Première rencontre parlementaire tripartite entre
la France, l'Allemagne et la Russie
(14 juin 1999)

Compte-rendu
de la réunion entre parlementaires français, allemands et russes
sur la crise au Kosovo et la reconstruction des Balkans

Participaient à cette réunion : M. Bianco, Président du groupe d'amitié France-Russie de l'Assemblée nationale; Hornhues, Président du groupe d'amitié Allemagne-Russie du Bundestag, Schloten, Vice-président allemand de l'Assemblée de l'UEO, Loukine, Président de la commission des affaires étrangères de la Douma d'Etat, Semago, président du groupe d'amitié Russie-France de la Douma d'Etat.

M. Bianco a tout d'abord rappelé que cette réunion avait été décidée à la suite de la mission qu'il avait effectuée à Moscou du 18 au 20 mai 1999 avec M. René André, pour débattre avec les parlementaires russes de la situation de la Russie et de la crise au Kosovo. Les discussions qui s'étaient alors déroulées avaient en effet montré l'intérêt d'un échange de vues entre parlementaires, permettant d'analyser avec franchise les problèmes rencontrés, d'évoquer librement diverses solutions, de se projeter dans l'avenir, et de mieux cerner et comprendre la position de chacun.

Le débat du 14 juin a porté sur le contexte nouveau créé par l'adoption de la résolution 1244 du Conseil de Sécurité qui a fourni le cadre du retrait des forces serbes du Kosovo, de l'arrêt des bombardements de l'OTAN, de la mise en place de la KFOR, en attendant le retour des réfugiés et la mise en place d'une administration garantissant l'autonomie du Kosovo.

M. Bianco a souligné l'originalité et l'intérêt de ce dialogue parlementaire tripartite, franco-germano-russe qui est une première. Il pourrait éventuellement être étendu à d'autres pays, car il permet de réfléchir de manière intéressante aux relations entre l'Union européenne et la Russie.

Il importe aujourd'hui de penser à la phase suivante des opérations au Kosovo, et aux conditions permettant aux Serbes et aux Albanais d'y vivre en paix. Il reste en effet un long chemin à parcourir pour construire cette paix et assurer la sécurité dans les Balkans.

M. Loukine a souhaité qu'il soit possible de surmonter les tensions éphémères qui se sont manifestées récemment. Il s'est félicité de l'adoption de la résolution 1244 du Conseil de sécurité, mais a regretté que son texte ne soit pas suffisamment clair. Certes, certains principes sont énoncés sans ambiguïté, qu'il s'agisse de la cessation des hostilités, du retrait de toutes les unités serbes, du déploiement des forces unifiées de sécurité de l'ONU, mais l'indication selon laquelle ces forces ont pour composante majeure l'OTAN implique cependant que d'autres forces en fassent partie. De la même manière, la résolution vise un commandement unifié, et non le commandement unifié de l'OTAN.

La Russie est donc surprise qu'on lui fasse savoir qu'un plan de partage du Kosovo en 5 secteurs est déjà élaboré, sous la seule responsabilité des représentants de l'OTAN, ce qui est en contradiction totale avec la résolution de l'ONU. C'est dans ces conditions que des forces russes sont entrées au Kosovo, à la suite d'une décision certes unilatérale, mais contrainte, due au refus d'un partage des responsabilités. Cette décision permet maintenant de négocier dans des conditions nouvelles, l'objectif étant de revenir à la résolution du Conseil de Sécurité, et de mettre en place des forces unifiées de l'ONU, car la responsabilité de la Russie ne devrait par être moindre que celle de ses partenaires. Si la Russie a son secteur, elle y agira de façon concertée, sans qu'existe un risque de partition du Kosovo. Par la suite, la Russie est prête à apporter sa contribution au processus de reconstruction, dans la limite de ses moyens. Il convient d'élaborer un pacte de stabilité, avec la participation de l'Union européenne, des Etats Unis et de la Russie, et il serait intéressant de lui donner une dimension parlementaire.

M. Hornhues s'est demandé pourquoi les pays membres de l'Union européenne et les Russes avaient été si éloignés sur la question du Kosovo. Il a estimé qu'il était néanmoins préférable qu'un accord ait pu être trouvé à l'ONU, quelles que soient ses imperfections. Il faut maintenant définir l'avenir du Kosovo à moyen et à long terme, et à court terme éviter le départ massif des Serbes. Pour la majorité des responsables politiques allemands, il convient de conserver les frontières actuelles, et d'essayer de préserver le caractère multiethnique du Kosovo. Les personnalités qui en doutent sont minoritaires, malgré leur aura.

M. Schloten a souligné que tous les partis allemands, à l'exception du PDS, avaient soutenu les décisions relatives à la gestion de la crise. Ce conflit n'a pas simplement opposé l'OTAN et la Serbie. Ce fut la première guerre menée, non pour des intérêts nationaux, mais pour lutter contre la purification ethnique. Une autorisation préalable du Conseil de Sécurité aurait certes été préférable.

Il s'est alors demandé pourquoi la Russie ne s'y était pas ralliée, quelles étaient les relations de la Russie, mais aussi de la Douma d'Etat avec M. Milosevic, et si l'on pouvait concevoir la mise en place de systèmes stables, démocratiques et fondés sur l'état de droit dans les Balkans tant que M. Milosevic sera au pouvoir.

Il est ensuite revenu sur la proposition évoquée par M. Loukine de mise en place du commandement des forces au Kosovo, en indiquant qu'il ne fallait pas que celui-ci soit paralysé et incapable de prendre des décisions rapides. Il importe surtout de parvenir à un accord de tous sur une certaine conception de l'avenir du Kosovo, qui doit rester une région multiethnique, rattachée à la Serbie.

M. Bianco a alors remarqué qu'il faudra un jour prendre le temps d'analyser les causes ayant conduit à l'éloignement de la Russie et de l'Union européenne, en réfléchissant au déroulement des négociations de Rambouillet, où il aurait été possible d'insister sur le rôle que devait jouer l'ONU. Certains ont en effet été choqués par l'annexe aux accords qui décrit de manière très précise les droits de passage accordés aux forces de l'OTAN, alors que les accords eux-mêmes indiquent que cela ne se fera que dans le cadre d'une résolution de l'ONU.

Les ambiguïtés de la résolution 1244 sont réelles, mais la situation d'aujourd'hui est nettement préférable à celle d'il y a quelques semaines. Il faut maintenant trouver une solution où la Russie ait toute sa place, et où l'on puisse éviter de répéter les problèmes nés en Bosnie de l'existence d'un double commandement. Tous espèrent encore aujourd'hui que le Kosovo pourra demeurer une province multiethnique de la RFY. L'échec de ce schéma conduirait à des problèmes de frontières très graves, et risquerait d'entraîner la déstabilisation de toute la région. Le rôle de l'administration civile qui sera créée au Kosovo est donc fondamental. Il lui appartient de mettre en place des institutions démocratiques, d'organiser des élections au niveau local, et de promouvoir une police et une justice qui ne soient ni pro-serbes, ni pro-kosovars, mais neutres. Cette condition n'est peut-être pas suffisante pour que Serbes et Kosovars puissent vivre ensemble. Mais elle est absolument nécessaire.

