RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME I
RAPPORT (suite)

PREMIÈRE PARTIE : CONSTATATIONS ET DIAGNOSTIC (SUITE)

II.-LES DÉFAILLANCES D'UNE JUSTICE CONFRONTÉE À LA MONTÉE DES PROCÉDURES COLLECTIVES 2

A.-  DES PROCÉDURES COLLECTIVES DEVENUES PRÉDOMINANTES 2

1.- La montée en puissance des procédures collectives 2

a) Un poids de plus en plus lourd dans les statistiques d'activité 3

b) Des décisions lourdes de conséquences économiques et sociales 4

2.- Une procédure encore essentiellement liquidative 6

a) La liquidation, issue de 9 procédures collectives sur 10 6

b) Une première réponse : le développement prétorien de la prévention 7

3.- Un droit complexe et délicat à mettre en oeuvre 9

a) Un droit complexe 9

b) Un droit de compromis entre intérêts contradictoires 9

B.- LA DÉMISSION DES POUVOIRS PUBLICS 10

1.- Une Chancellerie sous influence 10

a) Une structure ministérielle inadaptée pour assurer un contrôle efficace des tribunaux de commerce 10

b) Une Chancellerie « phagocytée » par les juges et les professionnels 11

c) La mise en place par certains tribunaux de commerce d'une hiérarchie parallèle 12

2.- Un parquet trop souvent absent 12

a) Les pouvoirs du ministère public dans les textes 12

·  En théorie, un rôle toujours plus important 12

· Un pouvoir d'information 14

· Un pouvoir d'action 14

b) Une présence très inégale sur le territoire 16

c) Des moyens humains et matériels indécents 16

d) Un parquet absent de la prévention et de la liquidation 18

e) L'absence de capacité de contre-expertise 20

f) Un parquet alibi 21

3.- Un budget introuvable 22

a) Un financement public insuffisant depuis toujours 23

b) Les concours extérieurs : indépendance menacée, transparence impossible 25

· Des risques d'atteinte à l'indépendance 26

· Les montants en cause sont si élevés qu'ils créent un phénomène d'accoutumance. 26

· Le financement des juridictions n'a jamais fonctionné dans la transparence 27

c) Des coûts largement supportés par les justiciables, via les greffes 30

II.- LES DÉFAILLANCES D'UNE JUSTICE CONFRONTÉE À LA MONTÉE DES PROCÉDURES COLLECTIVES

Ainsi que M. Pierre Lyon-Caen, avocat général à la Cour de cassation l'a rappelé à la commission, la réforme voulue par Robert Badinter devait s'appuyer sur quatre piliers :

- la loi du 1er mars 1984 sur la prévention et le règlement amiable des difficultés des entreprises ;

- la loi du 25 janvier 1985 sur les procédures collectives, qui a dévolu aux tribunaux de commerce des pouvoirs considérables ;

- celle du même jour sur les administrateurs et mandataires judiciaires ;

- la réforme des tribunaux de commerce (révision de la carte judiciaire, instauration dans une centaine de tribunaux d'une chambre spécialisée en procédures collectives, échevinage limité à cette chambre et à chaque cour d'appel).

Les réformes de 1985 n'ont sensiblement accru les pouvoirs des tribunaux de commerce que dans la perspective d'une réforme qui semblait acquise, tant elle avait d'abord été consensuelle. Or le quatrième volet a finalement été abandonné, sauf le principe de la spécialisation, qui fut progressivement vidé de sa substance. Dès lors, tout l'édifice était déséquilibré.

Le déséquilibre a été aggravé par la montée du poids relatif des procédures collectives et par la démission des pouvoirs publics, pour déboucher sur les graves défaillances d'une justice dépourvue de contrôle efficace et dont les rouages obéissent à une logique d'entreprise privée.

A.-  DES PROCÉDURES COLLECTIVES DEVENUES PRÉDOMINANTES

Le contentieux des défaillances d'entreprises occupe désormais une place prépondérante dans l'activité des tribunaux de commerce. Mais il est surtout au coeur des problèmes de l'institution.

M. Yves Guyon a insisté sur le « pouvoir redoutable » des juridictions commerciales depuis 1985 :

« Dans le régime de la loi de 1967, les pouvoirs des tribunaux étaient importants, mais encore relativement restreints, car le plan de sauvetage de l'entreprise que l'on appelait « le concordat » était voté par les créanciers et simplement homologué par le tribunal. Or, dans la loi de 1985, le tribunal prend toutes les décisions et les prend seul. Il décide par conséquent si on liquidera l'entreprise ou si on la redressera et, dans l'hypothèse où il choisit un plan de redressement, il décide s'il s'agit d'un plan de redressement par continuation avec le même chef d'entreprise ou d'une cession d'entreprise ; en ce cas, le tribunal, seul, choisira la personne du cessionnaire, en fonction de critères relativement généraux qui figurent dans la loi de 1985. Le tribunal doit choisir l'entreprise ou le repreneur le plus approprié, et non celui qui propose le meilleur prix ou de sauvegarder le maximum d'emplois. C'est là un pouvoir redoutable confié au tribunal, d'autant que les voies de recours sont d'une efficacité extrêmement limitée parce que les procédures sont du domaine de l'urgence. »

1.- La montée en puissance des procédures collectives

Le contentieux lié aux défaillances d'entreprises, au terme d'une évolution de plusieurs décennies, est de plus en plus lourd. Il représente une part croissante de l'activité des juridictions, et c'est le symptôme d'une situation économique préoccupante.

a) Un poids de plus en plus lourd dans les statistiques d'activité

Les mutations économiques et divers facteurs de fragilité financière des entreprises françaises (structure du capital, volume élevé du crédit intra-entreprises, faiblesse des réserves de trésorerie) ont conduit à une impressionnante montée des procédures collectives. Il s'agit d'un phénomène de long terme, par-delà les fluctuations annuelles.

Les ouvertures de procédures, stables autour de 10 000 par an jusqu'en 1973, sont passées à 12 000 en 1974 et 15 000 en 1975, pour atteindre 20 000 en 1980 et passer le cap des 25 000 en 1984. Cette vague de fond a submergé les digues de la législation de 1967. La loi du 13 juillet 1967 et l'ordonnance du 23 septembre 1967 sur la suspension provisoire des poursuites, malgré leurs innovations, reposaient encore sur le principe désuet de la simple recherche de conciliation entre intérêts privés : ceux du débiteur et des créanciers. Elles ne permettaient pas de traiter l'ensemble des conséquences économiques et sociales des défaillances d'entreprises. Les salariés n'étaient associés à la procédure qu'en tant que créanciers, mais étaient tenus à l'écart des décisions relatives à l'emploi et à l'avenir de l'entreprise.

Après les lois de 1984-1985, le champ des procédures collectives a été élargi aux entreprises artisanales (1986) et, en principe, aux exploitations agricoles (1989) ces dernières ne relevant pas de la compétence des tribunaux de commerce, mais des tribunaux de grande instance. La vague de fond a continué à s'enfler bien au-delà de cette incidence. Les procédures collectives ont passé le seuil des 30 000 par an en 1987, celui des 35 000 l'année suivante, pour dépasser 40 000 en 1989 et 50 000 en 1991.

Depuis le début des années 1990, le niveau annuel des ouvertures de procédures se situe entre 50 000 et 55 000 avec une tendance ascendante ralentie, voire une stabilisation ou une légère érosion, selon l'indicateur statistique retenu.

DÉCISIONS RELATIVES AUX DEMANDES D'OUVERTURES

DE REDRESSEMENT JUDICIAIRE

(tribunaux de grande instance et tribunaux de commerce)

 

1991

1992

1993

1994

1995

1996

Nombre total de décisions

72 673

73 591

78 539

69 616

81 900

79 512

Décisions statuant sur le fond de la demande

52 639

53 738

55 838

47 953

54 327

56 606

Ouverture d'une procédure de redressement judiciaire

51 238

52 257

24 473

46 881

53 209

55 412

Rejet de la demande

1 401

1 481

1 365

1 072

1 118

1 194

Sources : Annuaire statistique de la justice 1991-1995 et Statistiques des affaires commerciales 1996 - Ministère de la justice.

DÉFAILLANCES D'ENTREPRISES

 

1994

1995

1996

1997

Jugements de janvier à décembre, tous secteurs

56 318

53 595

53 754

52 075

Source :INSEE conjoncture - Informations rapides.

M. Bernard Soinne, mandataire judiciaire, fort de sa longue expérience, note également cette stabilisation, qui, associée à une baisse du contentieux général, implique une part croissante des procédures collectives dans les affaires commerciales :

« Au cours de ces dernières années, l'on a constaté un maintien du contentieux en matière de faillites et une réduction considérable, parfois de moitié, du contentieux général, au point qu'à l'heure actuelle, dans certaines juridictions consulaires, de même que dans les tribunaux de grande instance à compétence commerciale, 80 % du rôle se trouve attaché à des problèmes de faillite. En fait, l'idée développée par certains membres de la Conférence générale, selon laquelle il faudrait attribuer à quelques dizaines de tribunaux la compétence en matière de faillites, aboutirait inéluctablement à ruiner toutes les autres juridictions qui n'auraient pas cette compétence. »

Dès lors, les juridictions commerciales rendent aujourd'hui davantage de décisions relatives aux procédures collectives qu'en matière de contentieux général, comme l'a détaillé le président de la Conférence générale des tribunaux de commerce sur la base des statistiques de la Chancellerie :

« En 1996, au niveau du territoire national, il y a eu 208 355 jugements au fond, 49 559 ordonnances de référé, 91 154 ordonnances sur requête rendues en général sur les droits des sociétés, 184 314 injonctions de payer représentatives de ce que j'appelle le « tribunal à grande vitesse », soit un total pour le contentieux général de 533 382 décisions.

S'agissant des procédures collectives, pour la même année, on a comptabilisé 24 368 jugements déclaratifs de redressement judiciaire, 30 677 jugements de liquidation judiciaire, 8 515 jugements de sanction personnelle ou comblement de passif, et 539 167 ordonnances rendues par les juges-commissaires dont certaines sont essentielles dans la vie économique et pour l'emploi, soit un total de 602 727 décisions.

