RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS (partie 7)

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

_ Audition de M. Jean-Paul JEAN, conseiller technique au Cabinet du garde des Sceaux, ministre de la Justice (19 mai 1998)

_ Audition de M. Yves GUYON, Professeur de droit à l'université Paris I (19 mai 1998)

_ Audition de Mme Danielle DROUY-AYRAL, procureur-adjoint au tribunal de grande instance de Marseille, MM. Achille KIRIAKIDES, procureur au tribunal de grande instance de Carcassonne et de Jean-Amédée LATHOUD, procureur général de la République à la cour d'appel de Riom (28 mai 1998)

Audition de M. Jean-Paul JEAN,

conseiller technique au cabinet du garde des sceaux, ministre de la justice

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

M. Jean est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Jean prête serment.

M. le Président : Nous recevons M. Jean-Paul Jean, magistrat chargé, au cabinet de Mme Guigou, des questions relatives à la carte judiciaire. Les problèmes soulevés par l'existence des 227 tribunaux de commerce, leur répartition géographique, ont été maintes fois évoqués par les différentes personnes auditionnées par la commission. Si la plupart des personnes entendues semblent s'accorder sur la nécessité de réduire le nombre des tribunaux de commerce, l'ampleur de la réduction souhaitée et ses modalités varient selon les interlocuteurs. Certains proposent de supprimer une quarantaine de tribunaux, d'autres n'en laisseraient subsister qu'une centaine. Il nous a paru nécessaire de faire le point sur cette question qui suscite des divisions au sein de la représentation parlementaire.

M. Jean-Paul JEAN : Je suis en charge, au sein du cabinet de Mme le garde des sceaux, des problèmes d'organisation judiciaire, dont la carte judiciaire, mais aussi ceux de la modernisation, de la politique de la ville, et d'un certain nombre d'autres sujets, telle la recherche.

Vous avez déjà entendu des représentants du ministère de la justice, de la direction des services judiciaires, de la direction des affaires civiles et du sceau. Je ne reviendrai pas sur les données qu'ils ont pu vous fournir, mais le problème de la carte des tribunaux de commerce est si important pour madame la ministre qu'il convient de le situer au regard des perspectives qu'elle s'est fixées. Dans une intervention liminaire, je souhaiterais exposer la méthode que le garde des sceaux entend retenir pour faire avancer le « serpent de mer » de la carte judiciaire et pour laquelle elle s'est dotée de moyens, et a commencé à arrêter des décisions.

M. le Président : Si la commission proposait de supprimer les tribunaux de commerce, le problème ne se poserait plus.

M. Jean-Paul JEAN : Je ne crois pas qu'il faille raisonner en termes de suppression ou création. Je pourrais évoquer un dossier exemplaire trouvé par madame la ministre à son arrivée, celui de la Drôme.

M. le Président : Un tribunal créé, mais non installé.

M. Jean-Paul JEAN : En effet, il est intéressant à cette occasion de noter les écarts entre les discours publics tenus par beaucoup de personnes lorsqu'elles s'expriment en termes généraux sur la carte judiciaire et les applications concrètes opérées sur leur circonscription, pour certains parlementaires, ou sur leur ressort pour les élus des chambres de commerce. Souvent, le discours change du tout au tout. En général tout le monde est d'accord ; en particulier, il apparaît toujours un problème.

Au-delà des approches statistiques, comment acquérir une approche plus fine exprimée en termes d'aménagement du territoire, de choix des contentieux, de comparaison avec d'autres formes de juridiction ?

Quel est le constat ? Vous en savez désormais beaucoup plus que moi sur les 227 ou 228 tribunaux de commerce, selon que l'on compte ou non celui de Montélimar, les 23 tribunaux de grande instance à compétence commerciale, les 7 juridictions à compétence particulière d'Alsace-Moselle, et les tribunaux d'Outre-mer. Mais ce survol permet de constater que certains départements ne comptent aucune juridiction commerciale : la Creuse, la Lozère, la Haute-Savoie. Pourquoi 9 tribunaux de commerce en Seine-Maritime ou 6 en Charente-Maritime et 2 dans le Rhône ? Les écarts sont de 1 à 226 entre la moins et la plus importante des juridictions consulaires, mais il faut surtout raisonner par écart des déciles extrêmes ; entre les dix plus importantes et les dix plus faibles, il est de 1 à 200. Par comparaison pour les TGI, il est de 1 à 20. Quarante-quatre tribunaux de commerce rendent moins de cent décisions par an au contentieux général.

La localisation géographique ne correspond plus à l'évolution historique, nous en sommes bien conscients, et madame la ministre a toujours dit, notamment devant la Conférence générale des tribunaux de commerce, que les juridictions commerciales devaient suivre l'activité économique.

La deuxième orientation du garde des sceaux fait consensus ; elle vise à assurer une meilleure présence du parquet auprès des juridictions consulaires, ce que ne permet pas l'émiettement de petites juridictions, notamment pour les audiences de procédures collectives.

Cette justice est restée à l'écart, elle n'a jamais été totalement intégrée dans la justice de droit commun. L'on se souvient que la réforme de la carte judiciaire de 1958, la plus importante, n'a pas touché les tribunaux de commerce ; dès lors plus les années passent, plus l'écart s'accroît entre les juridictions consulaires et celles que l'on pourrait nommer "de droit commun". Sans doute l'attention de la Chancellerie a-t-elle été moindre, notamment concernant les locaux. Votre commission a largement enquêté sur ces points ; vous savez par exemple que nous essayons de mettre un peu d'ordre en matière de fonds de concours, d'initiatives diverses, concernant notamment les exploitations commerciales du registre du commerce.

Originaire de l'inspection générale des services judiciaires, j'ai été amené à contrôler de petits tribunaux de commerce. J'ai pu constater la faible activité qui se conjuguait cependant avec l'intérêt des greffiers, qui arrivaient à vivre normalement alors que l'activité économique du ressort ne justifiait sans doute pas une charge.

Les réformes des tribunaux de commerce ont toujours été repoussées, car, chaque fois, l'on se dit que ce serait là une réforme plus importante que celle qui toucherait toutes les autres juridictions. Il faut avoir une vision diachronique : plus on attend et plus l'écart s'accroît ; d'où l'importance des questions de méthode. Par ailleurs, vous savez que de nombreux projets législatifs viennent d'être déposés et que madame la ministre a renoncé pour l'instant à la réforme des cours d'assises, qui nécessitait cent magistrats supplémentaires, que la réforme du juge de la détention provisoire, anciennement juge délégué, est en cours et qu'à chaque fois des conséquences budgétaires très précises doivent être prises en compte. J'insiste sur ce point : par-delà les réformes nécessaires des tribunaux de commerce, comment peut-on les engager, les financer et comment les programmer en termes de recrutement de magistrats, de mise à disposition de fonctionnaires ? En la matière, il ne faut surtout pas se contenter d'effets d'annonces tant que les difficultés de gestion et de programmation ne sont pas aplanies. Madame la ministre s'y emploie avec son collègue du budget, sans passer par une loi de programmation, respectée les deux premières années, généralement pas les suivantes - on l'a vu pour la loi de programmation sur la justice non suivie d'effets en 1996 et 1997.

D'une phrase, la cooptation dans les bassins d'emploi s'organise dans un cadre trop restreint. La proximité trop grande entraîne également des conflits d'intérêts. Le juge impartial, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, est quelqu'un qui ne doit pas connaître les parties, qui ne doit pas avoir d'intérêts en cause ; ce serait une faute déontologique. Mais vous connaissez ces difficultés et savez la volonté de la Chancellerie d'y remédier.

À partir de ce constat, quels remèdes envisager ? Deux d'entre eux, utilisés jusque-là, démontrent les difficultés de l'exercice. Les remèdes qui tiennent à l'organisation et au fonctionnement des tribunaux de commerce dessinent un consensus.

M. le Président : Il est, selon moi, impossible.

M. Jean-Paul JEAN : Trois sujets semblent faire consensus. La présence du parquet auprès des tribunaux de commerce, notamment pour les procédures collectives ; le souci d'élargir le bassin de recrutement des magistrats consulaires, ce qui inciterait au regroupement ; la nécessité de formation des magistrats consulaires.

M. le Président : Vous présupposez que la présence du parquet constitue une panacée ?

M. Jean-Paul JEAN : Non, mais une avancée non négligeable. Les magistrats du parquet disposent d'outils juridiques. Les moyens d'intervention de grands parquets en matière économique et financière vont être renforcés. Ainsi, la Représentation nationale a voté, dans une loi portant diverses dispositions d'ordre financier, une mesure importante qui permet à des assistants spécialisés de venir travailler avec les magistrats du parquet. Nous allons, notamment dans les grands parquets, travailler davantage à partir des informations en provenance des procédures collectives. Nous avançons aussi, bien sûr, vers un meilleur contrôle des administrateurs judiciaires et des mandataires-liquidateurs.

Sur les remèdes liés à la carte judiciaire, je voudrais indiquer une mesure qui fut un échec, une autre qui pourrait connaître des suites. Je veux parler de la spécialisation de 1985 et de la consultation nationale sur la carte judiciaire lancée par le précédent garde des sceaux en janvier 1997.

La spécialisation des juridictions commerciales a été voulue par la loi du 5 janvier 1985, qui a permis, à l'issue d'un débat parlementaire serré, que, dans chaque département, soit déterminée par décret une juridiction compétente pour les procédures collectives des entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 20 millions de francs et le nombre de salariés supérieur à 50. Les décrets successifs ont cependant vidé de sens le principe de spécialisation. Le décret du 27 décembre 1985 avait retenu 109 juridictions compétentes, dont 96 tribunaux de commerce, 7 tribunaux de grande instance à compétence commerciale et 6 TGI à chambre commerciale alors que l'orientation initiale était un tribunal par département. De nombreuses interventions auprès de la Chancellerie ont souligné qu'il fallait raisonner en termes de bassins d'activité et d'emploi et non selon une logique départementale. Madame la ministre ne souhaite plus raisonner en logique départementale, mais en logique de bassins, de territoires, de pays, d'agglomérations - autant de nouveaux concepts en matière d'aménagement du territoire.

M. le Président : Votre propos vise-t-il à souligner que la loi a échoué parce qu'elle a été mal appliquée par le Gouvernement ?

M. Jean-Paul JEAN : Elle a été vidée progressivement de son sens.

M. le Président : La loi partait d'une bonne intention.

M. Jean-Paul JEAN : Sans doute. Culturellement, nous avons tous, je crois, évolué. Dans les années 1990, le débat de la carte judiciaire a été posé en termes de départementalisation. Aujourd'hui, les concepts de la Délégation à l'aménagement du territoire ou ceux de la politique de la ville ne concernent guère le département. Il n'est que de lire le rapport de M. Jean-Pierre Sueur sur la politique de la ville, qui insiste sur les agglomérations, ou les travaux de la DATAR qui raisonnent en termes de pays.

M. le Président : La loi était donc mauvaise parce qu'elle faisait référence au département ?

M. Jean-Paul JEAN : Sans doute aujourd'hui pourrait-elle évoluer. Un décret du 17 juillet 1986 - entre autres - a encore ajouté 10 juridictions et 2 TGI à compétence commerciale. Un autre décret, du 3 août 1987, en a accru le nombre. Ainsi, aujourd'hui, sont compétents en métropole 216 juridictions spécialisées, soit 189 tribunaux de commerce, 20 TGI à compétence commerciale et les 7 TGI à chambre commerciale d'Alsace-Moselle. Une spécialisation a été tentée et l'on arrive au résultat selon lequel seules 45 juridictions commerciales ne sont pas spécialisées ! Que signifie, dès lors, la spécialisation ?

M. le Président : Mais c'est le fait du Gouvernement !

M. Jean-Paul JEAN : Tout à fait. Par-delà les intentions affichées par le législateur, les gouvernements successifs ont, par décret, vidé progressivement de son contenu cette spécialisation, après intervention des élus. Un tel exemple semble assez parlant.

M. le Président : Cela montre combien nos lois sont peu de chose ! Et quand on songe que nos travaux sont soigneusement doublés par des commissions ad hoc, on peut se demander à quoi sert le Parlement !

M. Jean-Paul JEAN : Dans l'ensemble des interventions d'élus au ministère de la justice, l'on en compte sans doute un certain nombre émanant de parlementaires, et c'est normal.

Le second exemple a trait à la réforme de la carte judiciaire. M. Toubon, garde des sceaux en décembre 1996 annonçait devant la commission des lois du Sénat une vaste consultation. Elle s'est traduite par une circulaire adressée aux préfets et aux chefs de cour (présidents et procureurs généraux) en janvier 1997.

Le calendrier retenu alors était le suivant : janvier 1997, large consultation nationale sans méthodologie a priori ; retour avant le 30 juin ; exploitation pendant l'été et présentation d'une réforme avant la fin de l'année 1997. La circulaire précisait que les propositions de suppression et de création devraient réunir le consensus de l'ensemble des acteurs locaux. Donc, méthode inductive et réforme conditionnée à un consensus.

M. le Président : Quel fut le résultat de cette élégante façon de botter en touche ?

M. Jean-Paul JEAN : Les résultats présentés par les chefs de cour doivent être appréciés diversement. Certains chefs de cour, intéressés au sujet, sont allés au-delà des propositions des responsables locaux ou départementaux. À titre de comparaison, la commission Carrez, s'appuyant sur l'élément objectif de 500 affaires de contentieux général par an dans un tribunal, arrivait à 111 suppressions. Le raisonnement était similaire au comptage du nombre d'accouchements dans une maternité. Quels critères objectifs d'activité donnent une certaine sécurité juridique comme il existe une sécurité sanitaire ?

Les propositions des chefs de cour aboutissaient à 66 propositions de suppression de tribunaux de commerce, quasiment la moitié des 111 propositions de la commission Carrez. Les chefs de cour proposaient 5 créations de tribunaux de commerce pour décharger les TGI. Dans certaines cours d'appel, des propositions plus fines faisaient état de 14 propositions de modification de ressort. La compétence des tribunaux de commerce est définie par canton. Il existe sans doute des possibilités de découpage territorial pour s'adapter à des évolutions géographiques, au développement des villes nouvelles et aussi intégrer la notion de pays. Je vous communiquerai le rapport de synthèse de cette opération. Les résultats d'une opération lancée dans de telles conditions sont extrêmement difficiles à dépouiller. Ils sont inégaux selon les cours d'appel, et les indicateurs divergent du fait de l'absence de méthode.

M. le Président : Nous avons nous-mêmes lancé un questionnaire aux magistrats et nous nous sommes aperçus que certains se moquaient du Parlement, alors que d'autres ont mené un travail très intéressant.

M. Jean-Paul JEAN : Par exemple, le travail de la cour d'appel de Douai est extrêmement intéressant ; son raisonnement se fonde sur des choix de contentieux.

Les consultations-consensus comme la vision départementale ou jacobine sont révolues. Nous ne sommes plus en 1958 et nous ne pourrions réaliser des réformes contre tous ; ce n'est d'ailleurs pas souhaité par le garde des sceaux. Comment associer les différents responsables, les sensibiliser, montrer les évolutions nécessaires et jouer la transparence ?

Madame la ministre a décidé de créer une mission sur la carte judiciaire en « important », au ministère de la justice, des compétences nouvelles. Le budget 1998 compte cinq postes de catégorie A, dont un emploi de directeur, pour créer une mission sur la réforme de la carte judiciaire. Le responsable a été choisi au début de cette année : il s'agit de M. Flavien Errera, nommé délégué à la réforme de la carte judiciaire par arrêté du 24 mars 1998. Il a créé une équipe, dont les profils de postes ont été publiés dans Le Monde : il s'agit d'un fonctionnaire d'État ou de l'administration territoriale, d'un spécialiste en aménagement du territoire, d'un démographe-géographe et d'un statisticien-informaticien.

Un problème de culture se pose au sein du ministère de la justice et la réforme de la carte judiciaire ne se résout pas à un problème de statistiques ou de droit. Nous avons besoin d'intégrer la logique d'aménagement du territoire et d'apporter de nouvelles cultures, notamment de la DATAR. La ministre souhaite une analyse fine, faire du « sur mesures », et ne pas en rester à des indicateurs nationaux, dont certains sont erronés.

La direction des services judiciaires vous a communiqué des indicateurs de volume de contentieux. Pour avoir inspecté quelques juridictions, j'ai noté des écarts dans la tenue des états statistiques en matière de petits contentieux répétitifs. Le ministère de la justice ne dispose pas de statistiques fines. Les statistiques civiles au niveau des cours d'appel intègrent, sans les distinguer encore, à la fois les données civiles, commerciales et prud'homales.

Avec quel type de statistiques M. Errera va-t-il travailler ? Celles issues de l'activité des tribunaux sur le contentieux général et sur les procédures collectives nous semblent importantes, mais bien sûr la faillite du boulanger d'une bourgade de 800 habitants est assez différente de celle d'une grande entreprise alors que chacune compte pour 1 en termes statistiques. Il travaillera également avec les statistiques des chambres de commerce et d'industrie, de l'INSEE, qui marquent le niveau de la création d'entreprises. Madame la ministre a toujours demandé que la carte des tribunaux se rapproche de la réalité de l'activité économique.

J'ai été entendu par Mme Lazerges pour son travail sur les juridictions des mineurs et, sur les deux dossiers, c'est la même démarche que nous voulons reproduire. Lorsque vous voulez localiser les postes de juges pour enfants, restez-vous sur des statistiques d'activité, dont on sait très bien qu'elles présentent des écarts de 1 à 10 selon la manière de les renseigner ou partez-vous de critères objectifs exogènes : combien de mineurs dans le ressort du tribunal de grande instance ? Combien de faits délictueux commis par des mineurs constatés par la police ? Il faut croiser des données exogènes et endogènes. Voilà le type d'outils dont nous voulons doter la mission « carte judiciaire ».

Madame la ministre a demandé à M. Errera de travailler en priorité sur la carte des tribunaux de commerce. Il faut également toujours intégrer la logique des barreaux. Avec les caisses des règlements pécuniaires des avocats (CARPA) et les tribunaux de grande instance, nous allons essayer de raisonner en ce domaine.

La méthode de la mission dirigée par M. Flavien Errera sera totalement inédite pour notre ministère. Elle suivra une logique d'aménagement du territoire, recourra à des indicateurs différents, se rendra sur le terrain pour comprendre les analyses fines de territoire, pour trouver des solutions un peu innovantes entre souci de proximité et spécialisation. Quel est le besoin de premier niveau ? Pour un commerçant, c'est de disposer de bonnes informations ou de demander une aide juridictionnelle. Nous avons sans doute besoin d'un premier niveau, qui est un accès au droit et non forcément une juridiction qui décide. Cela se pose tout autant pour des juridictions de droit commun. Pour des contentieux importants et pour des procédures collectives, une certaine spécialisation s'impose.

Dans le ressort de la cour d'appel de Caen, des chefs de cour mettent en place des dispositifs de renseignements par Internet et nous avons besoin, à un premier niveau, d'antennes de justice qui donnent des informations.

Actuellement est en préparation un projet de décret visant à créer des greffes détachés des tribunaux de commerce afin d'offrir de la souplesse. Si un tribunal de commerce quitte une ville, une antenne du greffe livrera cette information de premier niveau.

Autre élément : le pragmatisme. Les évolutions intéressantes des dernières années ont consisté à donner compétence à un même greffier en chef sur deux ou trois juridictions. Tout de suite, il trouvera intérêt à regrouper, à mutualiser.

De même, Flavien Errera souhaite-t-il commencer par les territoires où foisonnent les petits tribunaux de commerce. À cet égard, un chiffre semble intéressant : 5 des 30 cours d'appel métropolitaines abritent la moitié des juridictions commerciales dont l'activité est la plus faible. En travaillant en priorité sur 5 cours d'appel - Caen, Rouen, Dijon, Riom et Montpellier -, nous pouvons traiter de la moitié des petites juridictions. M. Errera était cette semaine à Caen. Il formulera des propositions assez précises au garde des sceaux. Il n'y a aucune règle préétablie et le garde des sceaux a demandé du « sur mesures », c'est-à-dire d'implanter des juridictions dans des zones à forte progression démographique, d'intégrer la logique des villes nouvelles. Une cartographie riche est à dessiner, des propositions seront présentées au garde des sceaux avant la fin de l'année 1998 et un premier rapport dès le 30 juin sur la méthode. La lecture de votre rapport sera aussi importante en la matière. Il convient d'écarter l'aspect départemental, les solutions brutales et celles que l'on croit bonnes, mais qui ne marchent jamais, comme dans l'exemple de la spécialisation.

Enfin, je précise que nous raisonnons en liaison avec les tribunaux d'instance et les conseils de prud'hommes. J'ai parlé tout à l'heure de besoin d'informations de premier niveau. Dès lors, il existe pour de petites villes ou des villes qui ont perdu en population une mutualisation des besoins immobiliers, des services d'accueil, un même service de premier niveau, même si le niveau contentieux est traité ailleurs, ce qui permet dans le même temps d'élargir le bassin de recrutement des magistrats consulaires.

Je rappelle que la décision de création du tribunal de Montélimar dans la Drôme, prise le 27 juin 1997, n'a pas été suivie d'effets. Je pourrai y revenir, si vous le souhaitez. Enfin, six à huit grands parquets seront pourvus d'une « galerie financière ».

Le message de madame la ministre est donc clair. Les travaux sur la carte judiciaire démarrent avec une autre méthode et d'autres compétences, et un calendrier est fixé. La priorité a été donnée aux tribunaux de commerce. M. Errera est nommé auprès du directeur des services judiciaires, ce qui permet le lien avec les autres problèmes des juridictions. Les progrès accomplis sur une catégorie de juridictions seront utilisés pour l'ensemble de la carte judiciaire.

J'insiste sur la difficulté et le coût d'une réforme massive. L'étude d'impact sur l'échevinage des tribunaux de commerce fait apparaître un coût d'environ 400 magistrats. Le ministre a indiqué que toute réforme qu'elle engagerait serait financée. Telle est la raison pour laquelle elle fait tout pour obtenir un excellent budget 1999, à l'instar du budget 1998.

M. le Rapporteur : Monsieur le conseiller, nous apprenons à la lecture des Échos de ce matin que le Gouvernement enquêterait à son tour sur les tribunaux de commerce et aurait, sous la signature commune des deux ministres compétents, sollicité deux corps d'inspection : l'inspection générale des finances et l'inspection générale des services judiciaires. Pouvez-vous donner des précisions sur ce travail parallèle à celui de la commission d'enquête parlementaire ?

M. Jean-Paul JEAN : Oui, cette saisine est envisagée par les deux ministres. Les deux inspections générales ont déjà travaillé ensemble sur les frais de justice. Le champ d'intervention de la mission reste à définir, mais cette mission interne, souhaitée par les deux ministres, viendra en complément et en accompagnement de vos travaux.