M. Semago a estimé que les Etats Unis avaient fait l'erreur de proposer à la Russie de servir d'intermédiaire entre l'OTAN et la Yougoslavie, ce qui l'a mis dans une situation où elle donnait l'impression de soutenir M. Milosevic, et de s'opposer aux Américains et aux Européens. Or la position russe n'est pas ambiguë : elle souhaite construire la Yougoslavie avec le peuple yougoslave, et non avec M. Milosevic. Quant à l'entrée d'un bataillon russe au Kosovo, c'est une erreur, qui peut mener à une impasse.

La création d'un protectorat au Kosovo, sous l'égide de l'Union européenne, serait une bonne idée, car elle permettrait de donner un toit commun aux Albanais et aux Serbes. Le problème principal est d'arriver à s'opposer à la tentation de modifier les frontières. Il faut surtout ne pas créer de nouveaux Etats en Europe, et ne pas modifier les frontières.

Il importe aussi que la Russie, puissance eurasiatique, joue un rôle entre l'Europe et l'Asie, et que nous mettions en place un système de sécurité eurasiatique. Un rapprochement entre l'Europe et la Russie permettrait aux Etats Unis de mieux comprendre leur rôle en Europe.

Les parlementaires peuvent jouer un rôle dans le processus de stabilisation de la Yougoslavie. Des contacts pourraient être créés entre M. Ivanov et les parlementaires français et allemands, représentant les commissions parlementaires des affaires étrangères, ce qui permettrait au ministre des affaires étrangères russe d'expliquer la position de la Russie de manière rapide et opérationnelle.

M. Loukine a remarqué que la transformation du Kosovo en république monoethnique pouvait être une idée conceptuellement séduisante, mais qu'elle risquait de poser plus de problèmes qu'elle n'en résoudrait. Ce n'est l'intérêt ni de la France, ni de l'Allemagne de créer une grande Albanie.

Il est faux de prétendre que la Russie "sabote" les résolutions de l'ONU : en 7 ans , elle n'a en effet utilisé son droit de veto que deux fois. Son attitude en février et mars s'explique par le fait qu'elle a perdu confiance en ses partenaires qui n'accordent pas toujours leurs actes avec les documents qu'ils ont signés.

Il est difficile de porter un jugement moral sur la situation. Comment répondre notamment aux interrogations des réfugiés serbes de Slavonie et de Bosnie qui souhaitent rentrer chez eux? La fuite des Serbes du Nord du Kosovo qui se produit depuis quelques jours n'est-elle pas une forme d'épuration ethnique semblable à celle qu'ont subie les Kosovars?

D'autres questions se posent : Comment va-t-on désarmer l'UCK? Pourquoi ne prendrait-on pas des corps unifiés pour défendre les lieux saints serbes?

A la Douma, seule une très faible minorité a soutenu la politique de M. Milosevic. Quelques uns, qui ne l'apprécient pourtant pas, l'appuient pour des raisons électorales, d'autres considèrent qu'il a commis des erreurs et même des crimes. Il faut savoir que toutes les résolutions de la Douma qui critiquent les Occidentaux mettent aussi l'accent sur le retour des réfugiés dans leurs foyers, et critiquent l'épuration ethnique sur tout le territoire de la Yougoslavie.

M. Hornhues a souligné le consensus politique des groupes parlementaires allemands sur le retour des Kosovars au Kosovo, et sur la protection qui doit être assurée aux Serbes du Kosovo pour éviter leur fuite. Mais l'expérience de la Bosnie montre qu'il est parfois imprudent d'inciter les réfugiés à rentrer dans leur pays, du fait de l'esprit de vengeance qui peut se développer au sein des grandes familles. Il convient par ailleurs de se rappeler que tout n'est pas réglé par les élections.

Rappelant que les Serbes avaient eux-mêmes été victimes d'épuration ethnique en Krajina, M. Bianco a alors souligné qu'il faudra envisager une solution régionale pour stabiliser l'ensemble des Balkans, et favoriser un processus démocratique au niveau local. La protection des Serbes du Kosovo est envisagée par l'annexe 2 de la résolution du Conseil de Sécurité qui prévoit qu'un certain nombre de militaires serbes seront autorisés à revenir au Kosovo.

En ce qui concerne la démilitarisation de l'UCK, le ministre français de la défense vient de préciser qu'une des missions de la KFOR est d'y procéder selon des méthodes analogues à celles utilisées par la SFOR en Bosnie : enlever d'abord l'armement lourd, répertorier les armes, et contrôler.

M. Loukine ayant souhaité la poursuite de ce travail interparlementaire, M. Bianco a proposé de constituer un groupe de représentants des commissions compétentes et des groupes d'amitié des trois parlements qui pourrait apporter son appui au processus de paix et à la reconstruction des Balkans. Il serait également intéressant d'organiser des contacts entre les parlementaires de deux pays et le ministre des affaires étrangères du troisième, comme l'a suggéré M. Semago.

M. Schloten a souligné que la communauté euro-atlantique a montré qu'elle était décidée à ne plus admettre que des populations entières soient chassées de leurs terres pour cause d'épuration ethnique. Puis il a constaté l'existence d'un accord sur plusieurs principes : l'absence de modification des frontières ; la nécessité du retour des réfugiés ; l'absence de création de nouveaux Etats. Sur cette base, il faut maintenant définir des solutions concrètes permettant aux Balkans de devenir un partenaire important de la communauté eurasiatique.

Indiquant qu'il ferait part de ces discussions à son groupe parlementaire, il s'est demandé s'il convenait de maintenir le groupe tripartite tel qu'il existe ce jour, ou s'il fallait l'élargir.

M. Loukine a souhaité que puissent être créées de nouvelles institutions et de nouveaux mécanismes, et que les parlements puissent se rapprocher. Il a alors proposé de commencer un travail commun entre Français, Allemands et Russes.