Nous avons donc un total général de 1 136 109 décisions. »

Comme le souligne M. Jean-Pierre Mattei à propos des quelque 540 000 ordonnances des juges-commissaires, la portée pratique des différentes décisions n'est pas équivalente. De fait, les décisions que sont amenés à prendre les juges commerciaux en matière de difficulté des entreprises sont de plus en plus graves. Les statistiques d'activité juridictionnelle ne suffisent pas à en rendre compte.

b) Des décisions lourdes de conséquences économiques et sociales

Les dossiers soumis aux juges consulaires sont désormais au coeur de phénomènes de masse. Ainsi que l'a souligné M. Yves Guyon dans son manuel de droit des affaires :

« Les faillites ne sont plus des accidents individuels, conséquences d'une mauvaise gestion. Provoquées souvent par des événements internationaux, elles atteignent d s secteurs économiques entiers (textile, imprimerie, construction navale, travaux publics, promotion immobilière et établissements de crédit finançant ce secteur, etc.). Il n'est plus possible de trouver un concurrent qui rachètera l'entreprise non rentable, avec la quasi-certitude qu'une meilleure gestion aboutira à un renflouement. Les faillites ne sont plus des mesures d'assainissement. Ce sont des pans entiers de l'économie qui s'écroulent. (...) Le droit des entreprises en difficultés tend donc à glisser du droit privé vers le droit public, puisque les vrais remèdes relèvent de la politique économique. »(1)

Il est vrai que, même si le contexte économique est déterminant, la majorité des procédures collectives concerne encore des entreprises petites et moyennes. Les statistiques de redressement et des liquidations judiciaires ci-après le montrent. Mais elles révèlent aussi un phénomène récent : les défaillances concernent de plus en plus d'entreprises de grande taille. Les géants meurent aussi.

En quatre ans, de 1991 à 1995, les mises en redressement judiciaire de sociétés anonymes se sont accrues de 82 %, au lieu de 64 % et 46 % pour les personnes physiques exerçant respectivement comme artisans et commerçants.

Le cabinet Deloitte et Touche, dans le cadre d'un rapport de janvier 1998 sur les suites données aux défaillances d'entreprises en France, a analysé auprès de 132 tribunaux de commerce les défaillances constatées entre mars 1993 et août 1997. Sur les quatre ans et cinq mois de la période, cette analyse fait apparaître la répartition suivante des entreprises défaillantes par niveau de chiffre d'affaires :

« · chiffre d'affaires > 100 MF 512 entreprises

· chiffre d'affaires > 50 MF < 100 MF 916 entreprises

· chiffre d'affaires > 5 MF < 50 MF 6 756 entreprises. »

D'après cet échantillon, le rapport concluait sur un plan plus général :

« Plus de 120 entreprises réalisant plus de 100 millions de francs de chiffre d'affaires déposent leur bilan chaque année. Cette tendance persiste en 1997, et plusieurs sociétés cotées connaissent les procédures collectives (Interdiscount, Cofimeta, Maxi-Livres Profrance, Mure, King Line Computer, Thomainfor, Akaï Electric France, Cidelcem, Sofco Auto, Climalec, Atal, pour les plus importantes en 1997). »

L'analyse, dans le même rapport, de la répartition par secteur des dossiers de défaillance permet d'expliquer le nombre des restructurations par la vitesse de réaction de l'appareil industriel :

«  DES SECTEURS D'ACTIVITÉ PLUS DUREMENT TOUCHÉS

(entreprises dont le chiffre d'affaires dépasse 50 MF)

code NAF

 

Nombre de dossiers

501 Z

commerce de véhicules automobiles

83

452 V

Travaux de maçonnerie générale

35

516 G

commerce de gros de machines de bureau

31

452 B

Constructions, bâtiments

30

151 A

Production de viandes de boucherie

28

602 M

Transports routiers

25

151 E

Production industrielle à base de viande

24

513 A

commerce de gros de fruits et légumes

21

Ce tableau résume l'extraordinaire réactivité de l'économie moderne. Dès qu'une évolution significative apparaît sur un marché, les restructurations sont immédiates :

· l'évolution des constructeurs automobiles et la baisse du pouvoir d'achat ont mis le secteur de la distribution automobile en difficulté ;

· les évolutions technologiques mondiales ont entraîné une remise en cause de la distribution du matériel informatique et de bureau ;

· la crise de la vache folle a entraîné la fermeture de centres de traitement de produit à base de viande. »

Les enjeux sont d'autant plus forts dans certains ressorts que les problèmes de restructuration sont inégalement répartis sur le territoire national : le rapport montre une concentration géographique des défaillances.

« Plus de 58 % des dossiers de défaillances d'entreprises de plus de 50 millions de francs de chiffre d'affaires sont gérés sur 6 cours d'appel :

 

Nombre

CA > 50 MF (%)

Nombre

CA > 5 MF (%)

Paris

359

25,1

1907

23,3

Versailles

170

11,9

789

9,6

Lyon

89

6,2

456

5,6

Douai

79

5,5

502

6,1

Aix-en-Provence

78

5,5

569

7

Rennes

66

4,6

358

4,4

Total

841

58,8

4581

56

  »

2.- Une procédure encore essentiellement liquidative

a) La liquidation, issue de 9 procédures collectives sur 10

Les lois de 1984-1985 ont permis d'accélérer la liquidation des entreprises condamnées faute de rentabilité, et ont donné des outils de redressement pour celles qui demeurent viables. Elles n'étaient pas en mesure d'éviter que le droit des procédures collectives soit d'abord un droit de la liquidation, et surtout de la liquidation immédiate.

Les statistiques sur les redressements et les liquidations font apparaître en 1996 que les jugements d'ouverture de la procédure se traduisent dans près de 58 % des cas par une liquidation judiciaire immédiate.

La deuxième étape est la période d'observation qui suit le jugement d'ouverture du redressement judiciaire. En 1996, près de 27 700 issues de redressement judiciaire ont été prononcées. 69 % d'entre elles correspondaient à des liquidations après période d'observation.

PROCÉDURE DE REDRESSEMENT ET LIQUIDATIONS JUDICIAIRES EN 1996
(toutes juridictions)

I- Jugements d'ouverture de la procédure et autres décisions

 

Jugements d'ouverture

Rejets de

Radiation Incompétence

Toutes

 

Tous jugements d'ouverture

Jugements d'ouverture redressement judiciaire

Liquidations judiciaires immédiates

l'ouverture

Autres décisions

décisions

Nombre

56 606

23 973

32 633

1 194

21 712

79 512

Part dans les ouvertures

100 %

42,4 %

57,6 %

-

-

-

II- Issue des redressements judiciaires

 

Plan de redressement

Liquidations judiciaires

Toutes issues

 

Continuation

Cession

après période d'observation

 

Nombre

6 774

1 831

19 177

27 782

Pourcentage

24,4 %

6,6 %

69 %

100 %

Sources : statistiques des affaires commerciales - L'activité judiciaire en 1996.

On constate que dans près de neuf cas sur dix, l'ouverture de la procédure collective débouche tôt ou tard sur la liquidation judiciaire.

Or le rapport précité de Deloitte et Touche constate « une grande stabilité dans les suites données aux défaillances d'entreprises. La modification de la loi de 1994 n'a entraîné aucun changement fondamental dans la ventilation entre liquidations, continuations et cessions. » Sur l'échantillon de 132 tribunaux de commerce, au cours des années 1993 à 1996 :

- les liquidations ont oscillé entre 86,2 % (en 1995) et 88,8 % (en 1996) des suites données aux défaillances ;

- les continuations ont représenté entre 7,9 % et 10 % ;

- les défaillances débouchant sur des cessions dans 2,7 % à 3,8 % des dossiers.

Il en va finalement de même en matière de défaillance d'entreprise que dans le domaine de la santé publique : le traitement est rarement salvateur lorsqu'il est administré trop tard. Rien n'est si efficace qu'une politique systématique de prévention.

Il faut donc tenter de traiter les difficultés en amont.

b) Une première réponse : le développement prétorien de la prévention

· La loi du 1er mars 1984 avait innové en instaurant un dispositif de prévention des difficultés des entreprises, qui fut en pratique très peu utilisé. Certains tribunaux de commerce, comme celui de Paris à partir de la crise immobilière de 1991, ont développé, de façon prétorienne, une pratique à laquelle la loi du 10 juin 1994 a donné une traduction législative.

C'est le président du tribunal de commerce qui est investi de la responsabilité en matière de prévention. L'article 34 de la loi de 1984, dans sa rédaction de 1994, lui a conféré des pouvoirs très étendus : il peut, pour convoquer les dirigeants d'entreprise, se fonder sur « tout acte, document ou procédure », « ce qui est tellement général que la prudence devra s'imposer à ceux qui en feront usage », comme l'a estimé M. Michel Rouger, ancien président du tribunal de commerce de Paris. L'initiative de la démarche peut venir des chefs d'entreprise eux-mêmes, mais ils sont encore trop peu informés sur la procédure pour en faire usage fréquemment. C'est donc principalement sur les informations fournies par le greffe que le président peut s'appuyer pour la première détection.

Les difficultés prises en considération peuvent être de nature économique, financière ou juridique. À l'issue de l'entretien, le président peut obtenir sur la situation de l'entreprise une large palette d'informations, auprès des commissaires aux comptes, du personnel, des administrations publiques, organismes sociaux et services chargés de la centralisation des risques bancaires.

Confortés par ces instruments juridiques, et souvent encouragés par le ministère public, plusieurs président de tribunaux de commerce se sont dotés de cellules permanentes de prévention. Leur activité connaît une croissance rapide, comme en témoigne le tableau ci-après.

PRÉVENTION DES DIFFICULTÉS DES ENTREPRISES(a)

 

1996

1997

Actions extra-procédurales

   

Nombre de juges en activité et honoraires affectés à ces actions

455

522

Nombre d'entreprises ou de commerçants et artisans en difficulté convoqués

10 170

12 506

Procédures

   

Nombre d'entreprises convoquées

2 115

2 528

Nombre de mandats ad hoc délivrés

986 dont 385 succès

434 échecs

167 en cours

1 081 dont 574 succès

485 échecs

22 en cours

Nombre de conciliateurs désignés

532 dont 226 succès

182 échecs

124 en cours

419 dont 237 succès

184 échecs

34 en cours

(a) 196 réponses sur 227 tribunaux de commerce et 5 réponses sur 7 tribunaux de grande instance d'Alsace-Moselle.

Source : Conférence générale des tribunaux de commerce - avril 1998.