L'inspection générale des services judiciaires est compétente pour l'ensemble des juridictions et procède souvent à des inspections rapides, trop rapides des juridictions consulaires.

M. Raymond FORNI : Je considère cette affaire comme extrêmement grave. C'est, à l'évidence, le témoignage d'un manque de confiance à l'égard des travaux parlementaires, notamment de ceux d'une commission d'enquête. C'est la première fois que je vois une commission d'enquête doublée dans le temps même de sa saisine par une procédure gouvernementale confiée aux inspections générales. Soit il y avait urgence et il fallait une saisine de l'inspection sans délai, avant que nous ne décidions de créer notre propre commission d'enquête ; soit il eût fallu attendre la fin des travaux de la commission. Mais, en l'occurrence, le chevauchement est plus que malencontreux.

L'urgence ne peut être invoquée. En aucun cas, la discussion sur les textes n'interviendra avant 1999, le temps de rédiger le rapport, d'élaborer les textes, de procéder aux consultations nécessaires.

Une telle méthode de la part d'un Gouvernement qu'une majorité parlementaire appuie - que je sache nous sommes sur la même longueur d'ondes - traduit une forme de mépris affiché à l'égard du travail parlementaire, que je n'accepte pas. Déjà, dans le cadre d'une commission d'enquête, nous sommes privés - je le comprends, il y a des motifs légaux à cela - de procéder à des investigations sur des affaires judiciaires en cours. Mais si, au surplus, est diligentée une enquête de l'inspection générale, cela signifie qu'il ne sert plus à rien de se réunir. Le travail parlementaire de six mois ne sert strictement à rien !

Cela semble indiquer - c'est ainsi, du reste, que l'interprète la presse - que le rapport de la commission d'enquête risque d'être sévère. Avant même que nous en ayons débattu entre nous, on commence par lisser la présentation afin de mieux faire passer les faits. Permettez-moi de dire qu'un certain nombre de ceux qui entourent les « combines » des tribunaux de commerce se frottent les mains. Cela signifie clairement que l'on cherche, du côté de la Chancellerie, à ne pas leur faire de peine.

Je m'adresse à vous, monsieur, qui exécutez les décisions prises. Comme vous jouez tout de même un rôle de conseiller technique auprès du garde des sceaux, je n'ose imaginer que votre opinion n'ait pas été sollicitée à un moment ou un autre. Très concrètement, M. Jean, si vous estimez nécessaire une enquête parallèle à celle de notre commission, je pense que nous n'avons plus rien à nous dire.

M. Jean-Paul JEAN : Permettez que la défense soit entendue dans ce débat contradictoire, messieurs les députés qui connaissez la pratique judiciaire.

M. Raymond FORNI : Je sors d'une journée de débat à l'École nationale de la magistrature et j'en ai assez que l'on rappelle sans arrêt mes anciennes fonctions. Je suis élu du suffrage universel avant d'être avocat. Ma qualité d'avocat est strictement annexe. Que l'on ait des contentieux à régler à l'intérieur du monde judiciaire entre magistrats et avocats c'est possible, mais cela n'a pas à interférer dans nos débats.

M. Jean-Paul JEAN : Je n'ai pas lu la presse de ce matin, je découvre cette annonce.

M. le Président : Je lis dans les Échos du 19 mai à la suite du Point du 16 mai : « Lentement mais sûrement, l'idée d'une grande réforme... Le Gouvernement va lancer dans ce but sa propre mission d'étude sur le fonctionnement des tribunaux de commerce, composée de hauts fonctionnaires issus de l'inspection générale des services judiciaires et de l'inspection générale des finances. Le groupe va contrôler en détail le fonctionnement d'un échantillon représentatif...»

M. Raymond FORNI : Nous sommes tranquilles. Si l'inspection générale s'occupe de la réforme aussi bien qu'elle a contrôlé les fonds gérés par les mandataires de justice !...

M. Jean-Paul JEAN : En aucun cas, je ne partage votre interprétation. Vous avez évoqué le manque de confiance envers la Représentation nationale, je n'y crois pas du tout. Le garde des sceaux, au contraire, a donné un avis extrêmement favorable au lancement de votre commission, dont elle suit avec beaucoup d'intérêt les travaux. Vous savez combien elle est intéressée et soucieuse des travaux du Parlement. Je ne peux, en son nom, accepter le terme de « défiance ». Toutes les personnes intervenues devant vous vous ont livré l'ensemble des éléments. Je ne crois pas avoir manié par trop la langue de bois sur la volonté ministérielle d'avancer sur le dossier. Il ne s'agit en aucun cas d'une concurrence ou d'une défiance vis-à-vis de vos travaux.

Il a été souhaité que des éléments techniques soient rassemblés par des inspecteurs à temps plein dotés d'un pouvoir d'analyse sur des juridictions tests, afin d'aider, au contraire, à la réforme. Je ne vois pas en quoi cela pourrait gêner les travaux de votre commission, que madame la ministre attend avec beaucoup d'intérêt avec son collègue des finances pour appuyer une évolution des juridictions consulaires. Si je n'avais qu'un message, ce serait pour souligner tout l'attachement de madame la ministre à vos travaux. Elle a été totalement claire à chaque fois qu'elle s'est exprimée : elle a marqué sa volonté d'avancer sur la réforme des tribunaux de commerce, indiquant que toute étude technique qui permettra de dégager des zones de consensus, des normes indiscutables sur l'activité, sera utile à la réforme.

M. le Président : La commission est-elle constituée ?

M. Jean-Paul JEAN : Je pourrai vous le dire ce soir.

M. le Président : La presse indique que les travaux viennent de commencer.

M. Jean-Paul JEAN : Je vous transmettrai dès ce soir par le directeur de cabinet la lettre de mission avec sa date exacte.

M. le Président : La précision des informations publiées laisse à penser à un communiqué de presse que l'on a oublié de transmettre à la commission, mais peut-être émane-t-il d'un autre ministère.

M. Jean-Paul JEAN : J'aime être précis. Je vous propose que, ce soir, le directeur du cabinet de madame la ministre vous transmette ces éléments. Je ne souhaite pas de polémique quelconque à partir d'articles de presse. Nous sommes dans le domaine de la justice. Seuls comptent les écrits du garde des sceaux. Vous en aurez copie.

M. Jacky DARNE : Cette décision des deux ministres est-elle liée aux travaux de notre commission et à ses déplacements dans certains tribunaux de commerce ?

M. Jean-Paul JEAN : Je crois être extrêmement clair, cela n'a rien à voir. Je vous ai donné l'exemple tout à l'heure des statistiques d'activité des cours d'appel qui n'identifient pas les contentieux commerciaux. C'est le travail normal des hauts fonctionnaires membres des inspections générales que de travailler sur les statistiques, sur les dossiers par sondages. Cela ne pourra venir qu'en appui de vos travaux.

M. Jacky DARNE : Comme par hasard, après nos investigations, un certain nombre de représentants de tribunaux de commerce nous ont indiqué que nos investigations ne répondaient pas à des critères scientifiques de sondages et que, pour obtenir une vue complète, il faudrait procéder différemment. On peut tout de même envisager un lien de causalité entre les commentaires de certains responsables de tribunaux de commerce et la façon dont vous nous présentez la méthode des inspections procédant à un recensement avec des sondages plus satisfaisants.

M. Jean-Paul JEAN : J'ai évoqué le rapport Lazerges et Balduyck sur la justice des mineurs. Juste avant, une mission d'inspection générale a été diligentée avec l'inspection générale des finances et l'inspection générale de l'administration. Les travaux ont été entièrement communiqués. La mission parlementaire jouit de prérogatives, d'une autorité. Les inspections générales ne sont composées que de fonctionnaires qui ne présentent que des propositions techniques. Les deux niveaux sont différents. Je ne crois pas que l'inspection générale des finances soit tolérante. Vous avez entendu parler du dernier rapport de la Cour des comptes sur les tribunaux de grande instance qui a fait l'objet de fuites dans la presse - il n'a pas encore été remis. Je ne sache pas qu'il soit indulgent. Ce sera la même chose. Il n'y a aucune raison pour que des spécialistes financiers qui ont du temps fassent montre d'une quelconque indulgence.

Je puis vous assurer de l'absence de défiance du garde des sceaux envers votre commission. Au contraire.

M. le Président : L'exemple que vous avez donné d'une commission d'enquête parlementaire utilisant les travaux d'inspection est une situation différente. Ce qui prête à équivoque c'est le commentaire du journaliste, mais à sa place nous eussions fait le même, ne pouvant nous empêcher de remarquer que les dates sont ainsi faites que l'autre rapport sera rendu dans le même temps, mais légèrement après, comme pour en corriger l'effet. Cela a conduit les journalistes à prêter aux ministres une intention qu'ils n'ont peut-être pas eue.

M. Jacky DARNE : Pour améliorer nos travaux, dans quelle mesure serait-il utile d'entendre les deux ministres ?

M. le Président : Nous entendrons peut-être madame la ministre.

M. Jacky DARNE : Et dans quelle mesure est-il possible d'harmoniser les travaux de cette inspection avec les nôtres ? Il n'est pas utile de faire double emploi. Je suis favorable à une économie de moyens.

M. Raymond FORNI : Il n'y a pas possibilité d'harmonisation. Des règles très strictes s'imposent aux commissions d'enquête parlementaires : elles n'ont pas la possibilité de mener une enquête avec d'autres. Elles ont leur propre autonomie. Soit l'on accepte que, parallèlement à notre travail, s'effectue un travail gouvernemental ; soit l'on considère que c'est une manière peu élégante, d'autant moins que je crois comprendre que notre Président n'en a pas été informé.

M. le Rapporteur : Ni le Rapporteur.

M. Raymond FORNI : Nous n'avons pas été informés d'une initiative gouvernementale sur un sujet auquel nous travaillons depuis un certain temps. La forme est choquante tout comme le fond pose problème.

Je comprends bien les arguments que vous développez sur l'inspection générale, sur sa mission et son rôle, mais l'exemple que vous citez n'est pas celui d'une situation équivalente, puisque vous-même indiquiez que les inspections avaient travaillé dans un premier temps et qu'une commission d'enquête avait suivi. Sans doute l'inspection générale n'avait-elle pas débouché sur une procédure de mise en cause judiciaire, laissant le champ libre aux investigations parlementaires. Nous ne nous situons pas du tout dans la même configuration. Alors que les travaux de la commission d'enquête ont commencé, une décision, sans que nous en soyons informés, confie à des personnalités, sans doute éminentes, une mission identique à la nôtre ! À quoi servons-nous ? J'imagine assez mal que ce rapport de l'inspection soit mis au placard à la date de sa remise le 31 juillet.

M. Jean-Paul JEAN : Faisons le départ entre les travaux de fonctionnaires et ceux d'une mission parlementaire. La direction des services judiciaires sur des analyses statistiques a souhaité obtenir des éléments techniques, indiscutables, pour aider à la préparation des réformes. Les ministres doivent disposer de l'ensemble des éléments d'appréciation. Votre mission apportera nombre d'éléments sur un problème important. Il me semble que plus les décisions seront préparées techniquement, plus elles auront de chance d'aboutir.

S'agissant de l'information de la commission, c'est là une erreur, un dysfonctionnement qu'il faudra assumer et sur lequel vous aurez des explications dès ce soir.

M. Roger FRANZONI : Avocat honoraire, je ne peux plus plaider et je ne voudrais pas être l'avocat de madame la ministre. La semaine dernière, la commission des lois entendait le garde des sceaux. Incidemment, elle a évoqué la réforme des tribunaux de commerce, déclarant qu'une réforme interviendrait, mais qu'elle ne ferait rien tant que notre commission n'aurait pas déposé son rapport. Elle a ajouté qu'elle s'était déjà inspirée de nos travaux, puisqu'elle allait prendre un décret obligeant les mandataires et les administrateurs à déposer à la Caisse des dépôts et consignations les fonds qu'ils maniaient.

Notre commission s'intéresse à tout, mais je m'inquiète qu'au ministère de la justice les opinions se soient déjà forgées. On se penchera sur la carte judiciaire, sur la présence des parquets, mais pour le reste il nous a déjà été dit que cela coûtait très cher. Quand, M. Jean, vous indiquez que l'échevinage représente 400 magistrats, vous sous-entendez que cette piste est déjà écartée purement et simplement. Je ne sais si nous pourrons obtenir satisfaction.

M. le Président : C'est là une autre question. La commission d'enquête a engagé un travail, elle émettra des propositions ; nous verrons la suite.

M. Jacky DARNE : L'inspection désignée doit collecter des informations. Dans le même temps, des décrets sont annoncés. Je souhaiterais savoir si un décret sur le greffe est prévu avant ou après la remise de nos travaux. Vous avez précisé qu'en visitant de petits tribunaux, on s'apercevait que, même s'ils rendaient moins de cent décisions de contentieux général par an, les greffes vivaient convenablement. Or, les auditions qui ont eu lieu jusqu'ici, notamment celle des greffiers, m'ont donné la conviction qu'il n'y a pas d'analyse convenable du ministère sur l'évolution de la tarification comme sur les revenus des greffes. En effet, les réponses aux questions révèlent une absence d'analyse sur les gains de productivité réalisés dans les greffes et sur la rentabilité de ces derniers. On prend prétexte de petits greffes dans des tribunaux minuscules pour envisager une augmentation sensible du tarif alors qu'ils ne traitent que peu de contentieux. Pour leur permettre de vivre, l'on augmenterait la tarification, ce qui est peu compréhensible. Le partage des greffes entre deux tribunaux n'est, à l'évidence, pas la bonne solution. Les prix de cession très élevés montrent la rentabilité de ces structures au détriment du justiciable ou de l'utilisateur du minitel. On sait que c'est la télématique qui rentabilise certains greffes, d'une façon ambiguë, puisque le ministère échangerait une augmentation du tarif contre l'harmonisation des prix de consultation du minitel sur ceux pratiqués par l'Institut national de la propriété industrielle. C'est là un échange, dont les comptes de gestion des greffiers ne permettent pas de valider l'équilibre.

Sur un tel point, l'inspection pourrait-elle donner des informations au ministère particulièrement défaillant en la matière ou attendra-t-on les conclusions de la commission d'enquête parlementaire pour prendre un décret ?

M. Jean-Paul JEAN : Il m'avait été demandé d'intervenir sur les questions de la carte judiciaire qui composent mon domaine propre d'activités. Je ne suis pas la personne la plus compétente sur les deux questions soulevées.

Madame la ministre, dans son premier discours à la Conférence générale des tribunaux de commerce - à l'occasion du centenaire- avait déjà évoqué la question de la réforme de la carte judiciaire. Je suis témoin qu'à chaque fois qu'elle s'exprime devant les hauts magistrats, elle fait référence à vos travaux, précisant que les réformes de fond en tiendront le plus grand compte. Simplement, on ne peut empêcher un ministre d'avancer sur quelques sujets brûlants, par exemple, les instructions données au parquet dès le 28 octobre 1997 d'être plus présent devant les juridictions consulaires ou de travailler sur le contrôle des administrateurs judiciaires et mandataires-liquidateurs. Il est des urgences sur lesquelles madame la ministre doit pouvoir faire son travail, notamment le suivi avec l'ensemble des professions qui interviennent auprès des tribunaux de commerce.

Je pense que les circulaires de madame la ministre vous ont été communiquées, celles du 20 octobre au parquet, la note du 28 octobre 1997 aux chefs de juridiction et aux greffiers des tribunaux de commerce pour régulariser les pratiques de ces derniers en matière télématique, les dépêches des 26 et 27 janvier 1998 aux procureurs généraux pour vérifier par les parquets le respect de ces prescriptions. Voilà un certain nombre d'éléments avancés en la matière. Enfin, citons un projet de décret relatif aux administrateurs et aux mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises.

M. le Rapporteur : Il est normal et naturel que le pouvoir exécutif exerce ses prérogatives comme le Parlement les siennes, et chacun dans son domaine défini par les textes qui sont suprêmes et s'imposent à nous tous.

Nous avons acquis le sentiment en auditionnant les magistrats en poste à la Chancellerie chargés de la surveillance des tribunaux de commerce - Mme Chaubon, Mme Devigne qui s'occupe de l'inspection des mandataires de justice, M. Lemaire, directeur-adjoint des services judiciaires  - qu'ils n'ont connaissance de ce qui se passe dans les tribunaux de commerce que par personnes interposées, c'est-à-dire par l'intermédiaire des porte-parole de chacune des professions. Par ailleurs, Mme Devigne a montré qu'aucun moyen n'avait été mis à la disposition des hauts magistrats pour assurer le travail auquel nous procédons actuellement. À chacune de nos questions de bon sens, les magistrats de la Chancellerie paraissaient défendre les professions. Nous avons l'impression d'un système décisionnel où les professions vont se plaindre tous les jours à la Chancellerie où elles sont reçues en permanence, l'arbitrage s'opérant en poids et contrepoids ; en l'absence de ce dernier, les professions semblent toujours l'emporter.

Voilà qu'aujourd'hui une commission d'enquête libre, assise sur la légitimité du suffrage universel, décide une approche totalement nouvelle qui ne passe pas auprès des professionnels, qui n'est pas une approche d'inspecteurs ni de magistrats enfermés à la Chancellerie, et qui décide d'examiner les prises de décisions dans les tribunaux de commerce. Et voilà que l'on choisit de l'affaiblir ! Telle est l'analyse qu'un représentant du suffrage universel, Rapporteur d'une commission d'enquête, vous livre. Transmettez à votre ministre, au directeur de son cabinet !

Dès lors, deux solutions. Soit cette mission collabore avec la commission d'enquête, auquel cas nous l'entendrons avant que nous remettions le rapport, soit nous en tirerons toutes les conséquences que notre liberté nous autorise dans le cadre des délibérations secrètes qui sont les nôtres.

Je vous demande d'être le messager de notre commission et de son Rapporteur.

Pas davantage que notr Président, je n'ai été destinataire de cette information. Je l'ai apprise par des journalistes. J'ai fait en sorte que, dans un premier article de presse, il ne soit pas écrit que le Gouvernement nous affaiblissait. Je m'aperçois que pour le deuxième, où je ne suis pas intervenu, la vision de la Chancellerie a prévalu. Il suffit de lire l'article de M. Seux paru dans les Échos pour s'en convaincre. Il est bien clair que le président Forni procède à une analyse tout à fait juste. Il semble que l'on craigne les conséquences budgétaires d'une analyse sévère. Nous pourrions pourtant être très utiles lors des arbitrages budgétaires si ce que nous avons jusqu'ici constaté - nul à la Chancellerie ne peut le savoir - est contrecarré par un désir de s'accommoder d'un certain nombre de priorités budgétaires. La Représentation nationale ne peut raisonner dans un tel cadre. Je propose donc une collaboration entre les deux pouvoirs.

M. Jean-Paul JEAN : Je veux répondre sur les quatre points que vous avez soulevés.

Madame la ministre a trop de respect pour le travail de la représentation parlementaire pour, d'une quelconque façon, avoir voulu contrecarrer votre action. S'il y a eu erreur de communication ou d'information, son cabinet doit l'assumer et, personnellement, je l'assumerai. Il y a suffisamment d'exemples de cette volonté manifestée par elle devant la commission des lois.

On ne peut reprocher aux services de la Chancellerie d'être en étroite concertation avec l'ensemble des professions qu'elles ont à gérer tous les jours. J'ai exercé des responsabilités au ministère de la santé, où un même contact permanent est entretenu avec les professionnels.

Les questions budgétaires ne sont pas taboues. Quand une mesure s'impose, il faut en dire le coût. J'ai débuté mon propos en soulignant que l'on s'était si peu occupé des tribunaux de commerce depuis longtemps que le retard s'était creusé par rapport aux autres juridictions.

Deux directions : celle des services judiciaires et celle des affaires civiles se partagent la compétence des tribunaux de commerce. Je rends hommage à la compétence de ces magistrats qui gèrent dans des conditions difficiles. Et il est vrai que les moyens d'inspection sont insuffisants, notamment ceux du seul magistrat chargé de la tutelle des administrateurs. Ses moyens sont minimes rapportés aux enjeux - nous en sommes conscients. Permettez au garde des sceaux nommé depuis près d'un an de le constater et d'essayer ensuite, grâce à votre rapport, d'apporter progressivement des remèdes. L'on ne peut pas reprocher au garde des sceaux la situation actuelle.

M. Raymond FORNI : Sur les perspectives d'augmentation de la tarification des greffiers, la méthode me paraît surprenante. Au moment où l'on met à plat l'ensemble des questions, vous cédez à la pression permanente de ces lobbies qui ne cessent de vouloir faire pleurer sur leur sort comme s'ils appartenaient aux catégories d'exclus dont l'Assemblée débat aujourd'hui !J'ai beaucoup de mal à le comprendre, surtout que je sais le « pactole » qu'ils retirent de certaines opérations télématiques. Permettez-nous de dire ce que nous en pensons avant de nous mettre à nouveau devant le fait accompli et surtout de nous imposer demain ce que l'on considérera comme un avantage acquis. Une fois procédé à l'augmentation, on ne reviendra pas à la baisse - je ne connais pas d'exemple de ce type !

Je suis en désaccord avec notre Rapporteur sur les perspectives. Il ne peut y avoir de coopération institutionnelle entre une inspection générale et une commission d'enquête. Il peut y avoir des auditions auxquelles on procède, mais il serait malsain que l'on accepte que, parallèlement à nos travaux, se mêlent ceux de cette inspection, apparemment souhaitée par le garde des sceaux et le ministre des finances. Je crois que la seule possibilité est de demander au garde des sceaux de bien vouloir mettre en sommeil leur décision, de telle sorte que nous puissions poursuivre nos travaux. Lorsque nos conclusions seront connues, il appartiendra au garde des sceaux de prendre toute décision qu'elle voudra.

Je considère qu'il faut parallèlement saisir le Président de l'Assemblée nationale. Une telle saisine, compte tenu de l'empiétement évident du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif mérite une réflexion du Bureau de l'Assemblée. Si l'on laisse dériver les choses aujourd'hui, il en sera de même demain pour toutes les commissions d'enquête. On n'a pas le droit de laisser naître une jurisprudence qui nuira à la qualité des travaux parlementaires.

M. le Président : Tout à fait. Il y a manifestement eu un raté sérieux. Nous allons savoir exactement de quoi il s'agit ; puis nous aviserons des décisions à prendre.

