Cette impression est-elle fondée ou non ?
Mme Irène STOLLER : Ainsi que je vous l'ai expliqué tout à l'heure, la lutte antiterroriste en Corse est en fait une succession de situations différentes. Lorsque je suis arrivée, il y avait de la répression, il y avait des interpellations.
M. Robert PANDRAUD : Cela marchait très bien en 1986-1988 !
Mme Irène STOLLER : Après il y a eu un creux.
M. Le Rapporteur : Excusez-moi de vous interrompre, mais c'est le sens de ma question parce que je pense qu'il ne faut peut-être pas tirer des conclusions générales d'une situation qui a effectivement connu des hauts et des bas et des vicissitudes importantes.
Pour parler clairement, et même s'il est vrai que le taux d'élucidation des affaires - y compris celles confiées à la 14ème section - est assez bas, est-ce que vous n'avez pas, aujourd'hui, compte tenu de ce qui a été fait depuis la fin de l'année 1996, un certain nombre d'affaires dont vous avez la certitude qu'elles vont aboutir ? Est-ce que nous ne sommes pas, aujourd'hui, dans une période où, au fond, un certain nombre de reproches ou de critiques qui pouvaient être adressés aux services de sécurité et à la justice d'un point de vue général, vont s'estomper ?
Mme Irène STOLLER : J'ignore s'ils vont s'estomper mais je vais vous communiquer quelques chiffres à titre d'exemple : en 1993, nous nous sommes saisis de 42 affaires ce qui était donc peu, - généralement ainsi que je vous le disais tout à l'heure nous ne nous saisissons pas de tous les attentats - en 1994, de 34, donc le chiffre avait encore baissé ce qui signifie qu'il n'y avait pas ou peu de gros attentats sur toute une année, et en 1995, nous en étions à 50. Il est vrai que, dans ces années-là, il n'y avait pas une grande volonté de répression !
En 1996, nous nous sommes saisis de 172 affaires ; en 1997, il y a eu 183 affaires : il y avait encore à cette époque entre 500 et 600 attentats par an. Dans la même période, des règlements de compte sont intervenus entre MPA et Cuncolta avec tous ces assassinats. Je pense qu'il y a sûrement eu des réactions émanant tant des policiers que des politiques pour estimer que cela suffisait et qu'il fallait frapper du poing sur la table.
M. Robert PANDRAUD : Les plus grandes sanctions envers les terroristes ayant d'ailleurs été les règlements de comptes...
Mme Irène STOLLER : C'est certain ! Il est vrai que, par voie de conséquence, nous avons eu jusqu'à l'année dernière soixante détenus et que ce chiffre a baissé, d'une part parce que la chambre d'accusation les libère à tour de bras, d'autre part parce que - sans vouloir critiquer mes collègues - elle ne semble pas très motivée...
M. le Rapporteur : Lorenzoni, Filidori cela fait effectivement beaucoup parmi ceux dont on avait, a priori, le sentiment qu'ils pouvaient être vraiment impliqués !
Mme Irène STOLLER : ... et il y en a beaucoup d'autres !
M. Christian PAUL : Comment interprétez-vous cette divergence d'approche au sein même de l'appareil judiciaire ou de l'appareil d'Etat en général, car c'est pour nous un sujet de stupéfaction ? Vous venez de dire vous-même que la chambre d'accusation n'était pas motivée ce qui constitue presque une accusation...
M. Robert PANDRAUD : Ils ne veulent pas être condamnés à Strasbourg !
Mme Irène STOLLER : Ils ne sont pas investis dans la lutte antiterroriste...
M. Christian PAUL : Oui, mais, enfin, ce sont des magistrats de la République...
Mme Irène STOLLER : ... à mon avis, ils n'ont pas une connaissance suffisante du mouvement auquel appartiennent ceux sur la mise en liberté desquels ils doivent statuer, sans compter que l'on n'arrête pas de dire que, finalement, la liberté est la règle et la détention, l'exception.
Les magistrats de la chambre d'accusation ne connaissent pas uniquement des affaires de terrorisme, puisqu'ils traitent également quantité d'affaires de droit commun : celles de terrorisme interviennent peut-être pour 5 ou 6 % de leur contentieux. Ces magistrats appliquent donc au terrorisme la règle que l'on applique en droit commun, à savoir que, dès l'instant où l'instruction est suffisamment avancée, si les gens ont des garanties de représentation - ce qui, je peux vous le dire, est toujours le cas des Corses, excepté s'ils ont pris le maquis ce qui arrive assez rarement, puisque la plupart du temps ils travaillent et ont une façade tout à fait honnête dans leur village - il n'y a aucune raison de les garder en détention. Mais c'est la loi qui est ainsi faite !
M. Jean MICHEL : Il n'y a pas de retard dans ce que l'on appelle en termes juridiques " le règlement du dossier " : si le dossier est terminé au niveau de l'instruction, rien n'empêche le parquet de régler le dossier et le juge d'instruction de le renvoyer immédiatement devant le tribunal correctionnel...
Mme Irène STOLLER : Pour ce qui concerne les règlements de dossiers, je peux vous dire que toutes les affaires corses qui sont actuellement devant le tribunal, ou, pour le moins, une bonne partie d'entre elles, ont été réglées par mes soins et que je les règle généralement avant que le juge d'instruction ne me les communique. Tous mes collègues ne le font pas et il faut savoir que je me lève tous les matins à cinq heures, que je travaille chez moi de cinq heures à sept heures ainsi que le samedi et le dimanche... Tous les magistrats ne sont pas prêts à faire ce que j'ai fait ! Nous avons un contentieux très lourd. Personnellement je me suis investie et je le fais, je vous l'ai dit, parce que cela me plaît, parce que cela m'intéresse et que je ne veux pas que les gens soient mis en liberté, mais il est vrai que je ne peux pas demander au substitut qui est sous mes ordres de travailler le samedi, le dimanche et pendant les vacances.
M. le Président : Est-ce que la réaction la chambre d'accusation n'est pas liée à une forme de défiance vis-à-vis de cette structure spécialisée ? Est-ce qu'au fond la critique que l'on vous adresse fréquemment d'être un peu un Etat dans l'Etat ou une justice à part, avec un côté spectaculaire, une mise en scène et l'utilisation des médias n'entraîne pas chez vos collègues magistrats une forme de réticence qui se traduit par des désaveux assez systématiques sur le plan procédural. Là encore, excusez-moi de le dire, mais c'est une forme de dysfonctionnement...
M. Jean MICHEL : Beaucoup de gens le disent !
Mme Irène STOLLER : C'est la nature humaine.
M. le Président : Cela peut être la nature humaine, oui...
Mme Irène STOLLER : Néanmoins, concernant les décisions de la chambre d'accusation, je ne pense pas qu'elles soient motivées par ces sentiments. Je crois savoir, pour avoir une collègue, qui, à la chambre d'accusation, soutient justement l'accusation dans les affaires de terrorisme en matière de demande de mise en liberté et qui est très libre avec la cour et discute souvent avec elle, que l'argument le plus souvent avancé est que l'on ne peut pas retenir des détenus au-delà de deux ans, que c'est le délai raisonnable...
M. Robert PANDRAUD : Il y a Strasbourg, madame !
M. Jean MICHEL : Deux ans, c'est normal !
Mme Irène STOLLER : Bien sûr, mais cela dépend des affaires... Certains font la même appréciation qu'en droit commun ; c'est le droit, c'est le code, c'est le code de procédure pénale...
Tout le monde proteste contre la détention préventive. Il est vrai que nous allons, nous, à l'inverse de la mode, si j'ose dire, qui veut que l'on ne mette pas les gens en préventive, mais nous considérons que dans ces affaires-là, si les gens ne sont pas en détention préventive, ils vont recommencer à peine sortis...
Nous la réclamons donc pour éviter le renouvellement de l'infraction et nous sommes persuadés qu'il faut le faire mais si vous examiniez les décisions de la chambre d'accusation, vous constateriez que des gens, dans des affaires criminelles graves, sont remis en liberté parce qu'ils ont des garanties de représentation...
Les magistrats, du moins la plupart d'entre eux, ont décidé de jouer la règle du code de procédure pénale que les avocats ne manquent pas de leur rappeler à chaque instant en disant : " Attention, cette détention préventive dépasse un an ; la liberté est la règle ; vous ne respectez pas le code de procédure pénale ! " Les magistrats de la chambre d'accusation en ont assez d'entendre ces reproches et à un moment donné ils craquent, puisqu'il faut savoir que les avocats font des demandes de mise en liberté toutes les semaines...
M. Jean MICHEL : Madame, vous avez dit tout l'heure que vous appliquiez la loi et vous avez ajouté que si l'on vous donnait d'autres moyens légaux vous y auriez recours : à quoi pouviez-vous faire allusion ? De quels moyens pourriez-vous disposer pour lutter plus efficacement contre le terrorisme ?
M. Yves FROMION : Les centres de rétention de M. Pandraud...
Mme Irène STOLLER : Moi, je n'en vois qu'un : ce serait de créer aussi une juridiction spécialisée.
M. le Rapporteur : On en revient à la cour de sûreté de l'Etat...
Mme Irène STOLLER : Mais non, ce n'est pas la cour de sûreté de l'Etat ! A la cour de sûreté de l'Etat, il y avait des règles de procédure qui étaient complètement exorbitantes du droit commun : il y avait quinze jours de garde à vue, ce que nous n'avons jamais demandé ! Nous estimons que quatre jours c'est très bien et nous sommes très contents ! La juridiction n'était pas composée uniquement de magistrats, mais également de militaires : moi, je n'ai rien contre les militaires mais je pense qu'ils n'ont pas leur place dans un tribunal, à chacun son métier !
Au tribunal de Paris, chaque chambre est spécialisée : vous avez une chambre qui juge les stupéfiants, une chambre qui juge la presse, une chambre qui juge les escroqueries, une autre les affaires financières, et une encore les affaires de mineurs. Il est un secteur qui n'est pas spécialisé : c'est le secteur du terrorisme. A chaque fois, je me donne beaucoup de mal dans mes réquisitions pour expliquer au tribunal ce qu'est tel ou tel mouvement terroriste dans sa globalité, sans quoi il jugera l'affaire comme du droit commun, sans la comprendre et il passera complètement à côté...
Vous savez, il y a une culture terroriste. A mon arrivée à la 14 ème section, on m'a donné tout de suite le secteur de l'ETA : j'étais très contente ; je ne le connaissais pas ; j'avais vaguement entendu parler de l'ETA, d'Iparretarak sans faire la moindre différence et je me suis plongée dans le dossier... Je peux vous dire que pendant un an, voire deux, beaucoup de choses me sont passées au-dessus de la tête - par exemple, certains écrits qui ne me disaient rien du tout auraient pu me permettre d'accrocher certaines personnes - et je ne m'en suis aperçue qu'après ! C'est cela un dossier d'information : il faut avoir mis le nez dedans pour comprendre ce que c'est !
Par conséquent, la seule chose que nous demandons c'est de ne pas avoir affaire à chaque fois à un tribunal différent, qui n'y connaît rien même s'il est souvent plein de bonne volonté au demeurant...
M. Jean MICHEL : Il y a le parquet spécialisé, l'instruction spécialisée mais pas la juridiction spécialisée...
Mme Irène STOLLER : Voilà ! Il y a la cour d'assises qui a une juridiction spécialement composée, mais qui n'est pas spécialisée...
M. le Président : Madame, si vous le permettez, je vous poserai quelques questions précises et rapides.
Etes-vous favorable au maintien de l'institution du préfet adjoint pour la sécurité auquel vous avez sans doute eu affaire ?
Mme Irène STOLLER : Je n'ai, personnellement, jamais eu aucune relation avec lui ! Ce n'est pas du domaine judiciaire et nous n'avons aucune relation ! Nos seules relations sont avec les services de police judiciaire !
M. le Président : Mais le préfet adjoint à la sécurité a théoriquement pour mission de coordonner les actions de l'ensemble des services de sécurité...
Mme Irène STOLLER : Pour ce qui nous concerne, je crois que nous n'avons pas à avoir de relations avec lui...
M. le Président : Est-ce que vous ne pensez pas que la mise en place d'un pôle financier au tribunal de Bastia nuise encore plus à l'efficacité de la mission confiée à la section antiterroriste, dans la mesure où ses membres sont sur place et vous à Paris, alors même que les liens entre le terrorisme et le banditisme ordinaire sont encore assez forts en Corse, et, en tout cas, beaucoup plus forts que dans les autres terrorismes dont vous avez à connaître ?
Mme Irène STOLLER : Il faut voir cela sous l'angle strictement judiciaire. Nous n'avons pas la même compétence. Moi, je ne suis absolument pas compétente pour les dossiers financiers. Les affaires financières n'ont rien à voir, même s'il peut exister des liens de personnes : si une personne est impliquée dans un mouvement terroriste et qu'en même temps elle fait du blanchiment d'argent au travers de sociétés en finançant le mouvement terroriste, l'affaire financière est complètement détachée de notre compétence sur le plan judiciaire. J'ai donc trouvé que c'était une bonne formule d'avoir créé un pôle financier à Bastia, parce que cela répondait à un manque qui était, selon moi, réel en Corse.
M. le Président : Avez-vous une proposition qui serait susceptible d'améliorer les relations entre les magistrats locaux et les magistrats parisiens ?
Mme Irène STOLLER : Je n'ai pas de relations avec les juges d'instruction. J'en ai avec les magistrats du parquet et je peux vous dire qu'elles sont excellentes et que nous nous téléphonons très souvent. J'entretiens d'excellentes relations avec le procureur de Bastia, qui est maintenant parti et dont je ne connais pas encore le successeur et j'ai très souvent le procureur d'Ajaccio, M. Dallest, au téléphone : nous avons vraiment d'excellentes relations.
M. le Président : Cela a toujours été le cas, madame ?
Mme Irène STOLLER : Cela a toujours été le cas !
M. le Président : Y compris lorsque M. Couturier, par exemple, incitait ses magistrats à faire preuve de circonspection dans une note écrite ?
Mme Irène STOLLER : Vous savez, vous avez eu des grincements de dents du côté de l'instruction : moi, ce qui se passe à l'instruction, je n'y peux rien ! Je n'ai aucun pouvoir sur les juges d'instruction, y compris les juges d'instruction parisiens. Je peux vous dire qu'ils sont indépendants, comme ils le disent toujours, et qu'ils y tiennent à leur indépendance...
M. le Président : Nous le savons !
M. le Rapporteur : Surtout quand ils débarquent en Corse, si j'ai bien compris : je pense au juge Thiel au lendemain de l'assassinat du préfet Erignac, et cela a été rapporté dans un livre que vous avez peut-être lu.
Mme Irène STOLLER : Je vois parfaitement à quoi vous faites allusion ! Lorsque le préfet Erignac a été assassiné, ma hiérarchie m'a demandé de me transporter sur les lieux par le premier avion, c'est-à-dire le lendemain matin. Effectivement, j'ai rencontré M. Thiel juge d'instruction, dans l'aéroport, ce qui m'a un peu surprise dans la mesure où, jusqu'à présent, les juges d'instruction ne se saisissent pas eux-mêmes ; cela m'a conduite à lui dire : " Ne me dites pas que vous avez ouvert le réquisitoire et que vous vous êtes saisi vous-même... ", ce qui était, bien sûr, une plaisanterie. Il m'a répondu sur le même ton et m'a dit que M. Erignac était de ses amis : c'est tout !
Evidemment, les journalistes ont extrapolé parce que je ne suis pas allée m'asseoir à côté de M. Thiel, mais, pour moi, M. Thiel n'est pas un ami. C'est un juge d'instruction avec qui nous travaillons. En outre, s'il y a un juge d'instruction qui se veut particulièrement indépendant, c'est bien lui ! M. Thiel ne connaît pas le parquet, excepté, évidemment, lorsqu'il est obligé d'envoyer une ordonnance de transport, auquel cas je la reçois par un appariteur, je la signe, je la renvoie, mais il ne m'avertit pas par téléphone : M. Thiel ne se croit pas obligé de rendre des comptes au parquet et, institutionnellement, il n'est pas obligé de le faire. Quoi qu'en aient dit les journalistes, M. Thiel avait le droit de se trouver dans cet avion et de se rendre en Corse dans cette circonstance... Il n'est en rien intervenu dans la procédure : il est allé au SRPJ d'Ajaccio mais cela, c'est son problème...
M. le Président : Il aurait sans doute été souhaitable que quelqu'un s'y rende plus tôt, parce que, d'après toutes les indications qui nous ont été données, l'enquête a été conduite dans un désordre complet dans les heures qui ont suivi l'assassinat. On nous a appris notamment que les douilles des balles n'avaient pas été retrouvées. Est-ce exact ?
Mme Irène STOLLER : Je vais vous donner ma version. C'est aux environs de onze heures, minuit - ma saisine doit être consignée dans le dossier vers cette heure-là - que j'ai reçu le feu vert de ma hiérarchie et que j'ai été saisie. Je suis arrivée le lendemain, en Corse, à onze heures.
M. Jean MICHEL : Vous avez donc été saisie, globalement, deux heures après les faits ?
Mme Irène STOLLER : A peu près, ce qui est un délai normal !
M. Jean MICHEL : Même rapide !
Mme Irène STOLLER : Oui, parfois on attend beaucoup plus longtemps que cela mais, là, on peut dire qu'il y a eu de bonnes réactions...
J'ai donc pris l'avion le lendemain et il est évident que lorsque je suis arrivée sur place, les lieux n'avaient pas été protégés et que tout avait été nettoyé ! Je peux vous dire que l'on ne m'a demandé aucune instruction... J'aurais pu, évidemment, piquer une grosse colère auprès du SRPJ de l'époque et dire qu'on aurait pu me demander des instructions avant d'agir. Cela n'aurait rien changé...
M. le Président : Et vous expliquez cela comment ?
M. Jean MICHEL : C'était de l'incompétence ?
Mme Irène STOLLER : Oui. Je crois qu'on a procédé comme dans le droit commun...
M. Jean MICHEL : Tout à l'heure, madame, vous avez déclaré que vous faisiez entière confiance au SRPJ et aux autres services de la police nationale et de la gendarmerie, mais deux ou trois personnes ici, notamment le juge d'instruction M. Bruguière, disaient qu'il était impossible de leur faire confiance compte tenu de la porosité de tous ces services en Corse. Il y a un problème de porosité, de sérieux, de compétence, cela fait beaucoup...
M. Robert PANDRAUD : Les constatations ont dû être faites au départ par le service territorialement compétent, c'est-à-dire par la sécurité publique .
Mme Irène STOLLER : Non, non, c'était quand même le SRPJ. Il est certain que c'est lui qui a fait nettoyer les lieux...
Concernant les services de police, vous avez fait état de porosité. Tous les directeurs de SRPJ que je connaissais très bien et qui sont passés là-bas, notamment M. Espitalier, et M. Veaux maintenant...
M. le Président : M. Dragacci, vous l'avez connu ?
Mme Irène STOLLER : M. Dragacci ne m'a jamais fait de confidences...
Tous les directeurs avec qui j'ai pu discuter en confiance - je parle des directeurs et non pas des inspecteurs parce qu'au niveau des inspecteurs, ce n'est pas la même chose - savaient très bien et m'ont dit qu'il y avait, parmi les gardiens de la paix, quantité de Corses qui ont sur place leur famille, qui ont leurs enfants et dont tout le monde sait que l'on ne peut pas être sûr à cent pour cent : c'est vrai !
J'ai vu, moi, des opérations pour lesquelles seules trois ou quatre personnes étaient dans le coup. Pour arrêter Mattei et Santoni, c'est moi qui suis allée sur place et c'est presque moi qui ai procédé à l'arrestation, et le SRPJ de Bastia n'avait pas été informé. Pourquoi ? Parce que l'on ne voulait pas que cela s'ébruite. C'est la DNAT qui s'est occupée de l'affaire ; un commissaire de police de la DNAT était descendu en Corse ; j'étais moi-même arrivée le soir, et à sept heures du matin on m'a téléphoné pour m'avertir que l'arrestation venait de se produire à l'aéroport. Je me suis rendue au SRPJ vers sept heures et quart et, hormis ce commissaire de police de la DNAT qui était en train de lire ses droits à Marie-Hélène Mattei, l'avocate du FLNC, il n'y avait strictement personne : je dois dire que c'était assez extraordinaire comme situation...
Quand le directeur de l'antenne de Bastia est arrivé, il m'a dit qu'il ne savait rien et je lui ai répondu : " Eh bien comme cela vous êtes tranquille, il n'y avait pas de risques de fuite ! ". Je ne suis pas certaine, effectivement, que si les choses s'étaient passées différemment, l'affaire ne se serait pas ébruitée. Non pas parce que le directeur ou les commissaires qui l'entourent auraient parlé, mais parce que tout se sait très vite. Dans les locaux de la PJ, il n'y a que quelques bureaux... Tout se sait, même les conversations téléphoniques sont écoutées et il faut faire attention à ce que l'on dit au téléphone. Quand il doit y avoir des interpellations, on ne parle jamais au téléphone : on fait un peu comme les clandestins, on parle à mots couverts, car c'est vrai que l'agent des postes peut écouter les conversations. Il faut tenir compte, en Corse, de tout cela, mais je pense que les services de police vous l'ont expliqué...
M. le Président : Oui ! Madame, vous nous avez dit que le juge Thiel ne connaissait pas le parquet...
Mme Irène STOLLER: C'est un grand mot. Disons que nous n'avons pas de relations privilégiées...
M. le Président : Il a une certaine conception de son indépendance...
Mme Irène STOLLER : Tout à fait !
M. le Président : On pourrait d'ailleurs dire la même chose de M. Bruguière puisqu'il nous a décrit ses relations avec M. Dintilhac, dans l'affaire Erignac notamment, comme étant assez particulières, puisque au mois de novembre des informations lui ont été données verbalement par M. Dintilhac et qu'apparemment, il ne les a pas exploitées immédiatement. Comment expliquez-vous cette difficulté relationnelle entre le procureur de la République de Paris et un juge antiterroriste et quel est votre rôle dans tout cela ?
Mme Irène STOLLER : Je suis très à l'aise pour parler de ce problème parce que j'ai appris l'existence de ce que l'on a appelé " les notes Bonnet " par la presse et que je ne les ai jamais vues. Donc M. Dintilhac, qui est mon chef hiérarchique puisqu'il est le chef du parquet de Paris, n'a pas cru devoir m'en informer, ni me les montrer. M. Bruguière ne m'en a pas informée non plus, lorsqu'il les a reçues, s'il les a reçues... Quand la presse en a parlé, je lui ai demandé de quoi il s'agissait et je ne sais plus ce qu'il m'a répondu mais en tout cas, je n'ai eu connaissance de ce document que par la voie de la presse...
Qu'est-ce que je peux vous dire sur ce point ? C'est à vous d'en tirer les conclusions...
M. le Président : Que vous n'étiez pas au courant... et donc que cela ne fonctionne pas très bien dans ce parquet de Paris, parce qu'entre le magistrat du parquet chargé de la lutte antiterroriste et son patron hiérarchique qui est le procureur de la République, l'information ne passe pas ce qui est quand même...
Mme Irène STOLLER : Vous savez, lorsque l'on a été dans le monde judiciaire, on sait très bien que la hiérarchie ne se confie pas toujours forcément à ses subalternes...
M. Robert PANDRAUD : Mais, madame, c'était un cadeau empoisonné que cette affaire-là car quel était le souci principal des nombreux interlocuteurs ? C'était de protéger l'informateur...
Mme Irène STOLLER : Peut-être. Cela pouvait être la raison...
M. le Président : Dont le nom circule à Ajaccio à toutes les terrasses de café...
M. Le Rapporteur : Mais il a été interpellé. Vous connaissez l'histoire !
M. Christian PAUL : Je voudrais vous poser une question sur un cas très précis qui, aux yeux de certains, illustre la porosité dont on a parlé, à savoir les conditions de la fuite d'Yvan Colonna. Est-ce que vous avez, vous, le moindre soupçon qu'il y ait eu transmission d'informations en direction de M. Colonna dans les jours ou les heures qui ont précédé sa fuite ? Je serais heureux d'avoir votre sentiment sur cette question puisque j'entends, ici ou là, égrener des soupçons d'ailleurs peut-être un peu facilement.
Mme Irène STOLLER : Personnellement, je ne peux pas avoir de soupçons dans la mesure où c'était une affaire traitée par les juges d'instruction. Quand les assassins de M. Erignac ont été interpellés, Mme Le Vert, qui pourrait vous parler beaucoup plus longuement que moi de ce problème puisque c'est elle qui l'a traité en grande partie, m'a dit qu'il y avait des écoutes avec des portables et qu'il fallait tenter le tout pour le tout et arrêter les suspects. On a donc arrêté cette équipe de personnes bien ciblée par les portables et les gens qu'ils fréquentaient assidûment, puis nous avons croisé les doigts en nous demandant comment les choses allaient tourner sachant que si tous refusaient de parler, nous étions fichus. Mme Le Vert m'a téléphoné, je crois deux jours après - il me semble que c'était durant le week-end de la Pentecôte - pour m'informer qu'une femme avait craqué : je crois qu'il s'agissait de la femme de Maranelli qui avait expliqué l'histoire avant que les autres ne parlent à leur tour.
M. Robert PANDRAUD : Ils étaient aussi poreux que la police !
Mme Irène STOLLER : Voilà donc ce que m'a dit Mme Le Vert concernant les arrestations et les dépositions de chacun.
Au travers du dossier - puisque je me suis naturellement fait communiquer tous les procès-verbaux comme vous vous en doutez - on ne peut pas penser qu'il y avait eu des fuites dans un premier temps, parce qu'il y avait très peu de contacts entre Yvan Colonna et toute cette équipe-là. Autant les autres étaient souvent ensemble, autant Yvan Colonna était à part !
Après, l'interpellation relevait d'une décision du juge d'instruction. Vous savez que l'on a quand même arrêté beaucoup de gens et que cela n'ayant rien donné, il a fallu les relâcher. Il est facile de dire après qu'Yvan Colonna était dans le coup, car entre le moment où l'on en acquiert la certitude et celui où l'on peut penser qu'il est dans l'entourage des coupables, il y a une grande marge : il n'était pas le seul à pouvoir être arrêté ; il y en avait une quantité d'autres...
Il m'est difficile de répondre précisément à votre question dans la mesure où cela concerne les juges d'instruction. Je trouverais préférable que vous posiez la question directement à Mme Le Vert puisque c'est elle qui, bien sûr avec M. Bruguière, a conduit ce dossier de près, le parquet n'étant avisé que ponctuellement : vous savez qu'il faut parfois pleurer pour obtenir les renseignements et que ce n'est pas toujours facile...
M. le Président : Que pensez-vous madame, - c'est sans doute une question un peu naïve - de M. Marion ?
Mme Irène STOLLER : C'est un excellent professionnel ; je dirais même que ses procédures sont parfaites et qu'il a " le nez policier ". C'est tout ce que je peux dire !
M. le Président : Je pense que nous en avons terminé et nous vous remercions, madame.
Mme Irène STOLLER : Avant de nous séparer, je voudrais tout de même apporter, si vous le permettez, une petite note d'optimisme en vous disant que nous avons déjà jugé cette année deux affaires de terrorisme corse et que nous en avons quelques-unes qui vont être jugées dans les mois à venir dont l'affaire Ruggieri, l'affaire Mattei-Santoni, l'affaire Cardela qui va être jugée ce mois-ci ainsi que d'autres qui sont encore en attente de jugement.
Vous voyez donc que nous obtenons quand même quelques résultats.
M. Jean MICHEL : Vous n'avez aucun souci de présentation à l'audience ?
Mme Irène STOLLER : De quel point de vue ?
M. Jean MICHEL : Dans la mesure où ils ont été relâchés, les prévenus seront-ils présents ?
Mme Irène STOLLER : L'autre jour, à l'occasion de la fixation, Mattei et Santoni étaient présents tous les deux ! Généralement ils aiment bien venir à l'audience parce qu'ils en retirent une certaine publicité et en font une tribune politique. C'est quand il y a des risques au moment du jugement que nous ne les voyons pas !
M. le Président : Merci, madame.
Audition de M. Jean-Paul FROUIN,
préfet de Corse de juin 1993 à décembre 1994
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Paul Frouin est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Paul Frouin prête serment.
M. Jean-Paul FROUIN : J'indiquerai à titre liminaire que la Corse a été pour moi une expérience forte. Néanmoins, cette expérience étant relativement ancienne, j'en appelle à votre indulgence quant à certaines imprécisions ou certains oublis.
Je ferai volontiers, monsieur le Président, quatre observations sur les principes que j'ai tenté d'appliquer pour mener mon action dans le domaine particulier de la sécurité.
Je vous ferai également part de mon sentiment en ce qui concerne l'institution très originale de préfet adjoint pour la sécurité en Corse. Puis, je vous parlerai des relations que j'entretenais avec les autorités de justice. Enfin, je vous ferai part de mes souvenirs critiques concernant les forces supplétives, les renforts qui, à l'époque, étaient présents de façon permanente sur l'île, et dont la présence n'était pas sans effet sur l'organisation et le fonctionnement - l'attitude, le mode opératoire - des forces de sécurité classiques, qu'il s'agisse de la police ou de la gendarmerie.
Tout d'abord, les quatre principes sur lesquels je me suis appuyé dans le domaine de la sécurité.
Premier principe : la banalisation. J'emploie ce terme non pas dans un sens péjoratif, mais simplement pour dire que les forces de sécurité et les moyens appliqués, tant en ce qui concerne les effectifs que leur organisation et leur mode de fonctionnement, devaient être utilisés, me semble-t-il, de la façon la plus classique possible, la plus proche possible de ce qui est pratiqué dans les autres départements.
J'ai constamment veillé à ce que les services, tant dans leur organisation que dans leurs activités, qu'il s'agisse de la police ou de la gendarmerie, se situent dans le cadre normal des missions qui sont les leurs, c'est-à-dire de façon identique à ce qui se passe sur le reste du territoire. J'ai le sentiment que ni pour l'opinion locale - qui est à la fois susceptible et attentive à ce qui se passe - ni pour les forces elles-mêmes, il n'était bon de laisser s'établir, peu ou prou, le sentiment que l'ensemble des activités relatives à la sécurité s'exerçait de façon automatique dans un cadre qui aurait été d'exception. Aucun texte, hormis ceux qui concernent le préfet adjoint pour la sécurité, ne prévoyait de dispositions sortant de la norme, et j'ai toujours eu pour principe de faire en sorte que les choses apparaissent le moins possible comme exceptionnelles.
Deuxième principe : le respect de l'échelon départemental. Cette observation n'est pas neutre, s'agissant de la Corse, et je ne me prononcerai pas sur la bidépartementalisation qui n'est pas à l'ordre du jour et qui n'entre pas directement dans la mission de votre commission. Cependant, j'ai toujours considéré que le territoire départemental constituait le cadre normal d'exercice des compétences de la police et de la gendarmerie et que le préfet de région intervenait comme préfet du département de la Corse-du-Sud. Le respect absolu des compétences et de l'autonomie d'action du préfet de la Haute-Corse a toujours été présent à mon esprit.
Au reste, ce principe n'était pas toujours très facile à mettre en _uvre, dès lors qu'il existait un préfet adjoint pour la sécurité, dont la seule institution introduit dans le dispositif une forme d'ambiguïté sur laquelle je m'exprimerai dans un instant.
Troisième principe : ne pas négliger, dans le domaine de la sécurité, les tâches les plus classiques, telles que la police de la route, la police des jeux, la police des débits de boisson la sécurité des lieux scolaires, la petite délinquance urbaine, le stationnement, etc. J'y voyais deux raisons. La première, c'est qu'il fallait éviter une espèce de focalisation un peu obsessionnelle des services et de leurs patrons, de l'ensemble des forces de sécurité, sur le terrorisme et le nationalisme. La seconde raison, c'est que j'ai toujours eu la conviction qu'il était nécessaire de déployer un effort permanent, allant au-delà du simple domaine pédagogique, pour faire comprendre à l'ensemble de la population résidant sur cette île que l'Etat de droit constitue un tout homogène auquel tous les citoyens doivent être sensibilisés et auquel ils doivent participer.
Quatrième principe : puisqu'il existait un préfet adjoint pour la sécurité, il fallait respecter son rôle. J'ai constamment veillé à ce qu'il puisse exercer ses fonctions notamment dès lors que j'avais acquis la conviction que les informations circulaient correctement et que les risques d'ambiguïté, qui n'étaient pas minces, étaient évacués dans la majorité des cas.
Cela m'amène à parler du rôle du préfet adjoint pour la sécurité. Je pense qu'il s'agit là d'une institution ambiguë et dont la seule existence risque d'amplifier inutilement certains aspects de la politique de sécurité.
Il s'agit d'une institution ambiguë parce que ce préfet est adjoint auprès de chacun des deux préfets de département, ce qui est un élément de complication. Sauf erreur de ma part, je ne connais pas d'autre fonctionnaire d'autorité qui, dans notre organisation administrative, se trouve ainsi rattaché à plusieurs préfets. Cela peut poser certains problèmes de coordination dont les chefs de service - dont il ne faut pas a priori suspecter la loyauté et le dévouement - peuvent profiter ou être les victimes, ne sachant pas toujours qui obéit à qui.
En effet, les chefs de services départementaux ont affaire, dans le domaine de la sécurité comme dans tout autre domaine, qu'il s'agisse des routes, de l'action sociale ou de tout autre action publique, à leur préfet de département, mais aussi, pour ce qui concerne le domaine de la sécurité, au préfet adjoint pour la sécurité. Dans certains cas, cette double présence physique pouvait conduire à certaines ambiguïtés ou difficultés de coordination.
D'une façon plus générale, j'ai le sentiment que plus qu'une véritable division du travail, l'institution pouvait conduire à une sorte de " dramatisation " parfois inutile, donnant à certaines parties de l'opinion l'impression qu'il existait un dispositif d'exception.
Cette institution n'était pas non plus sans poser des problèmes aux directeurs de cabinet, parfois en termes de marginalisation - en général non délibérée d'ailleurs - parfois en termes de conflits ou de différends, qui ne " font pas toujours très clairs " dans le paysage administratif. Il m'est arrivé de le vivre à deux ou trois reprises, sans parler des problèmes de communication avec une presse écrite ou audiovisuelle dont vous connaissez l'omniprésence - en termes géographiques, d'éventail des opinions couvertes et en termes de production quotidienne et hebdomadaire -, qui possède d'importants moyens d'investigation et de contact et qui pouvait donc être amenée à jouer de la multiplicité des services ou du moins des autorités en charge de la direction des services de sécurité.
Par ailleurs, il s'agit d'une institution qui risque d'amplifier inutilement certains aspects de la politique de sécurité, parce que le préfet adjoint pour la sécurité est tenté, par nature, de s'occuper plutôt des événements " lourds ", notamment ceux qui touchent au terrorisme et au nationalisme, laissant au préfet de département et à son directeur de cabinet - mais avec les mêmes interlocuteurs du côté des autorités de police ou de gendarmerie - le soin de traiter tout ce qui concerne la délinquance plus classique et le maintien de l'ordre. Ce distinguo ne m'est pas apparu toujours comme très sain, dès lors que l'on admet que la sécurité, la prévention et la répression de la délinquance constituent un tout qui ne se partage pas en termes d'autorité.
Concernant mes relations avec les autorités de justice, plus exactement avec le parquet, je dirai qu'elles étaient bonnes, fréquentes sans être abusivement fréquentes. Je n'ai pas vécu mes relations avec la justice à Ajaccio de façon différente de celles que j'ai pu connaître dans les trois autres départements où j'ai exercé les fonctions de préfet.
Quant aux structures parisiennes, au risque de vous surprendre, je n'ai jamais eu de contacts directs avec elles, laissant le soin aux autorités en charge des enquêtes d'établir ces contacts et ayant moi-même les contacts nécessaires avec le SRPJ. Pour le reste, les relations s'établissaient dans le cadre normal qui préside au déroulement habituel des enquêtes. Existait-il des tensions dans les relations avec le parquet ? Je n'en ai pas souvenir.
Je dirai enfin quelques mots sur un point qui m'apparaît comme important et qui concerne les effectifs de renfort par rapport aux effectifs locaux.
Je ne vous apprendrai rien en rappelant l'importance numérique des effectifs de police et de gendarmerie présents sur l'île. Je ne voudrais pas citer de chiffres erronés mais j'ai gardé à l'esprit la présence permanente d'une compagnie républicaine de sécurité et d'un escadron de gendarmerie dans le seul département de la Corse-du-Sud ; il en était de même en Haute-Corse. Cette présence permanente était en partie justifiée par l'éloignement, les difficultés de transport et de logistique, l'importance des gardes statiques, la nécessité de disposer de renforts en période estivale, les besoins de surveillance des quatre aérodromes qui sont des points sensibles. Il est certain que cette présence a un coût élevé. Je ne trahirai aucun secret en indiquant que la Cour des comptes a dénoncé avec pertinence et précision le coût financier de la présence des forces supplétives sur l'île - sans parler de l'efficacité relative de celles-ci, en raison notamment de l'extrême brièveté des rotations ou des séjours.
Quant à la situation des forces classiques, permanentes, de police sur l'île, je dirai qu'elle se caractérisait par une moyenne d'âge élevée, une très forte corsisation des emplois, sauf pour les postes de direction, et un absentéisme très supérieur à la moyenne observée sur le continent. De ce point de vue, le préfet adjoint pour la sécurité et moi-même étions arrivés à la conclusion de l'opportunité de mettre en place des brigades anticriminalité, constituées à partir d'éléments locaux éventuellement renforcés, avec, dans le même temps, le souci d'améliorer la qualité des personnels permanents. Nous nous sommes aussi efforcés d'organiser le commandement dans la stabilité et dans la durée, compte tenu des rotations assez rapides des personnels de direction, cette remarque concernant aussi bien les forces de gendarmerie que le services de police.
M. le Président : Monsieur Frouin, vous avez été préfet de Corse jusqu'en décembre 1994 : pourquoi avez-vous quitté la Corse et, à ce moment-là, la préfectorale ?
