RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS (partie 9)

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

_ Audition de M. Marc MOINARD, Directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice, ancien procureur près le tribunal de grande instance de Bobigny et de M. Jean-Paul SIMONNOT, procureur près le tribunal de grande instance de Bobigny (16 juin 1998)

_ Audition de M. Laurent DAVENAS, procureur de la République près le tribunal de grande instance d'Évry (16 juin 1998)

_ Audition de M. Yves BOT, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre (16 juin 1998)

_ Audition de MM. Marc EISENBERG, Président, Pierre GOLDFARB, délégué général, Pascal DURAND et de Mme Véronique MATTEOLI, chargée des relations extérieures de SOS liquidation (16 juin 1998)

_ Audition de MM. Jacques PETIT, Président de la Compagnie nationale des experts en diagnostic d'entreprise et François CHAVAUDRET, vice-président (18 juin 1998)

_ Audition de M. Emmanuel ROSENFELD, avocat (18 juin 1998)

Audition de M. Marc MOINARD,
directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, ancien procureur près le tribunal de grande instance de Bobigny
et de M. Jean-Paul SIMONNOT,
procureur près le tribunal de grande instance de Bobigny

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 juin 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

MM. Moinard et Simonnot sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, MM. Moinard et Simonnot prêtent serment.

M. le Président : L'objet de la réunion d'aujourd'hui est de faire le point sur les grandes juridictions de la région parisienne, en recueillant le point de vue des représentants du parquet. En premier lieu, nous sommes heureux de recevoir M. Moinard, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, ancien procureur au tribunal de grande instance de Bobigny, et M. Simonnot, son successeur.

Notre commission d'enquête s'intéresse à l'activité et au fonctionnement des tribunaux de commerce. Elle s'est mise en place notamment parce que certaines juridictions commerciales sont apparues gravement sinistrées, en particulier celle de Bobigny. En effet, une affaire judiciaire a défrayé la chronique. Nous pouvons en parler puisqu'elle est terminée.

M. Moinard, vous y avez été mêlé puisque c'est vous qui avez ouvert l'instruction. Nous allons donc vous demander de nous dire comment l'affaire s'est déroulée et de la situer dans un contexte plus large. Nous pourrons ainsi apprécier s'il s'agit d'un fait isolé ou si cela entraîne une suspicion sur ce tribunal, l'un des plus importants de France.

M. Marc MOINARD : Le tribunal de commerce de Bobigny est la deuxième ou la troisième juridiction de France. Elle traite, pour le sujet qui vous concerne plus précisément, 1 600 procédures collectives par an.

Je suis arrivé à Bobigny en octobre 1991. Quand on arrive dans une juridiction, on en fait le tour rapidement. Je savais que se posaient des problèmes de fonctionnement. Le principal était celui d'un certain retard enregistré sur 18 000 jugements en correctionnel, ce qui représente une année, voire une année et demie. Ces retards, dont je ne dis pas qu'ils étaient fréquents à l'époque, grevaient hélas largement l'activité réelle des juridictions.

Avant d'être installé, je me rends dans la juridiction. On me parle tout de suite de ce problème et d'un autre lié au tribunal de commerce, celui qui donnera lieu par la suite à une procédure.

Monsieur  le Président, permettez-moi de préciser que l'affaire n'est pas terminée puisqu'elle fait l'objet d'un pourvoi en cassation.

M. le Président : De qui ?

M. Marc MOINARD : Des 4 personnes condamnées en appel.

Je suis donc tenu au secret en tant que procureur et directeur à l'administration centrale, mais cette affaire a fait l'objet de deux jugements et de deux débats publics. Je peux donc en reprendre certains éléments sans encourir les foudres du secret professionnel et du secret de l'instruction !

On m'a fait part à l'époque qu'un magistrat consulaire ayant participé à une procédure collective, se serait rendu coupable de malversations, c'est-à-dire d'avoir acquis les biens du débiteur. Ce sont parfois des rumeurs qui courent. La seule question que j'ai posée était de savoir si l'on avait des preuves. Le parquet financier m'a répondu par l'affirmative : oui, il y avait les preuves, du moins des commencements de preuves suffisants pour ne plus être dans le domaine de la rumeur. À partir de là, les choses ont été très simples.

Quelques jours après mon installation, début novembre, j'ai fait un rapport à la hiérarchie en proposant des poursuites. À l'époque, on était encore sous le régime des privilèges de juridiction, c'est-à-dire que la juridiction de Bobigny ne pouvait pas instruire. J'ai donc fait une requête à la Cour de cassation sur le problème précis qui était la malversation, laquelle mettait en cause directement un juge. L'information, confiée à la chambre d'accusation de Versailles, s'est développée autour de deux thèmes essentiels : d'une part, la réalité de cet achat et, d'autre part, la connaissance de cette acquisition par ceux ayant participé de près ou de loin à la procédure commerciale.

Le ministère public commercial était assuré par deux magistrats qui participaient à toutes les audiences de procédures collectives, c'est-à-dire six par semaine. Cela signifie tout de même que ces deux magistrats qui ne suivent pas à plein temps les affaires commerciales ont à connaître 1 600 affaires par an dont certes un bon nombre ne sont pas importantes, mais certaines le sont. Comment les magistrats du parquet ont-ils eu connaissance de la malversation intervenue dans l'affaire Zell. Je ne l'ai jamais précisément su mais la fréquentation assidue du tribunal de commerce par les magistrats du parquet a permis à des mandataires de justice lors de conversations informelles de leur faire état de ce qui se passait.

L'effet de la présence du ministère public au tribunal de commerce peut être de deux ordres :

- un effet direct de prévention par sa participation à la procédure. En l'espèce, il n'a pas joué puisque le ministère public n'a pas vu que l'extrait Kbis du registre de commerce qui devait être fourni à l'occasion de la cession d'un élément d'actif ne l'avait pas été. Or, ce Kbis aurait dévoilé la malversation ;

- un effet indirect, de répression. Il a joué. Etant très présent dans la juridiction consulaire, le parquet a appris la malversation intervenue et a poursuivi les auteurs.

Par conséquent, l'effet direct n'a pas fonctionné. En revanche, l'effet indirect, lui, a fonctionné. Si ce parquet n'avait pas été aussi présent, il n'aurait pas su ce qui se passait. Cela montre bien aussi la limite de l'intervention du parquet dans les tribunaux de commerce d'une taille considérable.

M. le Président : En effet, puisque la juridiction de Bobigny est l'une des plus importantes de France. Ce n'est ni celle de l'Île-Rousse ni celle de l'Île-d'Yeu ! Il est donc important de savoir si l'institution fonctionne correctement.

M. Marc MOINARD : Evoquons les difficultés d'un ministère public spécialisé sur le tribunal de commerce. Je suppose que celles-ci ont été déjà largement abordées par votre commission. La sensibilité d'un procureur aux juridictions commerciales n'est peut-être pas toujours aussi forte qu'elle devrait l'être. Telle est la première difficulté ! Quelles en sont les raisons ?

À son arrivée, le procureur est à la tête d'un parquet. Le désordre qu'il peut y avoir dans une juridiction commerciale est un désordre parmi d'autres. Quand à Bobigny, une banlieue flambe ou un quartier est sur le point d'exploser, cela se voit tout de suite. Le procureur va donc y porter son attention et son effort. Si dans un tribunal de commerce, des choses anormales se passent, elles sont moins évidentes et le préjudice l'est moins aussi. C'est pourquoi la principale difficulté est liée à la sensibilité qu'un procureur peut avoir aux contentieux commerciaux et donc aux priorités qu'il donne.

M. le Président : Depuis quand 2 magistrats étaient-ils détachés du parquet au tribunal de commerce ?

M. Marc MOINARD : Je ne suis pas en mesure de le préciser. En 1991, date de mon arrivée, c'était déjà le cas.

M. le Président : S'agissait-il d'un procureur-adjoint ?

M. Marc MOINARD : Non, de deux substituts qui avaient cette particularité d'avoir une formation comptable très pointue. Ils étaient parmi les meilleurs. L'un avait une appétence commerciale en raison de ces études. Il avait obtenu l'équivalent d'un diplôme de comptabilité supérieure. L'autre était également de qualité. Certes, ils étaient deux, mais pour 1 600 procédures collectives.

Avant de venir devant votre commission, je les ai revus pour avoir présent à l'esprit ce qui s'était passé à l'époque. Tous deux m'ont confirmé qu'ils étaient, en général, tout de même peu armés pour apprécier les offres de cession.

Plusieurs offres sont faites et passent par le mandataire. Telle offre est retenue pour avoir été appréciée comme étant la meilleure. Mais comment un substitut qui a une formation juridique peut-il vraiment apprécier, même s'il a l'expérience des affaires commerciales, la réalité et la valeur de cette cession ? Il s'agit à la fois de la valeur quantitative, c'est-à-dire le prix dans le cas d'une offre de reprise, et de la valeur qualitative du candidat à la reprise.

M. le Président : En l'occurrence, il n'était pas question là de valeur. Il y a eu plusieurs affaires, notamment des rachats d'actifs.

M. Marc MOINARD : Je vais, si vous le voulez bien, entrer plus précisément dans le détail de l'affaire.

Dès le lendemain du dépôt de bilan par la société Zell, l'audience a lieu parce que 600 emplois étaient en jeu. Il ne fallait donc pas tarder pour savoir si l'on prononçait une mise en liquidation ou une ouverture de procédure de redressement. À la suite d'une période d'observation assez courte, il est décidé de céder.

Deux cessions ont effectivement eu lieu. La première a été partielle. Cette société de construction comprenait tous les corps de métiers, donc plusieurs départements. Dans un premier temps donc, le département électrique est cédé pour une somme peu importante de 180 000 francs à l'époque, me semble-t-il. Là, l'extrait Kbis n'a pas été fourni, mais c'est par la suite qu'on l'apprendra. Ce département est repris par une société dont M. Beretski est l'actionnaire principal.

M. le Président : C'est-à-dire le juge-commissaire ?

M. Marc MOINARD : Non. Dans la procédure initiale et celle d'ouverture de redressement judiciaire, interviennent M. Touzet, M. Beretski et une troisième personne qui n'a pas d'importance puisqu'elle n'est pas retenue. Ensuite, M. Beretski n'apparaît plus dans la procédure. C'est M. Touzet qui est désigné comme juge-commissaire. M. Beretski figure uniquement dans la formation de jugement initiale, celle qui déclare valables le dépôt de bilan et l'état de cessation des paiements. Celui-ci fera d'ailleurs l'objet d'une contestation par une banque qui se désistera de son action par la suite.

Par conséquent, à la suite du dépôt de bilan, de la procédure de redressement judiciaire et de la période d'observation, la société fait l'objet d'une reprise partielle du département électrique, puis d'une reprise globale du groupe par un nommé Tardy avec « faculté de substitution ». Il l'exerce au nom d'une société qui s'est créée toujours sous le nom de Zell dont on s'aperçoit que M. Beretski est l'actionnaire majoritaire.

M. le Président : En clair, ce monsieur aurait eu une information tout à fait privilégiée au début de l'affaire. Il aurait constitué une société ad hoc pour la reprise. Un repreneur se serait porté candidat comme « homme de paille » et l'aurait recédée ensuite. Est-ce bien le schéma ?

M. Marc MOINARD : En tout cas, il existait des liens entre eux. In fine, M. Tardy, celui qui a acquis le groupe avec « faculté de substitution », assume tout. Quand M. Beretski s'est rendu compte que la chose était découverte, il a abandonné toutes ses acquisitions. M. Tardy qui n'est pas seulement un homme de paille, mais un homme d'affaires ayant une surface commerciale, va assumer, bon gré mal gré, les 18 millions de francs et le plan de cession.

Pour vous répondre donc, monsieur le Président, M. Tardy n'est pas simplement un « homme de paille », mais il achète effectivement pour le compte d'une société qui était dominée financièrement par M. Beretski.

M. le Président : Au-delà de l'anecdote, quelle est la moralité de cette affaire ?

M. Marc MOINARD : D'abord, le parquet était présent et n'a pas vu que l'extrait Kbis n'avait pas été fourni, ce qui n'est pas rien. Mais s'il n'avait pas été très présent, il n'en aurait pas eu connaissance. Ensuite, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Il est nécessaire d'assurer la présence du parquet dont on dit qu'elle provoque une autocensure.

M. le Président : Apparemment pas, en l'occurrence ! (Sourires.)

M. Marc MOINARD : Pas totale, monsieur le Président ! (Sourires.)

La présence du parquet est, à mon sens, indispensable. Même si elle est jugée très insuffisante, elle joue tout de même un rôle.

Mais cela ne suffit pas, surtout en l'état. Bien sûr, il serait possible d'augmenter les effectifs. Mais d'après mes expériences des tribunaux de commerce - et celle-ci n'était pas la première - lorsque la priorité a été donnée en terme d'effectif aux tribunaux de commerce, celle-ci s'est toujours estompée au fil du temps au profit d'autres priorités...

M. le Président : Nous avons reçu votre message selon lequel le parquet ne serait pas complètement inutile mais devrait être davantage présent.

M. Marc MOINARD : Par des assistants de justice.

M. le Président : Peut-être, en tout cas il devrait être davantage présent et davantage informé.

Par ailleurs, comment une juridiction d'un des plus grands tribunaux de France peut-elle en arriver là ? Sont compromises dans l'affaire des personnes éminentes au sein de la juridiction. Malgré la présence du parquet, elles ont cru pouvoir procéder ainsi, non pas isolément, mais en mettant en place une organisation.

Enfin, notons l'aspect des mandataires.

M. Marc MOINARD : L'aspect des mandataires n'est pas le plus mineur.

M. le Président : Mais ce n'est pas le mandataire qui est à l'initiative en l'espèce ?

M. Marc MOINARD : On ne l'a jamais su. La répartition des responsabilités dans le jugement sur lequel on se fonde et qui a donné lieu à de vifs débats, ne le détermine pas.

M. le Président : Ma question est plutôt de savoir si ce fait bien carré et lisible, qui implique pas mal de monde finalement...

M. Marc MOINARD : Beaucoup de monde !

M. le Président : ... et qui est presque une organisation délictuelle, sinon criminelle, est, à votre avis, un fait isolé ou plus fréquent.

Vos propos liminaires selon lesquels le parquet, là il n'est pas présent et même là où il est présent, ne suffit pas à faire régner l'ordre, sont inquiétants. Cela signifie qu'ailleurs, de tels fait peuvent se produire puisqu'ils ont été constatés dans une des plus grandes juridictions de France.

M. Marc MOINARD : Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un fait isolé.

Il paraît qu'il existe une procédure de dépôt de bilan « technique » ? Cela permet, me dit-on, à un débiteur de s'alléger de son passif en faisant racheter l'entreprise par un complice et, quelques mois après, en la rachetant par personne interposée. Je ne sais pas si cette technique est courante, mais on en arrive tout de même à identifier de tels comportements. Personne ne peut donc dire qu'il s'agit véritablement d'un fait isolé. Quelle en est la fréquence ? Je l'ignore.

M. le Président : Les magistrats impliqués dans cette affaire avaient, je suppose, la confiance des autres magistrats de ce tribunal.

M. Marc MOINARD : Absolument ! Et celle du parquet !

M. le Président : Ils avaient donc pignon sur rue et assistaient à toutes les réunions.

M. Marc MOINARD : La réaction immédiate du parquet qui m'a tout de suite entretenu de cette affaire était liée à un sentiment presque de trahison. Mes collègues se sont sentis trahis par ceux-là mêmes qu'ils voyaient tous les jours et en qui ils avaient confiance.

M. le Président : Nous avons là l'image d'une juridiction. Des mesures ont-elles été prises après cette affaire ? À l'égard du tribunal de commerce, le parquet de Bobigny a-t-il fait un examen général de conscience ?

M. Marc MOINARD : La première mesure est révélatrice de la difficulté rencontrée par la suite.

La procédure pénale s'est déroulée, non pas à Bobigny, mais à Versailles. Les développements en étaient mal connus au moment même à Bobigny. On s'est demandé si l'administrateur judiciaire pouvait continuer son activité, compte tenu de la présomption d'innocence. À la suite de rebondissements judiciaires, il a été en prison. Il est ensuite revenu dans la juridiction et a continué à traiter des affaires, ce qui était tout de même surprenant.

Nous souhaitions qu'il se retire des affaires. Comme ce ne fut pas le cas, compte tenu de son emprisonnement et d'un problème de crédibilité de la juridiction, j'avais tout de même quelques raisons de réagir et j'ai pris 365 requêtes pour le dessaisir.

M. le Président : Dans toutes les affaires ?

M. Marc MOINARD : Dans toutes.

Cela se substituait en quelque sorte à un contrôle judiciaire qui n'existait pas. Ces requêtes ont été déposées. Quelques-unes ont été examinées et elles ont été rejetées au nom de la présomption d'innocence. N'oublions pas que l'affaire était contestée. Le Président s'est étonné que la majorité des affaires ait été enlevée à l'intéressé. Cela étant dit, une partie de ses affaires était passée à son associé, ce qui n'était pas non plus aberrant car elles étaient en cours.

Le retentissement de cette affaire a été rude dans les relations entre le parquet et le siège consulaire.

M. le Président : Ensuite, vous avez été nommé à la Chancellerie.

M. Marc MOINARD : Oui.

M. le Président : Vous avez donc pu avoir une vision globale du rôle du parquet dans cette affaire.

M. Marc MOINARD : En effet.

Premièrement, la présence du parquet est nécessaire, sans parler des problèmes de moyens qui se posent de toute évidence.

Deuxièmement, il n'est pas toujours facile, compte tenu des usages et parce que c'est souvent compliqué, de comprendre ce qui se passe au tribunal de commerce. Par conséquent, une spécialisation ne suffit pas. Je suis persuadé qu'il nous faut des assistants de justice. De même que sont créés des pôles économiques et financiers, on devrait pouvoir bénéficier d'assistants nous permettant d'intervenir en connaissance de cause sur des plans de cession ou des ventes.

Il convient sans doute de privilégier la spécialisation, mais surtout de bénéficier autour de soi d'une équipe digne de ce nom.

M. le Président : Monsieur le procureur, quelle est la situation actuelle du tribunal de commerce, vue du parquet ?

Bobigny est toujours la deuxième ou troisième juridiction de France, n'est-ce pas ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : Elle prétend être la deuxième juridiction de France, monsieur le Président, et je suis prêt à le croire.

M. le Président : Ce serait donc la deuxième après celle de Paris ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : L'activité du tribunal de commerce de Bobigny doit être légèrement supérieure à celle du tribunal de commerce de Nanterre qui est notre concurrent reconnu ! (Sourires.)

M. le Président : D'où provient cette importance ? D'un nombre important de sièges de société ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : En réalité, le tribunal de commerce de Bobigny est un tribunal départemental. Il dépend éminemment des caractéristiques du département. Historiquement, ce dernier est le siège plutôt de nombreuses petites et moyennes entreprises qui ont une activité de sous-traitance importante. Les grandes entreprises sont relativement peu nombreuses. L'activité de sous-traitance en particulier qui est majoritairement celle des PME-PMI introduit un caractère de vulnérabilité.

À cela s'ajoutent les caractéristiques générales du département qui est le plus déshérité de la région parisienne. Tous les paramètres économiques et sociaux sont là pour le démontrer. Il en résulte un certain nombre de difficultés supplémentaires. Assez souvent, les dirigeants de ces petites entreprises connaissent mal la législation, voire s'en arrangent. À l'occasion notamment de dépôts de bilan, on est obligé de vérifier que l'entreprise compte autant de salariés en activité que de salariés déclarés. Cela tient aux caractéristiques générales de ce département.

M. le Président : Le volume d'affaires est également très important, si j'en juge par le nombre des procédures collectives.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Le volume d'affaires est important et le parquet s'attache essentiellement aux procédures collectives. Je confirme le chiffre donné tout à l'heure par monsieur le directeur des affaires criminelles : 1 620 ou 1 630 dépôts de bilan ont été enregistrés en 1997. Ce chiffre, bien qu'en légère régression par rapport à celui de 1996, reste considérable.

M. le Président : Comme partout, 90 à 95 % des affaires se terminent par une liquidation judiciaire ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : Effectivement, seules 5,5 % des entreprises sont sauvées à l'issue de la procédure collective. De ce point de vue, ce pourcentage ne se distingue pas des chiffres nationaux.

À partir de ce phénomène de masse, comment organiser l'intervention du parquet en matière commerciale ? Le nombre de magistrats actuellement en charge de ce contentieux est apparemment différent de celui qui existait à l'époque où M. Moinard était en charge de parquet.

M. le Président : Des postes ont-ils été créés ?

M. Marc MOINARD : Non, je ne crois pas que des postes aient été créés.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Non. En réalité, la section financière qui était limitée à deux magistrats du parquet à mon arrivée est passée à quatre.

M. le Président : Une augmentation tout de même importante !

M. Jean-Paul SIMONNOT : Je dois cependant ajouter, car cette indication serait exacte en soi, mais inexacte sur le fond, que la section financière a pris également en charge d'autres contentieux : les contentieux économiques, sociaux, droit du travail, concurrence et consommation, urbanisme et hygiène. Par conséquent, le nombre de magistrats est plus important, mais le volume de contentieux est plus lourd.

Pour en revenir à la réflexion que je développais à l'instant, il faut se poser la question de savoir à quoi doit servir le parquet. Je doute que le parquet, avec les moyens qui sont les siens, avec ses contraintes et ses limites, soit directement concerné par le commerce de proximité, par exemple le boulanger ou le coiffeur qui dépose son bilan. Il doit plutôt s'attacher à ce qui peut porter atteinte à l'ordre public, économique ou social.