Au tribunal de Paris, une délégation de 38 magistrats honoraires et 6 magistrats en activité assiste le président. Dotés de dossiers par le greffe (qui emploie à cet effet 3 salariés) à partir d'une première détection informatique réalisée selon les critères fixés par le président, les membres de la délégation reçoivent les chefs d'entreprises en respectant leur anonymat, et les alertent sur les risques détectés. Ces critères portent en particulier sur les inscriptions de privilèges du Trésor et de l'URSSAF et les inscriptions de protêts (refus d'acceptation ou défaut de paiement de traite), sur les pertes excédant la moitié du capital social, les capitaux propres négatifs, sur les reports d'assemblée générale, ou sur le défaut de dépôt des comptes annuels.

S'il apparaît après entretien avec un magistrat honoraire, que l'entreprise est en état de cessation des paiements, une deuxième étape s'ouvre, avec une convocation devant un juge en activité. La conclusion sera le dépôt de bilan. Lorsqu'il apparaît que des mesures peuvent être prises et que l'entreprise n'est pas en cessation de paiement, le magistrat en activité peut désigner un conciliateur(2), qui est généralement un administrateur judiciaire ou parfois un magistrat honoraire. En 1997, ce véritable « tribunal dans le tribunal » a eu pas moins de 6 500 entretiens.

Dans les autres tribunaux de commerce, comme celui de Rouen dont le président a apporté à la commission des explications détaillées sur son modus operandi, l'étape préalable avec un magistrat honoraire n'existe pas, et, l'observatoire de la prévention, réuni périodiquement, s'appuie sur un ou plusieurs entretiens, à l'issue desquels, en l'absence de dépôt de bilan, il peut être décidé de nommer un mandataire ad hoc, ou éventuellement, à la demande du dirigeant, de mettre en place la procédure de règlement amiable prévue par la loi de 1984 modifiée et le décret du 1er mars 1985. Cette procédure est cependant parfois ressentie comme une « version lourde de la prévention. » Son formalisme implique un minimum de publicité, d'où une certaine proximité avec la situation de règlement judiciaire, alors que la caractéristique majeure des procédures préventives, condition de leur succès, est la confidentialité.

On le voit, les dispositions législatives n'ont posé qu'un cadre, mais chaque juridiction a mis en place des procédures qui lui sont propres. Il apparaît que les actions de prévention requièrent des moyens élevés qui reposent en partie sur les greffes (à Paris, le coût en est évalué à 5,5 millions de francs depuis 1994, pris en charge par le greffe, au titre de l'informatique et du personnel). Leur mobilisation n'est pas facilitée par les modalités actuelles de financement des tribunaux. Il est à noter que les honoraires des mandataires ad hoc, n'étant pas soumis à un tarif, sont fixés de gré à gré et peuvent atteindre des sommes importantes.

En outre, ces mandats sont volontiers donnés à d'anciens juges consulaires. Cette lacune et cet usage risquent d'être interprétés comme un dévoiement du bénévolat.

·  Quant aux résultats des actions de prévention, ils sont encourageants. À Paris, en 1996, 48 % des dossiers appelés en prévention ont fait l'objet d'une régularisation. 31,5 % des dossiers ont donné lieu à une procédure collective. Le président du tribunal de commerce de Paris a indiqué à la commission : « À Paris intra-muros, nous avons ainsi traité 384 mandats ad hoc ou de conciliation, avec 75 % de succès, et 20 000 emplois sauvés, à comparer avec 5 % de redressements judiciaires seulement et 95 % de liquidations judiciaires. » Ce bilan d'autosatisfaction - rhétorique habituelle des juges consulaires - ne peut pas cacher l'insuffisance et les perversions du système. La vitrine parisienne de la prévention est flatteuse même si ses résultats en termes d'emplois sauvés sont difficiles à vérifier. Mais elle ne doit pas dissimuler un bilan encore très modeste sur l'ensemble du pays, ni, à Paris, une pratique qui rend les mandats ad hoc et les missions de conciliation financièrement très attrayants pour les anciens juges consulaires.

Il s'agit maintenant de donner un nouveau souffle à la prévention, grâce à des moyens qui lui donnent une autre échelle.

3.- Un droit complexe et délicat à mettre en oeuvre

Les juges consulaires sont, depuis 1985, investis d'un pouvoir qui n'est pas seulement juridique, et les conduit dans certains cas sur le terrain de l'opportunité économique : définition d'un plan de redressement, choix d'un repreneur, autorisation de certains licenciements. Mais l'exercice de leur mission suppose la maîtrise d'un corps de règles juridiques à la fois considérable et complexe. Pour les dossiers ne relevant pas d'une liquidation judiciaire immédiate, il est évidemment bien préférable que les juges soient non seulement formés avec rigueur, mais spécialisés.

a) Un droit complexe

La loi du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires, modifiée, comporte pas moins de 243 articles, et son principal décret d'application, en date du 27 décembre 1985, près de 230, compte tenu des articles insérés et abrogés.

Dès la phase d'ouverture du redressement, les procédures se caractérisent par leur lourdeur.

La loi met en place un dispositif diversifié : distinction entre le régime général et la procédure simplifiée, applicable aux entreprises de moins de 50 salariés et moins de 20 millions de francs de chiffre d'affaires, qui sont les plus nombreuses. Les délais et les auxiliaires de justice sont différents dans chacun de ces régimes.

De plus, le contenu de chaque régime est variable : les pouvoirs du chef d'entreprise sont plus ou moins réduits, durant la période d'observation, en tenant compte de l'intérêt des créanciers et de la sauvegarde des chances de redressement de l'entreprise.

La technicité de la matière tient aussi à ce que les procédures collectives ne concernent plus seulement les commerçants, mais aussi les artisans, et en principe les agriculteurs.

b) Un droit de compromis entre intérêts contradictoires

La procédure collective se voit assigner pour triple objectif de permettre la sauvegarde de l'entreprise, le maintien de l'activité et de l'emploi, ainsi que l'apurement du passif. Toute l'ambivalence de la procédure collective en découle : le tribunal, et singulièrement le juge-commissaire, sont chargés de concilier des intérêts multiples et largement antagonistes.

L'intérêt du chef d'entreprise - et des salariés, dans la perspective de la reprise de l'activité - est d'obtenir un moratoire des dettes, assorti de remises. Cependant, comme l'a signalé à la commission l'association de créanciers SOS Liquidation, la défense de l'emploi ne concerne pas seulement l'entreprise en dépôt de bilan : l'emploi est également menacé dans les entreprises créancières (fournisseurs, sous-traitants ou clients), si elles ne recouvrent pas une partie significative de leurs créances.

Plus généralement, l'ensemble des créanciers ont intérêt à ce que la priorité soit donnée au troisième objectif : l'apurement aussi rapide et complet que possible du passif.

Mais leurs intérêts eux-mêmes sont divergents, tant la situation des créanciers privilégiés est différente de celle des créanciers chirographaires sans garanties dont les créances ne sont réglées en moyenne qu'à hauteur de 5 %.

Le Trésor public, les organismes sociaux, ainsi que banques et établissements financiers, qui se sont généralement munis de sûretés, sont quasiment assurés de recouvrer une part non négligeable de leurs créances. Les créanciers à titre des opérations réalisées durant la période d'observation, conformément à l'article 40, sont encore mieux protégés : ils peuvent espérer le règlement d'une bonne moitié de leurs titres en moyenne. La situation des salariés est plus ambiguë. La part « superprivilégiée » de leurs créances est bien protégée, mais elle est limitée à deux mois de salaires à concurrence de deux fois le plafond de la sécurité sociale. Surtout, leur intérêt principal ne porte pas sur le règlement des créances salariales passées, par voie de liquidation, mais sur ce que l'on pourrait appeler les créances futures, c'est-à-dire la poursuite de l'activité.

La conciliation de ces intérêts est l'une des tâches les plus difficiles, avec la juste appréciation de la meilleure offre en cas de propositions de reprise. Or, elle est d'autant plus malaisée que les juges-commissaires, chargés de nombreux dossiers, ne disposent que d'un temps très mesuré.

B.- LA DÉMISSION DES POUVOIRS PUBLICS

1.- Une Chancellerie sous influence

a) Une structure ministérielle inadaptée pour assurer un contrôle efficace des tribunaux de commerce

Le dossier des tribunaux de commerce n'est pas géré de manière centralisée par la Chancellerie, mais au contraire éclaté entre trois directions et de nombreux bureaux.

La direction des services judiciaires élabore les textes législatifs et réglementaires relatifs au fonctionnement de cette juridiction, ceux relatifs à la carte judiciaire et à la fixation du nombre des magistrats consulaires. Elle propose les arbitrages et les affectations des moyens budgétaires et matériels alloués aux juridictions commerciales dans le cadre d'une gestion déconcentrée dont la responsabilité incombe de plus en plus aux chefs de cour d'appel. Elle assure traditionnellement un rôle de liaison avec les organismes représentant les magistrats consulaires et, en premier lieu et à titre principal, avec la Conférence générale des tribunaux de commerce. Enfin, elle assure le suivi de la déontologie et de la discipline des magistrats consulaires, puisque le directeur des services judiciaires, au nom du garde des sceaux, est commissaire du Gouvernement devant la commission de discipline des magistrats.

En revanche, le suivi des auxiliaires de justice (greffiers et mandataires de justice) est assuré par la direction des affaires civiles et du sceau avec la sous-direction des professions judiciaires et juridiques au sein de laquelle se trouve la mission d'inspection des mandataires qui a pour tout personnel un magistrat pour contrôler 481 professionnels.

Les données statistiques au demeurant assez lacunaires pour ce qui concerne les juridictions consulaires sont gérées dans une autre direction.

La Chancellerie est sensée recueillir les états statistiques des tribunaux de commerce mais elle ne fournit pas ensuite ces informations
- quand elle les obtient - aux présidents des cours d'appel. M. Jean-Amédée Lathoud, procureur général de la République à la cour d'appel de Riom s'inquiète de cette situation : « Je constate que les chefs de cours ne sont pas destinataires, sauf s'ils le demandent expressément de la juridiction, des statistiques périodiques des tribunaux de commerce qui sont recueillies par la Chancellerie, à Nantes. Autrement dit, actuellement ils ne disposent d'aucun indicateur de gestion des flux des procédures des tribunaux de commerce : je m'en étonne et je ne comprends pas pourquoi, alors que nous avons les flux des procédures civiles, des procédures pénales, nous n'avons pas les flux en matière commerciale. Je pense que ce serait souhaitable ! »

b) Une Chancellerie « phagocytée » par les juges et les professionnels

La Chancellerie ne semble pas en mesure de résister à l'action de lobbying et de défense d'intérêts corporatistes pratiquée depuis des décennies par les professionnels des tribunaux de commerce.