M. Jean-Paul FROUIN : Tout simplement parce que, par curiosité, je souhaitais faire autre chose. Sans avoir préparé un plan de carrière très précis, je souhaitais connaître le fonctionnement de l'Etat depuis la " salle des machines ", je souhaitais passer quelque temps dans un corps de contrôle. La possibilité d'être nommé conseiller maître à la Cour des comptes s'étant offerte, je l'ai saisie et je n'ai pas regretté ce choix. Je désirais aussi travailler un jour dans le privé ; j'exerce actuellement les fonctions de vice-président dans un groupe à vocation agro-alimentaire.
M. le Président : Je vous ai posé cette question, car l'on aurait pu imaginer qu'une espèce d'usure frappe les préfets qui ont occupé ce poste en Corse.
M. Jean-Paul FROUIN : Je ne dis pas que ceci exclut cela ! Puisque vous parlez d'usure, il est vrai qu'il s'agit d'un poste où l'activité est dense, dans tous les sens du terme, d'un poste usant de façon taraudante. Il existe une espèce de sentiment stendhalien dans la vie d'un non-insulaire en Corse, de " Je t'aime moi non plus ", faite à la fois de gentillesse hospitalière et de chausse-trappes permanentes qui, très souvent, échappent aux Corses. Mais cela relève de l'ethnographie !
M. le Président : Certes, mais également d'une psychologie qui peut influer sur certaines personnes qui exercent des responsabilités en Corse. Le palais Lantivy a sans doute des avantages, mais il a également beaucoup d'inconvénients. Nous y avons passé une douzaine d'heures, nous nous sommes posé la question de savoir comment l'on pouvait y vivre quinze jours ! Comment avez-vous pu y passer un an et demi ?
M. Jean-Paul FROUIN : C'est à ma femme qu'il conviendrait de poser la question !
M. le Président : En résumé, vous considérez la fonction de préfet adjoint pour la sécurité comme inutile. Vos remarques vont nous aider dans notre mission qui consiste à proposer des réponses aux interrogations sur les dysfonctionnements que l'on a pu observer sur l'île. Je crois que vos rapports avec M. Lacave étaient excellents.
M. Jean-Paul FROUIN : Tout à fait, nous avions des relations amicales et de confiance.
M. le Président : Nous avons eu l'occasion de rencontrer M. Antoine Guerrier de Dumast et M. Francis Spitzer, qui a beaucoup souffert. Beaucoup de nos interlocuteurs partagent votre opinion sur la fonction de préfet adjoint pour la sécurité ; cette institution apparaît comme inutile et vous avez raison de dire qu'elle aggrave la vision que l'on peut avoir des problèmes corses.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le préfet, ne pensez-vous pas que l'une des erreurs a été de créer deux départements en Corse, en accordant la plénitude des pouvoirs de police aux deux préfets ? Ne serait-il pas imaginable de confier ces pouvoirs au seul préfet d'Ajaccio et de lui attribuer, compte tenu de la surcharge de travail, un directeur de cabinet qui suivrait les problèmes de sécurité sans que cela pose des problèmes de hiérarchie ?
M. Jean-Paul FROUIN : Ce qui me paraît pouvoir faire l'objet de critique, dans cette institution, c'est son caractère original, mais je suis favorable, au rattachement aux deux préfets d'une autorité relativement autonome, non soumise à un corps extrêmement hiérarchisé et dont les missions seraient définies de façon précise. Le schéma que vient de décrire monsieur Pandraud me convient. Sans aller jusqu'à dire qu'il faut que ce soit un préfet, il faut un directeur de cabinet relativement avancé dans la carrière et le poste doit être considéré comme un poste de responsabilité élevé.
M. Robert PANDRAUD : Que ce soit un poste de préfet ou de sous-préfet de première catégorie, je veux bien, mais pas un directeur de cabinet sortant de l'ENA.
M. Jean-Paul FROUIN : Je suis tout à fait d'accord avec votre façon de voir les choses.
M. le Président : Monsieur le préfet, vous avez été nommé par M. Pasqua - vous aviez donc sa confiance. On a beaucoup parlé des " réseaux Pasqua ",notamment en Corse. Avez-vous eu à souffrir d'actions parallèles à celles menées par l'Etat, au travers de ces réseaux d'amitié, de connaissances, de relations ?
M. Jean-Paul FROUIN : J'avais le sentiment de ne pas être bridé dans l'exercice des responsabilités normales qui sont celles du préfet de Corse. J'ai eu des relations constantes, fréquentes, mais non quotidiennes, avec le membre du cabinet du ministre en charge des problèmes de la Corse. Cela ne m'a gêné en aucune façon ; cela m'a même plutôt aidé, car lorsqu'on a un dossier à traiter à l'échelon ministériel, il n'est pas mauvais d'avoir un interlocuteur parisien qui lui-même a des contacts interministériels.
Quant aux " réseaux Pasqua ", monsieur le Président, je n'ai pas eu à en souffrir, je n'ai pas eu à en connaître quotidiennement. Il se trouve que j'ai exercé la fonction de préfet dans trois départements d'origine de ministres en exercice ; ces ministres avaient bien évidemment des relations privilégiées avec des interlocuteurs locaux, dont je n'ai pas plus eu à souffrir en Corse que dans les trois départements de la Meuse, de l'Yonne et de la Haute-Savoie.
M. le Président : Mais confirmez-vous l'existence de ces réseaux, de ces relations parallèles qui ne passaient pas forcément par la voie administrative normale et qui permettaient de dialoguer avec les gens sur place ?
M. Jean-Paul FROUIN : Comme il y en a d'autres dans d'autres départements !
M. Le Président : M. Pasqua, lorsque nous l'avons interrogé sur ce point, a souri à l'évocation de ces réseaux, mais nous aimerions en savoir un peu plus.
M. Jean-Paul FROUIN : Si M. Pasqua n'a pas pu vous en dire plus, ce n'est pas moi qui vais le faire.
Je vous ai dit comment s'organisaient les relations et ai indiqué que je n'avais pas vu de différences notables avec celles qui s'étaient instaurées dans les postes où j'avais servi précédemment.
M. Le Président : Avez-vous le sentiment que la stratégie mise en _uvre à l'époque consistait à mettre " la pédale douce " sur la répression du terrorisme lié au nationalisme qui pouvait, d'une certaine manière, gêner l'action de certains services, notamment de ceux chargés de la sécurité ? Certaines autorités judiciaires - cela a été écrit et confirmé -conseillaient à leurs subordonnés de faire preuve de circonspection à l'égard des dossiers concernant le terrorisme corse.
M. Jean-Paul FROUIN : C'est ce qui a été écrit par un membre du parquet et je n'ai pas de commentaire à formuler sur la déclaration de tel ou tel magistrat.
S'agissant de la stratégie, elle était très simple. J'étais chargé, d'une part, d'élaborer un contrat de plan - c'est-à-dire d'aborder les problèmes économiques insulaires les plus fondamentaux de la façon la plus efficace qui soit - et, d'autre part, de faire appliquer la loi avec les moyens dont je disposais en tant que préfet de la Corse-du-Sud, puisque les problèmes de sécurité relèvent de la compétence départementale comme je l'ai rappelé.
M. le Président : Mais vous ne pouviez ignorer, monsieur le préfet, que la lutte contre le terrorisme, à l'époque comme dans les périodes qui ont suivi, n'était pas un succès sur le plan judiciaire. Les auteurs des attentats et des assassinats étaient rarement interpellés ; les enquêtes n'aboutissaient jamais.
M. Jean-Paul FROUIN : Je ne suis pas d'accord. Prenez l'affaire de Spérone...
M. le Président : On ne peut pas dire que cette affaire soit une réussite sur le plan de l'élucidation !
M. Jean-Paul FROUIN : Quatorze personnes ont tout de même été arrêtées en flagrant délit !
M. le Président : Certes, mais elles n'ont jamais été condamnées !
M. Jean-Paul FROUIN : Je n'étais pas chargé de l'instruction ! Je puis simplement vous dire que, dans cette affaire, quatorze personnes ont été arrêtées. Il en va de même pour d'autres affaires dont les responsables ont été déférés à la justice ; à elle de faire ensuite son métier.
Quant aux statistiques d'élucidation des crimes commis, elles peuvent faire l'objet de nombreux commentaires. La criminalité était importante, c'est vrai.
M. le Président : En tant que citoyen, vous portez bien un jugement sur cette absence de résultat. L'affaire de Spérone est l'exemple type des dysfonctionnements que l'on pouvait constater en Corse, au sein même des forces de sécurité : affrontement entre services de police et de gendarmerie, dysfonctionnements aussi au niveau des procédures qui étaient faites dans des conditions telles que la justice était parfois privée de possibilités de condamnation.
M. Jean-Paul FROUIN : Monsieur le président, je dépose non pas en tant que citoyen, mais en tant que préfet de Corse entre le mois de janvier 1993 et le mois de décembre 1994.
Dans l'affaire de Spérone, les forces chargées de la sécurité ont accompli leur travail, aussi bien dans le domaine du renseignement que pour appréhender les auteurs des faits. Les intéressés ont été transférés sur le continent au bout de quatre ou cinq jours, et la procédure a suivi son cours en dehors des compétences qui étaient les miennes. Mais lorsque des faits étaient constatés, les conséquences en étaient tirées.
Je peux vous en donner un autre exemple : celui d'un responsable connu qui, alors qu'il s'exerçait au tir le long d'une route départementale, a été appréhendé par les forces de police et déféré à la justice. Le métier de préfet s'arrête là.
Mme Catherine TASCA : Monsieur le préfet, je souhaiterais revenir sur la fonction de préfet adjoint pour la sécurité. Avez-vous eu l'occasion, pendant votre mission en Corse ou au moment où vous l'avez quittée, d'exprimer aux autorités ministérielles votre point de vue sur cette institution ? Par ailleurs, savez-vous si ces mêmes autorités se posaient la question du bien-fondé de cette institution ?
M. Jean-Paul FROUIN : Non, je ne sais pas si une réflexion était en cours à l'échelon central sur le bien-fondé du maintien de cette institution. En revanche, il est vrai que j'ai eu l'occasion, lors des contacts que j'avais avec le ministère de l'Intérieur, de livrer mon sentiment à ce sujet.
M. Robert PANDRAUD : Les interrogations sur le bien-fondé de cette institution se sont posées dès sa création ! De nombreux ministres pensaient que cette institution était inutile et superfétatoire. Mais personne n'a jamais voulu prendre le risque de la supprimer, car cela aurait amené des commentaires disant que l'on diminuait la sécurité. C'est de cette façon que les institutions se perpétuent !
S'agissant de l'affaire de Spérone, il ne faut pas tirer sur le pianiste, monsieur le Président ! Que penseriez-vous d'un préfet qui se ferait communiquer les procédures judiciaires et qui donnerait ouvertement son avis ?
Quant aux " réseaux Pasqua ", vous savez très bien que tous les ministres ont des contacts dans les départements. Que n'entend-on pas quand un ministre se rend dans un département et ne va pas passer une demi-heure au sein de la fédération départementale de son parti ! Il le fait, ne serait-ce que pour les militants et les électeurs, même si c'est une corvée supplémentaire dans un programme souvent chargé. Alors est-ce un réseau ? En 1986, lorsque M. Pasqua a voulu désigner un préfet de région, il ne l'a pas choisi au sein de son équipe mais essayé de trouver une personne remplissant les meilleures conditions. Il a donc nommé un procureur de la République, d'origine corse, et proche du Président de la République de l'époque ! Il ne l'avait rencontré qu'une fois ! Ça a été la plus grande catastrophe que l'on ait jamais vu !
M. Le Président : Qu'est-ce qui été mis en cause : sa qualité de Corse ou de magistrat ?
M. Robert PANDRAUD : De magistrat et le fait qu'il soit proche du Président de la République.
M. le Président : Quel était votre interlocuteur au ministère de l'Intérieur, monsieur le préfet ?
M. Jean-Paul FROUIN : Un conseiller technique officiel du cabinet du ministre, qui est aujourd'hui préfet de la Savoie, M. Bisch.
Audition de M. Gérard BOUGRIER,
préfet adjoint pour la sécurité en Corse de février 1996 à novembre 1997
(extrait du procès-verbal de la séance du 7 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Gérard Bougrier est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gérard Bougrier prête serment.
M. le Président : Vous avez été en poste en Corse comme préfet adjoint pour la sécurité entre février 1996 et novembre 1997. Votre nom est connu du fait de la diffusion d'une note que vous avez signée et dont nous aimerions que vous nous parliez. Nous souhaiterions également savoir comment fonctionnaient les forces de sécurité en Corse, pendant les vingt et un mois où vous y étiez, et à quelles difficultés vous avez été confronté. Nous nous interrogeons également sur l'utilité du rôle de préfet adjoint pour la sécurité. Beaucoup, ici, nous ont dit que cette fonction ne leur apparaissait pas nécessairement adaptée à la situation corse ; peut-être était-ce différent à l'époque où vous étiez sur l'île ?
M. Gérard BOUGRIER : Il me paraît indispensable, en premier lieu, de revenir rapidement sur la situation telle que je l'ai connue. Car raisonner dans l'absolu sur l'organisation des forces ne présente que peu d'intérêt, celle-ci ne pouvant être appréciée qu'en fonction de la réalité connue sur place. Quelle est cette réalité ? Je la synthétiserai en trois points.
Premièrement, on rencontre une criminalité excessive, importante, faite d'une longue tradition de vengeance privée, extrêmement choquante pour l'observateur, même si elle ne concerne pas tous les Corses. A cela s'ajoute une criminalité terroriste, qui a pris une tournure plus " institutionnelle " depuis vingt à trente ans, alors même que la violence contre les autorités républicaines s'était déjà manifestée, et quelquefois dans des conditions assez atroces, dans un très lointain passé. Enfin il existe une criminalité liée à un banditisme plus ou moins mafieux. Ces trois types de criminalité s'imbriquent assez fréquemment les uns dans les autres.
Deuxièmement, il existe une délinquance finalement assez limitée, faite de petits larcins, de bagarres, de dégradations qui ne plaçait pas la Corse parmi les départements les plus délinquants de France. Beaucoup d'interlocuteurs locaux se plaisaient à constater que, mis à part le terrorisme tout à fait insupportable, l'île connaissait une situation quotidienne à peu près tranquille.
Troisièmement, on trouve une incivilité non pas généralisée mais assez partagée, qui conduit de très nombreux habitants de Corse à enfreindre, aussi peu que ce soit, les règles de la vie en société, notamment sur la voie publique ; cela donne une impression de laisser-aller, mais qui n'est pas fondamentalement différente de ce que l'on peut voir dans d'autres lieux du pourtour de la Méditerranée.
Il faut en conséquence reconnaître que depuis très longtemps en Corse s'est installée une sorte de perte du sens de la loi, alliée à une incapacité des services publics - au premier rang desquels les services de l'Etat - à assurer à un niveau convenable les contrôles dont ils sont chargés.
Face à cette situation, que pouvaient faire l'ensemble des forces de sécurité ? J'ai très vite été convaincu que quels que puissent être les succès de la police et de la gendarmerie là-bas, on ne parviendrait finalement à rien si on ne provoquait pas, par des mesures ou des décisions de nature politique, institutionnelle, économique - qui ne dépendaient donc pas des services de police et de gendarmerie - la reprise en main de certains des volets de l'action publique en Corse, au premier rang desquels se trouvent l'organisation interne et le fonctionnement des services de l'Etat.
S'agissant des forces de sécurité dans l'île, il y a des services de police et de gendarmerie dans chacun des deux départements de Corse comme il y en a dans tout département français, ce qui n'appelle donc pas de commentaire.
L'élément particulier de cette organisation classique, c'est l'insularité, qui, en fait, conduisait les échelons régionaux des services de police et de gendarmerie à exercer un rôle de commandement opérationnel qu'ils n'ont pas sur le continent. Le commandant de légion de gendarmerie, sur le continent, exerce essentiellement des fonctions de gestion : on peut considérer qu'il s'agit d'un échelon organique de la gendarmerie. En Corse il est cela, mais il est aussi, par la force des choses, le patron pour tous les aspects du fonctionnement de la gendarmerie ; c'est en tout cas ainsi que je l'ai vu fonctionner, et je crois que ce n'était pas une novation.
Pour leur part, les services de police - police de l'air et des frontières, renseignements généraux, SRPJ - avaient une structure telle qu'on pouvait considérer que chacun d'eux constituait un seul et unique service sur l'ensemble de l'île. Il y avait donc une unification de l'action de ces services au niveau des directions régionales.
Par ailleurs, la criminalité et le terrorisme en Corse ont amené à instituer deux sortes de correctifs.
Le premier correctif est quantitatif : il tient à la présence sur l'île des " unités déplacées ", compagnies de CRS et escadrons de gendarmerie dont, à certaines périodes, les effectifs étaient supérieurs à ceux des effectifs territoriaux. Ces unités déplacées avaient - et ont toujours, je crois - une structure de commandement autonome, puisqu'elles sont dirigées en interne par un état-major distinct de celui des forces de sécurité territoriales.
Le second correctif tient au préfet adjoint pour la sécurité. Je dois dire qu'avant d'être nommé en Corse, en tant que membre du bureau de l'association du corps préfectoral, je m'interrogeais sur la pertinence de ce poste de préfet adjoint pour la sécurité dans une île qui a à peine plus d'habitants que le département des Hautes-Pyrénées, que j'administre actuellement. Arrivé là-bas, je ne me suis pas posé la question : il s'agissait d'exercer la fonction.
Comment ai-je conçu mon rôle ? Pour moi, préfet adjoint pour la sécurité, cela voulait dire " adjoint " - donc sous l'autorité de responsables dont j'étais le collaborateur - ce qui supposait loyauté et souci de coller en permanence à la volonté des deux préfets de département auxquels j'étais adjoint. Par ailleurs, étant préfet, nommé en conseil des ministres, j'avais néanmoins une fonction d'autorité. C'est donc sur la base de ces constats que j'ai envisagé mon action.
Cela supposait que j'entretienne un rapport extrêmement étroit et que je témoigne d'une loyauté sans faille à l'égard des deux préfets de département, que je sois en liaison opérationnelle permanente avec le gouvernement, en particulier avec le cabinet du ministre de l'intérieur, et, enfin, très concrètement, que je prenne en charge la coordination de l'ensemble des forces de sécurité.
J'avais le souci de faire en sorte que police et gendarmerie fonctionnent aussi harmonieusement que possible, ce qui n'a pas toujours été une partie de plaisir, nombre de circonstances contrecarrant cette volonté d'unité. Cela dit, pour porter d'ores et déjà un regard critique sur ce poste, je pense, après avoir fait le bilan des avantages et des inconvénients, que la balance penche très légèrement du côté de son maintien, ce dont je vais essayer de m'expliquer maintenant.
Le nombre des forces de sécurité en Corse, l'imbrication des forces permanentes et des forces déplacées, la nécessité d'assurer une cohérence d'action sur l'ensemble de l'île, tout cela me paraît justifier l'existence d'un point unique de coordination.
Or si cette unicité de coordination est légitime, par qui doit-elle être assurée ? Si elle l'était par un policier, les gendarmes s'en trouveraient offusqués, l'inverse étant également vrai. Si elle l'était par un sous-préfet auprès du préfet de région - hypothèse qui a longtemps été envisagée -, je pense que quelles que soient les qualités qu'il puisse avoir, il n'aurait ni l'autorité fonctionnelle et de grade pour imposer une vision opérationnelle sur l'ensemble des forces, ni le niveau de contact adéquat avec les directeurs de cabinet des ministres. Je considère donc que cette fonction, si elle doit exister, doit être exercée par un préfet.
A toutes ces raisons s'en ajoute une autre - peut-être plus discutable - à savoir la relation qui doit exister entre l'autorité administrative et l'autorité judiciaire. Le parquet général de Bastia, en raison de la nécessité d'avoir une vision sur l'ensemble de l'île, était
- ou était supposé être - très fortement impliqué dans la définition de la politique pénale telle qu'elle devait être appliquée par les deux parquets des tribunaux de Bastia et d'Ajaccio. Il convenait donc, comme de coutume, qu'un dialogue puisse être assuré, à un niveau convenable, entre l'autorité de justice, le parquet général en l'espèce, et l'administration. C'est en tout cas ainsi que je l'ai vécu ; j'y ai d'ailleurs vu des avantages, même si j'ai pu ne pas en être totalement satisfait quant aux résultats.
De là à vous dire que tout cela a fonctionné, pendant mon séjour, de façon idyllique et rentable sur le plan des résultats, non ! Beaucoup de circonstances s'y opposaient. Tout d'abord, il va de soi que s'il y a mésentente dans le trio des préfets, cela ne peut pas fonctionner. Il y faut donc une sorte de volontarisme absolu, chacun s'engageant à faire fonctionner le trio. Ensuite, sans parler de " guerre des polices ou de la gendarmerie ", ce qui est caricatural, il est certain qu'en situation agitée, les services ont des réflexes de protection, lesquels peuvent entraîner parfois des dérives individuelles - la fiabilité n'existant plus - ou de chapelle - tel service, quelquefois en raison d'une mauvaise appréciation des choses, ne jouant pas le jeu. C'est malheureux, mais là encore, il ne faut pas généraliser.
Pour conclure, donc, ce poste a une légitimité relative. En le supprimant, on reporterait sur le préfet de région ou en tout cas sur les deux préfets de département une charge quotidienne et une pression psychologique assez fortes, qui, à mes yeux, devraient leur être évitées. En effet, il ne serait pas souhaitable que les représentants de l'Etat soient regardés par nos concitoyens de Corse comme exclusivement chargés d'une mission de sécurité.
M. le Président : Quelles relations entreteniez-vous avec les structures nationales : DNAT, service central des renseignements généraux, magistrats du parquet ou de l'instruction chargés de la lutte antiterroriste ? Aviez-vous le sentiment de l'utilité de leur intervention en Corse ?
M. Gérard BOUGRIER : Quand je suis arrivé en Corse, la DNAT n'avait pas été chargée des affaires de terrorisme ; c'est intervenu au cours de l'automne 1996, je crois.
Claude Erignac, André Viau et moi-même étions absolument convaincus que nous avions besoin d'investigations extérieures pour progresser sur les affaires criminelles. Nous n'avions pas la connaissance technique ou juridique pour indiquer précisément comment les choses devaient être organisées, mais lorsque nous avons appris, à la suite de fréquentes demandes de notre part, que la section antiterroriste et la DNAT seraient chargées d'enquêtes criminelles en Corse, nous en avons été satisfaits.
Cela dit, je n'ai eu que très peu de relations directes avec la DNAT d'une part, avec les magistrats spécialisés d'autre part, qu'il s'agisse des substituts ou des juges d'instruction. Ma fonction s'est donc déroulée dans le cadre qui existait au moment de mon arrivée : j'avais des contacts avec les échelons locaux de la police, de la gendarmerie et de la justice. Je n'ai donc pas eu de relations fonctionnelles avec la DNAT ni avec les magistrats, sous réserve de la réunion de coordination qui avait lieu tous les mois au ministère de l'intérieur, laquelle donnait lieu à un échange d'informations sur les affaires en cours.
S'agissant des échelons parisiens au sens large, je considérais que ma mission de sécurité me vouait au contact avec ceux qui étaient chargés de l'ordre public ; c'est donc avec le directeur de cabinet du ministre, ou le directeur adjoint, que j'étais en contact quasi quotidien par le biais du téléphone. J'étais aussi en relation, bien sûr, avec le directeur général de la police. C'est donc au travers d'un dialogue fréquent avec ces autorités que mon action, définie en accord avec les préfets de département, s'est déroulée tout au long de mon séjour en Corse.
M. le Président : Etant donné les contacts fréquents que vous aviez avec l'échelon local, n'avez-vous pas ressenti sur place, à partir du moment où la DNAT et les juges antiterroristes sont intervenus, un sentiment de frustration ?
M. Gérard BOUGRIER : Si. C'était évident. Il ne faut pas généraliser, mais au travers de telle ou telle réaction, j'ai pu savoir que les magistrats locaux étaient meurtris de ce dessaisissement.
Concernant la police judiciaire locale, j'ai été profondément affecté par l'antagonisme qui pouvait se manifester, soit sur la forme, soit sur le fond, dans des affaires graves, sachant que j'étais supposé assurer une unité de vue et d'action. Il va de soi que dans ce domaine, je ne suis pas particulièrement satisfait de moi.
Mme Nicole FEIDT : En tant que préfet adjoint pour la sécurité, dépendiez-vous de la direction générale de la police ?
M. Gérard BOUGRIER : Absolument pas. La direction générale de la police était un partenaire : en tant qu'éléments de la sphère gouvernementale, nous faisions partie de la même famille. D'ailleurs, les contacts permanents que je pouvais avoir soit avec le directeur général de la police, soit avec le directeur central des renseignements généraux, son adjoint, ou le chef de l'UCLAT, étaient quotidiens et opérationnels, très souvent dans l'urgence, d'ailleurs.
Mme Nicole FEIDT : Aviez-vous un rôle prédominant à l'UCLAT ?
M. Gérard BOUGRIER : Je ne parlerais pas de " rôle prédominant ". Il va de soi, en revanche, que beaucoup d'informations que je rassemblais au niveau local étaient disséquées au niveau parisien.
M. Georges LEMOINE : Aviez-vous des rapports avec le général de la gendarmerie en poste à Marseille dont dépendait la zone ?
M. Gérard BOUGRIER : Oui. Le général commandant la circonscription de gendarmerie était un interlocuteur occasionnel. Il venait inspecter ses forces en Corse, mais il ne constituait pas pour moi un échelon opérationnel : je n'ai jamais été amené à lui exposer un problème opérationnel, et je l'ai toujours envisagé - peut-être ai-je eu tort, je ne le sais pas - comme un échelon interne de la gendarmerie ne participant pas, au quotidien, à la mise en _uvre d'une politique de sécurité et à la définition de moyens.
Mon échelon de contact, pour la gendarmerie, c'était le commandant de légion, mais aussi le directeur général de la gendarmerie, que j'avais au téléphone aussi facilement que le directeur général de la police et que j'allais même voir directement dans son bureau. Pour moi - et peut-être à tort, d'ailleurs, car les gendarmes ont souvent le sentiment d'appartenir à une sorte de caste spéciale -, les gendarmes étaient des militaires au service de la sécurité au même titre que la police avec des règles de fonctionnement spécifiques et mon souci, même si je n'y suis pas parvenu comme j'aurais souhaité, était de faire fonctionner tout cela aussi bien que possible.
M. le Président : Les CRS et la police dépendent du ministère de l'intérieur, la gendarmerie du ministère des armées, sans parler de la justice qui est indépendante. C'est cette complexité, donc, qui selon vous justifie en Corse la présence d'un préfet adjoint pour la sécurité ?
M. Gérard BOUGRIER : En partie, oui.
M. le Président : Mais ce problème se pose partout sur le territoire français, puisque c'est là l'organisation générale de la République.
M. Gérard BOUGRIER : Certes. Sauf qu'en Corse, le niveau de criminalité et de terrorisme n'est en rien comparable à celui de tout autre département, y compris le pays basque, que je connais bien.
Les forces déplacées sont mises à la disposition du préfet adjoint pour la sécurité, c'est lui qui les a en main. Or il faut qu'elles participent à l'action générale, ce qui n'est pas évident. On pourrait se poser la question de savoir si, plutôt que de faire se succéder tous les mois des forces déplacées, on ne ferait pas mieux de renforcer les effectifs territoriaux, afin d'avoir des gens qui connaissent le terrain et qui puissent mener une action sur le long terme. C'est là une question qui a été débattue mainte fois et qui a été réglée, malheureusement - mais on peut le comprendre - par des décisions budgétaires, sans compter la suspicion a priori qui peut exister quant à la fiabilité des fonctionnaires ou des militaires qui viendraient prendre des fonctions territoriales.
Pour ma part, je n'ai jamais considéré qu'un fonctionnaire de police originaire de Corse était moins bon ou moins fiable qu'un autre, même si certaines individualités manifestaient, à l'évidence, le contraire. J'ai connu là-bas de remarquables fonctionnaires de police, motivés, loyaux.
En fait, pour faire fonctionner les services de police et de gendarmerie, le vrai problème tient à la lisibilité de la volonté politique. Il faudrait vraiment une clarification qui soit compréhensible par les forces qui doivent intervenir. Aussi mon rôle de préfet adjoint pour la sécurité était-il d'expliciter tout cela aux fonctionnaires et aux militaires qui intervenaient, afin de leur rappeler la pertinence et la légitimité de notre action.
M. le Président : En résumé, en dehors de certaines circonstances particulières, la présence de gendarmes mobiles et de CRS est donc d'une utilité tout à fait relative en Corse. Ces forces font des choses visibles - gardes statiques, etc. -, mais qui, sur le moyen et long terme, n'ont aucune efficacité.
M. Gérard BOUGRIER : Je suis d'accord avec vous.
M. le Président : Ces gens-là ne connaissent en effet rien du terrain, et sont souvent venus là en raison des avantages matériels qu'ils en obtiennent - primes, déplacements...
M. Gérard BOUGRIER : Peut-être. Mais ils n'ont pas toujours eu le choix non plus : ils sont envoyés. Cela dit, vous avez raison. Nous avons toujours considéré qu'il y avait une " perte en ligne " à utiliser ces unités déplacées. Mais le drame est ailleurs. Pourquoi a-t-on prévu des unités déplacées ? En réaction ! On n'a pas anticipé, on répond à une situation. Le plus souvent, on a envoyé des forces de sécurité déplacées en Corse à la suite d'un énorme attentat sur un palais de justice ou une gendarmerie : face à une situation qui semblait se tendre, on s'est dit qu'il fallait plus de moyens, ce qui n'est pas nécessairement la bonne réponse, mais il apparaissait impossible d'en donner une autre à ce moment-là.
M. le Président : Ces moyens-là, de toute façon, ne permettaient pas de découvrir les auteurs des attentats.
M. Gérard BOUGRIER : Cela va de soi. J'ai tout fait pour définir, avec l'état-major des unités déplacées qui étaient déployées sur le terrain, des moyens de détecter de l'information, du renseignement. Or les résultats ont été très faibles... sachant que les unités de police et de gendarmerie territorialisées ne faisaient elles-mêmes remonter que très peu de renseignement.
M. Didier QUENTIN : Vous nous avez dit qu'avec M. Erignac et M. Viau, vous étiez parvenus à la conclusion qu'il y avait besoin d'investigations extérieures. Comment étiez-vous arrivés à cette conclusion ?
M. Gérard BOUGRIER : Le nombre des attentats et des crimes de sang non élucidés en Corse est considérable. Or nous ne parvenions pas à en comprendre la raison. La loi du silence, l'impénétrabilité des vallées et des villages, certes, mais... Nous nous sommes alors dit qu'une enquête extérieure, dans certains cas, serait nécessaire.
Non seulement nous souhaitions que des enquêtes en matière criminelle puissent être menées par des éléments extérieurs, mais en réalité, au vu de notre incapacité à avancer dans le domaine judiciaire sur certaines affaires criminelles ou mafieuses, nous pensions que nous pourrions contourner l'obstacle par des voies administratives ; que, nous parviendrions à nos fins, par des investigations des services spécialisés, fiscaux notamment, alors même que par la voie judiciaire nous n'aboutissions à rien. Or cela ne pouvait être fait que par le biais d'enquêtes extérieures. L'expérience l'a d'ailleurs démontré.
M. Didier QUENTIN : Avez-vous tout de même quelques exemples de résultats à nous indiquer, sur les vingt et un mois où vous avez été en poste en Corse ?
M. Gérard BOUGRIER : Oui. Mais ils ne sont pas significatifs. En toute hypothèse, quoi qu'on fasse là-bas, l'amélioration de la situation nécessitera énormément de temps. Pour notre part, le nez dans le guidon, nous étions contents de la découverte d'une cache, de l'arrestation d'un bandit ; mais deux jours après, il y avait dix attentats pendant la nuit... Il était extrêmement difficile, par conséquent, de discerner une véritable amélioration. A certaines périodes, nous avions le sentiment que cela allait mieux : il y avait une détente, moins d'attentats, la police était plus présente sur le terrain. Et puis, tout d'un coup, ça se tendait. Des exemples et des contre-exemples, donc, il y en a des tas.
M. le Rapporteur : Je souhaiterais en venir à la fameuse note dont vous êtes l'auteur. Dans quel esprit l'aviez-vous réalisée ? Et quelle est votre appréciation sur la fuite qui s'est ensuivie ? On a mis en cause le SRPJ. Par ailleurs, quelle a été son utilisation ? Si j'ai bien compris, cette note a été falsifiée.
M. Gérard BOUGRIER : Résumons l'histoire de cette note.
Quand j'ai pris mes fonctions en février 1996, le ministre Jean-Louis Debré m'a dit que l'effort à fournir devait porter en priorité sur la délinquance financière. A cette époque, les tribunaux de Corse n'avaient pas été renforcés par les magistrats financiers, loin s'en faut.
Après la phase d'installation, j'ai commencé à tenter de faire le point sur la délinquance financière, alors même que celle-ci apparaissait à l'évidence comme une réalité ; ce n'était pas un fantasme, il était possible de se promener à Bastia, à Ajaccio ou dans le reste de l'île en citant tel ou tel bâtiment qui était le produit de la délinquance financière, d'une mafioïsation.
Le premier travail était donc de voir, en interne, si nous avions des informations fiscales exploitables, des enquêtes financières en cours au SRPJ... Cette recherche a donné lieu à un toilettage de nos dossiers, et, de ma part, à de très nombreux contacts avec le procureur général de l'époque, M. Couturier, à qui je présentais certains dossiers sur lesquels la justice aurait pu jeter un regard, à l'époque. Cela a duré huit à neuf mois, et je ne suis arrivé à rien du tout. Au cours de conversations avec Claude Erignac et le préfet de Bastia, la réflexion s'est donc engagée sur les moyens de changer de méthode.
Il n'était pas extraordinaire de penser aux enquêtes administratives. J'ai donc commencé à travailler sur le contenu des dossiers qui mériteraient des investigations administratives. Ce travail, assez long car nécessitant un minimum de rigueur, a été achevé au début de l'été 1997, et m'a conduit à proposer au ministre - M. Chevènement ayant lui-même confirmé la nécessité de travailler en priorité dans ce domaine - de cibler une quarantaine de dossiers jugés intéressants dans différents domaines : affairisme, filières agricoles, terrorisme, etc.
Ce dossier, assez volumineux, a, semble-t-il, été étudié à Paris et l'on m'a indiqué que si telle était bien la voie à suivre, il convenait de sélectionner les huit ou neuf dossiers les plus pertinents et sur lesquels on pourrait encore progresser. Cette synthèse est devenue la note que vous venez de mentionner. Elle a suivi le même trajet que tous les rapports que j'ai pu faire au ministre. C'est dire que selon moi, elle était tout à fait protégée.
J'ai quitté la Corse le 29 novembre 1997. L'annonce de la fuite de cette note, dans la semaine qui a suivi, a été pour moi comme un coup de tonnerre et une sorte de coup de poignard dans le dos.
M. le Président : Et vous n'avez pas d'explication vraisemblable ?
M. Gérard BOUGRIER : Les faits ont été rapportés par la presse. Je les prends tels quels. Je n'ai pas enquêté sur le sujet.
M. le Rapporteur : En avez-vous parlé avec le préfet Erignac ?
M. Gérard BOUGRIER : C'est lui-même qui m'a annoncé la fuite au téléphone. J'ai senti sa préoccupation, très vive, ce qui m'a paru tout à fait normal. Nous nous sommes ensuite revus à plusieurs reprises à Paris, sans autre commentaire si ce n'est la manifestation d'une déception et d'une sorte d'angoisse non identifiée.
M. le Rapporteur : Cette note ciblait en particulier le milieu agricole ?
M. Gérard BOUGRIER : Oui, en partie. Elle comportait des cibles agricoles, commerciales et terroristes.
M. le Rapporteur : Votre expérience vous amène-t-elle à penser - la question s'est posée lors de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac - que la " piste agricole " présente une certaine pertinence ?
M. Gérard BOUGRIER : Oui, mais sans qu'il faille la privilégier. Connaissant un peu la situation, j'ai pensé que ce coup pouvait venir de n'importe quel horizon. L'enquête l'a apparemment montré : des éléments durs auraient radicalisé l'activité terroriste et abouti à cet assassinat. Mais sachant le degré de violence et la capacité de vengeance qui peut animer certains personnages là-bas, dont certains ont pignon sur rue, on se dit que finalement, le commanditaire aurait pu provenir d'horizons divers et variés.
M. le Président : Vous connaissiez M. Marion ?
M. Gérard BOUGRIER : Je l'ai rencontré à l'occasion de ses déplacements à Ajaccio, dans un premier temps, au moment où la DNAT a pris certains dossiers en charge : je ne le connaissais pas auparavant. Au-delà de ces brèves rencontres qui ne conduisaient pas à discuter des dossiers, nous nous voyions une fois par mois au ministère de l'intérieur pour cette réunion de coordination dont je vous ai parlé.
M. le Président : A l'UCLAT.
M. Gérard BOUGRIER : Cette réunion n'était pas " UCLAT ". Elle était présidée par le directeur général de la police et moi-même, avec, autour de la table, l'ensemble des services de police et la gendarmerie.
M. le Président : Vous connaissiez M. Dragacci ?
M. Gérard BOUGRIER : Je l'ai connu en arrivant en Corse. A l'époque, il était chargé de mission à l'inspection générale de la police, et continuait à venir assez fréquemment en Corse. Je n'imaginais pas, alors, qu'il puisse être nommé un jour directeur du SRPJ.
M. le Président : Pourquoi ?
M. Gérard BOUGRIER : Il avait exercé des fonctions en Corse, précédemment, fonctions dans lesquelles il avait été exposé personnellement. Dans ces conditions, il vaut mieux ne pas revenir pour une deuxième expérience de cette nature.
M. le Rapporteur : Il était le chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité, M. Lacave, n'est-ce pas ?
M. Gérard BOUGRIER : Exactement.
M. le Président : Vous pensiez que cela comportait des risques pour lui, ou que c'était une source supplémentaire de porosité ?
M. Gérard BOUGRIER : Je pense que cela comportait des risques pour lui ; pour le reste, je n'ai pas de raison d'être aussi catégorique. Mais du danger pour lui, oui, absolument.