Par conséquent, j'ai demandé aux magistrats concernés de mon parquet de s'attacher plutôt aux dépôts de bilan non seulement des entreprises relevant du régime général - dont le nombre est cependant relativement limité dans ce département -, mais aussi des entreprises qui, par leur taille, méritaient une attention privilégiée. En cherchant à trop embrasser, en réalité on n'embrasse rien !

M. le Président : L'objet souhaité est tout de même de veiller à ce qui s'est passé ne se renouvelle pas.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Bien entendu !

M. le Président : Cela me paraît même la priorité des priorités dans cette juridiction.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Absolument. On a d'ailleurs pu remarquer que cela avait concerné une entreprise de taille importante.

M. le Président : Et de l'avis de votre prédécesseur, ce n'était probablement pas un fait isolé.

M. Jean-Paul SIMONNOT : J'ai cru comprendre qu'il faisait référence au plan, non pas local, mais national.

M. Marc MOINARD : Sur le plan national, bien entendu !

M. le Président : Dans une des plus importantes juridictions de France, alors que les protagonistes sont avisés et expérimentés, il est tout à fait inquiétant que puissent se produire de tels faits. Il s'agit d'un manquement non pas individuel, mais de toute la chaîne puisque nombreux ont été les complices et coauteurs. Heureusement, cela reste rare !

M. Jean-Paul SIMONNOT : C'est vrai ! Cela étant, on ne peut pas imaginer un fonctionnement dans lequel le magistrat du parquet se demanderait, dans chaque affaire ou chaque rapport qui lui est soumis, si quelque chose de grave ne s'y cache pas. À défaut, la machine serait immédiatement bloquée.

M. le Président : Quant au contrôle des mandataires, avez-vous pris des dispositions particulières ? Dans cette affaire, un mandataire était impliqué.

Je vous pose la question puisque le parquet est aussi appelé à avoir un oeil sur leur activité.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Le parquet est appelé effectivement à avoir nombre d'activités, monsieur le Président, et il tente de les conduire comme il peut et le mieux possible.

M. le Président : Tout cela va sans dire. Comment procédez-vous à l'égard des mandataires ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : En ce qui concerne les mandataires, l'un des éléments importants est d'entretenir des relations suivies avec eux, c'est-à-dire de les rencontrer et de discuter des affaires dont ils sont chargés.

Par ailleurs, nous recevons et contrôlons les rapports trimestriels qui nous sont adressés, ainsi que les certifications annuelles des commissaires aux comptes concernant ces cabinets d'administrateurs judiciaires et de mandataires-liquidateurs. Ces documents sont lus et analysés au moins sur les grandes lignes. Il est absolument impossible d'exercer un contrôle systématique et fouillé.

M. le Président : Par manque de moyens !

M. Jean-Paul SIMONNOT : Je ne crois pas non plus que l'on puisse aller beaucoup plus loin, en particulier par des transports de magistrats du parquet dans les cabinets des mandataires ou des administrateurs. Pour ce faire, il faudrait, d'une part, allouer au parquet des moyens nettement supérieurs à ceux dont ils disposent et, d'autre part, lui donner des possibilités d'investigation.

Pour en revenir à l'observation faite à l'instant par le directeur des affaires criminelles, il faudrait également que ces magistrats soient effectivement assistés de personnes qui aient des connaissances comptables. À défaut, je ne vois pas de quelle façon on pourrait opérer un contrôle très efficace.

M. le Président : La parole est à monsieur le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Ma question s'adresse à monsieur le directeur des affaires criminelles et des grâces. Une circulaire est paru sous la signature du garde des sceaux au mois d'octobre 1997, n'est-ce pas ?

M. Marc MOINARD : En effet.

M. le Rapporteur : De l'avis de la commission, qui a interrogé de nombreux magistrats du parquet dans les ressorts, notamment provinciaux, cette circulaire a appris beaucoup de choses aux magistrats du parquet sur le délit de malversation, sur toute la jurisprudence qui était « compilée ». Elle constitue, en quelque sorte, une somme et une référence.

M. le Président : Nous pourrions la faire figurer en annexe de notre rapport.

M. le Rapporteur : Il s'agit d'une très belle circulaire qui montre d'ailleurs que les difficultés dans les tribunaux de commerce ne datent pas de ces dernières années. La jurisprudence est déjà ancienne et de nombreuses condamnations sont intervenues à l'encontre de nombreux mandataires depuis des années.

Les magistrats du parquet ont été impressionnés d'apprendre ce qu'elle contenait et je me demande pour quelles raisons cette circulaire n'a pas été rédigée et diffusée bien avant au vu de cette jurisprudence ancienne.

M. Marc MOINARD : Il n'y a pas de raison particulière. Ce n'est nullement un calcul qui serait à l'origine du retard de la parution de cette circulaire. Tout simplement, elle n'avait pas été rédigée.

M. le Rapporteur : Ma question est d'ordre non pas technique mais politique, monsieur le directeur !

M. Marc MOINARD : Elle aurait dû être faite avant, bien sûr !

M. le Rapporteur : Cette circulaire date d'octobre 1997. Pour quelles raisons personne ne s'est-il inquiété de ces problèmes pendant des années ? Nous l'avons constaté pour avoir interrogé les magistrats de la Chancellerie qui, à l'évidence, semblaient se faire davantage les porte-parole des professions concernées - greffiers, mandataires-liquidateurs, administrateurs judiciaires - notamment dans la défense de leurs revenus.

Ma question est donc d'ordre politique, monsieur le directeur, vous qui occupez un poste politique à la discrétion du Gouvernement et qui avez été subordonné à plusieurs gouvernements. Vous avez passé une alternance et nous vous en félicitons ! Nous aimerions savoir - et je le dis avec un peu d'humour devant l'opposition parlementaire - pour quelles raisons personne ne s'est inquiété plus tôt des problèmes dans les tribunaux de commerce.

M. le Président : On aurait même pu le faire encore bien plus tôt !

M. Michel HUNAULT : Nous répondrons au Rapporteur après l'intervention de monsieur le directeur.

M. Marc MOINARD : Cette circulaire aurait sans doute dû être élaborée plus tôt. Elle a constitué l'un des premiers travaux de la sous-direction des affaires économiques et financières créée en 1994. Voilà tout !

À la limite, posons-nous plutôt la question de savoir pourquoi cette sous-direction a été créée si tard. Ensuite, il a fallu du temps pour qu'elle se mette en place.

En somme, tout le problème est celui de la prise de conscience.

Il n'y a d'abord pas eu une prise de conscience forte dans les parquets - c'est le moins que l'on puisse dire - des problèmes liés aux procédures collectives. La première prise de conscience qui, du reste, nous a tous touchés, a été celle de l'emploi. Quand on s'est intéressé aux tribunaux de commerce, c'était dans le souci de sauver des emplois.

Toute une génération de procureurs pénétrait pour la première fois dans les tribunaux de commerce pour des procédures collectives, non pas pour veiller aux droits des créanciers, mais pour savoir si des emplois pouvaient être sauvés. Telle fut l'approche initiale.

À l'époque, l'intérêt porté aux tribunaux de commerce ne visait donc nullement à opérer une véritable surveillance.

M. Marc MOINARD : Notre souci était celui des emplois, éventuellement avec l'aide du CIRI, des CODEFI.

M. le Président : Tout ceci se passait donc jusqu'en 1985. Je voudrais savoir si vous partagez l'avis de certaines personnes qui ont évoqué devant nous les réformes initiées par la Chancellerie, en particulier celles de 1985.

Nombreux sont ceux qui estiment que le pouvoir des tribunaux a été augmenté, sans que leur nature ait été parallèlement modifiée. En particulier, le dernier volet des « réformes Badinter » tendant à modifier le fonctionnement des tribunaux par un échevinage « tournant » a été abandonné. Ainsi, la situation actuelle, selon l'avis de certains, aurait été un peu déséquilibrée : le plus grand pouvoir donné aux juridictions n'a pas de contrepoids, le parquet n'étant pas assez présent.

À titre d'exemple, en cas de cession, c'est au juge-commissaire qu'incombe le choix, et l'appel est fait devant la juridiction, sans possibilité d'aller devant la cour d'appel. Cela renforce considérablement les pouvoirs du tribunal de commerce, sans aucun autre contrôle, et ce au nom de l'efficacité et de la défense des intérêts des salariés. Mais dans la pratique, on ne peut que constater l'insuffisance des résultats.

M. Marc MOINARD : À mon sens, ces évolutions n'ont pas été maîtrisées, ni même pensées globalement. Les parquets se sont trouvés dans les tribunaux de commerce, je ne dis pas à l'extérieur de leur juridiction, mais tout de même avec une légitime difficulté à saisir la réalité commerciale. Ils avaient déjà fait un effort au-delà duquel ils n'ont pas cru tout d'abord pouvoir aller.

L'évolution s'est faite par étapes et la circulaire de 1997 est née de prises de conscience successives : d'abord, l'emploi et, ensuite, d'autres préoccupations, d'où la création de la sous-direction des affaires économiques et financières et la production de la circulaire en collaboration avec la direction des affaires civiles et du sceau. Nommé à la tête de la direction des affaires criminelles et des grâces en 1996, il me semble que c'est l'affaire des mandataires sociaux de Versailles qui a été directement à l'origine de la circulaire d'octobre 1997. Telle est, en tout cas, mon analyse.

M. le Président : La parole est à M. Michel Hunault.

M. Michel HUNAULT : Monsieur  le Président, je voudrais réagir aux provocations du Rapporteur lorsqu'il dit intervenir devant l'opposition parlementaire.

J'appartiens à un parti politique qui commence à être quelque peu outré de la façon dont se déroulent les travaux de la commission. Vous avez souhaité créer une commission d'enquête à laquelle nous avons voulu participer. Au fil des réunions et des semaines, nous avons vu de quelle façon était orientée cette commission d'enquête parlementaire. Pas une semaine ne s'écoule sans que le Rapporteur crée un incident lorsqu'il se déplace devant les juridictions. La dernière fois, c'était à Mont-de-Marsan. On nous annonce demain la même provocation au tribunal de commerce de Paris.

Aujourd'hui, la question de savoir pour quelles raisons les parquets n'avaient pas conscience jusqu'à présent de ce qui se passait dans les tribunaux de commerce, est posée à nos invités.

Personnellement, je veux rendre hommage à une institution qui a plus de 400 ans comme vous le savez puisque vous êtes Rapporteur de cette commission. Je m'élève contre la façon dont ses travaux sont menés et contre la tournure qu'ils prennent. L'occasion m'est donnée de vous le dire. Je tenais donc à en faire part devant vous aujourd'hui, et l'opposition s'exprimera lors de la conclusion de nos travaux.

M. le Président : De toute façon, il est pris acte de vos propos.

M. Michel HUNAULT : J'espère en effet qu'ils figureront au procès-verbal.

M. le Président : La parole est à M. Philippe Houillon.

M. Philippe HOUILLON : Monsieur le Président, ma question est simple et s'adresse à M. Simonnot, procureur de la République au tribunal de grande instance de Bobigny.

Nous n'avons parlé jusqu'à présent que de cette affaire Zell. Je n'ai d'ailleurs pas très bien compris, bien que monsieur le Président vous ait incité à deux reprises à répondre à la question, si les mandataires y avaient, oui ou non, joué un rôle. Cependant, tel n'est pas l'objet de ma question !

M. le Président : Nul doute sur ce point. Le mandataire a été inculpé.

M. Philippe HOUILLON : D'accord ! Je n'avais pas eu de précision à ce sujet. En effet, s'il a été mis en examen... encore que cela ne signifie pas qu'il ait joué un rôle.

M. Marc MOINARD : Je vous confirme qu'il a été condamné pour complicité de malversation.

M. le Président : Comme auteur.

M. Philippe HOUILLON : Dont acte ! Je l'ignorais. Mais il ne s'agit que d'une affaire sur environ 1 600 par an.

M. Simonnot, vous êtes procureur de la République du tribunal de grande instance de Bobigny depuis trois ans et vous avez renforcé la section financière de votre parquet en doublant l'effectif, si j'ai bien compris vos propos. En tout cas, vous avez renforcé la section financière. Par conséquent, vous devez nécessairement avoir une vision du fonctionnement global de l'institution tribunal de commerce de Bobigny.

Ma question est très simple : en dehors de cette affaire Zell dont on a uniquement parlé, diriez-vous que le tribunal de commerce de Bobigny fonctionne plutôt bien ou plutôt mal ? À ma question, je souhaite, monsieur le procureur, une réponse aussi simple et précise par le choix de l'une des deux branches de l'alternative.

M. Jean-Paul SIMONNOT : C'est toujours théoriquement réconfortant que d'être invité à répondre de manière aussi simple ! (Sourires.)

D'après ma perception, mais aussi celle des magistrats du parquet qui, étant appelés régulièrement à intervenir et à assurer leurs fonctions au tribunal de commerce de Bobigny, ont été consultés, cette juridiction fonctionne bien.

Cela n'est pas tellement surprenant s'agissant de la deuxième ou troisième juridiction commerciale de France, située, comme vous le savez, près de Paris. Les membres du tribunal de commerce de Bobigny sont, dans leur immense majorité, des cadres supérieurs. Leur connaissance des choses commerciales et juridiques est incontestable. On ne trouve pas nécessairement cette compétence dans telle ou telle juridiction de petite importance. Par conséquent, selon les magistrats du parquet, le tribunal de commerce de Bobigny est incontestablement une juridiction de grande compétence.

L'affaire qui retient l'attention de la commission et sur laquelle elle a aussi appelé la nôtre reste en l'état une affaire isolée. Encore une fois, nous n'inscrivons pas notre action de parquet commercial dans une démarche de suspicion systématique que rien, a priori, ne justifie.

M. le Président : Vous nous dites donc que les juges sont des cadres de très grande qualité, ce qui est bien le cas du tribunal de Bobigny, n'est-ce pas ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : Oui.

M. Marc MOINARD : C'est effectivement le cas de Bobigny.

M. le Président : En l'occurrence dans cette affaire, en étaient-ils ?

M. Marc MOINARD : Non ! Beretski est un industriel. Pour ce qui concerne Touzet, mes souvenirs sont, je l'avoue, lointains.

M. le Président : Autrement dit, parmi les réformes de la juridiction consulaire ces dernières années, celle qui a consisté à faire entrer des salariés dans le personnel est une bonne réforme.

M. Michel HUNAULT : Vous ne pouvez tout de même pas formuler ainsi vos questions ! C'est vraiment incroyable ! C'est vraiment une façon inadmissible de se comporter et je suis mesuré dans mes propos !

M. le Président : Le problème est de savoir si nous proposons d'ouvrir davantage la liste de ceux qui peuvent voter...

M. Michel HUNAULT : Vous déformez les réponses parce qu'elles ne vous satisfont pas et qu'elles ne sont pas celles, en tout cas, que vous souhaitez entendre !

M. Philippe HOUILLON : C'est incroyable !

M. le Président : Reprenons, si vous le voulez bien.

Vous indiquez une particularité que l'on observe effectivement dans la région parisienne : depuis quelques années, on ouvre aux cadres supérieurs les fonctions de juges dans les tribunaux de commerce, ce qui est d'ailleurs présenté, d'une façon générale, comme un progrès.

Ma question est donc de savoir si vous attribuez la bonne opinion que vous avez de cette juridiction à ce fait-là.

En conclusion, parmi les réformes possibles, faudrait-il envisager d'ouvrir davantage la possibilité d'accès au tribunal de commerce, notamment aux artisans et aux cadres, comme certains le proposent ?

M. Philippe HOUILLON : Les salariés sont certainement meilleurs que les patrons !

M. le Président : Plus disponibles ! Telle est l'idée.

M. Philippe HOUILLON : Quelle caricature idéologique !

M. Michel HUNAULT : Incroyable !

M. le Président : Mes chers collègues, permettez, je vous prie, à M. Simonnot de s'exprimer !

M. Jean-Paul SIMONNOT : Je ne voudrais pas que mon propos soit compris comme une formulation en creux d'une suspicion à l'égard des magistrats consulaires qui n'appartiennent pas en qualité de cadres à des grandes entreprises de la région parisienne. Je n'ai pas davantage de suspicion envers les dirigeants d'entreprise qu'envers les cadres supérieurs qui sont membre du tribunal de commerce de Bobigny.

Encore une fois, l'affaire dont nous parlons est effectivement très regrettable. Elle a donné lieu à des poursuites judiciaires. Par conséquent, de ce point de vue, je pense que le processus judiciaire s'est déroulé dans des conditions à la fois normales et satisfaisantes. Depuis mon arrivée à la tête du parquet de Bobigny voilà trois ans, je n'ai pas de nouvel exemple d'une telle situation. Les relations que les magistrats du service commercial de mon parquet et moi-même avons avec les magistrats consulaires de Bobigny sont à la fois de confiance, constructives et sympathiques.

Telles sont les réponses que je suis en mesure de vous apporter. J'espère qu'au sortir de cette salle, je ne serai pas conduit à émettre des réserves sur les propos que je tiens aujourd'hui. Telle est, en tout cas, la réalité que je vis.

M. Michel HUNAULT : Au moins, vous ne déformez pas la réalité !

M. Philippe HOUILLON : Vos propos sont clairs !

M. le Président : La parole est à monsieur le Rapporteur.

M. le Rapporteur : La commission a reçu un abondant courrier qui vaut ce qu'il vaut, mais c'est celui des justiciables. Le garde des sceaux lui-même reçoit, chaque année, 60 000 lettres qui ne concernent pas toutes, bien entendu, les tribunaux de commerce.

Cette commission d'enquête a provoqué l'intérêt de nos concitoyens puisque nous avons reçu des quantités industrielles de lettres. Quelques-unes concernent Maître Schmitt, le mandataire condamné à deux reprises dans le cadre de cette affaire, notamment par la cour d'appel. Des justiciables s'étonnent que Maître Schmitt ait été et soit encore nommé dans le ressort du tribunal de Bobigny.

La parquet s'est-il prononcé sur cette question ? Que devons-nous dire à ces justiciables ?

M. Jean-Paul SIMONNOT : À votre question, monsieur le Rapporteur, je formule deux réponses.

La première se situe sur le plan de la compétence. Maître Schmitt est réputé pour sa compétence professionnelle. C'est ainsi. Il est l'un des meilleurs administrateurs de France. C'est d'ailleurs ce qui explique vraisemblablement que la SCP Schmitt-Brignier se voit attribuer les dossiers les plus complexes qu'ait à traiter le tribunal de commerce de Bobigny. C'est ce cabinet qui est désigné lorsqu'il s'agit de nommer un administrateur judiciaire.

Mais je comprends tout à fait votre question. Je comprends aussi qu'un certain nombre de personnes aient pu manifester leur opinion et leurs réserves de ce point de vue et l'exprimer jusqu'au cabinet du garde des sceaux. Je ne vous cacherai pas non plus que telle fut également ma réaction. J'ai considéré que Maître Schmitt comme chacun d'ailleurs des protagonistes de cette affaire et des prévenus devaient bénéficier de la présomption d'innocence jusqu'à une décision définitive sur les condamnations qui les frappent. Je rappelle que le pourvoi est suspensif et qu'en l'état, tous les intéressés sont présumés innocents.

J'ai considéré cependant que les justiciables pouvaient effectivement s'étonner qu'un administrateur qui avait été condamné par une juridiction correctionnelle à une peine relativement conséquente, puisse poursuivre son activité professionnelle comme si de rien n'était. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que la commission d'inscription des administrateurs statuant en matière disciplinaire soit saisie pour donner un avis sur une mesure éventuelle de suspension provisoire. Cette commission a effectivement été saisie par le commissaire du Gouvernement. Présidée par un conseiller à la Cour de cassation, elle a estimé qu'il n'y avait pas lieu à suspension provisoire tant que la décision pénale n'avait pas acquis un caractère irrévocable.

M. le Rapporteur : Permettez-moi de vous poser une question complémentaire. Il est vrai que Maître Schmitt a une réputation de compétence. Mais les administrateurs judiciaires ont compétence nationale. Ainsi, tous les tribunaux de France et de Navarre ont le choix des administrateurs qu'ils veulent bien désigner, contrairement aux liquidateurs qui, eux, sont attachés à un ressort.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Un ressort régional, oui.

M. le Rapporteur : Si vous vous en êtes ému, le tribunal de commerce un peu moins, semble-t-il, même si la compétence de Maître Schmitt ne semble pas faire l'ombre d'un doute, et ce nulle part, pas même ici. Mais il existe de très bons administrateurs judiciaires partout en France, de très bons à Paris, qui est proche.

Bref, le procureur s'émeut et provoque la saisine de la juridiction disciplinaire. Le tribunal de commerce continue à désigner Maître Schmitt, et des justiciables se plaignent, ayant le sentiment finalement que le tribunal continue avec les mêmes, au risque de porter atteinte à l'impartialité. Comme vous le constatez, la situation n'est pas excellente sur le plan de la crédibilité de l'institution.

M. Jean-Paul SIMONNOT : Oui, mais elle est juridiquement inattaquable ! Le tribunal de commerce ne fait finalement qu'appliquer la décision qui a été rendue par la commission de discipline compétente. Nous sommes dans un État de droit.

M. le Rapporteur : Nous en convenons.

M. le Président : En effet, mais il ne s'agit pas d'un phénomène isolé. D'autres cas se sont produits à plusieurs reprises. Qu'en pensez-vous ?

M. Marc MOINARD : Je reviens sur une question précédente car je crains que ma réponse ait été diversement interprétée.

Vous m'avez demandé si je considérais que cette affaire était un acte isolé ou une pratique courante. À mon sens, ni l'un ni l'autre. En tout cas, il ne s'agit pas d'une pratique courante.