Contrairement aux propos du Rapporteur, le problème des conséquences budgétaires peut être abordé. Reste dans sa critique quelque chose de juste et de grave, qui devrait interpeller un ministre comme Mme Guigou, à qui l'on peut donner acte de s'être emparée du problème dès son arrivée, contrairement à son prédécesseur. Elle n'a pas tardé et a entrepris de nombreuses réformes qui nous ont agréablement surpris. Néanmoins, comme le soulignait notre Rapporteur, nous avons eu la forte impression que les lobbies qui existent dans cette institution - les tribunaux de commerce constituent un service public comme un autre, mais entièrement gérés par le privé dans une logique de recherche de profits - nous placent dans une situation aberrante et madame la ministre ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la façon dont est exercée cette mission de service public. Les lobbies installés à l'intérieur de ce service public pour défendre des intérêts particuliers n'ont aucune légitimité à représenter l'intérêt général ou à donner le ton. Or nous avons l'impression que ces lobbies bénéficiaient au sein de la Chancellerie de têtes de pont, probablement par absence de sens critique, car personne jamais n'a osé dire qu'ils n'auraient pas de légitimité. La commission souhaitera sans doute engager une réflexion d'ensemble sur la mission de service public. Qui a légitimité à juger, à déléguer les personnes qui gèrent ? Qui les contrôle, au nom de quoi, comment, avec quels moyens ? Ce raté arrive d'autant plus mal qu'il est évident que notre commission dérange et que cette « commission bis » apparaît comme le moyen de lui enlever de l'efficacité à la demande des lobbies. La presse, qui ne s'y trompe pas, donne tout à fait ce ton. Personne n'a démenti l'affirmation publiée selon laquelle l'opération visait à nous contrecarrer. Toutes les apparences sont négatives dans cette affaire.

M. Jean-Paul JEAN : Je veux être très clair, il y a sans doute eu un raté dans la communication, mais les inspections générales de ce type ne restent jamais secrètes ; il n'y a aucune intention maligne de cacher quoi que ce soit à votre commission.

M. Raymond FORNI : Nous ne sommes pas dans ce cadre. La création d'une commission d'enquête sur la Corse a été décidée. Il n'empêche que l'inspection générale a décidé sur des institutions particulières - le Crédit agricole par exemple - de procéder à un examen sur pièces et sur place, qui a d'ailleurs conduit à la mise en examen d'un responsable agricole corse. En l'occurrence, on comprend parfaitement qu'il n'y ait pas empiétement sur les travaux parlementaires qui ne peuvent entraver le cours normal de la justice et donc des collaborations entre l'administration et la justice. Mais là nous sommes dans le cadre d'une décision politique qui crée parallèlement une commission bis dirigée par des fonctionnaires, de portée générale et non pas sur des sujets particuliers. Vous nous auriez annoncé que l'inspection allait se pencher sur les revenus des mandataires-liquidateurs par exemple, je l'aurais compris. C'est un sujet à creuser.

En réalité, par suspicion et mépris du Parlement - il faut bien le dire sous cette forme brutale -, vous décidez de créer une commission ad hoc, parce que sans doute considérez-vous la nôtre gênante ; ce n'est pas possible. Conseillez à madame la ministre un recul stratégique pour respecter les institutions. C'est une question de décence.

M. Jean-Paul JEAN : Monsieur le député, vous aurez ce soir le texte de la lettre de mission et non plus les articles de presse où certains prennent un malin plaisir à jeter le trouble là où il n'a pas lieu d'être. S'il y a eu un raté dans l'information malgré tous nos échanges avec les parlementaires, il est le fait du cabinet.

Je voudrais insister : chacun peut avoir une appréciation des faits, mais les tribunaux de commerce rendent chaque année des centaines de milliers de décisions, dont l'immense majorité est composée de décisions de justice respectées et exécutées. Les gens y travaillent bénévolement et cette juridiction existe depuis le Moyen Âge. Aujourd'hui, 3350 magistrats consulaires rendent la justice. Votre commission rendra son appréciation en toute liberté.

M. le Président : L'objet de votre visite était la carte judiciaire. Je pense que vous nous ferez parvenir un certain nombre de documents que nous allons intégrer dans notre rapport.

Nous attendons des éclaircissements sur cette affaire, les apparences étant celles décrites par mes collègues. Il ne s'agit pas du jeu ordinaire des inspections, mais d'une commission administrative ad hoc résultant du rassemblement de deux inspections. On peut le comprendre, mais j'aurais besoin de plus d'explications pour mieux le comprendre encore.

M. Jean-Paul JEAN : Les missions conjointes des inspections générales sont de plus en plus fréquentes.

M. le Président : Le choix du président, qui n'est certes pas un inconnu, montre que l'on veut donner à cette inspection une importance très grande, nécessitée par la situation des tribunaux de commerce.

Audition de M.  Yves GUYON,

professeur de droit à l'université Paris I

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président puis de M. Jacky DARNE

M. Guyon est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Guyon prête serment.

M. Yves GUYON : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je remercie la commission d'avoir pris l'initiative d'entendre un professeur de droit, c'est-à-dire quelqu'un qui, en raison de ses fonctions, n'a pas un intérêt particulier, personnel, à une éventuelle réforme des tribunaux de commerce. Par conséquent, ma communication ne portera pas sur les faits, dont je n'ai pas connaissance directe, si ce n'est par les articles parus dans la presse ou par les décisions de justice publiées. Mes réflexions s'orienteront dans deux directions : tout d'abord, une description assez rapide de la situation actuelle en matière de procédures collectives ; ensuite, l'examen de réformes qui seraient, le cas échéant, possibles.

Quelle est d'abord la situation actuelle en matière de procédure collective ?

Les tribunaux de commerce sont compétents si le débiteur qui est en état de cessation des paiements est un commerçant ou un artisan. Par commerçant, il faut bien sûr entendre personne physique ou société commerciale. Dans tous les autres cas, la compétence appartient au tribunal de grande instance. C'est une hypothèse qui recouvre essentiellement le cas des sociétés civiles, des associations et des agriculteurs.

La situation actuelle est le résultat d'une évolution historique, qu'il faut, je pense, retracer brièvement. Jusqu'en 1967, la compétence en matière de procédures collectives appartenait toujours aux juridictions consulaires. On peut considérer que c'était une solution rationnelle et logique, parce que les procédures de faillite s'appliquaient alors uniquement aux commerçants. Pour l'essentiel, les créanciers étaient, eux aussi, commerçants. Par conséquent, les procédures collectives étaient une affaire qui intéressait les commerçants ; dès lors, il était normal que les juridictions consulaires, composées elles-mêmes de commerçants, aient à connaître de ce contentieux. Toutefois, une évolution naissante amenait à s'interroger sur cette compétence des juridictions consulaires.

À partir de la loi de 1967, les procédures collectives se sont appliquées à toutes les personnes morales de droit privé, même non commerçantes. En outre, les créanciers eux-mêmes étaient de moins en moins souvent des commerçants. Parmi les créanciers les plus importants des procédures collectives, on voyait apparaître le Trésor public, l'URSSAF, chargée du recouvrement des créances de sécurité sociale et, à partir de la mise en oeuvre des mesures de protection des salariés, le GARP ou l'AGS qui, ayant fait l'avance des salaires, étaient subrogés au droit des salariés et produisaient leurs créances dans le cadre des procédures collectives. Autrement dit, les statistiques montraient qu'une bonne partie des créances appartenait à des créanciers publics ou semi-publics, qui n'avaient pas la qualité de commerçants.

Un autre phénomène est apparu avec l'arrivée d'une conjoncture difficile. Tant que nous traversions une période de croissance, les procédures collectives étaient essentiellement des accidents dus à une mauvaise gestion - les études statistiques sont assez claires. Par conséquent, quand une entreprise était mise en liquidation, elle trouvait sans difficulté un concurrent pour la racheter, du moins pour réembaucher le personnel. Dans la mesure où prévalait une certaine garantie du paiement des salaires par recours à un privilège, finalement, les salariés n'avaient qu'un intérêt extrêmement indirect et lointain au bon déroulement des procédures collectives. Les choses ont changé dès lors que la conjoncture économique s'est renversée. Dans une conjoncture de pénurie, on constate que des pans entiers de l'économie sont successivement atteints par les procédures collectives. Par exemple, les chantiers navals, la sidérurgie, les entreprises de transport, les entreprises du bâtiment. Dans une telle conjoncture, il devient très difficile de retrouver des emplois pour les salariés licenciés à la suite d'une procédure collective. Ceux-ci ont par conséquent un intérêt à participer à cette procédure, non pas tant pour demander le paiement de leur salaire, garanti par les mécanismes de l'AGS, mais pour être assuré que l'emploi sera l'un des éléments dont on tiendra compte dans un éventuel plan de redressement de l'entreprise ou, au contraire, dans sa liquidation.

Le troisième phénomène qui conduit à s'interroger sur la compétence des tribunaux de commerce tient dans les pouvoirs extrêmement importants qui leur sont conférés par la loi de 1985. En effet, si, à l'origine, les créanciers étaient amenés à prendre un assez grand nombre de décisions - dans la faillite décrite par Balzac, les créanciers prennent en main leur destin - , les créanciers n'assistant pas aux assemblées, peu à peu, le pouvoir est passé au tribunal.

Dans le régime de la loi de 1967, les pouvoirs des tribunaux étaient importants, mais encore relativement restreints, car le plan de sauvetage de l'entreprise que l'on appelait « le concordat » était voté par les créanciers et simplement homologué par le tribunal. Or, dans la loi de 1985, le tribunal prend toutes les décisions et les prend seul. Il décide par conséquent si on liquidera l'entreprise ou si on la redressera et, dans l'hypothèse où il choisit un plan de redressement, il décide s'il s'agit d'un plan de redressement par continuation avec le même chef d'entreprise ou d'une cession d'entreprise ; en ce cas, le tribunal, seul, choisira la personne du cessionnaire, en fonction de critères relativement généraux qui figurent dans la loi de 1985. Le tribunal doit choisir l'entreprise ou le repreneur le plus approprié, et non celui qui propose le meilleur prix ou de sauvegarder le maximum d'emplois. C'est là un pouvoir redoutable confié au tribunal, d'autant que les voies de recours sont d'une efficacité extrêmement limitée parce que les procédures sont du domaine de l'urgence. Même si la cour d'appel doit statuer rapidement aux termes de la loi de 1985 - dans un délai en principe de quatre mois - c'est vraisemblablement une entreprise morte qui arrivera devant la cour d'appel. Les voies de recours, entendues très restrictivement par la loi de 1985, permettent difficilement de corriger les erreurs qui peuvent, le cas échéant, être commises par une juridiction de première instance.

Dans ce contexte nouveau, on est amené à se poser la question de savoir si une juridiction uniquement composée de commerçants élus, puisque tel est le cas des juridictions consulaires, a bien qualité ou légitimité républicaine, je ne sais quel terme employer, pour prendre des décisions qui s'imposeront à des créanciers dont une bonne partie ne sont pas des commerçants, d'autant qu'il s'agit de décisions lourdes de conséquences : on pourra leur imposer des délais de paiement ; dans certains cas, ils ne seront payés qu'en partie. Décisions qui s'imposeront également aux cautions du débiteur, souvent un membre de sa famille, donc une personne qui n'est pas un commerçant. Décisions qui s'imposeront encore aux salariés. Décisions qui, enfin, auront un impact sur l'intérêt général. En effet, dès lors qu'une grande entreprise disparaît dans une région où elle était le principal employeur, l'on assiste à des conséquences en chaîne, non seulement licenciement du personnel de l'entreprise, mais souvent mise en difficulté des commerçants de la même région qui perdent des clients, environnement compromis. Les conséquences intéressent l'ensemble de la société et plus du tout le milieu fermé des commerçants.

À cela s'ajoute la complexité croissante des procédures collectives. La loi de 1985 est extrêmement technique et l'on est amené à se demander si elle peut être maîtrisée par des non-juristes, même avec l'aide du ministère public. Celui-ci est présent devant les juridictions consulaires, mais de façon inégale et, malheureusement, devant beaucoup de petites juridictions où sa présence serait la plus nécessaire, les membres du parquet sont en nombre insuffisant pour jouer leur rôle de conseillers techniques.

Une interrogation fondamentale et, selon moi, amplifiée par certains dysfonctionnements - rares certes - porte sur des décisions critiquables de juridictions consulaires, probablement parce que celles-ci sont insuffisamment dégagées des contingences locales et qu'un juge élu tendra, parfois inconsciemment, à favoriser le plaideur de son ressort qui est également son électeur, plutôt que de prendre en considération l'intérêt général. Dans ce panorama de la situation actuelle, je laisserai de côté le cas des auxiliaires de justice spécialisés, administrateurs et mandataires. C'est là un problème différent qui peut, dans une certaine mesure, être disjoint de celui des tribunaux de commerce, car les administrateurs et les mandataires interviennent quand la procédure est menée devant le tribunal de grande instance.

Quelles seraient les solutions possibles ?

Certaines sont à exclure, tel le transfert de l'ensemble de ces procédures aux tribunaux de grande instance, car elles présentent incontestablement des aspects économiques que seuls des magistrats, qui sont aussi des commerçants, sont en mesure d'apprécier pleinement. Si on donnait compétence dans tous les cas aux tribunaux de grande instance, on tomberait de Charybde en Scylla. On nous dit actuellement que les décisions des juridictions consulaires sont trop économiques et insuffisamment juridiques. Si les tribunaux de grande instance décidaient, les décisions feraient peut-être du juridisme au mauvais sens du terme, en ne prenant pas assez en considération les aspects économiques.

Il est à noter - sur ce point, je crois les praticiens d'accord - que les juridictions consulaires sont des juridictions bien organisées, ce qui est assez normal, car, prises en main par des chefs d'entreprise, elles sont organisées un peu comme des entreprises. Les tribunaux de commerce échappent souvent à certaines lenteurs bureaucratiques qui, dans une certaine mesure, pourraient paralyser les tribunaux de grande instance. Cela permet une justice plus rapide et, s'agissant de procédures collectives, le phénomène mérite considération. Il ne faudrait pas totalement dessaisir les tribunaux de commerce.

Une autre réforme ne semblerait pas très utile. Il s'agirait de l'élargissement des voies de recours, c'est-à-dire reprendre ce que l'on avait abandonné en 1967 : permettre plus facilement l'appel, car les voies de recours en matière de procédures collectives sont d'une efficacité réduite.

De même, il ne serait guère souhaitable de faire siéger des représentants des salariés dans les tribunaux de commerce quand ils sont appelés à se prononcer sur les procédures collectives. L'on risquerait alors d'assister à une cristallisation des intérêts, les juges consulaires commerçants pensant qu'ils sont là pour défendre les intérêts des commerçants, les juges élus par les salariés pour défendre ceux des salariés alors que tous sont là pour rechercher une bonne justice, une solution conforme à l'intérêt général. Un tel paritarisme ne permettrait pas d'y parvenir.

Quelles sont en revanche les solutions possibles ?

Elles sont nombreuses. Il en est une sur laquelle, je crois, tout le monde est à peu près d'accord. Ce serait une nouvelle carte des tribunaux de commerce, au moins lorsque ceux-ci statuent en matière de procédures collectives, donc un regroupement. Comment pourrait-il y être procédé ? Peut-être par la voie tracée par la loi de 1985, qui avait distingué selon qu'il s'agissait de procédure simplifiée applicable aux petites entreprises ou de procédure générale applicable aux entreprises plus importantes. Peut-être pourrait-il s'agir d'un regroupement encore plus fort. La procédure simplifiée resterait de la compétence d'un tribunal par département et la procédure générale serait toujours de la compétence d'un tribunal par région, c'est-à-dire pratiquement par siège de cour d'appel. Ce regroupement permettrait par conséquent des tribunaux techniquement mieux à même de traiter ces affaires tout en étant assistés par des auxiliaires de justice, eux-mêmes plus familiers avec ce type de procédure.

Une autre réforme, certes de détail, mais néanmoins non négligeable, consisterait à donner une certaine publicité aux offres de cession, car, à l'heure actuelle, un des reproches adressés aux juridictions consulaires réside dans le choix du repreneur. Peu de transparence préside aux procédures de reprise. Bien sûr, on ne peut imaginer une publicité totale, où les dossiers d'offres de reprise seraient déposés au greffe et où n'importe qui pourrait les consulter, car il risquerait d'y avoir atteinte à la concurrence, atteinte au secret des affaires ; en outre, celui qui aurait déposé son dossier le premier serait désavantagé par rapport à ceux qui le déposeraient ultérieurement. Toutefois, on pourrait donner une publicité, éventuellement après le jugement, des principaux éléments offerts par les différents repreneurs, de telle sorte que le public pourrait en prendre connaissance et savoir si le choix retenu est ou non rationnel. Le seul fait que la juridiction qui choisit le repreneur saurait son choix soumis à un certain contrôle de l'opinion publique pourrait éviter sinon les manoeuvres - peu nombreuses - , du moins la tentation de choisir un repreneur peut-être pas dans les conditions les plus propices au paiement des créanciers et au maintien des emplois.

Une autre réforme dont tout le monde parle est l'échevinage, c'est-à-dire le fait que des magistrats professionnels viendraient siéger dans les tribunaux de commerce. Ce n'est pas la révolution, puisque l'échevinage est déjà pratiqué en Alsace-Moselle et dans les départements d'Outre-mer où il fonctionne bien.

Si cette solution était présentée, non comme une mesure de défiance à l'égard des tribunaux de commerce, mais comme une sorte d'aide technique, compte tenu de la complexité des procédures collectives, elle pourrait être acceptée. Dès lors, plusieurs solutions seraient possibles. Il faudrait savoir si l'échevinage serait d'application générale ou se limiterait au cas où le tribunal de commerce statue en matière de procédures collectives. Il faudrait également savoir quelle place le magistrat professionnel occuperait dans le tribunal, car il ne serait pas nécessairement président. On ne voit pas pourquoi le magistrat professionnel présiderait de droit le tribunal de commerce ; il pourrait n'être qu'assesseur. On pourrait ainsi arriver à minimiser la critique selon laquelle, à partir du moment où il y aurait un magistrat professionnel, c'est lui qui prendrait en main l'ensemble des opérations, dirigerait tout, les juges consulaires étant réduits à un rôle subalterne. Ce n'est pas du tout certain. Le magistrat professionnel pourrait très bien n'être qu'un assesseur et n'être pas à temps complet au tribunal de commerce. Il pourrait, selon moi, travailler très bien dans l'équipe avec les magistrats consulaires. Cette règle présenterait un avantage. À l'heure actuelle, au début de leur carrière, les magistrats ne pratiquent absolument pas le droit commercial, excepté à la section commerciale du parquet, jusqu'au moment où ils vont siéger dans les cours d'appel. Si le mécanisme que j'ai décrit était mis en place, de jeunes magistrats participeraient aux délibérations des tribunaux consulaires et continueraient de pratiquer le droit commercial qui leur a été enseigné à la faculté. Ils seraient ensuite plus opérationnels quand, devenus conseillers à la cour d'appel, ils siégeraient dans une juridiction commerciale. Cet échevinage devrait remonter au niveau des cours d'appel, ce qui est tout à fait possible. Actuellement, les textes prévoient des conseillers de cour d'appel en service extraordinaire. On pourrait concevoir que des commerçants siègent comme conseillers en service extraordinaire à la cour d'appel, dans la chambre chargée du contentieux commercial à côté des magistrats professionnels. Leur aide, leur expérience en matière de gestion des affaires pourraient permettre aux cours d'appel de rendre des décisions, elles aussi plus conformes à une bonne justice. Il existe déjà un conseiller en service extraordinaire, qui est un magistrat consulaire à la Cour de cassation, où tout le monde a l'air de se louer d'un tel système.

Si l'on admettait un échevinage généralisé, on désamorcerait ce que le projet d'échevinage peut présenter de désagréable à l'égard des magistrats consulaires qui se hérissent contre ce terme, car ils ont le sentiment que c'est là une sanction qu'on veut leur appliquer. Bien sûr, se poserait le problème de la désignation des conseillers en service extraordinaire, mais l'on pourrait imaginer qu'ils soient désignés sur présentation par les juges consulaires de première instance en exercice et ensuite choisis par le garde des sceaux. Se poserait encore le problème du juge-commissaire. On ne voit pas pourquoi le juge-commissaire devrait toujours être, soit un magistrat professionnel, soit un magistrat élu. Il faut laisser une certaine souplesse. S'ajoute la question du coût budgétaire : incontestablement, il faudra créer de nouveaux postes de magistrats, mais, en matière de coût, il faut raisonner globalement. Si des dysfonctionnements de la juridiction de premier degré entraînent la disparition d'entreprises qui auraient pu être sauvées, le coût global pour la collectivité est infiniment plus fort. C'est dire qu'une bonne justice coûtera sans doute plus cher par certains côtés, mais permettra de réaliser de plus fortes économies d'autre part.

La question se pose-t-elle en dehors des procédures collectives ? Là aussi, faut-il envisager des réformes ?

Au sujet de la compétence des tribunaux de commerce, on s'interroge sur deux points. Le premier porte sur la compétence pour les litiges entre associés d'une société commerciale, actuellement de la compétence des juridictions commerciales. À ce titre, on n'estime guère normal qu'un actionnaire, petit épargnant, soit jugé par des commerçants. Il ne faut pas non plus se cacher le second point, relatif aux litiges avec des entreprises étrangères. Certaines se méfient, à tort ou à raison, des juridictions consulaires et préfèrent l'arbitrage. Notamment les entreprises nord-américaines, j'ignore pourquoi, éprouvent une certaine méfiance à l'égard de nos juridictions consulaires et recourent systématiquement à des juridictions arbitrales. Je ne suis pas du tout assuré que celles-ci rendent une meilleure justice que les juridictions d'État.

Voilà donc un assez grand nombre de réflexions. Je serai très heureux de répondre aux questions qui me seront posées par les membres de la commission.

M. le Président : Merci, monsieur le professeur.

Permettez-moi de revenir sur quelques-uns des points abordés. Vous avez évoqué les compétences respectives du tribunal de commerce et du tribunal de grande instance. Selon vous, transférer la compétence pour l'ensemble des procédures collectives au tribunal de grande instance serait une mauvaise piste. À l'inverse, vous paraît-il sage de transférer l'ensemble des procédures collectives au tribunal de commerce, qui pourrait donc se transformer en un tribunal des affaires et juger les sociétés civiles, qu'elles soient immobilières ou professionnelles, voire les associations, éventuellement les agriculteurs ? La compétence et l'expérience des tribunaux de commerce ne peuvent-elles s'appliquer à ces structures qui, en réalité, sont, par leur finalité économique, proches des entreprises individuelles commerciales ou des sociétés commerciales ?

M. Yves GUYON : En effet, s'agissant des personnes morales, nous sommes en présence de situations extrêmement voisines. Pour le cas spécifique des agriculteurs, je crois que ce serait quelque peu compliqué, dans la mesure où prévaut un particularisme des milieux agricoles ; en outre, il existe un particularisme des procédures collectives applicables aux agriculteurs. Si je pense que ce serait possible pour les personnes morales, cela me paraît plus difficile pour les agriculteurs. Mais la solution a été en partie retenue pour les artisans, qui ne sont pas des commerçants, mais qui relèvent tout de même de la compétence des juridictions consulaires pour les procédures collectives.