M. le Président : Vous-même, lorsque vous étiez en Corse, étiez-vous protégé ?
M. Gérard BOUGRIER : J'habitais une maison qui était gardée. J'avais un chauffeur qui était supposé assurer ma sécurité. Nous en avons longuement parlé avec Claude Erignac. Se faire protéger suppose une protection lourde, la protection minimale ne servant à rien. Nous avions donc décidé de prendre des précautions, mais pas de nous faire protéger dans nos déplacements ; aussi les trois préfets de Corse se déplaçaient-ils, tant à titre privé qu'à titre professionnel, comme on se déplace sur le continent.
Mme Nicole FEIDT : Le ministère de l'intérieur n'avait-il pas mis en garde le préfet Erignac ?
M. Gérard BOUGRIER : Jusqu'à mon départ, fin novembre 1997, ni Claude Erignac ni moi-même - à moins que Claude Erignac n'ait pas voulu m'en parler - n'avons pressenti la moindre menace précise, et aucune information des services de police et de gendarmerie ne nous a amenés à y penser. Quelque chose s'est-il déclenché ensuite, à partir de la fuite de la note ? Je ne le sais pas. Claude Erignac, à qui j'avais posé la question, ne m'avait rien dit, à moins qu'il n'ait pas voulu me répondre.
Audition de M. François GOUDARD,
préfet de Haute-Corse de 1993 à 1995
(extrait du procès-verbal de la séance du 7 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. François Goudard est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. François Goudard prête serment.
M. François GOUDARD : J'ai été préfet de la Haute-Corse à Bastia pendant deux ans. Ces deux années ont été riches en événements de tout genre, que je relaterai très brièvement dans la mesure où je les estime intéressants au regard de l'objet de votre commission d'enquête. Ils ont été les suivants :
- événements protocolaires, officiels, tels que le voyage du Président de la République accompagné du Premier ministre, du ministre de l'intérieur, du ministre de la défense et du ministre des anciens combattants les 8 et 9 septembre 1993 pour célébrer le cinquantième anniversaire de la Libération de la Corse ;
- événements de type protection civile, notamment suite à de sévères inondations en novembre 1993 ;
- le procès de Furiani, en janvier 1995, ce qui explique pour partie que je sois resté deux ans à ce poste ;
- le lot habituel des manifestations de ce département : manifestations paysannes, soit à l'initiative du syndicat des agriculteurs corses de Mathieu Filidori, soit à l'initiative de la chambre d'agriculture, présidée à la fin de mon séjour par Michel Valentini ; blocages d'aéroport ou du port de Bastia par le syndicat des travailleurs corses (STC) ; manifestations d'ordre plus national, par exemple contre le contrat-jeunes ;
- les traditionnels incendies d'été.
Tout cela nécessitait la mobilisation des forces de sécurité, et non seulement une coordination avec les forces de sécurité présentes dans le département de Haute-Corse, mais également avec les autorités judiciaires.
Pour ce qui concerne l'organisation des forces de sécurité, j'ai considéré qu'elle répondait à un principe d'organisation départementale. D'ailleurs, le ministère de l'intérieur, à l'époque, nous avait demandé de concevoir des plans départementaux de sécurité sur la base de thèmes communs à l'ensemble des départements français, plans comprenant une coopération avec les parquets. Nous en avons donc mis un en place en Haute-Corse, sans que cela présente de difficultés dues aux particularismes locaux.
Il y avait tout de même une particularité : la présence d'un préfet adjoint pour la sécurité chargé, sous l'autorité des deux préfets, et donc sous mon autorité en Haute-Corse, de coordonner l'action des services de police et de gendarmerie, sachant que ce préfet adjoint pour la sécurité était en poste à Ajaccio.
Les conditions de fonctionnement des services de sécurité en Haute-Corse, pendant le temps où j'ai été préfet, peuvent se rattacher à trois grandes catégories.
Nous avions tout d'abord un fonctionnement départemental assez banal ; c'est-à-dire que nos difficultés étaient davantage liées à la compétence et à la gestion des effectifs qu'à des problèmes d'organisation ou de méthode. Il faut en effet préciser que je disposais dans la gendarmerie nationale, la direction départementale des polices urbaines, la direction départementale des renseignements généraux, d'excellents collaborateurs, et que j'avais avec eux un mode de fonctionnement tout à fait identique à celui que j'ai ensuite eu en tant que préfet de la Dordogne avec les collaborateurs du même ordre. Nos seuls problèmes tenaient à la nécessité de motiver certains fonctionnaires de police, ce qui était moins vrai pour les militaires de la gendarmerie. Sur ce point, donc, nous étions dans un mode de fonctionnement ordinaire.
Pour les événements particuliers, nous avions un autre mode de fonctionnement. En cas de grande manifestation, de voyage officiel, ou pour le procès de Furiani, les services du préfet adjoint pour la sécurité installés à Ajaccio jouaient le rôle de SGAP comme dans n'importe quelle région de France, répondant aux réquisitions du préfet de département en lui fournissant les éléments mobiles dont il avait besoin, ou participant aux réunions de préparation de ces événements particuliers.
Enfin, un autre type de fonctionnement concernait les dossiers dits sensibles, ceux touchant aux mouvances nationalistes. Dans ce cas, l'information venait d'Ajaccio plutôt que de Bastia, et supposait une intervention plus directe du préfet adjoint. Cela a été le cas, notamment, pour les journées de Corte, au début du mois d'août, pour lesquelles j'étais informé de ce qui allait se passer en deuxième niveau et non en premier niveau.
Venons-en aux modalités de coordination.
Elles reposaient sur des réunions hebdomadaires que le préfet adjoint pour la sécurité tenait alternativement à Bastia et à Ajaccio. Quand elles se tenaient à Bastia, je les présidais ; quand elles se tenaient à Ajaccio, mes collaborateurs et les responsables des services de sécurité de Haute-Corse s'y rendaient pour la journée de façon à y participer. Pour celles qui se déroulaient à Bastia, j'ai le souvenir qu'il était parfois difficile de leur donner un caractère constructif dans la mesure où assistaient à ces réunions des chefs de service ou des responsables de forces mobiles, ce qui, très certainement, réduisait l'intérêt des échanges d'information. Cela rendait ensuite nécessaires des contacts plus personnalisés. J'en avais très naturellement avec les responsables des services de sécurité de Haute-Corse : je voyais une fois tous les quinze jours chacun des responsables de police.
Ce système d'organisation était complexe, mais en partie compensé par les relations personnelles avec le préfet adjoint pour la sécurité, Jean-Pierre Lacave, qui avait été un collègue, antérieurement, en Seine-Saint-Denis ; nous nous connaissions donc bien. Par ailleurs, la qualité des responsables des services de sécurité en Haute-Corse était telle que je ne me sentais pas en position de faiblesse dans mon rôle de coordination des forces de sécurité.
Venons-en aux relations avec les autorités judiciaires sur place. Elles ont été bonnes, et ce, aussi paradoxal que cela puisse paraître, probablement en raison de l'organisation du procès de Furiani, qui a obligé le procureur général et le premier président de la cour d'appel, le président du tribunal de grande instance et le procureur de Bastia à travailler assez étroitement avec le préfet. Il en est résulté des contacts personnels, et aucun conflit ne s'est fait jour à cette occasion, chacun souhaitant que le procès se déroule dans des conditions de sérénité convenables.
Ce travail en commun, finalement assez peu courant, m'a donc amené à établir des relations tout à fait satisfaisantes avec le procureur général et le procureur. Ce qui, d'ailleurs, à deux ou trois reprises, a permis de traiter des affaires d'ordre public en bonne intelligence. C'est ainsi qu'ayant fait procéder à l'arrestation de Mathieu Filidori à la suite d'exactions et de violences à l'intérieur de la direction départementale de l'agriculture, les autorités judiciaires se sont inscrites dans le prolongement de l'action, d'une façon que j'avais alors jugée convenable. De même, lorsque les étudiants de la Ghyuventu Paolina ont mis à sac la sous-préfecture de Corte s'est instituée sur ce dossier une coopération satisfaisante avec les autorités judiciaires locales.
Mes relations avec les services spécialisés de la police judiciaire à Paris ont été nulles. Je n'ai pas eu de contacts avec eux, et n'ai d'ailleurs pas pris l'initiative d'en avoir.
Au regard de mon expérience de sous-préfet puis de préfet sur le continent, je dois dire que ce qui nous manquait le plus en Corse, et qui entravait véritablement le fonctionnement des services de sécurité, c'était l'impossibilité de bénéficier d'une quelconque coopération de la population. J'en ai plusieurs exemples très précis.
J'ai travaillé pendant trois ans et demi en Seine-Saint-Denis, qui est un département sans frontières, dix fois plus peuplé que la Haute-Corse, où il suffisait à l'époque de passer le périphérique pour changer de juridiction. Or, quand un hold-up se produisait en Seine-Saint-Denis, trois fois sur quatre les auteurs étaient interpellés. Mais quand le distributeur de billets de la petite commune de l'Ile-Rousse a été arraché un lundi matin à dix heures par un tracto-pelle, personne n'avait rien vu, et quand les gendarmes se sont présentés chez la locataire de l'appartement qui était au-dessus du guichet de la banque, elle a ouvert la porte avec une ordonnance prouvant qu'elle prenait des tranquillisants... Et des exemples de ce type, il y en a...
S'agissant de " résultats ", donc, il est certain que le fonctionnement des services de sécurité en Haute-Corse se heurtait à des particularismes locaux qui entravaient totalement leur efficacité.
M. le Président : Ajouteriez-vous à ces particularismes locaux les dysfonctionnements des administrations d'Etat ? Ces particularismes locaux ne sont-ils pas entretenus par l'affrontement entre les différents services, les rivalités, la concurrence - sans aller jusqu'à parler de " guerre des polices " -, et plus généralement par l'inefficacité des administrations d'Etat ? Comment la population corse coopérerait-elle avec les services de police, sachant que les affaires de terrorisme et les affaires criminelles les plus graves ne sont pas élucidées ?
M. François GOUDARD : Pour ma part, en vingt-cinq mois, je n'ai pas eu à constater de guerre des polices en Haute-Corse. Le commissaire directeur départemental des polices urbaines et le commandant de groupement coopéraient, véritablement. Je me souviens en particulier d'un attentat à l'explosif dans le cap corse où la gendarmerie a immédiatement pris le relais de la police sans aucun problème.
Bien sûr, je suis informé comme vous du peu de succès de nos forces en matière de terrorisme. Pour autant, quand j'étais préfet de Haute-Corse, nous avons pour la première fois identifié un poseur de bombe sur une agence bancaire de Bastia. Or s'il avait été clairement identifié, il n'a jamais pu être arrêté, car pour interpeller un individu identifié, il faut un peu de coopération de la population.
Je ne prétends pas que le fonctionnement des services de l'Etat soit sans tache. Je ne prétends pas, notamment, que l'unicité de l'action de l'Etat ait été clairement visible pendant les vingt-cinq mois où j'ai été préfet de Haute-Corse. Il est vrai qu'à l'époque, je n'ai pas obtenu - mais les services compétents n'étaient pas placés sous l'autorité du préfet, comme on me l'avait rappelé - la coopération pleine et entière des services fiscaux sur les contrôles fiscaux. Il est vrai que je n'ai pu obtenir, y compris d'un service de police, l'exemplaire d'une lettre largement diffusée par le Crédit agricole sur les prêts de cette banque pour compenser l'endettement des agriculteurs. Il est vrai que je n'ai pas toujours pu obtenir, dans le cadre du contrôle des collectivités locales, toutes les informations que l'on peut habituellement obtenir des comptables publics.
Il est donc exact que nos services ne donnaient pas toujours l'exemple de l'efficacité. Mais il faut également rappeler que lorsqu'un trésorier public a été interpellé pour faux en écriture publique, le maire, président du syndicat, accompagné de tous les maires dudit syndicat, sont venus dans le hall du palais de justice de Bastia pour exiger sa libération. On peut donc parler d'une ambiance particulière.
M. le Président : A quelles propositions, à quelles suggestions votre expérience vous amène-t-elle ? Pensez-vous que le poste de préfet adjoint pour la sécurité soit une institution utile, par exemple ?
M. François GOUDARD : Il existait un préfet adjoint pour la sécurité : Lacave et moi avons donc fait en sorte que cela fonctionne. Cela dit, on pourrait disserter sur le fait qu'un haut fonctionnaire préfectoral puisse être soumis à l'autorité de deux préfets : la construction, sur le plan théorique, est quelque peu singulière. Par ailleurs, quand " ça chauffait " dans l'île, Lacave était plus ajaccien que bastiais ; la géographie avait donc aussi son importance.
Etant donné la situation particulière de la Corse, une coordination inter-départementale est nécessaire - ce qui ne vaut pas pour le reste de la France. C'est là une construction singulière, mais partant de cette singularité, je n'ai pas estimé que cela fonctionnait si mal que cela. De plus, certaines affaires particulières gagnaient à être traitées avec un seul interlocuteur.
M. le Président : En ce qui concerne le comportement des forces de police, on nous a beaucoup parlé de leur porosité du fait de l'impossibilité de conserver une information. Partagez-vous ce sentiment ?
M. François GOUDARD : De même qu'il n'est pas bon que tous les policiers berrichons soient dans le Berry, il n'est probablement pas souhaitable, à mon sens, que gendarmes comme policiers restent très longtemps - et souvent en fin de carrière, donc sans perspective ou menace de mutation - en poste en Corse. D'ailleurs, l'encadrement n'y fait pas un séjour très long, à quelques exceptions près.
Une certaine mixité des origines régionales des fonctionnaires de police, mais aussi des gendarmes, ne serait pas une mauvaise chose. Je sais que la gendarmerie aime assurer une certaine permanence de ses militaires dans ses brigades pour être " comme le poisson dans l'eau ", mais je me souviens d'un gendarme très sympathique qui était baryton-basse dans un groupe de chanteurs corses dont l'ensemble des membres étaient plutôt connus pour leurs sympathies avec la mouvance nationaliste : cela ne m'a pas apporté beaucoup de renseignement.
M. le Président : En Corse, le poisson semble plutôt " hors de l'eau ", car le travail de renseignement de la gendarmerie est quasiment nul.
M. François GOUDARD : Dans la période où j'étais en Corse, nous avons réalisé, avec le commandant de groupement, deux opérations très bien conduites, sur renseignement. Certes, deux opérations en vingt-cinq mois, ce n'est pas extraordinaire ; mais en Corse, on était content de pouvoir, de temps en temps, faire une comptabilité positive. Et sans le renseignement et une action immédiate dans l'un des cas, cela aurait pu donner lieu à un événement de beaucoup plus longue durée.
M. le Président : Et que sont devenues ces affaires ?
M. François GOUDARD : Une, dont je me souviens très bien, a donné lieu à des suites judiciaires intéressantes. Pour l'autre, elle a fait l'objet d'une procédure judiciaire, mais je ne me souviens pas de son issue.
M. Michel VAXÈS : J'ai le sentiment, après avoir entendu un certain nombre de responsables de l'Etat, que cette porosité n'est pas spécifique aux services de police, mais qu'elle traverse pratiquement tous les corps d'Etat, en Corse. On peut comprendre, dans ces conditions de non-confidentialité, que la population ne coopère pas.
Il me semble que si la majorité de la population corse souhaite que l'on progresse vers l'établissement de l'Etat de droit, il existe aussi une pression considérable d'une petite minorité, et que la porosité de certains milieux rend donc presque automatique l'inefficacité. Partagez-vous cette impression ? Par ailleurs, considérez-vous qu'il soit nécessaire de traiter de façon centralisée les affaires les plus sensibles en Corse ?
M. François GOUDARD : S'agissant de votre première question sur la porosité, il est vrai qu'elle peut concerner la police et la gendarmerie, mais aussi les douanes, les services fiscaux... Il est certain qu'il existe une porosité des services de l'Etat.
Cela dit, la police pourrait bénéficier d'indications sans que ce soient nécessairement des témoignages dûment enregistrés. Or de telles indications n'existent pas ; il n'y a pas de coup de téléphone pour renseigner sur les personnes recherchées.
Un exemple. Sur la grand-place de Bastia, le directeur départemental des polices urbaines - un Jurassien, excellent homme et bon sportif - sort peu après dix-huit heures de son bureau, et entend des coups de feu. Il sort son appareil de radio, demande que l'on envoie du renfort du commissariat, et traverse la place en courant ; cela ne lui prend que très peu de temps. Quand il arrive en haut de la place, il voit un homme étendu sans vie au bord du trottoir. Il donne l'ordre aux gens qui sont autour de ne pas bouger, afin qu'on les interroge. Arrivent les inspecteurs, auxquels il indique les gens présents au moment du meurtre et qu'il convient d'interroger. C'est alors qu'une dame âgée traverse cette petite foule, et dit, en corse : " Personne n'a rien vu, personne ne dit rien ". Voilà. Ce n'était pas un problème de porosité, en l'occurrence ! C'était une affaire de banditisme, et la dame âgée était la mère de la victime.
Un autre exemple. Vingt-cinq étudiants de la Ghyuventu Paolina demandent un rendez-vous au sous-préfet de Corte pour un échange sur la politique de l'Etat à propos de la reconnaissance des langues régionales. Le sous-préfet les reçoit, leur explique la position du gouvernement. Il se fait injurier, on exige qu'il m'appelle au téléphone, et il demande de ma part à ses interlocuteurs de quitter la sous-préfecture. Ils refusent de partir et cassent absolument tout, dont l'appartement du sous-préfet où se trouvaient sa femme et ses deux enfants. J'avais pu envoyer à la sous-préfecture, suite à ce coup de téléphone, un escadron de gendarmerie mobile qui se trouvait par un hasard heureux à proximité ; l'on interpelle vingt-cinq jeunes et les ramène à Bastia, où on les interroge. Le parquet décide une comparution immédiate. Eh bien, le président de l'université et la directrice du CROUS sont venus témoigner, sous serment, que ces jeunes n'étaient pas à la sous-préfecture, et que c'étaient les forces de l'ordre qui l'avaient saccagée. Devant le tribunal et sous serment ! Cela, vous ne le retrouvez dans aucun autre département français.
Porosité, risques, climat particulier, certes. Mais il est tout aussi difficile, dans certains coins de Seine-Saint-Denis, de passer un coup de fil au poste de police ou au commissariat pour donner un renseignement utile : la pression extérieure est aussi forte. Or cela se fait en Seine-Saint-Denis, et pas en Corse.
M. le Président : C'est dire que " l'honneur " des Corses dont on parle tant est aussi une forme de lâcheté absolument inacceptable.
M. François GOUDARD : Le vocable d'honneur est à manier avec beaucoup de prudence. Les Corses, comme beaucoup de nos compatriotes du sud, ont une conception de l'honneur exacerbée. D'ailleurs, beaucoup de Corses l'ont prouvé au cours de l'histoire de France. Mais il faut avoir le courage de dire aux Corses qu'il ne faut pas employer des mots comme des alibis. Où est l'honneur à ne pas témoigner dans un assassinat ?
M. le Président : Oui, la part de responsabilité imputable aux Corses mêmes dans ce climat délétère n'est pas négligeable.
M. François GOUDARD : Dans la petite préfecture de Bastia, il n'y avait que quatre ou cinq " pizzoutes " : le préfet, le directeur de cabinet, le secrétaire général, plus un ou deux autres continentaux, souvent mariés à des Corses. Or j'ai eu des collaborateurs absolument remarquables, remarquables de dévouement, de loyauté, de disponibilité. Ceux-là, cela ne me choque pas qu'ils emploient le terme " honneur ".
C'est ainsi que dans une affaire administrative compliquée, la dissolution du syndicat du Fiumorbu, je n'ai pas eu de problème : à partir du moment où je me suis emparé du dossier, les services du contrôle de la légalité ont travaillé avec moi comme cela se serait fait dans tout autre département de France.
Se pose donc bel et bien une question restée sans réponse pour moi. Quand j'étais en poste, aux élections municipales, élections reines en Corse, les mouvances nationalistes n'ont pas eu un seul maire élu - elles avaient fait moins de 2,5% des voix. Je ne comprends donc pas pourquoi, sur ce sujet précis, on se heurte à une sorte d'impossibilité de travailler. Crainte, peur même : oui. Mais encore une fois, tout renseignement utile aux forces de sécurité ne revêt pas nécessairement la forme d'une déposition signée.
M. le Président : Quel était votre jugement sur l'action de la magistrature en Corse ?
M. François GOUDARD : Le procureur général était alors Christian Raysséguier, lequel est un ami. Nous ne nous connaissions pas auparavant, nous avons sympathisé du fait que nous avions des filles du même âge, et sommes devenus amis. Comme je l'ai déjà dit, l'organisation du procès de Furiani nous a amenés à beaucoup travailler ensemble. J'ai donc une opinion plutôt positive de la façon dont les choses se passaient.
Je serais plus nuancé en ce qui concerne la magistrature assise. Vous vous interrogiez sur la durée d'affectation de certains fonctionnaires des services de l'Etat : la question, très grave, de l'inamovibilité des juges du siège se pose également, en Corse.
Audition de M. Bernard BONNET,
ancien préfet de Corse
(procès-verbal de la séance du mercredi 8 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Bonnet est introduit.
M. le président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du président, M. Bernard Bonnet prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Bernard Bonnet.
Monsieur le préfet, vous connaissez l'objet de notre commission d'enquête qui a déjà entendu bon nombre de vos prédécesseurs. Au cours de nos auditions, notre commission n'a pu être que frappée par l'extrême complexité des institutions chargées, à des titres divers, d'assurer la sécurité en Corse, et par l'importance des dysfonctionnements constatés.
Nous connaissons les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles vous avez été appelé à exercer les fonctions de préfet de Corse, après l'assassinat du préfet Erignac. Nous avons mesuré, au travers de témoignages que nous avons recueillis, le travail que vous avez accompli pour tenter de restaurer l'Etat de droit.
Nous souhaiterions connaître la ligne d'action que vous avez retenue en arrivant en Corse, les difficultés que vous avez rencontrées dans vos relations avec les services chargés de la sécurité.
Sans doute serait-il utile que vous nous expliquiez pourquoi vous avez privilégié les services de gendarmerie plutôt que ceux de la police. Nous aimerions également savoir comment vous ressentiez l'intervention des services parisiens, que ce soit 14ème section du parquet de Paris, les juges d'instruction antiterroristes, ou la DNAT dirigée par M. Marion. Vous pourriez d'ailleurs, à ce sujet, évoquer le climat qui régnait entre la DNAT et les services locaux ; nous dire si tout cela baignait dans une harmonie parfaite, à la fois dans le cadre des relations personnelles et des relations de service à service.
Nous aimerions également connaître votre sentiment quant à la fonction de préfet adjoint pour la sécurité ; ce poste est-il vraiment utile, ne complique-t-il pas les choses plutôt que de les simplifier, en raison notamment de l'existence de deux structures préfectorales - préfet de Corse et préfet de Haute-Corse ?
Enfin, peut-être pourriez-vous nous dire comment tout cela a pu conduire à ces dérives qui ont longuement été évoquées dans cette enceinte, je parle évidemment de l'affaire des paillotes. Il ne s'agit pas pour nous d'empiéter sur le domaine judiciaire - nous sommes tenus de respecter le secret de l'instruction -, mais nous voulons essayer de comprendre le mécanisme qui a conduit à cette dérive.
M. Bernard BONNET : Monsieur le Président, vous venez de me rappeler la règle du secret. Sachez que j'y suis très attaché, et que la dernière fois que j'ai eu l'honneur d'être entendu par une commission d'enquête parlementaire, je l'ai crue. Cependant, le lendemain, dans L'Est Républicain, étaient publiés des extraits de mes déclarations. Cela pour vous expliquer la sensibilité qui est la mienne quant au respect de cette obligation.
M. le Président : L'Est Républicain est diffusé dans la zone où j'exerce quelques responsabilités, mais sachez que je n'étais pas membre de la précédente commission d'enquête !
M. Bernard BONNET : Monsieur le Président, je ne me serais pas permis d'insinuer une telle chose ! Cet incident m'avait frappé, je tenais donc à le rappeler.
Je commencerai ce propos liminaire en vous exposant les difficultés de ma mission, la façon dont je l'envisageais et les difficultés de la mise en _uvre de cette politique. Puis, je ferai le point sur les forces de sécurité et la coordination.
Je me permettrai tout d'abord de vous indiquer que je compte, non seulement respecter le serment que je viens de prêter, mais également me livrer sans langue de bois à l'expression de mes souvenirs.
Ma mission était simple : établir, lorsqu'il n'existait pas, l'Etat de droit, et le rétablir lorsque cela était nécessaire. Telle était l'unique instruction que j'avais reçue. Comme vous avez pu le constater, notamment grâce au rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale de 1998, la pratique la plus répandue en Corse est celle de l'évitement de la loi. Dès mon arrivée, j'ai constaté qu'un certain nombre d'objectifs devaient être fermement affirmés.
Le premier, c'était de ne pas créer une parenthèse et de s'inscrire dans un mouvement qui s'établirait dans la durée. Je constate qu'il s'agit là d'une des conclusions fortes du rapport parlementaire qui préconise de poursuivre dans la durée l'action de rétablissement de l'Etat de droit et de maintenir le cap de la fermeté. Ce principe est en effet indispensable pour maintenir la Corse dans la République.
Je prendrai un premier exemple qui situera les conditions dans lesquelles j'ai abordé ma mission. Tous les ans, à Corte, se déroulent des journées internationales organisées par les nationalistes. En général, ces journées sont ponctuées par l'apparition télévisée de commandos de militants encagoulés. Ils ont pu ainsi revendiquer impunément, en 1995, l'assassinat de M. Robert Sozzi. M. Lionel Jospin, Premier ministre, m'a donné, en août 1998, des instructions directes en m'indiquant fermement que la politique de rétablissement de l'Etat de droit entreprise ne pourrait pas souffrir un symbole aussi fâcheux que l'apparition de commandos clandestins lors de ces journées de Corte.
Le gouvernement était à l'époque divisé sur la stratégie. M. Jean-Pierre Chevènement voulait interdire cette manifestation, alors que Mme Guigou n'entendait pas s'y opposer. Le Premier ministre a donc arbitré : il m'a personnellement appelé pour me dire que la manifestation ne serait pas interdite mais qu'aucune apparition de clandestins ne serait tolérée. Les moyens m'ont été donnés pour mettre en _uvre cette instruction. Il s'agissait là d'un symbole fort de la volonté de l'Etat de ne pas laisser l'Etat de non-droit s'afficher de façon spectaculaire.
Je dois dire que j'étais consterné quand, un an après, en août 1999, ces mêmes journées ont été caractérisées par une injure : en effet, la revendication de l'assassinat de mon prédécesseur, Claude Erignac, a pu se faire impunément ! Il a fallu attendre plusieurs jours pour que les condamnations qui me paraissaient s'imposer se fassent entendre.
Par ailleurs, j'ai récemment entendu dire que la pratique de l'administration en Corse pendant 15 mois n'avait pas été celle qui convenait ; or je constate que pendant ces 15 mois il n'y a eu aucune conférence de presse clandestine - je crois savoir qu'il y en a eu deux ces derniers temps en quelques semaines - ni aucun assassinat revendiqué par des militants nationalistes.
La volonté était donc bien d'appliquer fermement la loi, mais pas simplement par le prisme étroitement sécuritaire qui serait celui de la lutte contre le terrorisme. Je suis persuadé qu'il ne peut pas y avoir de politique de sécurité en Corse si l'on ne fait pas appliquer fermement les lois de la République, sans considération de puissance ni d'opportunité. C'est le seul moyen d'éradiquer la violence. Et il est évident que l'inégale situation des Corses devant la loi nourrit le sentiment d'injustice et constitue le terreau de la violence.
Il convenait donc de rompre avec les passe-droits, les dérogations, les lâchetés et les complaisances, il faut bien le dire parfois, de l'administration. Bien entendu, il était évident qu'un certain nombre de réseaux protestataires allaient s'organiser. L'intérêt de ces réseaux, c'est qu'ils sont très divers et n'épargnent aucune couche de la société ni de la responsabilité. Dès lors que vous contrariez le fonctionnement d'un système, il est assez normal que ce système réponde.
Je voudrais brièvement vous donner quelques exemples. Le social-clientélisme a été mis à mal : ce qui consistait à acheter la bienveillance d'un certain nombre de citoyens par le biais des allocations sociales a été remis en cause. Les commissions comme la Cotorep ont été dissoutes et le dispositif du RMI a enfin été pleinement appliqué, dix ans après, avec la création de commissions locales d'insertion. S'agissant du RMI, on peut, effectivement être très désagréable ! On peut s'interroger sur l'utilisation des crédits d'insertion. Lorsqu'on découvre que ces crédits ont été utilisés pour financer le passif social et fiscal de clubs sportifs, le dialogue consiste sans doute à dire " c'est grave, ne recommencez plus " . Mais à l'époque, cette affaire a fait l'objet d'un article 40.
En matière économique, une action forte d'assainissement a également eu lieu, notamment au regard des contrôles des marchés publics, afin de faire disparaître cette économie artificielle qui ne fonctionnait que grâce aux crédits cachés : on ne paie pas son fournisseur, ni son banquier, ni les collectivités locales. Evidemment, on peut fonctionner pendant un certain temps dans ce système de cavalerie !
S'agissant du contrôle de l'utilisation de l'argent public, nous avons pris une décision tellement simple que j'ose à peine l'énoncer : plus d'argent public sans un certificat de situation régulière au regard des obligations fiscales et sociales. Une telle décision a, je puis vous l'affirmer, bouleversé un grand nombre de projets.
Qu'en était-il de l'application des décisions de justice ? En février 1998, une centaine de décisions de justice en matière d'urbanisme n'étaient toujours pas appliquées. Non seulement elles n'étaient pas appliquées, mais les contrevenants étaient tellement sûrs de l'impunité que très souvent leurs établissements, bien exposés, bénéficiaient des faveurs, par leur présence, de ceux-là même qui devaient faire appliquer les décisions de justice ! Nous avons, en 15 mois, fait appliquer une quarantaine de décisions de justice en ayant recours au génie militaire, puisque les entreprises locales étaient, pour des raisons sans doute d'influence, défaillantes.
Grâce à un effort considérable décidé par le gouvernement - l'envoi de missions d'inspections générales - il y a eu une remise à plat des institutions publiques et parapubliques dans le domaine agricole, (MSA, Crédit Agricole, chambres d'agriculture, SAFER) et administratif. Une voie a été ouverte à ce niveau-là qu'il conviendrait de poursuivre : une capacité d'expertise par l'utilisation des missions d'inspections générales et, surtout, un suivi de ces rapports d'inspection ainsi qu'un va-et-vient entre l'administration opérationnelle et ces corps d'inspection. Le rôle, en particulier, de l'inspection générale des finances dans le rétablissement de l'Etat de droit a été, à mes yeux, décisif.
Pour faire appliquer la loi, deux instruments ont été utilisés massivement et ont beaucoup irrité. Le premier est l'article 40 du code de procédure pénale. Il y a eu, il est vrai, une soixantaine d'articles 40 en quelques mois, en matière de marchés publics, d'utilisation de crédits sociaux, d'utilisation de fonds publics.
Cette politique était évidemment destinée à faire face à une situation exceptionnelle marquée par l'assassinat de Claude Erignac le 6 février 1998, et à une société qui s'était installée en marge de la loi. Je suis convaincu que l'article 40 ne peut pas être une réponse durable de l'administration à la vie publique ; il ne s'agit pas de pénaliser la vie publique. L'article 40 a été utilisé non pas de manière détournée, mais pour neutraliser les effets de la prescription administrative en termes de contrôle de légalité. Le directeur régional de la concurrence et de la consommation m'a présenté - à ma demande - l'ensemble des marchés publics qu'il souhaitait voir déférés au contrôle de légalité pour toute l'île. Lorsque la prescription pénale n'était pas acquise, le procureur de la République était saisi, systématiquement et sans considération d'opportunité ni de puissance.
J'évoquerai maintenant les obstacles.
Ils ont été nombreux. Tout d'abord, les autorités judiciaires qui avaient le sentiment que l'autorité administrative empiétait sur leurs responsabilités et s'érigeait en autorité compétente en matière de lancement de l'action publique.
L'actuel procureur général de Bastia a publiquement fait état de ses réserves et de ses critiques sur l'utilisation médiatisée de l'article 40. Je fais une constatation très simple monsieur le président : aujourd'hui, les seuls dossiers de la justice corse - ou de la République en Corse, enfin j'aimerais pouvoir le dire - qui s'inscrivent pleinement dans le cours de cette politique sont les suites des articles 40 passés : le Crédit Agricole, un certain nombre de marchés publics, des emplois fictifs et le domaine social. Ces articles 40 ont irrité la magistrature locale, mais tout le monde n'a pas été sorti d'un long sommeil ! J'observe en tout cas aujourd'hui que ces articles 40 nourrissent le travail judiciaire.
Autre obstacle : l'excès de zèle, les zélateurs de l'action publique. Un certain nombre d'institutions se sont révélées brutalement plus rigoureuses que la rigueur, notamment dans le domaine bancaire : les banques n'accordaient plus de crédits ; certaines institutions sociales, telles que la MSA, étaient très rigoureuses et, de manière subtile, fondaient leur politique de refus sur la politique de l'Etat de droit qu'incarnait le représentant de l'Etat.
Il y a également eu ce que j'appelle les contrefacteurs, c'est-à-dire les préposés à la diversion. Malheureusement, je suis obligé de mettre dans cette catégorie un certain nombre d'élus ; pas tous, bien entendu, et je suis d'ailleurs très heureux de voir que dans cette salle des défenseurs de l'Etat de droit en Corse sont présents, car ils l'ont été au moment où c'était utile et moins facile.
Certains élus se sont donc répandus dans le système en l'affolant. Et il est extrêmement facile d'affoler un système clos en expliquant : " Le RMI est contrôlé parce que le préfet veut le supprimer " ; " Si vous payez vos taxes d'habitation, c'est la faute du préfet " ; " Et regardez, il ne s'attaque qu'aux petits, rien n'est changé ". Et dans une certaine immaturité collective, on avait effectivement le sentiment que les impôts, les décisions de justice, les tracasseries - payer ses amendes -, que tout cela était la faute d'une seule personne, ce qui d'ailleurs facilite ensuite les lynchages. De tels agissements, dans l'instant, bloquent l'action.
Je vous parlerai également, et j'y reviendrai longuement, des énormes maladresses commises dans l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac. Des centaines d'interpellations dans la plaine orientale ont fini par toucher tout le monde ; on avait le sentiment d'un Etat qui essayait de rebrancher l'appareil administratif, qui développait les formalités et qui se révélait incapable d'arrêter, d'interpeller, d'approcher les assassins du préfet de la République. Cela a été un deuxième facteur d'agacement de l'opinion. Le troisième, je viens de le citer, ce sont les contrefacteurs, la désinformation.
Autre point important : le décalage que toute politique de cette nature induit. Il est évident qu'il est beaucoup plus facile de faire payer la taxe d'habitation à tous ceux qui ne la payaient pas, que de solder les dossiers fiscaux lourds, qui demandent du temps. De sorte que c'est établi incontestablement un décalage entre la loi qui s'est appliquée immédiatement à tous, d'une manière très perceptible - le taux de recouvrement des amendes pénales est passé de 7 % à 60 % en six mois -, et les gros dossiers qui n'ont pas pu être réglés immédiatement.
La rumeur fatigue parfois la vérité, mais il est évident que dans un tel contexte un sentiment de rejet se cristallise. Et ce sont des obstacles forts.
Par ailleurs, si le changement de nombreux fonctionnaires a été positif, toute l'administration ne pouvait pas être brutalement changée. Elle était d'ailleurs souvent dans une position d'attente, dans la mesure où les gouvernements successifs ont appliqué des politiques différentes.
Je suis persuadé que les Corses attendent de l'Etat qu'il ne baisse pas les bras, qu'il ne soit pas uniquement un partenaire associatif, sinon, l'ordre républicain sera abandonné à l'ordre mafieu, avec lequel des connexions extrêmement dangereuses se sont déjà établies. Je peux même dire qu'il a été possible, pendant ces quelques mois, d'en découvrir certaines. Tout cela suppose une action dans la durée qui allie dialogue et fermeté.
Je voudrais maintenant, pour répondre assez directement à un certain nombre de vos questions, monsieur le président, aborder ce qui sera un très bon exemple des cafouillages de la politique judiciaire et de sécurité, je veux parler de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac.
Sachez, monsieur le président, que je dirai des choses qui ne seront peut-être pas toujours celles qui ont été dites. Sans l'informateur qui m'a rendu visite, l'enquête Erignac ne serait pas aujourd'hui résolue. Et je serai suffisamment précis pour donner un certain crédit à mes propos. Les choses se sont passées de la manière suivante. A partir de la fin du mois de juin 1998, j'ai reçu une personne ; tout le monde cite le soi-disant nom de cette personne, mais heureusement ce n'est pas le bon ! Comme l'actualité le démontre, j'ai bien fait d'être prudent.
Un Corse est donc venu me voir pour m'expliquer ce qui s'était passé. J'ai sous les yeux, monsieur le président, différents documents que je vous laisserai, et qui sont le fruit de cette rencontre. Je voudrais cependant insister sur cette prétendue enquête parallèle de la gendarmerie et sur le rôle des uns et des autres.
Que les journalistes fassent des cafouillages, c'est normal, à partir du moment où ils travaillent avec des télécopies provenant des services officiels, ils ne peuvent détenir qu'une part de la vérité. Mais je souhaiterais dire ici les choses plus directement et peut-être un peu crûment.
Après trois ou quatre visites, mon informateur m'a expliqué pourquoi le préfet Claude Erignac avait été assassiné : c'est non pas Claude Erignac qui a été assassiné, mais le Préfet. Il m'a également révélé les noms des membres du commando - je reviendrai ensuite sur l'utilisation qui a été faite de ces informations. J'ai donné trois noms au colonel Mazères au mois d'octobre : Jean Castela, Vincent Andreuzzi et Alain Ferrandi.