M. Joël Rochard, inspecteur général des finances, ancien membre de la commission nationale d'inscription et de discipline des administrateurs judiciaires résume ainsi l'impuissance du ministère de la justice face aux mandataires : « Elle a des pouvoirs, mais les effectifs de la direction des affaires civiles et du sceau sont squelettiques alors qu'elle fait face à toutes les professions à la fois : elle les reçoit, elle se fait intoxiquer. Vous poussez le conseil national par un bout du couloir et il revient par l'autre bout ! La direction des affaires civiles n'a pas mis en place le système lui permettant de les tenir à distance ni les instruments de gestion. À ce titre, la Chancellerie n'a pas accompli sa mission, et, apparemment, n'envisage pas de le faire. »

La Chancellerie n'est intervenue que très récemment, par une circulaire du 20 octobre 1997, pour rappeler aux parquets leur mission de surveillance des mandataires judiciaires. De nombreuses affaires pénales avaient déjà secoué ces professions (cf. ci-après « Des contrôles multiples et défaillants : une profession livrée à elle-même »).

La Chancellerie a eu la même attitude d'indifférence (certains diront de bienveillance) avec les greffiers. Ces derniers ont su tirer des services télématiques de diffusion du registre du commerce et des sociétés des bénéfices considérables (cf. ci-après « Le pactole de la télématique »). Mais là encore, ce n'est que très tardivement que la Chancellerie s'est saisie du problème qui était en fait triple. Les groupements d'intérêt économiques utilisées par les greffiers diffusaient directement les informations alors que ce ne sont que des structures de moyens, les informations étaient retraitées et enfin le tarif était prohibitif (9,21 francs la minute). La Chancellerie n'est intervenue qu'en 1997 et 1998 par deux circulaires pour réduire la tarification et régulariser la situation des GIE (circulaires du 28 octobre 1997 et du 3 mars 1998).

En réalité, n'ayant pas revalorisé les tarifs des actes des greffiers depuis 1980, la Chancellerie semble avoir fermé les yeux sur leurs activités télématiques.

La faiblesse des renseignements statistiques détenus par la Chancellerie, déjà évoquée, est un autre exemple du manque de vigilance à l'égard des juridictions consulaires.

Enfin, le ministère de la justice s'est dessaisi de son pouvoir disciplinaire à l'égard des juges consulaires.

La Chancellerie n'a saisi que très rarement la commission nationale de discipline en raison des démissions « préventives » mais il lui est également arrivé de proposer, elle-même, au juge ayant failli aux devoirs de sa charge de démissionner (cf. ci-après « Une procédure disciplinaire contournée »).

Cet abandon de telles prérogatives régulatrices est préoccupant dans un état de droit.

c) La mise en place par certains tribunaux de commerce d'une hiérarchie parallèle

La commission d'enquête a constaté par elle-même l'influence de la Conférence générale. Les juges consulaires entretiennent avec elle une véritable relation hiérarchique : envoi des statistiques, attente de formation, envoi de recommandations et de circulaires quant à l'attitude à adopter à l'égard de tout intervenant extérieur systématiquement considéré comme un intrus.

M. Jean-Amédée Lathoud a également regretté ce fonctionnement « autarcique » des tribunaux de commerce ; ces derniers échappent en quelque sorte à la hiérarchie judiciaire ordinaire : « Je suggère que l'on réfléchisse au contrôle des juridictions consulaires par les premiers présidents des cours d'appel. J'estime que les premiers présidents devraient pouvoir intervenir plus fréquemment pour contrôler les délais de traitement des procédures, la gestion des flux juridictionnels, l'administration du tribunal comme ils le font pour toutes les autres juridictions du premier degré de leur ressort. »

Les tribunaux de commerce se sont créés leur propre hiérarchie comme l'indique M. Jean-Amédée Lathoud : « Les conférences régionales et la Conférence nationale qui ont une importance évidente et une utilité incontestable ne doivent pas devenir une structure hiérarchique parallèle à celle des cours d'appel et de la Chancellerie ».

Les juges consulaires affirment haut et fort leur volonté d'être des magistrats à part entière mais, par la mise en place de cette hiérarchie parallèle, ils se constituent en ordre juridictionnel séparé, replié sur lui-même et autarcique.

Dans la mesure où la juridiction consulaire est partie intégrante du service public de la justice, son contrôle revient à la Chancellerie. Celle-ci l'a souvent oublié... pour le plus grand malheur des justiciables.

2.- Un parquet trop souvent absent

a) Les pouvoirs du ministère public dans les textes

·  En théorie, un rôle toujours plus important

L'histoire des relations entre le parquet et la juridiction consulaire est récente ; jusqu'aux années 1960 tout ce qui concernait le tribunal de commerce n'était pas soumis au représentant de l'autorité publique. La conception de l'époque était celle d'un tribunal de commerce au sein duquel se réglaient les conflits entre pairs, sans intervention externe.

Depuis le début des années 1970 et surtout depuis la loi de 1985, le législateur a voulu renforcer le rôle du parquet dans le fonctionnement des tribunaux de commerce pour deux raisons.

Premièrement, la juridiction consulaire n'est plus la justice des seuls commerçants. Le nombre de personnes morales qualifiées de commerciales par la forme a augmenté considérablement et le contentieux entre associés relève souvent du tribunal de commerce. De plus, les cadres d'entreprises ont fait leur entrée dans la juridiction commerciale ; notamment les cadres de banques.

Deuxièmement, la compétence des tribunaux de commerce s'est étendue aux difficultés des entreprises. Pour les actes de commerce, l'existence d'une juridiction spécialisée peut paraître naturelle dans la mesure où ce sont des commerçants qui essaient de régler les conflits les opposant. En revanche, en matière de redressement et de liquidation des entreprises, les intérêts économiques dépassent ceux des commerçants ; il s'agit de trancher le sort de non commerçants, les créanciers et les salariés.

L'institution, créée par Michel de l'Hospital, avec un objectif précis et limité a donc changé de nature. Les tribunaux de commerce ont été amenés à statuer sur des questions touchant l'intérêt général et avec la crise économique, les enjeux des procédures collectives sont devenus considérables : l'emploi, l'aménagement du territoire.

Les pouvoirs publics ont donc progressivement pris conscience de la nécessité de l'intervention du parquet dans les procédures collectives au nom de l'ordre public économique et social. M. Pierre Bézard, président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, résume cette prise de conscience : « On a commencé par faire intervenir le parquet dans le but d'assurer la poursuite des personnes qui avaient péché ; puis l'on a estimé qu'il était porteur d'une vérité d'ordre public : protection des actionnaires minoritaires, des salariés, prise en compte de l'intérêt régional ou national d'une entreprise. »

La loi de 1967 a amorcé cette évolution en accordant au ministère public un droit de contrôle qui ne se cantonnait pas à l'aspect répressif mais son intervention directe était limitée. L'article 8 du décret n°72-684 du 20 juillet 1972 a augmenté de manière décisive les pouvoirs d'information du parquet. La loi n°81-927 du 15 octobre 1981 a entériné cette évolution. Elle a même fortement accru les pouvoirs du ministère public. Celui-ci dispose d'un droit de saisine directe du tribunal. Il peut demander la nomination d'un administrateur provisoire ou le remplacement du syndic. Il peut solliciter l'éviction de certains dirigeants sociaux. Certaines voies de recours lui sont également ouvertes. Il en est ainsi de l'appel des décisions relatives à la nomination, au remplacement des syndics ainsi que des jugements autorisant le syndic à traiter à forfait.

La loi de 1985 a reproduit certaines de ces dispositions. Aucun pouvoir ouvert préalablement au ministère public n'a été écarté par la loi nouvelle.

· Un pouvoir d'information

Le ministère public dispose d'abord d'un large pouvoir d'information. Il doit être informé par tous les intervenants à la procédure collective. L'administrateur et le représentant des créanciers tiennent informés tous les mois le juge-commissaire et le procureur de la République du déroulement de la procédure. Le comité d'entreprise ou à défaut les délégués du personnel peuvent communiquer au président du tribunal ou au procureur de la république tout fait révélant la cessation des paiements de l'entreprise. Le ministère public est également informé par le commissaire de l'exécution du plan. Celui-ci doit lui rendre compte du défaut d'exécution du plan. Par conséquent, le ministère public peut, s'il l'estime opportun, se tenir étroitement au courant de tous les aspects de la procédure.

Ce pouvoir d'information est parfois un pouvoir de surveillance car, dans certains cas, il y a obligation de communication au ministère public. L'article 425-2 du nouveau code de procédure civile précise que le ministère public doit avoir communication « des procédures de suspension provisoire des poursuites et d'apurement collectif du passif, de faillite personnelle, ou d'autres sanctions et, s'agissant des personnes morales, des procédures de redressement et de liquidation judiciaires ainsi que des causes relatives à la responsabilité pécuniaire des dirigeants sociaux ».

L'obligation de communication est donc limitée à un certain nombre de cas, mais il est toujours loisible au ministère public de solliciter l'application de l'article 426 du nouveau code de procédure civile énonçant que « le ministère public peut prendre communication de celles des autres affaires dans lesquelles il estime devoir intervenir. ».

· Un pouvoir d'action

Le ministère public a une compétence concurrente. Il peut agir comme le ferait une partie à la procédure. Notamment le ministère public peut provoquer l'ouverture du redressement judiciaire, demander le remplacement de l'administrateur ou du représentant des créanciers, solliciter l'application d'une sanction pécuniaire aux dirigeants de la société en redressement judiciaire, etc.

Le ministère public a également une compétence propre, en ce sens que certaines initiatives lui sont réservées : demande de deuxième prorogation de la période d'observation ; demande de conclusion d'un contrat de location-gérance au cours de la période d'observation ; appel des jugements relatifs à la désignation des organes de la procédure, et statuant sur la durée de la période d'observation ou sur les modalités de la continuation de l'exploitation au cours de celle-ci.