S'agit-il d'un acte isolé sur Bobigny ? Je suis prêt à le penser ! Dès que nous l'avons su, nous sommes intervenus.

De là à considérer qu'il s'agit d'un acte isolé sur l'ensemble de la France, je ne peux pas le dire. Mais je ne peux pas dire non plus que c'est une pratique courante.

M. le Président : Il ne peut pas y avoir beaucoup plus grave d'ailleurs, en la matière. Heureusement !

M. Marc MOINARD : Judiciairement, cela a été constaté et sanctionné.

M. le Président : Revenons-en aux questions que je posais tout à l'heure.

Que pensez-vous de la qualité des magistrats des tribunaux consulaires ? Pensez-vous que cette réforme visant à faire entrer des cadres est une bonne piste qui doit être généralisée ? Nous avons constaté que certaines juridictions le font et d'autres pas.

M. Marc MOINARD : Cela ne me paraît pas être un critère définitif. L'arrivée de salariés de haut niveau est une bonne chose, mais cela ne remet pas en cause la légitimité de l'autre composante des tribunaux de commerce.

M. le Président : Que pensez-vous du problème, qui n'est pas particulier à Maître Schmitt, d'un mandataire qui se trouve inculpé, condamné et qui, à la suite d'un pourvoi en cassation, continue d'être désigné ?

M. Marc MOINARD : On voit bien là l'extrême difficulté des choses ! il est difficile de se contenter de l'argument selon lequel nous sommes dans un État de droit et tant que l'on est pas condamné définitivement, on est présumé innocent. Pourtant, à la suite des 365 requêtes que j'ai prises, on m'a fait savoir très simplement que je bafouais la présomption d'innocence. Mes requêtes ont donc été rejetées.

M. le Président : Que faudrait-il faire de lege ferenda ? Il est vrai que l'institution perd une grande part de sa crédibilité dans une telle affaire qui, encore une fois, n'est pas un fait isolé.

M. Marc MOINARD : La présomption d'innocence a-t-elle la même force lorsque l'on se trouve en cassation et lorsque l'on n'a pas été jugé ? La question peut être posée. Nous avons déjà quelques théories selon lesquelles elle n'a pas du tout la même force.

M. le Rapporteur : Cette question a même été jugée dans une affaire Poivre d'Arvor !

M. Marc MOINARD : En effet. La question peut donc être posée, mais on est tout de même sur le fil du rasoir, si je puis m'exprimer ainsi.

Il existe bien d'autres exemples : des personnes passent aux assises, reconnaissent les faits, sont condamnées à dix ou vingt ans et sont présumées innocentes parce qu'elles ont fait un pourvoi. On sent donc bien que quelque chose ne va pas !

M. le Président : D'accord, mais on les désigne tout de même pas comme mandataires dans des affaires ! (Sourires.) En l'occurrence, le problème est particulier puisque l'administrateur se voit encore confier des dossiers.

M. Marc MOINARD : Dans un premier temps, il a tout de même été dessaisi de la plupart de ses affaires. Il est vrai qu'il a continué à en suivre parce qu'il était le seul à pouvoir les terminer et que sa compétence est, de surcroît, reconnue. De toute évidence, se pose là un problème d'ordre législatif.

M. le Président : La parole est à M. Philippe Houillon.

M. Philippe HOUILLON : Il ne s'agit pas d'une question, mais, comme monsieur le Rapporteur, je lui donnerai brièvement un avis.

En réponse à la question de monsieur le Président, je vais lui fournir, sous le contrôle de chacun ici, la solution juridique : supprimons la présomption d'innocence et l'effet suspensif en matière pénale. Telle est la réponse législative. Ainsi, les problèmes seront résolus.

Parmi les questions posées par monsieur le Rapporteur, il a été dit que cela ne gênait pas le tribunal de commerce de désigner à nouveau Maître Schmitt même s'il est vrai que, sur un plan général, cela peut paraître choquant. Mais là, on met l'accent sur l'initiative du tribunal de commerce. Je rappelle les propos tenus par monsieur le procureur Simonnot : c'est la commission nationale, présidée par un magistrat professionnel, membre de la Cour de cassation, donc de haut niveau, M. Bezard, qui a rendu une décision juridictionnelle.

Par conséquent, encore une fois, l'État de droit, cela veut peut-être encore dire quelque chose. Certes, on peut supprimer la présomption d'innocence, dire que la décision juridictionnelle de la commission ne sert à rien, supprimer aussi l'effet suspensif et adopter des principes soviétiques. Pourquoi pas ?

M. le Président : Est-ce votre proposition ?

M. Philippe HOUILLON : Sûrement pas ! Mais au sein de la gauche plurielle, des idées de ce genre sont avancées. Faisons attention !

M. le Président : Merci de nous souffler des idées que personne n'avait encore émises. (Sourires.)

La parole est à M. Christian Martin.

M. Christian MARTIN : Pour en revenir aux propos que tenait tout à l'heure monsieur le Rapporteur, il n'y a pas des députés de l'opposition et des députés de la majorité, des bons et des mauvais. Nous sommes des députés chargés de travailler dans le cadre d'une commission d'enquête.

Comme le sait le Rapporteur, puisque je le lui ai dit tout à l'heure en sortant de séance, je n'aime pas les opérations médiatiques. J'estime que nous travaillons bien dans le silence et sans opérations médiatiques à la gloire d'Untel ou d'Untel.

À la lecture du rapport, vous verrons ! Peut-être des oppositions se manifesteront-elles. En tout cas, je souhaite que nous puissions, tous ensemble, faire un travail sérieux pour les tribunaux de commerce dont on nous a dit tout à l'heure, ce que j'apprécie, qu'ils paraissaient bien fonctionner. Il est vrai qu'il existe partout des brebis galeuses mais, dans l'ensemble, nous pouvons être satisfaits de la façon dont ils fonctionnent.

Permettez-moi maintenant d'interroger monsieur le directeur des affaires criminelles et monsieur le procureur. Vous nous avez dit tout à l'heure qu'à côté des substituts ou du procureur, il fallait des assistants.

M. Marc MOINARD : Oui.

M. Christian MARTIN : Cette idée me semble très intéressante. Mais comment les recrute-t-on ? Comment les rémunère-t-on ? Quelles sont leurs fonctions ? S'agit-il d'anciens experts-comptables à la retraite ? S'agit-il d'anciens juges ? Vous avez raison de signaler que, par la présence d'assistants, le procureur qui assiste aux audiences pourrait déjà avoir un cadre pour fixer son opinion.

M. le Président : C'est ce qui se met actuellement en place avec le modèle des pôles économiques, et ce dans un secteur voisin.

M. Marc MOINARD : Au sein de la direction des affaires criminelles et des grâces, cette option avait déjà prise voilà un an, pas pour la commission, mais dans toutes les matières techniques. Notre propre expérience ne suffit pas toujours.

Dans les pôles économiques et financiers, le principe est que des assistants de justice participent à l'instruction des affaires au sens large du terme sans pouvoir faire des actes de procédure. D'ailleurs, le texte vient d'être voté par le Parlement. Le plus souvent, ces assistants seront des fonctionnaires notamment des impôts, de la concurrence et des prix mis à disposition, mais aussi toute personne ayant une capacité technique d'expertise. Nous devons avoir à nos côtés des assistants capables d'expertiser, c'est-à-dire d'évaluer, par exemple, le prix ou la réalité d'une cession. Dans les matières économiques et financières, la liste est longue. Quand la procédure arrive, si le parquet a la capacité immédiate d'une véritable expertise, il donnera tout de suite les pistes sans avoir à attendre un ou deux ans.

S'agissant des magistrats consulaires et des relations avec le tribunal de commerce, personne ne peut le contester. Sur telle ou telle cession, on nous demande de donner notre avis. J'ai assisté, voilà bien longtemps compte tenu de mon âge, à toutes les audiences d'un tribunal de commerce pendant un an. Je redoutais d'avoir à donner mon avis sur l'opportunité et le prix de telle ou telle cession. Des personnes sont capables de nous donner des avis éclairés non partiaux. Attachons-nous les au parquet auprès des magistrats chargés des affaires commerciales.

M. le Président : Cette disposition du projet de loi portant diverses disposition d'ordre économique et financier, relative aux assistants spécialisés, a été votée voici deux semaines. Vous vous référez bien à la future circulaire d'application de cet article ?

M. Marc MOINARD : Oui et non, même si le principe de l'assistance est le même. Ce qui est envisagé dans ce texte concerne les pôles économiques et financiers auprès des cours d'appel ou des TGI. Mais je parle ici de l'assistance du parquet dans ses fonctions auprès des tribunaux de commerce. Il s'agit là, non pas de poursuivre, mais de comprendre et de donner des avis. Le cadre législatif en cours d'élaboration devrait permettre ce recrutement.

M. le Président : À votre avis, un recrutement du même genre pourrait-il être envisagé ?

M. Marc MOINARD : Tout à fait ! Nous l'avions d'ailleurs déjà suggéré.

M. le Président : Cette disposition a été votée en lecture définitive et la circulaire d'application est prête. La mise en place des assistants spécialisés devrait donc être imminente.

M. Marc MOINARD : Il n'y aura pas de retard. La seule réserve est que la circulaire ne peut être adressée tant que la loi n'est pas devenue définitive. Or un recours a été déposé devant le Conseil constitutionnel.

M. le Président : Pas sur cette disposition.

On pourrait donc très bien imaginer, pour rendre le parquet plus opérationnel, un dispositif similaire.

M. Marc MOINARD : C'est cela, une extension.

M. le Président : C'est donc une idée à retenir.

Audition de M. Laurent DAVENAS,

procureur de la République près le tribunal de grande instance d'Évry

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 juin 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

M.  Davenas est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Davenas prête serment.

M. le Président : Nous sommes heureux d'accueillir M. Laurent Davenas, procureur de la République au tribunal de grande instance d'Évry.

Comme vous le savez, notre commission d'enquête s'intéresse à l'activité et au fonctionnement des tribunaux de commerce.

Après avoir entendu l'ancien et le nouveau procureur au tribunal de grande instance de Bobigny, nous avons souhaité vous recevoir, M. Davenas, en tant que procureur d'Évry. Après vous, nous accueillerons également monsieur le procureur du tribunal de grande instance de Nanterre. Il s'agit pour nous d'avoir une idée du fonctionnement des juridictions de la région parisienne et de leurs rapports avec le parquet.

Depuis combien de temps êtes-vous procureur au tribunal de grande instance d'Évry ?

M. Laurent DAVENAS : Depuis huit ans.

M. le Président : Vous avez donc eu le temps de vous faire une idée du fonctionnement de cette juridiction.

M. Laurent DAVENAS : J'ai eu, en effet, largement le temps de faire le tour de la question !

Pour situer l'activité du tribunal de commerce d'Évry-Corbeil, je vous cite quelques chiffres.

Le tribunal de commerce traite 1 000 dépôts de bilan par an. L'Essonne est encore, en Île-de-France, le département où le taux de chômage est le plus bas. Le nombre de plans de continuation ou de cession est de 100 par an ; le nombre de jugements ou de sanctions de 200 par an. Le nombre d'audiences est de 70.

M. le Président : Le tribunal de commerce tient donc 70 audiences.

M. Laurent DAVENAS : Tout à fait !

Le tribunal de commerce d'Évry-Corbeil se situe au sixième rang pour son activité.

Quant au parquet de l'Essonne, terminologie que je préfère à celle de parquet d'Évry car j'ai la chance d'être un procureur départemental auprès de toutes les juridictions de l'Essonne...

M. le Président : Existe-t-il plusieurs juridictions commerciales ?

M. Laurent DAVENAS : Non, mais quatre juridictions prud'homales, cinq juridictions d'instance et le tribunal de commerce.

M. le Président : Un seul tribunal de commerce ?

M. Laurent DAVENAS : Absolument !

L'effectif théorique du parquet est de 19 magistrats pour une population de 1,2 millions d'habitants et pour 110 000 à 120 000 procès-verbaux par an. Ce chiffre théorique est nettement insuffisant. Pour vous donner un ordre de grandeur, celui de Créteil enregistre 10 000 procès-verbaux de plus et son organigramme théorique est de 28 magistrats pour une population de 80 000 habitants de plus dans le Val-de-Marne par rapport à l'Essonne.

M. le Président : Tous les procureurs de France nous disent manquer d'effectifs, et vous particulièrement !

M. Laurent DAVENAS : Je parle d'organigrammes théoriques.

J'ai pu travailler à effectif complet pendant deux ans, alors que M. Truche était procureur général. Par la suite, ce fut la « débandade ». Actuellement, nous sommes à moins quatre. Pendant deux ans, nous avons fonctionné à 13.

Les trois quarts des effectifs du parquet sont renouvelés tous les deux ans, si bien que très régulièrement, pendant de longs mois, nous ne sommes dans ce parquet que trois ou quatre magistrats à avoir plus de deux années de fonction.

J'aborde maintenant ce qui vous intéresse plus directement.

La section financière du parquet va être renouvelée puisque la Chancellerie vient de prélever un magistrat, et ce pour la quatrième fois consécutive en l'espace de huit ans.

Cette section a en charge une quarantaine d'affaires polico-financières extrêmement compliquées, ce qui demande à la fois de la compétence et une mise à niveau. La totalité des magistrats de cette section a été renouvelée à quatre reprises en huit ans. L'un des magistrats qui avait en charge plus de la moitié de ces affaires difficiles va quitter mon parquet pour la Chancellerie au mois de septembre prochain.

M. le Président : Cela prouve qu'il est excellent !

M. Laurent DAVENAS : Cela prouve qu'il est excellent !

La présence du parquet d'Évry auprès du tribunal de commerce est fonction de ses effectifs.

M. le Président : Assistez-vous aux 70 audiences ?

M. Laurent DAVENAS : Quand je peux consacrer deux temps pleins de substitut à la matière purement financière, le parquet occupe son siège pour les audiences de dépôt de bilan et pour celles au cours desquels il est décidé la continuation de la période d'observation et les plans de cession.

Quand je n'ai pas les effectifs suffisants, le parquet n'est plus présent au tribunal de commerce. Si le substitut dont je parlais à l'instant n'est pas remplacé en septembre prochain, le parquet sera donc contraint de quitter le tribunal de commerce.

Il faut bien comprendre que dans un parquet en sous-effectif chronique, la présence active auprès de la juridiction commerciale apparaît comme une politique pénale de « riches », si je puis m'exprimer ainsi.

Les substituts ressentent assez mal que le parquet, dans son organisation ou son activité générale, puisse consacrer beaucoup de temps à occuper le siège du ministère public auprès des audiences commerciales.

M. le Président : Vous, qu'en pensez-vous ?

M. Laurent DAVENAS : Les affaires politico-financières sont malheureusement une matière que je suis obligé de prendre en charge et qui doivent être gérées en temps utile et convenablement. Mais la dimension de mon parquet m'oblige aussi à gérer les violences urbaines, l'Essonne étant le deuxième département français à devoir y faire face.

M. le Président : Ce paysage est celui que nous décrivent, avec quelques variantes, les procureurs de France qui tous nous disent manquer d'effectifs.

Les choses étant ce qu'elles sont, quelle vision avez-vous des problèmes du tribunal de commerce ?

M. Laurent DAVENAS : Il y a 5 mandataires, 2 administrateurs et 3 liquidateurs. Il existe peut-être certaines relations préoccupantes que l'on pourra sans doute débusquer un jour, mais il ne s'agit, pour l'instant, que de rumeurs. En particulier, des liens semblent s'être noués entre un administrateur et un liquidateur.

La composition sociologique du tribunal est également un peu préoccupante. Il s'agit essentiellement de petits commerçants et de marchands de biens. Or cette juridiction a tout de même en charge des dépôts de bilan mettant en cause de grands groupes industriels.

M. le Président : Vous constatez un nombre anormal de marchands de bien ?

M. Laurent DAVENAS : Il n'y a pas assez de grands chefs d'entreprise ou de juges ayant été à la tête de grands groupes industriels.

M. le Président : Y a-t-il des cadres supérieurs d'entreprise ?

M. Laurent DAVENAS : Très peu et presque pas de cadres bancaires. Ce n'est pas une critique, mais un constat qui me frappe.

M. le Président : La composition du tribunal est donc très différente de celle de Bobigny...

M. Laurent DAVENAS : Tout à fait !

M. le Président : ... et de celle de Paris.

M. Laurent DAVENAS : Sans connotation péjorative de ma part, il s'agit d'une juridiction de petits commerçants. Le président actuel est un marchand de biens exerçant au niveau de l'Essonne.

M. le Président : Quel est le fonctionnement des audiences ?

M. Laurent DAVENAS : Compte tenu de la présence du parquet, les audiences auxquelles nous assistons se passent convenablement.

Le tribunal de commerce d'Évry étant à proximité du tribunal de grande instance, le parquet peut ainsi intervenir ponctuellement à la demande. Même si nous ne sommes pas présents en début d'audience, si un problème juridique se pose, le tribunal de commerce peut être joint dans la minute qui suit par le substitut s'il n'est pas pris par ailleurs.

Actuellement, les choses se déroulent d'une façon satisfaisante. Mais encore une fois, si le substitut n'est pas remplacé en septembre prochain, le parquet sera obligé de quitter de nouveau la juridiction commerciale.

M. le Président : Avez-vous d'autres remarques à formuler sur le fonctionnement de cette juridiction ?

M. Laurent DAVENAS : Non, si ce n'est de petites pratiques qui imposent une vigilance continuelle. L'absence d'outil informatique ne nous permet pas d'effectuer des sondages ou des contrôles sur l'évolution des comptes des mandataires.

Nous sommes très préoccupés de la surveillance et du contrôle des plans de cession. C'est peut-être une des réformes que le législateur devra envisager.

S'agissant notamment d'un important dépôt de bilan mettant en cause la Compagnie papetière de l'Essonne, nous avions découvert avec stupeur que l'ordonnance autorisant le plan de cession avait été prise à 21 heures chez le président du tribunal de commerce. Nous avons pu, dès le lendemain, agir et faire venir cette affaire en audience publique. Tel est le type de pratiques sur lesquelles il faut être extrêmement vigilant pour rappeler les règles du fonctionnement judiciaire.

M. le Président : Avez-vous d'autres cas à citer ou est-ce un fait isolé ?

M. Laurent DAVENAS : C'était un cas isolé, mais assez révélateur dans la mesure où l'ancien président du tribunal de commerce avait été rémunéré par le repreneur potentiel.

M. le Président : Racontez-nous l'affaire ! Que s'est-il passé ?

M. Laurent DAVENAS : Actuellement, une enquête est en cours.

M. le Rapporteur : Une enquête préliminaire ?

M. Laurent DAVENAS : Non !

M. le Rapporteur : Donc une information judiciaire.

M. Laurent DAVENAS : Cette affaire a provoqué la mise en examen de l'avocat du repreneur.

M. le Président : La mise en examen d'un avocat, avez-vous dit ?

M. Laurent DAVENAS : Oui !

M. le Président : Les avocats sont aussi concernés maintenant !

M. Michel HUNAULT : Ce sera pour votre prochain livre !

M. le Président : Plutôt celui de Gaudino !

M. Laurent DAVENAS : Je n'aurais pas besoin de faire un prochain livre dans la mesure où je suis assuré de la loyauté de la section financière de mon parquet !

M. le Président : Au début de votre audition, vous avez évoqué l'hypothèse selon laquelle les formations étaient faites en fonction non pas des affaires, mais des mandataires.

M. Laurent DAVENAS : Nous en avons l'impression sans avoir cependant les moyens d'en avoir la preuve.

Nous avons un autre sujet de préoccupations : la nomination des administrateurs ad hoc. Là également, nous avons l'impression que les nominations ne sont pas réparties équitablement et que dans leur majorité, elles sont toujours orientées vers le même administrateur.

M. le Président : Je suppose qu'il est très bien pour être toujours nommé !

M. Laurent DAVENAS : Tout à fait.

M. le Président : Il est hypercompétent ?

M. Laurent DAVENAS : Non, c'est l'administrateur qui fait l'objet de plusieurs procédures !

M. le Président : Pour résumer, le problème de l'effectif des substituts financiers est central dans la région parisienne. À chaque tribunal de commerce devrait correspondre un parquet doté de moyens renforcés.

M. Laurent DAVENAS : Nous ne disposons d'aucun outil informatique de contrôle et de gestion des procédures.

M. le Président : Sur le fonctionnement des mandataires ?

M. Laurent DAVENAS : Par exemple, mon service financier qui comprend théoriquement 4 magistrats a tourné pendant des années avec un seul fonctionnaire.

M. le Président : Une absence de moyens donc.

M. Michel HUNAULT : Avant de poser une question, je tiens à formuler une remarque. J'espère ne pas être trop désagréable à l'encontre de M. Davenas.

Je cite ses propos : « Il faut quelquefois rappeler les règles de fonctionnement judiciaire ». C'est une ambition qu'ensemble, nous partageons.

Avant de vous poser ma question, je voudrais dire combien je suis heureux (sic) de saluer un magistrat très médiatique qui a écrit un livre violant les principes de la présomption d'innocence et du secret de l'instruction.

M. le Président : Tel n'est pas l'objet de la commission !

M. Michel HUNAULT : En effet, mais permettez-moi de m'exprimer !

M. le Président : Si vous le souhaitez, mon cher collègue, nous pourrions en créer une sur le sujet !

M. Michel HUNAULT : Je suis encore libre de dire ce que je veux !

Vous avez dit que la façon dont se passaient les choses dans votre ressort de juridiction était plutôt satisfaisante. Par conséquent, quelles propositions pouvez-vous faire à une commission d'enquête afin d'assurer la présence d'hommes compétents à vos côtés lors de cessions importantes ?