La gendarmerie les ignorait. Le colonel Mazères a géré son dossier, avec sa propre hiérarchie ; je me permets à cet égard de rappeler que le supérieur hiérarchique d'un colonel de légion est le général-commandant de la région, ainsi que le général qui dirige les opérations à la direction générale de la gendarmerie. On a alors dit : " Le préfet mène une enquête parallèle, il n'a pas confiance dans les services de police ; c'est un scandale, il a ralenti le déroulement de l'enquête et l'a presque compromise ". C'est honteux, car ces trois noms sont ceux de personnes qui ont également participé à l'attentat contre la brigade de Pietrosella.
Cela veut dire que des magistrats - et je l'écrivais au Premier ministre dans une note du 6 ou du 8 février 1999 - ont laissé croire qu'une enquête parallèle était menée, alors que la 14ème section antiterroriste était saisie des deux affaires dont le lien était évident puisque l'attaque de la brigade de Pietrosella a servi à dérober l'arme qui a tué Claude Erignac.
Les magistrats ne se sont pas parlés entre eux. Tous les renseignements accumulés par la gendarmerie ont été mis en procédure dans le cadre de l'enquête Pietrosella. Les quatre magistrats instructeurs de la 14ème section y avaient accès à tout instant. Ils ne se sont pas parlés. Non seulement je rejette, mais je réagis très vivement à l'accusation qui consiste à dire " le préfet a conduit une enquête parallèle ". Cela est honteux et démontre le cafouillage des institutions. S'il y avait eu un minimum de coordination au niveau de cette enquête, elle aurait été résolue dans des délais beaucoup plus rapides.
Si vous le permettez, je vais maintenant rentrer dans la chronologie de cette affaire.
J'appelle, le samedi 14 novembre 1998, Mme Clotilde Valter, conseillère technique à Matignon, avec qui j'avais des contacts quotidiens. Je sais que le temps nourrit un peu l'oubli, mais je puis vous affirmer que les contacts étaient effectivement quotidiens et parfois même biquotidiens. Je lui apprends que je serai reçu, le 16 novembre 1998, à 14 heures, par le juge Bruguière pour lui faire part des éléments que j'ai recueillis dans le cadre de cette enquête. Elle réagit plutôt négativement et me demande d'attendre. En fin de matinée, elle me rappelle et me dit : " J'ai vu Olivier, il vaut mieux voir le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, les fonctionnaires étant plutôt reçus par le parquet que par les magistrats ". Je décommande le juge Bruguière le 16 novembre, et je me rends chez M. Dintilhac le même jour à 17 heures 30. Je lui remets et lui commente un document que je vous lis :
De récentes informations verbalement portées à ma connaissance me permettent d'apporter un nouvel éclairage sur l'assassinat du préfet Claude Erignac que seule une enquête policière méthodique, patiente et discrète pourrait étayer. L'origine du projet d'assassinat : le commando d'une dizaine de terroristes comprendrait des intellectuels et des hommes d'action. Ils se seraient connus il y a une dizaine d'années dans le mouvement A Cuncolta Naziunalista ; ils se seraient ensuite éloignés du FLNC lors de son éclatement en Canal habituel et Canal historique. Ils condamnent ces deux organisations clandestines qu'ils jugent compromises avec les gouvernements de gauche et de droite. Intégristes de l'indépendance, ils rejettent avec force la France et sa présence coloniale en Corse et dénoncent la classe politique insulaire. Les assassinats des années 1995 entre terroristes les auraient déterminés à passer à l'action pour venger les nationalistes qui s'étaient entre-tués. Leur action poursuivrait plusieurs objectifs : venger les nationalistes dont la mort est attribuée aux man_uvres de l'Etat, défier l'Etat en assassinant son représentant, déstabiliser les nationalistes en dénonçant le piège des élections territoriales. Il est à noter que leurs communiqués sont rédigés dans un style voisin de la prose habituelle nationaliste. Leur communiqué du 21 septembre 1998 rappelle "que l'assassinat de Claude Erignac a permis de mettre en lumière les comportements frauduleux de la classe politique locale". Ils délivrent aussi un avertissement très fort aux élus qui ne voteraient pas en faveur de la reconnaissance juridique du peuple corse. Ils annoncent clairement une nouvelle action violente qui serait une nouvelle étape pour l'appropriation par le peuple corse de son destin.
L'assassinat du préfet : l'assassinat aurait été commis par un commando limité qui n'aurait bénéficié d'aucune information extérieure, les habitudes du préfet Erignac étant connues. Le commando se serait contenté de s'assurer de sa venue le 6 février 1998 au théâtre Kallysté. Il n'est pas exclu que, quelques semaines auparavant, ce commando se soit essayé à une tentative à l'occasion d'un match de volley-ball du club le Gazelec d'Ajaccio, auquel Claude Erignac ne s'était exceptionnellement pas rendu. Les auteurs de l'assassinat seraient le bras armé du commando dont la logistique serait à Ajaccio.
Le commando. Les intellectuels : Jean Castela, professeur d'histoire et de géographie à l'université de Corte, demeurant à Bastia, route Impériale, au lieu-dit Tramuntana ; Vincent Andreuzzi, professeur de mathématiques au lycée Vincensini à Bastia, demeurant au lieu-dit Cardiccia à Monte. Les opérationnels : Alain Ferrandi, chef d'agence Hertz à Ajaccio, demeurant au lieu-dit Bottone à Alata. La participation de ces trois personnes aux préparatifs de l'assassinat de Claude Erignac serait quasiment certaine. Les autres membres du commando, vraisemblablement cinq ou six, restent inconnus. "
C'était le 16 novembre 1998, à 17 heures 30. En remettant cette note à M. Dintilhac, je l'adjurais de la transmettre dans les meilleurs délais au magistrat chargé de l'enquête pour éviter que des interpellations malencontreuses ne soient commises.
Le 17 novembre 1998, à 21 heures, M. Marion m'appelle m'informant que le 18 au matin seraient interpellées un certain nombre de personnes - dont, pensait-il, mon informateur -, dont Jean Castela et Vincent Andreuzzi. Aucune référence à Alain Ferrandi ! Tout ce que je suis allé dire au procureur de la République de Paris le 16 novembre 1998 n'avait servi à rien !
Quelle est l'explication de ce cafouillage entre le procureur de la République et le juge Bruguière ? Eux seuls pourraient répondre. D'après les informations dont je dispose aujourd'hui, le procureur de la République a refusé de donner à la fois le nom de la source de ces renseignements et le nom de son interlocuteur. Mais une maladresse avait été commise, puisque le juge Bruguière n'a pas eu beaucoup de mal à comprendre que l'on s'était plus ou moins défié de lui en annulant ce rendez-vous. Et je crains que des problèmes de susceptibilité judiciaire ne soient à l'origine de ce cafouillage du 18 novembre 1998.
Je suis allé voir le procureur de la République de Paris, une seconde fois - le 12 décembre 1998 - pour lui remettre une nouvelle note datée du 10 décembre 1998 qui reprenait l'origine du projet d'assassinat et le nom des membres du commando, et qui évoquait des opérationnels, en les enrichissant avec des erreurs. Il était écrit : " Alain Ferrandi, chef de l'agence Hertz, est le pivot du commando ".
La direction centrale des renseignements généraux pourrait certainement, si vous lui demandiez, vous remettre une note de la direction régionale de renseignements généraux de janvier 1999, indiquant qu'Alain Ferrandi, ancien terroriste, est aujourd'hui totalement rangé : j'ai vu cette note.
Alain Ferrandi, donc, est le pivot du commando. " Les autres membres du commando seraient ses lieutenants d'une ancienne équipe du FLNC-Canal historique du secteur de Cargèse-Sagone. L'un pourrait être un certain Versini ; c'était le cas. L'autre pourrait être Colonna de Cargèse - et là, il y avait une erreur de prénom. Enfin, Istria - il y avait également une erreur de prénom - était également cité. " Il était également précisé " que le code d'authentification du commando avait été retiré à celui qui avait été interpellé le 18 novembre, Vincent Andreuzzi et remis à Ferrandi ". C'était le 10 décembre.
Il y a eu des élections territoriales en mars 1999 : si la justice et la police avaient fait leur métier, l'enquête Erignac aurait été, à ce moment-là, élucidée. Et jamais l'on aurait pu dire que les 17 % de voix des nationalistes étaient le fruit de cette politique naïve, primaire, de pithécanthropes jacobins qui n'avaient rien compris à la subtilité de cette île.
Je livre à vos réflexions ces documents, et je peux en garantir l'authenticité. Je peux également garantir l'authenticité de la chronologie que je viens de vous livrer. Avec une interrogation qui pour moi est forte, mais peut-être sera-t-elle l'objet d'une question : comment l'assassin de mon prédécesseur a-t-il pu échapper à la police sans échapper aux caméras de TF1 ? Je n'arrive pas à comprendre - et à ce moment-là, j'étais dans un état de grande concentration puisque j'étais dans ma cellule de la prison de la Santé -, comment il a pu déclarer à TF1 " j'ai peut-être le profil, mais il faudra le prouver ", puis disparaître, alors même que cette famille-là était connue depuis le 10 décembre comme pouvant être impliquée dans l'assassinat du préfet ! Cela est pour moi, aujourd'hui - mais je suis loin des renseignements officiels -, une source de profonde perplexité.
En revanche, ce qui n'est pas une source de perplexité et qui me paraît être un scandale absolu, c'est que l'on puisse impunément laisser glorifier cet assassin sur tous les murs de l'île et dans les journées internationales, avec cette formule " gloria a te Yvan " ; il s'agit là d'un défi à la République qui, effectivement, affaiblit le message du respect de la loi.
J'ai été un peu long, mais il s'agit d'un sujet qui m'a passionné, car il m'a beaucoup blessé. Il n'y a jamais eu d'enquête parallèle sur l'assassinat du préfet Erignac, mais simplement une équipe qui a mené deux actions. Les trois noms que je vous ai livrés ont été personnellement et directement livrés ; la police connaissait, quant à elle, le nom de Castela depuis quelques mois. Et je me permets de rappeler que le 1er ou le 3 décembre 1998, le rapport du chef d'enquête, M. Marion, ne citait pas M. Ferrandi, car il était encore sur la piste agricole.
Non seulement, il y a eu des centaines d'interpellations qui, à chaque fois qu'elles se produisaient - souvent pour vérifier un agenda -, se traduisaient le soir-même par des injures sur les murs de l'île à mon encontre, mais également, et surtout, il y a eu le loupé de l'enquête qui a donné aux nationalistes la possibilité de jouer sur le mécontentement de l'opinion sans pouvoir rééquilibrer cela par une réussite, à savoir l'élucidation de cet assassinat.
J'en viens maintenant, et très rapidement, aux problèmes de sécurité. Il n'y a pas de politique de sécurité en Corse : les résultats obtenus sont médiocres. Il est vrai que la petite et moyenne délinquance a reculé ; l'année dernière la criminalité aggravée avait beaucoup baissé, les attentats, les assassinats, les vols à main armée avaient pour beaucoup d'entre eux été élucidés, mais ces crimes et délits restent tout de même, avec 2 500 policiers et gendarmes, à un niveau très élevé.
Personnellement, j'ai essayé de comprendre pourquoi, avec 2 500 policiers et gendarmes, nous n'arrivons pas à de meilleurs résultats. On avance souvent plusieurs explications.
D'abord, celle qui consiste à dire que la Corse est traditionnellement violente. Il est vrai qu'à la fin du XVIIe siècle, il y avait 120 000 habitants et 900 meurtres par an ; mais l'on venait d'inventer l'arquebuse à rouet, ce qui a fait des ravages ! Mais aujourd'hui encore, il reste une permissivité incontestable s'agissant du port illégal d'armes.
La deuxième raison invoquée est la loi du silence. Pourquoi les Corses ne témoignent-ils pas ? Mais comment accabler ceux qui ont témoigné contre des terroristes et qui les ont vus revenir après des amnisties ? Comment critiquer le fait qu'ils se taisent, alors que dans une société de proximité, tout le monde sait qu'ils sont allés voir les policiers ou les gendarmes ? En réalité, c'est non pas la loi du silence, mais la loi de la peur qui règne en Corse! Pour un Corse, il faut choisir : être en paix avec sa conscience ou avec ses voisins.
Il est donc très facile de parler de la loi du silence pour dissimuler ses échecs ; je vous rappelle que l'assassinat de Claude Erignac a été élucidé grâce à un Corse ! Et je ne cesserai de le proclamer et de le démontrer plus longuement. Il est donc clair que dans cette société de proximité, lorsque l'Etat fera la démonstration qu'il est capable d'assurer la sécurité des personnes qui témoignent, lorsqu'il fera la démonstration qu'il s'attaque à toutes les formes de violence, y compris une certaine forme de violence sociale, la loi du silence sera peut-être alors rompue.
On dit que les Corses ne parlent pas. Mais souvenez-vous du procès de La brise de mer qui s'est déroulé à Dijon ! Les jurés, qui n'étaient pas Corses, se sont désistés les uns après les autres. Cette capacité d'influence peut donc parfaitement dépasser l'île.
La troisième raison avancée concerne les relations de proximité des policiers et des magistrats présents depuis trop longtemps sur l'île. C'est vrai. C'est incontestable. Vous ne pouvez pas rester vingt ans policier ou magistrat sur l'île et être totalement à l'abri d'influences de voisinage ou de proximité. Mais je me suis aperçu que l'effet de proximité n'épargnait pas non plus les magistrats et les policiers venus du continent.
Plus préoccupantes étaient les très mauvaises relations entre les magistrats eux-mêmes - mais je pense que tout cela s'est considérablement amélioré ces derniers mois - qui appliquaient des politiques pénales différentes à Bastia et à Ajaccio. Quand le directeur de l'action sanitaire et sociale d'Ajaccio a refusé le STC (syndicat des travailleurs corses)
- syndicat corse non représentatif à l'échelon national - en commission administrative paritaire, il a été agressé physiquement et les urnes ont été détruites ; les agresseurs ont été condamnés à une peine de prison ferme. D'autres urnes ont été détruites à Bastia, les responsables ont été condamnés à une peine d'amende avec sursis. Il est évident que l'image de la justice n'est pas, de ce point de vue, une image de grande homogénéité.
Enfin, les relations entre l'administration préfectorale et le procureur général étaient catastrophiques. Mais lorsque les querelles se prolongent ainsi les torts sont très souvent partagés.
Je constate cependant que l'essentiel, en termes d'image, est peut-être ailleurs. Et je voudrais ne pas donner l'impression, avec les quelques exemples que je citerai, de vouloir m'ériger en juge ou être désagréable, ce n'est absolument pas mon intention. Je souhaite simplement expliquer pourquoi la population ne parle pas et pourquoi elle a l'impression qu'aucune politique de sécurité n'est appliquée en Corse.
En 1992, un commando du FLNC-historique s'apprête à faire exploser un village de vacances à Linguizzetta, au sud de Bastia ; il est entouré par les forces de police. Une instruction du cabinet du ministre de l'Intérieur tombe : " Il y a du brouillard, nous les avons perdus ".
Fin 1990, un certain Istria, nationaliste connu, est arrêté par des CRS - qui, hélas, avaient fait leur travail -, et conduit au commissariat. Il sort son carnet d'adresses et donne un numéro au commissaire d'Ajaccio : c'est celui du préfet adjoint pour la sécurité ; il est relâché. En sortant, il réarme son pistolet devant les policiers. Ce traumatisme existe encore.
Je pourrais également citer les épisodes de Sperone, 1994, et de Tralonca. Toutes ces images sont restées dans l'esprit de la population et nourrissent son scepticisme. Dès lors qu'elle a le sentiment que le gouvernement recule sur la politique affirmée et conduite en matière d'application de la loi, il n'y a plus de politique possible dans ce domaine. Ce qui me rend aujourd'hui un peu pessimiste, c'est de constater que pour la première fois, alors qu'un Premier ministre de la République se déplace dans l'île, un attentant est commis la veille de son arrivée et un autre pendant son séjour. En outre, lors de son départ le FLNC-Canal historique revendique les attentats.
Je me permets de dire, et ce n'est pas du tout une satisfaction personnelle, que pendant les 15 mois que j'ai passés en Corse en tant que préfet, j'ai eu l'honneur de recevoir de nombreux ministres ; or il n'y a jamais eu d'attentats, ni la veille, ni pendant, ni le lendemain. Tout cela pour vous dire que dès que la garde baisse légèrement, l'insécurité reprend.
Pourquoi n'y a-t-il pas eu de politique de sécurité dans l'île ? Parce que l'on a oublié un certain nombre de choses et qu'on n'a jamais véritablement combattu la grande criminalité. La brise de mer, par exemple, a été sous-estimée, ce qui, je crois, est une énorme erreur puisque aujourd'hui un système mafieu s'est installé. Au début, il s'agissait simplement de faire fructifier de l'argent ; aujourd'hui, on achète des commerces en Haute-Corse, c'est-à-dire une partie de l'économie. Il paraît, mais il s'agit peut-être d'une rumeur, j'emploierai donc le conditionnel, que La brise de mer participerait à l'achat d'un certain nombre de suffrages dans des élections qui sont parfois importantes.
Ce système est également installé dans le sud. Il convient donc d'être très attentifs au respect de la loi et vigilant quant à l'installation d'un système mafieu. On trouve à Bonifacio - notamment à Cavallo, mais pas uniquement - des intérêts italiens ; si, s'agissant du plan d'occupation des sols de Bonifacio, on privilégie le dialogue à la fermeté, la caserne Montlaur sera bientôt non pas un département d'environnement de l'université de Corte, mais un casino avec un hôtel de quatre ou cinq étoiles.
En ce qui concerne le terrorisme, les gouvernements sont enfermés dans l'équation suivante : ou bien ils appliquent strictement la loi et à ce moment-là on a le communiqué du 21 septembre 1998 des Anonymes, ceux qui ont assassiné un préfet, disant " grâce à nous la politique suivie est la bonne ", ce qui est insupportable ; ou bien, ils négocient et ces Anonymes reprendront une action.
Aujourd'hui, en Corse, on a compris que l'action la plus déstabilisatrice, et sans doute la moins coûteuse en termes de risque, était l'assassinat politique. Et je crois qu'il convient, à cet égard, d'être extrêmement vigilants.
Je n'insisterai pas sur la petite et moyenne délinquance, ni sur les moyens d'éradiquer le terrorisme par l'assèchement des ressources ; Bastia sécurità par exemple a connu un traitement plus souple que celui prévu initialement.
Je voudrais maintenant répondre directement à votre question : on peut supprimer le poste de préfet adjoint pour la sécurité, il ne sert strictement à rien. C'est le greffier de l'insécurité, c'est le comptable des statistiques de la criminalité en Corse. Pourquoi ne sert-il à rien - quelle que soit la personnalité de celui qui occupe ce poste ? Ou bien le parquet fait son métier, et par conséquent je ne vois pas très bien ce qu'un préfet adjoint pour la sécurité peut faire en termes de lutte contre la délinquance et la criminalité. Ou bien, le préfet adjoint veut s'en occuper, et cela conduit à des cafouillages épouvantables. En outre, il empiète sur des fonctions de maintien de l'ordre dévolues au préfet de Haute-Corse. Bref, il est dans une situation de directeur de cabinet qui préside des réunions de police.
Tout cela conduit à mettre à un autre niveau - préfet de région et éventuellement procureur général -, non pas les problèmes de sécurité immédiate, mais les problèmes plus stratégiques de sécurité en termes de renseignement, d'action. Je crois donc qu'il serait beaucoup plus facile de fixer des procédures simples et souples entre le procureur général, le préfet de région, un certain nombre de responsables régionaux du renseignement et de l'opérationnel, que d'avoir une institution qui, très honnêtement, est aujourd'hui à bout de souffle, même si elle a répondu, à un certain moment, à une nécessité en donnant un signe fort de l'Etat.
Tels sont les propos que je voulais développer devant vous. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. le Président : Pourquoi avez-vous privilégié les forces de gendarmerie " au détriment " des services de police ?
Par ailleurs, qu'est-ce qui vous a conduit à accélérer le processus de mise en place de ce que l'on a appelé le GPS dont l'idée avait été lancée avant votre arrivée en Corse ?
Enfin, quels ont été les rôles particuliers, à l'intérieur du GPS, du colonel Mazères, du lieutenant-colonel Cavallier, du général Lallement ? Quelles étaient leurs relations avec leur hiérarchie, puisque vous avez souligné la place que pouvait tenir le général commandant la région de Provence-Alpes-Côte d'Azur-Corse ?
M. Bernard BONNET : Monsieur le Président, j'aime autant les gendarmes que les policiers ! Ce que je ne supporte pas, ce sont les policiers ou les gendarmes déloyaux. Par conséquent, cette réputation selon laquelle je préférais les gendarmes aux policiers est absurde. Simplement, j'ai procédé à un état des lieux ; et heureusement que nous avons changé un certain nombre de choses !
Je répondrai directement à votre question. Le lieutenant-colonel Cavallier, dont l'arme de service est un Dictaphone...
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le Président, connaissez-vous d'autres préfets qui ont un gendarme affecté à leur cabinet ?
M. Bernard BONNET : J'ai effectivement demandé, monsieur le ministre, au lieutenant-colonel Cavallier, que j'ai connu dans les Pyrénées-Orientales, s'il acceptait de me rejoindre en Corse. C'est alors posé le problème de son positionnement. Avec le colonel de légion de l'époque, les relations paraissaient difficilement envisageables, d'une part, parce qu'il y avait déjà un chef d'état-major, et, d'autre part, parce qu'il semble - mais je ne l'ai connu que trois mois, je ne me permettrais donc pas de porter un jugement de valeur plus approfondi - que la politique conduite par le colonel de légion était plus proche de la circonspection que d'une politique réactive et préventive en matière de sécurité.
J'ai donc confié au lieutenant-colonel Cavallier une mission d'évaluation consistant non pas, comme il l'imagine, à proposer des mesures au Premier ministre pour redresser la Corse, mais à réaliser un état des lieux de la gendarmerie assorti de propositions.
Il a travaillé très bien et très vite, et son rôle a été utile à plusieurs titres ; les choses se sont révélées ensuite un peu différentes. Il a rétabli le contact avec les magistrats en rendant visite aux parquets et aux procureurs de la république. Il a réalisé un diagnostic, qui a ensuite été mis en _uvre, concernant un escadron de gendarmes mobiles, situé à Ajaccio, qui s'était révélé être le plus immobile de France et dont l'utilité était nulle.
Il a d'autre part mis l'accent sur la nécessité de lutter contre la grande criminalité et les risques mafieux. J'avais proposé au ministre de l'Intérieur - qui l'avait acceptée dans un premier temps, avant que ses services ne bloquent le projet - la création d'une plate-forme interservices ou anti-mafia. L'idée était simple : affecter sur une base sécurisée, rattachée aux parquets de l'île, des juges d'instruction et des experts financiers et fiscaux chargés de reprendre tous les dossiers sensibles.
Cette idée a été retenue sous une forme un peu différente, puisqu'a été créé un pôle économique et financier - longtemps composé d'un seul juge, qui, apparemment sera bientôt rejoint par des experts financiers - dans l'enceinte du tribunal de Bastia.
Par ailleurs, les gendarmes devaient se dynamiser. Lors de mon arrivée en Corse, je ne savais pas ce que signifiait le sigle GPS. Ce que je demandais aux gendarmes était simple : être présents sur le terrain, être réactifs, être une unité opérationnelle. A ce moment-là, le lieutenant-colonel Cavallier m'a dit que ce modèle existait outre-mer avec les GPM. Enfin, j'ai demandé que la section de recherche de la gendarmerie soit renforcée.
Le GPS est donc constitué sur un ordre du général Marcille, qui en fixe les missions, et rendu public avec beaucoup de maladresses durant l'été 1998, ce qui a sérieusement irrité les policiers. En effet, la direction générale de la gendarmerie explique, cet été-là, qu'une unité d'élite va venir en Corse faire du renseignement, etc. De sorte que j'ai refusé, lors de l'installation de cette unité, en septembre 1998, de participer à la cérémonie.
S'agissant de la police, il existait, il est vrai, des incompatibilités. Je peux vous citer le cas d'un fonctionnaire de police qui, même s'il avait de très grandes qualités, était vraiment très impliqué dans le milieu local ; j'ai donc souhaité que le service de police judiciaire subisse un changement.
M. le Président : Vous parlez de M. Dragacci ?
M. Bernard BONNET : Tout à fait. Et je puis vous dire que j'entretenais avec le nouveau directeur régional du service de police judiciaire des relations d'extrême confiance. Ces fameuses réunions du soir qui font fantasmer les magistrats et les journalistes, je les tenais alternativement avec le colonel Mazères et Frédéric Veaux, patron du SRPJ d'Ajaccio, pour lequel j'ai une estime au moins aussi grande.
Pourquoi tenions-nous de telles réunions ? Parce que je faisais, effectivement, quelque chose qui n'était pas tout à fait conforme à la pratique : je leur demandais de me tenir informé de l'état d'avancement des enquêtes sensibles, ce qui ne se fait pas en formation élargie.
Dire que je privilégiais les gendarmes par rapport à la police est excessif. Ce qui est vrai, dans l'enquête Erignac, c'est que la piste agricole a mené la police droit dans le mur. Elle a multiplié les interpellations alors que l'enquête aurait pu être modifiée si les relations entre la justice et la police s'étaient ordonnées comme elles auraient dû s'ordonner à partir du 16 novembre 1998.
Par ailleurs, il faut tout de même savoir que l'on peut sortir du commissariat d'Ajaccio en criant " Vive le FLNC " et en tirant en l'air pour souhaiter la bonne année ! Mais j'imagine que du côté de certaines brigades de gendarmerie, il en est de même. Par conséquent, je n'ai pas de préférence marquée pour la gendarmerie par rapport à la police. L'actuel directeur de la police judiciaire est d'ailleurs d'une extrême qualité et réalise un travail qui va payer très prochainement, j'en suis persuadé.
De là à dire que je préférais les gendarmes ou que je faisais faire des enquêtes par la DGSE pour la sécurité militaire, tout cela relève du fantasme journalistique.
M. le Président : Qu'avez-vous pensé de la dissolution du GPS après votre départ ?
M. Bernard BONNET : Premièrement, je n'ai jamais rencontré un officier du GPS. Second point, lorsque j'ai lu les déclarations des uns et des autres, j'ai pensé qu'il en allait de l'intérêt général de dissoudre une unité qui s'était manifestement dévoyée dans le fantasme d'actions contre-terroristes.
Ma position est donc simple : le GPS devait être dissout, mais ses missions doivent être conservées et encadrées. Il convient simplement de ne pas rattacher directement une telle unité au colonel de légion de gendarmerie, mais de la structurer autour des colonels qui dirigent les groupements de gendarmerie.
Permettez-moi de faire une remarque sur le rôle du GPS en matière de police judiciaire : peut-être que s'il avait existé, du moins son remplaçant, il aurait été à Cargèse en même temps que TF1 !
M. le Président : S'agissant du lieutenant-colonel Cavallier, l'on peut conclure que vous avez commis une erreur en lui demandant de vous rejoindre en Corse. Il reste à vos côtés pendant un certain nombre de mois, puis, pour des raisons sans doute psychologiquement explicables, vos relations se dégradent au point qu'il en arrive à un comportement sur lequel chacun d'entre nous peut s'interroger - et notamment sur l'utilisation de méthodes qui paraissent incompatibles avec l'éthique habituelle des gendarmes.
Vous sembliez, monsieur le préfet, entretenir des relations également difficiles avec M. Marion. Interrogé il y a peu de temps sur l'action qui a été la vôtre, il a indiqué qu'elle avait fait prendre du retard à l'enquête Erignac et que cela avait conduit à accélérer l'interpellation du groupe Castela, sans avoir eu le temps d'approfondir les liens qui pouvaient exister avec votre piste.
M. le Rapporteur : Concernant M. Marion, il serait intéressant de connaître les relations que vous entreteniez avec lui, car il nous a indiqué que jusqu'en octobre vos relations étaient régulières et qu'il connaissait votre informateur...
M. Bernard BONNET : Il croit connaître mon informateur.
M. le Président : Vous pouvez citer son nom, puisque ce n'est pas le bon.
M. Bernard BONNET : M. Antonetti, c'est celui que tout le monde connaît ! Fort heureusement ce n'est pas lui.
M. le Rapporteur : Il nous a expliqué que vos relations ont cessé en octobre, sur ordre. Toujours selon ses propos, vous le revoyez en décembre pour lui expliquer que l'on vous avait demandé de ne plus le voir.
Autre question : pourquoi donnez-vous les trois noms au colonel Mazères et pas à M. Marion ou à M. Veaux ?
Enfin, comment interprétez-vous l'ordre que l'on vous donne d'aller voir non pas le juge Bruguière, mais le procureur Dintilhac ? Et comment expliquez-vous que ce dernier relaie l'information que vous lui donnez, sans citer sa source ?
M. Bernard BONNET : En réalité, j'aurais dû garder l'information pour moi et l'on aurait vu qui a accéléré ou ralenti l'enquête ! Naturellement, une telle chose était impensable. Je me permets tout de même d'ajouter que ce n'est pas le métier d'un préfet de région de s'occuper de ces choses-là ; j'ai donc aussitôt communiqué les noms.
Vous me demandez pourquoi je les ai donnés au colonel Mazères et pas à M. Marion, qui était à ce moment-là sur sa piste agricole. En les donnant au colonel Mazères, je les ai donnés à M. Veaux et aux magistrats de la 14ème section ! C'est un extraordinaire contresens qui est établi !
Que fait Mazères ? Il enquête et trouve d'autres noms. Il communique tous les procès-verbaux au juge Thiel qui est co-saisi de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac. Par conséquent, en informant Mazères, j'informe également les juges de la 14ème section et le SRPJ de Frédéric Veaux qui est associé à l'enquête sur Pietrosella. On ne peut donc pas dire que cette information ait été gardée par la gendarmerie.
Et c'est tellement vrai que lorsque le juge Thiel, le 28 octobre 1998, organise une réunion avec la section de recherche de la gendarmerie et la police judiciaire d'Ajaccio sur la procédure judiciaire que les gendarmes développent à ce moment-là sur Pietrosella, il s'emporte en disant " il est inacceptable que des procès-verbaux aient été transmis à la DNAT, puisqu'elle n'est pas saisie de l'enquête sur Pietrosella ". Cela veut donc bien dire que les noms que j'ai donnés au colonel Mazères ne sont pas restés dans sa poche ni dans celle de la gendarmerie !
Tout cela pose donc effectivement la question du bon fonctionnement des circuits ! Si chacun place au-dessus de l'intérêt général - qui est l'élucidation de cet l'assassinat - le plaisir personnel de pouvoir la revendiquer, on ne pourra jamais s'en sortir ! Et je me permets de dire, avec une certaine vivacité, puisque les propos qui consistaient à dire que j'avais ralenti l'enquête ont été tenus au moment où je pouvais difficilement répondre, qu'il s'agit de propos tout à fait scandaleux ! Et je vous donnerai un détail très précis.
La police serait encore en train de courir derrière les assassins de Claude Erignac si je n'avais pas donné l'information selon laquelle l'appartement où le commando du nord a retrouvé celui du sud était celui de la s_ur d'Alain Ferrandi ! Ils ne l'ont pas trouvé. Profitant ensuite d'une situation momentanée d'empêchement de ma part, dire que tout cela a été un travail exceptionnel de technologies modernes, d'écoutes de portables, de triangulation - personne ne comprenant rien à ce que cela veut dire, sauf les techniciens -, est une escroquerie ! Il y a une limite dans l'indécence !
S'agissant du lieutenant-colonel Cavallier, les choses sont extrêmement simples. Plus simple que celle que la presse du c_ur, profitant là aussi de mon impossibilité de répondre, avait essayé de trouver comme explication. Le lieutenant-colonel Cavallier a travaillé en confiance pendant trois mois. Je l'hébergeais à la préfecture, il était seul et en totale confiance ; j'étais même très satisfait. Il a subi un premier assaut très brutal du procureur général Legras qui l'a fait convoquer par son ami le major général Marcille
- adjoint du directeur général de la gendarmerie - en lui disant qu'il était inadmissible que ce lieutenant-colonel soit l'homme du préfet auprès des tribunaux et qu'il ne devait plus désormais, s'occuper d'affaires judiciaires. Je crois, mais je n'en suis pas certain, qu'il a été également convoqué par le cabinet du ministère de la Défense.
Ensuite, le colonel Mazères arrive. Les choses sont immédiatement claires ; il ne supporte pas qu'un adjoint ait accès direct au préfet. On peut le comprendre. Au bout d'une semaine, il interdit donc au lieutenant-colonel Cavallier d'assister à mes réunions. Ce dernier est alors très malheureux. Il s'agit d'une personne qui a besoin de champ pour s'exprimer et il s'étiolait dans ses fonctions de chef d'état-major, de sorte - et je lui en avais fait plusieurs fois le reproche - qu'il était un peu devenu le correspondant de la presse parisienne lorsqu'elle se déplaçait en Corse puisqu'il avait du temps - notamment de M. Irastorza. Apparemment, la coopération a été fructueuse et se poursuit.
Le second temps fort pour le lieutenant-colonel Cavallier a été sa non-promotion au grade de colonel. Il est venu me voir dans mon bureau à titre exceptionnel en me disant - je n'avais pas de magnétophone : " Ce qui arrive là est très grave, personne ne comprend parmi mes camarades que je ne sois pas nommé colonel ; c'est votre politique qui est mise en cause, il faudrait que vous appeliez le directeur de cabinet du ministère de la Défense ". Je ne l'ai pas fait. En revanche, j'ai appelé le directeur général de la gendarmerie, M. Bernard Prévost, qui m'a expliqué qu'il était trop jeune.
M. le Président : Il nous a été rapporté, monsieur le préfet, que vous avez contribué à compliquer les choses. Il est vrai que l'on dit d'autant plus de mal d'une personne qu'elle n'est pas là pour se défendre.
M. Bernard BONNET : Je m'en suis aperçu, oui !
M. le Président : Il nous a été rapporté certains faits qui pourraient expliquer ce mécanisme de détérioration des relations que vous entreteniez avec le lieutenant-colonel Cavallier, qui serait un homme psychorigide, très raide, très à cheval sur les principes...
M. Bernard BONNET : Vous me permettrez de nuancer le portrait, puisque c'est la seconde fois que le lieutenant-colonel Cavallier enregistre clandestinement une conversation. En effet, dans les Pyrénées-Orientales, ce dernier a contribué à déstabiliser un capitaine de police qui n'a pas eu sa promotion, en enregistrant clandestinement une conversation entre le centre opérationnel de gendarmerie de Perpignan et un policier de la police de l'air et des frontières concernant une affaire de reconduite à la frontière.
Il m'a présenté la cassette enregistrée et je l'ai mis dehors en lui demandant de prendre contact avec le commissaire de police de la PAF. Tout cela pour dire que cette psychorigidité et cette conception de chevalier blanc de la gendarmerie peuvent connaître quelques exceptions !
M. le Président : Vous avez cependant été abusé, puisque vous l'avez tout de même appelé auprès de vous en Corse !
M. Bernard BONNET : Pendant trois mois, et je pensais que cela pourrait continuer ; vous avez tout à fait raison. Mais je suis persuadé que si j'avais eu la possibilité de l'avoir en liaison directe, les choses auraient fonctionné comme elles avaient fonctionné à Perpignan où il a obtenu d'excellents résultats. Je ne mets pas en cause le travail qu'il a effectué les trois premiers mois, pendant lesquels il a présenté des propositions intéressantes.
Mais une erreur a été commise. Le lieutenant-colonel Cavallier est un opérationnel ; or, en tant que chef d'état-major, il a été cantonné par le colonel Mazères à un rôle terriblement subalterne. Il n'assurait même pas l'intérim du colonel de légion.
M. le Président : Vous n'avez pas évoqué la police et le problème de la porosité, de l'absence de fiabilité. Chacun s'accorde à reconnaître les qualités du directeur actuel du SRPJ. Pouvez-vous également revenir sur M. Dragacci ? Enfin, vous n'avez pas évoqué les relations entre la DNAT et les services locaux de police judiciaire ; les dysfonctionnements peuvent aussi s'expliquer dans ce cadre-là.
M. Bernard BONNET : Tout d'abord, M. Marion entretenait des relations exécrables avec M. Dragacci, et a contribué incontestablement - sans doute avec d'autres, et j'en fais partie d'ailleurs - au départ de ce dernier. Ensuite, la DNAT et M. Marion ne faisaient pas confiance à la police locale, et se méfiaient de la porosité de la police judiciaire.
Je crois que les choses se sont véritablement améliorées avec Frédéric Veaux. Personnellement, je me méfie aussi beaucoup de la DNAT. Je vous citerai un exemple très précis. Mon informateur présumé, M. Antonetti, dont tout le monde connaît le nom, est interpellé, en tant que tel, par deux fonctionnaires de la DNAT. Pendant quatre jours, la seule question qui lui a été posée est la suivante : pourquoi informez-vous le préfet et pas la police ? Il leur a répondu qu'il m'informait dans le cadre de ses activités professionnelles ; ce qui était rigoureusement exact ! Ce que la police ne pouvait pas savoir, c'est qu'il s'agissait, effectivement, d'un ancien terroriste particulièrement dur, repenti, chef d'entreprise, et qui ne risque rien aujourd'hui dans la mesure où ses anciens amis savent parfaitement que ce n'est pas mon informateur. Ce qui ne veut pas dire d'ailleurs qu'il n'ait pas joué un rôle de présentation.
M. le Président : Et tout cela dans un climat qui devait être difficile à gérer : absence de relations entre la DNAT et la police locale...
M. Bernard BONNET : Ce sont les magistrats qui le gèrent.
M. le Président : ... affrontement entre les magistrats anti-terroristes, car si j'ai bien compris les relations entre M. Thiel et M. Bruguière n'étaient pas au beau fixe. Comment réagissiez-vous, vous qui aviez un préfet adjoint pour la sécurité dont le rôle n'apparaissait pas très utile.
M. Bernard BONNET : J'ai été pour le moins meurtri de ces divisions qui empêchaient l'enquête de progresser et qui déstabilisaient totalement la politique que j'étais en train de conduire. Par définition, l'opinion additionnait les échecs de cette enquête et comptabilisait l'impopularité de la politique de rétablissement de l'Etat de droit.