Enfin, le ministère public peut exercer les voies de recours contre une décision, même s'il n'a pas été partie principale. Ce droit d'appel est d'ailleurs dérogatoire au droit commun car, en règle générale, l'appel et le pourvoi en cassation sont réservés aux plaideurs. Le Conseil constitutionnel a jugé que ce droit d'appel ne portait pas atteinte aux droits des autres parties, puisque le ministère public est chargé de la défense des intérêts généraux (décision du 18 janvier 1985).

Dans les textes, les pouvoirs de contrôle du ministère public se sont beaucoup accrus depuis une quinzaine d'années et sont aujourd'hui considérables. Le ministère public est sans nul doute l'organe de contrôle des procédures collectives le plus puissant par rapport aux créanciers contrôleurs et aux représentants des salariés. En effet, la loi du 10 juin 1994 a essayé de revivifier la fonction de créancier contrôleur, sans succès. La loi du 25 janvier 1985 a instauré une représentation spécifique des salariés, mais la pratique ne correspond pas aux ambitions du législateur.

Aujourd'hui, le parquet est donc reconnu comme un intervenant à part entière. Son intervention a trois objectifs : assurer le respect de la loi, défendre l'ordre public économique et assainir les professions commerciales.

Premièrement, le parquet, comme le fait un commissaire du Gouvernement en matière administrative, dit le droit. Il présente à cette fin des observations (réquisitions), principalement orales, mais aussi parfois écrites et il intervient à tous les moments de la procédure. Par exemple, il doit prévenir les conflits de compétence lors d'affaires concernant des groupes de sociétés avec des sièges sociaux dispersés ; le tribunal de commerce a tendance à vouloir tout centraliser alors que la loi ne reconnaît par la notion de groupes de sociétés. Le parquet peut également s'opposer à des plans de cession qui seraient assortis de conditions suspensives, etc.

Deuxièmement, le parquet doit défendre l'ordre public économique et donc rechercher l'équilibre entre la sauvegarde des emplois et les intérêts des créanciers. La circulaire du garde des sceaux aux procureurs généraux du 20 octobre 1997 indique leurs obligations dans ce domaine :

« Vous évaluerez avec une grande attention la nécessité de la poursuite de la période d'observation et la légitimité des solutions de reprise ou de continuation ; vous vous attacherez à ce que les actifs soient cédés dans un délai raisonnable et aux conditions les plus satisfaisantes ; vous inciterez les mandataires de justice à tenir informés les créanciers, et tout spécialement les salariés, vis-à-vis desquels un effort de communication très significatif doit être entrepris, des probabilités de récupération de leurs créances, et à procéder à bref délai, en ayant, le cas échéant, recours au versement de provisions, à la répartition des fonds qu'ils détiennent.

Vous ne négligerez pas, dans un souci de rigueur, les sanctions personnelles, dont vous pouvez, lorsque vous le jugez opportun, être les initiateurs.

Tout en conservant votre rôle d'observateur, vous participerez activement aux diverses instances de traitement des difficultés des entreprises, mises en place localement, et vous n'hésiterez pas à vous rapprocher des services de la Chancellerie afin de procéder avec eux à un échange de vues sur l'évolution des dossiers les plus sensibles et de bénéficier tant de leur analyse juridique que de leurs liens interministériels. »

Troisièmement, le parquet remplit la mission « historique », traditionnelle d'assainissement des professions commerciales par l'application de sanctions personnelles (déchéances). Le parquet, lorsqu'il le juge opportun, peut être l'initiateur de sanctions. Depuis une dizaine d'années, le recul des sanctions pénales au profit des sanctions commerciales est très net. Cette évolution est due à la loi du 25 janvier 1985 qui a entendu dépénaliser la défaillance d'entreprises. Le législateur a tenu compte de la crise économique. Les commerçants qui déposent leur bilan ne sont donc plus les faillis sur qui doit retomber l'opprobre de la faillite commerciale et de la banqueroute pénale.

Par exemple, au parquet de Paris, avant la loi de 1985, 50 % des informations ouvertes l'étaient pour des cas de banqueroute et donnaient donc lieu à saisine du juge d'instruction. Aujourd'hui, ce nombre est descendu en dessous de 5 %. De nombreux parquetiers (Lyon, Strasbourg...) ont déclaré à la commission d'enquête privilégier les sanctions commerciales pour des raisons également pratiques, à savoir l'encombrement du tribunal correctionnel. En revanche, le parquet émet de manière quasi systématique un avis favorable à la saisine du tribunal de commerce pour examiner s'il y a lieu à prononcer, soit le comblement du passif, soit des sanctions plus lourdes comme l'interdiction de gérer ou la faillite personnelle. En 1997, le parquet de Paris a émis 5 128 avis favorables à l'exercice de poursuites individuelles. Il ne faut pas minimiser la portée de ces sanctions commerciales : certaines pèsent plus lourdement que des sanctions pénales. Bloquer tous les biens personnel est en définitive plus grave que huit jours de prison avec sursis.

b) Une présence très inégale sur le territoire

Au travers des réponses des parquets aux questionnaires envoyés par la commission d'enquête, le caractère très contrasté sur le territoire nationale de la présence du parquet apparaît très nettement.

Cette présence inégale s'explique d'abord par la carte judiciaire. L'éparpillement des tribunaux de commerce empêche une présence effective du parquet. Que peut faire un procureur général qui doit contrôler jusqu'à 16 tribunaux de commerce ? Dans son rapport adressé à la commission d'enquête, le procureur général d'Aix-en-Provence Gabriel Bestard indique que seul le tribunal de commerce de Marseille dispose en permanence d'un interlocuteur. Pour les autres parquets, la situation est plus critique : par exemple le parquet de Draguignan se limite à cinq magistrats alors que son ressort comprend 4 tribunaux de commerce (Draguignan, Brignoles, Fréjus, Saint-Tropez) et que la durée minimum du trajet entre Draguignan et Saint-Tropez est de 45 minutes...

La deuxième raison de ce contraste est l'absence de substituts spécialisés en matière financière dans les petites juridictions. À Agen, à Carcassonne, le procureur doit être polyvalent, à la fois « pénaliste » et « commercialiste ».

Enfin, le dernier facteur à prendre en compte et non des moindres est la motivation des magistrats du parquet ; les parquetiers doivent avoir le goût des affaires économiques et financières car le tribunal de commerce n'est pas prioritaire étant donné les missions toujours plus nombreuses confiées au parquet.

Il n'existe donc pas de politique générale du parquet en matière de « contrôle » des tribunaux de commerce : tout dépend de la priorité donnée par le procureur général.

Auprès de certaines juridictions, le parquet joue un rôle essentiel et il est présent à chaque audience. Auprès d'autres, il demeure trop fréquemment absent. Parfois enfin, il n'intervient presque jamais.

La présence du parquet, quand elle existe, est-elle effective ? La commission d'enquête peut légitimement s'interroger sur la représentation de l'autorité publique devant les tribunaux de commerce. La situation est inquiétante. En effet, les représentants du parquet, lors des auditions et dans les réponses aux questionnaires envoyés aux procureurs généraux, ont insisté sur l'insuffisance de moyens et sur la difficulté d'agir sur le déroulement des procédures collectives, en raison du rôle déterminant joué par les mandataires judiciaires et du manque d'information sur les dossiers.

c) Des moyens humains et matériels indécents

La première des doléances des parquetiers porte sur le manque d'effectifs. Les tâches des parquets n'ont cessé de croître dans tous les domaines mais les effectifs n'ont pas suivi.

Ce phénomène est particulièrement vrai dans le domaine économique et financier. L'exemple de Paris est assez éclairant. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : il y a dix ans, 2 500 procédures collectives étaient ouvertes chaque année, aujourd'hui 6 000 procédures le sont. Pourtant, le nombre de magistrats affectés exclusivement à la représentation du ministère public au tribunal de commerce n'a pas changé : il est toujours de deux et les moyens en secrétariat ont diminué... Parallèlement, au cours de ces dix années le législateur a donné des missions nouvelles au parquet et les défaillances d'entreprises ont concerné de grands groupes immobiliers et bancaires, ce qui a généré un travail plus important et plus pointu. Les deux magistrats ne peuvent pas assister à toutes les audiences de procédures collectives ou de sanctions, puisque deux ou trois chambres se réunissent souvent en même temps, comme le déclare Mme Éliane Houlette, premier substitut à la section financière et commerciale au tribunal de grande instance de Paris :

« René Grouman et moi, nous nous rendons quasiment tous les jours au tribunal de commerce, puisqu'il y a des audiences qui ont trait aux procédures collectives, pratiquement tous les jours  : le lundi, le mardi, le mercredi consacré aux sanctions, le jeudi et le vendredi compte tenu du fait que certains juges, qui étaient en procédure collective l'année passée, qui ne le sont plus l'année suivante, continuent à suivre leurs affaires en tant que juges commissaires dans les chambres de contentieux. Si bien que nous pouvons donc nous y rendre tous les jours. Nous essayons de ne pas y aller le vendredi, mais il m'arrive quand même d'y aller parce que des affaires importantes sont traitées par un juge commissaire. (...)

Personnellement, c'est l'activité des chambres de sanction que je suis le moins assidûment : il y a souvent deux ou trois chambres de sanctions qui siègent en même temps. Nous devons choisir. Parfois même, comme actuellement, le mercredi, en même temps que les chambres de sanctions, siège une chambre de procédures collectives. Nous devons donc choisir entre les dépôts de bilan qui sont extrêmement importants et la chambre de sanctions. »

Quelles sont les conséquences d'un tel manque d'effectifs ? Les deux substituts sont obligés de procéder à des arbitrages puisqu'ils n'ont pas le don d'ubiquité... Ils vont donc aux audiences qui leur paraissent les plus importantes. À Paris, le choix est entre deux audiences de procédures collectives ou entre une audience de procédures collectives et une audience de sanctions, en province, le choix se fait entre une audience commerciale et une audience civile et le plus souvent le choix n'existe pas. Le témoignage de M. Philippe Lemaire, magistrat à la Chancellerie qui a été procureur en province est révélateur de cet inquiétant état de fait : « Si vous êtes procureur et que vous êtes confronté à une situation de crise d'effectifs ou d'absences pour des raisons valables, le premier secteur que vous sacrifiez est le secteur économique et financier. (...) Parce que le code de procédure pénale vous oblige à une permanence sur la Cour d'assises, sur le tribunal correctionnel, etc., alors que la procédure commerciale peut continuer à se dérouler sans la présence du parquet. C'est cela la réalité des juridictions. ». M. Laurent Davenas, procureur près le tribunal de grande instance d'Évry dit la même chose : « Ou je fais le choix des violences urbaines, ou celui des tribunaux de commerce. La Chancellerie ne me donne pas les moyens de traiter ensemble ces deux priorités. » En effet, selon la loi, la présence du parquet n'est pas obligatoire à peine de nullité dans les audiences de procédures collectives contrairement aux affaires civiles. Ainsi, la présence du parquet est obligatoire pour une demande de changement de régime matrimonial mais elle ne l'est pas pour l'adoption d'un plan de continuation d'une entreprise de cinq mille salariés !