M. Laurent DAVENAS : Monsieur le député, apparemment, vous n'avez pas lu Lettres de l'Himalaya à ceux qui jugent ou ceux qui sont jugés, car le chapitre sur mon trekking dans l'Himalaya avait pour but de dénoncer l'atteinte à la présomption d'innocence qui avait été faite à cette époque à l'encontre des époux Tiberi.

Par conséquent, je vous en prie, prenez la peine de lire ce livre ! Vous ne serez pas ainsi abusé par des stratégies de défense qui sont loin de la vérité judiciaire !

M. le Président : Revenons-en à l'objet de la commission d'enquête qui concerne les tribunaux de commerce.

M. Laurent DAVENAS : Ma section financière est, en réalité, une section de l'entreprise qui s'inspire de l'organisation de la première grande section financière créée dans les années 70 à Lyon. Elle essaye d'appréhender l'activité d'une entreprise dans sa globalité : l'entreprise et le dirigeant, donc le droit pénal financier ; l'entreprise et le salarié, donc le droit pénal syndical et les accidents du travail ; l'entreprise et son environnement, donc le droit de l'environnement et le droit de l'urbanisme ; enfin, l'entreprise et son client, donc le droit pénal de la consommation.

Lorsque mes effectifs sont complets, je consacre deux temps pleins de substitut au droit pénal financier. Ces deux magistrats ont été renouvelés à quatre reprises en l'espace de huit ans, ce qui est un réel problème.

M. le Président : Certes, on ne peut pas les empêcher de partir, surtout s'ils sont compétents, mais il faudrait un effectif supérieur.

M. Laurent DAVENAS : Et des effectifs stabilisés.

M. le Président : En admettant que les effectifs soient stabilisés, cela serait-il suffisant ?

M. Laurent DAVENAS : Oui, à condition d'avoir un moyen de gestion informatique, du personnel de greffe pour gérer et assurer en temps utile un bon suivi des procédures commerciales.

J'ai connu le système de l'échevinage en Alsace pour avoir été substitut à Mulhouse pendant deux ans. Je considère que ce système est bon et fonctionne bien.

M. le Président : Avez-vous une dernière remarque à formuler en guise de conclusion ?

M. Laurent DAVENAS : J'insiste sur un point qui doit faire l'objet d'un sujet de préoccupation de votre commission : compte tenu des effectifs insuffisants, les parquets de la région parisienne sont continuellement obligés de faire des choix. En l'occurrence, je fais celui, soit de la lutte contre les violences urbaines, soit du contrôle du tribunal de commerce. La Chancellerie me donne rarement les moyens de mener en harmonie ces deux priorités.

M. le Président : Nous vous remercions, M. Davenas, de votre contribution et de votre présence devant notre commission.

Audition de M. Yves BOT,

procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre

(Extrait du procès-verbal de la séance du mardi 16 juin 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

M.  Bot est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Bot prête serment.

M. le Président : Nous sommes heureux d'accueillir M. Yves Bot, procureur de la République au tribunal de grande instance de Nanterre.

Comme vous le savez, notre commission d'enquête s'intéresse à l'activité et au fonctionnement des tribunaux de commerce.

Après avoir procédé à l'audition de magistrats actuels et anciens des tribunaux de grande instance de Bobigny et d'Évry, nous avons souhaité vous recevoir, M. Bot, en tant que procureur du tribunal de Nanterre. Voilà quelques jours, nous avons entendu votre prédécesseur, M. Lyon-Caen qui insistait sur la nécessité d'avoir une attention soutenue sur le tribunal de commerce.

Nous nous heurtons à une difficulté : les affaires auxquelles tout le monde pense sont à l'instruction et ne sont donc pas jugées.

M. Yves BOT : Tout à fait.

M. le Président : Nous allons donc les contourner et ne pas en parler.

M. Yves BOT : D'accord.

M. le Président : Nous évoquerons donc celles dont nous parlait M. Lyon-Caen et qui concernent plutôt le tribunal que les mandataires.

Depuis quand êtes-vous procureur du tribunal de grande instance de Nanterre ?

M. Yves BOT : Depuis le mois de septembre 1995.

Mon opinion sur la juridiction de Nanterre est la même que celle que j'ai à l'égard d'autres juridictions consulaires rencontrées au cours de ma carrière.

Le bilan est toujours assez contrasté.

Lorsque je suis arrivé à Nanterre, je n'avais entendu aucun bruit particulier à l'égard de cette juridiction. Ma carrière jusqu'alors, à l'exception des deux dernières années que je venais de passer au cabinet du garde des sceaux, M. Méhaignerie, avait été exclusivement provinciale. Je n'avais aucune connaissance particulière d'un problème quelconque concernant la région parisienne.

Toutefois, l'expérience que j'avais acquise dans d'autres ressorts m'avait montré que dans le cadre des procédures collectives, un certain nombre de points méritaient attention car la juridiction consulaire présente, selon moi, un défaut, celui d'une certaine opacité.

Par conséquent, compte tenu de l'importance du tribunal de Nanterre, du contentieux de la juridiction consulaire, notamment en raison de l'implantation de La Défense sur son ressort, il m'est apparu nécessaire d'apporter une présence spécifique et soutenue du parquet auprès de cette juridiction.

M. le Président : J'ouvre une parenthèse pour signaler que Bobigny compte nombre de petites entreprises, alors qu'à Nanterre, sont implantés des sièges de sociétés importantes.

M. Yves BOT : Oui, mais aussi beaucoup de PME-PMI, outre la concentration d'un certain nombre de sièges sociaux dont certains, par leur surface, ne posent évidemment aucun problème.

M. le Président : À quel rang se situe le tribunal de commerce par son volume d'affaires ? Le savez-vous ?

M. Yves BOT : Non, car j'avoue ne pas avoir opéré de classement ni de comparaisons avec d'autres juridictions, mais je peux vous donner des chiffres.

M. le Président : Pourriez-vous nous donner le nombre de procédures collectives par an ?

M. Yves BOT : En 1997, nous avons eu 1 268 déclarations de cessation de paiement.

M. le Président : Vous devez donc être la troisième juridiction, donc parmi les plus importantes.

M. Yves BOT : Mais si l'on ajoute aux déclarations de cessation de paiement les assignations et les révélations de commissaires aux comptes, la section commerciale que j'ai créée en 1995 a traité 1 813 dossiers nouveaux en 1997.

M. le Président : Vous citez le chiffre de dossiers dont a eu à connaître le parquet...

M. Yves BOT : Voilà !

M. le Président : ... mais je parle du tribunal de commerce.

M. Yves BOT : Le tribunal de commerce a enregistré, en 1997, 1 268 déclarations de cessation de paiement et 1 465 liquidations judiciaires ont été prononcées.

J'ai créé une section dans sa composition et dans son affectation, pour traiter sous le double aspect, commercial et pénal, les affaires du contentieux concernant le tribunal de commerce de Nanterre.

J'ai pu le faire en restructurant le parquet , c'est-à-dire en supprimant certaines affectations. Par exemple, quand je suis arrivé, le parquet comportait deux chefs de division que j'ai supprimés aussitôt. Cela m'a permis ainsi de gagner immédiatement deux postes et de procéder à une réaffectation. J'ai pu ainsi choisir, en « puisant » parmi les magistrats que j'avais, des personnes qui, par leur cursus professionnel antérieur et leur goût, me paraissaient être particulièrement disposés à cela.

J'ai donc pu tout de suite bénéficier de la présence, d'une part, d'un premier substitut qui arrivait de la section financière de Paris et, d'autre part, d'un collègue qui avait, quelques années auparavant, effectué une mobilité dans un cabinet international où il avait acquis de véritables capacités d'analyse financière.

Le 8 janvier 1996, la section commerciale est au travail. Le parquet est réorganisé.

Il a ensuite effectué un travail dont le produit, pour une part, est venu sur le devant de la scène médiatique. Mais il ne s'agissait que d'une part de son travail, car tout ce qui ne s'est pas vu est également très important : un de mes substituts est présent à chaque audience du tribunal de commerce. Selon les semaines, les substituts assument trois ou cinq audiences concernant les procédures collectives. Ils concluent verbalement ou par écrit dans chaque affaire. Ils discutent et font leur propre analyse des mesures proposées par les mandataires. Parfois, sur un simple plan commercial, ils font appel de la décision qui a été prise contrairement aux conclusions qu'ils ont déposées. Il arrive assez souvent que la chambre commerciale de la cour d'appel de Versailles leur donne raison.

À partir du travail effectué par mes substituts, sont apparues un certain nombre d'affaires sur le devant de la scène. Elles ont été la conséquence directe du contrôle qu'ils ont effectué.

M. le Président : Vous nous parlez de deux magistrats...

M. Yves BOT : Trois maintenant.

M. le Président : ... qui ont été particulièrement bien formés.

M. Yves BOT : Oui, et qui étaient présents.

L'enseignement de cette expérience a permis de pointer un certain nombre d'aspects donnant une image assez négative de la juridiction consulaire.

Je parlais d'opacité. On peut considérer que la manière dont les choses se traitent, dont les affaires se reprennent ou ne se reprennent pas manque parfois, voire souvent, de transparence.

À cela s'ajoute une idée communément répandue qui mérite que l'on y insiste : il y a des risques sérieux de fonctionnement en réseau.

De même, ce manque de transparence peut aussi engendrer un manque de contrôle. Or, comme on l'a constaté dans les affaires de Nanterre, le contrôle est évidemment l'affaire de tous. Sous cet angle, lorsque je lis dans la presse, sous la plume de certains magistrats consulaires, que les mandataires sont le problème du parquet , il s'agit évidemment d'une contrevérité.

M. le Président : Ce n'est pas le parquet qui les désigne et les tarife.

M. Yves BOT : Non, et chacun doit exercer le rôle qui est le sien compte tenu des pouvoirs que lui confère la loi. La profession elle-même n'est d'ailleurs pas à l'abri de critiques. Puisqu'elle est réglementée, il est clair que la conséquence est l'autocontrôle, lequel, en tout cas dans le département des Hauts-de-Seine, a été tout à fait défaillant.

Soyons objectifs et reconnaissons que cette défaillance trouve une partie de ses raisons dans une inadaptation des textes.

L'image de la juridiction consulaire est donc assez négative. Elle ne s'améliore pas puisque ceux qui sont concernés réagissent aux critiques en niant la réalité des problèmes plutôt qu'en apportant des solutions réelles.

Certes, le débat doit garder toute sa sérénité dès lors que l'on analyse le fonctionnement de ce qui est un aspect de l'institution judiciaire. Personnellement, je me sens tout à fait solidaire du fonctionnement des juridictions consulaires qui font partie de l'institution judiciaire à laquelle j'appartiens. Il ne s'agit donc pas de critiquer pour le plaisir de critiquer. Mais lorsqu'un problème se pose, il faut essayer d'apporter une solution pour l'avenir et non nier la réalité.

Personnellement, pour l'avoir vu appliquée dans le cadre alsacien où j'ai été en fonction, la solution peut-être celle de l'échevinage. On pourrait combiner cela avec une réforme de la carte judiciaire, au moins des juridictions consulaires, une spécialisation de celles-ci, sur un département, voire au-delà. Seul un tribunal de commerce aurait compétence pour ces affaires, tout du moins pour les plus importantes d'entre elles. Ces affaires seraient traitées selon le mode de l'échevinage.

Le renouveau de la crédibilité suppose la professionnalisation du traitement de ce contentieux. Il ne serait pas, à mon sens, anormal qu'à un pôle économique correspondent un pôle consulaire et un pôle judiciaire. Le code de procédure pénale prévoit, pour l'instant, la régionalisation du traitement de certaines infractions : un tribunal spécialisé par cour d'appel.

Il serait bon aussi de sortir de l'optique exclusivement pénale de cette organisation. Il est clair que le parquet a un rôle à jouer, mais il ne peut le jouer pleinement que par sa propre professionnalisation dans ce domaine et par une aide qu'il doit recevoir.

À l'heure actuelle, lorsqu'une affaire arrive au parquet et que la solution n'est pas évidente, si nous sommes en dehors du cadre pénal, aucun texte ne nous permet d'avoir recours à un expert indépendant.

Précisément, la crédibilité consiste à ne pas pénaliser systématiquement chaque affaire, mais au contraire à traiter uniquement sur le commercial ce qui n'est que du ressort du commercial et à ne poursuivre au pénal que ce qui constitue la violation délibérée de la loi dans le but de frauder les tiers ou d'accumuler un profit illicite.

M. le Président : Vous évoquez là tout un programme, en particulier l'échevinage.

M. Yves BOT : Oui !

M. le Président : L'étendriez-vous à la cour d'appel, comme il était envisagé dans la réforme Badinter ?

M. Yves BOT : On peut aller jusqu'à la cour d'appel. Au stade de l'appel, l'échevinage est plus ou moins demandé par la juridiction consulaire. Personnellement, je n'y vois que des avantages.

M. le Président : Vous proposez également un renforcement des moyens du parquet fondés sur la compétence essentiellement.

M. Yves BOT : Oui !

M. le Président : Enfin, vous suggérez une révision de la carte judiciaire.

M. Yves BOT : Voilà !

M. le Président : Revenons-en, si vous le voulez bien, au fonctionnement en réseau auquel vous faisiez allusion tout à l'heure.

Quelle est votre analyse de la situation ?

M. Yves BOT : Je n'ai pas l'intention de faire de la concurrence à des écrivains célèbres en matière de suspens, mais je vais sans doute laisser votre commission un peu sur sa faim, car je ne puis guère entrer dans certains détails en raison d'enquêtes et d'instructions en cours à l'heure actuelle.

M. le Président : En clair, toutes les affaires de fonctionnement en réseau font l'objet d'instructions ou d'enquêtes ?

M. Yves BOT : Le fait d'avoir trouvé dans une banque le rôle de l'audience du tribunal de commerce avec en face de chaque affaire le nom du mandataire qui avait été désigné a justifié, selon moi, un examen par le parquet de cette situation. Mais je ne peux pas vous en dire davantage.

M. le Président : Etant donné que vous êtes un procureur qui suit beaucoup d'affaires pénales, la commission d'enquête ne peut donc pas vous poser trop de questions sur les affaires particulières.

M. le Rapporteur : Je souhaite obtenir une précision sur le contrôle exercé par votre section commerciale sur les mandataires.

Quant au contrôle des états trimestriels, par exemple, et au maniement des fonds, nous avons appris de la Caisse des dépôts et consignations que les 500 mandataires de justice - administrateurs et liquidateurs - manipulaient par an 56 milliards de francs...

M. Yves BOT : Oui.

M. le Rapporteur: ... dont l'essentiel est concentré dans la région parisienne.

Nous savons qu'un cabinet en Île-de-France manie, chaque année, plus d'un milliard de francs. Les sommes sont considérables.

Une quarantaine de ces mandataires ayant utilisé cet argent à des fins illégales ont fait l'objet de redressements fiscaux et d'une dénonciation au titre de l'article 40, et le parquet a provoqué l'ouverture d'informations judiciaires à l'égard de la quasi-totalité d'entre eux.

Pensez-vous qu'en l'état des instruments de contrôle dont le parquet dispose aujourd'hui celui-ci puisse éviter que ce type de sinistre, de grande ampleur, se renouvelle ?

M. Yves BOT : La réponse est claire : je ne peux apporter aucune garantie dans ce domaine pour la bonne raison que je n'ai réellement et juridiquement aucun pouvoir de contrôle propre.

Dans ce domaine, je considère que le pouvoir de contrôle du parquet est inférieur maintenant à ce qu'il était par rapport au temps où les mandataires s'appelaient les syndics. À l'époque, dans son ressort, le procureur pouvait  « débouler », si vous me permettez cette expression, dans le cabinet d'un syndic, le cas échéant d'ailleurs après avoir emmené avec lui un expert-comptable, et appliquer les pouvoirs de contrôle qui sont les siens.

Maintenant, ce n'est plus possible. Se pose donc un réel problème parce que le schéma du contrôle de la profession n'apporte pas les garanties assurées par celles d'autres professions réglementées, telles que les notaires.

M. le Président : Plusieurs personnes nous ont dit que c'était le modèle à suivre.

M. Yves BOT : Il est clair qu'à une époque, la profession notariale a été secoué par de nombreux scandales. Il semble qu'elle se soit bien reprise.

À cet égard, je parlerai de ce que j'ai constaté à Nanterre, ce qui n'est en aucun cas trahir le secret de l'instruction.

Dès lors que l'on peut jouer sur les textes ou sur les pratiques, autant dire qu'il n'y a plus de contrôle. Je m'en explique.

Imaginez que les représentants de la profession exerçant le contrôle estiment que, dès lors qu'ils ont l'attestation de présence des fonds du commissaire aux comptes, ils n'ont pas à aller voir plus loin, ne considérant que la manière dont le service est rendu.

Imaginez par ailleurs que le commissaire aux comptes - qui n'a d'ailleurs de commissaire aux comptes que le nom parce que par rapport au commissariat aux comptes des sociétés anonymes, c'est vraiment une caricature ! - estime qu'il n'a à contrôler que les fonds pour lesquels il est certain d'une obligation de représentation, c'est-à-dire ceux qui sont déposés à la Caisse des dépôts.

Dans ce contexte, autant dire qu'il n'y a pas plus de contrôle.

D'ailleurs, dans les affaires de Nanterre, ce sont des fonds qui se rapportaient à des commissariats à l'exécution de plans qui ont pris le chemin de l'étranger. Dans ces dossiers-là, les fonds qui devaient sans aucun doute, sans discussion possible, être déposés à la Caisse des dépôts l'avaient été.

De surcroît, la mission du commissaire aux comptes est non pas annuelle, mais ponctuelle : elle vise à attester la présence des fonds au 31 décembre. Autant dire qu'entre le 1er janvier et le 31 décembre, il peut se passer ce que l'on veut ! Pour le commissaire aux comptes, il n'y a pas de problème dès lors qu'au 31 décembre, les fonds sont rentrés.

Le principe même de la vérification du fonctionnement du cabinet du professionnel n'est pas annuel. Un cabinet peut parfaitement ne pas être inspecté pendant deux ans.

L'inspection faite par la Chancellerie n'a aucun moyen pour fonctionner réellement.

Une décentralisation des contrôles, visant à faire sur place une véritable inspection, quitte à le faire sur délégation de la Chancellerie ou du procureur général est absolument indispensable pour l'avenir.

M. le Président : Si vous retourniez à la Chancellerie, vous sauriez probablement quoi faire.

M. Yves BOT : Il est certain que l'action future est toujours enrichie des expériences du passé, monsieur le Président !

M. le Président : Bien entendu puisque vous étiez à la Chancellerie.

On constate qu'effectivement, les expériences de magistrats sont multiples...

M. Yves BOT : Bien sûr !

M. le Président : ... et que très souvent ceux qui ont été en charge des dossiers sont passés, en réalité, à côté des solutions faute d'expérience.

Là, c'est votre expérience de procureur du tribunal de grande instance de Nanterre, une importante juridiction, qui vous fait parler, n'est-ce pas ?

M. Yves BOT : Oui !

J'ai compris que dans le système actuel, il est très difficile, si vous ne faites pas un contrôle constant, de mettre au jour ou de prévenir un certain nombre de comportements.

À Nanterre, le problème a été découvert parce que précisément, à l'occasion d'une des audiences, l'attention d'un de mes substituts a été attirée par une transaction qu'un mandataire voulait faire homologuer par la juridiction. Cette transaction pourrait être qualifiée de scélérate. Bien entendu, le parquet s'y est opposé.

À partir de là, le fonctionnement du compte du mandataire a été vérifié. C'est ainsi que les choses ont été découvertes.

M. le Président : Dans une très grande juridiction, une des plus importantes de France, le fait que de telles pratiques, ainsi que le fonctionnement en réseau auquel vous faisiez allusion aient pu se développer, est vraiment très préoccupant.

M. Yves BOT : Oui !

M. le Président : À tout le moins, l'institution a perdu un peu de crédibilité.

M. Yves BOT : Oui ! En fait, le doute est toujours dévastateur.

M. le Président : Comment les mandataires qui ont des bureaux secondaires sont-ils contrôlés ?

M. Yves BOT : Personnellement, j'estime que cela ne devrait pas exister, surtout quand vous avez un bureau à Nanterre et un autre en Nouvelle-Calédonie ! Chaque bureau devrait avoir un fonctionnement parfaitement autonome et dépendre de l'autorité de chaque parquet dans lequel il est implanté.

Pendant des dizaines d'années, nous sommes tous passés à côté de certaines choses parce que la question ne s'était pas posée.

M. le Président : Il y a tout de même eu les réformes Badinter. À cette époque, tout le monde a été sensible à la disparition des emplois. Une série de textes ont été élaborés.

Partagez-vous cet avis émis par certains, selon lequel l'ensemble des lois de 1985 devait être complété par l'échevinage car l'absence de réforme du tribunal de commerce déséquilibre actuellement le système ?

Je me réfère en particulier aux pouvoirs considérables donnés aux juges-commissaires et au tribunal sans possibilité d'appel, notamment dans le cas où l'on choisit un repreneur. Compte tenu de ce pouvoir énorme donné à une juridiction, cette dernière devrait normalement avoir une crédibilité parfaite. Qu'en pensez-vous ?

M. Yves BOT : Avec le recul sur le passé, on peut toujours effectivement refaire l'histoire.

Je ne critique pas le choix de la loi de 1985. Je regrette la diminution du pouvoir direct de contrôle du parquet dans la mesure où le système mis en place n'a pas produit les effets que l'on pouvait en escompter.