J'étais donc pour le moins impatient et cela est devenu quasiment désespérant lorsque j'ai eu la conviction de connaître le nom des assassins de Claude Erignac et qu'il a fallu attendre que je sois incarcéré à la prison de la Santé pour que l'on se résolve - pour éviter peut-être une imprudence de bavardage avec le juge d'instruction qui devait m'entendre le 23 avril - à procéder à des interpellations et que l'on prétende s'être trompé de maison pour le frère Colonna qui était suivi depuis deux ou trois mois et qui promenait de manière triomphante les balises de police qui avaient été accrochées à son véhicule... Je n'épiloguerai pas.
M. le Rapporteur : Pensez-vous que Yvan Colonna ait pu être informé ?
M. Bernard BONNET : J'en ai l'intime conviction. Pour être plus précis, j'en ai l'infime conviction !
M. le Rapporteur : Lors de son audition devant cette commission, M. Marion a porté des accusations assez fortes à l'encontre de M. Dragacci.
M. Bernard BONNET : C'est parfois difficile, mais il arrive un moment où il faut s'élever au-delà de ces contentieux personnels. S'il y a eu des informations, elles ne se sont pas situées nécessairement de manière maligne, mais à des niveaux qui ne sont sûrement pas ceux que fréquente habituellement M. Marion.
M. le Rapporteur : Vous nous avez très clairement exposé votre sentiment s'agissant du poste de préfet adjoint pour la sécurité. Nous avons cependant le sentiment que vous exerciez votre fonction d'une manière très centralisatrice - notamment en prenant en mains les affaires sensibles -, à l'égard non seulement du préfet adjoint, mais également du préfet de Haute-Corse. Ce dernier nous a effectivement indiqué que vous aviez pris la décision de vous attribuer, en matière de police, ses responsabilités, du fait de circonstances exceptionnelles.
M. Bernard BONNET : Premièrement, je n'ai aucun commentaire à formuler en ce qui concerne le préfet de Haute-Corse, qui vient d'être nommé dans les Alpes de Haute-Provence, si ce n'est qu'il m'avait été demandé d'être très vigilant par rapport à son tempérament qui était peut-être moins affirmé que ne l'exigeaient les circonstances du poste - notamment quand il s'est agi de neutraliser Bastia sécurità. En effet, le cabinet du Premier ministre et le ministre de l'Intérieur m'ont demandé de prendre l'affaire en mains, alors qu'elle se situait à Bastia, car il semblait que les tempéraments étaient un peu différents à l'égard de ce dossier.
En revanche, il est vrai qu'une maladresse a été commise. Après une série d'attentats, alors que j'étais à Paris, j'ai demandé à mon directeur de cabinet de dire que nous allions demander la mise en _uvre du décret qui confiait au préfet de Corse des responsabilités voisines de celles du préfet de zone de défense en matière de sécurité. Le préfet de Haute-Corse s'en est beaucoup ému, et il a eu raison. Mais ces pouvoirs n'ont pas été mis en application.
M. le Rapporteur : Le dispositif en place dans l'île qui pouvait être critiquable, avait peut-être aussi le mérite d'impliquer plusieurs personnes dans un domaine difficile et d'amener un peu de contradiction. Ne pensez-vous pas que vous vous êtes excessivement isolé ?
M. Bernard BONNET : Je suis passé de la voiture blindée à la carte orange !
Je puis vous dire très directement qu'il s'agit du meilleur moyen d'obtenir des renseignements que d'être relativement présent dans sa préfecture et de ne pas faire les marchés. Et si une personne est venue me donner une information aussi importante, c'est parce qu'il ne lui avait pas échappé que je plaçais l'intérêt général au-dessus de ce désir de plaire qui consiste effectivement à tester sa popularité dans les endroits publics.
Il n'y a pas eu réellement d'isolement ; il y a eu seulement une apparence d'isolement physique. Je souhaiterais tout de même vous indiquer que j'ai passé beaucoup plus de temps à préparer le contrat de plan et à définir et à faire adopter la stratégie de l'Etat en Corse qu'à régler des histoires de GPS !
M. le Rapporteur : Quelles relations entreteniez-vous avec l'autorité centrale ?
M. Jean MICHEL : Et avec les élus ?
M. Bernard BONNET : J'avais des contacts fréquents avec l'administration : quotidiens avec Clotilde Valter, beaucoup plus épisodiques avec Alain Christnacht qui gérait un autre dossier par ailleurs, mais quotidiens avec Matignon. Prétendre le contraire aujourd'hui, c'est faire preuve d'une capacité d'oubli surprenante.
En ce qui concerne le ministère de l'intérieur, j'entretenais des relations privilégiées avec M. Philippe Barret, alors conseiller auprès du ministre de l'Intérieur. Elles étaient plus difficiles, voire quasiment inexistantes, avec le directeur adjoint du cabinet du ministre de l'Intérieur, M. Bergougnoux, et assez rares mais réelles avec le directeur de cabinet du ministère de l'intérieur.
J'ai également assisté à des réunions qui se déroulaient à Matignon, où j'ai rencontré, à quatre ou cinq reprises, Olivier Schrameck, le directeur de cabinet du Premier ministre. Enfin, j'avais bien entendu des contacts avec les ministères techniques, avec les directeurs de cabinet des ministres concernés - les affaires sociales, les finances et l'agriculture.
M. le Président : Vous oubliez, monsieur le préfet, de nous parler des relations que vous entreteniez assez régulièrement avec la présidence de la République et M. de Villepin.
M. Bernard BONNET : Vous faites bien de me poser cette question, monsieur le président, et ma réponse sera directe.
Par loyauté, je ne me suis rendu qu'une fois à l'Elysée, contrariant ainsi tous les usages établis. La seule fois où je m'y suis rendu pour rencontrer MM. de Villepin et Landrieu, j'avais demandé l'autorisation au directeur de cabinet du Premier ministre à la demande de M. Jean-Pierre Chevènement. Je n'ai même pas fait ce que j'aurais dû faire dans une période de cohabitation, à savoir rendre des visites aussi fréquentes à l'Elysée qu'à Matignon. Par ailleurs, je n'ai jamais eu de coups de téléphone de M. de Villepin. J'ai eu M. Landrieu au téléphone une seule fois, dans une circonstance tout à fait protocolaire. Je me suis interdit d'aller à l'Elysée alors que mon collègue de Haute-Corse, et ce n'est pas une critique, y allait beaucoup plus facilement.
M. le Président : Il y allait tous les quinze jours.
M. Bernard BONNET : Je n'en sais rien, puisqu'il allait partout. Vous voyez que je n'étais pas centralisateur !
Je ne suis donc jamais allé à l'Elysée, et je me le reproche maintenant, car, effectivement, il aurait été normal que j'y aille. Le ministre de l'Intérieur lui-même, par l'intermédiaire de M. Barbeau, m'avait demandé de prendre contact avec M. Landrieu qui se plaignait de ne jamais me voir. Telle est la vérité, monsieur le président ; et je l'ai fait par loyauté. De même que par loyauté, je n'ai rien dit pendant deux mois, d'un endroit du sud de Paris ! J'ai été obligé de m'exprimer après - mais je m'exprimerai dans une autre enceinte à ce sujet !
Quant à mes relations avec les élus, elles étaient excellentes avec les élus qui mettent la République au-dessus de leur carrière, catastrophiques avec les autres !
M. Yves FROMION : Monsieur le préfet, vous nous affirmez que vous aviez des relations quotidiennes avec Matignon. Comment expliquez-vous que lors de son récent déplacement en Corse, le Premier ministre ait pu parler d'une dérive grave en contradiction totale avec la politique du gouvernement ? C'est-à-dire qu'il ait pu mettre en cause l'action de celui qui le représentait directement en Corse et peut-être d'autres fonctionnaires ?
M. Bernard BONNET : Je suis partagé entre mon obligation de réserve et le serment que j'ai prêté devant vous. Je peux vous dire que j'ai été attristé de lire ce que j'ai lu et d'entendre ce que j'ai entendu. En effet, le Premier ministre m'a reçu avec le procureur général pendant deux longues heures au mois de septembre 1998. J'ai exposé les éléments de la politique qui était conduite et j'ai reçu de vifs encouragements.
Ce qui me navre davantage et qui nourrit une colère sans doute plus maîtrisée, ce sont les propos que j'ai pu entendre il y a quelques mois ; je veux parler de ceux qui transforment la notion de présumé innocent en celle de désiré coupable.
J'aurai l'occasion, par l'intermédiaire de mon conseil, très prochainement, de démontrer que le témoignage qui m'a conduit où j'ai été conduit était un faux témoignage, puisque la confrontation qui est demandée avec des conseillers de Matignon sur le contenu de l'entretien du 27 avril, sur cette fameuse affaire de paillote, semble gêner le magistrat. Mon conseil sera obligé de l'exprimer dans des conditions différentes, et on l'y conduit par manque de courage politique. Nous verrons à ce moment-là que je n'étais pas bunkerisé, enfermé dans une espèce de culte de docteur folamour, totalement égaré, meurtri d'avoir dû reculer le 9 avril sur l'histoire des paillotes, et que je ne me suis pas abandonné à un coup de sang déshonorant la République !
En ce qui concerne les propos qui ont été tenus avant-hier, je les mets sur le compte de l'émotion, dans la mesure où, effectivement, le Premier ministre a été accueilli par un attentat, en a subi un autre pendant son séjour, et qu'une revendication a été formulée au moment de son départ par le FLNC-Canal historique. Cela, il est vrai, est assez déstabilisant.
M. le Président : Monsieur le préfet, il ne nous appartient pas d'ajouter à une confusion qui est déjà assez grande. Pour avoir lu hier soir les déclarations de M. Jospin de manière intégrale, je crois pouvoir dire à M. Fromion qu'il ne mettait pas en cause le préfet Bonnet personnellement. Il a évidemment regretté, ce qui est la moindre des choses, l'affaire des paillotes.
M. Bernard BONNET : Et moi donc !
M. le Président : J'ai en mémoire la conception qui doit être la nôtre de la présomption d'innocence ; le Premier ministre n'a absolument pas cité M. Bonnet en le liant à l'affaire des paillotes, il a, au contraire - et je vous renvoie à la lecture intégrale du discours de M. Jospin -, rendu hommage au travail qui avait été réalisé dans un premier temps, en Corse, sous l'ère Bonnet. Je ne crois donc pas qu'il faille tirer ici des conclusions trop hâtives sur les déclarations du Premier ministre. Fallait-il s'attendre à autre chose qu'une condamnation de l'affaire des paillotes ? Vous auriez sans doute été surpris qu'il ne le fasse pas ; et moi aussi d'ailleurs !
M. Bernard BONNET : Monsieur le Président, je vous prie de m'excuser. J'ai également lu avec attention toutes les dépêches AFP ainsi que la presse. Ce qui a été dit, en réponse à une question - et qui n'était donc pas dans le discours -, c'est que " ni le ton ni le style, pendant quinze mois, ne correspondait à ce qui était attendu ".
M. Didier QUENTIN : Je lis en effet cette déclaration du Premier ministre : " Pendant un an et demi la pratique de l'Etat en Corse n'a pas été celle que je souhaitais ".
M. le Président : Certes, mais on a tenté de lier cette affaire à celle des paillotes, or je ne souhaite pas qu'on le fasse.
M. Christian PAUL : Monsieur le préfet, ceux qui, comme moi, ont participé à la commission d'enquête présidée par M. Glavany, ont pu apprécier le très grand courage dont vous avez fait preuve ; un courage que je qualifierai d'exceptionnel au sein même de l'appareil d'Etat. Pour ce qui relève d'une part d'ombre durant cette période, je crois pour ma part que notre commission n'a pas mission d'y apporter éclaircissement : c'est aujourd'hui le travail de la justice.
Monsieur le préfet, je vous poserai deux questions.
A plusieurs reprises, notamment lors de votre venue devant la commission d'enquête précédente, vous avez évoqué un sujet que vous considériez comme un obstacle à votre action. Vous ne l'avez pas évoqué spontanément aujourd'hui, je veux parler d'un certain nombre de réseaux existant au sein de l'appareil d'Etat, notamment au sein de la police. Pouvez-vous, s'agissant notamment des forces de sécurité, nous donner quelques éléments ?
Second point, vous avez, avec un certain nombre de magistrats, pendant votre séjour en Corse, donné un coup de projecteur sur ce que l'on a appelé un système mafieu. Avez-vous progressé sur ce sujet et jugez-vous possible de détruire ce système ?
M. Bernard BONNET : En ce qui concerne les réseaux existant dans l'appareil d'Etat, il convient de ne pas simplifier à l'excès en disant par exemple que certains réseaux appartiendraient à tel ministre de l'Intérieur. Je prendrai un exemple pour être très précis.
Après l'attentat de la mairie de Bordeaux en octobre 1996, M. Juppé, alors Premier ministre, a pris une décision : il a changé un certain nombre de fonctionnaires du ministère de l'intérieur qui s'occupaient du dossier corse - et qui pratiquaient une politique de partenariat - et l'a confié à d'autres, afin d'appliquer une politique de fermeté. Or un certain nombre de ces fonctionnaires sont revenus au ministère de l'intérieur, depuis, à des fonctions de responsabilités, notamment à la direction centrale des renseignements généraux.
Ce n'est absolument pas une mise en cause, car ce sont d'excellents fonctionnaires ; je suis donc d'autant plus gêné pour donner des noms. Mais le numéro 2 de la direction centrale des renseignements généraux a, à ce moment-là, changé d'affectation. Et il est revenu, depuis.
M. le Président : M. Squarcini.
M. Bernard BONNET : Un préfet qui était en charge de ce dossier a changé d'affectation. C'est la raison pour laquelle je suis très prudent en employant le terme de réseau. Il s'agit plutôt d'équipes qui travaillent autour d'un homme pour une politique ; il n'est pas illégitime qu'à un moment donné, lorsque la politique est différente, les équipes changent.
M. Robert PANDRAUD : Mais il n'est pas impossible que les mêmes hommes revenant, soient capables d'appliquer une autre politique.
M. Bernard BONNET : Cela est vrai, monsieur le ministre, mais la difficulté réside dans les liens de proximité qui se sont établis, ne serait-ce que par l'origine insulaire, la connaissance des dossiers. Lorsqu'on a eu à traiter, pendant de nombreuses années, le dossier de M. François Santoni, il est assez difficile ensuite d'avoir du recul. Lorsqu'on a un carnet d'adresses sur l'île composé de personnes avec qui l'on a souhaité négocier, il est difficile ensuite de s'abstraire de la politique que l'on conduisait.
M. Robert PANDRAUD : M. Bisch n'est pas insulaire ?
M. Bernard BONNET : Si, en Corse il est appelé Bicci !
S'agissant du système mafieu, où est le danger ? Il y a une dizaine d'années, les catégories étaient clairement identifiables : les nationalistes, les bandits, les responsables sociaux-économiques, les élus. Aujourd'hui, je crois pouvoir dire qu'il y a des passerelles, que le système s'est lié - mais pas à tous les niveaux. Il y a une pénétration dans les institutions de chacune de ces catégories. On a retrouvé un certain nombre d'anciens terroristes présidents de chambre de commerce ; on a retrouvé un certain nombre de terroristes conseillers de l'Assemblée de Corse. Qu'ont-ils fait ? Ils ont utilisé les institutions et pratiqué le détournement de fonds publics.
Pour lutter contre ce système qui se met en place, qui consiste également sur le plan politique, lorsqu'il y a des élections dans tel ou tel conseil général, à aller encourager les électeurs à voter pour tel ou tel président, il n'y a qu'une réponse : être d'une rigueur extrême à l'égard des autorisations en matière d'urbanisme ; être d'une rigueur extrême dans le contrôle de l'argent public qui est une source de détournement ; être implacable dans le fonctionnement des institutions qui ont amené à la faillite, et qui ont presque toutes fait l'objet de dissolution de la part de leur conseil d'administration. Ce qui s'est passé dans l'affaire du Crédit Agricole a été un grand coup porté à ce système mafieu, dont le potentiel est considérable.
Il convient en effet de savoir que l'extrême sud peut susciter un certain nombre d'appétits. Je le répète, se cristallisent sur le plan d'occupation des sols de Bonifacio de très très nombreuses attentes de type pas simplement administratif.
M. Christian PAUL : Comme nous, vous avez à c_ur que les risques d'impunité, en Corse, se réduisent. Avez-vous le sentiment que les piliers de ce système mafieu restent impunis ?
M. Bernard BONNET : Pour un certain nombre de piliers dont l'adresse est une boîte postale à l'aéroport de Lugano, certainement. Il me paraît extrêmement difficile, pour les sociétés écran de Cavallo, compte tenu de la complexité des structures, de remonter à un certain nombre de sources. En revanche, le choix doit être clair et je rends hommage aux élus qui se sont battus pour ce choix : il faut choisir entre l'ordre républicain et l'ordre mafieu. Par conséquent, il convient d'appliquer strictement la loi, sans complaisance, sans considération d'opportunité ni de puissance.
Et j'insiste sur le mot " opportunité ". Il ne faut pas que la justice soit bafouillante en donnant le sentiment de porter son attention davantage d'un côté plutôt que de l'autre. Car à ce moment-là, immédiatement, il y a perte de crédibilité.
Pour répondre plus directement à votre question, je crains qu'un certain nombre d'affaires de blanchiment soient prescrites ou difficiles à prouver. En revanche, la responsabilité de l'Etat, c'est d'éviter aujourd'hui que cela ne se développe, notamment dans les entreprises, c'est-à-dire dans le rachat d'entreprises, où l'on vient, en haut de bilan, blanchir de l'argent en attendant la subvention européenne. En faisant cela, ils rachètent l'économie de l'île et s'installent. Il sera alors très difficile de les neutraliser.
M. Michel VAXÈS : Monsieur le préfet, je partage l'appréciation de mon collègue Christian Paul concernant à la fois les travaux de la précédente commission et le courage que suppose la mise en _uvre de ce travail dans la période postérieure à la première commission d'enquête.
Si ma mémoire est bonne, nous avions convenu, lors de la précédente commission d'enquête, de la nécessité de frapper fort aux endroits les plus sensibles et d'essayer d'être le plus pédagogique possible sans renoncer toutefois au retour à l'Etat de droit sur des aspects qui étaient plus secondaires. Nous avions considéré qu'il fallait le soutien de l'opinion publique corse et que s'accrocher à tous les cailloux n'était pas forcément la bonne méthode.
Je me suis demandé pourquoi les affaires de paillotes - et pas simplement celles des paillotes brûlées -, ont pris le pas dans l'opinion publique sur la politique qui est appliquée ? Leur a-t-on donné une dimension trop importante ? Confirmez-vous aujourd'hui la nécessité de maintenir le cap ? Et comment expliquez-vous le fait que cette politique n'ait pas été perçue plus clairement ?
M. Bernard BONNET : Il est en effet capital d'obtenir le soutien de la population pour l'application d'une telle politique. Ce qui a pu contrarier ce soutien, c'est précisément que l'ensemble de la population a senti les effets de cette politique sans toujours pouvoir en constater les conséquences sur les dossiers sensibles.
Vous avez parlé du domaine maritime public. Très honnêtement, les paillotes ont été une priorité journalistique. Ce que j'ai fait au printemps, c'est de demander au génie militaire de venir appliquer des décisions de justice : des maisons d'habitation construites illégalement sur le domaine maritime public ont été détruites dans l'indifférence générale, mais aussi des villages de vacances, des ports privés... Dans l'indifférence générale. Pourquoi ? Pour faire passer un message qui consistait à dire que ce n'est pas la survivance de l'économie de cueillette qui mobilisait mon attention, par l'intermédiaire des paillotes, mais l'application des décisions de justice en matière d'urbanisme. Et nous avons donné là un message clair à l'opinion : nous commençons par les choses importantes.
Deuxièmement, que s'est-il passé au mois de février ? Je reconnais que le symbole a été un peu fâcheux, le jour de l'installation de l'Assemblée de Corse, mais tout de même ! La construction d'une tour, sans permis, dans une assemblée aussi prestigieuse dotée de pouvoirs aussi considérables ! C'était tout de même un symbole fort que d'affirmer à l'opinion " nous allons faire appliquer le droit de l'urbanisme, et regardez, personne n'est à l'abri ".
Ensuite, il y a eu des articles 40 touchant des personnalités de grande qualité et de grande dimension nationale qui, incontestablement, avaient pour objectif de traiter une situation difficile ; ces articles 40 pouvaient tout de même avoir une vertu pédagogique pour l'opinion.
Mais ce qui s'est passé, c'est ce considérable décalage entre le lancement d'une action dans des domaines sensibles et ses résultats judiciaires. Prenons l'exemple de l'article 40 sur le RMI et du retentissement qu'il a eu sur le plan de la réinsertion sociale. Lorsque j'étais à la prison de la Santé, j'ai appris que le procureur général, qui considérait que cette procédure n'avait strictement aucun intérêt, a finalement décidé la mise en examen d'une personnalité. Il y a donc eu un décalage, et l'impopularité de cette politique s'est nourrie de ce décalage.
La volonté de la pédagogie d'une part et, d'autre part, la volonté de considérer que personne ne serait écarté et que tous les domaines seraient concernés n'ont pas fait défaut. Mais il est vrai que les relais locaux ont été faibles et que la presse locale, totalement asservie au système existant, ne nous a pas aidés.
M. Robert PANDRAUD : Nous sommes tous coupables, sur le plan de l'autorité de l'Etat, d'avoir supprimé d'une manière stupide ce que l'on appelait les privilèges de juridiction qui étaient en définitive une garantie de bonne administration de la justice. En effet, sur le plan de l'autorité, voir un préfet, quel qu'il soit, transféré devant le tribunal du chef-lieu qu'il a dirigé pendant longtemps, est tout à fait scandaleux !
La médiatisation en elle-même, dans une ville donnée - que ce soit à Ajaccio ou à Colmar - est un défi à l'autorité de l'Etat. Je doute fort, hélas, que dans le monde où nous vivons, nous soyons un jour prêts à accepter la restauration de l'autorité de l'Etat : de gouvernement en gouvernement, on va plutôt vers son affaiblissement.
Deuxièmement, monsieur le préfet, vous êtes nommé en Corse. Vous venez des Pyrénées-Orientales, très bien. Vous avez une chance inouïe : vous avez pu reprendre votre directeur de cabinet et faire venir votre officier de gendarmerie. Ne pensez-vous pas aujourd'hui que vous auriez mieux fait d'attendre les personnes que le ministère de l'intérieur allait vous proposer ?
Si je parle de votre directeur de cabinet, c'est parce qu'avec le profil dépeint dans la presse, il ne pouvait qu'interférer dans les missions attribuées au préfet adjoint pour la sécurité.
Enfin, est-ce vous qui avez demandé le départ du préfet de Haute-Corse, M. Pomel ?
M. Bernard BONNET : En ce qui concerne Gérard Pardini, sachez qu'il ne m'a pas accompagné. Le procureur général a obtenu quant à lui, lorsqu'il a été nommé en Corse, la nomination d'un certain nombre de magistrats qu'il connaissait bien.
Lorsque j'ai été nommé en Corse, j'ai gardé le directeur de cabinet qui était présent, pendant trois mois. Gérard Pardini a souhaité venir en Corse pour des raisons personnelles et familiales : ses parents, âgés, habitaient Ajaccio. L'intérêt que je voyais, dans la venue de Gérard Pardini, est qu'il s'agit d'une personne qui connaît beaucoup de monde ; mais j'avais sous-estimé le fait que beaucoup de monde le connaissait aussi.
En ce qui concerne mes autres collaborateurs, ils ont fait l'objet, comme tous les responsables des services de l'Etat, d'une mesure générale qui consistait à les remplacer, qu'ils aient démérité ou pas.
S'agissant du préfet de Haute-Corse, je vais vous répondre très franchement et très directement. Lors d'une entrevue avec M. Jean-Pierre Chevènement, en présence de M. Pomel, à l'issue d'une réunion de préfets, j'ai été très gêné, car ce dernier avait rédigé un rapport d'une page et demie pour le ministre de l'Intérieur mettant en cause la politique d'établissement de l'Etat de droit, en indiquant que tout ce qui se passait jusqu'à présent allait très bien et qu'au fond il fallait donner quelques centaines de milliers de francs à des agriculteurs pour calmer la contestation agricole. En outre, il ne voyait pas pourquoi il fallait développer le contrôle de légalité.
Effectivement, nous nous sommes heurtés lorsque j'ai fait un article 40 sur un marché passé par M. Natali - entreprise de Haute-Corse - pour lequel il avait renoncé à exercer le contrôle de légalité, malgré les demandes de son service.
M. Roland FRANCISCI : Monsieur le préfet, je suis très content de vous saluer, mais très triste de vous voir à cette place à cause de la Corse.
L'image que M. Bonnet a laissée en Corse n'est pas du tout celle qu'on lit dans les journaux. Je ne veux pas revenir sur les conditions dans lesquelles M. Bonnet a accepté de venir en Corse ; je dis bien " accepté ", car de nombreux préfets ont refusé. M. Bonnet n'avait pas un rôle facile. Il a mis en _uvre une politique qui était voulue, initiée aussi bien par le gouvernement que par le Président de la République.
La question de savoir si le préfet entretenait de bon rapport avec les élus a été posée. Je suis témoin ; je suis venu pour témoigner. Je suis maire, conseiller général et député. En ma qualité d'élu, j'ai rencontré une dizaine de fois M. Bonnet. Je lui ai soumis des dossiers quelquefois embêtants pour des communes. Ils ont tous été traités avec célérité et efficacité.
M. Bonnet avait-il la volonté de maintenir le contact avec les élus ? Etait-il à l'écoute des élus ? Je dis oui ! J'ai connu de nombreux préfets en Corse ; or M. Bonnet a été le seul à organiser, toutes les semaines, un déjeuner auquel il invitait une dizaine de maires. Il leur demandait quels étaient leurs v_ux, leurs aspirations.
C'est la raison pour laquelle je me suis déplacé aujourd'hui. Je ne voulais pas, monsieur Bonnet, que vous pensiez que j'avais changé d'opinion. Nous nous sommes rencontrés très souvent et vous savez bien que je ne suis pas de ceux qui hurlent avec loups ou qui ont fait partie de la curée.
Cela étant dit, la politique qui a été mise en _uvre en Corse pendant 15 mois par M. Bonnet a été très appréciée par l'immense majorité de mes compatriotes et par moi-même. Vous comprendrez, monsieur Bonnet, que mon témoignage s'arrête là ; je ne vais pas parler des paillotes puisque je n'en sais rien, je ne sais pas qui a donné l'ordre. Je ne vais pas parler de la gendarmerie et de la police, parce que là aussi je ne sais pas grâce à qui l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac a finalement abouti.
Ce sont des choses simples, mais que je tenais à dire ici, devant vous, monsieur le préfet.
Mais je dois aussi rétablir une vérité. Je ne suis pas ici l'avocat du Premier ministre, mais j'ai assisté à son discours devant l'Assemblée de Corse. Il est exact que M. Lionel Jospin a rendu hommage, jusqu'à la lamentable affaire des paillotes - sur laquelle il ne peut évidemment pas être d'accord -, à la politique que vous avez menée et mise en _uvre avec d'immenses difficultés et de nombreux risques en Corse.
J'ai le mérite de bien connaître la situation corse. Je sais ce qu'il se passe. Je connais les v_ux et les aspirations de mes compatriotes. Je connais aussi leur tristesse lorsqu'ils sont mis injustement au banc des accusés, quand on fait l'amalgame, quand on parle des Corses comme des tricheurs, des voyous ou des assassins. Il faut mettre un terme à cela, sinon on va réellement creuser le fossé qui n'existe pas entre la Corse et le continent.
Les Corses souhaitent que la politique que vous avez mise en _uvre, monsieur le préfet, continue. Ils souhaitent que l'Etat de droit soit rétabli. De votre temps, comme maintenant, rien n'a changé.
Le fait que je sois un élu de l'opposition ne m'amènera jamais à un manque d'objectivité : j'ai rendu hommage à la politique que compte mener en Corse le Premier ministre. Il n'y a pas eu de faiblesse et il ne faudra pas qu'il y en ait. Cette demande émane de l'immense majorité de mes compatriotes. Ils veulent que les choses se rétablissent, ils veulent que la justice passe, ils veulent que la loi s'applique.
J'ai dit que je n'allais pas parler de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac. Cependant, j'en dirai deux mots. J'ai la conviction - comme de nombreux Corses - que si M. Bonnet n'avait pas été là, cette affaire ne serait jamais sortie.
Monsieur Bonnet, sachez que je vous garde - comme l'immense majorité de mes compatriotes - toute mon estime et toute ma sympathie.
M. le Président : Je voudrais compléter les propos de M. Francisci par la lecture de la déclaration du Premier ministre pour que les choses soient claires.
Le préfet Erignac avait commencé à mettre en _uvre cette politique de respect de la loi républicaine en tenant compte des particularités de l'île. Sa mort tragique a ouvert une période que je voudrais évoquer. Cet assassinat a conduit le gouvernement à accentuer avec vigueur sa politique d'établissement de l'Etat de droit. Pour la mettre en _uvre, le préfet Bonnet a été désigné par le conseil des ministres. J'ai rendu hommage au courage dont celui-ci a fait preuve en acceptant la succession du préfet assassiné et en supportant les conditions de vie contraignantes que sa sécurité lui imposait, contraintes qui étaient un facteur d'isolement. La politique d'affirmation du respect de la loi a eu des résultats qui ne sont pas contestables, en termes de sécurité, de lutte contre les fraudes ou de rétablissement de l'égalité devant l'impôt. L'action contre la délinquance économique et financière est une priorité de l'Etat, ses résultats sont redevables aux magistrats et aux fonctionnaires qui ont travaillé dans des conditions souvent difficiles. Une dérive grave s'est produite. Je me suis déjà exprimé plusieurs fois sur l'affaire dite des "paillotes". J'y reviens en quelques mots devant vous. Plusieurs agents de l'Etat ont reconnu avoir participé à une destruction illégale des paillotes... "
Permettez-moi de vous dire mes chers collègues que lorsque le Premier ministre dit " plusieurs agents de l'Etat ont reconnu... ", ce n'est pas le cas de M. Bonnet, et je ne pense pas qu'il était visé dans la déclaration de M. Jospin devant l'Assemblé régionale corse. Les choses doivent être dites très clairement.
M. Roland FRANCISCI : Puisque M. Bonnet m'autorise à le faire, je voudrais vous faire part d'un entretien téléphonique que j'ai eu avec le préfet le 3 mai dernier. Au cours de cet entretien, M. Bonnet m'a informé qu'il avait envoyé une lettre à M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Intérieur. Il s'agissait d'une attestation sur l'honneur.
J'ai bien compris que M. Bonnet était alors très touché par cette " curée médiatique ". Je me suis donc permis, tant bien que mal, d'essayer de calmer M. Bonnet, et de lui dire qu'il ne fallait pas prendre au premier degré tout ce que disait la presse et qu'il ne devait pas se laisser atteindre.
Sachez monsieur le président, puisqu'il m'autorise à le dire, que M. Bonnet était tellement affecté qu'il m'a répondu : " Roger Salengro s'est suicidé pour beaucoup moins ! " Ces mots ne pouvaient pas venir d'un homme se sachant coupable.
M. le Président : Mais personne n'a dit cela ici !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Veuillez m'excuser d'essayer de revenir dans le cadre de notre travail. Nous ne sommes pas là pour accuser ou défendre le Premier ministre ni pour porter des jugements. Je poserai donc des questions afin de comprendre le passé et d'éclairer l'avenir.
Monsieur le préfet, lors de votre prise de fonction, vous deviez avoir une obligation morale de faire en sorte que l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac aboutisse. Cette obligation était morale et non juridique, puisqu'il ne s'agit pas du rôle d'un préfet de région.
Vous êtes-vous dit, dès le départ, qu'il était de votre devoir de recevoir très régulièrement le patron du SRPJ, en alternance avec le colonel de gendarmerie, ce qui n'est pas la pratique habituelle d'un préfet de région, ou est-ce après le constat d'un certain nombre de dysfonctionnements dans le déroulement de l'enquête ? De ce point de vue, Mme Erignac s'est-elle adressée directement à vous pour obtenir un certain nombre d'éléments d'information ?
Votre choix de vous intéresser à cette enquête n'était pas forcément celui de ceux qui avaient la responsabilité de l'enquête, puisque ce n'est que par porosité ou par capillarité que la police et la justice auraient été saisies des éléments d'information que vous avez recueillis.
La méfiance dont vous avez fait preuve - peut-être légitime d'ailleurs car nous avons entendu, ces dernières semaines, des propos tout à fait surréalistes émanant des services de justice comme des services de police et de gendarmerie - à l'égard du système en place, et notamment de la police nationale, la partagiez-vous avec le conseiller du ministre de l'Intérieur, M. Philippe Barret qui, visiblement, se méfiait de la manière dont un certain nombre de services accomplissaient leurs missions ?
Ma seconde série de questions concerne l'avenir.
S'il n'y avait en Corse qu'un problème politique mafieu, ce serait très simple. En effet, la réponse serait une politique brutale, aveugle, sophistiquée... Malheureusement, j'ai le sentiment que les choses sont beaucoup plus difficiles. Ne pensez-vous pas que la réponse fondée seulement sur l'autorité de l'Etat et le respect de la loi n'est pas suffisante pour faire reprendre le chemin d'un développement harmonieux au sein de la République à un certain nombre de milieux, d'organisations, de générations pour lesquels s'est développée une sorte de mystique de l'autonomie de la Corse ?
Il se trouve que j'étais en Corse cet été et que j'ai assisté à plusieurs concerts
- de toutes sortes de musiciens - traitant, entre deux morceaux de musique, des problèmes qui nous réunissent aujourd'hui, se faisant applaudir à tout rompre par un public extraordinairement nombreux, vis-à-vis duquel la politique affirmant " l'Etat de droit, c'est l'application uniforme des lois de la République " ne suffit plus.
Quelle a été votre attitude pour essayer de faire revenir dans cette logique républicaine intelligente tous ces milieux ?
M. le Président : On parle d'une enquête parallèle, mais est-ce vous qui avez souhaité que l'on vienne vous voir à la préfecture pour vous livrer un certain nombre d'informations ?
M. Bernard BONNET : S'agissant de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac, le ministre de l'Intérieur m'a installé à Ajaccio le vendredi 13 février 1998. Sur les grilles de la préfecture avaient été déposées des centaines de gerbes de fleurs. Quand je me suis assis dans le fauteuil de Claude Erignac, je n'ai effectivement pensé qu'à lui et à cette enquête. Par ailleurs, le ministre de l'Intérieur m'a demandé d'examiner tous les dossiers qui auraient pu constituer des mobiles. Cette même demande a également été formulée par la DNAT qui explorait toutes les pistes possibles. J'ai donc été immédiatement associé au développement de cette enquête à la fois par M. Marion et par le cabinet du ministre - bien entendu, je faisais suivre toutes les informations que je recueillais.
Pourquoi une personne est-elle venue me livrer des informations ? Tout simplement, m'a-t-elle dit, parce qu'elle n'avait confiance en aucun policier, aucun gendarme et aucun magistrat de l'île. Je lui ai répondu que j'étais non pas enquêteur, mais préfet. Elle m'a affirmé qu'elle ne le dirait à personne d'autre qu'à moi. Cette personne est venue me trouver parce qu'elle a eu le sentiment, pour la première fois, que l'on voulait vraiment appliquer une politique sans aucune considération d'opportunité ni de puissance ; elle a donc été encouragée à s'exprimer, mais pas assez pour ne pas se méfier de la capillarité.
Vous demandez ensuite, monsieur le député, si la justice n'a pas eu connaissance de ces informations par capillarité. Absolument pas ! Je suis allé voir le procureur de la République de Paris, je lui ai remis et commenté les documents ! Pour être plus précis, sachez que j'ai été reçu par M. Dintilhac, le 16 novembre qui m'a dit, en présence de son substitut, " vous nous donnez là un éclairage, nous étions dans l'impasse. Je vous en remercie. " M. Dintilhac a reçu ces informations avec émotion.
En ce qui concerne le système en place, oui j'ai été prudent et j'ai bien fait de l'être sur une île où l'on fait garder par la police des édifices qui sont condamnés à être détruits par la justice ! Sur une île où l'on photocopie les lettres confidentielles demandant des enquêtes - telle que la lettre de M. Bougrier - dans les commissariats ! Il est donc évident qu'il convient d'être prudent et de ce point de vue, je partageais les préventions de Philippe Barret.
En ce qui concerne l'avenir, si les Corses veulent travailler, ils veulent aussi un préalable. Les Corses veulent travailler comme leurs compatriotes du continent, c'est-à-dire ne pas être soumis à la violence, au racket, etc. Ils désirent être des citoyens ordinaires, dans la reconnaissance d'une identité que personne ne conteste, et à condition qu'elle ne s'exprime pas de manière politique ou agressive, avec des perspectives qui seraient différentes de celles de la République.
Pour permettre aux Corses de travailler, il convient d'appliquer les lois ; mais pour appliquer les lois il convient que chacun paie les impôts qu'il doit payer ! Tout le monde doit être traité de la même manière : voilà ce qu'ils demandent, une égalité de traitement. Ils veulent qu'une société s'organise. Les lois servent à organiser les rapports sociaux, mais à condition qu'elles soient appliquées à tous. Et il ne faut pas que cette spécificité insulaire soit l'excuse pour dire " les lois de la République ne peuvent pas s'appliquer parce que nous sommes différents " ; ce n'est pas vrai.
Cette île a un statut particulier, et l'Assemblée de Corse a beaucoup de pouvoirs. Et il faut cesser de revendiquer les pouvoirs sans en assumer les responsabilités. Je prendrai un exemple simple et cruel. Le 9 avril 1999, ce qui a été important pour moi, c'est le budget de 2,2 milliards de francs que la collectivité territoriale de Corse se trouvait dans l'incapacité de voter et dont elle m'a confié l'élaboration. Avant de revendiquer un statut qui lui permette de mieux prendre en compte la spécificité insulaire en donnant plus de pouvoirs, si l'on apprenait tout simplement à assumer ses responsabilités dans l'acte fondateur pour une collectivité qui est la préparation de son budget ?