Et lorsque le parquet est présent de manière assidue comme à Paris, cela se fait au détriment de l'examen des dossiers. Lorsqu'un substitut se rend chaque jour au tribunal de commerce de Paris, le temps consacré au suivi des dossiers est des plus limités surtout, lorsque le dossier arrive au parquet la veille, comme l'a indiqué Mme Danielle Drouy-Ayral, procureur-adjoint de Marseille.

Leur présence aux audiences est cependant utile comme l'indique M. Serge Armand, substitut général à la cour d'appel de Paris : « (...) cette simple présence a une influence dans la mesure où elle témoigne de l'existence d'un observateur et qu'elle est ainsi dissuasive et empêche les dérives grossières. En outre, elle rappelle aux magistrats du tribunal de commerce que l'ordre public est concerné. ».

Le travail réalisé par les magistrats du parquet reste donc superficiel d'autant qu'ils sont peu formés dans le domaine économique et financier. De plus demeure un problème « culturel » ; dans les petites juridictions surtout, la notion de parquet commercial n'est pas complètement entrée dans les moeurs comme l'indique M. Jérôme Deharveng, magistrat à la Chancellerie : « Le magistrat du parquet avait une culture essentiellement pénale. Il se rendait au tribunal de commerce d'abord pour y détecter des infractions. Il importe que le magistrat du parquet prenne désormais conscience qu'il doit se rendre devant le tribunal de commerce pour prendre des décisions de nature économique et y être autre chose qu'un détecteur d'infractions. »

Ce problème « culturel » est évidemment lié aux carences de la formation des magistrats professionnels. En formation initiale, d'abord, les élèves magistrats se voient dispenser une initiation à la comptabilité et à la gestion très succincte et accessoire dans la scolarité. La formation continue organisée par l'ENM, même si un effort a été réalisé, est encore très insuffisante et concerne peu de magistrats professionnels. En outre, les procureurs ont souvent les plus grandes difficultés à s'abstraire de leur tâche pour suivre ces formations, comme l'observait M. Achille Kiriakides, procureur à Carcassonne lors de son audition. Il existe une formation obligatoire de deux jours pour les magistrats du parquet nouvellement affectés dans une section économique et financière. Ont été également mises en place des formations thématiques sur les entreprises en difficulté, le droit des sociétés, la comptabilité : les sessions durent une semaine et réunissent une trentaine de participants.

Enfin, des rapprochements entre magistrats professionnels en charge de la justice commerciale et juges consulaires ont lieu lors de journées régionales qui ont pour but de favoriser le dialogue entre les deux ordres de magistrats sur leurs pratiques respectives et leurs procédures.

Néanmoins, les connaissances en comptabilité et gestion des magistrats professionnels demeurent très lacunaires.

d) Un parquet absent de la prévention et de la liquidation

L'intervention du ministère public est inexistante en amont et en aval de la procédure judiciaire, c'est-à-dire dans la phase de prévention et lors des cessions d'actifs suite à une liquidation.

La prévention s'est développée de manière importante ces dix dernières années et la loi du 10 juin 1994 a tenu compte de cette évolution. Dans ce domaine, la présence du parquet est considérée comme indésirable par les juges consulaires et en particulier par le président qui est en réalité l'acteur principal de cette nouvelle pratique. Les témoignages des représentants du parquet sont sur ce point tous concordants.

UN PARQUET COURT-CIRCUITÉ

M. Jacques Cazals, procureur de la République d'Auxerre a souligné de manière humoristique cette prééminence du président :

M. Jacques CAZALS : Le parquet n'intervient pas dans le domaine de la prévention. Le président du tribunal de commerce est tellement connu ici que tout passe par lui. On ne passe pas par le parquet, parce que le président Brochot est omniprésent. Il a une conception un peu impériale de son rôle.

Toute difficulté passe par lui et il va jusqu'à donner des consultations. Il n'y a chez lui nulle volonté de tourner la loi, mais il trouve normal que l'on vienne le voir pour lui dire qu'une entreprise est en difficulté et lui demander s'il convient de déposer le bilan et si oui, comment.

Le parquet est totalement court-circuité. Les organismes locaux, hormis la chambre de commerce, s'adressent au président du tribunal de commerce. Les comptables, les entreprises d'expertise comptable savent qu'il vaut mieux s'adresser directement à Dieu plutôt qu'à un de ses saints, à supposer que le procureur de la République en soit un ! ».

Cette situation est tout à fait regrettable dans le mesure où des décisions très importantes quant à la sauvegarde de l'entreprise et de l'emploi sont parfois prises. Le parquet a le droit de saisir la juridiction pour l'ouverture de la procédure collective, l'exclure du domaine de la prévention est donc un non-sens. Il doit être présent car l'autorité publique doit veiller à ce que ne soit pas dénaturé l'usage de la prévention de façon à en faire une procédure de redressement judiciaire à l'amiable, hors de toutes règles formelle, ce qui transformerait la procédure classique de la loi de 1985 en une procédure purement liquidative.

Mais là encore, le principal obstacle à une intervention du parquet est le manque de moyens ; M. Jean-Claude Marin, procureur-adjoint de Paris déclare : « La position du parquet est de dire que son implication dans les procédures de prévention est quasi nulle. Nous sommes partagés entre la cohérence de notre mission qui nous pousserait à nous y impliquer et la faiblesse de nos moyens qui nous fait redouter des pouvoirs nouveaux. »

De la même façon, le parquet n'exerce aucun pouvoir après la procédure judiciaire, lors de la réalisation des actifs en matière de liquidation.

La loi ne prévoit pas d'intervention du parquet là où précisément il peut y avoir des dérives. Et les dérives existent : des cessions à des prix tout à fait ridicules sont choses courantes (cf. rapport de la chambre de commerce et d'industrie de Paris).

En effet, sur les trois catégories d'actifs : les immeubles (article 154), les unités de production (article 155) et les autres biens (article 156), seuls les unités de production (fonds de commerce, ...) donnent lieu, quand ils sont vendus, à un avis au procureur de la République. M. Serge Armand, substitut général à la cour d'appel de Paris, a évoqué la non transparence qui prévaut dans ce domaine.

UN PARQUET TENU À L'ÉCART DES CESSIONS D'ACTIFS

M. Serge ARMAND, substitut général à la cour d'appel de Paris : (...) dans une affaire de cession d'une banque libanaise- ce n'était quand même pas rien - je savais qu'il y avait un repreneur qui ne jouissait pas d'une réputation particulièrement bonne et qui s'intéressait au rachat de cet actif à un prix qui n'allait pas spécialement dans le sens d'un désintéressement des créanciers et des déposants. Ce repreneur a d'ailleurs connu par la suite un certain nombre de déboires. Il s'agissait d'un personnage dont on connaissait le peu d'honnêteté et qui s'est révélé être un affairiste.

J'ai appris un jour, tout à fait par hasard, parce qu'un avocat de l'un des autres repreneurs, qui était en réalité une association de déposants, est venu me voir et m'en a informé, que la cession de la banque avait été faite à ce repreneur : personne ne m'en avait avisé ! Comme nous étions heureusement, encore dans le délai d'un mois, je suis aussitôt allé voir le président du tribunal de commerce pour lui parler de l'affaire et lui indiquer qu'il y avait une possibilité de saisine d'office du tribunal pour faire opposition à l'ordonnance ; il y eu finalement audience et annulation de la cession. Pour éviter que l'affaire ne s'ébruite, le juge commissaire n'avait même pas respecté l'obligation de convoquer le contrôleur.

Voilà un exemple dans lequel, si le délai d'un mois avait été dépassé, il n'aurait plus été possible d'intervenir.

M. le Rapporteur : Le juge commissaire est toujours en fonction au tribunal ?

M. Serge ARMAND : Non.

M. le Rapporteur : Il a démissionné ? A-t-il eu l'honorariat ?

M. Serge ARMAND : Je l'ignore mais c'est possible ! Il n'a jamais eu d'ennuis par la suite, mais il faisait partie des juges qui avaient une réputation sulfureuse, à telle enseigne que lorsque j'ai communiqué son nom au président du tribunal de commerce, ce dernier n'a pas paru en être autrement surpris. Au tribunal de commerce, des rumeurs couraient sur certains noms.

e) L'absence de capacité de contre-expertise

Tous les représentants du parquet l'ont dit à la commission d'enquête : les magistrats du parquet sont intellectuellement dépendants des informations présentes dans les rapports des mandataires de justice.

Il s'agit des rapports rendant compte de la progression des procédures de redressement ou de liquidation judiciaires : rapport sur le déroulement de la procédure et la situation de l'entreprise (dans les deux mois du jugement d'ouverture), rapports spécifiques à la liquidation judiciaire (poursuite d'activité, défaut d'exécution du plan, ...).

Viennent ensuite les informations fournies par les parties : le procureur peut être sollicité par les avocats de débiteurs ou de créanciers. Enfin, le parquet peut se renseigner auprès des autorités économiques locales : le directeur de la Banque de France, le trésorier-payeur général, le préfet pour des affaires importantes ; cette mise en commun d'informations, absolument nécessaire, est très rare. À Lyon une telle expérience a été menée à l'initiative du procureur général.

Enfin, le tribunal de commerce informe le parquet mais de manière partielle. À Paris, par exemple le tribunal de commerce ne fournit pas au parquet toutes ses données statistiques. M. Jean-Pierre Dintilhac, procureur, le constate et le regrette :

« (...) il n'y a pas une transmission systématique et régulière des informations au parquet de Paris. Elle permettrait au parquet de Paris d'être en permanence tenu informé des activités du tribunal en termes de statistiques, par un tableau de bord que possède certainement le président du tribunal de commerce. Il n'a apparemment jamais été dans les habitudes de le transmettre au parquet de Paris.