Quant au fonctionnement de la juridiction consulaire, c'est le principe de la confiance qui est aujourd'hui entamé. La seule question qui se pose est donc de savoir comment la rétablir.

M. le Président : Dans la réforme Badinter, le magistrat professionnel était, de toute façon, en minorité par rapport aux juges élus, y compris à la cour d'appel.

Dans ce système, les magistrats élus restaient donc majoritaires. La seule modification portait sur la présence d'un magistrat professionnel dans toutes les formations.

M. Yves BOT : Ce système d'une majorité de magistrats élus peut parfaitement être conservé.

M. le Président : C'est le cas de l'Alsace.

M. Yves BOT : C'est le cas effectivement de l'Alsace.

L'important est de rétablir la confiance dans l'institution consulaire, en apportant une garantie de clarté.

À l'heure actuelle, la procédure commerciale en elle-même est secrète. L'homme de la rue peut parfaitement considérer qu'il est contradictoire que le tribunal de commerce ou le tribunal de grande instance pour son fonctionnement est obligé, pour une valeur de 301 000 francs ou de 300 001 francs, de passer un marché public avec des appels d'offres, de la publicité et qu'en revanche, des entreprises ayant 20 millions ou 50 millions de francs de capital social, 200 salariés ou plus sont reprises dans le secret le plus total.

L'important c'est la lisibilité.

M. le Rapporteur : Nous nous posons la question de la répartition des mandats de justice par le tribunal de Nanterre. Les informations dont nous disposons montrent, à l'évidence, pour certains, une hypertrophie du nombre de dossiers et mandats et des revenus et, pour d'autres, une absence quasi totale d'utilisation de leurs services.

Le parquet a-t-il les moyens d'équilibrer les répartitions de dossiers ? Le parquet a-t-il une doctrine sur la question ? Dans l'affirmative, a-t-il réussi à l'imposer au tribunal de commerce ?

M. Yves BOT : Dans ce domaine, le parquet a une doctrine qu'il a exprimée par un courrier officiel en date du 29 avril 1997 visant les articles 12 et 28 de la loi du 25 janvier 1985.

Dans cette lettre adressée à chacun des professionnels traitant des procédures collectives, il était indiqué qu'un certain nombre de règles devaient être, selon le parquet, intangiblement appliquée : éviter que le débiteur puisse choisir son mandataire ; proscrire le cumul entre les fonctions de la loi du 25 janvier 1985 et des fonctions antérieures de conseil ou de mandataire ad hoc ; verser les fonds des procédures collectives, quels qu'ils soient, à la Caisse des dépôts et consignations, le dépôt exceptionnel - il faut toujours réserver cette hypothèse - sur un compte bancaire devant au préalable avoir été autorisé par un juge-commissaire destinataire d'un document bancaire fixant les conditions de fonctionnement du compte, de rémunération des fonds et de destination des intérêts. Obligatoirement individualisé, ce compte ne peut faire l'objet d'aucune fusion ou convention de fusion et n'entraîne aucune rémunération directe ou indirecte du dépôt qui puisse bénéficier à l'auxiliaire de justice chargé de la procédure.

Le dernier principe concerne la fixation de la rémunération ou de la provision sur rémunération. Le parquet a demandé de : « présenter en même temps que la requête en fixation de rémunération ou de provision sur la rémunération un état exhaustif à la date de la présentation de l'ensemble des honoraires déjà versés au titre de la procédure ou susceptibles de l'être dans le cadre des missions en cours, de façon à offrir au tribunal une image fidèle du coût de la procédure ».

Par cette expression « image fidèle », nous voulions que le juge-commissaire ait une vue exacte de ce que la procédure entraînait comme coûts en raison, soit du tarif propre au mandataire, soit de l'intervention de ces contrôleurs de gestion qui sont une création assez largement prétorienne à laquelle votre commission s'est certainement déjà intéressée.

Tels sont les principes rappelés dans cette lettre du parquet aux mandataires.

En même temps, nous avons pris des contacts avec le président du tribunal de commerce qui nous a entièrement approuvé. Ce dernier a adressé un courrier exactement semblable de son côté aux mandataires et à ses juges pour les en informer.

Le problème que vous soulevez peut tenir aussi, à une certaine période, à l'indisponibilité de certains mandataires compte tenu de certaines actions en cours.

La transparence et la lisibilité dont nous parlions tout à l'heure ne peuvent pas s'accompagner d'une liste étroite, fermée des mandataires auprès d'une juridiction consulaire.

À Nanterre, nous avons d'ailleurs encouragé la venue de mandataires extérieurs, car là aussi, la diversité est la source de la liberté et de l'objectivité.

M. Roger FRANZONI : Monsieur le directeur des affaires criminelles, à l'époque où il était procureur de la république au tribunal de grande instance de Bobigny a déclaré à la commission d'enquête qu'il avait introduit 365 requêtes en dessaisissement...

M. le Président : D'un mandataire.

M. Roger FRANZONI : ... d'un seul mandataire qui avait été incarcéré, ce qui prouve que, dans son esprit, la présomption d'innocence avait une limite au moins sur le plan moral.

365 requêtes, cela veut dire 365 dossiers. N'est-il pas, pour un seul mandataire, trop important de gérer 365 dossiers ?

M. Yves BOT : Pour une étude, il est vrai que c'est considérable. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ils ont souvent recours à des contrôleurs de gestion, c'est-à-dire des personnes qu'ils mandatent pour exercer à leur place ou du moins pour les assister.

Vous pointez là effectivement un réel problème. Je n'ai pas abordé, pour l'approuver ou le critiquer, le problème du tarif. J'estime que ce problème doit aussi s'envisager par rapport à la prestation fournie.

Il s'agit peut-être aussi d'examiner quelle est la répartition de cette situation sur l'ensemble du territoire. Certains dossiers ne demandent que de vérifier que le débiteur remplit ses obligations en faisant, aux intervalles fixés, les versements auxquels il est astreint.

Ces dossiers peuvent parfaitement relever de la vérification administrative du personnel employé par l'administrateur ou le mandataire et formé par lui.

Mais dans certains cas, compte tenu de l'importance de la charge des cabinets, il est nécessaire d'avoir recours à des personnes spécialement affectées pour pouvoir gérer les affaires. Cette situation devrait aussi faire l'objet d'un examen.

Je conclus, en évoquant l'action spécifique du parquet . Vous comprendrez que ce soit par là que je souhaite terminer !

J'ai mis l'accent sur la possibilité de détacher l'action du parquet d'un contexte obligatoirement pénal.

M. le Président : De toute façon, dans la loi, le parquet n'a pas qu'une fonction pénale.

M. Yves BOT : Bien sûr ! Mais il n'a guère de moyens d'investigation qu'à partir du moment où il est dans le cadre pénal. Il faudrait donc lui donner les moyens de faire des investigations en dehors du cadre pénal. Il est largement question actuellement de la création de pôles financiers. Ceux-ci pourront servir à la prévention de la difficulté des entreprises, ainsi qu'au renforcement de la clarté et de la sûreté de l'analyse des parquets dans le cadre de l'action menée auprès des juridictions commerciales.

Pour autant, l'aspect pénal existe et il est important qu'il puisse aller à son terme. Il ne suffit pas de sortir les affaires, il faut les juger, ce qui suppose de la rapidité.

D'autres problèmes existent également : la densité insuffisante des effectifs de police spécialisée dans ce domaine et la spécialisation de certaines juridictions.

M. le Président : Nous vous remercions de votre contribution, notamment de ce panorama très complet d'une juridiction et de l'ensemble des réformes possibles.

Audition de MM. Marc Eisenberg, président,

Pierre Goldfarb, délégué général,

Pascal Durand et de Mme Véronique Matteoli,

chargée des relations extérieures de SOS liquidation

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 16 juin 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

MM. Eisenberg, Goldfarb, Durand et Mme Matteoli sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, MM. Eisenberg, Goldfarb, Durand et Mme Matteoli prêtent serment.

.

M. le Président : Nous accueillons l'association SOS liquidation qui a pour objectif la défense des victimes de dépôts de bilan, notamment des créanciers chirographaires.

M. Marc EISENBERG : Monsieur le Président, monsieur le Rapporteur, messieurs les députés, cette association est une jeune association, puisqu'elle a été créée en mars 1998. Je suis moi-même chef d'une entreprise de conseils en management de 200 personnes et, en association avec un certain nombre d'autres chefs d'entreprise qui ont eu à souffrir, en tant que créanciers, des répercussions d'une liquidation judiciaire, nous avons décidé de créer SOS liquidation.

Nous avons réuni des avocats, des commissaires aux comptes, des experts-comptables et des juristes pour tenter de défendre ceux qui nous semblent être les oubliés des procédures actuelles, à savoir les créanciers chirographaires, avec l'idée qu'aujourd'hui la loi de 1985 et le fonctionnement des tribunaux de commerce sont imparfaits.

Notre objectif est de pouvoir confirmer à un certain nombre de créanciers victimes des dysfonctionnements des tribunaux de commerce que leur dossier a un caractère normal et, le cas échéant, de les appuyer - aux côtés des conseils traditionnels -, de les aider à se défendre. Nous voulons également réunir de petits créanciers rencontrant le même type de problèmes, ester en justice et faire des propositions en vue d'une réforme de la loi de 1985.

Nous travaillons sur ce projet d'association depuis un an et nous recevons de nombreux courriers de personnes considérant que leurs dossiers ont été mal traités devant le tribunal de commerce.

Le problème est complexe et nous n'avons nullement la prétention de proposer des solutions magiques pour le résoudre de façon définitive. Nous suggérons que toutes les réformes aillent vers plus de transparence, plus de responsabilité des différents auxiliaires de justice, plus d'uniformisation - la société qui dépose son bilan à Mont-de-Marsan doit être traitée de la même façon que celle qui le dépose à Paris ou à Lille - et plus de contrôle à l'égard des mandataires de justice.

Parmi les problèmes qui nous ont été signalés, ceux qui reviennent de manière récurrente sont liés, d'une part, à la loi de 1985, et, d'autre part au fonctionnement imparfait des tribunaux de commerce.

En ce qui concerne la loi de 1985, il nous semble que la place qui est donnée aux créanciers chirographaires est insuffisante. Cette loi a pour priorité la sauvegarde de l'emploi et de l'entreprise, ainsi que l'apurement du passif. La volonté de sauvegarder l'emploi à tout prix est, bien entendu, une noble intention mais, malheureusement, elle ne fonctionne pas bien économiquement et risque de mettre en danger les emplois de sociétés créancières plus saines. La bataille pour l'emploi doit concerner non seulement les emplois des sociétés en difficulté, mais également ceux des sociétés qui sont en relation d'affaires avec elles et qui sont donc intéressées par la procédure et par les sommes qu'elles pourront récupérer. Il nous apparaît donc nécessaire de modifier la loi pour mettre en avant le rôle, important, des créanciers.

Par ailleurs, lors d'une liquidation d'entreprise, le mandataire-liquidateur cumule deux fonctions : il s'occupe non seulement de la liquidation, mais il est également le représentant des créanciers, ce qui est tout à fait anormal. Il serait plus juste que le représentant des créanciers soit une personne distincte de celle qui gère le dépôt de bilan et, si possible - il s'agit là d'une de nos propositions -, un magistrat.

En 1985, le législateur s'était rendu compte de l'importance du rôle du représentant des créanciers dans la procédure, puisqu'elle avait désigné un contrôleur. Cependant, nous avons pu constater que l'institution des contrôleurs ne fonctionne pas bien, car, d'une part, le contrôleur n'est pas désigné systématiquement et, d'autre part, il n'est pas un véritable organe de la procédure - il ne détient donc pas toutes les informations.

Par ailleurs, si la loi comporte de très bonnes dispositions, celles-ci ne sont pas assorties de sanction. Par exemple, l'article 14 stipule que le juge-commissaire doit transmettre toute information sur la procédure et s'assurer de son bon déroulement - et en contrôler notamment la durée. Or dans les faits, les créanciers ne disposent que de très peu d'informations et ne reçoivent pas de réponse du juge-commissaire lorsqu'ils sollicitent son intervention. Bien entendu, la loi prévoit la possibilité de saisir le tribunal ! L'obligation du juge-commissaire n'est donc qu'une obligation morale et en absence de sanctions les textes ne sont que des voeux pieux.

M. le Président : N'a-t-il jamais été jugé que le principe du contradictoire devait s'appliquer devant le juge-commissaire ?

M. Pascal DURAND : Une jurisprudence relative à l'appel nullité a été développée et le respect du contradictoire a été posé.

M. le Président : En fait, la juridiction consulaire applique sa propre procédure qui n'est pas celle des autres juridictions, n'est-ce pas ?

M. Pascal DURAND : Une procédure issue de la procédure du juge rapporteur qui, en elle-même, est déjà une atteinte au principe de la collégialité.

M. Marc EISENBERG : Notre association est favorable à toute réforme qui irait vers un meilleur fonctionnement des tribunaux de commerce et notamment vers plus de transparence. Il y a aujourd'hui une véritable désinformation.

Dans une déclaration au Figaro, le président du tribunal de commerce de Paris a affirmé - pour prouver le bon fonctionnement des tribunaux de commerce - que 8 % des affaires faisaient l'objet d'appel. Or cela est totalement faux - et les chiffres officiels de la chancellerie le prouvent. Pour pouvoir établir le pourcentage des affaires faisant l'objet d'appel, il conviendrait de ne prendre en compte que les décisions susceptibles d'appel car de nombreuses décisions ne le sont pas, comme les injonctions de payer par exemple. Les chiffres de la chancellerie sont les suivants : sur 282 000 affaires, en 1995 - les chiffres sont à peu près identiques chaque année -, 37 000 font l'objet d'appel, soit 17 %. Ce chiffre est important car il est à peu près identique pour le TGI, alors que nous nous trouvons dans un domaine où les entreprises n'ont pas, ou très peu, la capacité de faire appel.

Mon second exemple concerne les délais. Il a été dit que le délai moyen des jugements était de cinq mois et demi alors qu'il était de dix mois pour le TGI. Or le dernier chiffre officiel est non pas cinq mois et demi mais plus de six mois - en augmentation de 40 % par rapport à 1991 - et de 9 mois pour les décisions rendues par le TGI. En outre, il convient de rappeler qu'au tribunal de commerce les radiations sont nombreuses. En clair, 54 % des affaires sont jugées au fond contre 71 % pour le TGI.

M. Pascal DURAND : La comparaison entre le TGI et le tribunal de commerce - faite notamment par le président Mattei - n'est pas totalement objective, puisque la procédure au TGI est écrite alors que celle du tribunal de commerce est orale. Il convient donc de comparer ce qui est comparable. Il est très difficile de comparer des procédures comportant des mises en état avec d'autres n'en comportant pas.

M. Marc EISENBERG : En outre, si la collégialité demeure la règle au TGI, elle est l'exception au tribunal de commerce.

M. Pascal DURAND : Si les audiences du tribunal de commerce étaient systématiquement collégiales, les délais seraient multipliés par trois.

M. Marc EISENBERG : Le conservatisme fait feu de tout bois, les tribunaux de commerce avancent de nombreuses raisons pour ne rien changer, mais sachez que notre association soutiendra tout projet de réforme qui irait vers plus de transparence et une meilleure défense des créanciers.

Je vais vous parler d'un dossier que nous a soumis l'un de nos adhérents et qui nous semble tout à fait significatif des problèmes rencontrés lors des liquidations.

La société B résilie son bail commercial en juillet 1990 et reçoit une indemnité d'éviction de 5 millions de francs qu'elle place dans les mains d'un séquestre juridique. En 1991, la société n'a plus d'activité et dépose son bilan. Le mandataire-liquidateur reçoit de ce séquestre 4 millions de francs environ, un million ayant été versé au Trésor public. Notre adhérent devient alors créancier chirographaire pour une somme d'un million de francs.

Plusieurs années après le début de la procédure, il écrit au mandataire-liquidateur afin de savoir où en est la liquidation. Il reçoit, en janvier 1996, le courrier habituel : « Ladite liquidation sera clôturée pour insuffisance d'actif ». Loin d'être découragé par cette lettre, il écrit au juge-commissaire. Ce dernier ne lui répond pas. Combatif et averti, il écrit au procureur de la République. Suite à ce courrier, le mandataire-liquidateur se réveille et annonce à notre adhérent, le 20 octobre 1997, qu'il va recevoir une somme de 28 000 francs, soit 3 % de sa créance.

Malgré ce versement, notre créancier pense qu'il a été trompé et qu'il ne dispose pas de toutes les informations auxquelles il a droit. En effet, il a appris que non seulement un million de francs avait été versé au Trésor public, mais que la banque, le CEPME, avait également reçu une somme de 2,2 millions de francs ; en outre, une créance de 1,6 million de francs avait été acceptée pour cette même banque. Il écrit donc au mandataire-liquidateur pour savoir pourquoi il a versé une somme de 2,2 millions de francs à la banque hors décision du juge-commissaire et avant toute répartition. Il reçoit une réponse, argumentée cette fois, dans laquelle des chiffres sont cités et les comptes de la préclôture envoyés. Ces comptes se résument à ceci : actif, trois lignes ; passif, quatre lignes. On note cependant, dans la colonne du passif, que l'ensemble des créances privilégiées ne correspond pas à ce qui a été admis et versé.

M. le Président : Cela se passe dans quelle ville ?

M. Marc EISENBERG : Cela se passe non pas en province dans un tribunal sans moyens, mais à Paris.

M. le Rapporteur : Quel est le nom du juge-commissaire ?

M. Marc EISENBERG : Je ne l'ai pas ici, mais je pourrai vous le fournir.

Le mandataire-liquidateur n'a agi que lorsque notre adhérent a saisi le procureur de la République. Cet exemple résume à lui seul une grande partie des dysfonctionnements des tribunaux de commerce.

En règle générale, on se plaint de l'absence de communication des mandataires-liquidateurs. Nous trouvons incroyable, scandaleux et contraire à la vie économique de pas recevoir de suites aux courriers envoyés. Il est impossible d'obtenir autre chose qu'une croix sur un document ; je ne vous parle pas du téléphone qu'ils doivent débrancher ! Même le Président de la République répond aux lettres qu'il reçoit. Pourquoi ces personnes sont-elles au-dessus du chef de l'État ? Il convient donc, et il s'agit là du point essentiel de la réforme, de modifier la communication.

Je vous citerai un autre exemple incroyable. Lors d'une liquidation très compliquée avec créanciers privilégiés et super privilégiés des personnes sont appelées au titre de caution. Or notre adhérent apprend du mandataire-liquidateur que la procédure allait être longue, les cautions représentant l'actif étant décédées. Prudent, il mène sa propre enquête et retrouve, au bout de trois jours, les supposés décédés. Il prévient donc le mandataire-liquidateur de cette nouvelle situation en lui faisant remarquer - sur un ton humoristique- que les morts avaient ressuscité. Ce dernier lui répond le lendemain : « J'ai pris bonne note de votre courrier » ! Il ne s'étonne pas, ne s'excuse pas, n'a pas du tout l'air surpris !

Cette affaire s'est déroulée dans la région lyonnaise, soit, encore une fois, dans une juridiction importante.

M. le Président : Il est important de noter que toutes ces affaires se passent dans des juridictions importantes qui ont tendance à dire que cela ne peut arriver que dans les petites.

M. Marc EISENBERG : Tout à fait, monsieur le président, nous avons d'ailleurs de nombreux dossiers concernant le tribunal des Hauts-de-Seine.

Le problème principal, je le répète, est un problème de communication. Les mandataires-liquidateurs nous disent souvent que, s'il y a une erreur, leur responsabilité est engagée. Certes, mais faut-il encore que l'on puisse prouver l'erreur et pour ce faire que nous ayons accès aux dossiers et notamment aux chiffres. Ne serait-il donc pas possible de prévoir, au moins pour les créanciers dont la créance a été reconnue, la consultation des documents comptables se trouvant à l'étude de ces mandataires-liquidateurs ? Pourquoi ne pas obliger le mandataire-liquidateur à recevoir, une fois par mois, toute personne intéressée par un dossier ? L'administration fiscale, elle, reçoit bien les contribuables deux demi-journées par semaine et sans rendez-vous !

De la même façon, un certain nombre de ces chiffres devraient être obligatoirement transmis au greffe. S'agissant de la répartition des sommes, la loi doit, non seulement interdire explicitement toute répartition avant accord du juge-commissaire, mais également prévoir des sanctions. Nous voudrions aller plus loin en proposant que les comptes, lorsque la liste définitive des créances est établie ou que les répartitions de fonds sont réalisés, soient audités et validés par un commissaire aux comptes.

M. le Président : L'autre système serait que l'on fasse confiance aux mandataires ! Ajouter de nouveaux contrôles n'est pas raisonnable.

M. Pascal DURAND : Sans mettre en doute la compétence du mandataire et sa bonne foi, il serait utile, à l'avenir, de distinguer la personnalité du mandataire qui évalue l'actif de celle qui le vend. Il s'agirait de systématiser d'une part, un représentant des créanciers, qui serait limité à cette fonction, connaissant le montant des actifs et réalisant la répartition future, et, d'autre part, un mandataire-liquidateur qui aurait pour seule mission de vendre les actifs.

M. Marc EISENBERG : Ce problème de contrôle me semble, monsieur le président, très important. Il ne faut pas que celui-ci soit perçu comme une brimade ; on ne remet en cause ni la compétence ni l'intégrité du mandataire. Simplement, une décision aussi grave, qui peut léser pour des millions de francs des créanciers, ne doit pas être prise par une seule personne. Bien entendu, il convient de trouver un système qui ne soit ni lourd ni onéreux, nous en avons bien conscience.