Ma conviction est la suivante : le premier préalable est l'Etat de droit ; le second préalable, est que les élus qui ont des pouvoirs considérables à l'Assemblée de Corse les assument et les exercent sans s'arranger dans des accords contre nature pour pouvoir essayer d'obtenir je ne sais quelle ouverture européenne ou autre avec des organisations qui, elles, ne mettent pas la République au c_ur de leurs préoccupations.
S'agissant de la nouvelle génération, la grande différence aujourd'hui, c'est que les jeunes Corses voudraient pouvoir travailler en Corse. Alors soyons courageux ! Ne faisons pas comme l'Assemblée de Corse, faisons exploser l'université de Corte ! Mettons une partie de cette université à Ajaccio et à Bastia ! Créons l'aération, faisons venir des étudiants du continent et de l'étranger et arrêtons de nous complaire dans ce discours sur l'université de Corte.
M. Franck DHERSIN : Tout d'abord, je voudrais moi aussi rendre hommage à votre courage, monsieur le préfet.
Monsieur le préfet, qui vous a donné, juste avant votre départ, l'instruction de surseoir aux démolitions de paillotes et de laisser passer l'été ? Je souhaiterais également connaître votre sentiment sur les démissions successives en plein été de MM. Barret et Barbeau. Enfin, j'aimerais avoir un peu plus d'information sur les fameuses notes Bonnet : les avez-vous écrites dès votre arrivée en Corse - dans ce cas, nous aimerions que la commission en soit destinataire -, ou simplement au moment de l'affaire ?
M. Bernard BONNET : S'agissant de la décision de surseoir à statuer, je vais vous dire exactement comment cela s'est passé.
Lorsque j'ai appris cette histoire d'incendie, le 20 avril, le propriétaire de la paillote a dit le soir-même à la télévision " je vais reconstruire ". Ma première réaction a été très violente, puisque j'ai demandé aux gendarmes de lui dresser un procès-verbal s'il essayait de reconstruire.
Hélas, l'implication au fil des jours d'une unité d'élite qui a tout fait pour se faire reconnaître dans des conditions que je ne développerai pas ici - mais ailleurs - m'amène à m'interroger aujourd'hui très fortement sur le caractère improvisé ou inattendu de ce qui s'est passé cette nuit-là... Mais je ne peux en dire davantage ici... Bref, lorsqu'il m'est apparu que les gendarmes étaient impliqués, je me suis trouvé relativement embarrassé, puisque j'avais obtenu, pour la première fois, de la part des élus de l'Assemblée de Corse, après une journée mémorable, le 9 avril, qu'ils garantissent l'engagement pris par chacun des exploitants - dont celui-ci - de détruire, le 30 octobre, leurs établissements illégaux.
Le 3 mai, le jour de mon interpellation, je signe une lettre préparée par le directeur régional de l'équipement qui est très importante, et dont les magistrats oublient le paragraphe essentiel. Le directeur régional de l'équipement me demande de confirmer l'autorisation de pouvoir reconstruire de manière sommaire cette paillote, en ajoutant " sous réserve de l'accord des magistrats pour les nécessités de l'enquête ". Les magistrats ne se sont jamais prononcés sur la nécessité de reconstruire ! Cependant, immédiatement, cet engagement a été bafoué, puisque j'ai vu à la télévision qu'une dalle de béton avait été coulée. Or jamais une autorisation n'a été délivrée pour cela, puisque la reconstruction devait avoir un caractère sommaire. L'accord qui avait été mis en place pour la reconstruction provisoire a donc immédiatement été bafoué.
En ce qui concerne les démissions, je regrette beaucoup celle de M. Barret qui, à mes yeux, faisait preuve de beaucoup de lucidité sur le dossier corse et, personnellement
- je ne devrais pas le dire -, j'aurais préféré que ce fût quelqu'un d'autre qui démissionnât au sein de ce cabinet. S'agissant de M. Barbeau, je ne ferai aucun commentaire.
Quant aux notes - que je pourrais vous faire parvenir -, l'une date du 16 novembre, l'autre du 10 décembre et la troisième du 8 février : toutes les trois concernent l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac.
M. Jean MICHEL : Monsieur le préfet, je voudrais à mon tour saluer votre courage, votre détermination et votre lucidité ainsi que votre sens de l'Etat.
Ne pensez-vous pas qu'un certain nombre de hauts fonctionnaires - qu'ils soient de la police ou de la gendarmerie - aient perdu ce sens de l'Etat et pensent davantage à eux et à leur carrière qu'à l'intérêt général, à l'Etat et à la République, ce qui constitue un véritable handicap dans le rétablissement de l'Etat de droit ?
M. Bernard BONNET : Je vous répondrai très directement, monsieur le député, en citant trois exemples.
Tout d'abord, je m'aperçois que tout cela réussit à certains ! Cela permet en effet des promotions fulgurantes ! On peut revendiquer l'élucidation de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac sans y avoir grandement participé, et connaître une grande promotion.
Ensuite, le général Lepetit, qui dirige l'inspection générale technique de la gendarmerie nationale, avait dit au colonel Mazères avant qu'il ne prenne ses fonctions en juillet 1998 : " Mon pauvre, vous allez en Corse ! Bonnet va droit dans le mur avec sa politique imbécile de rétablissement de l'Etat de droit ! " Or c'est cette personne qui a conduit l'enquête sur les paillotes !
Je ne vous citerai pas le troisième exemple qui, dans la colère, vient de m'échapper !
M. Georges LEMOINE : Monsieur le préfet, tout le monde, dans cette commission a été sensible, à la fois à la passion que vous avez mise dans vos propos et à l'émotion que vous avez ressentie quand notre collègue a rendu hommage à votre action.
Vous avez évoqué très rapidement, à travers une question posée par le président, vos relations avec la gendarmerie, mais vous n'avez pas parlé du général Lallement. Or je souhaiterais connaître votre point de vue sur le rôle assumé par ce général.
Enfin, si c'était à refaire, quelles modifications apporteriez-vous dans vos méthodes ?
M. Bernard BONNET : J'ai fait la connaissance du général Lallement par l'intermédiaire du lieutenant-colonel Cavallier lorsqu'il était chargé de mission. Il avait été colonel de légion en Corse au temps de la " circonspection ". Il était en charge de la direction des opérations et c'est un camarade de promotion du directeur général, Bernard Prévost.
J'ai eu très peu de contact avec le général Lallement. Il a fait un aller retour en Corse lorsque le lieutenant-colonel Cavallier était auprès de moi, puis est revenu une fois, en créant une surprise : j'ai assisté à une mission sur la demande du colonel Mazères, à la gendarmerie Battesti, avec un nationaliste, ami du général Lallement - qui a épousé une Corse -, qui exposait son sentiment sur l'évolution de la situation en Corse et critiquait les excès des interpellations, de l'Etat de droit, etc.
Enfin, j'en ai entendu parler une autre fois par le colonel Mazères qui m'expliquait - et je n'ai aucun moyen de vérifier cette information - que le général Lallement avait tendance à lui mettre des bâtons dans les roues lorsqu'il réclamait plus de moyens.
S'agissant de votre seconde question, à savoir s'il y a lieu de changer des choses dans la politique et les méthodes que j'avais choisies, je répondrai avec beaucoup d'immodestie bornée : en ce qui concerne la technique utilisée, qui est une technique de sacrifice par rapport aux relations sociales normales que doit développer un préfet, je n'ai aucun regret et je ne crois absolument pas à la capacité de pouvoir conduire une telle action dans le cadre de relations sociales normales qui vous font croiser quotidiennement des personnes avec lesquelles vous allez être en difficulté pour d'autres raisons.
Mon seul regret - et il est majeur - est que j'aurais dû être moins confiant dans certaines circonstances et envers certains de mes collaborateurs.
M. Bernard DEFLESSELLES : Monsieur le préfet, vous avez évoqué assez longuement vos relations avec le pouvoir central. Concernant Matignon, vous avez indiqué la fréquence de vos rencontres avec différentes personnalités : le directeur de cabinet du Premier ministre, cinq ou six fois, épisodiquement M. Christnacht et Mme Clotilde Valter quotidiennement, voire biquotidiennement.
Quand on a des relations quotidiennes ou biquotidiennes avec une conseillère du Premier ministre, les entretiens portent évidemment sur le fond. Pouvez-vous nous en dire un peu plus : quel était le fond, la matière de ces relations ?
Vous avez également, de façon fugace mais avec une pointe d'agacement non dissimulé, parlé d'absence de mémoire d'une certaine conseillère de Matignon. Comment expliquez-vous cette absence de mémoire et, à votre avis quel est le but poursuivi par une telle attitude ?
M. le Président : Avez-vous informé Mme Clotilde Valter de la possibilité d'incendie volontaire par des fonctionnaires de l'Etat de ces fameuses paillotes ?
M. Christian PAUL : L'appui et le soutien des collaborateurs du Premier ministre vous ont-ils, tout au long de la mission qui vous a été confiée, fait défaut ?
M. Yves FROMION : Si cet appui et ce soutien ne vous ont pas fait défaut, aviez-vous le sentiment que vous agissiez très exactement dans le sens souhaité par les collaborateurs du Premier ministre ?
M. Bernard BONNET : Je confirme tout d'abord que j'entretenais des relations quotidiennes avec Clotilde Valter - parfois avec Elisabeth Borne au titre des transports et de la SNCM - et Philippe Barret. J'ajouterai même qu'il s'agissait de relations de confiance.
L'objet de ces contacts était double. D'une part, nous faisions le point sur la situation de l'île, les grands dossiers, je lui indiquais les priorités d'actions immédiates et nous entrions dans les détails. Il s'agissait non pas d'un compte rendu, mais de conversations, dont l'initiative était prise soit par la conseillère soit par moi-même. Et ce, avec un soutien qui n'a pas fait défaut, notamment par rapport à certains ministères techniques qui étaient assez rétifs - en matière d'urbanisme, par exemple. Cet appui a été très important pour l'envoi des missions d'inspections générales qui ont eu un rôle décisif dans cette politique qui a été présentée comme une politique sécuritaire, alors qu'en réalité il s'est agi de bâtir de nouvelles procédures administratives.
S'agissant de l'absence de mémoire de certaines personnes, je puis vous dire que j'ai été très affecté par le fait qu'à partir du 4 mai je n'avais plus d'existence. Nos relations quotidiennes se sont effet transformées par " oui, nous l'avons vu un peu... ". J'ai vraiment été très peiné, compte tenu précisément de la confiance et de la qualité de nos relations, par ce lâchage très brutal. Je m'empresse de dire que cela n'a pas été le cas de tous les membres du gouvernement, et je ne parle pas simplement du ministre de l'Intérieur, car d'autres ministres se sont manifestés discrètement. Mais ce lâchage m'a affecté d'autant plus que j'ai vécu une débandade collective où les gendarmes s'invectivaient les uns les autres, chacun injuriant et accusant l'autre pour finir naturellement sur le seul qui pouvait avoir " donné l'ordre ", c'est-à-dire le préfet ; avec d'ailleurs des témoignages successifs qui sont confondants et un enregistrement qui, lui, est accablant pour l'accusation.
Je n'ai rien dit pendant deux mois. Je peux même vous dire que pendant ces deux mois passés à la Santé, j'avais rédigé une lettre pour demander l'audition de deux conseillers que j'avais rencontrés le 27 avril dans l'après-midi pour leur expliquer ce que je savais de ce fameux incendie de paillote. Cet entretien s'était passé de façon très courtoise et il n'y avait pas eu de difficulté. Je ne trahirai pas ici telle ou telle parole prononcée par Alain Christnacht - ce n'est pas le lieu -, mais l'entretien avait été très confiant et je lui ai dit tout ce que je savais. Lorsque je suis rentré en Corse, le 28 avril, nous avons repris les échanges : nous parlions alors d'autres choses, comme le budget de la collectivité ou le contrat de plan pour lequel je devais rendre ma copie avant le 30 avril ; il n'était pas question de paillotes. Personnellement, j'ai donc très mal vécu ce lâchage brutal.
M. Roland FRANCISCI : Je voudrais revenir sur les propos de M. Donnedieu de Vabres, lorsqu'il nous disait qu'il avait assisté, en Corse, à des soirées folkloriques, pour préciser que ces soirées sont souvent, il est vrai, données par des nationalistes. Et je dois dire que depuis la lamentable affaire des paillotes, on assiste à un regain de slogans autonomistes sans que personne ne comprenne la relation de cause à effet entre autonomie et paillote, pas plus qu'on ne comprend le lien entre le mauvais état économique de la Corse et la revendication d'un statut d'autonomie.
Les indépendantistes avancent de nombreuses revendications depuis longtemps : suppression des conseils généraux, enseignement obligatoire de la langue corse, reconnaissance juridique du peuple corse, et ce qu'ils appellent " la solution politique aux problèmes corses ". A maintes reprises, j'ai demandé à toutes ces personnes qui usent de cette formule ce que voulait dire " la solution politique ". Ils souhaitent en réalité que le gouvernement impose la volonté d'une minorité à la majorité des Corses. Cette solution serait alors non pas une solution politique, mais une solution antidémocratique.
La solution est simple : la grande majorité de mes compatriotes sont profondément Français et républicains et veulent le demeurer.
M. le Président : Monsieur Francisci, permettez-moi de vous interrompre, mais il s'agit d'un débat que nous aurons lorsque nous discuterons des conclusions de la commission d'enquête. N'infligeons pas au préfet Bonnet nos visions respectives à ce sujet. Je souhaiterais, compte tenu de l'heure tardive, que l'on en termine.
M. Roland FRANCISCI : Monsieur le Président, qui souhaite l'enseignement obligatoire de la langue corse ? Les indépendantistes. Et chacun sait pourquoi : pour la corsisation des emplois. Cela serait une pure aberration dans un pays de liberté comme le nôtre ! Pour moi, le corse n'a jamais été une langue. De la même façon il y a non pas un peuple corse, mais une communauté corse.
M. le Rapporteur : Monsieur le préfet, nous n'avons pas évoqué ce fameux coup de téléphone que vous auriez reçu - concernant les paillotes - des renseignements généraux pour empêcher leur destruction. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Deuxièmement, vous avez laissé entendre, dans cette affaire des paillotes, que les gendarmes avaient tout fait pour signer leur acte. A votre avis, qu'est-ce que cela signifie ?
M. Robert PANDRAUD : Vous préjugez la connerie ou le vice ?
M. Bernard BONNET : Je crains qu'ils ne s'additionnent, monsieur le ministre !
M. le Président : Monsieur le préfet, nous nous sommes rendus, il y quelques semaines, à la préfecture d'Ajaccio que je ne connaissais pas. Cet endroit est difficilement supportable sur le plan humain ! D'autant moins supportable que l'environnement, la garde statique, la géographie doivent peser d'une façon extrêmement lourde sur celui qui a la charge de représenter l'Etat.
La bunkerisation, l'isolement du préfet de Corse, que nous avons pu constater chez d'autres préfets qui n'occupaient pas une fonction en Corse, n'est-il pas inéluctable, même s'il a une personnalité et un solide caractère et qu'il assume la responsabilité qui lui a été confiée ?
M. Bernard BONNET : Je crois effectivement qu'il s'agit d'un métier épuisant si on l'exerce ! En même temps, c'est une excellente transition qui permet de supporter très facilement deux mois dans les quartiers sud de Paris pour en faire un sas de décompression !
La préfecture d'Ajaccio est en effet un bâtiment entouré d'immeubles et où règne une psychose sécuritaire, qu'il ne faut cependant pas surestimer. Mais je partais le week-end dans le maquis faire du sport, souvent avec le colonel Mazères - hélas pas pendant ce fatal mois d'avril -, et des gardes du corps : je puis vous garantir que cela à la vertu de vous rétablir et de vous éviter des dérives sur le plan de l'équilibre psychologique !
Il est cependant difficile de faire une croix sur un certain nombre de conditions classiques d'exercice du métier de préfet. Mais cela dépend naturellement des tempéraments. Certains préfets y survivent certainement mieux que d'autres. Personnellement, cela ne m'a pas bouleversé.
S'agissant des renseignements généraux, il est vrai que M. Bertrand m'a appelé, mais ce n'était pas spécifiquement pour l'affaire de la paillote. L'explication officielle qui m'a été donnée, c'est qu'il y avait, autour de cette paillote, une personne très importante qui devait permettre à la police d'élucider l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac.
Cela devait cependant être important, parce qu'à l'été 1998, déjà, j'avais reçu une information de M. Bertrand sur cet établissement, qui est d'ailleurs très bien fréquenté, puisqu'aucun préfet ne s'est abstenu de s'y rendre. Bien entendu, compte tenu de la " bunkerisation ", je n'ai pas eu l'occasion d'y aller !
Cette intervention de M. Bertrand n'a eu aucun effet. Le problème est ailleurs : c'est que l'on a relevé - mais je ne peux pas entrer dans le détail, nous sommes là à la limite du judiciaire -, fin janvier, début février, le numéro d'une voiture de police stationnant à côté de cette paillote, c'est-à-dire en dehors de sa circonscription de police, à trois ou quatre heures du matin et qui était en train de la protéger.
Le problème des paillotes a été réglé le 6 avril 1999, dans une réunion à laquelle ne participaient ni le directeur de cabinet ni le colonel de légion, mais tous ceux qui étaient en charge du dossier, soit une trentaine de personnes. L'objectif était de fixer un calendrier : après avoir appliqué des décisions de justice ordonnant la destruction des ports privés et des bâtiments d'habitation avec le génie militaire, un plan avait été arrêté pour les paillotes. Tout devait commencer le 9 avril. Pour éviter les fuites, la réunion a eu lieu le 6.
Le 9 avril, deux paillotes de Marisol - une plage au sud d'Ajaccio - devaient faire l'objet d'une action du génie militaire. Pour des raisons qui tiennent à une incompétence de la gendarmerie locale qui n'a pas su sanctuariser le site, contrairement aux instructions qu'elle avait reçues, l'un des propriétaires a pu improviser un mini fort Chabrol. Et le plan " paillotes " s'est arrêté.
J'ai obtenu l'engagement des élus, ce jour-là, de démolir dès la fin de la saison. J'ai donné une conférence de presse et le 12 avril, dans Corse Matin, j'explique pourquoi, à mes yeux, c'est une grande satisfaction, malgré la reculade du matin, de voir les élus s'engager dans une politique de régularisation de l'occupation du domaine public maritime. Et de préciser que ce n'était pas l'interdiction qui était recherchée, mais simplement l'application de la loi. Voilà, pour moi l'affaire était finie.
Je réserve le reste au juge qui apprend d'ailleurs assez lentement les subtilités du domaine maritime.
M. Yves FROMION : Une dernière question, monsieur le préfet. Peut-on imaginer que Mme Valter n'ait pas remarqué un dérèglement psychologique de votre part - dû à la bunkerisation -, alors que vos échanges ont été quotidiens jusqu'au derniers moments ?
M. Bernard BONNET : Ce n'est pas à moi d'en juger, mais je pense que le 27 avril, j'avais l'air très normal !
M. le Président : Monsieur le préfet, je vous remercie.
Audition de M. Christian RAYSSÉGUIER, procureur général près la cour d'appel de Bastia d'août 1992 à décembre 1995
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 14 septembre 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-Président
M. Christian RAYSSÉGUIER est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Christian RAYSSÉGUIER prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Christian RAYSSÉGUIER, qui a ainsi exercé ses fonctions sous l'autorité de trois ministres différents
- MM. Vauzelle, Méhaignerie et Toubon.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Monsieur le Président, je suis actuellement procureur général à la cour d'appel de Rouen, et j'ai exercé les fonctions de procureur général en Corse pendant trois ans et quatre mois : j'ai pris mes fonctions à la fin du mois d'août 1992 pour les quitter à la fin du mois de décembre 1995.
Lorsque je suis arrivé en Corse, j'ai trouvé un ressort dans une situation extrêmement difficile en termes de délinquance et de criminalité. En effet, pour 1992, la Corse a connu quelque 600 attentats, 40 homicides volontaires et 260 vols à main armée. J'avais autorité sur deux parquets de tribunaux de grande instance, celui de Bastia et celui d'Ajaccio, et je travaillais, au parquet général, avec un avocat général et deux substituts généraux - c'est-à-dire une équipe très réduite.
Avec le recul, j'estime que la Corse souffre, en général, d'une présentation extrêmement tronquée, erronée. En ce qui concerne l'activité des services de police et de gendarmerie et l'activité judiciaire, je dirai, de façon un peu caricaturale, que dans un mode de dysfonctionnement général des services de l'Etat en Corse, la justice et les forces de police et de gendarmerie sont très certainement les services qui dysfonctionnaient le moins.
J'étais entouré de magistrats qui, pour la plupart, étaient parfaitement engagés dans la tâche qui était la leur, dévoués au service public, très présents, et pour certains très compétents. Les résultats n'ont pas été ceux que la presse a souvent présentés en termes d'inefficacité. Les taux d'élucidation, par exemple, sur un plan général, des crimes et des délits n'avaient pas à pâlir devant les taux qui étaient présentés dans de nombreux ressorts sur le continent.
La présentation de la situation en Corse a toujours été " plombée "  par le phénomène des attentats et des assassinats, alors qu'il ne s'agit que d'une partie de la criminalité. La situation de la petite et moyenne criminalité - la délinquance de voie publique - était correcte, acceptable et gérable. Le citoyen, à bien des égards, était beaucoup plus en sécurité en Corse que dans de nombreuses agglomérations du continent : les agressions crapuleuses n'existaient pratiquement pas, la petite et moyenne criminalité de voie publique étaient jugulées. On ne connaissait pas, en Corse, certaines infractions que l'on rencontre couramment sur le continent, telles que les agressions de personnes âgées, les cambriolages, le non-respect des droits des enfants, les agressions de voie publique comme les vols à l'arraché, etc.
Ce qui a tronqué la présentation de la situation en Corse, ce sont les chiffres que j'ai cités tout à l'heure concernant les attentats et les homicides sur voie publique. Sur 600 attentats, 250 étaient commis à l'explosif, et moins de 10 % de ces 250 étaient revendiqués par les organisations nationalistes ; ce qui veut dire que l'immense majorité des attentats n'était que la traduction un peu violente et explosive du règlement de conflits privés ou commerciaux, quand ce n'était pas - et c'était plus préoccupant - la phase ultime d'un processus de racket en cours.
La grande majorité des homicides, sauf rares exceptions, ne concernait pas la partie saine de la population ; il s'agissait de règlements de comptes entre nationalistes plus ou moins purs ou plus ou moins dévoyés, ou entre voyous, car le crime organisé existe encore en Corse. Je ne dis pas que la population restait sans réaction face à cette violence, mais elle n'était pas non plus particulièrement traumatisée.
Les quelques homicides que je qualifierai de droit commun, les affaires passionnelles, les quelques vols à main armée qui tournaient mal, ont pratiquement tous été élucidés. En revanche, les homicides liés à un conflit entre organisations nationalistes ou entre bandes de voyous ne l'ont pas été - sauf rares exceptions -, mais ils ne le sont pas plus sur le continent. J'ai une certaine expérience des parquets, et je peux vous affirmer que ces affaires, en termes d'enquêtes de police et d'investigations judiciaires, connaissent les mêmes difficultés sur le continent et sont difficiles à résoudre.
Pour ce qui concerne les attentats, nous avions, pour palier le déficit d'informations venant de la population - la loi du silence existe -, développé les services de la police technique et scientifique. Malgré cela, la tâche restait extrêmement difficile dans la mesure où, comme la plupart des attentats réussissaient, nous ne récupérions que des résidus de tir qui, sur le plan technique, étaient très difficiles à exploiter. Cela explique la non-élucidation de la quasi-totalité des attentats, étant précisé qu'ils avaient lieu pour leurs auteurs dans des conditions de sécurité maximum - la nuit et en l'absence de témoins.
Mais pour tout ce qui est de la criminalité de droit commun, grâce, à la fois au développement d'une police de proximité et de la police technique et scientifique, et à une politique pénale clairement affichée, nous avons obtenu des taux d'élucidation tout à fait honorables.
Pour ce qui concerne l'articulation entre les services de justice, les forces de police, de la gendarmerie et la préfecture, mon analyse est assez différente. Je le dis clairement : j'ai souffert de difficultés de coordination, de cogestion, de partenariat avec la préfecture de police. J'estime qu'il s'agit d'une institution qui ne se comprend pas, qui ne se justifie pas. La Corse est une petite île, faiblement peuplée - 240 000 habitants - avec deux préfets dont un préfet de région et une sur-représentation politique à l'Assemblée territoriale ; la création de l'institution du préfet chargé de la sécurité a apporté beaucoup plus de problèmes qu'elle n'en a résolu.
En outre, j'ai eu la difficulté d'avoir affaire, pendant un certain temps, à un préfet de police qui, manifestement, avait une méconnaissance des principes de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice.
M. le Rapporteur : Il s'agissait de M. Lacave ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Oui. La coordination a donc été assez difficile, avec une intrusion systématique dans la direction des enquêtes judiciaires, voire quelquefois des violations du secret de l'enquête et de l'instruction, et, surtout, un caractère très opaque, très occulte de sa stratégie et des informations qu'il pouvait recueillir.
Il y avait également des difficultés avec les renseignements généraux. Il serait indispensable de clarifier, sur un plan plus général et national, le mode de fonctionnement des renseignements généraux : il s'agit d'un service de la police nationale au service de l'Etat qui a toujours eu une culture de fonctionnement étanche, hermétique. En Corse, plus qu'ailleurs, ils fonctionnent de façon très verticalisée.
Les préfets n'ont pas dû obtenir beaucoup d'informations de la part des renseignements généraux ; certains d'entre eux m'ont fait la confidence qu'il existait un déficit de ce côté-là, avec une information qui remontait vers la direction centrale mais qui, sur le plan local, était délivrée avec beaucoup de parcimonie. Quoi qu'il en soit, au niveau de l'autorité judiciaire, en dehors des relations intuitu personnae que l'on pouvait avoir avec certains fonctionnaires des renseignements généraux qui, un peu sous le manteau, vous donnaient des informations, il n'y avait aucun contact avec les renseignements généraux.
M. Robert PANDRAUD. Ils étaient habilités ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Oui, certains fonctionnaires étaient habilités. De mémoire, je vous dirai que le directeur régional, les directeurs départementaux et les chefs de groupe devaient l'être. Cependant, ils ne travaillaient absolument pas sur le judiciaire, à l'inverse de ce qui se fait ailleurs, où ils travaillent parfois sur des affaires de travail clandestin, de la police des étrangers, sur la prévention des difficultés des entreprises, etc. Ce n'était pas le cas en Corse où ils ne travaillaient que sur le nationalisme. Mais je n'avais aucune information de leur part, et ce n'est pas faute d'en avoir demandé et de les avoir associés à certaines réunions - où ils ne sont d'ailleurs venus que du bout des pieds.
En revanche, j'ai eu d'excellentes relations avec la gendarmerie. Je dois dire qu'en Corse, la direction générale de la gendarmerie, très soucieuse des affectations des officiers, faisait un excellent choix en hommes : tous les officiers que j'ai connus étaient, sur le plan professionnel et humain, d'excellente qualité.
Bien entendu, certaines choses auraient dû être revues, notamment en ce qui concerne la présence trop grande des militaires de base dans les brigades. Mais je crois que ce problème a été réglé, la présence des gendarmes en Corse ayant été limitée à 3 ans et le renouvellement nécessitant une autorisation de la direction générale de la gendarmerie. Globalement, l'action de la gendarmerie en matière de police judiciaire a été extrêmement honorable. Je l'avais repositionnée sur les affaires de terrorisme - dont elle était exclue - car on arrivait à des situations tout à fait surréalistes.
Je me souviens d'une nuit bleue - je venais d'arriver, en janvier 1993 -, par exemple, au cours de laquelle 55 attentats lourds avaient été commis contre des villas de particuliers. La police judiciaire qui avait à l'époque compétence exclusive pour ce type d'affaires, a mis deux jours pour se rendre sur les 55 sites ! Vous pouvez imaginer l'utilité des premières investigations et des enquêtes de voisinage quand les fonctionnaires de la police judiciaire arrivent un ou deux jours après ! J'ai donc demandé à la gendarmerie de se repositionner sur ces affaires et d'être capable, en temps réel, de " monter "  sur des affaires flagrantes de terrorisme. Cela s'est passé sans difficulté et les constatations ont été par la suite rapidement faites dans de bonnes conditions.
La Corse compte trois commissariats : celui de Corte, qui ne se justifiait pas et qui nous donnait beaucoup de soucis en termes d'ordre public, et les deux commissariats centraux d'Ajaccio et de Bastia. J'ai rencontré, au départ, quelques difficultés liées à des questions de personne, certains directeurs n'étant peut-être pas à la hauteur de leurs missions. Mais la direction centrale de la sécurité publique en avait vite pris la mesure et j'ai ensuite eu affaire à des directeurs départementaux de grande qualité, des personnes courageuses, très présentes et très engagées. Cela a permis d'avoir une situation, en termes de contrôle de la petite et moyenne délinquance, tout à fait satisfaisante.
Malheureusement, les médias et certains élus n'ont retenu que les attentats, les homicides, les incivilités relatives au stationnement, etc...
Pour ce qui est de la justice, je considère, avec le recul, que les moyens étaient insuffisants. Alors que la Corse est un lieu très sensible d'exercice de l'action publique, les effectifs, manifestement, n'avaient pas été actualisés depuis de nombreuses années. Certains postes étaient vacants dans les parquets - un magistrat du parquet général, par exemple, est parti et n'a jamais été remplacé -, et nous avions une grande difficulté à trouver des magistrats qui acceptaient de venir servir en Corse. A tel point que la plupart des postes vacants étaient pourvus par des jeunes magistrats sortant de l'Ecole nationale de la magistrature. Or la Corse n'est pas le lieu approprié pour une jeune femme ou un jeune homme fraîchement sorti de l'école. Ils étaient ainsi bombardés juges d'instruction ou substituts. Il convenait donc techniquement, professionnellement et humainement de bien les encadrer et de les soutenir, ce que je me suis toujours efforcé de faire.
Autre dysfonctionnement : les cours d'assises qui rendaient des verdicts surprenants, voire surréalistes : 55 % des affaires criminelles jugées en cour d'assises aboutissaient à des verdicts correctionnels, parfois même à des peines avec sursis ! Les jurés faisaient, c'est évident, l'objet de pressions. Mais cela est lié à la structure même de l'île, dont la population est peu nombreuse ; les gens se connaissent, il existe des liens de solidarité, des liens familiaux, un barreau qui n'est peut-être pas très soucieux de déontologie et qui se prête à certaines complaisances, certaines facilités. Je me souviens de présidents d'assises qui devaient rappeler à l'ordre des avocats qui se mettaient à plaider en corse, par exemple.
Ces difficultés, au niveau des cours d'assises, étaient un peu désarmantes et désespérantes, car la répression n'allait pas jusqu'au bout.
Difficultés également au niveau pénitentiaire. La justice en Corse avait la capacité de sortir les affaires, de les suivre et de les juger. En revanche, les capacités pénitentiaires étaient très limitées. Nous avions de grosses difficultés avec les deux maisons d'arrêt - d'Ajaccio et de Borgo - où il se passait des choses tout à fait anormales et irrégulières. Pour les affaires sensibles, il était plus prudent d'incarcérer les prévenus sur le continent, ce qui entraînait des lourdeurs en termes de gestion des dossiers et qui quelquefois, participait du choix de dépayser certaines affaires.
Il y a une telle avalanche de jugements négatifs sur la Corse, sur ce qui s'y passe, sur l'engagement des personnes qui y servent l'Etat, qu'il convient tout de même de rappeler des choses essentielles. Je pense par exemple à Furiani.
La catastrophe du stade de Furiani a été un véritable drame qui a crucifié la Corse ; il n'y a pas un village en Corse qui ne compte pas une victime. Furiani, c'est 2 400 victimes - même s'il y a certainement parmi eux des fantaisistes, quelques magouilles et des personnes qui ont ressenti des douleurs cervicales au bon moment -, une vingtaine de morts et une cinquantaine de personnes paralysées à vie. Tout cela dans un contexte de violence : nous sommes en mai 1992.
Le dossier est en lui-même difficile : recherche des conditions dans lesquelles la tribune s'est effondrée, des responsabilités techniques, administratives - elles n'étaient pas minces -, auxquelles s'ajoute l'aspect financier, avec toute une nébuleuse sur une double billetterie, et le rôle très ambigu des nationalistes qui contrôlaient plus ou moins le club sportif. Cette affaire a été instruite en onze mois, pourvoi en cassation compris, et a été jugée dans les dix-huit mois.
Au niveau des victimes, Furiani était une bombe à retardement. Les familles étaient très exigeantes sur les droits - il ne fallait donc pas attendre que les responsabilités soient pénalement établies et de façon définitive par un jugement - pour enclencher un processus d'aide aux victimes. Ce qui a été fait en Corse est la vitrine de ce qui se fait en matière d'indemnisation des victimes : 90 % des victimes ont été, dans l'année qui a suivi, entièrement indemnisées sur la base de taux préalablement définis. Nous avions constitué un comité de pilotage, un pool d'assureurs, et un fonds était régulièrement abondé en fonction des demandes que nous formulions. Tout cela ne s'est pas fait tout seul. Il a fallu des bonnes volontés et une bonne administration de la justice, c'est-à-dire des juges d'instruction sachant travailler et une chambre d'accusation rendant des décisions rapidement.
Malgré les pressions visant à dépayser l'affaire, le procès s'est déroulé à Bastia. J'ai en effet considéré que si l'on ne jugeait pas cette affaire en Corse, la justice pouvait mettre la clé sous le paillasson. Nous avons donc fait preuve d'innovation : nous avons retransmis le procès en direct, dans toutes les salles d'audience du tribunal, ainsi que dans le théâtre municipal que le maire de Bastia, M. Zuccarelli, avait accepté de nous prêter.
Le procès s'est déroulé de façon exemplaire, à l'exception de quelques braillards clairement manipulés par des organisations ayant tout intérêt à ce que la justice n'avance pas. L'appel a par ailleurs été rendu dans des délais extrêmement raisonnables. Un tel procès démontre le bon fonctionnement de la justice en Corse.
M. le Président. Je vous remercie pour cet exposé liminaire très intéressant.
Nous avons donc le sentiment que sur un territoire relativement restreint, le potentiel des forces de police et de gendarmerie est plus important que ce que nous connaissons sur le continent. Vous nous avez rappelé les résultats satisfaisants en ce qui concerne l'élucidation des délits de droit commun et les difficultés que vous rencontriez s'agissant du nationalisme et du banditisme. Nous ne comprenons pas pourquoi, avec des services de police judiciaire et une justice capables de fonctionner, les délits n'étaient pas élucidés pour une grande part ni pourquoi les sanctions rendues étaient inadaptées. Sans parler de la porosité qui, semble-t-il, était importante, comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur les rapports qui existaient entre le parquet et le siège ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : S'agissant de l'activité des mouvements nationalistes terroristes, ma difficulté première était un déficit majeur d'information : les renseignements généraux ne nous donnaient pratiquement rien, la préfecture de police faisait cavalier seul, et mon administration centrale avait adopté une position que je qualifierai de très attentiste. J'ai eu le sentiment, en Corse, dans l'action judiciaire que je menais et dans la politique pénale que je devais définir, d'être quelquefois très seul.
M. le Rapporteur. Quel que soit le gouvernement en place ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Les premiers mois, j'avais des contacts directs avec le cabinet qui était d'ailleurs doublé par la direction des affaires criminelles, ce qui était très lourd pour la gestion de l'action publique. Durant la deuxième période, je n'ai plus eu de contacts au niveau ministériel, je traitais directement avec le directeur des affaires criminelles. Enfin, durant la troisième période, un processus de dialogue fréquent avec le cabinet s'était réenclenché.
M. le Rapporteur. Le problème corse n'était-il pas entièrement géré par le ministère de l'intérieur ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Si, j'ai eu le sentiment que le dossier corse était géré dans sa totalité par le ministère de l'intérieur.
M. le Président. Avez-vous reçu des instructions ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Non, je n'ai jamais reçu d'instruction. J'avais des contacts très fréquents avec la direction des affaires criminelles, je l'informais spontanément des affaires qui me paraissaient devoir être portées à sa connaissance et l'on en discutait. Ce genre de relation ne sent pas le souffre, le bon sens émerge et l'on arrive toujours à trouver, ensemble, une solution. Mais je n'ai jamais reçu d'instruction, je n'ai jamais vendu mon âme en faisant ce que je ne voulais pas faire. J'étais très libre et très indépendant.
M. Robert PANDRAUD. Monsieur le procureur général, ma première question concerne les renseignements généraux qui ne vous donnaient aucun renseignement. Vous n'avez jamais pensé à leur supprimer leur habilitation ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Je me suis ému à plusieurs reprises des difficultés de relation avec les renseignements généraux dans différentes réunions. Mais en ce qui concerne les habilitations, vous m'accorderez l'excuse du temps, j'ai quitté ce poste depuis trois ans et demi et les événements corses ne sont pas gravés dans ma mémoire. Cela étant dit, je pense qu'ils étaient habilités et s'ils l'étaient, je les ai trouvés ainsi quand je suis arrivé, car je n'ai aucun souvenir d'avoir pris une telle décision.
Dans la plupart des cours d'appel, les responsables des renseignements généraux sont habilités. Prenons l'exemple de Rouen où j'exerce actuellement : ils sont habilités et mènent des enquêtes sur le travail clandestin, les problèmes de trafic de main-d'_uvre, etc. En outre, nous ne pouvons leur retirer leur habilitation que s'ils commettent une faute active : défaut de loyauté, malversation quelconque dans une procédure. Par ailleurs, le contexte en Corse ne s'y prêtait pas ; il n'était pas facile de vivre avec les renseignements généraux ; leur retirer l'habilitation, c'était prendre le risque d'un conflit frontal !
En revanche, je l'ai rappelé à plusieurs reprises dans les cercles autorisés, les renseignements généraux sont un service de la police nationale au service de l'Etat. Si par leur activité, ils ont connaissance de crimes ou de délits, ils doivent en informer l'autorité judiciaire comme le leur impose l'article 40. Qu'ils ne me donnent pas d'informations stratégiques sur l'évolution du nationalisme, sur le positionnement des uns et des autres, sur la densité des tractations ou des relations qui pouvaient se dérouler au moment où j'exerçais mes fonctions, je le comprends, même si la justice sait, elle aussi, garder des secrets. Cependant, j'aurais souhaité obtenir des informations objectives, par exemple, sur les conférences de presse clandestines, les enterrements à l'irlandaise. L'image que les médias se régalaient de développer au journal de 20 heures, où l'on voyait des conférences de presse dans le maquis, des individus cagoulés qui venaient tirer des rafales de Kalachnikov à l'enterrement d'un nationaliste, était dévastatrice dans l'opinion publique.