Je fais cette réflexion, car je suis allé hier au tribunal de police où il y a un appareil statistique, qui est transmis au parquet et qui permet de suivre l'activité de manière simultanée. ».

Le parquet devrait pouvoir vérifier la crédibilité de certaines solutions proposées par les mandataires. Or, il ne dispose pas de magistrats bien formés de greffiers spécialisés, ou d'experts à disposition. Ainsi, M. Marc Moinard, ancien procureur près le tribunal de grande instance de Bobigny a déclaré : « Le parquet n'est pas armé pour apprécier les offres de cession qui passent par les mandataires» Les sections financières des services régionaux de police (SRPJ) ont perpétuellement un stock important d'affaires à traiter ; ainsi celles confiées par les parquets ne font l'objet d'une enquête qu'à l'issue d'un délai de deux ans en moyenne. De plus, la sûreté urbaine et la gendarmerie s'engagent très rarement dans ce type d'affaires.

Ainsi, lorsque le parquet a des doutes sur la personnalité d'un repreneur, il ne peut même pas faire procéder à une enquête de moralité. Les sanctions sont d'ailleurs particulièrement « négligées » par le parquet faute de temps et d'effectifs suffisants. M. Serge Armand a expliqué à la commission d'enquête la situation prévalant à Paris dans ce domaine :

« Aux audiences de sanction, une trentaine de dirigeants sont convoqués en présence du parquet qui donne donc son avis avant que le jugement ne soit mis en délibéré, généralement à trois semaines. Le temps qu'il soit dactylographié, le jugement parvient au parquet des semaines, voire des mois plus tard. Il est toujours possible de faire appel, puisque le délai Court à partir de la notification du jugement au parquet mais en fait, si l'on ajoute le temps qui s'est écoulé entre le jugement et le délibéré et celui qui s'est écoulé entre le délibéré et la notification au parquet, cela fait plusieurs mois. Le substitut reçoit donc une pile de jugements de sanction concernant des affaires vieilles de plusieurs mois dont il a d'autant moins souvenir qu'il y a eu chaque semaine de nouvelles audiences. Les jugements sont si peu motivés qu'il ne fait pratiquement pas appel, sauf pour des affaires qu'il suit de manière particulière. »

En pratique, les réponses aux questionnaires envoyés aux procureurs généraux l'attestent, le parquet est tributaire des mandataires pour les informations sur les dirigeants ; or ces derniers signalent très peu d'infractions (faits générateurs de faillite personnelle ou d'interdiction de gérer). Les rapports des mandataires de justice sont la première source d'information du parquet, or, celui-ci est bien incapable de vérifier ces informations fournies par des professions qui échappent complètement au contrôle du parquet.

Pourtant, les dispositions des articles 12 et 28 de la loi n °85-99 du 25 janvier 1985 placent les mandataires de justice sous la surveillance du ministère public. La circulaire du garde des sceaux adressée aux procureurs généraux du 20 octobre 1997 a rappelé les sources qui permettent au ministère public de remplir cette mission : les états périodiques (trimestriels) qui permettent de contrôler les délais des procédures et le placement des fonds, l'attestation annuelle de vérification de la comptabilité, la reddition des comptes...

De nombreux parquetiers ont indiqué à la commission d'enquête que cette circulaire, en l'état actuel des moyens du ministère public, était inapplicable. Pour traiter de tels documents comptables, il faudrait un équipement informatique (logiciels de comptabilité) et des auxiliaires de justice spécialisés. Le procureur-adjoint de Marseille, Mme Danielle Drouy-Ayral, a déclaré les états périodiques « inexploitables » par le parquet.

À la fin de l'année 1997 les trente-trois parquets généraux de France ont adressé à la Chancellerie un état des lieux concernant la lutte contre la délinquance économique dans leur ressort. Le constat correspond en tous points à celui des parquetiers interrogés par la commission d'enquête sur leur rôle face aux tribunaux de commerce. Le Rapporteur reprend donc la conclusion de ce rapport sur les lacunes de la justice dans le domaine économique et financier : « Quatre séries de besoins prioritaires se trouvent ainsi mis en évidence : un besoin de signalements, un besoin d'enquêteurs, un besoin de moyens pour l'institution judiciaire et un besoin de renouvellement de ses méthodes de travail. »

Notre pays, c'est un constat qu'il est temps de faire avec force et détermination, n'a pas voulu se doter de magistrats en nombre suffisant pour la sauvegarde de l'ordre public économique et financier. Il est grand temps de recruter, former et salarier des procureurs spécialisés dans ce domaine.

f) Un parquet alibi

Ce manque de capacité d'expertise donne au parquet un rôle d'alibi. Les propos de M. Pierre Bézard sont à ce titre éloquents : « À l'origine, les tribunaux de commerce ont très mal ressenti la présence du parquet et ont manifesté beaucoup de réticences. Aujourd'hui, le parquet a toutes les qualités ! », peut-être parce que les juges consulaires se sont rendu compte qu'il était inoffensif...

La commission d'enquête, lors de ses auditions et de ses déplacements, a constaté face au parquet une attitude identique chez tous les juges consulaires : ces derniers se retranchent derrière le ministère public, le président du tribunal de commerce de Paris M. Jean-Pierre Mattei le premier : « La présence du ministère public, dans les cas où cela est utile, en particulier dans les procédures collectives, peut avoir les vertus prêtées à l'échevinage. Si ce magistrat professionnel du ministère public constate une anomalie, il a la faculté de faire appel et sa décision est suspensive. La meilleure forme d'échevinage est bien cette présence renforcée du parquet. C'est ce qui a été demandé par la Conférence générale. »

Et pourtant, ce sont les mêmes qui semblent ne pas admettre l'exercice par le parquet de ses prérogatives d'appel (cf. l'affaire Royal-Monceau).

M. Jean-Claude Marin procureur-adjoint à Paris a bien résumé cette situation qui est, pour lui, un contresens dans la mesure où le parquet, par définition, reste extérieur aux décisions du tribunal de commerce : « La présence du parquet au tribunal de commerce n'est pas un échevinage ; il n'est pas le substitut de l'échevinage. Le parquet a une mission qui est fondamentale : défendre les principes de droit, la ratio legis, la régularité des procédures, mais aussi être le catalyseur de certaines informations, émanant notamment des pouvoirs publics. Le parquet n'est pas appelé à être l'échevin, car il ne participe pas au jugement. »

À Saint-Brieuc, à Toulon, à Lyon, tous les présidents se sont retranchés de manière systématique derrière le parquet lorsque la commission d'enquête notait certains dysfonctionnements. Par exemple, M. Gérard Le Bourhis, président du tribunal de commerce de Saint-Brieuc, dit avoir demandé l'autorisation au procureur pour se porter repreneur d'une entreprise alors qu'il était juge. Le procureur de Saint-Brieuc a déclaré à la commission d'enquête ne pas avoir eu connaissance de cette demande...

En réalité, les magistrats professionnels ont parfois la fâcheuse impression que l'audience ne fait qu'enregistrer des décisions prises ailleurs, particulièrement pour les plans de cession. Le parquet est volontairement tenu à l'écart de la sphère décisionnelle, comme s'il s'agisait d'un intrus dans la vie des affaires.

Il s'agit certainement de la principale limite à l'intervention du parquet comme le souligne M. Serge Armand :

« (...) Ce parquet était, par exemple, présent aux audiences de plan. Son intervention a pourtant une limite qui tient au fait qu'il est bien présent à l'audience mais qu'il n'a pas assisté aux tractations antérieures et qu'il n'assistera pas à celles qui auront lieu après.

C'est ainsi qu'il ne connaît rien des négociations qui se sont déroulées entre l'administrateur judiciaire, le juge commissaire et les repreneurs. Il ignore s'il y a eu un repreneur mieux disant qu'un autre qui a été évincé et autant de choses dont on parle et dont le parquet ne peut pas avoir connaissance. De même, il n'assiste pas aux entretiens qui se déroulent entre l'administrateur judiciaire et le juge commissaire. Pourtant c'est souvent à ces différents stades que se joue le sort de l'entreprise car, ainsi que je vous le disais précédemment, quand on arrive à l'audience, tout est prêt et le plan est présenté de telle façon qu'il est acceptable et que le parquet ne peut que l'approuver. »

Les magistrats du parquet ne sont pas dupes de cette situation. Ainsi, Mme Éliane Houlette a déclaré à la commission d'enquête : « Je dis toujours avoir l'impression que le débat judiciaire n'a pas lieu réellement dans la salle d'audience. »

Les représentants du parquet ont donc parfois le sentiment d'être utilisés comme caution, comme l'a affirmé le procureur de Lyon : « La présence du parquet est souhaitée, surtout si elle conforte la position du tribunal. »

3.- Un budget introuvable

Une justice économique : la justice consulaire l'est à plus d'un titre. C'est une justice de la vie économique rendue par les commerçants, et comme ceux-ci sont bénévoles et s'appuient sur un greffe privé elle est rendue à moindre coût. C'est l'un des atouts majeurs du système français, fréquemment mis en avant. M.  Jean-Pierre Mattei, au nom de la Conférence générale des tribunaux de commerce, l'a d'emblée fait valoir auprès de la commission :

« En ce qui concerne le caractère peu dispendieux du fonctionnement de la juridiction consulaire, le budget actuellement octroyé par l'État français aux tribunaux de commerce est d'environ 30 millions de francs.. Vous pouvez le calculer vous-mêmes : pour 1 136 000 jugements rendus en 1996, le coût moyen d'une décision s'établit à 30 francs. Nous sommes des juges élus et bénévoles. Je pense qu'il était nécessaire de le rappeler. »

Mais ce point fort s'est vite révélé une faiblesse du système. Il s'est accompagné d'un désengagement public conduisant à la généralisation des contributions privées au fonctionnement de la justice, sources de risques et banalisant l'absence de contrôle. Il tend à faire obstacle aux réformes, la plupart d'entre elles supposant la mobilisation de moyens accrus : le débat sur l'échevinage suffit à le démontrer.

La Cour des comptes a eu l'occasion de démontrer, en particulier dans son rapport public de novembre 1997, que le coût réel de fonctionnement des tribunaux de commerce est à ce jour inconnu, mais plus élevé qu'il ne paraît. En effet, comme l'a expliqué avec précision à la commission M. Christian Descheemaeker, conseiller-maître à la Cour des comptes : « Les tribunaux de commerce ont cette particularité de fonctionner sur deux budgets » : les 30 millions de francs, en réalité 40 millions de francs, versés par le budget de l'État ne sont qu'une part de leur financement.