M. Hornhues a fait part de ses doutes sur la création de nouvelles institutions, car ce type de problème est déjà discuté tant au niveau bilatéral qu'à celui d'organisations multilatérales diverses (les assemblées parlementaires du Conseil de l'Europe, de l'UEO, de l'OSCE, le Parlement européen, l'Assemblée de l'Atlantique Nord). Puis il s'est demandé si le travail tripartite engagé devait être poursuivi sous cette forme ou élargi à d'autres. Il a alors proposé de susciter la création d'un groupe parlementaire pour les Balkans au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, cette assemblée, qui s'interroge sur son avenir pouvant jouer un rôle plus important dans l'intégration en Europe de pays qui ne pourront pas devenir à court terme membres de l'Union européenne. Il a en outre proposé que le groupe qui s'est réuni aujourd'hui s'élargisse au président du groupe parlementaire Russie-Allemagne de la Douma.

M. Loukine a estimé qu'il vaudrait mieux conserver un petit groupe, organisé de manière informelle.

M. Bianco a proposé une synthèse de ces échanges en soutenant, d'une part l'idée de susciter la création d'un groupe sur les Balkans à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, d'autre part la poursuite de contacts informels entre des "émanations" des commissions des affaires étrangères et des groupes d'amitié de l'Assemblée nationale, du Bundestag et de la Douma d'Etat, contacts élargis le moment venu à d'autres.

M. Schloten a soutenu cette proposition. Il a par ailleurs indiqué que des contacts étaient déjà prévus entre Russes et Allemands dans le cadre de l'UIP.

M. Semago a fait part de son accord pour un travail informel, inventif et constructif, permettant de mieux comprendre les mécanismes de décision, et les conditions ayant conduit à ne pas prendre de décision.

M. Bianco a alors conclu cette réunion, débouchant sur une initiative qui sera prise à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et sur la poursuite de contacts informels entre parlementaires français, allemands et russes, notamment pour débattre des Balkans.


Troisième rencontre parlementaire tripartite entre
la France, l'Allemagne et la Russie

(mai 2000) 

SOMMAIRE

INTRODUCTION *

I. Un contexte international plus troublé *

A. Les effets déstabilisateurs du projet américain de défense antimissiles *

1) Les préoccupations de la Russie *

2) Les voies possibles d'un dialogue entre l'Europe et la Russie *

B. La recherche de solutions à la crise au Kosovo *

1) Le champ du débat *

2) La position des hommes politiques russes *

a) sur l'historique de la crise *

b) sur la situation actuelle *

3) La réflexion des parlementaires français et allemands *

4) La recherche de solutions communes *

C. La Russie, le Conseil de l’Europe, et les répercussions de la guerre en Tchétchénie *

II. Un tournant politique majeur *

A. Le début d'une ère nouvelle *

1) Le profond renouvellement de la Douma d'Etat *

2) Une situation politique encore ouverte *

B. L’élaboration progressive d’une nouvelle politique *

1) En matière institutionnelle *

2) En matière économique *

CONCLUSION *

INTRODUCTION

Le climat des relations entre la Russie et la France en particulier, entre la Russie et les pays européens dans une moindre mesure, s'est sensiblement dégradé depuis quelques mois. Les causes en sont connues : la poursuite de la guerre en Tchétchénie, les réserves et les critiques suscitées par une telle politique, la décision de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe de suspendre temporairement le droit de vote de la Russie, l'attitude du nouveau pouvoir russe face aux media indépendants.

D'aucuns pensent que des réflexes hérités de la guerre froide semblent renaître, où se mêlent méfiance, langue de bois, incompréhension.

Cette situation, à supposer qu'elle soit avérée, n'est toutefois pas irréversible. Mais elle rend nécessaire un dialogue plus nourri pour surmonter les divergences.

Tel était le sens de la troisième rencontre parlementaire franco-germano-russe qui vient de se tenir à Moscou les 23 et 24 mai, et qui a permis d'aborder de manière très franche les questions les plus délicates, qu'il s'agisse des craintes suscitées en Russie par le projet de bouclier spatial américain, de la dégradation de la situation au Kosovo, ou de la guerre en Tchétchénie(). Cette rencontre a aussi permis de débattre de manière plus détendue des nouveaux projets présentés à la Douma par le Président Poutine.

Un tel dialogue résulte de multiples contacts entre l'Assemblée nationale, le Bundestag et la Douma d'Etat, qui se sont déroulés depuis plusieurs années, et qui ont permis de créer un climat de confiance permettant d'aborder des questions controversées et délicates.

La délégation française était constituée de MM. Jean-Louis Bianco, Président du groupe d’amitié France-Russie de l’Assemblée nationale, René André, secrétaire du Bureau de l'Assemblée nationale et vice-président du groupe d’amitié, Georges Hage, vice-président de la commission des affaires étrangères, de Mme Bernadette Isaac-Sibille, secrétaire du Bureau de l'Assemblée nationale, ainsi que de M. Jean-Bernard Raimond, vice-président de la commission des affaires étrangères et vice-président du groupe d'amitié.

La délégation allemande comprenait MM. Reinhard Schultz (SPD), Helmut Lippelt (Verts), et Wolfgang Gehrcke (PDS).

La délégation parlementaire russe était composée de MM. Dimitri Rogozine, Président de la commission des affaires étrangères de la Douma d'Etat (groupe " Les députés du peuple "), Alexandre Chabanov (groupe communiste), Guennadi Gamza (groupe communiste), Vladimir Koptev-Dvornikov (groupe " Les députés du peuple "), Constantin Kosatchev (groupe " Patrie-Toute la Russie "), Léonid Sloutsky (groupe LDPR), et de Mme Alexandra Bourataïeva (groupe Unité).

Députés français et allemands ont rencontré à la Douma d’Etat MM. Guennadi Seleznev, président de la Douma d'Etat, Vladimir Loukine, vice-président de la Douma d'Etat, Guennadi Ziouganov, président du groupe communiste, V. Gryzlov, président du groupe Unité, Evgueni Primakov, président du groupe Patrie-Toute la Russie ainsi que M. Safiullin (groupe Régions de Russie). Ils ont ensuite été reçus au ministère des affaires étrangères par M. V. Sredine, vice-ministre des affaires étrangères et secrétaire d'Etat ainsi que par M. Oleg Tchernov, secrétaire adjoint du Conseil de Sécurité.

Le présent rapport retrace ces entretiens qui ont porté tant sur les problèmes internationaux que sur l'évolution actuelle de la Russie.

    1. Un contexte international plus troublé
    2. Plusieurs questions montrent combien un débat approfondi est aujourd'hui nécessaire avec la Russie :

      Sur quelles bases la sécurité européenne, mais aussi la sécurité mondiale, peuvent-elles être organisées ? Quels mécanismes pourraient y contribuer ?

      Comment éviter la réapparition de la méfiance, de la crainte, des réflexes hérités de la guerre froide ? Est-on actuellement dans un contexte d’affrontement Est-Ouest, ou d’apparition de menaces d’un genre nouveau ?