Que pouvions-nous faire ? Pour intervenir sur ces affaires, il aurait fallu monter non pas une opération de police, mais une opération militaire. Les conférences clandestines qui se tenaient dans le maquis étaient organisées par des individus puissamment armés, possédant des armes automatiques, des fusils mitrailleurs, des bazookas. Si l'on décide de monter une opération militaire, il y aura un prix à payer, il y aura des morts des deux côtés. Il s'agit donc d'une décision non pas judiciaire, mais politique. Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais été en situation de prendre une telle décision, puisque j'étais informé, comme les carabiniers, quand tout était fini !
Bien entendu, monsieur le rapporteur, les renseignements généraux possédaient ces informations. Les journalistes locaux et régionaux détenaient eux-mêmes des informations sur les nationalistes ; alors, si les renseignements généraux n'étaient pas au courant, c'est qu'ils étaient vraiment nuls, ce que je ne pense pas : ils étaient sélectifs. Ils avaient des informations, mais ils ne me les ont jamais données.
Quelquefois, nous relevions des numéros d'immatriculation de voitures, notamment lors d'enterrements à l'irlandaise. Chaque fois j'ai ordonné des enquêtes, on n'a jamais identifié les numéros.
M. le Président. Le problème ne se posait donc pas qu'avec les renseignements généraux, puisque lors de vos demandes d'enquêtes, vous n'aviez jamais de retour sur l'identification des véhicules, et donc des propriétaires ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Nous nous adressions à la préfecture pour l'identification, mais l'enquête se bloquait.
M. Robert PANDRAUD. Monsieur le procureur, il nous a été affirmé qu'il était impossible pour les policiers ou les gendarmes qui effectuaient des barrages de fouiller les coffres des voitures, les douaniers étant les seuls habilités à effectuer de telles opérations. Trouvez-vous cela normal, étant donné la masse de commissions rogatoires qui doit traîner dans tous les services de police et de gendarmerie en Corse depuis des années ? Ne pourrait-on pas jouer des commissions rogatoires plus ou moins précises pour inventorier ces coffres ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Je m'inscris en faux, monsieur le député : des contrôles combinés police-gendarmerie-douane, il y en a eu beaucoup ! Nous entretenions, avec la direction régionale des douanes, d'excellentes relations. Et dans le cadre de la lutte contre les stupéfiants ou du trafic d'explosifs - par le trafic d'explosifs on amorçait le problème du nationalisme -, les procureurs, à ma demande expresse, ont ordonné des opérations de contrôle. Les véhicules étaient systématiquement arrêtés, les coffres et les personnes fouillés. Mais, il est vrai que les douanes ne voulaient pas être dévoyées, et refusaient que l'on utilise les douaniers pour le confort juridique qu'apportait leur concours à des fins qui n'étaient pas liées à leur mission.
Cela étant dit, nous menions une lutte contre le trafic d'explosifs avec la Sardaigne, notamment d'explosifs agricoles et d'explosifs de carrière. Nous avons mené de nombreuses opérations de contrôle de voitures à Bonifacio, à l'arrivée des ferries. Lors de la survenance de faits extrêmement lourds, et si nous étions avisés en temps utile, nous prenions des réquisitions de contrôle ; à ce moment-là, nous nous situions dans le cadre de la flagrance et l'on fouillait les coffres.
Mais hors flagrance et hors infraction douanière, la loi ne nous permet pas de mener ce type d'opérations.
M. Robert PANDRAUD. Ne pensez-vous pas que la création des deux départements avec l'indépendance des deux préfets a créé un déséquilibre, le procureur général ayant une autorité directe sur les deux parquets de Bastia et d'Ajaccio et le préfet d'Ajaccio n'ayant aucun pouvoir hiérarchique sur le préfet de Bastia ? Ne serait-il pas opportun, sans vouloir sous-préfectoraliser le préfet de Bastia, de lui octroyer une unité de commandement administrative ?
Dernière question : avez-vous subi des pressions de la part d'hommes politiques locaux ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Non, je n'ai aucun souvenir de pressions ou de demandes particulières pour un dossier particulier. J'ai simplement reçu, à une ou deux reprises, des demandes d'information sur l'état de certains dossiers, dont un dossier pénal.
En ce qui concerne votre question relative aux préfets, j'ai cru comprendre que le préfet de police avait beaucoup de difficultés à se situer par rapport aux deux préfets territoriaux. Il est évident que lorsque le préfet de la Haute-Corse a de la personnalité, le préfet de police n'a aucun pouvoir : cela a été le cas avec M. Goudard. Les réunions de police se tenaient alors à Bastia, chez le préfet de la Haute-Corse, ce qui n'était pas le cas avant et après où ces réunions se tenaient à Ajaccio chez le préfet de police.
Nous avions mis en place, avec le préfet de région, des modes de fonctionnement concernant l'ensemble de la Corse. Je pense par exemple au comité inter-services que nous avions créé pour lutter contre le blanchiment de l'argent et les infiltrations mafieuses sur l'île. Ce comité réunissait le préfet de région, les deux procureurs, le préfet de la Haute-Corse et moi-même. Il est évident que si l'on envisageait de renforcer les pouvoirs du préfet de région à Ajaccio, on ferait l'économie d'un préfet de police qui éprouve des difficultés à se situer.
M. Robert PANDRAUD. Il faut donner au préfet de région des pouvoirs stratégiques.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Tout à fait. Il faudrait peut-être également revoir le problème des cartes. Par exemple, la cour d'appel est à Bastia et la préfecture à Ajaccio, alors que selon le code de procédure pénale, le SRPJ doit se situer au siège de la cour d'appel.
M. le Président. Monsieur le procureur, nous serions également intéressés de connaître votre sentiment sur l'affaire de Spérone.
M. Christian RAYSSÉGUIER : L'information est toujours en cours, je ne peux donc pas, compte tenu du secret de l'instruction, entrer dans le détail de cette affaire.
Spérone a été " un gros coup ". Le paradoxe, c'est que l'autorité judiciaire a été avertie au dernier moment, quand tout était déjà décidé et fait, et mal fait d'ailleurs. J'ai appris par la suite qu'une enquête préliminaire avait été ordonnée à la demande du préfet de police, qui s'était immiscé dans la direction de la police judiciaire, concernant l'éventualité d'une action terroriste lourde dans l'extrême sud de l'île. L'enquête avait, paraît-il, débuté une quinzaine de jours avant, le RAID s'était positionné, des repérages avaient été effectués, et le procureur de la République n'était pas au courant.
J'ai été informé de cette affaire dans la nuit, après l'arrestation d'un trop grand nombre de malfaiteurs - les gendarmes en ont arrêté dix de plus que prévu - ce qui a suscité beaucoup d'émoi. Dans cette affaire, l'autorité judiciaire a été mise devant le fait accompli !
M. le Rapporteur. M. Lacave nous a clairement expliqué qu'il vous avait tenu à l'écart.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Et vous trouvez cela normal !
M. le Rapporteur. Non, ce n'est pas ce que j'ai dit !
M. Christian RAYSSÉGUIER : Moi, je trouve cela affligeant ! Comment voulez-vous restaurer l'Etat de droit en faisant litière de l'autorité judiciaire ? En outre, l'enquête a été bâclée, la quasi-totalité de la procédure a été annulée, les saisies d'armes ont été effectuées n'importe comment. Non, je trouve cette affaire scandaleuse ! Nous aurions dû y être associés. Nous ne nous sommes jamais trompés d'adversaires et de combats. Il est vrai que lorsque l'autorité judiciaire est informée, elle est sur des rails et elle avance, et les arrangements qui peuvent s'imposer par la suite ne sont plus possibles.
La gestion des gardes à vue a d'ailleurs été tout à fait surprenante et surréaliste : des personnes gardées à vue ont eu le droit de communiquer avec des personnalités politiques. M. Lacave a dû vous expliquer tout cela.
M. le Rapporteur. Non, justement, il n'en a pas parlé.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Il faudra lui demander, car il avait sollicité des autorisations avec beaucoup d'insistance ! Spérone, c'est vraiment l'illustration de ce qu'il ne faut pas faire. La justice a été bafouée dans cette affaire.
M. le Rapporteur. Et quand vous dites que les gendarmes ont arrêté trop de personnes...
M. Christian RAYSSÉGUIER : Là, on entre dans le détail des faits, or l'instruction est toujours en cours. Je sais certaines choses grâce à mes gendarmes. J'ai senti beaucoup d'amertume et d'étonnement de la part des officiers de gendarmerie dans la gestion de cette opération.
M. le Rapporteur. Qui commandait la gendarmerie à cette époque ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : La gendarmerie était alors commandée par le colonel Bernard, officier de grande qualité. Il est par la suite devenu général.
M. Robert PANDRAUD. C'est affligeant !
M. Christian RAYSSÉGUIER : Ne retenez pas que ce qui est affligeant, comme la presse, monsieur le député ! J'ai dit des choses très positives sur l'action de la gendarmerie, de la police et de la justice en Corse !
M. Georges LEMOINE. Monsieur le procureur général, vous avez, dans votre exposé liminaire, parlé des conflits entre les bandes de voyous et entre les nationalistes. En répondant à notre collègue, et pour la première fois, vous avez utilisé l'adjectif mafieux. Avez-vous perçu, en Corse, des signes de présence de la mafia ? Existait-il des rapports entre la mafia et certains clans nationalistes ? Si oui, quelles étaient les parades de la justice face à cette situation ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Nous étions extrêmement vigilants quant à une éventuelle infiltration mafieuse, au sens italien du terme, en Corse. Quelques enquêtes ont été initiées, concernant notamment le complexe immobilier de grand luxe sur l'île de Cavallo, pour lequel il était clair que des capitaux provenaient d'organisations mafieuses italiennes. Le cheminement a été parfaitement démontré dans l'instruction qui, d'ailleurs, est toujours en cours.
J'ouvre une parenthèse : le discours officiel expliquait qu'il convenait de s'attaquer à la criminalité économique et financière, notamment pour lutter contre le terrorisme et le grand banditisme, mais les moyens ne suivaient pas. Je me suis occupé de la section financière au SRPJ, et je peux vous affirmer que les moyens se sont réduits comme une peau de chagrin : il y avait 14 enquêteurs à mon arrivée, ils n'étaient plus que 9 à mon départ et ils ne faisaient plus face.
M. Robert PANDRAUD. Un pôle économique a été constitué.
M. Christian RAYSSÉGUIER : J'ai appris cela, oui.
M. le Rapporteur. Cela va plutôt dans le bon sens.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Bien sûr, à condition qu'au-delà des mots il y ait des moyens. Il faut des inspecteurs des impôts, des experts comptables, des gens de qualité. Si le pôle économique se réduit à un juge d'instruction - que l'on spécialise - et à deux assistants de justice à 6 000 francs par mois, je ne pense pas qu'il ait les moyens de lutter contre le crime économique.
A mon époque, le pôle économique n'existait pas. J'avais un juge d'instruction spécialisé en matière financière - qui est d'ailleurs parti et qui n'a pas été remplacé - et une section financière du SRPJ qui n'avait pas les moyens des dossiers qu'on lui confiait. Cela étant dit, ils ont travaillé sur le dossier de Cavallo - je m'y suis personnellement impliqué, ayant moi-même une formation en matière financière -, et il a avancé.
Mais pour répondre à votre question, il est tout à fait clair qu'il y a une infiltration mafieuse italienne à Cavallo. Pour d'autres dossiers, je serai beaucoup plus prudent. Mais l'on ne peut pas dire que la Corse, à cette époque-là, était menacée d'une infiltration mafieuse massive. Et ce pour deux raisons : d'une part, parce que la Corse a sa propre mafia et, d'autre part, parce que la mafia a des menées capitalistiques et en Corse il n'y a pas grand-chose à " gratter ".
Cependant nous étions vigilants et nous tenions des réunions avec les membres du parquet anti-mafia italien : je suis allé les voir à Rome, ils sont venus à Bastia.
M. Robert PANDRAUD. Monsieur le procureur, avez-vous quitté la Corse à votre demande ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Je ne suis pas allé en Corse comme un mercenaire. J'y suis allé avec ma femme et mes enfants. J'ai vécu une expérience sur le plan humain très forte. J'ai beaucoup d'attachement pour la Corse et pour les Corses. J'ai vécu totalement en symbiose avec la population, je n'ai bénéficié d'aucune protection, je faisais partie de clubs sportifs, etc. Je me suis beaucoup plu. Cependant, il s'agit d'un investissement personnel colossal.
Je suis actuellement dans une cour d'appel qui est difficile, où il existe d'autres problèmes, mais je dors la nuit. En Corse, vous êtes réveillé par le téléphone toutes les nuits, la pression est terrible. En outre, je vous l'ai dit tout à l'heure, j'ai eu le sentiment, pendant ces trois ans et demi, d'avoir été assez seul, mon administration centrale ne m'ayant pas accompagné. J'ai également rencontré pas mal d'hostilité de la part de certaines institutions, ou du moins un manque de coopération. La justice en Corse, c'est plus un contre-pouvoir qu'un pouvoir et elle se heurte souvent à l'hostilité des autres institutions. Tout cela est extrêmement usant. On m'aurait demandé de faire un an de plus, je l'aurais fait volontiers, mais j'ai eu la possibilité de partir dans une cour d'appel qui m'agréait, je suis donc parti. Je vous précise d'ailleurs que j'avais d'excellents rapports avec le dernier garde des sceaux.
M. le Rapporteur. Vous avez déclaré au Monde, en janvier 1993, " l'Etat de droit ne règne plus en Corse ". Cette déclaration donne le sentiment d'une grande difficulté.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Je l'ai dit dans mon propos liminaire : 600 attentats en 1992 et un vol à main armée par jour ouvrable !
M. le Rapporteur. En faisant cette déclaration, vous n'avez pas le sentiment d'avoir été très entendu.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Il est vrai que l'on ne m'a pas donné tout de suite deux avocats généraux, des substituts, des juges d'instruction... Non, je n'ai pas été entendu sur ce plan. Mais les choses ont évolué. Je parlais des vols à main armée - 260 par an -, et bien au bout de trois ans nous les avions pratiquement éradiqués, en arrêtant les bandes qui s'adonnaient à ce crime.
M. le Rapporteur. Pour revenir à l'affaire de Spérone, vous nous avez dit qu'un certain nombre de personnes gardées à vue avaient eu des contacts avec des personnalités politiques. Dans quel cadre ont eu lieu ces contacts ?
M. Christian RAYSSÉGUIER : Mes souvenirs ne sont plus très précis. Mais il y a eu au moins une personnalité politique importante du monde nationaliste qui a eu des contacts avec les gardés à vue. Ces contacts ont été autorisés par le procureur de la République qui venait d'arriver, et qui, sous la pression de l'autorité administrative, a accepté ce contact au motif qu'il y allait de l'ordre public, en raison de risques de troubles beaucoup plus graves qu'il convenait d'apaiser. Il faut savoir que cela n'était pas tout à fait faux, puisque nous avons connu, pendant la garde à vue, une situation quasi insurrectionnelle avec des affrontements dans les rues extrêmement violents : il y a même eu un tir à balles sur des CRS. On a découvert, à côté du positionnement des forces de l'ordre, des bouteilles de gaz cachées dans des jardinières et susceptibles d'exploser si l'on avait mis un dispositif de mise à feu.
Des personnes qui détenaient des informations que je n'avais pas ont estimé qu'il convenait de calmer le jeu. Elles ont donc demandé au procureur d'autoriser ces contacts. Cette garde à vue a formellement été contrôlée par l'autorité judiciaire... mais là aussi il y a eu beaucoup d'opacité.
M. Roger FRANZONI. Monsieur le procureur général, nous nous connaissons, je vous ai rendu visite lors de votre arrivée à Bastia. Vous étiez assez optimiste. Vous m'avez exposé les méthodes de la police scientifique et affirmé que vous aviez les moyens de faire régner la justice à condition que les constatations se fassent immédiatement ! Malheureusement, la police scientifique arrivait deux ou trois jours après les faits !
Je ne veux pas entrer dans les détails, puisque votre propos est très édifiant. Vous avez dit au Monde : " l'Etat de droit ne règne plus en Corse ", mais ce n'est pas l'Etat de droit qui ne règne plus, c'est tout simplement l'Etat !
Vous avez fait allusion au préfet Goudard que j'ai bien connu et avec qui j'entretenais d'excellentes relations. Je lui ai demandé, un jour, qui était responsable de la police en ville, et notamment de la circulation et des doubles files. Il m'a répondu : " Votre question n'est pas innocente, vous savez bien que c'est l'Etat ". Et l'Etat ne fait rien ? " Vous savez bien que nous sommes en Corse, et mieux encore, à Bastia. Quand l'un de mes fonctionnaires veut dresser un procès-verbal, le contrevenant lui répond "vous savez bien que je suis le cousin de M. Piétri ou le beau-frère de M. Paoli, et que votre procès-verbal n'aura aucun effet" ". Ou on leur dit " Votre santé vous pèse, vous vous sentez trop bien ? " La police avait peur de faire son travail dans ces conditions. Je suppose que certains de vos magistrats devaient eux aussi avoir peur et n'osaient pas requérir contre des voyous.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Non, je n'ai pas connu de magistrats qui avaient peur.
M. Roger FRANZONI. Moi, j'en ai connu. C'était un problème d'Etat, et non pas de fonctionnaires. Vous avez dû souffrir pendant ces trois ans et demi, car vous n'avez pas dû pouvoir exercer votre fonction comme vous le souhaitiez.
M. Christian RAYSSÉGUIER : Il s'agissait plus d'un accommodement avec les usages, la tradition, la complaisance, que de peur. Je n'ai pas vu de policiers terrorisés.
M. Robert PANDRAUD. J'ai entendu un colonel de gendarmerie dire que la plupart des personnes contrôlées allaient vers les gendarmes et leur rabaissaient le képi !
M. le Président. Monsieur le procureur général, je vous remercie de cette contribution extrêmement riche.

Audition de M. Laïd SAMMARI,
journaliste à L'Est Républicain

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 14 septembre 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-président
M. Laïd Sammari est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Laïd Sammari prête serment.
M. le Président : Nous accueillons Laïd Sammari, journaliste à L'Est Républicain, journal dans lequel sont parus, en décembre 1998, les premiers articles relatifs au rapport Marion.
Monsieur Sammari, nous vous avons demandé de venir devant notre commission pour recueillir votre point de vue sur la manière dont a été conduite l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac, mais également sur la manière dont la presse a été utilisée par les protagonistes de cette affaire.
M. Laïd SAMMARI : J'ai, en effet, été conduit, à la fin décembre 1998, à publier les principaux extraits du rapport de Roger Marion, contrôleur général à la DNAT, rapport dans lequel il indiquait son sentiment sur les responsables de l'assassinat du préfet Claude Erignac.
J'ai pris connaissance de ce rapport, je l'ai publié pour l'essentiel et je l'ai surtout assorti de commentaires. Pourquoi l'ai-je publié, alors que sa publication pouvait paraître participer d'un sabotage de l'enquête ou gêner les investigations ? Parce que je pensais que l'enquête s'engageait dans une mauvaise direction. Je l'ai publié pour dire : " Attention, nous nous engageons sur une piste ce qui peut avoir des conséquences graves ! "
Dans la mesure où, en tant qu'observateur et journaliste, je n'ai jamais cru à la piste dite " agricole ", il me paraissait important de dénoncer le fait de la suivre. La question qu'il conviendrait de poser aujourd'hui se formule de la façon suivante : si la piste agricole avait été conduite à son terme par les enquêteurs, où en serait-on à l'heure actuelle ? J'avais acquis la certitude que des arrestations devaient se produire au début janvier, au retour du ministre de l'Intérieur aux affaires. Je pense que la DNAT, et notamment M. Marion, avait envie de montrer que les choses avançaient alors que l'on traversait une période où nombre de personnes regrettaient le piétinement de l'enquête. Au surplus, la résolution de cette affaire criminelle était étroitement mêlée à la tentative de rétablissement ou d'instauration de l'Etat de droit en Corse. L'on ne pouvait instaurer l'Etat de droit sans résoudre préalablement cette affaire criminelle.
Si on avait laissé poursuivre cette piste agricole, les coupables présumés ne seraient pas encore identifiés. Je les nomme ainsi, car la présomption d'innocence s'applique également à ces gens qui appartiennent au commando. La meilleure preuve apportée à mes propos tient dans le fait que quelques jours avant l'arrestation du commando, l'on a procédé à l'interpellation, la mise en examen et l'incarcération d'un des principaux responsables de la piste dite agricole : Mathieu-Dominique Filidori, depuis remis en liberté, mais toujours mis en examen, sans que nul ne dispose du moindre élément sur sa responsabilité. Les enquêteurs sont partis interpeller ce commando pour " en finir avec les bonneteries " selon leur expression. Quand M. Marion et ses collaborateurs partent interpeller ce commando, ils n'y croient absolument pas. Peut-être y reviendrons-nous, mais je précise que, sur les trois magistrats instructeurs désignés pour instruire l'affaire, deux n'étaient absolument pas au courant de l'opération qui allait se déclencher : seule Mme Le Vert en était informée.
Il se trouve que les enquêteurs ont eu beaucoup de chance : quelques heures après l'arrestation, l'épouse d'un membre du commando déclarera que, contrairement à ce qu'il avait expliqué, son mari n'était pas avec elle à regarder la télévision, mais qu'il s'était rendu chez des amis. Voilà comment l'enquête est partie. Ensuite, l'exploitation de la liste des appels des portables permettra de se rendre compte que M. Ferrandi a téléphoné à untel juste avant, pendant, et après l'assassinat. Puis l'on interroge un autre et l'on s'aperçoit que lui aussi a téléphoné... Et voilà comment l'on a reconstitué le commando.
Quand la police part arrêter ces gens, elle dispose de noms qui ne sont pas les bons. Nous le savons aujourd'hui ; ils ne détiennent pas le nom du tireur présumé, puisqu'une confusion prévaut dans les noms. J'en profite pour préciser qu'un grave dysfonctionnement des forces de police et de gendarmerie en Corse a été une nouvelle fois démontré à l'occasion de l'arrestation de ce commando. Peut-être vous l'a-t-on déjà dit, mais M. Marion n'a pas voulu mobiliser tous les enquêteurs qu'il aurait pu mobiliser pour procéder à l'arrestation. Dans une affaire criminelle de cet ordre et lorsque l'on mène ce type d'opération, on procède de façon très large. Dès lors que l'on comptait un Colonna, Stéphane en l'occurrence, parmi les membres présumés, il fallait prendre des dispositions pour arrêter tout l'entourage, à commencer par ses frères. Or, on n'a jamais prévu l'arrestation d'Yvan Colonna, que l'on se décide à l'interpeller après un reportage sur TF1 diffusant son interview. Il est alors trop tard, car il a pris la fuite et parce que l'on n'a pas mobilisé les forces de police et de gendarmerie nécessaires pour ratisser large et se donner tous les moyens et les chances d'aboutir.
Le principal problème de cette enquête Erignac, c'est que tout le monde a voulu " sortir " cette affaire selon le jargon policier. Je me souviens d'une anecdote invraisemblable : à mon arrivée à l'aéroport d'Ajaccio le lendemain matin de l'assassinat, je tombe sur un nationaliste que je connaissais et qui me dit : " Tu ne resteras pas longtemps à Ajaccio ; je sais par un copain de la PJ qu'ils ont arrêté les coupables : ce sont des maghrébins ". Durant les trois jours qui ont suivi l'assassinat du préfet, les radios ont expliqué que les auteurs étaient deux maghrébins parmi trois personnes interpellées. Ils furent gardés jusqu'à la venue de M. Chirac le lundi et relâchés ensuite. Pourtant, dans les heures qui ont suivi leur arrestation, on savait très bien que ces trois jeunes malheureux n'y étaient strictement pour rien. Dans la voiture de l'un d'entre eux, a été retrouvé un dossier d'inscription pour devenir auxiliaire de police ! On le savait, mais on les a tout de même gardés. Cela pour expliquer comment, déjà, l'enquête partait.
Par ailleurs, la nouvelle de la nomination de trois juges d'instruction pour cette même affaire constituait, à mon sens, une erreur. D'autant que, très rapidement, l'on a appris que le préfet avait été assassiné avec une arme dérobée aux gendarmes de la brigade de Pietrosella et que, pour cette affaire, une information judiciaire avait déjà été ouverte et confiée à un juge d'instruction antiterroriste, Gilbert Thiel, et que nul n'ignorait que ces deux affaires étaient liées.
Ensuite, on arrête Marcel Lorenzoni, auquel on ne peut imputer quoi que ce soit sur l'assassinat, mais des explosifs ont été trouvés chez lui. On ouvre alors une nouvelle information judiciaire qui servira de prétexte aussi à enquêter sur l'assassinat Erignac ! Cela donnait trois affaires juxtaposées avec plusieurs juges d'instruction. A cela, il faudra ajouter le préfet Bonnet qui s'est malheureusement pris pour un juge d'instruction et qui, de son côté, a mené son enquête. Ajoutons enfin les forces de police diverses qui concouraient. Dans un dossier, vous aviez les gendarmes ; dans l'autre, les gendarmes et la PJ ; dans un autre encore, la DNAT,... Comment dans ces conditions ne pas arriver à de graves dérapages et d'importants dysfonctionnements ? Finalement, je suis persuadé que tous ces gens étaient mus par une bonne foi et une bonne volonté : ils voulaient aboutir. Mais l'on n'aboutit pas dans ces affaires en travaillant chacun dans son coin, chacun avec ses méthodes, sans rendre compte à une seule personne... J'ajouterai à la liste des gendarmes, de la PJ, de la DNAT, les renseignements généraux et certains services qui se sont mis à faire leur travail un peu tard. L'on a malheureusement constaté après cet assassinat le déficit du renseignement en Corse. Les services se sont rendu compte qu'ils ne savaient pas grand-chose sur les mouvements nationalistes, sur les dissidents, les radicaux, les ultras, les modérés, les rentrés dans le rang... Ils ont réalisé ne rien connaître. L'enquête a quasiment démarré de zéro.
M. le Président : Je note l'absence de coordination entre les différents services et la multiplicité des positions individuelles des uns et des autres qui, de votre avis, ont sans doute considérablement gêné l'avancée de l'enquête. Ma première question est inspirée par votre propos de l'instant : comment se fait-il que vous ayez pu être destinataire d'un rapport, alors que vous soulignez d'emblée que la justification de la publication tient dans la direction erronée prise par l'enquête ? S'il y avait eu une fuite à organiser, je ne comprends pas pourquoi elle s'est dirigée vers vous qui aviez cette opinion ?
M. Robert PANDRAUD : Rappel au règlement, monsieur le Président. Je ne pense pas qu'un journaliste puisse faire état de ses sources d'information.
M. le Président : Là n'est pas ma question.
M. Laïd SAMMARI : J'ai été profondément choqué, car, durant l'arrestation du commando, ce ne sont ni les juges d'instruction, ni le parquet qui s'exprimaient, mais le ministère de l'Intérieur.
M. le Président : Vous n'avez pas perdu de vue ma première question : je souhaiterais votre opinion, d'autant que, au moment de la publication, on ne s'était pas donné, selon vous, les moyens de trouver les coupables et que leur arrestation contient une part de chance.
M. Laïd SAMMARI : Une très importante part de chance. Les déclarations de la DNAT sur le thème " cela fait des mois que nous travaillons dessus " ne correspondent pas à la vérité. Nous savons tous - ou presque - que certains noms et certaines personnes du commando étaient déjà en procédure depuis novembre 1998 chez le juge Thiel pour l'affaire de Pietrosella. Quand M. Marion déclare : " On nous a caché des éléments, ce qui nous a fait perdre trois ou quatre mois ", cela est faux. Mais, effectivement, la DNAT n'était pas saisie de Pietrosella. Les gendarmes et le SRPJ d'Ajaccio avaient donc en charge l'enquête et accès à la procédure. Si la PJ avait eu le sentiment que des éléments de cette procédure étaient susceptibles d'intéresser la DNAT dans l'affaire Erignac, elle aurait parfaitement pu les communiquer. On n'a donc absolument rien caché. Simplement, la DNAT a toujours été persuadée qu'il fallait suivre la piste agricole. Par conséquent, tout ce qui ne concernait pas les agriculteurs n'intéressait pas la DNAT.
Je reviens à votre question. Nous sommes très peu de journalistes en France à suivre de longue date et de près les affaires corses. Il se trouve que je suis un de ceux-là. Vous vous étonnez que si une fuite était à organiser, elle passe par moi. Dans d'autres dossiers - l'affaire Elf, Urba... peu importe - certaines informations sont passées par moi, alors qu'il aurait été plus intéressant ou judicieux de passer par d'autres. Mais il y a des personnes qui, quand elles s'attachent à un dossier, le suivent, le travaillent, nouent des relations, essayent de comprendre et, à un moment, se trouvent là où il faut. Au surplus, il était de notoriété, chez beaucoup de gens et notamment les enquêteurs, magistrats, policiers, que j'avais une hypothèse dans cette affaire et que je n'ai pas cru un seul instant à la piste agricole, comme je ne crois pas encore aujourd'hui que l'affaire Erignac soit bouclée.
M. le Président : Cette fuite ne fut pas la seule révélation par la presse. Les fuites, en tout cas les révélations dans la presse, il y en eut d'autres. Nous évoquions celle de l'un de vos confrères dans Le Monde au mois de février 1999. J'avoue - quelques-uns de mes collègues partagent ma conviction - que celle-ci m'a ébranlé. A l'époque où nous l'avons lue, nous ne connaissions pas l'issue de l'affaire, et l'on avait le précédent de la publication de L'Est Républicain, mais, dans Le Monde, on lit presque nommément le groupe d'assassins présumés de l'affaire Erignac !
Quelle est votre appréciation des choses ?
M. Laïd SAMMARI : Avez-vous relu cet article depuis le 6 février dernier ?
M. le Président : Oui, je l'ai relu tout à l'heure.
M. Laïd SAMMARI : N'avez-vous pas été frappé par le nombre d'erreurs ?
M. le Président : Certes, et notamment sur les localisations.
M. Laïd SAMMARI : Que dit cet article ? A sa lecture, il m'a fallu trois minutes pour mettre des noms sur les personnes. J'ai compris que celui qui s'était recyclé dans les voitures était Ferrandi, que j'avais d'ailleurs rencontré à l'époque. Il était indiqué qu'il était le patron, alors qu'il n'était que chargé du parking du concessionnaire. On parlait d'un ancien légionnaire : aujourd'hui, il n'existe plus dans l'affaire. La seule chose intéressante dans cet article a trait aux enseignants ; à l'époque, on savait déjà qu'il s'agissait de Castela et d'Andreuzzi. Aujourd'hui, en l'état de l'enquête judiciaire, il n'est en aucun cas démontré que ces deux personnes soient impliquées dans l'assassinat du préfet. A ce jour, un commando incomplet reconnaît les faits et avance pour se justifier la refondation et de pseudos arguments politiques, mais les enseignants n'en font pas partie. De même l'on parlait des agriculteurs qui auraient pu jouer le rôle de commanditaires : ils ne sont plus là. L'article se trompe sur la localisation, sur les commanditaires, sur la désignation de certains membres ayant participé à l'exécution. Si l'on porte un regard attentif, on s'aperçoit que l'article s'est trompé sur presque toute la ligne.
Je veux bien procéder à une relecture avec vous et noter tout ce qui présente une faille. Mon avis sur cet article est qu'il a tenté de réunir des éléments qui pouvaient être détenus par le préfet Bonnet, d'autres par les gendarmes et d'autres encore par la DNAT. Cela prouvait que chacun travaillait dans son coin et que quelqu'un s'est amusé à trouver une cohérence entre tous ces éléments.
Si le 6 février, l'on était persuadé que cet article contenait des éléments décisifs pour boucler l'enquête, pourquoi ne pas avoir bougé ? En fait, l'on bouge, parce qu'un jour la fille ou l'épouse de Bonnet menace de préciser ce qui a été fait ou pas dans l'enquête. A ce moment, l'on souhaite en finir avec ces " bonneteries " en démontrant que ces gens n'ont rien à voir avec cette affaire. On arrête Filidori, puis trois jours après, l'on arrête ce commando. Coup de chance !
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous autant de violations du secret de l'instruction dans toute cette affaire ? La seule violation ayant donné lieu à l'ouverture d'une enquête par le parquet concerne le rapport Marion. Pourquoi sur cette affaire et pas sur les autres ?
M. Laïd SAMMARI : Oh ! c'est très simple. La section des juges d'instruction antiterroristes compte quatre magistrats. L'un d'eux, le juge Thiel, est une brebis un peu égarée ; il n'a pas été coopté par les autres. Il n'était pas souhaité ; il a toujours été considéré comme un élément incontrôlable. Il a été imposé pour des raisons x ou y, mais n'a jamais été accepté. Il n'a pas du tout les mêmes méthodes de travail que les autres ; il travaille beaucoup et pense que certaines méthodes ne sont pas forcément les bonnes. La manière qui consiste, dès que l'on dispose d'un renseignement anonyme ou dès que le doute porte sur quelqu'un, à l'interpeller, le transférer à Paris et le garder quelques mois, même en l'absence de charges, ne constitue pas à ses yeux la bonne méthode.
Quand j'ai publié cela, les gens se sont dit : " Si Sammari publie cela dans l'Est Républicain, c'est forcément le juge Thiel ! N'était-il pas juge d'instruction à Nancy, où Sammari travaille... ? ".
M. le Rapporteur : L'avocat de Mme Erignac aussi est à Nancy.
M. Laïd SAMMARI : En effet. C'était bête comme choux : " Le juge Thiel lui avait donné le rapport. ". L'enquête était rondement menée !
Des pressions ont été exercées sur le procureur qui n'a pas tout de suite vu arriver la patate chaude. On lui a demandé d'ouvrir l'instruction, pensant que Sammari allait être mis en examen avec, à sa suite, le juge Thiel. Le but de la man_uvre était très simple : une fois la mise en examen du juge Thiel obtenue, on l'éjectait des affaires corses ! Voilà quelle était la man_uvre scandaleuse. C'était aller un peu vite en besogne et prendre le juge Thiel pour un imbécile. Imaginez le juge Thiel me donner le rapport, alors que nos liens sont connus et alors qu'il existe cinquante-deux façons d'obtenir une pièce de procédure ! Pourquoi ne sont-ils pas parvenus à leurs fins ? Sans doute parce que le juge Thiel ne s'est pas laissé faire. Il a réagi et mes confrères n'ont pas été dupes. Considérez que je pouvais être utilisé comme une simple boîte aux lettres à un moment donné, c'était faire l'impasse sur tout ce que je faisais par ailleurs. La Corse n'occupe pas tout mon temps - loin de là !
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que le juge Thiel, qui travaillait semble-t-il en confiance avec les gendarmes, ait décidé d'interrompre sa collaboration ?
M. Laïd SAMMARI : C'est très simple ; c'est d'ailleurs moi qui ai annoncé le dessaisissement - en novembre je crois. Le juge Thiel s'est rendu compte qu'il était doublé par les gendarmes. Il a compris qu'ils livraient parallèlement certains éléments au préfet Bonnet. Je compte parmi ceux qui ne croient pas du tout que le préfet Bonnet ait bénéficié d'un informateur. Je ne le crois pas du tout. Il disposait d'un préposé, d'un coursier, le colonel Mazères, qui avait parfaitement compris que le juge Thiel prenait son temps, mais qu'il avançait bien dans sa procédure. C'est dans sa procédure qu'apparaît Ferrandi. Un jour on le saura, car cela sera public à l'audience.
Je vais même vous révéler une information que vous ignorez peut-être : préalablement au dessaisissement des gendarmes, le juge Thiel avait décidé de procéder à l'interpellation de Ferrandi et de certains autres. Savez-vous comment il trouve Ferrandi ? Sur Pietrosella, le témoignage des gendarmes indiquait que le véhicule qui avait servi au transport était un C35 Citroën. Après des recherches, ils ont trouvé que la s_ur de Ferrandi travaillait dans une entreprise qui utilisait ce type d'estafette. Comme, par ailleurs, l'on filait Castela depuis longtemps au sujet des attentats de Vichy et Strasbourg, mais sans pour autant les relier à l'assassinat de Claude Erignac, sa filature a permis de savoir qu'il avait rencontré Ferrandi qui, dès lors, devenait un élément essentiel dans la procédure.
M. le Rapporteur : Quel était l'objectif de Bonnet dans cette affaire ?
M. Laïd SAMMARI : Bonnet était comme tout le monde. Dès qu'un fonctionnaire arrivait en Corse, il pensait rester deux ou trois ans et partir en ayant pris du galon !
J'ai rencontré récemment un haut policier en Corse qui, arrivé de fraîche date, me dit : " Plus qu'un an et demi ! " Devant mon étonnement, il ajoute : " Il faut au moins que je reste deux à trois ans ". Tous ceux qui vont là-bas ne pensent qu'à repartir. Il en va de même des gendarmes, des policiers, des douaniers ou des gens des impôts. On se sert de la Corse comme d'un tremplin. Il est vrai que les conditions de travail y sont particulières. Bonnet a aussi compris qu'instaurer l'Etat de droit ne pouvait pas se faire sans résoudre l'affaire Erignac. L'assassinat d'un préfet n'est pas chose banale ! Une seule chose comptait : résoudre l'affaire qui avait été élevée au rang de " cause sacrée ", l'expression n'est pas de moi.
J'ai annoncé, quelques jours après l'assassinat, que le gouvernement allait taper très fort et tous azimuts, mais, au départ, je ne pense pas que l'on ait eu simplement l'idée d'instaurer l'Etat de droit. L'on s'est dit : " on va tellement les secouer et les déranger qu'à un moment donné, l'un d'entre eux va parler de l'assassinat d'Erignac ".