M. le Président : Je suis assez d'accord sur la catégorie particulière des agriculteurs. Reste également une hésitation sur les associations, qui sont souvent de petites associations et qui peuvent poursuivre un objet purement civil. Il n'en reste pas moins que bon nombre d'entre elles ont des activités qui s'approchent d'une activité commerciale classique. En considérant la jurisprudence en matière de procédures collectives, certains choix des tribunaux de grande instance vous paraissent-ils s'opposer à ceux des tribunaux de commerce, par exemple en matière de plans de redressement, de poursuite de l'activité, de mise en liquidation, ou pour d'autres éléments de la procédure ? Avez-vous un avis sur la différence d'appréciation portée suivant qu'il s'agit des juges professionnels ou des juges bénévoles des tribunaux de commerce ?

M. Yves GUYON : Je ne dispose pas de renseignements particuliers sur ce point. J'ai toutefois l'impression que, pour les affaires portées devant un tribunal de grande instance, il est beaucoup plus difficile d'arriver à un plan de redressement, car, la plupart du temps, il ne s'agit pas de véritables entreprises, mais, souvent, d'associations qui n'exercent pas d'activités commerciales. Si tel était le cas - ce qui est possible - , elles deviendraient commerçants et relèveraient de la compétence du tribunal de commerce. Il s'agit donc de petites associations, de petites sociétés civiles immobilières essentiellement, autrement dit de structures qui se prêtent très mal à un plan de continuation, en tout cas pas à une reprise, car l'on ne voit pas comment une association pourrait être reprise par une autre.

M. le Président : Vous pensez souhaitable de retravailler sur la carte judiciaire. Vous avez ajouté : « au moins pour les procédures collectives ». Imaginez-vous que l'on puisse avoir deux régimes ou deux compétences, certains tribunaux de commerce pouvant être compétents en matière de procédures collectives, les autres pas ?

M. Yves GUYON : Oui. C'est d'ailleurs quelque peu le cas, en ce sens que les petits tribunaux de commerce ne peuvent connaître que de la procédure simplifiée. Cela me paraît possible, car les contentieux des tribunaux de commerce, excepté les procédures collectives, sont essentiellement les contentieux, techniquement simples, des injonctions de payer, qui me semblent pouvoir rester aux mains de juges qui ne sont pas des professionnels du droit.

M. le Président : J'aimerais connaître votre sentiment sur les procédures de prévention, qui évitent les procédures collectives. Pouvez-vous me dire de quelle façon est aujourd'hui exercé le droit d'alerte, quelles que soient les personnes qui en ont l'initiative, qu'il s'agisse du président, des commissaires aux comptes ou d'autres ? Que pensez-vous du nombre et de l'importance des règlements amiables, des désignations de conciliateurs et de la façon dont s'exercent ces compétences du tribunal, puisqu'il y a, à la fois, une compétence personnelle du président et une compétence du tribunal ?

M. Yves GUYON : Les procédures d'alerte sont un point essentiel. La sagesse populaire dit qu'il vaut mieux prévenir que guérir. Si, par conséquent, les procédures d'alerte étaient efficaces et jouaient à temps, on pourrait certainement, en bonne partie, réduire le contentieux des procédures collectives proprement dites.

S'agissant des procédures d'alerte, de gros progrès ont été réalisés ces dernières années sur deux points : le droit d'alerte du président et le règlement amiable. En effet, un certain nombre de tribunaux de commerce, notamment les grands tribunaux de commerce, se sont fort bien organisés pour mettre en oeuvre la procédure d'alerte et de convocation du chef d'entreprise par le président du tribunal de commerce et je crois que cela marche bien. De ce point de vue, le président du tribunal de grande instance serait en situation extrêmement difficile, car on voit mal, alors qu'il n'est pas dans les affaires, comment il pourrait aider un agriculteur, une association ou une société civile en difficulté. Seul un chef d'entreprise paraît pouvoir le faire.

Une action éducative est essentielle envers des commerçants qui ont encore une conception passéiste des procédures collectives, ont l'impression que le juge est un juge répressif, et hésitent à aller trouver spontanément le président du tribunal de commerce dès lors qu'ils rencontrent une difficulté. Incontestablement, un effort d'information s'impose pour que les commerçants perçoivent le président du tribunal de commerce, non finalement comme un juge, mais plutôt comme un pair, attentif à la façon dont les choses pourraient s'améliorer.

Il convient également de relever que la situation du président du tribunal de commerce dans ce cadre de dialogue est extrêmement difficile, parce qu'il ne doit pas donner de conseils directs sous peine d'engager sa responsabilité. Il est un peu comme le psychiatre qui écoute son patient. Il n'appartient pas au président du tribunal d'élaborer un plan de redressement. La déontologie est difficile à fixer, mais les grands tribunaux ont de ce point de vue des pratiques intéressantes.

Le règlement amiable qui, pendant longtemps, était resté une procédure très confidentielle s'est développé de façon considérable ces dernières années. Les résultats sont intéressants. Cependant, une réforme utile consisterait à modifier le moment d'ouverture de la procédure collective, que l'on ne peut ouvrir pour l'heure qu'en cas de cessation des paiements. Cela me paraît logique s'il s'agit d'une procédure ouverte contre la volonté du débiteur. Tant qu'il paye ses créanciers, on ne peut rien lui reprocher. Je serais partisan d'une réforme qui permettrait au débiteur, sentant approcher la cessation des paiements, de demander lui-même, non pas l'ouverture d'un règlement amiable, mais d'une procédure collective, beaucoup plus efficace que le règlement amiable. Il y aurait en somme deux procédés de saisine : l'un, en cas de cessation des paiements, par les créanciers ou le ministère public, et l'autre à la demande du seul débiteur dès lors qu'une menace sérieuse pèserait sur la continuité de l'exploitation.

M. le Président : Vous considérez donc qu'il peut y avoir d'une part l'alerte, d'autre part une procédure collective sans cessation de paiement, mais qui serait déjà une procédure collective.

M. Yves GUYON : Et qui serait plus efficace que le règlement amiable, car, comme l'indique son nom, le règlement amiable est essentiellement contractuel. Je trouve quelque peu étrange que le débiteur qui voit venir la cessation des paiements ne puisse faire grand-chose. C'est un peu comme si un malade se présentait à l'hôpital, qu'on lui dise : « Cela ne va pas très bien, mais retournez chez vous. Quand vous serez en état de coma dépassé, le SAMU vous conduira au service des grandes urgences où vous serez traité. »

M. le Président :Les auditions comme les visites dans les tribunaux auxquelles nous avons procédé font apparaître que le droit d'alerte est peu utilisé, voire exceptionnellement. Les procédures amiables, quelles que soient les différences suivant les tribunaux, sont peu fréquentes. En revanche, les présidents font souvent allusion à des conseils informels qu'ils donnent aux chefs d'entreprise, qui ne sont ni de l'alerte ni du règlement amiable et qui aboutissent à du conseil quasiment amical. On constate que droit d'alerte et règlement amiable sont déjà des procédures publiques, en principe confidentielles, mais qui suscitent la crainte de la divulgation de l'information, d'où une gêne à les utiliser. Ce que vous proposez pourrait aller en ce sens. J'aimerais que vous me disiez ce que vous en pensez, de même que du droit d'alerte pour les commissaires aux comptes, car il me semble rarement utilisé alors qu'ils ont une connaissance fréquente des difficultés financières avant cessation de paiement.

M. Yves GUYON : La pratique des commissaires aux comptes est d'avoir ajouté une phase supplémentaire au droit d'alerte, appelée « la phase zéro ». Les textes ont prévu que le commissaire écrit au dirigeant de l'entreprise. Il semble que, dans bien des cas, le commissaire aux comptes commence par avoir avec lui un entretien confidentiel et que cela suffise. Je reconnais que le droit d'alerte ne semble pas très bien fonctionner. Peu d'alertes sont déclenchées par les comités d'entreprise.

M. le Président : Et lorsqu'il y en a, ils font l'objet de pressions de la direction, parce que l'effet médiatique apparaîtrait négatif.

M. Yves GUYON :C'est l'inconvénient. Toutes les opérations de prévention ne peuvent réussir que si elles sont parfaitement confidentielles. Dès lors qu'elles sont connues du public, l'effet obtenu est inverse à celui recherché. C'est une atteinte au crédit de l'entreprise et cela ne peut que précipiter une cessation des paiements, qui, sans cela, aurait sans doute pu être évitée.

M. le Rapporteur : Quel bilan faites-vous de la profession de représentants des créanciers par les mandataires-liquidateurs, les mandataires de justice ? Considérez-vous que le système est performant ? Le CNPF a devant cette commission critiqué, non seulement le mécanisme de rémunération, mais surtout de représentation, au motif que les mandataires sont payés pour trahir les créanciers - je reprends une formule crue employée par ceux qui se considéraient comme les usagers du service public de la justice consulaire -. Concevez-vous des aménagements permettant de garantir la représentation sincère des créanciers, une rémunération provenant plutôt des créanciers que de l'entreprise en difficulté, ce qui correspondrait à l'idée que l'on peut se faire d'un mandat ? Autant le mandat d'administrateur judiciaire correspond à l'intérêt général, décidé et inspiré par le tribunal qui choisit le redressement judiciaire et s'adjoint les services d'un expert - et il est normal que l'entreprise en difficulté cotise à son redressement - , autant il en va autrement du représentant des créanciers, puis, lorsque l'acte de décès de l'entreprise est constaté, du responsable de la liquidation des actifs. Quel est votre sentiment sur ces aspects si complexes ?

M. Yves GUYON : La question du représentant des créanciers est particulièrement difficile. Les solutions n'ont jamais été bien satisfaisantes. On avait espéré en trouver une par la scission de la profession de syndic - administrateurs d'un côté, représentants des créanciers de l'autre - , ce qui présentait une apparente logique. Force est de constater que cela ne fonctionne pas très bien. Quelle en est la raison ? Les créanciers ne s'intéressent pas à la procédure collective. Ils sentent qu'ils vont perdre de l'argent. Ils ne souhaitent donc pas en plus perdre du temps, puisque pour des commerçants, le temps c'est de l'argent. Ils ne sont pas mécontents que leurs affaires soient prises en main par leur prétendu représentant, mais est-ce vraiment leur représentant ?

En 1994, une réforme qui n'était pas sans intérêt a consisté à redonner plus de pouvoir aux créanciers contrôleurs. On a alors constaté qu'un certain nombre de créanciers professionnels - on peut notamment penser aux banques - exerçaient les fonctions de contrôleurs et de manière efficace.

Quant au problème de la rémunération, dans un monde idéal, il reviendrait aux créanciers de payer le représentant des créanciers. Mais voilà des personnes qui savent qu'elles ne seront pas réglées en totalité, mais souvent très partiellement. Il paraît dès lors extrêmement difficile psychologiquement de leur demander de faire une avance. La fonction de mandataire représentant des créanciers est certainement un pis-aller, mais je ne conçois que difficilement ce que l'on peut trouver de mieux.

En matière d'auxiliaires de justice, l'on peut, sur un point, progresser en essayant de donner plus de consistance à la troisième profession prévue en 1985, c'est-à-dire les experts en diagnostic, profession restée très largement symbolique. Il n'y en a pratiquement pas et l'on fait très rarement appel à eux alors qu'ils pourraient jouer un rôle capital en matière de prévention et dans la préparation du plan de redressement.

M. le Rapporteur : Je souscris pleinement à votre analyse sur la désuétude des experts en diagnostic constatée dans de nombreux ressorts. Pour revenir aux mandataires-liquidateurs, la représentation des créanciers est un art difficile. Le travail de liquidation des actifs ne pourrait-il être effectué d'autre façon ? Dans cette seconde phase, après la liquidation, n'est-il pas nécessaire d'envisager une façon différente de procéder - au mieux des intérêts des créanciers ?

M. Yves GUYON : La loi de 1985 recelait un élément intéressant, à savoir la souplesse des procédés de liquidation. Jusque-là, on considérait que, s'agissant de ventes judiciaires, il fallait toujours procéder par vente aux enchères. La loi de 1985 est beaucoup plus réaliste et laisse au liquidateur le choix de la vente qui lui permettra d'obtenir le meilleur prix. Je pense que c'était là une bonne idée. Pour certains biens extrêmement spécifiques, la vente aux enchères ne présente aucun intérêt.

Incontestablement, le barème de rémunération des mandataires pourrait être modifié. Cela dit, peut-on véritablement améliorer les choses ? Je n'en suis pas certain.

M. le Président : Vous avez indiqué qu'il y avait peu de voies de recours offertes. Quand il y a recours, les délais, même s'ils sont réduits à quelques mois, sont longs pour l'entreprise. Parallèlement, par exemple dans les cas de cession, le choix du repreneur suscite souvent contestation ; c'est un point délicat, qui peut créer des polémiques. Les acteurs de l'entreprise, qu'ils soient propriétaires, salariés ou créanciers, n'ont pas obligatoirement la même conception du bon repreneur. On se trouve devant des décisions importantes qui, finalement, sont prises par un administrateur, suggérées à un juge-commissaire qui ne peut guère prendre de véritables initiatives. Ne trouvez-vous pas que ce point représente une faiblesse importante ? Comment pourrait-on corriger le dispositif de façon à rendre plus acceptable socialement ces décisions de justice ? Serait-ce par des systèmes d'appel ou de recours beaucoup plus efficaces et raccourcis ?

M. Yves GUYON : S'il y a un plan de cession faisant l'objet d'un recours, le repreneur ne fera rien tant que le recours ne sera pas épuisé et l'entreprise, déjà fortement traumatisée par l'ouverture de la procédure et par une période d'observation longue, risquera de péricliter encore davantage. En ce domaine, la transparence me semble s'imposer. Il faut vraiment que le choix du repreneur se fasse dans la transparence la plus totale. Si le public peut connaître les principaux éléments des propositions présentées par chacun des repreneurs, le tribunal sera soumis à une forte pression pour choisir le meilleur, ou du moins pour écarter les plus mauvais.

M. le Président : Sur les décisions prises, vous avez déclaré que vous n'étiez pas favorable à ce que les salariés soient davantage présents dans les procédures collectives car leur appréciation ne correspondrait pas forcément à l'intérêt général. À l'inverse, la séparation théorique qui existe dans la loi entre le dirigeant et l'entreprise n'existe pas autant qu'il faudrait. Les propriétaires de l'entreprise, le plus souvent, se confondent avec les dirigeants, puisque, s'agissant de liquidations ou de reprises, sont essentiellement concernées les entreprises petites et moyennes. En réalité, les décisions ne sont-elles pas prises en privilégiant l'intérêt de la propriété du capital, plutôt que celui de l'entité économique qu'est l'entreprise ? Quel est votre sentiment sur l'application de ce principe essentiel de nos procédures collectives qui est la séparation du dirigeant et de l'entreprise considérée comme entité économique ?

M. Yves GUYON : La séparation s'opère, puisque, à l'égard du dirigeant ou du commerçant, personne physique, ce sont les procédures de faillite personnelle, donc de sanction, qui s'appliquent. Je pense au contraire que la loi de 1985 a assez bien pris en considération l'entreprise, puisque la procédure de cession d'entreprise notamment la procédure de cession des biens et des contrats qui permettent de mettre en valeur ces biens - n'existe que si l'entreprise est en difficulté. Céder une entreprise ne faisant pas l'objet d'une procédure de redressement judiciaire revient à la vente d'un fonds de commerce, de biens, non au transfert des contrats qui permettent de l'exploiter. De ce point de vue, la situation est quelque peu paradoxale.

M. le Président : Les choix effectués ne penchent-ils pas trop en faveur de la continuation au profit des dirigeants en place et au détriment de la cession ? Il est difficile de se forger une opinion économique en la matière. Sauf si vous m'en faisiez part, je ne connais pas d'études statistiques a posteriori de l'appréciation qualitative de ce type de décision.

M. Yves GUYON : En effet, il n'y a pas de statistiques.

Toutefois, dès lors qu'une juridiction est appelée à choisir entre un plan de continuation et un plan de cession, il faut se rappeler que si elle choisit le plan de continuation, les créanciers seront payés intégralement, puisque, dans l'hypothèse d'un plan de continuation, on ne peut leur imposer de remise ; on peut seulement leur imposer des délais. Ce doit être un élément important pour des magistrats : s'ils retiennent un plan de cession, le paiement ne sera peut-être que partiel, alors que s'ils choisissent un plan de continuation, le paiement sera total. Bien que la loi de 1985 ne l'impose nullement, dans la hiérarchie des choix, je serais tenté de penser que les magistrats doivent se demander si un plan de continuation est possible. C'est seulement dans l'hypothèse où il ne le serait pas, que l'on devrait s'orienter vers la cession.

M. le Président : Vous évoquiez les sanctions comme illustration de la séparation entre dirigeant et entreprise. Estimez-vous que les tribunaux utilisent comme ils le devraient des actions telles que le comblement de passif ou les sanctions du type de l'interdiction de gérer, voire de la banqueroute ? Estimez-vous que les choses se passent normalement en la matière ?

M. Yves GUYON : Là non plus, il n'existe pas de statistiques précises. Il convient sans doute d'opérer la distinction entre les grands et les petits tribunaux. Devant le tribunal de commerce de Paris, les sanctions comme la faillite personnelle ou l'interdiction de gérer sont prononcées de façon très systématique dès lors que le débiteur a commis des fautes caractérisées. Je ne crois pas du tout qu'il y ait laxisme. Il est possible que devant de petits tribunaux la pratique soit sensiblement différente.

Je constate par ailleurs que l'action en comblement d'insuffisance d'actifs n'est pas du tout exceptionnelle.

M. le Président : La longueur des procédures pose problème, notamment en matière de liquidation, ainsi que pour la réalisation effective du partage de l'actif. Avez-vous des idées sur la façon dont on pourrait accélérer les procédures ?

M. Yves GUYON : C'est un peu un serpent de mer. Depuis toujours, on remarque que les procédures collectives durent trop longtemps. C'est dû, je pense, en partie aux problèmes de vente des immeubles. C'est ce qui retarde beaucoup les liquidations. De ce point de vue, les réformes en cours en matière de saisie immobilière devraient permettre d'accélérer les choses.

Audition de Mme Danielle DROUY-AYRAL, procureur-adjoint au tribunal de grande instance de Marseille, M. Achille KIRIAKIDES, procureur au tribunal de grande instance de Carcassonne et de M. Jean-Amédée LATHOUD, procureur général de la République à la cour d'appel de Riom

( extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 28 mai 1998 )

Présidence de M. François COLCOMBET

Mme Drouy-Ayral, M. Kiriakidès, M. Lathoud sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, Mme Drouy-Ayral, M. Kiriakidès, M. Lathoud prêtent serment.

M. le Président : Nous avons souhaité recueillir le point de vue de représentants du parquet de différentes villes de province.

Notre objectif est de faire apparaître dans le corps de notre rapport quelques voix positives. Depuis 1970, le parquet est théoriquement présent dans toutes les juridictions de son ressort et, en particulier dans les juridictions commerciales. Par la suite, un certain nombre de textes et de circulaires ont rappelé quels étaient ses devoirs et certaines tentatives de formations initiales et permanentes ont été destinées à lui assurer une plus grande efficacité.

Or, nous avons pu constater qu'en de nombreux endroits la juridiction commerciale semblait être livrée à elle-même, voire aux administrateurs ou à des influences totalement extérieures au tribunal sans que le parquet ait toujours joué le rôle de contrepoids que l'on pouvait attendre de lui.

Nous vous avons choisis, non seulement en raison de l'excellente réputation qui vous précède, mais aussi parce que vous représentez un panel de villes assez ouvert avec Marseille qui est une très grande ville, Carcassonne qui est une ville moins importante mais située dans une grande zone d'activité et avec Riom qui est dotée d'une cour d'appel dont le procureur général, avant d'occuper ses actuelles fonctions, a été procureur à Lyon et se trouve donc tout à fait à même d'établir des comparaisons entre deux types de fonctionnement.

Je propose donc que l'on commence par entendre Mme Drouy-Ayral, procureur adjoint au tribunal de grande instance de Marseille à qui je vais demander de nous parler de ses précédentes fonctions, de la manière dont elle a accédé au poste qui est actuellement le sien et de la manière dont elle l'occupe.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Je suis entrée dans la magistrature lors du concours de 1981. J'ai été installée en 1983 à Marmande en qualité de substitut. J'y suis restée jusqu'au premier janvier 1989, date à laquelle je suis devenue juge au tribunal de grande instance de Fort-de-France. En 1992, on m'a confié la direction du parquet de Guéret, dans la Creuse.

M. le Président : À Fort-de-France, vous avez participé à des juridictions commerciales ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non, c'était une juridiction échevinée mais je n'ai pas eu la chance de pouvoir le faire.

J'ai donc été nommée procureur à Guéret où le tribunal de grande instance a une compétence commerciale et je viens d'être nommée, depuis un peu plus d'un an, à Marseille, en qualité de procureur adjoint, chef de la section financière.

Tout au long de mon cursus, je me suis intéressée aux affaires commerciales puisque, à Marmande, j'exerçais les fonctions de substitut auprès du tribunal de commerce et qu'après la petite éclipse de Fort-de-France, ces affaires ont constitué une partie intéressante de mon travail de procureur. Je dirai que j'ai été choisie un peu par hasard pour diriger la section financière du parquet de Marseille puisque, lorsque j'ai fait acte de candidature pour cette affectation, le procureur m'ayant signalé qu'il y avait deux sections à diriger, la section exécution des peines et la section financière, j'ai choisi la seconde et qu'elle m'a été attribuée.

S'agissant de la formation il existe des formations permanentes dispensées par l'Ecole de la magistrature et je dois dire que je me suis toujours efforcée, autant que faire se pouvait, de les suivre mais je dois avouer qu'il est parfois difficile, surtout lorsque l'on est procureur, de quitter son poste, ne serait-ce que quelques jours pour assister à ces sessions et que la formation continue pâtit beaucoup de cette situation.

M. le Président : Il faudrait envisager des cours par correspondance !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : La formation déconcentrée que l'on expérimente régulièrement au sein des cours d'appel est une bonne solution !

M. le Président : Elle se pratique chez vous ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : À Marseille, non ! Je suis assez mal placée pour en juger puisqu'il n'y a qu'un an que j'ai pris mes fonctions mais, pour autant que je sache, elle ne se pratique pas...

M. le Président : Vous dépendez de la cour d'Aix-en-Provence ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Tout à fait !

M. le Président : Et la cour d'Aix-en-Provence n'organise pas de sessions de formation déconcentrée en matière financière ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : J'insiste sur le fait que je ne peux me prononcer que sur un an, monsieur le Président ! Il y a eu une petite formation qui a été dispensée au cours de l'année mais elle n'a duré qu'une journée...