Nous avons évoqué la distribution rapide de certaines sommes, mais celle-ci se fait en général en faveur non pas des créanciers, mais des banques ou de l'État. Pour les créanciers, la lenteur des procédures existe, et je vous citerai l'exemple le plus caractéristique - qui se passe, une fois encore, à Paris.

Il s'agit d'un dossier dans lequel notre adhérent pouvait prétendre à une créance privilégiée de 5 millions de francs ; cette somme n'est toujours pas versée après 5 années de procédure. Au bout d'un an, ce créancier a appris qu'un contentieux fiscal était en cours ; il a donc mené une enquête et s'est aperçu que ce contentieux ne portait que sur une somme de 50 000 francs !

M. le Président : Cela veut dire que le mandataire a conservé indûment l'argent.

M. Marc EISENBERG : Tout à fait. Et il s'agit d'une situation que l'on rencontre fréquemment. Le problème du délai des procédures est l'un des griefs principaux des créanciers mécontents. Il convient donc d'arriver à réduire d'une façon ou d'une autre ces délais.

Voici, en résumé, nos propositions de réforme des tribunaux de commerce.

Premièrement, nous nous associons à tout ce qui a été dit en ce qui concerne la formation des juges consulaires. En effet, ces derniers nous semblent insuffisamment formés et le législateur pourrait prévoir, au moins pour les nouveaux juges, une formation obligatoire.

Deuxièmement, s'agissant des délais de procédure, des ratios pourraient être prévus en fonction du nombre de collaborateurs. Ils consisteraient à évaluer et à limiter le nombre de dossiers pouvant être traités par les études. Les mandataires-liquidateurs trouveraient ainsi un intérêt à clôturer les dossiers le plus rapidement possible.

Troisièmement, nous nous associons à la proposition visant à donner aux mandataires-liquidateurs une compétence nationale, comme cela est le cas pour les administrateurs judiciaires.

Quatrièmement, nous sommes bien entendu favorables à ce que tous les fonds soient déposés à la Caisse des dépôts et consignation.

Cinquièmement, nous proposons, à certains stades de la procédure, l'intervention de commissaires aux comptes afin de valider les comptes les plus importants.

Sixièmement, nous demandons instamment, pour les procédures les plus importantes, que des sanctions soient prévues par la loi.

Septièmement, nous souhaiterions l'introduction de magistrats professionnels, car cela « professionnalisera » la procédure et permettra aux juges de rendre des décisions équitables. À ce sujet, nous avons le sentiment que votre commission d'enquête est victime d'un véritable chantage, puisque les juges consulaires menacent de démissionner si vous faites entrer des juges professionnels dans les tribunaux de commerce !

En tant que juge prud'homal, je puis vous affirmer que s'il est parfois difficile de trouver des candidats de qualité voulant bien consacrer du temps à la fonction de juges aux prud'hommes, en revanche, il y a pléthore de volontaires pour devenir juges consulaires. N'ayez donc aucune crainte, il s'agit d'une fonction très recherchée et si l'on doit assister à la démission collective des juges consulaires actuels, vous n'aurez aucun problème à retrouver de nouveaux juges extrêmement qualifiés et motivés !

Huitièmement, nous proposons l'instauration d'une procédure écrite pour ce qui concerne les procédures collectives, dans le sens du respect du principe du contradictoire et des droits de la défense des créanciers.

M. Marc EISENBERG : La loi et le décret d'application n'imposaient pas l'organisation d'un débat contradictoire - en ce qui concerne notamment le juge-commissaire -, mais la Cour de cassation a statué et s'est prononcée en faveur du débat contradictoire.

Cela étant dit, nous devons instaurer le débat contradictoire dans toutes les juridictions, ne serait-ce que par respect des règles de la convention européenne des droits de l'homme. Si le Parlement français ne modifie pas lui-même la loi à ce sujet, Bruxelles nous imposera sa propre réforme.

M. Pascal DURAND : Je voudrais revenir, pour terminer, sur le problème de la durée des procédures collectives. La loi prévoit une durée précise pour la période de redressement et non celle de la liquidation. Or l'on sait très bien que les liquidations représentent 90 % des procédures collectives et les créanciers ne sont jamais en rapport avec les organes compétents pour clôturer utilement les procédures. On a le sentiment que dans un grand nombre de dossiers, les mandataires-liquidateurs portent l'actif au lieu de le céder.

Je vous citerai simplement l'exemple d'un mandataire-liquidateur qui préfère payer une société de gardiennage pour empêcher les « squats » dans les immeubles faisant partie d'un actif à liquider, plutôt que de le liquider ! Or le mandataire-liquidateur, je le rappelle, n'a pas vocation à porter les actifs mais à les céder pour le compte des créanciers.

Audition de MM. Jacques PETIT, président de la Compagnie nationale des experts en diagnostic d'entreprise et François CHAVAUDRET, vice-président

(extrait du procès-verbal de la séance du 18 juin 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

MM. Petit et Chavaudret sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, MM. Petit et Chavaudret prêtent serment.

M. le Président : Nous allons vous demander de nous présenter à grands traits votre profession, qui est relativement récente, et de nous dresser un bilan de son fonctionnement.

M. Jacques PETIT : Avant tout, monsieur le Président, ce n'est pas une profession : je tiens à insister sur ce point.

Ma profession, en effet, est d'être chef d'entreprise ce qui me permet, à l'occasion, d'apporter mes connaissances de l'entreprise et de l'économie à ceux qui peuvent en avoir besoin.

Puisque vous me demandez de me présenter, sachez que je suis licencié en droit, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, dont je suis d'ailleurs président des anciens élèves, que j'ai commencé ma carrière comme salarié dans le groupe IBM, que je l'ai quitté pour créer une société qui s'est appelée Euromarché et qui ayant débuté avec 5 salariés, a fini par employer 14 000 personnes.

J'ai été, pendant vingt ans, PDG de la société succursaliste Viniprix qui comptait un effectif de 12 000 personnes. J'ai mis au point la franchise Jean-Louis David qui contrôle 2500 salons à travers le monde et, actuellement, je conserve des activités de chef d'entreprise avec, non seulement la société Strateg qui est une société de conseil et notamment d'animation de création d'entreprises, - j'ai d'ailleurs été vice-président de l'Agence nationale pour la création d'entreprises pendant 10 ou 12 ans - mais également avec d'autres sociétés : une notamment à Romorantin où à partir d'une entreprise de 5 salariés je suis parvenu à créer cent emplois, et une autre à la courtine, qui est le principal employeur de la localité.

J'aime beaucoup la création d'entreprises et les entrepreneurs et c'est ce qui m'a amené, en 1985, suite à la loi dite « Badinter », à présenter ma candidature pour être expert en diagnostic d'entreprise.

M. le Président : Si j'en crois votre notice biographique, vous avez encore bien d'autres titres et qualifications, bref, vous êtes, à tous égards, expert en la matière !

M. Chavaudret, vous êtes également chef d'entreprise ?

M. François CHAVAUDRET : Oui, monsieur le Président. Je suis ingénieur de formation, diplômé de l'École polytechnique et de l'INSEAD.

M. le Président : Nous avons donc le couple parfait de ce que la France peut produire de mieux !

M. Jacques PETIT : Disons le couple parfait pour faire au mieux ce qu'il peut faire !

Comme vous le savez, la loi de janvier 1985 prévoyait de résoudre les problèmes de procédure collective. Cette loi, premièrement, obéissait à un esprit de prévention puisque l'idée de la « loi Badinter » était de privilégier la protection de l'entreprise et de ses salariés avant celle des créanciers, et d'inciter à travailler en amont - cette loi de 1985 était elle-même précédée de la loi de 1984 sur le règlement amiable - deuxièmement, posait la nécessité d'un diagnostic en disant clairement qu'avant d'agir, il faut savoir, troisièmement, mettait l'accent sur l'importance de la célérité dans ces procédures qui ne sont pas complètement habituelles et normales dans la mesure où l'avenir d'une entreprise y est en jeu.

Pour satisfaire à cette exigence de rapidité, il fallait donc s'organiser et s'assurer que la transparence puisse jouer : après l'instruction qui était un diagnostic, la décision était confiée à un juge et l'exécution relevait, selon les cas, d'un administrateur ou d'un mandataire-liquidateur. Cette loi mettait donc en place une complémentarité de ces différents acteurs.

Sur la loi de 1984 relative au règlement amiable, je me contenterai de dire quelques mots. Elle obéissait au même esprit : plus on intervient tôt et plus on a de chances de gagner et meilleur sera le résultat ! De la même façon, elle prévoyait, dans un premier temps, de demander le concours d'un expert - ce terme signifiant seulement une personne ayant l'habitude de l'entreprise - dans un deuxième temps, de confier la décision à quelqu'un qui ne pouvait pas être l'expert et dans un dernier temps, de placer l'exécution sous le contrôle du juge. Tel est l'esprit des lois en la matière.

Nous intervenons également dans d'autres domaines de façon moins fréquente mais j'y reviendrai par la suite.

Nous sommes utilisés et reconnus par les tribunaux civils qui sont, eux aussi, bien conscients qu'avant d'agir, il faut savoir. Je peux vous dire que nous sommes appelés par les tribunaux de grande instance dans des cas de licenciements collectifs qui remontent aux TGI et par les cours d'appel qui veulent, soit disposer d'informations concernant les problèmes économiques de l'entreprise pour savoir, par exemple si un licenciement est bien de nature économique ou au contraire destiné à réaliser des économies, soit disposer d'expertises de minorités conformément à la loi de 1966, soit faire procéder à des valorisations fines - si une personne handicapée ou mineure est actionnaire d'une entreprise et qu'on lui conseille de vendre à tel prix, le juge n'hésite pas à avoir recours à un expert en diagnostic.

On observe aussi qu'au pénal, dans certains cas d'abus de biens sociaux par exemple, un expert en entreprises - formule que je préfère à celle d'expert en diagnostic  -peut être appelé.

Enfin, les parties font très souvent appel à nous. C'est-à-dire que, bien souvent dans un conflit, les avocats d'une partie nous demandent, même si nous ne sommes pas nommés judiciairement, notre avis sur tel ou tel projet.

La loi de 1985 a donc donné lieu à un recrutement d'experts en diagnostic. Une certaine publicité a été faite et à Paris - vous me permettrez, monsieur le Président, de parler de ce que je connais le mieux - 680 personnes ont fait acte de candidature, étant entendu qu'elles répondaient aux critères suivants : posséder un niveau d'études assez élevé pour pouvoir comprendre l'esprit des lois, mais surtout, être responsable d'entreprise et avoir une expérience d'entreprise.

Sur ces 680 candidats, 60 ont été retenus pour être experts en diagnostic pour les quatre ou cinq départements que couvre la cour d'appel de Paris, c'est-à-dire la totalité de la région parisienne, à l'exception de Versailles.

Depuis 1986, non seulement aucun expert en diagnostic n'a été nommé, mais encore, du fait que le tribunal de commerce de Paris notamment, n'a pas nommé un expert en diagnostic depuis cette date...

M. le Président : Vous voulez bien répéter cela ?

M. Jacques PETIT : Nous n'avons jamais été utilisés par le tribunal de commerce de Paris, de telle sorte qu'à chaque réunion de la commission régionale d'inscription qui doit donner son avis et son jugement sur la nomination des experts en diagnostic - qui, dans le cadre de cette loi sont nommés, je vous le rappelle, pour trois ans, et toujours après révision de leur dossier - comme son président atteste auprès du procureur qu'il n'a pas fait appel à nous, ce dernier et le premier président de la cour d'appel à qui il revient de nommer les experts en diagnostic en concluent que nous sommes trop nombreux. Résultats : non seulement, nous n'avons pas de nouvelles nominations mais nos effectifs se sont réduits puisque de 60, nous sommes passés à 17.

M. le Président : Sur toute la région parisienne ?

M. Jacques PETIT : Sur le ressort de la cour d'appel de Paris, dont ceux des tribunaux de grande instance de Créteil, Nanterre, Évry et Bobigny, soit sur toute la région parisienne.

M. le Président : Comment les choses se passent-elles sur le reste du territoire ?

M. Jacques PETIT : Sur le reste du territoire nous étions, en 1986, 350 experts en diagnostic dont, aujourd'hui, il ne reste que 180 dont les 17 de Paris.

Il faut reconnaître que si les experts en diagnostic n'ont nulle part été beaucoup utilisés, il le sont néanmoins : le tribunal de commerce de Nanterre a eu recours à quatre ou cinq reprises à des experts en diagnostic dans les années 1992-1993 ; le tribunal de commerce de Nancy, par exemple, ainsi que tous ceux de la région Lorraine font fréquemment appel à des experts en diagnostic ; les tribunaux de commerce de Toulon et de Marseille sollicitent des experts en diagnostic tout comme celui de Toulouse et surtout celui de Rennes où les experts locaux ont réalisé une centaine d'expertises.

Les positions sont donc un peu différentes selon les tribunaux et le nombre des expertises qui n'est pas énorme par rapport à la quantité annuelle de procédures collectives, s'il est un peu plus élevé en province, est nul à Paris.

J'en arrive à vous exposer la façon dont nous nous sommes organisés, étant entendu que nous sommes tous des chefs ou des cadres d'entreprise et qu'il nous fallait pouvoir intervenir rapidement.

Premièrement, nous avons décidé de nous organiser de manière pluridisciplinaire, dans la mesure où une entreprise, ce sont d'abord des hommes, ensuite des clients, des produits, ce sont aussi des outils de production et des outils de logistique - usines ou outils de distribution - et ce sont, enfin, des chiffres et des comptes.

Dans notre organisation d'experts en diagnostic, nous comptons donc des ingénieurs, des commerciaux, des spécialistes en ressources humaines ainsi que des financiers qui sont d'ailleurs bien souvent des experts-comptables. Nous nous sommes dit que pour chaque mission, une équipe serait constituée en fonction du cas à traiter - parfois sans respecter une logique géographique car la compagnie est nationale - de façon à être plusieurs à intervenir simultanément, ce qui permet d'aller vite, chacun traitant sa partie, afin de parvenir à un avis conforté.

En effet, quelle est notre mission ? Telle que la loi l'a fixée et telle que nous l'avons comprise, elle consiste à déterminer si l'entreprise est viable. Nous n'avons pas à nous prononcer sur la qualité de sa gestion, mais sur sa viabilité.

Nous pouvons constater un manque de capitaux ou de fonds propres, ou une incapacité des dirigeants, alors que le produit est excellent et qu'il répond à un marché et aux besoins d'une clientèle. Nous sommes alors en mesure de dire que l'entreprise doit être sauvée, voire développée.

À l'inverse, nous pouvons juger qu'une entreprise dispose d'actifs, qu'elle est assez prospère mais que son marché est fini, qu'elle développe un produit aussi obsolète que les boules de bleu qu'on mettait dans les lessiveuses il y a trente ans et qu'en conséquence, le produit ne correspondant plus au marché, il est inutile de faire de l'acharnement thérapeutique et qu'il est préférable qu'elle cesse son activité de manière à permettre éventuellement au chef d'entreprise de sortir avec des éléments d'actif avant que tout soit inexorablement terminé !

Nous nous prononçons donc sur le fait de savoir si une entreprise et viable et si nous la jugeons telle, nous disons à quelles conditions. Dans cet esprit, le chef d'équipe joint à son avis ceux de l'ingénieur et du financier de manière à présenter une synthèse. Il s'agit donc d'une intervention rapide et de professionnels qui confrontent leurs analyses, car lorsqu'une entreprise est condamnée cela se ressent à tous les niveaux.

Je dirai maintenant juste quelques mots sur la CNEDE qui regroupe tous les experts de toutes les cours d'appel de France : sans aucune obligation d'adhésion, cette compagnie doit regrouper 110 experts en diagnostic sur les 157 que compte le pays. La compagnie a un bureau qui élit le président. Je suis président depuis cinq ou six ans et mon prédécesseur est M. François Dessare.

Que fait cette compagnie ? Il s'agit d'une association qui poursuit deux buts.

Premièrement, elle vise à améliorer la technique d'expertise et, à cette fin, elle dispense une journée de formation annuelle qui est obligatoire pour tous ses experts. Ce sont des chefs d'entreprise qui ne connaissent pas toujours très bien toutes les finesses du droit et des lois mais qui se disent que, même si on ne fait pas très fréquemment appel à eux, leur devoir professionnel et leur déontologie veulent qu'ils soient au niveau. Or, cette formation leur permet de procéder à des actualisations. À partir de l'année 1999 - les formations ont toujours lieu en janvier - la formation de la CNEDE passera à deux jours et sera obligatoire pour tous ses adhérents.

Deuxièmement, elle s'efforce de faire connaître le rôle que nous ont dévolu les lois et que nous ne jouons pas. Nous avons notamment publié une plaquette et créé un site sur internet où chacun peut consulter 200 pages d'informations en tapant le code http://www.cnede. Vous y trouverez notamment la liste des experts et le texte de la loi.

M. le Président : Vous envoyez les documents que vous publiez aux tribunaux de commerce ?

M. Jacques PETIT : Depuis très longtemps, puisque la première plaquette que nous avons publiée et diffusée remonte à 1990, la deuxième à 1996, que nous sommes sur internet et que nous y disposons d'un courrier électronique depuis déjà 1995 - nous étions pratiquement les premiers.

Par ailleurs, nous organisons également des tournées : nous nous sommes rendus à Nancy, à Toulon, à Angers, à Nanterre plus récemment, pour provoquer un débat avec les tribunaux de commerce et avec le parquet dont je vous dirai tout à l'heure que nous l'appuyons.

M. le Président : Le parquet peut vous requérir ?

M. Jacques PETIT : Non, il ne peut pas. Les deux seules personnes qui peuvent nous nommer sont le juge-commissaire et l'administrateur judiciaire.

M. le Président : Le parquet ne dispose que d'une possibilité : la désignation dans le cadre d'une procédure pénale.

M. Jacques PETIT : En effet, et jusqu'à présent, nous n'avons guère été sollicités dans des procédures pénales. Nous ne le souhaitons d'ailleurs pas.

M. le Président : Une des demandes de tous les procureurs que nous avons entendus était précisément d'avoir des moyens d'investigation à leur disposition hors procédures pénales.

M. Jacques PETIT : Pour terminer cet exposé, je vais évoquer nos propositions.

Il faut qu'il soit bien clair que notre rôle est celui d'auxiliaires de justice spécialisés dans l'entreprise parce que nous sommes des chefs d'entreprise. Pour nous, l'expertise n'est pas et ne sera jamais un métier, mais nous sommes prêts à donner un peu de notre temps, ce qui imposerait d'être plus nombreux pour assurer convenablement ce rôle. Notre seule volonté est d'aider celui qui est le décideur, à savoir le juge, à comprendre une situation avant d'ordonner.

Nous ne voulons pas participer à la mise en oeuvre, ni intervenir à un autre niveau. Puisque nous avons un certain sens de l'entreprise et que nous enregistrons des succès à titre personnel, nous voulons simplement mettre ces qualités à profit face au grand fléau des défaillances d'entreprises.

Le cabinet Dun and Bradstreet vient de publier les statistiques du premier semestre 1997 en Europe : il en ressort que 94 000 entreprises ont connu une défaillance au cours du premier semestre 1997 dans 14 pays européens et que, sur ces 94 000 entreprises, 32 000 sont installées en France - soit le tiers du total des pays européens ou un nombre à peu près équivalent à celui des communes. Pour vous donner un point de comparaison, sachez que l'Allemagne, dont il est vrai qu'elle a en moyenne de plus grandes entreprises et de type différent, ne compte que 13 000 entreprises défaillantes.

Le coût annuel d'une telle situation est évalué à environ cent milliards de francs et 150 000 emplois. Dans ces conditions, il nous apparaît important d'apporter une petite contribution à l'efficacité du système.

Nous estimons qu'il ne serait pas mauvais pour l'économie d'appliquer les lois. Nous disons très simplement : « Si l'on nous a fait remplir un dossier de vingt-cinq pages en nous soumettant à des quantités d'obligations, c'est que nous devons avoir une utilité. En votant les lois de 1984 et 1985, et en les modifiant en 1994, les parlementaires savaient ce qu'ils faisaient. C'est pourquoi nous nous étonnons d'être aussi rarement désignés. »

En outre, nous pensons qu'il faut renforcer le rôle du parquet parce qu'il est le garant du respect de la forme dans ces procédures alors que le respect du contradictoire n'est pas satisfaisant actuellement.

Nous considérons, notamment quand le juge rend son ordonnance, que le chef d'entreprise mais aussi les salariés et leurs représentants doivent bénéficier des garanties du contradictoire. Nous sommes également conscients des difficultés, du fait de l'impossibilité de rendre publiques les problèmes de l'entreprise, et de la nécessité d'agir vite. Toutefois, il est indispensable de respecter ce qui, pour un entrepreneur, est parfois tout l'actif de sa vie et d'admettre qu'il a quand même le droit de s'exprimer, de même que les salariés qui risquent la perte de leur emploi.

Nous pensons aussi qu'un problème de financement se pose. Nous entendons souvent dire que le coût d'un expert - 20 000 francs ou 30 000 francs - ne fait qu'ajouter aux difficultés de l'entreprise.

Sans entrer dans le détail du calcul des honoraires en la matière, je dirai simplement que si l'on attribue beaucoup d'argent à la création d'entreprise - ce que je trouve très bien - il faut également se mobiliser, non pas pour soutenir artificiellement les entreprises, mais pour permettre, en cas de défaillance, l'intervention et le conseil d'entrepreneurs.