Là réside, à mon sens, la première erreur commise ; on est parti en tous sens, n'importe comment et le résultat a été que les Corses qui, dans leur immense majorité, après l'assassinat, étaient scandalisés et révoltés, ont eu l'impression qu'on les prenait tous pour des assassins. Nul ne pouvait traverser en dehors des clous et tout était prétexte à sanctionner et à punir. Je suis désolé de ne pas participer au racisme anti-corse. Je connais de nombreux Corses qui ont l'envie de travailler normalement, de s'en sortir, qui souhaitent un emploi normal et sont prêts à payer leurs impôts. Mais, à partir du moment où ils ne peuvent plus écouter la radio ni lire le journal sans entendre que tous les Corses sont de redoutables bandits racketteurs, l'on comprend leur exaspération.
M. le Président : Telle n'était pas cependant la teneur du premier rapport de la commission d'enquête sur la Corse où il était clairement indiqué que l'on ne confondait pas l'immense majorité des Corses qui souhaitaient vivre tranquillement et les grands délinquants.
M. Laïd SAMMARI : Je me rends en Corse depuis vingt-deux ans et peut-être dix fois par an. Je connais beaucoup de monde et je ne fréquente pas que des voyous ou des nationalistes. Je connais des gens dont on est venu, un beau matin, défoncer la porte au prétexte qu'ils figuraient sur l'agenda de tel nationaliste auquel ils avaient vendu une voiture et se sont retrouvés présumés dangereux terroristes. De tels cas sont nombreux.
Je connais une discothèque dans le sud de l'île qui a vu arriver quarante gendarmes qui pensaient qu'elle servait à blanchir l'argent de la mafia et venaient saisir la comptabilité. Les gérants ont précisé : " Si vous vouliez la comptabilité, il suffisait de la demander, nous vous l'aurions donnée ! ". On a assisté, pour rien, à un déploiement impressionnant de forces.
N'oublions pas une vérité simple : comment prétendre instaurer l'Etat de droit alors que l'on a donné autant de moyens à cette section antiterroriste et que l'on décide de transférer à Paris tout ce qui pouvait, de près ou de loin, toucher aux dossiers de terrorisme ? J'avoue ne pas comprendre.
Je citerai un exemple qui m'a particulièrement choqué. En 1996, M. Dewez, PDG de la société Spérone, porte plainte pour racket. Est-ce là un dossier politique ou un banal dossier de droit commun ? Pour moi, la réponse ne fait pas de doute : il fait partie de la seconde catégorie. Personne au niveau politique n'a revendiqué cette tentative d'extorsion de fonds. Pourtant, l'affaire a immédiatement été dépaysée. Cela signifie en premier lieu que l'on humilie la justice insulaire.
M. le Rapporteur : La justice insulaire est-elle en capacité de traiter ces affaires ?
M. Laïd SAMMARI : Qui nomme les magistrats en Corse ?
M. le Rapporteur : C'est aujourd'hui un constat.
M. Laïd SAMMARI : Si l'on pense que des magistrats qui postulent à un poste en Corse ne sont pas compétents ou n'ont pas le profil requis, on ne les nomme pas !
M. le Rapporteur : Ils sont inamovibles pour une partie d'entre eux.
M. Laïd SAMMARI : Ils ont inamovibles seulement au siège et une fois qu'ils sont en place ! Aujourd'hui, se composent des pôles financiers, par exemple à Paris, boulevard des Italiens. Il ne suffit pas de frapper à la porte pour être nommé. Il faut demander, passer devant le CSM, la Chancellerie donne son avis sur le profil des candidats. Nul n'est nommé simplement parce qu'il se présente. Si pendant des années, en Corse, l'on s'est contenté de nommer des magistrats pour la plupart originaires de l'île, cela relève de l'autorité de l'Etat, ce n'est pas un problème corse ! Si l'on pense qu'ils n'étaient pas compétents, il ne fallait pas les nommer. Il existe par ailleurs toujours moyen de sanctionner les gens. J'ai toujours entendu dire que tel magistrat n'a pas voulu faire son travail parce qu'il a eu peur, ou qu'un autre a rendu service à son cousin dans un dossier ! L'Etat n'a qu'à utiliser les procédures qui existent. Il y a peu, un magistrat a été suspecté récemment à Lille pour ses liens avec le milieu. Une information a été ouverte, il a été mis en examen, incarcéré et provisoirement écarté de la magistrature. Il existe des procédures ; je ne vois pas où est le problème. En revanche décider de " dépayser " tous les dossiers à Paris, c'est humiliant ! Ce n'est pas ainsi que l'on peut instaurer un véritable Etat de droit.
M. le Rapporteur : Ne sont " dépaysés " que les dossiers liés au nationalisme !
M. Laïd SAMMARI : C'est faux.
M. le Rapporteur : Dans l'affaire Spérone que vous avez évoquée, les personnes mises en cause sont tout de même connues.
M. Laïd SAMMARI : Certes, mais comprenez la contradiction. Il a été expliqué que ces gens n'avaient rien de nationalistes, mais se servaient de la casquette nationaliste pour se livrer à des actes criminels ou de droit commun. Voilà ce qui nous est expliqué depuis mars-avril 1996. C'est donc bien un dossier de droit commun. Qui revendique le racket pour financer la cause nationaliste ? Personne.
Au surplus, l'on ne peut démontrer que le dépaysement à la section antiterroriste soit un gage d'efficacité. Prenons l'affaire Spérone 1 : elle remonte à 1994, soit cinq ans. Qui peut expliquer pourquoi ce dossier n'est toujours pas audiencé ?
M. le Rapporteur : C'est une question que l'on pose également. L'on nous répond qu'il y aurait eu des difficultés de procédure au sujet de Spérone 1.
M. Laïd SAMMARI : Mais non, il n'y a pas eu de problèmes de procédure, c'est un secret de polichinelle ! On arrête un commando de quatorze hommes, armés comme des porte-avions. On est en pleine négociation, la énième. On explique alors aux juges antiterroristes - et il n'y a qu'à eux que l'on peut dire de telles choses - que le moment est mal venu : on les relâche donc. Mais ensuite, même si on change de politique, on ne peut plus les reprendre. On ne peut donc résoudre cette affaire. On a très peur de l'audiencer et de la régler, car on redoute d'entendre à la barre expliquer que les personnes ont été relâchées parce qu'on négociait alors avec les émissaires de tel gouvernement.
M. le Rapporteur : La DNAT n'était pas en charge de cette affaire qui fut réglée sur le plan local.
M. Laïd SAMMARI : La DNAT n'est qu'un outil. Cette affaire était confiée aux gendarmes, mais peu importe ! Les gendarmes n'auraient pas fait mieux que la DNAT et vice versa. Jusqu'en 1996, savez-vous à quoi jouaient les policiers et les gendarmes en Corse ? A se passer les affaires ! Personne ne voulait récupérer ces affaires ingérables qui ne permettaient pas de réaliser une enquête normale, conforme à ce qu'un gendarme ou un policier apprend : des constatations, des indices... S'il reçoit des coups de fil de la hiérarchie, il ne comprend plus rien, surtout si le lendemain on lui demande de repartir.
Les gendarmes ne voulaient donc pas de ces affaires. Dès lors que survenait un plasticage, ils envoyaient quelqu'un dans une cabine téléphoner anonymement à la PJ, en espérant que cette dernière allait s'en saisir. L'on peut en rire, mais c'est ainsi que cela se passait.
M. le Rapporteur : Depuis la fin 1996, les choses ont un peu changé.
M. Laïd SAMMARI : Il faut rendre justice à Alain Juppé. A partir de mars ou avril, il a décidé que c'en était fini. A partir de là, les choses ont commencé à changer. Ils n'ont pas mis les mêmes moyens que l'actuel gouvernement certes, mais c'est de là que date le changement. L'on a compris à ce moment qu'il se passait quelque chose. M. Juppé a mis les points sur les " i " lorsqu'il est venu en Corse en juillet 1996.
M. Robert PANDRAUD : Nous avons été témoins d'une violente opposition entre M. Marion et M. Dragacci sur leurs méthodes, sur leurs comportements. Les connaissez-vous ?
M. Laïd SAMMARI : Bien sûr. M. Marion a une forte personnalité, mais ce pourrait être M. Dupont, peu importe. Mais je ne pourrai jamais accepter l'idée que l'on puisse, par tous les moyens, se constituer une carte de visite. Je ne peux pas accepter, par exemple, le comportement que son service a manifesté à l'égard des policiers locaux. Aujourd'hui, on sait tous que le SRPJ d'Ajaccio est devenu une annexe de la DNAT. Le SRPJ n'existe plus. Du reste, il faut se poser la question de savoir ce qu'il adviendra des services locaux entièrement démembrés et humiliés si la DNAT se retire de la Corse. Il n'en restera rien ! Ne parlons pas des gendarmes - l'épisode de la paillote pose un autre problème -, mais c'est grave, car l'on a réfléchi sur le court et non sur le long terme. Dans vingt ans, nous nous retrouverons ici pour évoquer les mêmes sujets : j'en suis persuadé.
M. Georges LEMOINE : J'ai écouté avec intérêt et beaucoup d'attention vos explications. J'avais l'impression par moment, d'être dans un monde qui n'avait rien de commun avec celui qui nous a été décrit jusqu'à présent ; j'avais le sentiment - peut-être cela tient-il à votre talent - d'être dans un opéra d'Offenbach. Nous étions bien loin de la Corse.
Je reviens sur l'une de vos remarques à propos de la publication du rapport : " Je n'ai jamais cru à la piste agricole ". Vous étiez habité de ce que l'on l'appelle " une intime conviction ".
M. Laïd SAMMARI : Oui, mais elle était fondée sur des éléments, que, du reste, je veux bien développer si cela vous intéresse. Pour en parler, il faut tout d'abord avoir lu le rapport Marion. J'ai l'habitude des procédures, des rapports de police, des rapports judiciaires. Celui de Marion était tout sauf un rapport. Un rapport judiciaire de synthèse a pour objet d'être transmis à un magistrat, qui est ensuite amené à prendre une décision. C'est le type de rapport qui peut conduire à l'arrestation de personnes, autrement dit à des actes graves. La liberté individuelle est quelque chose d'important. Le rapport Marion ne comportait aucun élément pouvant constituer un début de preuve. Dès lors, ce rapport, pour moi, ne valait rien !
Pourquoi ce rapport part-il de la piste agricole ? Dès le début de l'enquête, puisque l'on était dans le désert, il a été décidé d'auditionner l'un des responsables de l'administration agricole. On lui a demandé ce qu'il savait, on l'a interrogé sur ses relations avec le préfet. Il a indiqué qu'il était très inquiet, très soucieux, car les agriculteurs semblaient de plus en plus virulents au sujet de l'apurement de la dette agricole. Les enquêteurs partent de ce fait et se livrent à un travail de documentalistes pour rechercher sur les quinze dernières années tout ce qui a trait aux agriculteurs. Ils constatent, en effet, que ceux-ci ont toujours été virulents. Et pour cause ! Il suffisait qu'ils manifestent, cassent, brûlent un peu pour obtenir l'annulation de leurs dettes. Pourquoi donc ne pas réitérer leur démarche !
Parmi ces personnes, ont été repérés des anciens ou actuels militants nationalistes assez durs, violents, notamment Filidori, passé devant la cour de sûreté de l'Etat. Ce n'est pas un saint et je ne suis pas son avocat !
L'on est donc parti sur cette piste. Pourquoi ? Parce que l'on n'a rien d'autre. M. Chevènement a piqué une colère noire après cet assassinat. Il a demandé des rapports aux renseignements généraux pour s'apercevoir qu'il n'en existait aucun.
M. le Rapporteur : M. Squarcini était en poste depuis longtemps. Lui et ses services ont travaillé.
M. Laïd SAMMARI : Le problème, c'est que l'on ne travaille pas normalement en Corse ; on ne recensait pas les personnes, on ne procédait pas à une analyse. Comme en mai 68, lorsque les événements ont éclaté, on est tombé des nues. Personne n'était préparé, personne ne les avait pressentis. Il en a été de même pour l'assassinat de Claude Erignac. Si un véritable travail de renseignement avait été réalisé à l'époque, on aurait pu concevoir des doutes, on aurait pu imposer une protection ; or, il n'en a rien été. Claude Erignac allait pêcher, jouait au tennis, partait courir, se promenait seul. Aucun élément ne permettait d'appréhender une possible action violente. Pourtant, certains communiqués du FLNC historique étaient très parlants à l'époque. Ils n'ont jamais été pris au sérieux.
Je vais vous faire part du premier fait qui m'ait surpris. A partir du deuxième semestre1996, une vague d'arrestations est intervenue : on a arrêté des dirigeants nationalistes, de nombreux militants ; on a véritablement voulu les secouer. Comment n'avoir pas pensé alors à une possible réaction ! Il faut comprendre une chose : lorsque l'on arrêtait les chefs, on n'arrêtait pas ceux chargés des basses _uvres. Certaines personnes ont aujourd'hui quarante ans, n'ont jamais travaillé de leur vie ; elles ont toujours été, si j'ose dire, des " porteurs de valise ", des " porte-flingues ". Elles ne savent rien, n'ont rien appris. Du jour au lendemain, ces gens se sont retrouvés quasi-orphelins. On n'a pas imaginé une seconde qu'il pourrait se passer quelque chose de grave. Jamais ! Alors, on n'a rien, seule cette piste " agricole ". On bâtit une sorte de raisonnement sur la sémantique plus ou moins intellectuelle pour enfin déclarer : " C'est eux ! C'était écrit noir sur blanc ! ". En outre, M. Chevènement, après son accident, exigera des résultats. Pourquoi a-t-il programmé son voyage en Corse ? Le moment était venu enfin d'annoncer que l'enquête avançait véritablement. Le nombre de fois où on a annoncé la progression de l'enquête ! Souvenez-vous, entre les mafieux, les maghrébins et ceux venus de l'étranger ! Un jour, M. Chevènement a déclaré : " Ce sont des gens qui voyagent beaucoup ". Les pistes furent nombreuses et à un moment donné il faut en finir avec le ridicule, d'autant que la date anniversaire de la mort de Claude Erignac approchait. Nous sommes dans un pays où l'on considère qu'une enquête, aussi grave et importante soit-elle, doit donner des résultats au bout d'un an. Ce fut là l'erreur. On a fait peser une pression extraordinaire. Un parmi d'autres fut plus malin : Marion ! Marion, un peu opportuniste, malin, qui a su tirer la couverture à lui. Au moment du dénouement, personne ne lui a fait remarquer : " Hier, vous disiez que c'était les agriculteurs ; aujourd'hui vous nous expliquez que cela fait des mois que vous saviez que c'était eux ! ". Personne ne lui a dit. Non ! On a sablé le champagne avec lui, on l'a promu et on va en faire le grand patron.
M. Georges LEMOINE : Que pensez-vous du GPS ?
M. Laïd SAMMARI : A l'époque de sa création, j'avais discuté avec les gendarmes. Ils m'avaient dit, sans que j'y prête véritablement attention, que, de toute façon, il fallait une force spéciale, une unité spéciale, au cas où on leur demanderait de faire des mauvais coups. Je les ai questionnés : " Ah ? Et pourquoi pas vous ? ". Ils m'ont répondu : " On ne fera jamais ça ! On a connu Bonnet, il était préfet délégué à la sécurité. Tout était possible ". J'ai revu ces gendarmes il y a peu. L'un m'a dit : " Ce qu'il leur a demandé, il n'aurait jamais pu nous le demander à nous, jamais. Contrairement aux journalistes et aux hommes politiques, nous n'avons pas été surpris de ce qui s'est passé ". J'ai répondu : " Mais c'est une paillote ". Ce à quoi il a rétorqué : " La paillote était un élément parmi d'autres ".
M. Georges LEMOINE : Croyez-vous que la direction de la gendarmerie était informée de ce qui se passait avec le GPS ?
M. Laïd SAMMARI : Non. Le préfet Bonnet a reçu carte blanche du pouvoir. Que lui a-t-on expliqué si ce n'est : " Débrouillez-vous comme vous voulez dans ce guêpier, nous on veut des résultats, c'est tout ". A l'époque, la résolution de l'assassinat de Claude Erignac était le principal résultat attendu, car on savait que le reste réclamerait du temps : il faut une volonté, il faut changer les hommes, toutes choses qui ne pouvaient se réaliser en peu de temps. Si une responsabilité est à rechercher, elle est politique. Je ne pense pas que M. Chevènement, M. Richard ou M. Jospin se demandaient tous les matins comment M. Bonnet allait s'y prendre pour faire rentrer les impôts, faire en sorte que le domaine public maritime ne soit pas violé, pour que l'on ne construise pas des pontons là où il ne fallait pas. Ils avaient certainement d'autres soucis ! Ils étaient bien contents d'avoir trouvé quelqu'un qui avait la tête haute et qui disait n'avoir peur de rien ni de personne.
Pour moi, l'affaire Bonnet se résume en une phrase : Bonnet a compris qu'avec les voies de droit traditionnelles que l'on connaît, on ne pouvait régler les choses en Corse. Il a simplement voulu les régler à la Corse.
Je ne suis pas entré dans le détail de la réponse. Si j'en ai un jour l'occasion, je vous expliquerai pourquoi je ne suis pas satisfait de l'enquête à l'heure actuelle. Il est une question à se poser, classique certes, que l'on se pose rarement : à qui cet assassinat a le plus profité ?
M. Roger FRANZONI : A qui ?
M. Laïd SAMMARI : Je n'ai pas pour habitude de lancer des accusations.
Je me souviens dans quel état se trouvait le mouvement nationaliste au moment de l'assassinat. Début 1998, il ne représentait quasiment plus rien. La chose la plus grave pour les nationalistes à l'époque et que l'on n'a pas, à mon sens, ressentie, c'est que, pour la première fois, la population insulaire se démarquait ouvertement des nationalistes. C'était la première fois que je rencontrais des personnes qui disaient publiquement, ouvertement : " On en a marre de vos histoires ". C'est la première fois que le mouvement nationaliste s'est senti réellement menacé. Un mouvement nationaliste peut avoir le monde entier contre lui. S'il a sa population avec lui, il est satisfait. On connaît des exemples dans le monde actuellement.
M. le Rapporteur : Sans vouloir interpréter ses propos, Mme Erignac a parlé de commanditaires. Vous semblez vous inscrire dans cette analyse.
M. Laïd SAMMARI : Totalement, depuis le premier jour.
On explique que des dissidents du mouvement traditionnel nationaliste ont fait le coup. Castela nous a été présenté comme le maître à penser. Peut-on me démontrer que Castela est un dissident du FLNC ? Personne ne l'a démontré. J'ai posé la question cet été à des militants de A Cuncolta independentista : " Saviez-vous que Castela était un dissident ? ", il me fut répondu : " Castela n'a jamais été un dissident, cela n'existe pas chez nous ".
- " Ah, bon ? Il n'y a pas de dissidents chez vous ? "
- " Non, c'est comme partout : ils étaient dissidents quand ils attendaient une place et que cela n'a pas marché. "
- " Et quelle place espérait-il ? "
- " Castela était l'un des seuls intellectuels du mouvement. Après le départ d'Aquaviva de la direction de U Ribombu, il pensait que la place devait lui revenir. Or, il a été pris de vitesse par un autre, Pieri. Il ne l'a jamais admis. C'était cela la dissidence. "
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : A partir de quel moment avez-vous eu le sentiment que le préfet Bonnet se livrait à une contre-enquête et est-ce après avoir constaté certains dysfonctionnements concrets ?
Deuxièmement dans ce contexte : GPS, moyens spéciaux, comportements spéciaux, vous semble-t-il qu'il y ait eu écoutes illégales ?
Troisièmement, les dysfonctionnements entre la police et la gendarmerie, que ce soit entre l'échelon national et l'échelon local, sont-ils à l'origine des départs récents de M. Barret et de M. Barbeau ? Quel est, selon vous, l'origine du conflit entre M. Bergougnoux et M. Barret ? Est-ce une conséquence de la méfiance manifestée par certains collaborateurs du ministre de l'Intérieur envers les services de police ?
Quatrièmement, dans le conflit qui oppose M. Marion à M. Dragacci, comment arrive-t-on à une telle violence entre les hommes au point que l'un " balance " l'autre, en portant des accusations extrêmement graves ?
M. Laïd SAMMARI : Au sujet du préfet Bonnet, je ne parlerai pas de contre-enquête. M. Bonnet, je pense, s'est comporté comme beaucoup de préfets ont pu se comporter, y compris sur le continent, s'agissant de dossiers sensibles en raison d'une sorte de méfiance quasi naturelle envers les magistrats. Or, dans cette affaire, par comparaison avec d'autres affaires judiciaires, le pouvoir s'est véritablement impliqué. Il s'agissait d'une affaire d'une extrême importance. Il fallait la résoudre. Dans ce cadre, le pouvoir n'a, je pense, jamais véritablement fait confiance aux magistrats en place, pour des raisons politiques que vous devinez tous. Je ne pense pas que ce pouvoir ait d'ailleurs approuvé la création de cette section particulière. C'est l'une des raisons. Par ailleurs, je pense que M. Bonnet ne se livrait pas à une enquête, mais essayait surtout de se valoriser aux yeux de ses patrons : vis-à-vis du ministère de l'Intérieur, tant qu'il y avait Jean-Pierre Chevènement et, quand il ne fut plus là, auprès de Matignon. L'erreur fut de lui donner carte blanche. Voyez le nombre d'interviews que donnait M. Bonnet ! Il se prononçait sur tout, à tort et à travers, en permanence. N'eut-il pas été du rôle de l'autorité de lui signifier que sa place était le Palais Lantivy, non les couloirs de l'instruction ou ailleurs ? Personne ne l'a fait.
M. le Rapporteur : Pardonnez-moi de vous interrompre, mais sur l'enquête...
M. Laïd SAMMARI : Oui, on lui a fait des réflexions, mais trop tard, ses pratiques avaient alors pris des proportions telles que le mal était fait.
Souvenez-vous de l'épisode de la fraude fiscale. Etait-il dans le rôle d'un préfet d'indiquer publiquement qu'untel se serait livré à une vaste fraude fiscale ? La justice, la police, les services fiscaux sont là pour cela. Il a cherché à se valoriser, d'autant mieux qu'il avait à sa botte le colonel Mazères auquel il avait promis que les étoiles qui lui manquaient pour devenir général ne seraient qu'une formalité le moment venu. Il piochait tout ce qu'il pouvait, à gauche, à droite : auprès des gendarmes qu'il avait à sa botte, des services fiscaux auxquels il pouvait demander ce qu'il voulait et des renseignements généraux, traditionnels informateurs du préfet et du pouvoir. Il a simplement cherché à se valoriser sans peut-être mesurer le mal qu'il faisait. Au départ, M. Bonnet n'entretenait pas de mauvaises relations avec les magistrats ; il était même en très bons termes avec M. Bruguière, qui, lorsqu'il se rendait à Ajaccio, était hébergé à la préfecture - les autres allaient coucher au Napoléon. Il n'avait pas de mauvaises relations, jusqu'à ce qu'il comprenne que M. Bruguière n'était pas le meilleur cheval dans cette enquête.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Il avait donc les mêmes informations que Mme Erignac. Quand elle s'est plaint que les choses n'avançaient pas, il est passé à la vitesse supérieure.
M. Laïd SAMMARI : Ce n'est pas cela. M. le préfet Bonnet n'est qu'un fonctionnaire, un homme de dossiers. Il n'a pas l'habitude de la procédure judiciaire, des enquêtes criminelles. Cela ne s'improvise pas. Je ne peux m'improviser demain plombier ou ingénieur des mines. Je peux essayer de bricoler un robinet. Le résultat ne sera pas forcément à la hauteur !
M. Georges LEMOINE : Pourquoi avoir inventé un informateur ?
M. Laïd SAMMARI : C'était valorisant.
M. Georges LEMOINE : C'était risqué.
M. Laïd SAMMARI : Pourquoi ? Qui peut vérifier ce type d'information ?
J'en viens à la deuxième question de M. Donnedieu de Vabres : bien sûr, des écoutes illégales sont pratiquées. Mais le problème n'est pas là, car tout le monde sait qu'à un moment, il ne sert plus à rien d'écouter les gens. Et même si on les écoute, il y en a tant à écouter, sans compter l'énorme travail de décryptage que ça ne sert à rien ! Cela ajoute au climat, rien de plus.
Barret-Bergougnoux : Barret c'est un peu Bonnet au ministère de l'Intérieur. Il a cru qu'il pouvait gérer une affaire criminelle. M. Barret s'est retrouvé en première ligne au moment de l'accident de M. Chevènement, parce qu'il n'y avait plus personne. Barret c'est l'oreille de Chevènement, Bergougnoux la police. D'une certaine façon, M. Barret, suite à la mise en cause de M. Bonnet, est désavoué. Il ne lui reste rien d'autre à faire qu'à partir, surtout que M. Barret, tout comme M. Chevènement, ne sont pas des personnes faites pour la police. C'est trop compliqué.
Les relations Marion-Dragacci. Dragacci était l'empereur de la police en Corse tant que Marion n'était pas là. Dès lors qu'il est arrivé, un des deux hommes était de trop. Il était facile pour M. Marion, investi comme il l'était par Paris, de " savonner la planche " à M. Dragacci, que je ne défendrai pas, parce qu'il avait fait son temps. Par ailleurs, je ne pense pas que laisser des fonctionnaires en poste chez eux soit une bonne chose. Je regrette que l'on n'ait pas su trouver le moyen d'utiliser les connaissances de M. Dragacci sur le milieu nationaliste, car s'il en est un que l'on ne peut accuser d'avoir pactisé avec les nationalistes, c'est bien lui.
M. le Président : Au sujet des commanditaires, vous dites que la question reste ouverte. D'un autre côté, dans la dernière période, on a observé que les milieux nationalistes n'ont pas condamné les auteurs présumés de l'assassinat de M. Erignac. Rapprochez-vous ces deux événements, lourds de signification ?
Par ailleurs, je voulais dire qu'aujourd'hui, nous n'entendons pas un représentant d'une institution, ce qui apporte beaucoup de fraîcheur au déroulement de la séance.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : M. Sammari est à lui seul une institution !
M. le Président : En tout cas, j'apprécie cette audition très intéressante.
Dernière question : sachant l'objet de la commission d'enquête, quelles sont les réflexions que vous souhaiteriez nous faire partager au sujet de cette deuxième commission d'enquête, afin de participer à améliorer l'institution politico-judiciaire en Corse ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Dans le même sens : l'Etat de droit implique que chaque centimètre carré du territoire national soit géré de la même manière. Et pour autant les artistes, la jeunesse et les milieux associatifs restent très réfractaires. Demeure une certaine mythologie, une esthétique du nationalisme, de la violence. Qu'en pensez-vous ?
M. Laïd SAMMARI : Je vais tout d'abord essayer de répondre à la première question.
Quand on connaît un peu la Corse, on ne peut pas vraiment parler des nationalistes. Par exemple, ceux qui s'expriment au nom de Corsica nazione ou de la Cuncolta ne contrôlent pas forcément tout. Il se peut très bien que des politiques du mouvement nationaliste s'expriment sur un sujet sans savoir qu'au moment même où ils se prononcent, des éléments de l'organisation clandestine armée commettent des actes en contradiction avec leur discours. Lorsque M. Jospin s'est rendu récemment en Corse, je ne crois pas une seule seconde que les élus à l'Assemblée territoriale avaient connaissance que, dans la nuit précédant l'arrivée du Premier ministre, des attentats étaient commis. Pourquoi ? Il faut savoir qu'une grande frustration de ne pouvoir apparaître habite certains militants armés et clandestins. Ces gens-là n'ont pas non plus toujours la même vision des choses. Les élus de l'Assemblée sont des personnes qui rêvent de faire de la politique comme ceux du RPR, de l'UDF, du PR, du PS. Il y en a beaucoup qui rêvent de cela. Talamoni rêve d'être demain l'équivalent de Rossi d'aujourd'hui. Derrière, des gens peuvent ne pas être d'accord et exprimeront leur désaccord, par exemple en plastiquant.
Vous parlez des commanditaires. Le sujet est délicat : je n'ai pas pour habitude de lancer des accusations. Suite à cet assassinat, la seule question que je me suis posé est celle-ci - elle est classique - et c'est généralement la seule question qu'il faut se poser : à qui profite le crime ? Qui peut faire cela ?
Les mafieux ? Je n'y ai jamais cru. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a jamais eu la mafia, telle qu'on la connaît. En plus, la mafia n'aime pas le désordre ; la mafia n'est pas intéressée à voir doubler les forces de police, activer les services fiscaux. Ce n'est pas son genre !
Les Corses n'ont jamais accepté la mafia chez eux, ils n'en ont pas besoin. Pour que la mafia s'implante, il faut que la situation s'y prête. Que voulez-vous faire en Corse, sur une île bordée de mille kilomètres de côtes, où l'on ne peut construire un immeuble de deux étages ? Quel intérêt ? Où est la spéculation ? Où voulez-vous blanchir ? Que voulez-vous contrôler ? Quel casino, quelle salle de jeux ? Il n'y a rien, rien !
M. le Rapporteur : En plus on se fait racketter !
M. Laïd SAMMARI : Du continent, on voit la Corse environ deux mois par an, juillet et août. Le reste du temps, on ne sait ce qu'est la Corse. Pour l'apprécier, pour se rendre compte et comprendre, je vous invite à vous y rendre au mois de janvier.
Deux mois durant, les Corses voient plein de touristes fortunés, des stars, des sacs à dos par milliers, et pendant dix mois ils voient leurs chèvres, leurs vaches, leurs montagnes... C'est terrible ce que je dis là. Le contraste est fort. Ces gens-là ont dix mois pour ressasser leur ranc_ur, pour fomenter de mauvais coups. C'est cela la Corse, c'est avant tout un problème économique. Sans doute est-ce une vérité évidente, mais tel est le problème de la Corse alors que nous n'en voyons que les plages l'été, les bateaux, sans imaginer les dix autres mois de l'année. Allez à Porto-Vecchio au mois de janvier et cherchez un restaurant ! Si on n'y est pas allé, on ne peut parler de la Corse. On ne peut comprendre que, de Corse, il est plus difficile de se rendre sur le continent.
M. Roger FRANZONI : Problèmes économiques, démographiques. Il y en a plein d'autres.
M. Laïd SAMMARI : Je reviens à la question.
J'ai vu les opérations menées par la police et la justice à partir d'avril-mai 1996 à la suite de Tralonca. M. Juppé reprend les choses en main. On a cherché, à tort ou à raison, à " gangstériser " le mouvement nationaliste, on a multiplié les arrestations, les emprisonnements. Je me suis dit qu'il allait se passer quelque chose, car on était arrivé - je pense que c'était volontaire - à déconnecter la population des nationalistes. Jusqu'à cette date, pas un Corse ne se serait amusé à tenir des propos désobligeants sur les nationalistes, personne ! C'était la première fois que je constatais ce type de situation. On avait arrêté tous les chefs, tous les seconds couteaux ; on ne disait plus que c'était des nationalistes, on les qualifiait de " voyous, de bandits, de gangsters ", qui rackettaient, qui ne pensaient qu'à une chose " ramasser de l'argent, se tirer, investir à Miami ". Voilà ce qui se disait à ce moment-là. C'était très grave.
Dans la situation postérieure à l'assassinat du préfet Erignac, les nationalistes ont retrouvé à ce moment-là de la vigueur. Les résultats des élections le prouvent. Qui connaissait Talamoni avant février 1998 à part ceux qui s'intéressent à la Corse ? Après les arrestations de Santoni, Matteï, Pieri, Rossi, tout le monde a pensé que c'en était fini. Or, des personnes ont réussi à émerger, que l'on imagine très bien demain diriger les institutions et les collectivités corses, alors que l'idée n'en serait même pas venue il y a un an.
Cette situation provoquée par la " répression " a conduit à resserrer les liens entre Corses. Des personnes qui n'étaient pas de gros voyous ou de gros fraudeurs se sont dit que les nationalistes leur servaient quand même à quelque chose, car tout le monde s'y retrouvait, du plus petit au plus gros : celui qui avait un PV et qui ne le payait pas, comme celui qui voulait construire un deuxième étage à sa maison sans autorisation... Si, grâce aux nationalistes, il pouvait le faire sans qu'on lui demande des comptes, c'était bien pour lui. Après l'assassinat en Corse, on s'est rendu compte que tout cela c'était fini. L'Etat de droit ne s'est pas imposé du jour au lendemain. Il a donné lieu à cette répression qui touchait tout le monde, ce qui, je pense, était une énorme erreur : vouloir, du jour au lendemain, punir tous ceux, à quelque niveau que ce soit, qui avaient pu frauder, voler, était une erreur ; on aurait dû s'attaquer à l'essentiel. Beaucoup de personnes ont pensé alors que les nationalistes n'étaient pas une si mauvaise solution.
Entre ces deux situations que je viens de décrire, quelqu'un pouvait-il imaginer que l'assassinat du plus haut représentant de l'Etat pouvait conduire à une telle situation, seule susceptible de provoquer un retournement de tendance ?
M. le Président : Je ne sais si vous avez lu la livraison de Corse-Matin de ce matin.
M. Laïd SAMMARI : Pas encore.
M. le Président : Mme Matteï y fait une déclaration...
M. Laïd SAMMARI : Certainement apaisante !
M. le Président : Très apaisante. Cela ne vous surprend pas ?
M. Laïd SAMMARI : Absolument pas. Elle est jugée dans trois mois et elle est complètement isolée.
M. le Président : Cela ne signifie pas que les nationalistes vont modifier leur orientation par rapport à la violence ?
M. Laïd SAMMARI : Non.
M. le Président : Pour finir, comment voyez-vous les choses ?
M. Laïd SAMMARI : Pour résumer, le problème de la Corse est un problème de justice. J'en reviens à mes propos antérieurs. On ne pourra faire croire aux Corses qu'en Corse c'est comme partout ailleurs tant que l'on continuera à " dépayser " les dossiers que l'on dit importants, sensibles, terroristes. Je n'y crois pas du tout.
Ne pouvait-on décider à l'occasion d'une affaire de grande importance comme celle de l'assassinat de Claude Erignac, confiée à la quatorzième section, qu'au moins un des trois juges à Paris reste à demeure en Corse, au moins pour coordonner ? Savez-vous à quoi l'on a assisté : tous les trois jours, l'un d'eux partait en avion, revenait le soir même... Comment peut-on imaginer une chose pareille ? Tant que prévaut un tel système, comment voulez-vous faire croire aux gens en poste que ce sont de vrais magistrats capables ? Comment ? Je pense que l'enquête exemplaire sur la paillote illustre mes propos. Ce fut une formidable occasion pour un magistrat instructeur débutant, en intérim - il vient juste d'être nommé - consciemment ou inconsciemment, de démontrer que des magistrats en Corse peuvent faire leur travail. Il est dommage que cela mette en cause les autorités, l'Etat, mais si le dossier avait concerné les nationalistes, il aurait fait la même chose.
M. Roger FRANZONI : Vous souffrez un peu de déformation professionnelle. La plupart des Corses ignorent totalement ce qu'est le dépaysement, même s'ils savent qu'ils ne peuvent pas se fier au jury d'assises. La plupart des petits Corses - et j'en connais - attendent avec impatience que les affaires sortent et que ceux qui se sont servis sur leur dos soient enfin condamnés. Il y en a des tas.
M. Laïd SAMMARI : Je ne vois pas en quoi c'est contradictoire.
M. Roger FRANZONI : Vous parlez du dépaysement. Je ne sais même pas ce que c'est.
M. Laïd SAMMARI : Savez-vous ce que les Corses disent concernant ces dépaysements ?
M. Roger FRANZONI : Certains Corses ! Il ne faut pas généraliser.
M. Laïd SAMMARI : Certains députés, certains Français... Il faut aller au plus concis. Ils estiment, consciemment ou inconsciemment, que l'on n'est pas capable de rendre la justice. On n'en est pas capable, parce que l'on n'a jamais fait ce qu'il fallait.
M. le Rapporteur : C'est bien ce qui a justifié à un moment le dépaysement.
M. le Président : Pour aller dans le sens de la préoccupation exprimée par M. le Rapporteur il a été fait état, tout au long de ces auditions, de l'impossibilité de garder les secrets, d'une porosité très forte qui empêche de conduire sereinement les actions.
M. Laïd SAMMARI : En va-t-il autrement sur le continent ?
M. le Rapporteur : Non.
M. le Président : Peut-être est-ce une question d'ampleur.
M. Laïd SAMMARI : Pas du tout. On braque davantage les projecteurs sur ce qui se passe en Corse. Or, c'est à Paris que la brigade financière a été braquée, ce n'est pas en Corse. C'est à Paris que le dossier de la scientologie a disparu, ce n'est pas en Corse.
Je reviens aux propos antérieurs. Lorsque l'on a voulu trouver un procureur général courageux faisant son travail, on l'a trouvé. On a trouvé M. Legras. Cela n'avait pas été le cas jusque-là mais quand on veut bien en trouver un, on le trouve ! Demain, quand on voudra trouver un policier qui fait son travail, on le trouvera.
M. le Rapporteur : L'actuel responsable du SRPJ par exemple.
M. Laïd SAMMARI : Il est sous l'éteignoir. Il est là pour faire le café à M. Marion ! C'est la triste réalité. C'est grave, le jour où les services de la DNAT partiront. Quelqu'un l'a-t-il déjà vu en photo ce monsieur ?
M. le Rapporteur : Il explique qu'il s'en réjouit.
M. Laïd SAMMARI : Evidemment, il était anonyme à Marseille, à la brigade des stupéfiants et se retrouve le patron du SRPJ à Ajaccio. Dans deux ans, il sera peut-être patron du SRPJ à Lyon ou ailleurs. Pour lui, c'est tout bénéfice. Il ne risque rien, il ne fait rien qui puisse lui engendrer un quelconque souci. Aujourd'hui, ce n'est pas faire preuve de courage.
On dit : " Là-bas, ils avaient peur, ils étaient menacés ; donc, c'est normal, ils ne voulaient pas prendre de risques ". C'est à Paris, dans le cadre de dossiers financiers, que des magistrats sont entourés de deux gardes du corps !
M. le Président : Monsieur Sammari, il nous reste à vous remercier pour votre contribution.
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tome II, auditions, vol. 7