Pour situer le parquet de Marseille, je peux vous dire qu'il compte théoriquement 26 magistrats, qu'il est divisé en cinq sections, dont la section financière qui est elle-même animée par cinq magistrats. Cette dernière est à effectif complet depuis le 6 mars 1997 mais elle a traversé durant les deux années précédentes quelques difficultés dues aux absences qui n'ont pas été comblées.

Par ailleurs, il faut savoir que cette section a une compétence, non seulement financière mais aussi économique et sociale ce qui signifie qu'elle s'occupe de nombreuses choses et qu'elle ne fonctionne pas comme une section financière telle qu'on peut en connaître à Paris. C'est une section qui traite aussi bien de la délinquance astucieuse, d'abus de confiance, d'escroquerie, de chèques falsifiés ou émis malgré interdiction bancaire, que d'environnement et qui a, de ce fait, un panel de compétences assez large.

En 1997, c'est une section qui a reçu aux alentours de 6 700 procès-verbaux ordinaires plus 10 000 autres qui concernaient les chèques et qui a ouvert 247 informations en service général.

Il faut savoir que les magistrats de la section qui sont donc au nombre de cinq assurent en moyenne quatre audiences pénales par semaine - j'ai pratiquement quotidiennement un magistrat en audience pénale - et au moins trois audiences commerciales. Ils assurent, outre la permanence de section, le règlement des dossiers d'information - nous en avons actuellement 200 en stocks, ce qui est énorme !

M. le Président : Tous les magistrats de France sont surchargés de travail, mais ce qui nous intéresse c'est de savoir quel est le temps que vous consacrez au tribunal de commerce.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : J'y viens, monsieur le Président, mais je crois qu'il est important de vous dire à quel point le temps que nous prend le tribunal de commerce est lourd à gérer dans la section !

M. le Président : On peut avoir une idée du nombre d'heures de travail que cela représente dans un tribunal assez représentatif ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Plus de 50% de l'activité d'un magistrat dans ma section et 25 % de celle du chef de section alors qu'il n'existe qu'un seul tribunal de commerce qui se trouve dans le même lieu que le tribunal de grande instance à la différence du tribunal de Draguignan, par exemple, qui compte quatre tribunaux de commerce et où les choses sont un peu éclatées...

C'est un contentieux important. Le problème c'est que le magistrat qui est affecté à ce travail - et c'est pourquoi je tenais à vous présenter l'organisation de la section - doit quand même assurer ses règlements, sa permanence et la gestion du courrier qui accompagne les affaires commerciales parce qu'il se voit attribuer, entre autres choses du même genre, tout ce qui concerne les abus de biens sociaux.

Il me paraît aussi important de savoir qu'en cas d'absence de ce magistrat à Marseille, ainsi que nous l'avions souligné dans le rapport que nous vous avons adressé par le canal du procureur général - je le supplée ce qui revient à dire que, depuis un an, il y a toujours un interlocuteur pour le tribunal de commerce à la section financière ce qui, je crois, est important !

M. le Président : C'était également le cas auparavant ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Cela n'a pas toujours été le cas !

M. le Président : C'est une initiative qui vous revient ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non ! Cette amélioration tient au fait que nous sommes cinq dans une section de cinq : il est essentiel que le parquet soit vraiment pourvu du nombre de magistrats nécessaires !

Par ailleurs, il convient également de noter que le substitut qui est chargé en permanence de ces affaires et moi-même, avons toutes les deux une ancienneté assez importante : douze ans pour le substitut et quinze pour moi. C'est un atout qui permet d'avoir une bonne vision du système.

Afin de renforcer de façon moins institutionnelle les relations que nous entretenons avec le tribunal de commerce, nous avons organisé une réunion mensuelle ou bimensuelle informelle à laquelle participent le procureur, le premier procureur adjoint, le procureur adjoint, le substitut chargé des affaires commerciales, le président du tribunal de commerce, les présidents des chambres qui s'occupent des procédures collectives, et quelques juges commissaires lorsqu'ils le souhaitent ou lorsqu'ils ont des problèmes à évoquer, auquel cas nous débattons de façon informelle de toutes les difficultés qui peuvent se présenter.

En termes d'audience, comme je vous le disais, il faut compter trois audiences par semaine auxquelles il faut ajouter tous les quinze jours l'audience de la 9ème Chambre civile qui commence à s'occuper d'un contentieux de plus en plus important - les grosses associations, les sociétés d'exercice libéral - qui prend lui aussi du temps puisque l'on s'aperçoit depuis quelques semaines que l'on y va de façon quasiment systématique.

Nous assistons, autant que faire se peut, à ces trois audiences et indéfectiblement à deux d'entre elles. Nous le faisons systématiquement lors de l'évocation des plans, qu'il s'agisse de plans de redressement ou de cession, ainsi qu'au moment des renouvellements des périodes d'observation ce qui est assez intéressant et au moment des sanctions contre les personnes.

Nos interventions se font de façon orale et plus rarement par écrit si ce n'est en cas de besoin de réquisitions écrites dans le dossier. Je crois qu'il faut, là, souligner la limite de l'exercice. On a évoqué le problème du temps mais ce n'est pas le seul qui se pose : on ne peut pas souligner le manque de temps sans parler aussi du manque de connaissances.

Vous y avez fait brièvement allusion tout à l'heure à propos des formations mais je crois que lorsque l'on est au tribunal de commerce, et que l'on est parquetier, on se trouve confronté à un gros problème : il faut en effet savoir que l'on reçoit le rôle de l'audience la veille. Ce rôle est d'ailleurs souvent elliptique et il n'est pas rare d'y lire la formule « autres demandes relatives aux RJ » ce qui suppose d'entamer des recherches et de consacrer un temps de préparation plus important mais toujours la veille...

En cas de grosse affaire, si l'on n'a pas été prévenu par le président de l'audience - et là encore nous sommes un peu à sa disposition - ou par le mandataire, nous sommes tenus de nous préparer à la dernière minute.

M. le Président : En clair vous faites des efforts pour vous déplacer mais le tribunal n'en fait pas pour préparer votre arrivée ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Le tribunal fait des efforts pour notre arrivée lorsqu'il souhaite notre présence : c'est clair !

M. le Président : Et dans le cas contraire l'ancien procureur de Lyon va nous dire plus tard ce qui se passe... Les tribunaux savent donc parfaitement se servir du parquet ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : C'est un peu cela ! Je crois effectivement que c'est la philosophie de l'institution !

M. le Président : Entendu ! Vous arrive-t-il de demander au tribunal, lorsqu'un mandataire a déjà été désigné un nombre considérable de fois, d'en désigner un autre ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Nous avons trois administrateurs, monsieur le Président !

M. le Président : Vous pouvez dire que c'est insuffisant car vous n'êtes pas sans savoir que les problèmes que nous constatons tiennent notamment au fait que certains membres de cette profession ont manifestement chargé la barque au-delà du raisonnable, qu'ils traitent trop d'affaires - mal au demeurant - qu'ils manipulent trop d'argent et qu'ils ont trop de poids par rapport à l'institution.

Intervenez-vous sur le rééquilibrage ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non !

M. le Président : Par exemple, lorsqu'un mandataire est mis en examen, est-ce que vous veillez à ce qu'il ne soit pas redésigné ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Ah oui, tout à fait ! De toute façon, à ce niveau-là, nous sommes bien informés par la Chancellerie et il est tout à fait évident que nous tenons compte de ces informations.

M. le Président : Cela n'empêche pourtant pas que certains mandataires mis en examen continuent à être désignés à tour de bras !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Nous connaissons le cas d'un mandataire à Marseille qui a été mis en examen et qui travaille à Aix-en-Provence : aussi longtemps que je serai à Marseille, il ne sera pas désigné : c'est clair !

M. le Président : Que feriez-vous si le tribunal le désignait ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : J'utiliserais éventuellement les voies de recours possibles ! Je suis allée, il y a deux jours, à une audience correctionnelle où devait être jugé ce mandataire qui a été mis en examen en 1985 dans une triple affaire dont la première partie a été annulée après jugement, la deuxième doit être jugée et la troisième est en cours d'instruction. Il s'agit de quelqu'un qui multiplie les procédures à l'envie, qui a onze avocats inscrits sur le dossier et je ne suis pas encore parvenue à le faire juger parce qu'il a obtenu du tribunal un renvoi : je ne vais pas m'amuser à le faire désigner par le tribunal de commerce !

M. le Président : Très bien, vous pouvez poursuivre votre présentation !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Je disais donc que les limites de l'exercice, au tribunal de commerce, tenaient d'une part à nos conditions d'information, d'autre part à notre manque de compétence notamment en cas de grosses affaires où l'on évoque des plans qui ont été travaillés pendant des mois et des mois par des cabinets spécialisés ou par des avocats spécialisés. Nous n'avons pas la science infuse, nous essayons d'avoir la meilleure connaissance du droit possible, certes, mais il existe un certain nombre de subtilités en matière financière, bancaire et commerciale et nous devons à l'honnêteté de dire que nous ne les maîtrisons pas.

Il est donc vrai que nous sommes un peu à la merci des événements et parfois de l'administrateur : c'est évident ! Parce que nous en avons l'habitude, nous pouvons rapidement dresser une synthèse de ce qui s'est dit autour de la table mais ce n'est pas satisfaisant !

À Marseille, on projette de créer le pôle économique et financier au sein duquel on nous attribuerait l'aide d'auditeurs spécialisés ce qui serait extraordinaire. Il est vrai que si j'étais assistée d'un analyste financier connaissant les circuits bancaires et capable de me signaler rapidement les problèmes, j'aurais un poids réel et personnel auprès du tribunal de commerce ce qui n`est actuellement pas le cas.

M. le Président : Vous êtes donc très favorable à ce genre de moyens qui ne sont concevables que dans les très grandes juridictions, j'imagine ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : C'est concevable dans les très grandes juridictions, mais on peut également partager les moyens. On a vu dans les textes préparatoires que les assistants spécialisés pourraient être partagés au sein de la cour d'appel. Il n'y a aucune difficulté à ce que le procureur de Nice, lorsqu'il rencontre un problème important, le fasse analyser par les personnes affectées à Marseille. Pourquoi pas ? J'y suis pour ma part très favorable car il est clair que nous avons besoin de compétences extérieures.

M. le Président : Il serait bon que cette suggestion figure dans le rapport. Ce système est sur le point d'être installé à Paris et il est vrai qu'une fois que le ministère prend le problème à bras-le-corps, nous ne pouvons que le soutenir.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Il est tout à fait évident que pour Marseille la création de ce pôle représente un espoir même si nous devons nous attendre à rencontrer quelques difficultés compte tenu du nombre de procédures que nous allons vraisemblablement récupérer...

M. le Président : J'aimerais maintenant savoir quel est votre avis, non plus sur le parquet, mais sur le tribunal de commerce.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : C'est une grande juridiction, qui permet de voir beaucoup d'affaires importantes. En outre, le code de l'organisation judiciaire oblige les magistrats qui président les chambres qui évoquent les procédures collectives à avoir une certaine ancienneté.

Manifestement, à l'heure actuelle, à Marseille, les trois présidents sont des personnes qui ont fait l'effort de se former et qui, pour ce que j'en vois depuis un an, sont des gens d'une certaine rigueur et je dirais même d'une grande rigueur et qui travaillent bien. Le problème c'est que parfois ils pêchent un peu sur le plan juridique mais nous sommes là pour pallier ce défaut. Le tribunal de commerce conçoit d'ailleurs souvent le parquet comme un consultant au niveau juridique. Vous disiez tout à l'heure que le tribunal de commerce était très favorable à l'entrée du parquet : c'est ce qu'on lit et entend actuellement au tribunal de commerce de Marseille !

Je dirai que le parquet a l'énorme avantage d'être là, d'être présent et d'être pratiquement toujours taillable et corvéable à merci mais qu'il ne délibère pas : c'est tout le problème que vous connaissez aussi bien que moi mais que nous vivons au quotidien. Ce qui se dit autour de la table est une chose et ce qui se dit dans la salle du délibéré en est une autre et, là, je n'ai plus aucun pouvoir !

M. le Président : Excepté de faire appel ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Oui, mais c'est toujours pareil : l'appel est suspensif !

Nous sommes souvent sollicités puisque nous sommes les seuls dans certaines conditions à pouvoir faire appel. Très souvent nous sommes tentés de faire appel mais, après analyse de la décision qui est très souvent pragmatique parce qu'elle émane de gens qui, bien que pêchant un peu sur le plan juridique, ont néanmoins une bonne notion des affaires et savent manipuler ces questions, on s'aperçoit qu'elle est frappée au coin du bon sens et que nous n'avons pas les arguments pour la critiquer. Même si je sens que quelque chose ne va pas, d'abord, j'ai du mal à étayer mon appréciation, ensuite, je le répète, l'appel et suspensif !

M. Christian MARTIN : Vous avez eu des conflits ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non, cela se passe bien !

M. Christian MARTIN : Vous pouvez quand même influencer ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Oui, on peut influencer. Quand je prends des réquisitions très motivées, très fermes, il est tout à fait évident que le tribunal ou suit - ce qui est arrivé - ou motive ses jugements. Les jugements de Marseille sont abondamment motivés ce qui est bien.

M. Jacky DARNE : Je ne connais pas votre métier donc j'essaie de comprendre comment les choses se passent.

En théorie, vous devez être informée de tout qui arrive au cours d'une procédure collective. Dans l'organisation de votre travail lorsqu'il y a une affaire qui débute vous ouvrez un dossier sur ordinateur, vous avez un tableau de bord? Comment vous organisez-vous pour pouvoir intervenir sans être instrumentalisée par d'autres ? Quelle est, pour pallier le défaut de compétences que vous avez souligné, la méthodologie que vous pouvez suivre, en particulier lors des procédures collectives dont la longueur surprend les observateurs extérieurs ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Du point de vue de la méthodologie, il est important de rappeler que les dossiers à traiter représentent une masse importante.

À l'heure actuelle, je ne dispose que d'une seule secrétaire qui, au sein de la section, s'occupe de la partie commerciale. Pratiquement, on procède à un enregistrement informatique, à une ouverture de dossier où je collationne toutes les décisions. Mais ce dossier est incomplet : j'ai toutes les décisions qui me sont légalement communiquées en vertu de la loi de 1985 mais je n'ai pas, par exemple, l'acte introductif d'instance. C'est une masse de documents impressionnante puisque l'on reçoit des liasses de bordereaux qui sont signés administrativement pour fixer la date de notification et qui sont enregistrés à plus ou moins brève échéance avant d'être classés. La masse d'informations est trop importante pour que je puisse m'y référer systématiquement.

Il est tout à fait évident que lorsqu'une affaire me tient particulièrement à coeur parce qu'elle présente un intérêt d'ordre public, ou qu'un intervenant de la procédure ou éventuellement le représentant des salariés m'a signalé certains aspects problématiques, je peux la ressortir et la contrôler. J'ai aussi un accès que je qualifierais de tout à fait naturel au greffe du tribunal de commerce qui joue parfaitement son rôle d'auxiliaire de justice ce qui me paraît important à signaler.

M. Jacky DARNE : Et avec les professionnels extérieurs comment cela se passe-t-il ? Par exemple, s'il y a une procédure collective avec un passif très élevé concernant une société qui s'adjoint les services d'un commissaire aux comptes, avez-vous pour habitude de l'interpeller pour savoir si un droit d'alerte a été exercé ou s'il y a eu, ou non, une révélation de faits délictueux

Mme Danielle DROUY-AYRAL : A priori, s'il y a eu une révélation, je dois être au courant ! Nos relations avec les commissaires aux comptes sont manifestement délicates et la révélation leur pose à l'évidence problème comme cela s'est confirmé lors d'un séminaire regroupant tous les commissaires aux comptes et les parquetiers qui s'est tenu récemment sur la question.

M. Jacky DARNE : On n'oblige personne à exercer un métier contre son gré !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Absolument !

Lorsque nous ouvrons une enquête pénale, nous entendons systématiquement les commissaires aux comptes !

Il faut savoir que lorsqu'ils sont convoqués par la police judiciaire, les choses se passent extrêmement mal. Ils ont eu parfois des réactions intéressantes et tout notre travail a été de leur expliquer qu'ils étaient là pour nous aider...

M. le Président : Il vous est arrivé d'en poursuivre pour ne pas avoir révélé ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non !

M. le Président : C'est pourtant une infraction et une infraction plus grave qu'un excès de vitesse ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Tout à fait ! Je crois qu'il serait important aussi que le parquet soit tenu informé des procédures d'alerte ce qui n'est pas le cas !

Dans les quatre phases de la procédure d'alerte, il n'y en a pas une qui soit réservée au parquet. Si les relations avec le tribunal de commerce sont très étroites, nous pouvons être tenus au courant mais par courtoisie et non pas en vertu d'une obligation légale. Nous ne sommes pas, non plus, tenus au courant de toutes les procédures de prévention.

M. le Président : La révélation du commissaire aux comptes doit être faite au parquet, indépendamment de toutes les autres procédures. Normalement, quand vous découvrez une infraction avérée depuis un certain temps et qui n'a pas été révélée par le commissaire aux comptes, vous êtes en droit de lui demander s'il est compétent et il ne peut se défendre qu'en plaidant son incompétence faute de quoi, c'est une infraction ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Tout à fait !

M. Jacky DARNE : Vous déplorez votre manque de compétences ou celui de vos services. A partir d'une procédure collective, dans quel cas vous arrive-t-il de décider d'une enquête et d'avoir recours à des forces de police, donc aux brigades financières et quelles compétences leur trouvez-vous ? Comment les choses se passent-elles et comment procédez-vous à partir d'une action en comblement de passif ? Déclenchez-vous des enquêtes, par exemple ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Le déclenchement d'une enquête n'est pas systématique ! En réalité, je crois qu'il faut s'interroger sur le dossier. Il est effectivement toujours un peu subtil de sentir si toute l'affaire résulte de la mauvaise gestion pure ou d'une volonté répréhensible. C'est à ce niveau que se situe le choix d'avoir parallèlement une voie commerciale et une voie pénale.

Lorsque nous choisissons d'engager une enquête, il faut savoir que, là encore, c'est en fonction des informations que nous recevons car, normalement, les mandataires au sens large - administrateurs mandataires-liquidateurs - doivent signaler au parquet les infractions ou les comportements qui sont susceptibles d'être répréhensibles. Sur ce point, il me semble que les rapports des mandataires-liquidateurs sont plus que légers !

M. le Président : Est-ce à dire qu'il n'y a rien dedans ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Les rapports des administrateurs, qui sont longuement interrogés à l'audience, lorsque l'on s'oriente vers un plan de redressement sont de qualité différente mais contiennent souvent les éléments nécessaires. Les rapports des mandataires-liquidateurs ne contiennent pas les éléments permettant de savoir s'il faut, ou non, déclencher une enquête.

M. le Président : C'est voulu ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non, je ne le pense pas ! Je crois que cela fait appel à ce que vous disiez tout à l'heure, à savoir qu'il y a un nombre de dossiers à gérer et qu'ils le sont de façon un peu automatique et stéréotypée, presque par ordinateur...

Cet état de fait a d'ailleurs engendré un second problème : nous avons envoyé ce que le parquet de Paris appelle « les enquêtes pour voir » à la PJ et cette dernière s'est retrouvée avec un portefeuille gonflé outre mesure de telle sorte qu'elle a la plus grande peine à effectuer un choix dans les affaires, ce qui nous amène à lui signaler celles que l'on souhaiterait voir traiter immédiatement. Il est vrai que, parfois, nous ignorons si l'enquête que l'on a envoyée « pour voir » ne peut pas déboucher sur quelque chose...

Cet appel de compétence extérieure, nous l'avons cherché au niveau de la P.J. et nous avons ainsi créé un autre problème : c'est une doléance quotidienne du chef de la direction économique et financière.

M. le Président : Les mandataires, sur ce point aussi, pourraient peut-être mieux jouer leur rôle : ils sont largement payés pour...

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Je crois effectivement qu'ils pourraient le faire.

M. Jacky DARNE : Quelles sont, indépendamment de la question des moyens qui a son importance, les améliorations que vous souhaitez pour mieux effectuer votre travail dont vous dressez, finalement un constat « mi-figue, mi-raisin » ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Tout à fait, j'ai le sentiment de n'être pas totalement efficace. Il faut être honnête.

Je crois que lorsque tout le monde jouera son rôle, les choses fonctionneront mieux. La loi est équilibrée, c'est certain, mais il faut que chacun joue clairement sa partition et donne à l'autre les moyens de travailler : c'est une espèce de chaîne. Manifestement, au niveau des mandataires, il y a quelque chose à faire !

Je ne pense pas, néanmoins, que le parquet soit le remède à tous les maux et si vous me permettez l'expression j'estime que trop de parquet nuit aux parquets. Nous ne serons pas le remède miracle !

M. le Président : Que pensez-vous de l'échevinage ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : J'avoue que, pour ma part, j'y serais favorable tout en sachant qu'à l'heure actuelle c'est un mot qu'il ne faut pas prononcer dans les tribunaux de commerce !

Toute la justice est une notion d'équilibre et par l'échevinage on atteindrait l'équilibre entre le juriste et le connaisseur du tissu local et des affaires, ce qui permettrait d'avoir un délibéré plus cohérent.

M. le Président : Je vous propose d'entendre maintenant M. Kiriakides, procureur au tribunal de grande instance de Carcassonne, qui va nous présenter les particularités d'une juridiction de taille différente et dotée de moins de moyens.

M. Achille KIRIAKIDES : Monsieur le Président, j'ai été nommé, à la sortie de l'école, en 1982, substitut au tribunal de Laon, dans l'Aisne, qui est un tribunal de grande instance à compétence commerciale et où, pendant un an, j'ai été en charge du service commercial.

M. le Président : À votre sortie de l'école, vous aviez reçu une formation ?

M. Achille KIRIAKIDES : Aucune, mise à part une initiation à la comptabilité.

M. le Président : Juste ce qu'il faut pour se faire rouler par les comptables !

M. Achille KIRIAKIDES : En 1988, j'ai été nommé premier substitut à Bourg-en-Bresse et là je n'ai absolument pas connu du secteur économique et financier. En 1991, j'ai été nommé procureur à Carcassonne et je n'ai pas, non plus, dans mes attributions, le service commercial.

Cela étant, par la force des choses, j'ai suivi les affaires les plus significatives du ressort, les procédures collectives qui présentaient des enjeux économiques et sociaux importants, voire qui engendraient des troubles à l'ordre public ce qui est un autre aspect important et je pense même fondamental de la question des procédures collectives.

J'ai suivi ces procédures de concert avec le substitut chargé de ce secteur d'activité, lequel a eu, lui, l'occasion de suivre des sessions de formation de l'École nationale de la magistrature et qui avait dans ses attributions, non seulement le service commercial, donc le suivi des audiences des tribunaux de commerce mais aussi, tout le droit de l'entreprise.