      Comment tirer parti du climat instauré depuis dix ans, des changements d’attitude des partenaires des relations Est-Ouest, pour éviter des décisions largement dictées par des préoccupations de politique intérieure, mais qui auraient des répercussions internationales importantes qui n’auraient pas forcément été perçues d’avance ?

      Comment surmonter des différences de mentalités, d’approches, d’appréciations, notamment par rapport aux médias (à leur ton, à leur rôle), aux ONG, aux règles déontologiques que les militaires doivent respecter ?

      Comment expliquer à la Russie l’évolution des grandes démocraties sur ces sujets depuis le début des années soixante ? Comment faire part d’une évolution liée à la fin de la guerre d’Algérie, à la guerre du Vietnam, à la décolonisation, à la prise en compte des contre-pouvoirs ?

      Ces questions - complexes - ont servi de trame sous-jacente à un dialogue sur le projet américain de défense antimissiles, la crise au Kosovo, ainsi que sur les relations entre la Russie et le Conseil de l'Europe dans le contexte du conflit tchétchène.

      1. Les effets déstabilisateurs du projet américain de défense antimissiles
        1. Les préoccupations de la Russie
        2. Les députés russes sont très inquiets du projet de défense antimissiles limitée que souhaitent actuellement déployer les Etats Unis .

          Leurs objections portent sur la nature de ce système, sur la réalité des menaces auxquelles il est censé répondre, et sur ses conséquences potentielles.

          Trois questions posées par M. Dimitri Rogozine sont révélatrices de cet état d'esprit :

          - Qu’entendent les Américains par système de défense limité ? Sera-t-il forcément limité, étant donné qu’un tel système ne serait pas capable d’intercepter tous les missiles russes pouvant être utilisés en riposte ? S’il ne couvre que les Etats Unis, n’entraînera-t-il pas de nouvelles inégalités au sein de l’OTAN, ce qui devrait préoccuper Français et Allemands ?

          - Quelle est la réalité de la menace de la part de l’Iran ou de la Corée du Nord ? Les Américains prétendent que ce dernier pays pourrait disposer de missiles dotés d’armes nucléaires, soit en 2007, soit en 2012. Mais il est peu probable qu’il en dispose sans avoir procédé à des essais qui attireraient nécessairement l’attention de la communauté internationale. Même s’il est vrai qu’un système antimissiles pourrait également prévenir des attaques chimiques, ce n’est qu'un prétexte pour développer de nouveaux systèmes de défense, d’autant plus que le dialogue entre les deux Corées pourrait créer une situation nouvelle. De fait, de nombreuses stations radars modernisées seront déployées partout en Europe et en Norvège, ce qui interpelle la Russie.

          - Quelles en seront les conséquences ? Ce projet va probablement entraîner une augmentation du potentiel nucléaire chinois. Il risque par ailleurs de briser l’accord Start II, mais aussi d’entraîner une relance de la course aux armements, une nouvelle prolifération des technologies nucléaires, et d’être la source de nouvelles tensions très graves. Son coût sera très élevé et les moyens financiers qui seront consacrés au déploiement de 150 nouveaux missiles et de nouvelles stations radars, comme aux contre-mesures qu’il entraînera, ne seront pas utilisés pour financer des investissements civils.

          Ces questions sont partagées par l'ensemble de la classe politique, ainsi que le montrent les positions exprimées par MM. Primakov et Chabanov.

          M. Evgueni Primakov a considéré qu'il serait erroné de renoncer au Traité ABM qui depuis 1972 a été une pièce maîtresse de la défense nationale de la Russie, a empêché la course aux armements, et a permis la conclusion des accords Start I et II. Son abandon conduirait la Russie à chercher des moyens de réponse équivalents, car ce projet américain vise de fait la Russie qui reste sceptique sur les objectifs qu’affichent les Etats Unis vis à vis de l’Iran ou de la Corée du Nord. La Russie, qui vient de ratifier Start II ne se sentirait plus liée par les accords signés si les Etats Unis abandonnaient l’ABM. Elle ferait probablement porter son effort sur la création de systèmes pénétrants et mettrait en cause les traités sur les missiles de portée moyenne.

          M. Alexandre Chabanov s'est interrogé ainsi sur la provenance de la menace : vient-elle de la Chine, de l'Inde, ou alors de la Russie? Le débat est faussé, alors qu'il faudrait surtout se demander comment protéger le monde contre d'éventuels actes de terrorisme nucléaire.

        3. Les voies possibles d'un dialogue entre l'Europe et la Russie

        Les préoccupations exprimées par les parlementaires russes ne sont pas très éloignées des questions que se posent eux-mêmes parlementaires français et allemands.

        M. Jean-Louis Bianco a ainsi estimé que la position américaine est dangereuse et inacceptable. Pour cinq raisons :

        - Elle est contraire à la notion même de dissuasion qui a pour but de dissuader un éventuel adversaire d’attaquer en lui disant, en période de crise, de tension, avant toute attaque, qu’il sera lui-même attaqué s’il met en cause nos intérêts fondamentaux.

        Or tout système antimissiles suppose que la dissuasion a échoué à maintenir la paix, et signifie qu’on est en phase de guerre.

        - Ce système ne peut pas fonctionner pour des raisons techniques. Il ne répond pas au terrorisme nucléaire provenant non d’un pays, mais de bandes organisées, ou de groupes moins contrôlés. La question des missiles n’est par ailleurs pas centrale dans le cas de risque de guerre biologique ou chimique.

        Or, même si le contexte est différent, les problèmes techniques sont les mêmes que lors du projet d’IDS du Président Reagan : selon tous les experts, aucun bouclier n’est fiable à 100 %. Un parapluie fiable à 99 % ne sert à rien, car un seul missile franchissant la barrière supposée inviolable déclencherait la guerre nucléaire.

        - Ce projet risque d’entraîner une escalade dans les budgets militaires, alors que la fin de la guerre froide permettait de les réduire pour les consacrer à d’autres priorités, qu’il s’agisse de la lutte contre le chômage ou le sous-développement.

        - Il correspond à un moment particulier des relations internationales : La Corée du Nord et la Corée du Sud peuvent très bien parvenir à un accord avant 2007 ou 2012. Les réformateurs pourraient avoir davantage de poids en Iran, comme le suggèrent leurs succès électoraux. D’autres pays qui peuvent être perçus comme une menace potentielle pourraient donner la priorité à leur développement économique plutôt qu’à la recherche d’une plus grande puissance militaire.

        - Ce projet pourrait enfin conduire à rétablir un contrôle absolu des Etats Unis sur l’OTAN.

        Cette analyse a été largement partagée par l'ensemble des parlementaires français et allemands.