En matière financière, je voudrais rappeler que la loi de 1994, en particulier son article 40, a renforcé les droits des créanciers...

M. le Président : Des créanciers protégés.

M. Jacques PETIT :... mais sans aucune contrepartie de la part des banques qui souhaitaient ce renforcement. Elles n'ont pas accordé davantage de prêts aux PME.

Par ailleurs, nous pensons aux dépositaires des fonds des administrateurs, et notamment à la Caisse des dépôts et consignations qui détient des montant énormes, aux chambres de commerce et d'industrie, sans oublier, non plus, les représentants de l'artisanat et des professions agricoles. Ne pensez-vous pas que les chambres de commerce qui font des efforts d'encouragement à la création, pourraient, de la même manière, participer à une action préventive du diagnostic d'entreprise ?

Les collectivités locales sont également intéressées. L'on s'aperçoit aujourd'hui que les élus sont de plus en plus sensibilisés à l'économie et désireux que des entreprises s'implantent sur leur territoire.

Nous proposons donc, à partir de taxes à un taux très faible, par exemple 0,25 % comme il en existe pour la publicité en faveur du vin et autres produits, de créer un fonds. Il n'a pas besoin de représenter des sommes énormes, puisque l'on a calculé que sur toutes les affaires, pour la France, une somme disponible d'environ un milliard de francs suffirait largement à mener toutes les enquêtes et expertises en la matière. Il serait juste que tous ceux qui détiennent des dépôts de fonds des administrateurs y cotisent et que les chambres de commerce et d'industrie y participent également.

Dans le cadre des activités d'un tribunal que j'appellerai plutôt « de l'économie » que « de commerce », consonance un peu désuète, j'estime donc que nous avons un petit rôle à jouer aujourd'hui auprès d'entreprises parvenues à un moment crucial de leur vie. Nous acceptons de le remplir sans jamais l'outrepasser.

M. le Président : J'observe que, concernant le financement, votre propos, fort intéressant par ailleurs, ne porte pas sur votre rôle auprès des juridictions civiles. Vous n'allez pas faire intervenir le fonds que vous proposez en faveur d'un mineur à la demande d'un juge de tutelle, par exemple. Il faudrait alors trouver un mode de financement plus large.

M. Jacques PETIT : Monsieur le Président, chaque fois que nous intervenons dans les procédures des tribunaux civils qui nous reconnaissent complètement...

M. le Président : Plus que les tribunaux de commerce ?

M. Jacques PETIT : Très largement !

M. le Président : Disons nettement, puisque nous avons dans l'esprit de faire fonctionner la juridiction consulaire, que cette dernière ne sait pas que vous existez.

M. Jacques PETIT : Elle sait que nous existons mais elle ne nous utilise pas.

Pour en revenir à votre question, lorsque nous intervenons pour les tribunaux civils, nous sommes payés comme des experts, selon les mêmes normes qu'un expert en écritures ou un expert comptable ! Quand nous intervenons à la demande des parties, nous sommes payés par les parties.

M. Jean-Louis BORLOO : J'aimerais savoir comment est déterminé le coût de votre intervention ?

M. Jacques PETIT : Tout dépend de la taille de l'entreprise. Nous pensons que l'expertise en diagnostic n'est pas essentielle pour les plus grands groupes, sauf peut-être Air France (Sourires.), pour lequel elle prendrait beaucoup de temps.

Le plus souvent elle s'applique à des entreprises réalisent entre 2 ou 3 millions de francs et un milliard de francs de chiffre d'affaires.

Notre but n'est pas de réaliser un audit comptable, mais de mesurer rapidement avec notre expérience la viabilité, ce qui peut prendre d'un jour à un mois de travail selon la complexité de l'entreprise et des solutions à envisager.

D'une manière générale, je peux donc vous dire que, dans des affaires petites et moyennes, lorsque quelqu'un qui y est habitué passe un jour en direction commerciale, un jour en usine et en logistique, qu'une autre a regardé les problèmes humains et qu'une autre encore s'est penchée sur les comptes, le diagnostic peut être établi en une semaine, confection du rapport comprise. Il est inutile d'entrer davantage dans les détails : avec des multispécialistes, nous voulons faire le travail d'un généraliste.

Dans le cas d'une entreprise de services réalisant 15 millions de francs de chiffre d'affaires, n'ayant pas d'usines et très peu de personnel, nous allons faire intervenir deux personnes au maximum et l'on peut compter deux jours.

À supposer que l'entreprise réalise 50 millions de chiffre d'affaires annuel, qu'elle ait une usine, qu'elle emploie de 150 à 200 salariés, qu'elle connaisse des problèmes humains, des problèmes de commandement, qu'elle vende un produit pour lequel elle subit une concurrence, il est possible de déterminer forfaitairement et à l'avance qu'il faut compter quatre jours de travail, voire cinq avec la rédaction du rapport.

Je ne conçois pas un diagnostic qui dure plus d'un mois.

M. le Président : Il est fait sous le contrôle du juge-commissaire ?

M. Jacques PETIT : Oui.

M. Jean-Louis BORLOO. J'aimerais que vous éclaircissiez quelques points importants : qui paye réellement ? Avec qui vous mettez-vous d'accord sur la durée du devis ? Lorsque vous êtes appelés par un administrateur, vous vous mettez d'accord sur une devis de temps auquel vous appliquez un taux journalier, c'est bien cela ?

M. Jacques PETIT : Il faut savoir, pour répondre clairement à votre première question que, dans le cadre de la loi actuelle, nous sommes payés, ce qui constitue d'ailleurs peut-être une source de problèmes, sur la cassette de l'administrateur.

Le devis est établi en journées au tarif des experts du ressort, c'est-à-dire à Paris environ 500 francs par heure ou 5 000 francs par jour selon les tarifications et les cas. À partir de là, nous sommes engagés sur cette durée à ce tarif et nous sommes payés par l'administrateur judiciaire. Je ne peux pas vous en dire plus, puisque le cas ne s'est jamais présenté.

Pour être complet, si le juge nous proposait de travailler sur une affaire très complexe, je pourrais lui demander, soit un délai pour examiner l'affaire, soit un tarif qui serait proportionnel au temps passé à répondre aux éventuelles questions complémentaires qui pourraient surgir.

M. le Président : Dans la pratique, on a plus fréquemment affaire à des cabinets privés qu'à vous ?

M. Jacques PETIT: Cela je l'ignore, tout ce que je peux vous dire c'est que nous ne sommes pas utilisés comme experts en diagnostic.

M. le Président : Faire appel à vous ne fait pas partie des réflexes des tribunaux de commerce. Voilà encore un dysfonctionnement évident de l'institution.

M. Jacques PETIT : Chaque année, à la commission régionale d'inscription des experts, le tribunal de commerce de Paris indique au procureur qu'il n'a eu recours à aucun expert en diagnostic pendant l'année et le procureur se tournant vers la commission, qui comprend d'ailleurs des administrateurs, des mandataires et des juges, en conclut que l'on n'a pas besoin d'experts en diagnostic ce à quoi, puisque je siège à cette commission, je réponds en ma qualité de président : « si, vous en avez besoin, puisqu'ils sont prévus dans la loi. »

M. le Président : Quels sont les tribunaux qui vous désignent ?

M. Jacques PETIT : Nous avons été utilisés quatre ou cinq fois par celui de Nanterre, en 1992-1993.

M. le Président : Et Créteil, Évry ?

M. Jacques PETIT : Jamais, non plus !

M. le Président : Versailles ?

M. Jacques PETIT : Il se pose, là, un cas particulier : l'expert en diagnostic qui avait été nommé était un administrateur judiciaire, ce qui ne nous posait aucun problème dans la mesure où il avait les qualifications requises, mais il a démissionné de la compagnie il y a environ quatre ou cinq ans et Versailles, à ma connaissance, n'a jamais fait appel à l'un de nos experts. D'ailleurs il me semble que nous n'en avons plus dans le ressort de cette cour d'appel.

M. le Président : Donc, pour toute la région parisienne, c'est-à-dire l'endroit où se posent les plus graves questions en la matière, vous n'avez pas été appelés plus de cinq fois sur Nanterre ?

M. Jacques PETIT : C'est cela.

M. le Président : Les grandes juridictions telles que Lyon, par exemple, vous utilisent-elles ?

M. Jacques PETIT : Un petit peu, notamment parce que l'un de nos experts occupe une chaire de diagnostic d'entreprise à la faculté, mais soyons clairs : nous sommes très peu utilisés partout.

Mme Nicole FEIDT : Vous nous avez parlé de vos partenaires, c'est-à-dire des tribunaux civils et des administrateurs. Vous arrive-t-il de travailler avec des organismes tels que l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail - l'ANACT -, par exemple, qui, habituellement, demande des diagnostics d'entreprise généraux et rapides ?

M. Jacques PETIT : Non, mais honnêtement, comme nous ne faisons pas de l'expertise une profession, nous ne faisons pas de publicité. Nous avons trouvé intéressant d'être auxiliaires de justice parce que cela nous permettait de répondre à un problème social et parce que, en tant que chefs d'entreprise, nous aimons bien que le tissu économique se développe. Donc, sans dire que nous ne répondrions pas à une demande d'étude exigeante et de qualité, nous nous contenterions de travailler dans le cadre de la loi.

Mme Nicole FEIDT : Si j'en parle c'est parce que l'État subventionne cette agence et que la mise en place d'un dispositif pour sauver des emplois est bien souvent précédée de diagnostics. Par ailleurs, je voulais vous demander si votre formation, dont vous avez parlé tout à l'heure, était uniquement interne.

M. Jacques PETIT : Non, cette formation obligatoire nous réunit dans une école du XVe arrondissement où nos enseignants habituels sont, non pas des chefs d'entreprise, mais des juristes, un conseiller à la Cour de cassation, les présidents de tribunaux de grande instance, le service des experts de la cour d'appel de Paris, des avocats, des professeurs de droit.

M. le Président : C'est en fait très juridique et procédural.

M. Jacques PETIT : Si vous voulez, pour nous qui sommes entrepreneurs et qui avons à entrer dans une procédure - nous nous y préparons en permanence et sommes toujours prêts - c'est une façon de comprendre l'environnement juridique et son évolution.

Mme Nicole FEIDT : Ma dernière question sera pour vous demander ce que vous pensez du tribunal de Nancy puisque vous avez l'air d'entretenir des liens avec cette ville.

M. Jacques PETIT : Je n'entretiens pas de liens avec le tribunal de Nancy : je sais simplement que nous y avons trois experts en diagnostic, que les tribunaux de commerce de Lorraine font appel à eux, que nous nous sommes nous-mêmes rendus sur place faire une conférence comme dans un certain nombre d'autres lieux, et que la quasi-totalité des présidents de tribunal de commerce y ont assisté comme à un échange d'intelligence. C'est un endroit où je crois que l'on a compris l'intérêt d'avoir des gens de bonne volonté qui acceptent de consacrer un peu de leur temps pour donner un avis.

Mme Nicole FEIDT : Il est intéressant de savoir comment cela fonctionne à Nancy ou à Metz qui ont des systèmes juridictionnels différents.

M. le Président : À Metz, on pratique l'échevinage.

M. Jacques PETIT : En ma qualité de président de la Compagnie nationale, je sais que Nancy a toujours été un ressort où nous avons réalisé des expertises. Pour ce qui est de Metz, je l'ignore.

M. le Président : Et Strasbourg ?

M. Jacques PETIT : Nous avons un peu travaillé à Colmar mais peu à Strasbourg.

M. le Président : En réalité, il nous a été donné de constater des pratiques extrêmement diverses avec un engagement des hommes qui conditionne plus fortement que dans d'autres secteurs la tonalité générale des institutions.

M. Roger FRANZONI : Puisqu'il s'agit d'expertises, par expérience, je sais que les tribunaux de l'ordre judiciaire civil ou pénal - ce n'est pas un grief que je fais aux tribunaux de l'ordre judiciaire - ont la bonne ou fâcheuse habitude, je ne sais, d'homologuer les expertises des experts qu'ils ont nommés. Statistiquement, huit fois sur dix les conclusions de l'experts sont homologuées.

Je voudrais savoir quel est le succès des conclusions des experts en diagnostic. Lorsque l'on vous a commis, tient-on compte de vos conclusions ? Sont-elles suivies et dans quelles proportions ?

M. Jacques PETIT : En ce qui concerne le règlement des procédures collectives, ainsi que je vous l'ai dit, nous n'intervenons pratiquement pas. En conséquence, il m'est très difficile de répondre à votre question. En revanche, dans le cadre de la loi de 1984, qui, elle, a trait au règlement à l'amiable qui se situe en amont, non seulement nous sommes suivis mais nous comptons à notre actif un certain nombre de succès, c'est-à-dire de sauvetages d'entreprises.

Un exemple : nous étions au Mans, à la fin du mois de mai, avec le président de la cour d'appel d'Angers, avec le président du tribunal de grande instance du Mans, avec le procureur du Mans, avec le procureur général de la cour et avec le président du tribunal de commerce et nous avons fait témoigner des chefs d'entreprise qui ont déclaré que l'administrateur les avait condamnés et passés en liquidation, qu'ils avaient fait intervenir des experts en diagnostic, au demeurant payés par les actionnaires, et que ces derniers avaient, eux, décidé de sauver l'entreprise au motif que le produit et son ciblage étaient bons.

Donc, dans les procédures amiables, nous sommes efficaces. Je ne prétends pas que nous soyons infaillibles. Sans être à l'abri d'une erreur humaine, si nous savons mener nos entreprises, nous avons tout de même plus de chances de formuler un avis sensé.

J'ajoute que dans la sélection des experts en diagnostic, nous écartons les candidats qui n'ont pas réussi.

M. Jean-Louis BORLOO : Vous dites que votre rôle se limite à vous prononcer sur la viabilité de l'entreprise, mais je me demande si c'est bien en ces termes que se pose la question.

Je veux dire par là qu'il est assez rare que l'entreprise soit viable sans modifications ou condamnée quoi qu'il arrive. En règle générale, une entreprise est viable sous telle ou telle condition, ce qui m'amène à me demander si le fait que l'on ne fasse pas plus souvent appel à vous s'explique seulement par une sorte de complot ou de désintérêt général. N'y a-t-il pas un problème réel de positionnement ? Jusqu'à quel point allez-vous dans vos recommandations ? Votre décision ne suppose-t-elle de s'accompagner d'un petit plan rapide de préconisation de mesures de réaliser un travail de consultant, donc de dépasser le simple avis ?

M. Jacques PETIT : Je vous ai dit qu'en la matière, nous avions une méthode d'analyse dite « stratégique » et qu'en fait, notre but était de juger de la viabilité de l'entreprise. Je vous ai également dit que nous répondions par la négative ou l'affirmative en ajoutant que, dans la dernière hypothèse, nous précisions dans quelles conditions.

Si nous faisons une intervention rapide de quatre à cinq jours, nous allons dire d'une manière précise, qu'il faut supprimer l'un des sites industriels ou qu'il n'y a pas suffisamment de fonds propres, que le chef d'entreprise n'est pas valable - cela arrive aussi malheureusement - ou encore que tel ou tel aspect demande à être revu. Cela étant, il est évident que ce n'est plus le même travail à réaliser un plan complet, qu'il faut y passer, selon l'importance de l'entreprise, des semaines ou des mois. Nous ne sommes pas la CEGOS ou tout autre cabinet de conseil.

M. le Président : Vous proposez donc un type d'analyses à bon marché...

M. Jacques PETIT : Comme tout le monde.

M. le Président : Je veux dire des analyses qui ne sont pas hors de prix, qui sont réalisées par des personnes compétentes et qui permettent d'intervenir à n'importe quel moment de la procédure mais plus particulièrement au début et vous n'êtes pas utilisés.

M. Jacques PETIT : Voilà.

M. Jean-Louis BORLOO : Monsieur le Président, je m'interroge : vous avez forcément des relations avec les autorités judiciaires susceptibles de vous utiliser. Vous avez donc obligatoirement débattu avec eux de cette situation, ne serait-ce qu'après la réunion qui revalide les listes. Quand vous discutez de cette question avec les donneurs d'ordre possibles, quelle explication fournissent-ils ?

En qualité de président de la compagnie, j'imagine que vous avez rencontré le procureur général, les présidents des grands tribunaux de commerce concernés et que vous leur avez demandé pourquoi ils ne faisaient pas appel à vous. Quelle est leur position sur la question et qu'en pensez-vous ?

M. Jacques PETIT : D'abord toutes nos relations se font par le truchement des juges civils : ce sont les cours d'appel qui nous nomment et j'entretiens les meilleures relations avec le premier président qui trouve intéressant ce que nous faisons en matière de diagnostic. Ensuite, lorsque nous exposons aux magistrats consulaires ce que nous faisons, - même s'ils le savent déjà puisqu'il connaissent les lois de 1985 et de 1994 - ils nous disent, d'abord qu'ils ne voient pas l'utilité de notre intervention. Je crois qu'ils considèrent que l'administrateur judiciaire qui, sans peut-être avoir conservé comme nous une activité en entreprise, n'en demeure pas moins un entrepreneur, doit suffire. Ils répondent également que le coût de notre expertise vient s'ajouter aux charges d'une entreprise qui se porte mal ! Telles sont les deux principales objections que j'ai entendues.

M. le Président : Mais puisque ce sont les administrateurs qui payent, c'est peut-être tout simplement que ce sont eux qui ne sont pas favorables à votre désignation et qu'en clair le tribunal n'a pas l'indépendance souhaitable. Le juge-commissaire peut bien vous désigner et vous imposer à l'administrateur ?

M. Jacques PETIT : Oui.

M. le Président : Aucun juge-commissaire de la région parisienne à 5 ou 6 exceptions près n'a donc osé le faire ? Ont-ils au moins essayé de faire appel à vous pour juger de votre utilité ?

M. Jacques PETIT : À ma connaissance, sur Paris, ils n'ont jamais essayé. Nous ne sommes intervenu dans ce ressort dans le cadre de la loi de 1984, à l'amiable, parce que cela ne relève pas des attributions juridictionnelles du tribunal et se fait plus en amont.

Je ne comprends pas bien pourquoi. Pour ma part, si j'étais administrateur judiciaire, je préférerais avoir l'avis de quelqu'un d'autre ; c'est lourd d'être seul à décider en ces matières complexes. J'ai fait beaucoup d'expertises en diagnostic mais jamais pour un tribunal de commerce et j'aimerais bien en avoir l'occasion.

M. François CHAVAUDRET : Concernant les compétences des uns ou des autres, je confirme que les administrateurs judiciaires, lorsqu'ils ont à poser leur diagnostic, essaient de le faire par leurs propres moyens, par leurs salariés ou par des cabinets qui leur sont proches et il nous semble que ces études, ou sont trop juridiques, ou font trop confiance à l'analyse du chiffre.

Nous nous situons différemment grâce aux compétences plus vastes qui sont les nôtres, à l'expérience des entreprises que nous dirigeons et qui nous permettent de nous poser, au-delà des chiffres passés, et de la forme - y a-t-il ou non cessation des paiements - les questions de fond sur l'entreprise : a-t-elle son marché, a-t-elle un bon outil de production, a-t-elle le personnel qui lui convient, subit-elle une concurrence internationale insupportable, peut-elle être viable ou non ?

Je crois donc qu'il y a dans l'élargissement des compétences mises à la disposition du juge, à ce moment critique qu'est le diagnostic, une opportunité intéressante, que la justice de notre pays a tort de ne pas saisir !

M. le Président : Une dernière question : avez-vous été invités à vous rendre à l'École nationale de la magistrature ?

M. Jacques PETIT : Non, mais nous ne sommes que des chefs d'entreprise.

M. le Président : Certes, mais on aurait pu vous demander de venir signaler votre existence aux magistrats en formation.

M. Jacques PETIT : Je vous promets que si on nous le demande, nous répondrons à l'invitation !

M. François CHAVAUDRET : Nous avons fait une proposition en ce sens, monsieur le Président, mais elle est restée lettre morte.

Audition de M. Emmanuel ROSENFELD, avocat

(extrait du procès-verbal de la séance du 18 juin 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

M.Rosenfeld est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Rosenfeld prête serment.

M. le Président : Maître, vous êtes devant une commission qui tente de faire le point sur la situation des tribunaux de commerce et nous aurions souhaité vous entendre sur la perception que les investisseurs internationaux peuvent avoir de la juridiction commerciale française : une expression un peu vive m'a été rapportée selon laquelle ils craignaient plus les tribunaux de commerce que les syndicats. Est-ce vrai ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Pour répondre à votre question je dirai que si les choses ne vont pas jusque là, il est, en revanche, extrêmement difficile de faire comprendre à des investisseurs étrangers ou à nos correspondants, avocats étrangers, pourquoi et comment il peut exister en France des juridictions qui sont pourvues, non pas de juges professionnels, mais de « profanes » quelles que soient les connaissances qu'ils ont pu, par ailleurs, acquérir.

Un certain nombre de systèmes juridiques dans des pays tels que, par exemple, l'Espagne ou l'Allemagne, ont, plus ou moins sur le modèle français, un droit commercial autonome ce qui ne signifie pas pour autant qu'il soit - pour faire un anglicisme - « administré »  par une juridiction commerciale distincte des juridictions de droit commun.

Il existe également des systèmes qui font appel à la bonne volonté de juges non professionnels, de personnages sortis de la société civile pour exercer des fonctions juridictionnelles - c'est le cas, par exemple, au Royaume-Uni avec la magistrates' court - mais il s'agit de fonctions et de compétences qui sont beaucoup plus assimilables à une sorte de justice de paix portant sur des problèmes et des différends d'ampleur extrêmement réduite.