Depuis 1991, j'ai donc une vision générale des problèmes qui peuvent se poser. Pour situer le ressort du tribunal de grande instance de Carcassonne, je dirai qu'il comprend trois tribunaux de commerce : celui de Carcassonne avec onze magistrats, deux greffiers associés et quatre secrétaires ; celui de Limoux qui comprend six magistrats, un greffier également titulaire de la charge du tribunal de commerce de Castelnaudary, et deux secrétaires ; celui de Castelnaudary qui comprend lui aussi un effectif de six magistrats, un greffier - le même que celui de Limoux - et deux secrétaires.

M. le Président : Combien y a-t-il de mandataires pour tout cela ?

M. Achille KIRIAKIDES : Un mandataire-liquidateur et un administrateur judiciaire qui dispose également d'un cabinet à Albi.

M. le Président : Commentaire : les mandataires ont, eux, déjà fait le regroupement et la carte judiciaire a été reconstruite par le monde des affaires !

M. Achille KIRIAKIDES : Commentaire : ils sont en nombre nettement insuffisant et ils ont refait la carte judiciaire. C'est effectivement à ce niveau de l'insuffisance des mandataires et des administrateurs que se situe la difficulté.

M. le Président : Les découpages économiques ne correspondent plus même à ceux des tribunaux de commerce...

M. Achille KIRIAKIDES : Au cours des contacts extrêmement fréquents que j'ai avec les magistrats consulaires j'ai tout de même pu constater un certain nombre de choses.

D'abord, il convient de rendre hommage au travail qu'ils effectuent parce que ce sont des magistrats qui n'ont aucune formation initiale en ce domaine, qui se sont formés sur le tas, comme moi. Ces juridictions fonctionnent grâce à leur dévouement et à leur bénévolat : il n'est pas rare qu'ils paient de leur personne pour pouvoir mener à bien leur tâche.

Ensuite, il faut ajouter qu'ils sont farouchement attachés à l'institution.

Pour ce qui est des tribunaux de commerce tels qu'ils existent, j'y vois des avantages et des inconvénients.

Les avantages, que l'on perçoit tout de suite, sont le faible coût de l'institution puisque les magistrats sont bénévoles, et la proximité.

M. le Président : Et quels sont les inconvénients ?

M. Achille KIRIAKIDES : Ceux qui sont inhérents à la justice de proximité !

Il est évident que les juges consulaires ont une connaissance des techniques de gestion de l'entreprise, du monde des affaires, des pratiques et des usages commerciaux, que nous n'avons pas. Ils ont aussi une connaissance du tissu industriel, du milieu économique local, ils ont la ferme volonté de sauver l'emploi - j'ai pu le constater dans nombre d'affaires importantes. Ils sont aussi animés du désir de concilier les parties.

On peut dire que les inconvénients constituent l'autre face de ces avantages.

M. le Président : Ils font de la prévention ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui, j'ai constaté notamment, et cela m'a d'ailleurs fortement surpris, qu'un certain nombre de procédures collectives traînaient depuis des années.

Or, quand j'ai essayé de savoir pourquoi, j'ai compris qu'en fait certains magistrats cherchaient à faire du recouvrement de créances par cette voie. En cas d'assignation en liquidation ou en redressement judiciaire, une procédure est ouverte et l'on renvoie de trimestre en trimestre, de semestre en semestre à charge pour le débiteur d'honorer ses créances. En fait, je considère que cela constitue un dévoiement des textes.

Autre inconvénient : ces juges consulaires ne sont pas des juristes et si un grand nombre d'entre eux ont une bonne connaissance du droit commercial et du droit des procédures collectives, il n'en est pas de même en ce qui concerne, par exemple, la procédure civile. Ils ignorent également nombre de principes généraux du droit qui doivent sous-tendre l'action des juges. La motivation de leur décision est parfois maladroite.

Le bon sens pallie souvent ces carences mais il n'empêche que ce sont là des inconvénients notables.

Il existe, à mes yeux, un autre inconvénient majeur : l'absence de recul qui résulte de la proximité. Ces magistrats ont souvent des relations professionnelles ou amicales avec l'une ou l'autre des parties...

M. le Président : Ils ne se déportent pas dans ce cas-là ?

M. Achille KIRIAKIDES : Si c'était le cas, on aurait parfois du mal à composer la juridiction consulaire quand on sait que dans des petits tribunaux tels que ceux que je vous ai cités, Limoux ou Castelnaudary, il n'y a que très peu de magistrats.

En outre ces juges ne voient pas toujours malice à la chose. C'est en toute bonne foi qu'ils vont composer la juridiction. Cela entraînera par la suite des plaintes, des requêtes en suspicion légitime, des appels et la mise en cause de l'impartialité des magistrats consulaires.

Par ailleurs, le système de l'élection entraîne la constitution de clans et l'émergence de luttes d'influence qui vont remonter à la surface à un moment ou à un autre lorsque ces juges auront à juger - et on retrouve encore le problème de l'impartialité - certains de leurs pairs qui ont été leurs concurrents, leurs rivaux lors d'une élection consulaire.

M. le Président : Dans ces élections, il y a plusieurs listes ?

M. Achille KIRIAKIDES : Il peut y avoir plusieurs listes.

M. Christian MARTIN : Ce sont des listes de la chambre de commerce ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui !

M. le Président : La chambre de commerce prête la main à la constitution des listes ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui, il peut se trouver qu'elle patronne une liste. Je connais le cas d'une liste qui comportait un responsable d'entreprise qui voulait faire contrepoids à la chambre de commerce.

Si la chambre de commerce défend, par exemple, le petit commerce et prend la décision de combattre l'implantation excessive de grandes surfaces, un conflit peut surgir qui, à un moment ou à un autre, se traduira sur le plan institutionnel...

M. le Président : Autrement dit, selon vous la chambre de commerce prête la main à la constitution des listes et s'y intéresse ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui !

M. Christian MARTIN : Ce n'est pas une surprise !

M. le Président : On reçoit pourtant quantité de documents pour démontrer le contraire...

M. le Rapporteur : On nous jure même que ce n'est pas le cas !

M. Achille KIRIAKIDES : Je ne peux pas apporter de preuves tangibles !

M. le Président : Il y a une chambre de commerce à Limoux ?

M. Achille KIRIAKIDES : Non, une seule chambre de commerce pour Carcassonne, Limoux et Castelnaudary et une autre à Narbonne puisqu'il y a deux ressorts pour le département.

Il faut aussi parler des pressions de l'environnement, notamment dans les procédures collectives. Elles sont exercées par les salariés ou les syndicats et j'ai pu constater qu'elles étaient extrêmement fortes, pour ne pas dire parfois violentes, et de nature physique ou morale : séquestrations, dégradations, voies de faits etc.

M. le Président : Séquestration du mandataire ou du juge ?

M. Achille KIRIAKIDES : Le tribunal de commerce pris dans son entier. J'ai connu aussi des dévastations de salles d'audience et constaté des troubles que je considère majeurs pour la sérénité de la justice. Ces pressions peuvent même aller jusqu'au placardage de photographies assorties, à la mode américaine, de la formule Wanted ce qui n'est jamais très agréable dans une petite ville...

M. le Président : Cela s'est produit à Limoux ou à Carcassonne ?

M. Achille KIRIAKIDES : À Limoux, à l'occasion du conflit Myris. Ces pressions sont très difficiles à supporter pour les personnes qui sont nées à Limoux, qui vivent à Limoux, qui travaillent à Limoux.

M. le Président : Vous faites allusion à un seul conflit ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui, mais il s'agit d'un conflit majeur.

M. le Président : Quel est votre rôle dans tout cela ?

M. Achille KIRIAKIDES : Comme le disait précédemment ma collègue, j'ai un rôle de consultant mais aussi de modérateur.

Quand on sent que la sérénité peut quitter les prétoires, il faut chercher à tout prix à ramener le calme.

Puisque vous évoquiez tout à l'heure le rôle de contrepoids que peut jouer le parquet, je dirai que c'est un rôle extrêmement difficile.

En effet, qui est le ministère public ? Je le définirai comme le représentant de l'intérêt général mais il n'empêche que la question se pose de savoir à qui faire contrepoids.

Notre rôle dans le débat contradictoire est de rappeler l'intérêt général. Nous n'avons pas à faire pression.

Or, j'ai le sentiment qu'il faut parfois faire pression sur les uns ou les autres ce qui est tout à fait désagréable pour un parquetier, afin de parvenir à rééquilibrer la balance, à empêcher des dérives et à éviter que l'on ne s'engage sur des voies totalement déraisonnables. Cela ne correspond en tout cas nullement à ma conception des choses et à l'éthique que j'ai de mon métier.

Qui plus est, le parquetier est souvent perçu par l'opinion publique, voire par les juges consulaires, comme le représentant du Gouvernement ce qui permet de s'interroger, à partir du moment où l'on cherche à faire contrepoids, à partir du moment où certains ont le sentiment que l'on fait pression, sur la légitimité et le rôle du ministère public.

M. le Président : Concrètement, à part ces états d'âme de procureur - ce qui prouve d'ailleurs qu'ils ont une âme - que faites-vous ?

Vous avez très peu d'administrateurs, ce sont toujours les mêmes qui sont nommés : est-ce que vous intervenez sur ce point, étant précisé que lorsque je parlais de contrepoids, je faisais allusion au fait que dans la juridiction consulaire dont vous nous avez décrit de façon éminemment intéressante la volonté de concertation, les intérêts publics que vous représentez sont massivement en jeu mais ne sont pas représentés puisqu'elle fait appel à des juges consulaires et que les intérêts sont ceux des salariés, de l'aménagement du territoire, de l'ordre public, toutes choses dont ils ne sont pas dépositaires....

Enfin, au nombre des dérives que nous avons constatées, j'évoquerai le poids exagéré des mandataires qui, gérant énormément d'argent et étant dotés d'immenses pouvoirs et de beaucoup de moyens, en arrivent, dans certains cas, presque « à tenir les juges dans leur main ». Comment pouvez-vous contrebalancer tout cela ? Quel est votre rôle par rapport aux mandataires ?

M. Achille KIRIAKIDES : Les mandataires rédigent des rapports. Dans certaines affaires, effectivement, il est important de dire qu'il faut éviter de nommer tel ou tel d'entre eux...

M. le Président : Pour quelle raison ?

M. Achille KIRIAKIDES : Pour des raisons qui tiennent à la limitation de leurs compétences.

M. le Président : Pour dire les choses brutalement : vous arrive-t-il d'avoir des doutes quant à leur honnêteté ?

M. Achille KIRIAKIDES : Non !

M. le Président : Ils sont tous au-dessus de tout soupçon et vous vous êtes donné les moyens de le savoir ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui, d'ailleurs les choses finissent toujours par transpirer...

M. le Président : Faute de cela, vous n'en savez pas plus ?

M. Achille KIRIAKIDES : Il y a un certain nombre de contrôles qui sont effectués !

M. le Président : Est-ce que vos avez une attitude un peu offensive en la matière puisqu'il est de notoriété publique que c'est un domaine dans lequel les procureurs ont intérêt à se montrer attentifs ? On suspend le permis de conduire des chauffeurs qui conduisent en état d'ébriété mais les mandataires qui ont été poursuivis, condamnés et qui ont fait appel continuent d'être allègrement désignés...

Mme Danielle DROUY-AYRAL : ... ou réintégrés...

M. Achille KIRIAKIDES : Je n'ai pas connu le cas sur mon ressort mais je puis vous dire que j'aurais la même réaction que ma collègue si un mandataire de mon ressort était mis en examen !

M. le Rapporteur : Quel type de contrôles le parquet effectue sur les études de ces administrateurs qui travaillent régulièrement avec les tribunaux de votre ressort ?

M. Achille KIRIAKIDES : Je pensais aux contrôles effectués par la Chancellerie...

M. le Rapporteur : Il n'y en a pas ! Je vous le dis, monsieur le procureur, il n'y en a pas !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Avez-vous eu les états trimestriels ? J'en ai un exemplaire dont j'aimerais que vous preniez connaissance puisque c'est à partir d'eux que nous sommes, normalement, censés effectuer nos contrôles...

M. Achille KIRIAKIDES : Il y a effectivement ces états trimestriels mais je n'osais pas y faire allusion parce qu'ils sont pratiquement inexploitables, sauf à constater l'ancienneté de certaines procédures.

Il existe un autre moyen qui permet parfois « d'avoir la puce à l'oreille » ce sont les réclamations ou les récriminations des justiciables sur l'activité des administrateurs ou des mandataires.

Personnellement, j'attache beaucoup de prix à ces réclamations que j'examine avec soin. J'ai pu remarquer, ce qui rejoint une observation sur l'insuffisance des mandataires et des administrateurs, que nombre d'entre eux négligeaient de répondre aux réclamations - justifiées ou non, peu importe - des justiciables. Des salariés, des personnes placées en liquidation judiciaire écrivent et réécrivent sans être honorées d'une réponse, ce que je trouve inadmissible !

M. le Président : Vous faites des remarques ?

M. Achille KIRIAKIDES : Oui, je demande des explications mais j'ai moi-même parfois des difficultés à les obtenir. Je n'y parviens pas toujours mais j'insiste. Sur ce point, je suis têtu et tenace ! En dernier lieu, d'ailleurs, je convoque.

M. le Président : Le mandataire se fait représenter ou se déplace lui-même ?

M. Achille KIRIAKIDES : Il vient en personne !

M. le Rapporteur : Il existe une circulaire de la Chancellerie qui récapitule toute la jurisprudence relative aux délits de malversation - article 207 d'une loi qui nous est bien connue - et qui attire l'attention des membres de tous les parquets sur un certain nombre de comportements récents observés à grande échelle de la part des mandataires de justice et notamment des mandataires-liquidateurs.

Est-ce que cette circulaire vous a incité à pratiquer un certain nombre de sondages, de contrôles et, si tel n'est pas le cas puisque certains de vos collègues nous ont déclaré ne pas très bien savoir comment procéder pour les réaliser, qu'est-ce qui vous manque pour pratiquer des vérifications, soit en moyens d'expertise, soit en moyens humains ?

M. Achille KIRIAKIDES : Il est évident que des moyens humains sont nécessaires pour assurer un contrôle plus efficace, c'est un problème récurrent pour les parquets qui croulent sous leurs tâches.

Je crois, moi aussi, que cette circulaire n'indique pas suffisamment la manière de procéder.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Je me permets d'intervenir car, à Marseille, nous avons beaucoup réfléchi sur ce point.

Il y a eu deux circulaires : celle de février et celle de novembre. La circulaire de novembre est magnifique et très intéressante pour qui s'intéresse aux délits de malversation mais elle est totalement inapplicable.

En février, on nous avait demandé de procéder à des sondages et nous les avons réalisés ce qui a soulevé de nombreuses protestations - ce qui est d'ailleurs plutôt intéressant puisque si l'on proteste c'est qu'il y a gêne et qu'on peut alors se demander pourquoi - mais a eu, de l'avis de tout le monde, un impact positif. On a, en effet, vu resurgir de vieilles affaires et procéder à des clôtures de dossiers qui auraient dû intervenir depuis déjà un certain temps : cela a fait bouger le milieu des mandataires, c'est évident !

Cette opération nous a demandé pas mal de travail mais aux mandataires également et je crois qu'on devra impérativement la rééditer. Pour ma part, j'avais l'intention de le faire en novembre. Malheureusement cela n'a pas été possible, mais je crois qu'il faudra y revenir, que nous devrons nous rapprocher du TPG -Trésorier-payeur général - et voir avec lui quels sont les dossiers en souffrance.

Cela étant, il faut manifestement multiplier les contrôles d'études. Vous dites qu'ils ne sont pas exercés par la Chancellerie : c'est indéniable !

Il conviendrait peut-être de se calquer sur les contrôles qui ont lieu chez les notaires et qui font intervenir un homme de la profession et un homme du chiffre. Une comptabilité extrêmement complexe et technique ne peut, en effet, pas être abordée par n'importe qui ! Il est donc évident qu'il faut multiplier les contrôles, en changer la méthode et procéder par sondages.

M. le Président : Nous sommes preneurs de ce genre de suggestions ; on voit en effet qu'il y a théoriquement beaucoup de moyens mais peu d'effets !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Sur les états, monsieur le Président, les fonds détenus ne figurent pas. Nous ne les connaissons pas : il faut une réforme réglementaire pour cela !

M. le Président : Oui, des petites réformes comme celles-là peuvent être tout à fait efficaces et utiles. Actuellement, tout le monde souhaite que l'institution marche. Il y a beaucoup à faire mais toutes les suggestions seront bienvenues...

M. le Rapporteur : Pour compléter les propos du président de la commission, je retiens que vous avez dit que la circulaire était inapplicable mais j'ai néanmoins le sentiment qu'elle a appris beaucoup de choses aux sections financières et qu'elle était pédagogique.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Elle était remarquable et très bien faite : c'est vrai !

M. le Rapporteur : Je considère donc qu'elle a constitué une bonne première étape. Maintenant, lorsque vous dites qu'elle est inapplicable, vous vous placez sur le plan juridique ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Non, je parle du plan pratique.

M. le Rapporteur : Il serait intéressant que vous nous donniez les moyens de provoquer des réactions complémentaires du côté de la Chancellerie de manière à ce que vous ayez effectivement la possibilité de progresser en ce domaine. C'est une suggestion qui pourrait figurer au nombre de celles que vous êtes susceptible de nous adresser.

M. le Président : Cela nous intéresse d'avoir l'avis d'un parquet important et l'avis d'une juridiction plus éclatée à la campagne.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Si je n'ai pas, moi, les moyens, je doute qu'elle les ait plus...

M. Achille KIRIAKIDES : Je n'en ai effectivement pas plus.

J'ai, pour ma part, eu recours à un sondage et j'ai demandé que l'on me communique l'état des dossiers les plus anciens assorti d'un commentaire. J'ai obtenu les informations souhaitées mais vérifier si les motifs invoqués sont pertinents demanderait de se plonger dans chaque dossier. Lorsque l'on met en avant des difficultés pour une affaire en cours, nous sommes aussi obligés de faire confiance aux mandataires. Il faut donc également que l'organisation repose sur une responsabilisation plus grande de la profession.

M. le Président : De toute façon, mes chers collègues, nous avons devant nous des procureurs qui nos ont été signalés par la Chancellerie comme appliquant très correctement ses consignes. C'est en quelque sorte un échantillon non représentatif.

Dans cet échantillon, il nous reste à écouter M. Lathoud qui a la particularité d'avoir été procureur à Lyon, donc au sein d'une grosse juridiction équivalente à celle de Marseille ou de Paris et qui est maintenant procureur général en campagne, très exactement à Riom pas loin de Clermont-Ferrand !

Nous serions curieux, monsieur le procureur général, de connaître, d'une part votre expérience au sein d'une grosse juridiction où, depuis 1970, le parquet est présent aux audiences du tribunal de commerce, où matériellement les deux juridictions ont été rassemblées en un même lieu, où il y a énormément d'affaires et une tradition de la part des mandataires, à «la lyonnaise», c'est-à-dire exempte de scandales notoires ces dernières années à la différence d'autres régions, et, d'autre part, la réalité dans laquelle il y a beaucoup de tribunaux de commerce et de parquets et où il faut parvenir à faire fonctionner la même justice.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Merci, monsieur le Président, je voudrais également évoquer, depuis 1973, date à laquelle j'ai prêté serment, mon expérience au parquet de Dijon où j'ai vu naître la présence du ministère public aux audiences des tribunaux de commerce. Nous entrions alors sur la pointe des pieds pour suivre cette évolution qui nous a fait devenir acteurs au sens plein du terme.

J'ai connu des poursuites pénales suivies de condamnations contre deux syndics en 1979 et en 1980 à Dijon et à Belfort, j'ai eu à connaître en Saône-et-Loire les suites du sinistre de Creusot-Loire ce qui signifie que j'ai traité - sujet que l'on n'a pas évoqué un seul instant - les relations très étroites avec les pouvoirs publics que, personnellement, je revendique, et notamment les problèmes des sous-traitants de Creusot-Loire.

Après avoir été durant quatre ans procureur de Strasbourg où j'ai eu à connaître l'expérience de l'échevinage dont je suis bien entendu tout à fait partisan, pensant même que l'on pourrait venir à un échevinage en appel, j'ai poursuivi ma carrière au parquet de Lyon et enfin au parquet général de Riom.

J'évoquerai donc d'abord mon expérience actuelle au parquet général, ensuite mon expérience au parquet de Lyon et je terminerai, si vous le voulez bien, en exposant certaines perspectives de réforme qui n'ont pas été évoquées jusqu'à présent.

Mes fonctions actuelles en Auvergne s'étendent sur quatre département, 7 parquets et 13 tribunaux de commerce. Je m'efforce de remplir mon rôle de façon dynamique dans le sens de l'animation, de la coordination et du contrôle.

J'ai plusieurs objectifs dont la politique pénale pour les questions qui touchent les nomades, les malfaiteurs itinérants - sujets qui sont d'actualité dans cette région - les questions qui touchent le notariat et les officiers ministériels pour lesquelles j'ai pris quelques initiatives depuis quelque temps et enfin, je suis attaché à la participation à l'élaboration et à la mise en oeuvre des politiques publiques régionales dont il y a de multiples exemples sur lesquels je n'insisterai pas me limitant à vous dire que j'ai pu faire en sorte que, depuis quelques semaines, on procède à une évaluation de la politique de prévention de la délinquance dans le contrat de plan Etat-Région. Je crois en effet qu'il appartient au procureur général d'être, là aussi, en relation avec les pouvoirs publics.

En ce qui concerne plus spécialement les tribunaux de commerce et les mandataires, j'ai orienté mon action et celle de mon parquet général dans trois directions, d'abord en insistant sur la nécessité pour les parquets de surveiller les procédures collectives, ensuite en agissant pour renforcer la rigueur de gestion des juridictions consulaires, enfin en agissant sur les mandataires.

Pour exercer une surveillance sur les procédures collectives, j'ai été amené à réunir les sept procureurs, à commenter avec eux et à travailler avec eux les circulaires de la Chancellerie qui me paraissent extrêmement utiles. Pour ce qui me concerne, je serai d'ailleurs très attentif aux documents émanant de l'Ecole de la magistrature lorsque j'en aurai connaissance.

À la suite de cette réunion, j'ai été amené à faire rédiger une note méthodologique et une note d'orientation pour les procureurs de façon très pratique pour leur demander de faire des représentations périodiques sur les rapports qui viennent ou qui ne viennent pas émanant des mandataires.

J'ai également été amené à effectuer des visites sur le terrain afin de voir ce qui fonctionnait et ne fonctionnait pas au niveau des secrétariats de parquet à propos de ces rapports de mandataires liquidateurs.