        M. Jean-Bernard Raimond a insisté sur la différence entre la situation actuelle et celle qui prévalait lors des années quatre-vingt. Celles-ci ont été caractérisées par une forte tension internationale en Europe, et marquées par la question des SS20 et des euromissiles, jusqu'au moment où l'atmosphère s'est détendue grâce à la nouvelle politique adoptée par l'URSS en 1985-1986. Aujourd’hui, par contre, il n’y a pas de tension en Europe. La crise des Balkans reste un problème spécifique. Ni le Kosovo, ni la Tchétchénie ne sont des éléments de guerre froide, et la Russie a contribué à l’accord sur le Kosovo. Par ailleurs, la géopolitique des Etats nucléaires a changé, du fait de l’accroissement de leur nombre, tandis qu’il existe de nouveaux risques de déstabilisation en Europe même.

        M. René André a estimé que les Etats Unis ont en fait la volonté d’imposer ou de maintenir un monde unipolaire. Leur attitude est la même qu'au début des années soixante lorsqu’ils avaient tenté de décourager la France de construire son système de dissuasion nucléaire indépendant. Ils tentent maintenant de contrer un système de défense européenne qui n’en est qu’à ses balbutiements. Dans un contexte différent de la guerre froide, mais caractérisé par la guerre économique, ils prennent le risque de réactiver la course aux armements. Les conséquences économiques et politiques d'un tel comportement risquent d’être très importantes.

        M. Georges Hage a de même critiqué le souci hégémonique des Etats Unis, d'autant plus fort depuis la disparition de l'Union soviétique.

        Mme Bernadette Isaac-Sibille a remarqué que la sécurité dépendait davantage du développement économique, culturel et spirituel des peuples, que d'un bouclier spatial.

        M.Wolfgang Gehrcke a quant à lui estimé qu'un tel système amènerait probablement d’autres puissances, et notamment la Chine, à créer de nouveaux types d’armes. Son danger principal tient au sentiment d’invulnérabilité qu’il procurerait aux pays qui en bénéficieraient, ce qui susciterait des réactions des autres pays.

      2. La recherche de solutions à la crise au Kosovo
        1. Le champ du débat
        2. Le débat entre parlementaires français, allemands, russes s'est orienté autour de quelques questions fondamentales.

          Comment prévenir et résoudre les conflits régionaux ? Comment gérer une situation particulièrement délicate au Kosovo, mais aussi dans le Caucase ? Quelles perspectives d’avenir pourrait-on tracer ?

          Quelle est la situation sur le terrain ? En quoi diffère-t-elle des dispositions de la résolution 1244 du Conseil de Sécurité des Nations Unies ? Que peut faire, que doit faire le représentant de l’ONU au Kosovo ? La résolution 1244 peut-elle être appliquée dans son intégrité, ou doit-elle être amendée ? Les ambiguïtés qu’elle comporte peuvent-elles être levées ? N’est-il pas nécessaire de définir une approche régionale plus vaste de règlement du conflit ?

          Quelles sont les positions des différentes parties? Quel est le champ des positions envisageables de manière réaliste ?

          Peut-on aboutir à une évaluation conjointe de la situation entre Français, Allemands et Russes ? Peut-on se mettre d’accord sur les principes qui devront être respectés ? Peut-on parvenir à un constat commun sur la réalité des rapports de force, sur les souhaits des diverses parties, et sur la manière dont la présence internationale peut permettre de parvenir à une situation moins dangereuse, moins explosive ?

        3. La position des hommes politiques russes
        4. Tant les parlementaires que les représentants du pouvoir exécutif se sont exprimés sur l'historique de la crise, et sur la situation actuelle.

          1. sur l'historique de la crise
          2. M. Constantin Kosatchev a considéré qu'il importe tout d'abord de tirer les leçons de la crise au Kosovo, pour éviter la répétition dans l’avenir des mêmes erreurs.

            La Russie estime toujours que l’opération menée en 1999 au Kosovo a été inutile, et remarque qu’elle n’a pas permis d’atteindre les objectifs fixés : la confrontation interethnique se poursuit ; l’armée de libération du Kosovo n’est pas désarmée, et conserve toutes les caractéristiques d’une organisation terroriste ; le trafic de drogue se développe dans la région ; le règlement de cette situation est dans une impasse, étant donné la menace de poursuites internationales qui pèse sur M. Milosevic.

            La Russie considère que la tentative de résoudre la crise s’est faite en l’évinçant, comme le montre la manière dont M. Primakov a été traité à l’issue de sa rencontre avec M. Milosevic, pourtant organisée à la demande de M. Chirac. Personne n’a tenu compte des arrangements qu’il avait obtenus, tandis que les bombardements reprenaient dès le décollage de son avion. Il est nécessaire de reconnaître que cette politique était erronée, et qu’il aurait fallu rechercher des solutions avec toutes les parties concernées, y compris la Russie.

            M. Evgueni Primakov lui-même est revenu largement sur cet épisode, en regrettant de ne pas avoir été écouté.

            M. Oleg Tchernov, secrétaire adjoint du Conseil de Sécurité, a repris la thématique développée par la Russie depuis un an sur la nature de la guerre au Kosovo : l’OTAN a créé un précédent d’utilisation de la force pour résoudre une situation de crise. Son intervention a constitué une violation du droit international et des droits de l’homme. Il en est résulté une situation bloquée, conduisant aujourd’hui à une impasse.

          3. sur la situation actuelle

          M. Dimitri Rogozine a basé sa réflexion sur trois idées :

          - La Russie, déçue par la manière dont la situation est gérée, s'interroge aujourd'hui sur le maintien de son contingent au Kosovo, car le nombre des policiers sur le terrain y est insuffisant (4 000 au lieu de 11 000), ce qui est source d'insécurité et gêne le retour des réfugiés (ce qui peut du reste poser certains problèmes à l'Allemagne).

          - La résolution 1244 n’est pas mise en œuvre dans toutes ses dispositions. Alors qu'elle prévoit une présence internationale au Kosovo, le respect de la souveraineté de la RFY, des tentatives diverses visent à réviser les frontières, et à créer un Etat souverain intégrant le Kosovo, l’Albanie, et même la Macédoine.

          - Le risque est très grand de faire face à un nouveau conflit, et au développement d'une situation très instable, étant donné la nature de l'UCK, organisation plus maoïste qu'islamique.

          M. Oleg Tchernov a considéré que l’action de M. Bernard Kouchner au Kosovo ne correspond ni à l’esprit ni à la lettre de la résolution 1244, car il a tendance à encourager les tendances séparatistes. Or le problème du Kosovo ne pourra être résolu qu’en respectant l’indivisibilité de la RFY.

          M. Evgueni Primakov a estimé qu'il s'agit aujourd’hui de prévenir la création d’un Etat extrémiste, au centre de l’Europe, à partir de l’Albanie, du Kosovo, de la Macédoine et d’une partie de la Bosnie. Un tel danger existe, et il faut adopter une attitude lucide : il faudra bien parler de l’autonomie du Kosovo, en se mettant autour d’une table avec M. Milosevic.