La difficulté la plus importante et le plus grand sujet d'étonnement pour les étrangers semblent résider, indépendamment de ces problèmes de recrutement, dans la compétence attribuée aux tribunaux de commerce en matière de procédures collectives.

Le système français a choisi de voir dans les affaires de faillite ce que j'appellerais des affaires de proximité ou des affaires de place, ce qui est évidemment une option rigoureusement inverse à celle qui a été retenue ab initio par les États-Unis puisque la constitution de ce pays, dans son article 1er, section 7, a tenu à préciser que les affaires de faillites relèvent de la compétence fédérale ce qui signifie deux choses : premièrement, que c'est le Congrès et non pas les législatures des États qui a compétence pour légiférer sur le fond en matière de faillites ; deuxièmement, que la faillite est un domaine géré par les juridictions fédérales.

Donc le Congrès ou, plus exactement selon la formule « les Pères fondateurs » ou la tradition juridique américaine au sens large, ont considéré qu'il était essentiel de soustraire le domaine de la faillite au jeu des influences locales qui auraient pu se manifester de manière excessive dès lors que, dans un système où les nominations judiciaires dans les États sont essentiellement des nominations électives, de proximité elles aussi, les affaires de faillites seraient entrées dans la compétence des juridictions des États.

J'insiste sur ce point parce qu'il me paraît véritablement important.

Un investisseur qui se rend à l'étranger raisonne aussi bien en fonction de l'échec possible de son projet que de sa réussite, et a donc très présentes à l'esprit des préoccupations liées au droit de la faillite. Or, aux États-Unis, ce droit constitue un domaine juridique suffisamment essentiel pour que, d'une part, il ait été soustrait à la compétence des États, d'autre part, il ait été confié à des juridictions spécialisées puisque le système, depuis 1898 en tout cas, est un système où la juridiction de droit commun fédérale qu'est la District Court ne connaît pas des affaires de faillites qui sont confiées aux Bankruptcy Courts exclusivement spécialisées dans ce domaine et bénéficiant d'un statut de protection constitutionnel qui a d'ailleurs amené la Cour suprême, dans un arrêt assez fameux de 1984 je crois, à annuler toute la législation au motif qu'elle ne protégeait pas de manière suffisante le statut d'indépendance des juridictions de la faillite.

Il y a donc effectivement une difficulté propédeutique lorsque l'on a affaire à des investisseurs étrangers pour leur faire comprendre ce qu'est un tribunal de commerce !

Vous pouvez m'objecter que lorsque l'on rencontre un investisseur anglo-saxon il est également difficile de lui faire comprendre qu'en droit administratif il n'existe, en quelque sorte, pas de contrats ou qu'il n'y a pas de possibilités de constituer des sûretés sur le domaine public quand on traite avec une collectivité publique ou un concessionnaire : j'admets certes que ce n'est pas une singularité totale des tribunaux de commerce mais l'exemple est quand même d'un autre ordre !

Les principales craintes que le praticien français expose à l'investisseur confronté à une prise de décision sur la localisation ou le principe de son investissement en France - et je parle bien évidemment des propos généraux et théoriques que l'on peut tenir à un investisseur - tiennent à la procédure et au fond.

À cet égard, je dirai qu'il n'y a pas vraiment d'autonomie de mon sujet par rapport à la vision nationale et interne - c'est juste un reflet des tribunaux de commerce - mais il est certain que la première crainte que l'on est amené à exprimer à un investisseur étranger c'est celle, sinon du favoritisme, du moins du biais. C'est une crainte qu'on peut ressentir et que l'on ressent dans un cadre strictement national.

On peut en effet être amené à se demander, dans un cadre strictement interne, dans des domaines, par exemple, tels que celui du comblement de passif, s'il est véritablement souhaitable quand on se présente devant un tribunal de commerce provincial, d'être un investisseur institutionnel parisien. Il est donc évident que lorsque l'on conseille un investisseur étranger, on souligne a fortiori ce genre de risques. Lorsque l'on négocie un contrat et que l'on discute la clause attributive de juridiction, il est également évident que l'on explique à l'investisseur étranger que certains groupes français ont des stratégies d'influence dans les juridictions consulaires, qu'ils y sont représentés et qu'il est donc souhaitable d'éviter d'attribuer compétences à ces juridictions.

M. le Président : Quelles clauses conseillez-vous ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Je conseille soit des clauses compromissoires, en général ad hoc d'ailleurs pour qu'elles soient moins lourdes, soit, parce que l'arbitrage ne me semble absolument pas être le remède à tous les maux et me paraît présenter pas mal de dangers, des attributions de compétence à l'étranger, parce qu'il est évident qu'une négociation commerciale et juridique n'est pas un exercice angélique mais un exercice basé sur des rapports de force.

Si on conseille un étranger, il est évident que l'on va conseiller des attributions de compétence à l'étranger.

M. le Président : Cela veut dire que vous excluez la compétence des tribunaux de commerce français ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Absolument ! Et si la négociation va dans un sens tel que l'on attribue compétence aux juridictions françaises, ma préférence personnelle ira à l'attribution de compétence aux tribunaux de grande instance...

M. le Président : C'est la raison pour laquelle certaines clauses attributives dans des matières qui pourraient être commerciales leur reviennent ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Tout à fait ! Ce sont des clauses dont j'ai le sentiment qu'elles se répandent : elles sont beaucoup plus fréquentes aujourd'hui qu'il y a une dizaine d'années...

Le risque que l'on peut aussi faire toucher du doigt à un investisseur étranger, c'est un risque, non pas de biais mais « de corporatisme ». Du point de vue sociologique, en effet, on peut parfois avoir le sentiment qu'il y a une cohérence du milieu consulaire et qu'il y a, non seulement une compétence mais aussi, je ne dirai pas « un fonds de commerce » mais un domaine réservé des magistrats consulaires et que ce domaine réservé est soigneusement protégé.

Il y a des règles de séparation des genres qui ne sont pas toujours respectées. Un magistrat consulaire peut, ce qui est parfaitement légitime en soi, développer parallèlement, et c'est assez fréquent, une activité en tant qu'arbitre. Un ancien magistrat consulaire peut dériver vers l'expertise judiciaire et il est certain que l'on peut insensiblement passer d'un genre à l'autre et se demander parfois si les décisions de la juridiction consulaire ne sont pas entachées de mélange des genres...

Je prendrai un exemple qui peut paraître tout à fait mineur et qui correspond à une pratique assez fréquente et qui me semble se situer tout à fait en marge du droit, je veux parler de l'expertise judiciaire en matière d'affaires internationales

Il existe un texte international qui régit ce domaine : la convention de La Haye sur l'obtention des preuves de 1970. Cette dernière qui est destinée à protéger, non seulement la coopération judiciaire internationale mais aussi la souveraineté des États impose de passer par le canal diplomatico-judiciaire, si je puis dire, pour autoriser un expert à instrumenter à l'étranger. C'est un texte qui est absolument inconnu dans la pratique des tribunaux de commerce, qui n'est jamais respecté ce qui donne parfois le sentiment que certains tribunaux de commerce ont pour habitude de réserver à certains experts des affaires qui, étant de nature internationale, sont particulièrement intéressantes et cela de manière tout à fait contraire à la convention de La Haye telle qu'elle est interprétée par les autorités françaises et la chancellerie - la position des États-Unis est, quant à elle, différente.

M. le Président : Vous dites donc que cette convention est peu appliquée ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Elle n'est jamais appliquée et l'on voit des tribunaux de commerce qui, sans aucun égard pour la souveraineté des pays étrangers et la convention, donnent à des experts judiciaires mandat d'aller se promener, qui en Chine, qui en Espagne : les cas sont suffisamment fréquents pour que l'on puisse parler de pratique et c'est donc un peu du même ordre que la transition imperceptible qui peut aller de la saisine du tribunal de commerce à l'arbitrage qui sera suggéré.

En effet, et j'en viens là à une autre difficulté, il n'est de bons arbitrages et de bonnes médiations que ceux qui sont voulus par les parties. Or, à mon sens, l'une des difficultés auxquelles on se heurte avec les juridictions consulaires est précisément l'habitude de vouloir éviter de statuer en droit et d'imposer aux parties des processus qui s'apparentent davantage à la médiation ou à l'arbitrage qu'à l'exercice du pouvoir juridictionnel. C'est un procédé qui, par définition, est contraire à l'article 4 du code civil qui interdit le déni de justice et qui interdit au juge de se refuser à appliquer la règle de droit. C'est pourtant une tendance extrêmement fréquente du tribunal de commerce !

Il y a, dans la procédure commerciale ce qui est écrit et ce qui ne l'est pas. Ce qui ne l'est pas est une pratique informelle qui consiste précisément à s'inscrire en dehors des règles du nouveau code de procédure civile, à imposer une médiation, à suggérer comme je viens d'en avoir l'exemple tout récemment dans une procédure de référé, l'élaboration de codes de bonne conduite, à regretter que la loi soit mal faite, à ne pas statuer ou à consulter.

La consultation informelle est également une pratique que l'on peut rencontrer dans les tribunaux de commerce. J'en trouve l'exemple dans une affaire du domaine de la publicité, où le juge rapporteur au tribunal de commerce avait invité les parties à se rapprocher des organismes professionnels en matière de publicité pour leur faire produire en quelque sorte une consultation : c'est quelque chose qui - sans être radicalement condamnable car, après tout, si la juridiction consulaire a une raison d'être c'est précisément celle d'appliquer certains usages - se pratique à un degré de non-formalisme qui, à mon sens, est absolument incompatible avec un processus juridictionnel.

Il est un autre risque que le biais et le corporatisme, je veux parler du caractère occulte du processus. J'y faisais allusion car, si on peut inviter les parties à procéder elles-mêmes à la consultation, on peut aussi la réaliser dans le dos de ces dernières. C'est malheureusement quelque chose qui arrive...

Il y a, en outre et surtout, un usage qui est parfois critiquable : l'ordonnance sur requête au tribunal de commerce.

M. le Président : Pardonnez-moi de vous interrompre mais à plusieurs reprises on nous a fait remarquer que le principe du contradictoire n'était pas respecté comme il devrait l'être dans cette juridiction ! Vos propos peuvent se rattacher à cette idée-là ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Effectivement ! je crois d'ailleurs que l'on peut rattacher cette remarque, non seulement à cette idée-là mais aussi à une analyse un peu sociologique encore une fois du monde des tribunaux de commerce qui ont leurs mandataires, leurs experts et où l'on peut voir des choses aussi étonnantes que, par exemple, des expertises de gestion minoritaire dans des sociétés anonymes qui sont ordonnées sur requête.

M. le Président : Vous en avez des exemples ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Absolument, j'en ai des exemples.

Sur le fond, au-delà des problèmes de procédure, je vois deux sujets de crainte pour un investisseur étranger.

Le premier, c'est l'absence de prévisibilité.

On pourrait me dire et il y aurait dans la remarque une certaine part de vérité, que c'est là une caractéristique inhérente au système français puisque, alors que nos principes constitutionnels ont voulu réduire au rôle le plus minime et le plus exécutoire le pouvoir judiciaire, en réalité, l'absence de règles de l'autorité du précédent fait que les juridictions du fond jouissent dans ce système d'une liberté qui n'existe pas dans le système anglo-saxon !

M. le Président : Il y a quand même la Cour de cassation !

Me Emmanuel ROSENFELD : La prévisibilité n'existe que dans la juridiction administrative parce que les rapports entre la Cour suprême et les juges de première instance ou d'appel sont beaucoup plus hiérarchisés !

M. le Président : C'est vraiment votre perception du système juridique français dans son ensemble ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Je le crois absolument.

C'est une perception du système juridique français dans son ensemble, mais une perception qui est particulièrement aiguë dans le cas des tribunaux de commerce et que l'on ne peut pas totalement mettre au débit de la juridiction consulaire qui, comme je le disais précédemment doit avoir une raison d'être : dans un cadre législatif constant, la juridiction consulaire existe pour appliquer certains usages, pour avoir une utilité et un rôle que ne peuvent censément pas assumer les juridictions civiles.

En réalité, cependant, on s'aperçoit que cette justification théorique relève un peu de la chimère parce que le domaine des usages en droit français, qui serait vraiment le seul fondement de la compétence consulaire, est une peau de chagrin et est quasiment inexistant.

On le voit très clairement dans le domaine parallèle de l'arbitrage international où l'on cherche à tout prix à développer un droit autonome - la fameuse lex mercatoria - un droit a-national qui se réduit à très peu de chose lorsque l'on cherche à dégager les usages qui le constituent : c'est exactement la même chose en matière commerciale

Au-delà de cette justification tout à fait théorique, il y a aussi les très fortes revendications d'autonomie des magistrats consulaires auxquelles on se trouve confronté quotidiennement dans la pratique et qu'illustre une formule un peu surprenante que l'on retrouve parfois dans les jugements du tribunal de commerce de Paris et qui est la suivante : « le tribunal consulaire, de commerce et de marchands... décide que... juge que... ou estime que... »

M. le Président : Ce n'est pas au nom du peuple français...

Me Emmanuel ROSENFELD : Le pléonasme est assez significatif d'un état d'esprit compréhensible par lequel le tribunal de commerce considère, dans une certaine mesure, qu'il est affranchi de la loi, qu'il est affranchi des textes qui lui paraissent un peu techniques, des directives, des lois, et qu'il exprime, non pas la sagesse des nations mais celle effectivement des marchands merciers !

Je terminerai sur ce sujet de la prévisibilité en disant que c'est quelque chose de tout à fait essentiel dans le domaine de l'économie actuelle qui est totalement financiarisée, où la règle du jeu consiste à bâtir des contrats aussi précis que possible et qui mettent en place des flux financiers !

Nous vivons dans un système économique qui est un système d'assurances et de couvertures de risques où il est évidemment impossible, même si l'on sait qu'il y a une Cour de cassation in fine d'accepter des périodes intérimaires.

J'ajouterai enfin que l'importance des pouvoirs discrétionnaires conférés à la juridiction consulaire induit, intrinsèquement, l'imprévisibilité totale - j'en prendrai là encore deux exemples dans le domaine de la faillite avec l'article 180, qui couvre le domaine du comblement de passif, ou le monopole des actions en justice conféré aux organes de la procédure qui n'existe pas aux États-Unis et qui permet, en quelque sorte, au tribunal de commerce de modeler à sa guise le contenu du patrimoine d'une société qui a déposé son bilan !

M. Jean-Louis BORLOO : Je voudrais vous pousser un peu dans vos retranchements.

En effet, si j'ai bien compris et si je ne suis pas loin de partager votre analyse et votre appréciation sur le peu de justification de la différence entre les usages et la règle, je reste, en revanche, sur ma faim en ce qui concerne l'imprévisibilité car j'ai le sentiment que sont beaucoup plus imprévisibles le fonctionnement pénal du droit des affaires, la non-définition d'abus de biens sociaux, le risque pour un dirigeant étranger de se retrouver dans une situation extrêmement embarrassante quand ses dirigeants d'entreprise sur le territoire national sont des citoyens français : l'imprévisibilité réelle c'est, premièrement le comportement de l'État central en matière fiscale où il n'existe pas de véritables contrats passés, deuxièmement, l'imprévisibilité judiciaire professionnelle sur l'incroyable durée - j'aimerais savoir comment vous l'expliquez à vos clients - d'une procédure devant les tribunaux notamment en matière civile en allant jusqu'à la règle de droit parfaite, et troisièmement, les comportements par anticipation du monde pénal - il existe aujourd'hui même un dossier international où deux personnes se retrouvent derrière les barreaux français sans même avoir été jugées sur une dénonciation d'une compagnie dont le siège est à Lucerne et où un procureur a directement saisi la police sans respecter aucune règle du contradictoire...

Personnellement, je négocie - sans vouloir parler de mes qualités professionnelles ou de mes missions publiques - avec un nombre significatif d'investisseurs étrangers en France et pas une fois - mais vous avez probablement des expériences différentes - le problème du droit commercial et des tribunaux de commerce n'a été évoqué devant moi !

C'est un peu moins vrai en matière d'exécution commerciale mais au regard des droits de la faillite, j'ai une perception différente de la vôtre !

Par ailleurs, concernant l'article 180 auquel vous faisiez allusion, il y a quand même, en tout état de cause, la cour d'appel, que je sache elle a une plénitude de juridiction ! Je suis prêt à vous suivre mais je reste quelque peu sur ma faim quant à cette condamnation si définitive !

Me Emmanuel ROSENFELD : J'ignore si je dois effectivement me lancer dans un parallèle entre la justice pénale et la justice consulaire...

M. Jean-Louis BORLOO : Non, mais vous comprenez ce que je veux dire...

Me Emmanuel ROSENFELD : Je considère qu'il y a actuellement un problème en droit pénal - chacun a son avis là-dessus - qui tient au refus de la Cour de cassation d'appliquer l'article 437 de la loi de 1966. Ce refus est flagrant mais c'est un autre problème...

M. le Président : Autrement dit, il n'y a pas d'imprévisibilité mais une prévisibilité redoutable !

Sur l'imprévisibilité vous avez donc dit qu'elle était déjà large sur le plan général, mais qu'elle l'était encore davantage pour les tribunaux de commerce...

M. Henri PLAGNOL : Je crois que plus grave encore est l'imprévisibilité des délais ! Excusez-moi, mais il serait quand même aberrant de faire supporter aux tribunaux de commerce les aléas économiques alors que le premier problème pour n'importe quel investisseur ou n'importe quelle entreprise en ce qui concerne la justice française - mais c'est d'ailleurs également vrai pour beaucoup de pays étrangers - est l'imprévisibilité des délais !

Or s'il y a bien une juridiction qui observe des délais raisonnables - on peut, par ailleurs discuter de la validité de ses décisions, mais d'une certaine façon c'est secondaire - c'est bien la juridiction commerciale !

J'avoue donc que je ne comprends absolument pas votre raisonnement !

M. le Président : Sur le problème des délais, y a-t-il une particularité française ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Je pense, d'une part, qu'il n'y a pas de particularité française, d'autre part, que ce thème des délais débouche sur un débat un peu illusoire que l'on jette en pâture au public : le processus judiciaire est un processus qui prend nécessairement un certain temps !

M. le Président : De toute façon, il y a le référé !

M. Henri PLAGNOL : En tout cas s'il y a une juridiction qui respecte des délais raisonnables, c'est la juridiction commerciale !

Me Emmanuel ROSENFELD : Pardonnez-moi, mais c'est infiniment variable et pour revenir à cette idée selon laquelle au-dessus de la juridiction consulaire, il y a la cour d'appel ou de cassation, je considère qu'il est inutile de tenir un tel raisonnement dans un système de contrats un peu complexes dans la mesure où, précisément, il est impossible de prendre le risque du provisoire ! Dans la vie des affaires, tout le monde sait que l'on ne peut pas vivre pendant un an avec une décision en suspens !

M. le Président : En dehors des procédures de liquidation, tout le reste du droit commercial et civil est un droit dans lequel la procédure de référé existe. Donc, le problème des délais peut en réalité concerner le droit des affaires sur des questions de propriété. Pour le reste, tout peut se régler par des procédures rapides, des procédures sur requête, des procédures en référé etc.

Il est vrai qu'un procédure prud'homale ou pénale peut provoquer un blocage et qu'un droit sophistiqué comporte une infinité de possibilités...

M. Henri PLAGNOL : Je suis sûr que le justiciable apprécierait beaucoup d'entendre dire que le problème des délais est secondaire : ce n'est certainement pas un sentiment partagé !

M. Jean-Louis BORLOO : Si l'on va un peu au fond, je suis tout à fait M. Rosenfeld sur le caractère spécifique du dispositif français qui n'est pas la World Company judiciaire, modèle unique importé des États-Unis, c'est vrai !

En outre, je souscris au fait que pour un investisseur étranger la culture judiciaire et juridique d'un pays est, par nature inquiétante, et qu'il est toujours difficile de l'expliquer : le mode de fonctionnement allemand, sans parler du modèle anglo-saxon, est extrêmement complexe à expliquer à un Italien ou à un Français ! Tout cela je le comprends parfaitement et je suis d'accord sur toutes les remarques qui ont été faites - je n'ai d'ailleurs pas à être ou à ne pas être d'accord mais je vous le signale à titre personnel !

Cependant, c'est le système judiciaire français, mode inquisitorial en matière pénale, État central absolu, lieu d'absence de dommages et intérêts, quasiment d'absence de réparations, de délais inconséquents qui est choquant d'après ce que j'entends dans le système général français !

Sur le problème des limites, je vous donne raison et je reconnais ce risque de corporatisme et de passage des fonctions d'un magistrat à un arbitre. Il est vrai qu'il existe mais il se retrouve également dans d'autres systèmes avec les avocats arbitres, qu'ils soient français ou anglo-saxons, les auditeurs et, puisque l'on évoque les problèmes du biais et des lobbies à propos de certains tribunaux de commerce français, les Big Eight remplissent à la fois les fonctions d'analyse dans les procès de Bankruptcy et, par ailleurs, celles de conseils, de consultants nommés par les États, par les tribunaux, celles de conseils des actionnaires, consultants des managers etc. Il faut savoir qu'ils représentent le lobby le plus organisé au monde actuellement.

De ce point de vue là, l'exception française me paraît légèrement protectrice. Ne pensez-vous donc pas que le fait qu'il y ait des auxiliaires de justice autonomes, avec leurs défauts, constitue une relative garantie de séparation des fonctions ?

Me Emmanuel ROSENFELD : Je partage votre sentiment sur les lobbies, sur le mélange des genres qui peut survenir mais je pense que le système français ménage une trop grande proximité et que cette dernière est malsaine !

M. le Président : Nous vous remercions !



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