J'ai, en outre, insisté sur l'examen des suivis des états périodiques et si je ne suis pas encore parvenu à totalement convaincre les mandataires-liquidateurs, ces derniers ont néanmoins compris qu'ils ne pouvaient se contenter de nous servir la formule « procédure en cours ». À la seconde lettre sans réponse c'est d'ailleurs la police et la gendarmerie qui les entend car je ne les convoque pas : je crois qu'il faut qu'ils comprennent clairement qu'ils doivent venir d'eux-mêmes.

Pour renforcer la rigueur de gestion de la juridiction consulaire - deuxième axe de mon action - je suis intervenu très activement pour faire en sorte que cessent les publicités en faveur des serveurs télématiques privés diffusant de l'information sur les registres publics. Mon action a été suivie d'effets dans deux tribunaux de commerce : Aurillac et Saint-Flour.

J'ai également fait des efforts, à l'heure actuelle encore infructueux, pour faire déclarer par les présidents des tribunaux de commerce les contributions d'organismes donateurs - chambres de commerce notamment - aux dépenses de réception, de formation et de fonctionnement courant. Malgré les mises en garde de la Chancellerie qui étaient très claires sur ce point, malgré les mises en garde écrites et personnelles du Premier président et de moi-même, nous n'avons pas eu de déclarations de fonds, hormis pour un seul tribunal : le tribunal de commerce d'Ambert qui a déclaré 2 500 francs pour abonder, par la suite, aux fonds de concours. Mais sur les treize tribunaux de commerce, je n'ai pas encore remporté de succès.

Enfin, j'en arrive à un point de détail mais sur lequel il me semble que les parquets généraux peuvent agir. Je me suis, en effet, aperçu qu'il n'était pas acceptable d'autoriser la prise en compte dans le budget de fonctionnement des tribunaux de commerce, au titre de l'abonnement et de la documentation, de la cotisation des juges demandée par la conférence nationale des tribunaux de commerce. On constate qu'au titre de la documentation, on fait payer les cotisations des juges à cette conférence.

Pour illustrer le contrôle des mandataires, je vous proposerai deux exemples. Comme mon collègue, procureur général d'Aix-en-Provence, j'ai diffusé - je crois que nous sommes les seuls à l'avoir fait - auprès de tous les présidents de tribunaux de commerce mais surtout auprès des mandataires, la jurisprudence de la chambre commerciale qui, deux fois, en 1996 et 1997, indiquait que le droit fixe prévu par l'article 12 du décret de 1985 devait s'appliquer dans des conditions bien précises et je leur ai rappelé, conformément à cette jurisprudence, que les représentants des créanciers ne pouvaient prétendre au droit fixe que dans le cadre d'une liquidation et non dans le cadre d'une continuation ou d'une cession d'entreprise.

En pratique, je me suis aperçu que ce n'était pas le cas et que le droit fixe était attribué systématiquement.

M. le Président : Chez vous aussi, madame ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Oui et cela a d'ailleurs donné lieu à un conflit assez important !

M. le Président : Et comment a-t-il été réglé ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : À l'heure actuelle, un peu à l'amiable. Le président du tribunal de commerce a suggéré que les mandataires demandent des provisions, qu'ensuite on procède à la liquidation et qu'on essaie de voir si une procédure nouvelle ne pouvait pas être engagée sur ces demandes de rémunération.

Si vous me permettez d'intervenir, monsieur le procureur général, je dirai qu'il y a là un véritable problème dans la mesure où il est vrai que cette interprétation de la Cour de cassation existe mais qu'il nous faut être sûrs du droit sur ce point car l'article 12 donne lieu à des lectures très contradictoires.

Je crois, en revanche, qu'un problème crucial se pose au niveau des études qui tient à la différence de moyens des intéressés. Un étude qui a été réalisée sur les mandataires liquidateurs à Marseille a montré que la moyenne avant impôts de leurs résultats était de 400 000 francs. Certaines grosses études affichent un résultat de 800 000 F mais d'autres, plus petites, un résultat nettement inférieur.

Il existe de très jeunes mandataires qui font d'ailleurs bien leur travail et qui ont été mis en grande difficulté par une application un peu abrupte de cet article 12.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Certains mandataires sont effectivement venus me voir en délégation et j'ai cru comprendre que certains tribunaux de commerce qui étaient très respectueux du droit et de la jurisprudence, étaient plus en retrait dans cette affaire-là. Mes procureurs seront très vigilants pour interjeter appel des décisions contraires : je suis persuadé que nous obtiendrons très rapidement un revirement de jurisprudence des juges du fond.

Pour l'instant, le fer est dans la plaie et je crois qu'il faut continuer à agir dans ce sens avec prudence, certes, mais avec détermination comme nous nous y sommes engagés.

Concernant les états périodiques, j'ai constaté qu'ils étaient lacunaires et j'ai engagé une procédure systématique de rappel de demandes écrites insistantes pour obtenir des réponses.

M. le Président : À Lyon, c'était mieux ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Ce n'était pas différent !

J'ai donc déjà convoqué les mandataires et saisi le prétexte de ces droits fixes pour faire avec eux le point sur l'ensemble des questions qui nous intéressaient dans le cadre des procédures collectives et des exigences que les procureurs avaient sur leurs affaires

En l'état actuel des choses, - j'en termine sur la situation de la région Auvergne, qui correspond très exactement au ressort de la cour d'appel - ce qui est très important et très utile en termes de carte judiciaire et administrative, je crois que les procureurs et les tribunaux de commerce entretiennent des relations courtoises et de sympathie réciproque.

Cela dit, je crois qu'il est utile d'aller plus loin notamment dans l'échange d'informations. Je suis, pour ma part, absolument persuadé que dans les affaires qui touchent l'ordre public local, la crédibilité du parquet repose sur la qualité et l'étendue des informations dont il dispose.

Il est certes vrai que les parquets communiquent aux juridictions consulaires les informations qu'ils ont pu recueillir mais ils en ont bien peu qui touchent le contexte économique, financier et social. Je crois que, sur ce point, il y a un effort à faire et je suis convaincu que, puisque nous portons actuellement à l'attention des tribunaux de commerce les procédures qui nous sont signalées dans le cadre de l'article 40 des administrations fiscales, financières et autres, il faudrait une réciproque et je suis favorable, pour ce qui me concerne, à l'application de l'article 40 aux mandataires assortie, en outre, d'une sanction pénale en cas de non-respect des obligations, comme pour les commissaires aux comptes que nous évoquions précédemment : il m'arrivait assez régulièrement, à Lyon de prendre l'initiative de les convoquer lorsqu'une entreprise en difficulté touchait à l'ordre économique, public et social.

En l'état actuel des choses, je crois donc effectivement, que les mandataires signalent fort peu d'infractions dans la mesure où la banqueroute est maintenant très limitée par rapport à ce qu'elle était dans les années 1970 et je regrette également que les services de la préfecture, de la banque de France qui détient énormément d'informations - j'y reviendrai - et les renseignements généraux ne communiquent jamais aucun renseignement écrit sur la situation financière, économique et sociale de l'entreprise en difficulté. Je considère que c'est dommage !

Vous me posiez la question de mon expérience lyonnaise. J'ai donc été procureur de 1991 à 1996 à une époque où les affaires commerciales n'étaient pas la seule priorité de mon parquet qui comprenait à l'époque 24 magistrats.

Nous avions alors trois soucis - et je parle sous le contrôle des élus que j'ai pu connaître à l'époque : face à la délinquance urbaine qui était une réalité considérable, la mise en place de réponses rapides et diversifiées passant notamment par l'installation de quatre maisons de justice et par un traitement vraiment opérationnel des affaires en temps réel ; la préparation du déménagement dans le nouveau palais de justice qui représentait une opération de 600 millions de francs ce qui n'était pas rien pour une juridiction comme la nôtre ; la prévention de la délinquance et la répression en matière économique et financière.

Sur ce troisième point, je peux signaler que j'ai eu à connaître de poursuites et de condamnations dans un délai de 18 mois après le début de l'information, d'affaires dans lesquelles deux anciens ministres de la République ont été condamnés de façon définitive.

En ce qui concerne les affaires économiques et financières, deux priorités se dégageaient : l'ordre public économique et l'ordre public pénal.

Je n'aborderai pas la question du second mais en ce qui concerne le premier, avec les cinq magistrats de la section financière - un procureur adjoint, et quatre substituts - nous poursuivions plusieurs objectifs devant le tribunal de commerce, notamment veiller à l'application de la loi, prévenir et accompagner les procédures de prévention, éviter de provoquer par des poursuites inconsidérées l'échec des procédures susceptibles de maintenir l'emploi et de permettre la restructuration économique. En outre, nous tenions à être, comme je l'avais été dans les autres juridictions, le relais des pouvoirs publics devant les juridictions consulaires par rapport à des opérations aux enjeux économiques et d'ordre public, ce qui explique que nous étions présents aux audiences des procédures collectives mais que nous ne l'étions pas régulièrement aux audiences de sanction, considérant qu'il convenait de prendre au mot les juridictions consulaires qui étaient peu désireuses que le parquet fasse trop rapidement de la répression et qu'il appartenait aux juges consulaires de prendre eux-mêmes leurs responsabilités en ce qui concernait les procédures de sanction.

Cela étant dit, à Lyon, notre souci à ces audiences des procédures collectives était de ne pas faire figure soit d'alibis permettant de dire que, le parquet étant présent, tout allait bien, soit d'otages en nous laissant associer à des prédélibérés pour nous trouver par la suite coincés par rapport aux enjeux publics.

Il est vrai que nous poursuivions également un deuxième objectif dans le cadre des procédures d'ordre public économique : outre le fait d'être présents au tribunal de commerce, nous avions la volonté de gérer un peu mieux les rapports périodiques des mandataires et de mettre en place - j'ignore où les choses en sont actuellement, mais cela n'existait pas encore en 1996 - un système de fichier informatisé sur les procédures collectives.

Pour répondre à votre question monsieur Darne, je dirai qu'actuellement dans les parquets - et je l'ai encore vu avant-hier dans un des parquets de mon ressort - les rapports des mandataires ne sont pas gérés de façon automatisée, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de reproduction automatique. J'ai même découvert que dans un parquet du ressort que connaît bien le Président de la Commission, aucun rapport de mandataire n'était arrivé depuis le mois de janvier 1998 : c'est une réalité qui, effectivement, est liée aux problèmes de moyens en termes de secrétariat, de nombre de magistrats mais aussi en termes d'absence de logiciels permettant, me semble-t-il, de travailler de façon plus pertinente et percutante !

À Lyon, il existait des réunions périodiques « à la lyonnaise » pour reprendre votre expression, monsieur le Président, qui n'étaient quand même pas dénuées d'intérêt dans la mesure où, depuis un certain nombre d'années, une réunion de travail mensuelle continuait à se tenir qui rasssemblait des professeurs d'université, des membres du tribunal de commerce et le parquet financier pour faire le point, non seulement sur l'actualité législative, mais également sur un certain nombre de questions touchant les trois partenaires présents.

De même, des réunions étaient organisées avec les partenaires habituels du parquet financier et, personnellement, j'étais très attaché à prendre, sans attendre l'opportunité d'un dossier ou d'une convocation, l'initiative de contacts avec les interlocuteurs que sont le préfet de région, le directeur de la Banque de France et éventuellement les dirigeants de la chambre de commerce et de l'association patronale qui, à Lyon, pèse lourd dans les équilibres locaux et régionaux.

De cette époque, je retiens d'abord le fait qu'il est impossible de faire l'impasse sur les moyens en termes d'effectifs - je ne m'étendrai pas sur ce point mais je tiens quand même à le rappeler - puisqu'il fallait dans le même temps être présent à Rillieux-la-Pape et à toutes les audiences du tribunal de commerce ; les uns et les autres déplorant de ne pas avoir suffisamment de magistrats présents sur le terrain.

J'évoquerai, ensuite, le manque de moyens d'investigation qui a déjà été évoqué par mes collègues.

Les brigades financières ont été supprimées à la sécurité publique et à la section financière du SRPJ, elles étaient surchargées. Je vais même jusqu'à prétendre que la direction de l'action publique est faite par ceux qui font les choix : or, le choix des enquêtes et la priorité des enquêtes étaient bien souvent arrêtés - je le dirai sans le dire - par le directeur du SRPJ d'où l'intérêt d'une négociation permanente et de relations étroites entre le parquet et la section financière de la P.J. pour que le choix sur les enquêtes à engager relève bien du parquet et non pas du commissaire de la section financière.

Je dirai, pour finir, que j'ai découvert à Lyon toute l'importance des procédures collectives qui touchaient à des associations. Je m'adresse à des élus et, personnellement, j'avais été très frappé par le fait que dans le cadre de la politique de la ville beaucoup de subventions étaient attribuées à des associations pour des actions d'insertion, d'animation ou autres dans les quartiers difficiles, mais qu'en plongeant le nez dans les procédures collectives qui concernaient lesdites associations, on pouvait, devant le tribunal de grande instance, faire des découvertes considérables.

Par ailleurs, j'ai également noté au cours de cette expérience lyonnaise, l'implication considérable du président du tribunal de commerce ans les procédures de prévention et sur les règlements amiables.

J'ai eu à connaître en 1992-1993 le développement important des règlements amiables mis en en place par le président du tribunal de commerce, comme à Nanterre et à Paris, au moment où la situation du marché de l'immobilier était catastrophiqu. J'ai pu constater, en quelques mois, l'augmentation très importante du nombre des procédures de règlement amiable au point que nous nous sommes interrogés à la section financière du parquet. Il en est ressorti que ces règlements amiables n'en étaient pas véritablement mais qu'il y avait énormément de cessations de paiement.

En outre, nous nous sommes inquiétés de voir l'augmentation du passif qui était à la charge des banques et dont les chiffres, sur le plan financier, nous sont apparus énormes. Nous avons tenté de mieux comprendre et là, devant le tribunal de commerce, nous nous sommes aperçus que le texte de 1984 et 1985 prévoyait bien une information du parquet mais qu'il s'agissait d'une information minimum, qu'elle se limitait parfois à des avis avec des en-tête de sociétés qui n'attiraient pas toujours particulièrement l'attention, qu'en réalité elle était très limitée et que le président du tribunal de commerce était très soucieux de faire respecter le secret qui, du reste, est exigé par l'article 38 de la loi de 1984.

Je considère que le décret de 1985 nous fournissait bien peu d'éléments pour comprendre ce qui se passait à propos de ces procédures de règlement amiable.

Nous avons donc adopté, le procureur adjoint de la section financière et moi-même, une démarche qui a consisté à rencontrer le directeur de la Banque de France et le préfet de région pour attirer leur attention sur le danger que nous paraissait pouvoir présenter ce développement des procédures de règlement amiable et nous avons tenté de mener une réflexion un peu politique par rapport à la situation économique et au rôle que jouait le tribunal de commerce.

Le président du tribunal de commerce, voyant que nous avions l'attention éveillée a, je crois, modifié sa pratique.

M. le Président : C'est toujours le même qui est en place actuellement ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Non, je parle de son prédécesseur !

Cela étant dit, la méthode répondait à de bonnes intentions mais je crois quand même qu'on maintenait artificiellement une situation de cessation de paiement dans l'espoir que la crise économique dans le secteur de l'immobilier allait cesser.

M. le Président : On voit quand même là un tribunal de commerce qui, en fait, a utilisé l'originalité de sa formation, pour agir dans un secteur! Si tous avaient eu la même approche, je pense que l'institution aurait évolué...

M. Jean-Amédée LATHOUD : Ce que je souhaite exprimer c'est qu'à son échelon, le parquet n'est pas là uniquement pour recevoir des avis.

Il ne suffit pas d'avoir un texte, encore fait-il le faire vivre et il est vrai que, là, dans le cadre de toutes ses relations, dans un contexte politique à l'époque délicat, l'échange d'informations que nous avons eu avec le préfet, dans les deux sens pourrais-je dire, m'a permis d'avoir avec mes interlocuteurs du tribunal de commerce des informations qui, autrement, ne me seraient jamais parvenues.

J'attire l'attention sur l'importance, pour les parquet, de cette information dans le domaine financier économique et social que nous n'obtenons actuellement, ni par la loi, ni par les décrets !

Vous m'avez demandé de vous indiquer les réformes auxquelles je pensais. Je ne reviendrai pas sur la carte judiciaire mais je me contenterai d'ajouter que le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand a six tribunaux de commerce dans son ressort et qu'il y a deux TGI dans le Puy-de-Dôme.

Je pense que les greffiers titulaires de charge sont certainement des gens très sérieux, très compétents, très soucieux de bien faire mais qu'ils sont les adversaires les plus farouches de la modification de la carte judiciaire : il faut, me semble-t-il, que vous en soyez conscients !

Concernant l'échevinage, je dirai que j'y suis personnellement favorable. Je l'ai vu fonctionner à Strasbourg et je pense qu'il constitue une bonne formule. Les industriels ou les commerçants qui participaient à la juridiction ne me semblaient pas être des sous-magistrats comme on l'entend dire en vieille France.

M. le Président : Vous alliez au tribunal de commerce de Strasbourg ? Vous étiez procureur ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : J'étais procureur à l'époque et un procureur adjoint, qui est maintenant procureur à Lyon, allait très régulièrement aux audiences de procédure collective.

Cela étant, vous me permettrez de revenir en arrière et de reprendre ma casquette pénale, pour dire que, lors de l'expérience que j'ai eue à Lyon, j'ai été très frappé de constater que l'information du parquet sur les fraudes pénalement répréhensibles venait très peu du tribunal de commerce. Elle venait beaucoup des articles 40, de la chambre régionale des comptes, de la commission de le concurrence mais très peu, je le répète, des procédures commerciales. Par conséquent, je crois beaucoup à la présence du parquet devant les tribunaux de commerce lorsqu'il s'agit de faire prévaloir un ordre public et économique mais je n'y crois guère pour obtenir des informations touchant aux infractions pénales.

Concernant l'échevinage, je me pose la question de savoir s'il ne serait pas imaginable que des juges consulaires, en contrepartie de l'échevinage en première instance, viennent compléter les juridictions d'appel.

M. le Président : C'est une très bonne idée !

M. Jean-Amédée LATHOUD : Je m'interroge également sur le bénévolat. Le bénévolat des juges consulaires est certes admirable, mais je considère qu'il ne se justifie plus, même pour des raisons d'économie budgétaire.

Je constate que les conseillers prud'hommes employeurs sont rémunérés et que dans les juridictions petites, moyennes et même grandes - à Lyon c'était le cas - trop de juges consulaires sont, soit des retraités, soit des cadres d'entreprise mis à disposition.

Personnellement, je considère qu'il serait préférable de rémunérer les juges consulaires et de permettre éventuellement, à l'issue de leur mandat, aux présidents et aux vice-présidents d'intégrer la magistrature à un niveau de cour d'appel : je pense que ce serait une excellente chose qui irait dans le sens d'une évolution positive.

La formation continue est certes souhaitable mais j'insiste sur le fait qu'il faut éviter d'avoir une « formation maison » dans les tribunaux de commerce. Formation continue, oui, ENM, certes, mais surtout une formation commune juge consulaire et magistrat de l'ordre judiciaire dispensée par des conseillers à la Cour de cassation, des professeurs d'université ou des magistrats de l'ordre judiciaire et non pas uniquement par des juges consulaires. Je suis contre les formations « maison » que je trouve limitées.

Pour ce qui concerne la gestion des tribunaux de commerce, je crois que la présence active des magistrats du parquet est nécessaire et qu'elle doit être évidemment renforcée en termes de moyens.

Je suggère que l'on réfléchisse au contrôle des juridictions consulaires par les premiers présidents des cours d'appel. J'estime que les premiers présidents devraient pouvoir intervenir plus fréquemment pour contrôler les délais de traitement des procédures, la gestion des flux juridictionnels, l'administration du tribunal comme ils le font pour toutes les autres juridictions du premier degré de leur ressort.

Enfin, il ne m'apparaît pas souhaitable, je le répète, que les juges consulaires se constituent en ordres juridictionnels séparés. Les conférences régionales et la Conférence nationale qui ont une importance évidente et une utilité incontestable ne doivent pas devenir une structure hiérarchique parallèle à celle des cours d'appel et de la Chancellerie.

Je constate que les chefs de cours ne sont pas destinataires, sauf s'ils le demandent expressément de la juridiction, des statistiques périodiques des tribunaux de commerce qui sont recueillies par la Chancellerie, à Nantes. Autrement dit, actuellement ils ne disposent d'aucun indicateur de gestion des flux des procédures des tribunaux de commerce : je m'en étonne et je ne comprends pas pourquoi, alors que nous avons les flux des procédures civiles, des procédures pénales, nous n'avons pas les flux en matière commerciale. Je pense que ce serait souhaitable !

Je tiens à souligner un autre aspect des choses : au moment où il semble que le Parlement va discuter d'un projet de loi organique qui évoque, au niveau des cours d'appel, les commissions d'examen de réclamations des justiciables, saisies « par toute personne s'estimant lésée à raison des actes d'un magistrat susceptible de recevoir une qualification disciplinaire » je m'étonne qu'on ne prévoie pas les réclamations contre les juges consulaires.

M. le Président : C'est une observation très juste !

M. Jean-Amédée LATHOUD : J'en arrive aux mandataires. Pour ce qui me concerne, je confirme que beaucoup regrettent qu'ils ne soient pas plus disponibles.

Ils ont refait - et je tenais à l`indiquer - la carte judiciaire : ils sont sur les routes dans des conditions telles qu'ils ont modifié les limites des ressorts entre de multiples juridictions : les administrateurs de Lyon travaillaient, en fait, entre Bourg-en-Bresse et Montélimar et ceux de Chalon-sur-Saône travaillaient, comme vous le savez, entre Dijon et Lyon.

En conséquence, j'estime que l'organisation de la profession n'est pas satisfaisante dans la mesure où il existe un véritable numerus clausus de fait, des bureaux annexes dispersés, une sous-traitance - utile certes - de l'indemnisation des salariés licenciés à des groupements d'intérêt économique, comme c'est le cas à Lyon et, personnellement, je m'interroge, sans apporter de réponse, sur le caractère libéral et l'indépendance de cette profession qui exerce véritablement une mission de service public.

Les tarifs, à mon sens, doivent être complètement revus - mais c'est un lieu commun. Les inspections des études de mandataires sont, aujourd'hui, ou inexistantes, ou très formelles. J'ai consulté le projet de la Chancellerie concernant la création de contrôles à l'échelon régional. Une telle création est souhaitable ; néanmoins, il m'apparaît nécessaire d'être assisté, à l'échelon de la cour d'appel d'un pôle de compétence qui réunirait des experts-comptables et un certain nombre d'auditeurs. En effet sur la cour d'appel d'Aix-en-Provence, par exemple, entre les préoccupations de Nice, de Marseille ou de Toulon, il me semble indispensable qu'un tel pôle de compétences puisse relever, non d'un tribunal, mais peut-être d'une cour.