        5. La réflexion des parlementaires français et allemands
        6. Cette réflexion a résulté principalement d'un exposé de M. René André qui revenait de mission au Kosovo et qui, partant d'un constat, s'est interrogé sur la manière de surmonter les difficultés qui apparaissent aujourd'hui.

          Ce constat est le suivant :

          - Seule la partie albanophone a le pouvoir au Kosovo, où elle représente 92% de la population. Les Serbes sont réduits à vivre dans des enclaves où ils sont complètement isolés, mais où ils sont protégés par la KFOR. S’ils ne bénéficiaient plus de cette protection, leurs monuments religieux seraient détruits et leurs vies en danger.

          - L’UNMIK, que dirige Bernard Kouchner, tente de rétablir le dialogue entre communautés serbes et albanophones. Les Serbes proches de Monseigneur Arthémié acceptent de participer aux réunions qui doivent permettre de préparer les élections. Mais seuls les albanophones participent au recensement, les Serbes ne le souhaitant pas tant pour des raisons de sécurité que sur instruction des autorités de Belgrade.

          - Il y a eu des menaces et des atrocités commises du côté serbe. C’est incontestable et insupportable. Mais il y a eu aussi, et encore maintenant, du côté albanophone, des meurtres, des destructions systématiques de maisons serbes.

          - Du côté serbe, on note à la fois une volonté de coexistence, et la réaffirmation forte que le Kosovo soit partie intégrante de la Serbie et de la RFY.

          - Du côté albanophone, il faut faire la différence entre les positions des responsables de l’UCK, de M. Rugova, et des milieux intellectuels représentés essentiellement par des journalistes. M. Thaci, par exemple, indique qu’il souhaite fonder un Kosovo libre et démocratique selon les critères occidentaux, et qu’il n'entend pas fonder une grande Albanie. Il a par contre la volonté d’aboutir rapidement à l’indépendance du Kosovo. M. Rugova affirme une position semblable, mais avec moins de force, et insiste quant à lui sur le caractère multiethnique du Kosovo. Les intellectuels albanophones souhaitent quant à eux la mise en place d’une société multiethnique, et rejettent l’idée de grande Albanie.

          Les difficultés sont nombreuses :

          - Ni la police, ni la justice ne peuvent, en l’état actuel de leurs effectifs, assurer le maintien de l’ordre et de la sécurité au Kosovo. Les Etats à qui M. Bernard Kouchner a demandé de façon répétée et insistante d’y envoyer des effectifs supplémentaires de policiers ne l’ont pas fait, et la situation est instable, car les forces de sécurité civile formées par l’UCK qui avait donné l'impression d'accepter de reconvertir ainsi son armée, pourraient très vite recouvrer leur statut militaire.

          - L’embargo ne résoud rien ( ce qu'a également soutenu M. Wolfgang Gehrcke qui a ajouté que les sanctions frappant la Yougoslavie touchaient essentiellement la population et non les dirigeants) et aboutit au contraire à renforcer M. Milosevic.

          - La résolution 1244 risque dans ce contexte de ne pas être appliquée. Ainsi, les forces de police yougoslaves devraient pouvoir se présenter au Kosovo, en application de cette résolution. Or la situation est telle qu’on peut difficilement l’envisager aujourd’hui, sauf à créer une situation conflictuelle que personne ne pourrait gérer.

          Comment sortir d'une telle situation?

          M. René André a estimé qu'il faut tout d'abord réaffirmer les principes posés par la résolution 1244, quitte à les affiner. Il convient par exemple de s’en tenir à la notion d’autonomie substantielle, seule manière pour éviter une indépendance dont les conséquences seraient largement incontrôlables. Cette autonomie devra cependant être organisée de manière à assurer la sécurité des Serbes au Kosovo, ce qui implique notamment d’augmenter les moyens de l’Office des Réfugiés, qui ne peut pas actuellement les accueillir en garantissant cette sécurité.

          La présence de forces internationales sera dans ce contexte probablement nécessaire pendant de longues années. Il faudra préciser ce que l’on entend par cette notion d’autonomie substantielle, si l’on ne veut pas parler d’indépendance. Or on ne peut pas parler d’indépendance, même si le Kosovo a une connotation fortement albanaise, car les risques d’extension du conflit seraient alors très importants, tant au Monténégro qu’en Macédoine, où 35% de la population est albanophone, tandis que d’autres pays proches risqueraient d’être tentés d’intervenir dans un conflit auquel ils ne peuvent rester étrangers.

        7. La recherche de solutions communes

        Cette recherche sera sans doute difficile, car les sujets qui seront abordés ne sont pas consensuels, qu’il s’agisse des relations à avoir avec M. Milosevic, du jugement porté sur l’embargo, de l’interprétation des enchaînements ayant conduit au conflit.

        Il sera sans doute impossible de parvenir à un consensus sur le déclenchement et le déroulement du conflit, mais il est possible de mieux en comprendre les enchaînements, et de déterminer le champ des solutions possibles, ainsi que de préciser les principes qui devront être respectés, en tenant compte des contraintes de la réalité du terrain. Il serait de même souhaitable de réfléchir ensemble à l’utilité du maintien d’une présence internationale multipartite au Kosovo, et aux missions qu’elle doit remplir.

        De manière plus concrète, M. Dimitri Rogozine, Président de la commission des affaires étrangères de la Douma d'Etat (groupe " Les députés du peuple ") a proposé que les parlements des pays proches de cette zone, ou de pays ayant une responsabilité particulière, puissent étudier sur place la situation. Français, Allemands, Russes pourraient faire une mission commune et élaborer ensemble un texte qui serait adressé aux parlements nationaux et aux organisations internationales. Des parlementaires britanniques pourraient éventuellement s'y joindre.

        Il s’agirait de réfléchir à la manière d’éteindre le conflit dans cette zone et de mettre en œuvre la résolution 1244, sans dissocier la question du Kosovo de son contexte global.

        M. Jean-Louis Bianco a soutenu le principe de cette proposition qui reflète l'esprit du travail engagé en commun entre Français, Allemands et Russes depuis un an. M. Jean-Bernard Raimond a souhaité que cette mission ait un objet plus large, et que la délégation qui serait constituée puisse se rendre en Serbie, en Croatie, en Bosnie, et au Monténégro. M. René André a estimé qu'une telle mission serait utile pour essayer de désamorcer un conflit qui durera longtemps et qui exigera sagesse, patience et tolérance. Les interlocuteurs de cette délégation devront néanmoins être choisis avec soin, et il convient de ne pas oublier que M. Milosevic est inculpé par le Tribunal Pénal International.

      3. La Russie, le Conseil de l’Europe, et les répercussions de la guerre en Tchétchénie

      Les relations entre la Russie et le Conseil de l'Europe sont aujourd'hui intimement liées à la manière dont sera géré et résolu le conflit tchétchène.

      La Russie se dit très chagrinée par la décision de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Son analyse du conflit tchétchène reste totalement différente de celle des pays du Conseil de l’Europe, et la Russie s’estime incomprise, selon les termes mêmes de M. V. Sredine, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères qui considère que les pays européens n’ont pas compris la nature du terrorisme international dont les effets se manifestent en Tchétchénie, comme il pourrait demain se manifester en Europe.

      Il en résulte un raidissement notable, le secrétaire d’Etat affirmant que la Russie n’a aucune hésitation sur la politique qu’elle mène en Tchétchénie, et quelle a l’intention de réduire de manière définitive ce qui n’est pas seulement un problème interne, mais une menace terroriste qui concerne l’ensemble du Caucase.

      A quoi tient ce décalage ? Peut-être à la différence des cultures politiques et des changements d’attitude qui se sont produits à l’Ouest de l’Europe, mais pas en Russie, lors de la décolonisation, mais aussi à la suite des conflits au Rwanda et en ex-Yougoslavie.

      Sur quelles bases pourrait-on faire avancer ce débat ?

      M. Jean-Louis Bianco a relevé que même s’il s’agit d’un problème interne, ayant des implications sur la stabilité du Caucase, et s'il faut prendre en compte les actes terroristes de l’an dernier à Moscou, d'autres considérations doivent également être examinées : certaines possibilités n’ont pas été utilisées à certains moments ; d'autres solutions, plus souples pourraient être mises en œuvre ; sans solution politique, la guérilla risque de se développer, et de durer très longtemps.

      M. Jean-Bernard Raimond a souligné l'insuffisance d'une explication basée seulement sur le terrorisme.

      La délégation française a souhaité par ailleurs que la France et la Russie conjuguent leurs efforts pour faire libérer les otages détenus en Tchétchénie, et notamment le photographe français Brice Fleutiaux().

      De toute façon, il est nécessaire de créer les bases d’un règlement de la question tchétchène, car les enjeux en cause sont importants : la Russie qui se définit comme un pays tant européen qu’asiatique, fait partie intégrante de l’Europe. Or une pleine participation aux activités du Conseil de l’Europe est l’un des symboles politiques forts de cette appartenance.

      M. Dimitri Rogozine, président de la commission des affaires étrangères de la Douma d’Etat, le rappelle en soulignant que la Russie a adhéré au Conseil de l’Europe essentiellement pour adapter sa législation aux normes européennes. Les enjeux en sont importants : pour lui, la perspective d’intégration de la Russie dans l’Union européenne doit être nette, même si celle-ci dépendra dans l'avenir de trois facteurs : de la manière dont la Russie va surmonter ses problèmes actuels ; du degré de confiance entre l’Union européenne et la Russie sur les questions de sécurité ; de la capacité de l’Europe à surmonter sa peur quasi médiévale de la Russie.

      Il s'agit donc de trouver un équilibre entre le souhait de contribuer à éviter des dérapages à court terme et la volonté politique marquée de sauvegarder de bonnes relations à long terme.

    3. Un tournant politique majeur
    4. L'élection présidentielle de mars 2000 marque incontestablement le début d'une ère nouvelle. Celle-ci pouvait certes être pressentie dès décembre 1999, à la suite du profond renouvellement de la Douma d'Etat, mais elle devait être confirmée par l'organisation, dans les formes prévues par la Constitution, des élections présidentielles.

      La transmission du pouvoir s'est déroulée à la suite d'un processus électoral accéléré par la décision du Président Eltsine de démissionner fin décembre 1999 et de faciliter ainsi la candidature de son Premier Ministre qui avait réussi à faire élire un nombre important de ses partisans à la Douma d'Etat quelques jours auparavant.

      Cette élection s'est déroulée sans drame, et ses résultats ont entraîné une adhésion certaine au nouveau Président qui a eu l'habileté de rechercher un consensus autour de sa personne. Elle marque sans nul doute le début d'une ère nouvelle qui se caractérise d'ores et déjà par un certain nombre de projets concrets, et par l'apparition d'une nouvelle majorité à la Douma d'Etat.

      1. Le début d'une ère nouvelle
        1. Le profond renouvellement de la Douma d'Etat
        2. A la suite des élections, la Douma d'Etat comprend, selon un regroupement établi à partir des affinités politiques :

          - 95 communistes, sous la présidence de M. Guennadi Ziouganov ;

          - 45 membres du groupe OVR (Patrie-Toute la Russie), sous la présidence de M. Evgueni Primakov ;

          - 35 membres du groupe agraire, sous la présidence de M. Mikhaïl Kharitonov ;

          - 81 membres du groupe Unité, sous la présidence de M. Boris Gryzlov ;

          - 58 membres du groupe " Les députés du peuple ", sous la présidence de M. Guennadi Raïkov ;

          - 40 membres du groupe " Régions de Russie ", sous la présidence de M. Oleg Morozov ;

          - 33 membres du groupe " Union des forces de droite ", sous la présidence de M. Sergueï Kirienko ;

          - 21 membres du groupe Iabloko, sous la présidence de M. Grigori Iavlinsky ;

          - 17 membres du " bloc Jirinowsky ", sous la présidence de M. Vladimir Jirinowsky.

          Si a priori aucune majorité ne se dégage clairement, il convient cependant d'interpréter ces chiffres qui pourraient recouvrir des situations fort diverses. Ainsi y a-t-il une très grande proximité entre les membres d’" Unité " et du groupe " Les députés du peuple ", la seule différence tenant au mode d’élection des parlementaires, les uns étant élus au scrutin de liste, les autres au scrutin uninominal.

          De plus, les membres de " Régions de Russie " sont assez proches des thèses défendues par le Président, tandis que les communistes affichent pour l’instant un soutien conditionnel, ce qui explique le déblocage de plusieurs textes qui ont pu enfin être adoptés par la Douma d’Etat. Il en est ainsi, par exemple, de la ratification du traité Start II.

          Cette situation est néanmoins instable.

        3. Une situation politique encore ouverte

        La situation politique est fortement marquée par l'élection du Président au premier tour de scrutin, et semble-t-il, par sa recherche d'une large majorité, comme le montre la manière dont il a facilité l’élection de M. Seleznev à la présidence de la Douma d’Etat, ou ses premières décisions en matière de nominations.