Je crois, en outre, que les méthodes de travail de la Chambre régionale des comptes et du Conseil de la concurrence devraient être reprises et adaptées à la logique judiciaire (corps d'assistants de vérificateur).

J'espère que les pôles financiers signifieront un accroissement du nombre d'officiers de police judiciaire ou de magistrats. Je souhaite qu'il fassent intervenir davantage d'experts-comptables ou de détachés, comme c'est le cas pour les chambres régionales des comptes, pour permettre aux magistrats de prendre leur décision et d'avoir de meilleures informations d'ordre économique et financier.

J'en arrive aux dispositions de l'article 40 que j'ai déjà évoquées tout à l'heure. Il me semble qu'elles devraient être étendues aux mandataires.

Enfin, j'en aurai terminé, après avoir évoqué dans une réflexion plus large où je m'engage personnellement, le rôle du ministère public depuis la loi de 1981 qui a prévu ce droit d'action, que j'ai vu mettre en place lorsque j'étais procureur et que j'ai par la suite été amené comme mes collègues à utiliser.

Cette loi de 1981 a consacré le rôle du magistrat du ministère public, représentant légitime des pouvoirs publics auprès des tribunaux de commerce. Mon expérience dans les autres départements que j'évoquais tout à l'heure où il y a avait une vie économique importante m'a permis de penser que cette loi avait pour objet - et c'était le terme même de la circulaire du garde des sceaux de 1982 - de permettre « aux pouvoirs publics dont le rôle est souvent décisif pour l'issue des procédures collectives de ne pas être désarmés face à certaines situations mettant en cause l'ordre public, économique et social et qui, jusqu'alors, ne pouvaient trouver de solutions que par des voies officieuses ou détournées ». C'est le texte même de la circulaire de 1982 commentant la loi de 1981 sur le droit d'action.

Depuis cette loi, soit depuis quinze ans, je crois que les magistrats des parquets ont entretenu et entretiennent des liens très étroits avec les responsables des préfectures de région, de la Banque de France, du Trésor avec les comités examinant les comptabilités des entreprises, notamment le CIRI et le CORRI.

Dans les affaires difficiles mettant en cause la restructuration économique, l'ordre social local, les parquets doivent être les interfaces entre les pouvoirs publics et les juges consulaires et, pour ce qui me concerne, j'attire l'attention de mes procureurs sur la nécessité de ne pas attendre que les présidents de tribunaux de commerce décrochent leur téléphone pour appeler les préfets afin de savoir quelle devrait être l'orientation possible de l'ordre public local.

Le parquet a, aujourd'hui, une grande légitimité dans son dialogue avec les chefs de services financiers et les administrations de l'Etat et la réforme du ministère public est de nature à modifier très sensiblement cet équilibre.

Je n'engage que moi en concluant ainsi mais je dirai qu'à titre personnel, en ma qualité de procureur général, fort de mes vingt-cinq années d'expérience et n'ayant pas à rougir de ce que j'ai fait dans le cadre de la direction de l'action publique et du statut qui a été le mien jusqu'à aujourd'hui, je considère que la coupure du lien hiérarchique en matière pénale entre les parquets et la Chancellerie qui semble devoir être examinée dans les prochains mois, aura, j'en suis certain, des conséquences importantes sur les relations entre les parquets et les juridictions consulaires.

Je constate que l'interdiction des instructions particulières adressées au parquet, l'indépendance du ministère public par rapport à la Chancellerie, devraient inciter le législateur - devraient vous inciter - à prévoir un droit d'action direct du garde des sceaux devant les juridictions consulaires comme devant les juridictions pénales. S'il n'y a plus d'instructions individuelles en matière pénale, il ne doit plus y en avoir en matière commerciale et pour les procédures collectives : nous devons, les uns et les autres, en prendre acte !

Je pense personnellement que c'est une question importante qui mérite que l'on y réfléchisse...

M. le Président : Monsieur le procureur général, nous vous remercions et nous tiendrons compte de tout ce que vous venez de dire tout en précisant que le dernier point de votre exposé ne s'inscrit pas exactement dans le cadre de notre commission d'enquête.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Oui, mais lorsque j'évoque cette question avec un certain nombre de mes collègues, ils m'opposent que, pour l'instant, on ne parle que de la réforme du code de procédure pénale et non pas de la réforme du code de l'organisation judiciaire.

N'empêche que je crois que les principes généraux de la relation hiérarchique se trouveront complètement modifiés par cette réforme qui va être votée prochainement et ne seront pas sans conséquences sur la présence du parquet devant les tribunaux de commerce. Voilà simplement ce que je tenais à préciser !

M. le Président : En clair, vous pensez que le système actuel doit être grosso modo maintenu, quitte à être clarifié...

M. Jean-Amédée LATHOUD :. ..dans la mesure où il ne fait pas obstacle à l'exercice de l'action publique et à la bonne application de la loi et à l'intérêt général en matière économique et sociale.

M. le Président : Nous nous en souviendrons !

M. le Rapporteur : Ma question concerne l'exercice des droits de recours.

Souvent, en effet, le parquet se trouve au centre d'un certain nombre de revendications puisque les différentes parties n'ont pas elles-mêmes les moyens d'exercer ces voies de recours. Il est fréquent, lorsque nous interrogeons vos collègues sur des affaires particulières dans le cadre des enquêtes que la commission a menées dans les ressorts, qu'ils nous répondent : « sur ce dossier, je n'étais pas d'accord, tout le monde voulait que je fasse appel mais je n'avais pas assez d'arguments pour porter la contradiction et, de surcroît, une telle attitude aurait eu des conséquences sur mes relations futures avec la juridiction consulaire. »

En conséquence, comment voyez-vous une réforme des voies de recours, devons-nous faire apporter des retouches à la loi de 1985 sur ce sujet et comment envisagez-vous le rôle du parquet dans le dispositif ? Devra-t-il ne plus être qu'une partie parmi d'autres si nous ouvrons les voies de recours à tous ceux qui ont des intérêts contradictoires - et ils sont nombreux - et comment traiteriez-vous le problème de la célérité des procédures en appel ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Vous avez compris que j'avais une expérience d'ordre général et que je n'étais pas précisément un spécialiste des procédures collectives compte tenu des responsabilités qui étaient les miennes.

Il m'a simplement été donné de constater en réfléchissant un peu, en interrogeant le parquet et en observant la pratique au niveau de la cour d'appel - et j'ai une affaire sous les yeux - que finalement et paradoxalement, il y avait plus souvent des appels du parquet expressément formulés que des conclusions écrites dans les procédures collectives.

On pourrait penser que le parquet, qui est très présent devant les juridictions consulaires, devrait plus souvent prendre des conclusions écrites alors qu'on constate qu'il le fait très rarement ce que, personnellement, je déplore.

Par ailleurs, je constate que, finalement, dans un certain nombre de cas, le parquet prend l'initiative d'user de son droit d'appel ce que j'estime être une très bonne chose. J'ai sous les yeux une procédure toute récente qui a été jugée par la cour d'appel de Riom où le parquet de Vichy avait pris l'initiative d'interjeter appel d'une décision relative à une société de pharmacie qui était en cessation de paiement et pour laquelle, comme par hasard, le plan de cession qui avait été accepté par le tribunal de commerce, consistait à la céder à un groupement de pharmaciens ce qui permettait évidemment de régler le problème des numerus clausus.

Le parquet a interjeté appel, en liaison avec le parquet général et la cour a rendu, il y a quelques mois, un arrêt réformant cette décision. La presse régionale a titré aussitôt : « Les docteurs en droit liquident la pharmacie du Globe. Cinq pharmaciens espéraient régler par leurs propres soins un problème de concurrence endémique en rachetant une officine placée en redressement judiciaire... » et explique que cette loi est totalement inadaptée - la formule « les docteurs en droit » en disant long sur son interprétation de l'affaire....

M. le Président : Vous pourrez nous laisser cet intéressant document ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Certainement !

Premièrement, je considère donc que l'exercice du droit d'appel par les parquet, qui est une réalité et, paradoxalement, une réalité plus tangible que bien souvent les conclusions écrites devant les juridictions consulaires, est une bonne chose.

Deuxièmement, je suis plutôt favorable au maintien du monopole du droit d'appel au ministère public et pour ce qui concerne la question de l'audiencement devant les cours d'appel ; je dois dire que j'ai a chance d'avoir une cour d'appel efficace...

M. le Président : Une des plus rapides de France !

M. Jean-Amédée LATHOUD : Exactement, pour des raisons diverses et je n'ai pas de point de vue personnel sur la question.

M. le Président : Le délai est de combien ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Pour l'affaire que j'évoquais à l'instant, l'ouverture de la procédure collective par le tribunal de commerce de Cusset est intervenue le 6 février 1996, le jugement a été rendu le 6 mai 1997 et l'arrêt de la cour d'appel, le 17 décembre 1997.

M. Christian MARTIN : C'est quand même long...

M. Jacky DARNE : Dans un plan de reprise ou pour une décision de continuation ou de rachat, c'est trop tard !

M. Jean-Amédée LATHOUD : Vous avez entièrement raison !

M. Jacky DARNE : Il faudrait que tout soit réglé en trois semaines car, une fois le mois dépassé, l'appel devient dans la plupart des cas catastrophique pour l'entreprise... Une des façons d'avoir une productivité supérieure ne consisterait-elle pas à transférer toutes les procédures collectives du TGI, lorsqu'il s'agit de sociétés civiles ou d'associations, à un tribunal de commerce qui, du coup, ne serait plus de commerce mais de procédures collectives ?

Par ailleurs, puisque vous avez fait précédemment allusion aux associations, quel bilan tirez-vous de la façon dont les tribunaux de grande instance jugent les associations et voyez-vous une différence notable entre l'approche du TGI et celle des tribunaux de commerce qui, en définitive, examinent des situations économiques comparables ?

M. Jean-Amédée LATHOUD : Il me semble que les juridictions consulaires ont une approche pragmatique du problème et une bonne connaissance du contexte économique et financier local alors que l'approche juridique y est moins rigoureuse.

En revanche, le tribunal de grande instance, pour ce qui concerne les questions de sociétés civiles, de coopératives ou d'associations, avec ses juges professionnels, a une approche beaucoup plus juridique mais plus éloignée des réalités financières et économiques.

C'est ce qui explique que je sois favorable à une juridiction unique mais échevinée.

M. le Président : Oui, l'échevinage présenterait également cet autre avantage mais cela pose le problème de savoir si on réduit cela au monde des affaires et comment on l'entend.

M. Jacky DARNE : Une des plus grandes difficultés porte justement sur les plans de redressement ou les propositions de rachat. Il y a énormément de polémiques qui tiennent au fait que lorsque plusieurs entreprises sont candidates à une reprise et que le tribunal en choisit une, les salariés estiment que le capital est pris trop en compte par rapport à l'emploi ou qu'un autre choix était économiquement plus satisfaisant.

Puisque vous avez la possibilité d'avoir communication de ces plans, j'aimerais savoir si vous les lisez, si vous vous forgez une opinion et comment.

M. Achille KIRIAKIDES : Oui, bien sûr, nous avons communication des plans et de l'analyse qu'en font les administrateurs. Dans les situations les plus délicates, j'examine très scrupuleusement ces plans, j'en discute avec le parquet général et également avec les juges consulaires.

Il est évident que ces plans sont fortement contestés et que le problème vient de ceux qui ont été évincés car souvent ils estiment qu'ils l'ont été pour des raisons obscures...

M. le Président : ..Voire inavouables - parfois c'est vrai !

M. Achille KIRIAKIDES : Voire inavouables, effectivement ; c'est peut-être vrai, je n'en sais rien ; mais dans ce cas, c'est au ministère public qu'il appartient de faire jouer son droit d'appel s'il juge que la meilleure solution n'a pas été retenue. Il est également vrai que les offres sont parfois équivalentes, quand elles ne sont pas toutes mauvaises !

M. Christian MARTIN : D'où la difficulté de choisir !

M. Jacky DARNE : Néanmoins, on est parfois surpris de la quasi-unanimité contre une solution qui, bien que le repreneur ne jouisse d'aucune confiance, finit quand même par être retenue pour des raisons d'environnement, d'amitié. Il peut aussi se trouver que l'attachement au propriétaire l'emporte sur la survie de l'entreprise. Dans tous ces cas, j'ai l'impression que le contrôle n'est pas vraiment effectué.

M. Achille KIRIAKIDES : C'est ce à quoi je faisais précédemment allusion dans mes propos généraux sur la proximité, quand j'évoquais le manque de recul et les pressions !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : J'ai dit antérieurement qu'au parquet de Marseille, nous nous rendions systématiquement aux audiences de plan.

Nous en avons communication obligatoire et nous les lisons, bien évidemment ! Nous lisons également avec beaucoup d'intérêt l'analyse qu'en fait l'administrateur ce qui nous permet, au moment de l'audience de poser un certain nombre de questions. Comme je vous le disais, les rapports sont parfois d'inégale qualité ce qui nous a valu de « cuisiner » certains de leurs auteurs et de discuter autour de la table, pièces en main, au cours d'un véritable débat contradictoire.

Il m'est arrivé aussi, dans une affaire où deux plans étaient présentés et où les salariés avaient assez curieusement eu le sentiment que l'administrateur était favorable à l'un d'entre eux et poussait dans son sens - ce qui était peut-être perceptible à l'écrit mais moins nettement à l'oral - de les rencontrer pour éviter toute difficulté, de leur expliquer la procédure - il arrive qu'ils soient démunis ou peu conseillés - et de leur indiquer que, si d'aventure la décision du tribunal de commerce présentait une particularité quelconque, j'envisagerais de faire appel.

Il y a tout intérêt, au niveau de l'ordre public, de maintenir la sécurité. En l'occurrence la décision qui a été prise était d'ailleurs une décision cohérente qui n'allait pas dans le sens de l'administrateur.

M. Jean-Amédée LATHOUD : Si vous me le permettez, j'aimerais ajouter deux remarques.

D'une part, en ce qui concerne les plans de cession pour des entreprises dont les difficultés touchent l'ordre économique et social, je me permets de reconnaître, d'avouer et de revendiquer la possibilité d'en parler avec le Trésorier-payeur général, le directeur de la Banque de France, et les services de la préfecture.

Je crois qu'un procureur qui ne discute pas des plans de cession ou de continuation avec son préfet, avec son directeur départemental ou régional de la Banque de France et le Trésorier-payeur général n'est pas un procureur qui remplit sa mission selon l'idée que je m'en fais, du moins sur les affaires les plus significatives qui sont celles, à mon avis où l'avis du parquet est essentiel.

D'autre part, à Lyon, nous avions développé les premiers, c'est-à-dire, dès les années 1990, l'utilisation systématique de l'examen technique en matière comptable, interprétant un peu les dispositions de l'article 77-1 du code de procédure pénale dans des procédures économiques et financières ce qui signifie que nous demandions à un expert-comptable, dans le cadre d'une mission d'examen technique, en vertu de l'article 77-1, de vérifier ou d'examiner tel ou tel point financier.

C'était le moyen de le rémunérer dans le cadre des frais de justice. En effet, je pense que la parquet pourrait avoir des moyens techniques pour mieux comprendre un plan de cession, un plan de continuation ou des documents qui lui sont présentés par les mandataires s'il avait à sa disposition un moyen juridique lui permettant de rémunérer un examen technique, non pas uniquement en matière pénale, mais également en matière commerciale ou civile.

Je crois donc que cet examen technique à la diligence du parquet, rémunéré sur les frais de justice, pourrait représenter un moyen de mieux comprendre et de mieux requérir.

M. Achille KIRIAKIDES : Je souscris totalement à vos propos concernant la concertation à avoir avec le préfet, le Trésorier payeur général ou le directeur de la Banque de France et les autres autorités économiques du département !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : D'autant que bien souvent les affaires ne se situent plus dans la micro économie mais dans la macro-économie !

Quand on aborde le problème des chantiers navals de Marseille, ce n'est pas le procureur de Marseille qui peut décider tout seul. Même si le choix de ses réquisitions lui appartient, il faut, pour l'arrêter qu'il soit entouré de tous les intervenants ! Le parquet, de ce point de vue, est un formidable réceptacle d'informations où de surcroît, il est possible de porter la parole, donc il ne faut pas s'en priver !

M. Achille KIRIAKIDES : Il est d'ailleurs évident que certaines informations remontent à l'échelon ministériel, au ministère de l'industrie ou de l'environnement, par exemple.

Je repense d'ailleurs à ce que disait M. le procureur général sur les liens entre le parquet et le garde de sceaux. Comment, l'information indispensable à la prise de décision circulera-t-elle en cas de rupture du « cordon ombilical » ?

M. Jacky DARNE : Il est fréquent de penser - et cela porte tort aux juridictions commerciales et aux procédures collectives - que la liquidation est un moyen de gestion et qu'un certain nombre de personnes habituées aux dépôts de bilan, par des prête-nom ou autres artifices, se réinstallent et que du coup, par le nouveau passif qu'entraîne leur nouvelle activité, elles créent un désordre économique et un préjudice évident à la société. C'est une réalité marginale mais qui, je crois, existe !

On peut constater que les faux présidents dans les sociétés anonymes ou les faux gérants dans les SARL sont quand même légion et je m'étonne que cette pratique française soit aussi importante. Les conseillers juridiques ayant une pratique tellement fréquente et tellement naturelle de ce genre de sociétés construites pour des raisons fiscales ou autres, il me semble que c'est plutôt vous qui devriez signaler ce type de dysfonctionnements et ma question est donc la suivante : est-ce que vous agissez ou est-ce que vous baissez les bras ?

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Les seuls moyens que nous pourrions avoir sont les sanctions.

M. Jacky DARNE : Lorsqu'il s'agit d'immatriculations de fichiers, il y a quand même quelque chose qui relève, sinon de l'enquête préalable, du moins d'un faisceau de présomptions.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : Au travers du registre du commerce ? C'est extrêmement difficile !

M. Jean-Amédée LATHOUD : Vous avez raison, souvent les présidents de tribunaux de commerce nous demandent s'il ne nous serait pas possible d'aller vérifier ou de faire une enquête et c'est là que nous nous heurtons à l'absence de services de police compétents pour mener ces investigations.

À Lyon, le tribunal de commerce qui se montrait très attentif sur le sujet avait souvent recours à moi mais comme je ne disposais d'aucun moyen ; il se heurtait à une fin de non-recevoir car je me trouvais dans l'obligation de lui dire que je n'avais aucun moyen d'action à ma disposition.

Hormis pour les infractions pénales les plus graves, les services de sécurité publique ne traitent pas de la petite délinquance économique et financière que j'appelle pourtant « une délinquance de proximité ».

La sécurité publique ne connaît que les infractions contre les personnes et les biens et ne veut pas s'occuper de cette petite délinquance de proximité, ni de ces enquêtes qui ne sont pas de véritables enquêtes pénales mais qui permettraient pourtant de requérir utilement devant les juridictions consulaires.

Mme Danielle DROUY-AYRAL : L'absence de services est un réel problème. Pour les grosses affaires, nous avons le SRPJ.

Pour les affaires de moyenne importance que le SRPJ ne peut plus, ou ne veut plus à un certain moment, gérer, il n'y a personne : la sûreté financière à Marseille est un échec faute de technicité - j'ai parfois essayé de lui confier des abus de confiance ordinaires mais cela ne passe pas ; le travail avec la gendarmerie est très limité, Marseille étant un ressort essentiellement urbain ; les sections de recherche, qui, elles, s'étaient un peu investies dans les affaires financières après s'en être retirées y reviendraient peut-être maintenant mais manifestement sans structures organisées et sans possibilité d'avoir des services. Il y a là un vide béant !

M. le Président : Pour une dernière question.

Mme Nicole FEIDT : Je sais que vous êtes des professionnels chevronnés mais une question se pose à nous : celle de la formation.

Il est vrai que l'on vous demande d'être très polyvalents et j'aimerais savoir, puisque vous manquez de moyens et que vous vous n'êtes pas suffisamment aidés au niveau des services techniques, si vous avez imaginé une possibilité d'intervenir plus efficacement dans ce type de procédures, non seulement en termes de moyens mais aussi de formation.

M. Achille KIRIAKIDES : La formation est un problème fondamental et il est très important qu'elle soit dispensée aussi bien aux magistrats consulaires qu'aux magistrats professionnels. Le problème pour les magistrats professionnels tient à l'investissement humain que cela représente, que les structures telles que l'Ecole nationale de la magistrature sont à même de dispenser une formation aux magistrats mais encore faut-il que ces derniers pratiquent pendant un certain temps des fonctions de nature économique et financière.

J'ajoute que se pose également le problème des petites juridictions car s'il y a une section économique et financière à Marseille, Lyon ou Paris, tel n'est pas le cas à Carcassonne où la polyvalence est absolue.

Dans ces conditions, est-il possible de rentabiliser cette formation ? Ce n'est pas évident !

Une autre question a été évoquée sur laquelle la Chancellerie travaille actuellement : celle des pôles de traitement de la délinquance économique et financière. Il est évident qu'un seul homme ou une seule femme ne pourra pas, même avec la meilleure formation du monde, être omnicompétent : on ne peut pas être à la fois spécialiste du droit des sociétés, du droit commercial, des procédures collectives et également de la comptabilité, des problèmes industriels etc.

Il faut donc une synergie, une complémentarité et la direction qui est prise d'associer un certain nombre d'hommes et de femmes compétents pour aborder ces problèmes me paraît être la bonne solution !

Mme Danielle DROUY-AYRAL : C'est vrai pour les affaires lourdes. J'ignore combien vous pouvez en traiter par an mais, pour ma part je n'en vois pas des cents et des mille.

J'ajouterai qu'il y a aussi tout le quotidien des affaires qui pose problème car les doléances ne concernent pas tant les grosses affaires pour lesquelles tout le monde est plus ou moins assisté de cabinets d'avocats que le quotidien des procédures collectives.

Il conviendrait peut-être aussi, lorsque l'on recrute les magistrats et qu'ils passent par l'Ecole de la magistrature, de leur dispenser à la base cette formation car il est vrai que l'intervention des parquets auprès des tribunaux de commerce est encore récente et qu'elle n'est peut-être pas encore tout à fait entrée dans les mentalités : je me souviens qu'à Guéret, lorsque mon jeune substitut est arrivé, nous avions la chance d'avoir une compétence commerciale au tribunal et lorsque je lui ai dit qu'il aurait le service commercial pour se former auprès de ses collègues, il n'a pas fait preuve d'un grand enthousiasme : j'ai tout de suite compris qu'il aurait préféré le service civil qui correspondait sans doute plus à ses habitudes.

Si l'on veut créer cette compétence, il faut agir à la base et expliquer aux auditeurs de justice qu'ils vont avoir un rôle très important en matière pénale, - c'est notre rôle essentiel, il est vrai - mais également un rôle parfois déterminant en matière commerciale !



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