        Pour M. Guennadi Ziouganov, président du groupe communiste à la Douma, la situation est claire : le soutien de son groupe dépendra de la manière dont le président s’entourera. Il doit en effet décider s’il souhaite davantage écouter les ultra-libéraux, M. Berezowsky et les membres de la " famille " ou les véritables patriotes. Il est encore trop tôt pour en juger, dans un contexte où le président ne s’appuie pas sur un véritable parti. Le leader du parti communiste qui estime que la variante libérale serait " mortelle pour le pays ", souhaite bien entendu le triomphe des patriotes.

        Pour M. Evgueni Primakov, actuellement président du groupe OVR (Patrie-Toute la Russie), il est nécessaire de restaurer l’autorité de l’Etat et d’éviter la désintégration du pays, ce qui explique le soutien de son groupe aux projets du Président, ce qui ne l’empêchera pas de présenter des amendements pour renforcer le pouvoir judiciaire, assurer l’autorité de la chose jugée, et mettre en place un véritable système d’incompatibilités.

        Pour M. V. Gryzlov, président du groupe Unité, composé des partisans du Président, la création d’un Etat fort et efficace doit commencer par la création d’une " verticale " du pouvoir. Il faut par ailleurs assurer l’uniformité des droits et des obligations de chaque " sujet " de la Fédération, et mettre en conformité leurs divers statuts avec la Constitution.

        M. Dimitri Rogozine, membre du groupe " Les députés du Peuple ", estime qu’il faut éviter d’interpréter certains termes de manière trop rapide. Il en est ainsi de l’expression " dictature de la loi " qui en fait recouvre l’idée que la Russie doit être un Etat de droit, ce qui implique que celle-ci soit respectée par tous, citoyens et dirigeants, et donc que l’Etat soit fort et fiable.

        M. Vladimir Loukine (Iabloko) considère enfin que la loi adoptée sur le Conseil de la Fédération n'est pas parfaite, et qu'il est légitime de vouloir la changer. Il pronostique cependant que la discussion sur cette question risque d'être fort longue.

      2. L’élaboration progressive d’une nouvelle politique
        1. En matière institutionnelle
        2. Le Président Poutine vient de présenter à la Douma d’Etat trois projets particulièrement importants qui ont pour objectif de modifier les relations entre la Fédération et ses " sujets ", en restaurant la " verticale " du pouvoir, en modifiant la composition du Conseil de la Fédération, et en donnant au Président la possibilité de dissoudre les assemblées des sujets de la Fédération qui ne respecteraient pas la Constitution.

          Ces projets donneront probablement lieu à des discussions animées et à de nombreux amendements. Mais ils sont pour l’instant bien accueillis par la classe politique, comme l’ont montré les entretiens de la délégation avec les présidents de plusieurs groupes politiques à la Douma d’Etat et avec M. Loukine, vice-président de la Douma d'Etat.

          Le rétablissement de la " verticale " du pouvoir consiste essentiellement dans l’instauration de sept représentants régionaux du Président, qui sont en fait des " super-préfets ". Leur nomination n’est pas contestée, même si les hommes choisis par le président sont pour la plupart des militaires de haut rang, ce que relève M. Ziouganov qui affirme qu’il aurait procédé à d’autres nominations.

          Le changement envisagé des conditions de désignation des membres du Conseil de la Fédération ne suscite pas plus de critiques ou de craintes chez les députés russes. La Constitution le permet, puisqu’elle dispose seulement que le Conseil de la Fédération est composé d’un représentant du pouvoir exécutif et d’un représentant du pouvoir législatif de chacun des sujets de la Fédération. Elle ne précise nulle part que ces représentants doivent en être les dirigeants. De plus, gouverneurs et présidents des assemblées législatives des sujets de la Fédération ne sont membres de droit du Conseil de la Fédération que depuis une réforme datant de 1996.

          Cette nouvelle réforme, qui aura des conséquences importantes, est présentée de la manière suivante : le nouveau Conseil pourra participer davantage au travail législatif et siéger davantage qu’actuellement, où il ne se réunit en séance plénière que deux jours par mois. Il n’y aura plus confusion des genres, les gouverneurs ne cumulant plus une fonction exécutive –locale, certes- et une fonction législative. Ce dernier argument sur la séparation des pouvoirs, curieux à un Français, semble par contre pertinent à de nombreux hommes politiques russes.

          Cette réforme entraînera probablement une modification des rapports entre les gouverneurs et le Président, et des relations entre la Fédération et ses " sujets ", en diminuant le poids politique national des gouverneurs qui ne seront plus simultanément parlementaires.

          La troisième réforme envisagée par le Président Poutine paraît également acceptée, car elle reprend le principe hérité de l’époque soviétique de révocation des élus. Elle prévoit en effet que le Président pourrait dissoudre une assemblée de l’un des sujets qui aurait violé la Constitution. Le débat est ouvert sur l’exercice de ce droit, et sur la nécessité d’une décision judiciaire préalable.

        3. En matière économique

Dans un contexte plus favorable, des premières décisions ont d'ores et déjà été prises.

Comme le note le professeur Jacques Sapir, la situation économique de la Russie s’est améliorée depuis plusieurs mois. La dévaluation du rouble en août 1998, à la suite de la crise bancaire, a produit des effets positifs. L’investissement est reparti, de même que la production industrielle. L’augmentation du prix du pétrole, depuis quelques mois, a constitué par ailleurs un ballon d’oxygène pour la Russie dont le commerce extérieur est redevenu excédentaire.

Les efforts accomplis en matière économique depuis près de deux ans commencent à porter leurs fruits : les recettes fiscales de l’Etat augmentent, le déficit budgétaire se réduit, la production locale se développe de nouveau face aux importations.

D’énormes chantiers restent bien entendu ouverts : la fiscalité est trop complexe, le système bancaire instable, l’accès aux prêts trop difficile, la lutte contre la corruption trop déclamatoire, le droit commercial largement inexistant, le statut de la propriété insuffisamment clarifié.

Dans ce contexte, le Président Poutine vient de faire adopter par la Douma d’Etat un projet de loi tendant à simplifier l’impôt sur le revenu, en créant un taux unique d’imposition de 13%.

CONCLUSION

Les débats de cette troisième rencontre parlementaire tripartite ont montré qu'il était possible d'engager un dialogue approfondi avec les hommes politiques russes, même dans un climat plus tendu qu'il y a quelques mois.

Ce dialogue pourrait déboucher à court terme sur l'organisation d'une mission conjointe au Kosovo de parlementaires français, allemands et russes. Son format exact doit encore être précisé.

Cette mission, qui devra être préparée avec soin et sans précipitation, pourrait être de nature à faire évoluer les mentalités et à dégager des pistes de réflexion communes sur la nature des problèmes à résoudre et les solutions qui peuvent leur être apportées.

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Troisième rencontre parlementaire tripartite franco-germano-russe (mai 2000).