De plus, si le coût est modique pour l'État, une part élevée des charges repose sur les greffes privés, c'est-à-dire in fine sur les justiciables.

a) Un financement public insuffisant depuis toujours

C'est à l'État qu'incombe la charge de l'ensemble des dépenses de personnel, de matériel, de loyer et d'équipement des tribunaux de commerce depuis le 1er janvier 1987. À cette date, est entré en application, pour les juridictions du premier degré, l'article 87 de la loi de décentralisation du 7 janvier 1983.

Cette charge comprend l'entretien des bâtiments, la rémunération d'une partie des agents administratifs affectés à certains tribunaux (départements et les autres collectivités locales continuant à rémunérer leurs agents en poste au 1er janvier 1987), et les frais de fonctionnement.

Selon M. Christian Descheemaeker : « Pour donner un ordre de grandeur, un petit tribunal de commerce aura un budget de fonctionnement d'environ 50 000 francs par an, - je le dis avec beaucoup de précautions car cela dépend des localisations - et un gros tribunal de commerce de banlieue pourra en avoir un de 5 millions de francs par an, dès lors qu'un loyer est payé par l'État si le bâtiment est en location. »

·  Pour l'État, le total des dotations correspondantes est étonnamment modeste. Elles figurent au budget du ministère de la justice, sur le chapitre 37-92 « services judiciaires : moyens de fonctionnement et de formation », où sont globalisés les moyens de fonctionnement déconcentrés des juridictions. L'article relatif aux tribunaux de commerce(3) a retracé les dépenses suivantes au cours des années récentes : 40 millions de francs en 1994, 41,5 millions de francs en 1995, 36,9 millions de francs en 1996.

En loi de finances pour 1998, cet article(4) comprend en outre les charges d'entretien immobilier. Comme en 1997, il est doté de 39,6 millions de francs de crédits pour 227 tribunaux de commerce. En 1998, la charge moyenne pour l'État d'un tribunal de commerce est donc inférieure à 175 000 francs.

Bien entendu, la part de ces crédits dans le budget de la justice est infinitésimale : 0,16 %. Il est peut-être plus significatif encore de se rapporter à quelques-uns des quarante-cinq paragraphes de l'article. Ainsi, 1,57 millions de francs sont prévus pour les achats de mobilier, 1,64 millions de francs pour les fournitures de bureau (un peu plus de 7 000 francs par juridiction), et 0,17 millions de francs pour l'accès à des bases de données juridiques.

Rien n'est habituellement prévu pour la formation. Le million de francs décidé par la ministre de la justice pour le centre de Tours en 1998 l'est à titre non reconductible.

À titre de comparaison, l'enveloppe relative aux 264 conseils de prud'hommes de métropole est le double de celle des tribunaux de commerce : 79,1 millions de francs, soit 300 000 francs par juridiction.

· À cette dotation de fonctionnement courant, il conviendrait d'ajouter le montant indéterminé des charges de rémunération des agents administratifs employés dans les tribunaux de commerce, mais non par les greffiers. Seule une analyse juridiction par juridiction en permettrait une évaluation. En pratique, ne sont concernés que les principaux tribunaux.

· Enfin, une dépense fiscale, certes de montant comparativement limité, pèse sur le budget de l'État. Depuis 1987, tous les juges consulaires ont la possibilité de déduire de leurs revenus professionnels les frais engagés du fait de leur mandat. La déduction peut être effectuée, soit pour le montant réel des dépenses, sur justification, soit sur une base forfaitaire (2 000 francs pour un juge titulaire). On se reportera pour plus de détails à l'encadré ci-après.

LA DÉDUCTION FISCALE POUR FRAIS DES JUGES CONSULAIRES

Les juges des tribunaux de commerce ne perçoivent, à raison du mandat dont ils sont investis, aucune rémunération ou indemnité de quelque nature que ce soit. Ils ont, cependant à faire face, dans l'accomplissement de leurs fonctions, à des dépenses dont le montant peut atteindre un chiffre relativement élevé. Or, les membres des tribunaux de commerce sont élus en considération de l'activité professionnelle exercée par eux, soit au moment de l'élection, soit antérieurement à cette date.

C'est pourquoi il est admis que les dépenses supportées par ces juges du fait de leur mandat peuvent être déduites de leurs revenus professionnels, soit pour leur montant réel, soit pour un montant forfaitaire.

I. Les membres des tribunaux de commerce ont la possibilité de déduire de leurs revenus professionnels, pour leur montant réel, les frais supportés à l'occasion de l'accomplissement de leur mandat. Toutes les justifications utiles doivent être apportées au sujet, notamment, de la nature et du montant des frais en cause.

Dans la mesure où les intéressés perçoivent des indemnités forfaitaires ou des remboursements de frais réels, ils doivent, pour éviter des doubles emplois, les ajouter à leurs revenus professionnels imposables. De son côté, l'organisme débiteur de ces sommes est tenu, en application de l'article 240-1 bis du code général des impôts, de les déclarer, alors même que leur paiement ne s'accompagne pas du versement d'une rémunération proprement dite.

Lorsque les revenus des intéressés entrent dans la catégorie des traitements et salaires, la déduction doit être effectuée avant la déduction des frais professionnels (déduction forfaitaire ou déduction des frais réels).

Dans le cas où les juges ne disposent pas de revenus professionnels, le montant des frais réels auxquels ils ont à faire face dans l'accomplissement de leurs fonctions de juge peut exceptionnellement être admis en déduction du revenu global pour l'établissement de l'impôt sur le revenu.

II. Les juges des tribunaux de commerce sont autorisés à substituer à la déduction de leurs frais réels une déduction forfaitaire qui s'impute sur le montant brut de leurs revenus professionnels et qui a été fixée, par une décision ministérielle du 3 juin 1969, à :

- 1 500 francs, pour un juge suppléant ;

- 2 000 francs, pour un juge titulaire ;

- 3 000 francs, pour un président de chambre ;

- 5 000 francs, pour le président.

(Montants actualisés le 1er juillet 1993).

À l'origine, seuls étaient autorisés à substituer à la déduction de leurs frais réels une déduction forfaitaire les magistrats du tribunal de commerce de Paris. Par la suite, les magistrats du tribunal de commerce de Nanterre (Hauts-de-Seine), nouvellement créé, ont pu, à condition qu'ils aient précédemment exercé une charge de juge ou président de chambre de tribunal de commerce de Paris et qu'ils soient venus volontairement à Nanterre lors de la création de cette nouvelle juridiction consulaire, bénéficier, sur option, du système forfaitaire.

Enfin, il a été décidé d'étendre le bénéfice de cette dernière disposition à l'ensemble des juges des tribunaux de commerce. Cette mesure s'est appliquée pour la déduction des frais payés depuis le 1er janvier 1987, ainsi que pour le règlement des affaires contentieuses en cours.

Source : Documentation pratique Francis Lefebvre - Fiscal - IRPP IV 1440 - 1450.

Globalement, l'ensemble des charges de l'État est très limité. Le trait le plus marquant reste l'insuffisante prise en charge du fonctionnement des tribunaux de commerce.

· À vrai dire, cette situation n'est pas nouvelle et ses racines sont fort anciennes. La commission Monguilan, dans son rapport de 1974, s'est « vivement inquiétée de l'insuffisance des moyens matériels mis à la disposition des tribunaux de commerce et a déploré qu'un grand nombre d'entre eux n'ait ni secrétariat, ni bibliothèque.

Si l'article 61-6° de la loi du 10 août 1871 dispose que les « loyers, entretien, mobilier et menues dépenses des tribunaux de commerce » sont à la charge du département, rien n'est prévu, en revanche pour les autres dépenses, énumérées ci-après, qui sont également indispensables au bon fonctionnement des juridictions consulaires :

1. frais de secrétariat,

2. frais de déplacement et de mission des magistrats consulaires,

3. frais de documentation et de bibliothèque,

4. frais de représentation,

5. frais de formation et de recyclage des magistrats consulaires. »

Par voie de conséquence, bien avant 1987, le financement des tribunaux était assuré non seulement par les départements, mais, comme l'a indiqué M. Philippe Lemaire : « par de généreuses aides des chambres de commerce et d'industrie en crédits, secrétariats et moyens divers. Ce système convenait d'ailleurs parfaitement aux juridictions commerciales, mais il faut reconnaître que le contrôle de la dépense était flou. Après la loi de 1983, l'entretien des tribunaux de commerce est revenu à la charge de l'État. Les habitudes ont cependant perduré : mise à disposition sans contrepartie de personnel départemental, subventions diverses en nature de conseils généraux, voire de mairies, et surtout subventions des chambres de commerce et d'industrie, dont une partie transitait par les comptes personnels des présidents de tribunaux de commerce. »

C'est là qu'intervient la « seconde caisse » évoquée par M. Christian Descheemaeker.

b) Les concours extérieurs : indépendance menacée, transparence impossible

Le rapport public de la Cour des comptes a procédé à une analyse précise et détaillée des contributions versées par des personnes privées et publiques autres que l'État.

· Des risques d'atteinte à l'indépendance

Même si la loi de partage des compétences de 1983 ne les prohibe pas, il est manifeste qu'elles comportent un risque pour l'indépendance des juridictions.

Ce risque est variable selon les personnes versantes :

- les subventions des collectivités locales (communes du ressort, département) comportent un risque d'autant plus faible qu'elles tendent à se réduire pour atteindre des montants généralement limités ;

- « les subventions les plus substantielles sont en général celles des chambres de commerce et d'industrie » selon la Cour. Ainsi, à Paris, en 1995, le tribunal de commerce (172 juges) a reçu un total de 860 000 francs de la CCIP (dont 510 000 francs dépensés au cours de l'année) pour 3,15 millions de francs alloués par l'État. La Cour cite d'autres exemples : Marseille (80 juges), 200 000 francs, Lille (37 juges), 525 000 francs, ou Saint-Omer (9 juges), 90 000 francs. Le poids de ces subventions dans le budget total de chaque tribunal pose un problème en soi, sensiblement aggravé ici ou là, lorsque les responsables de la chambre de commerce et d'industrie sont en même temps juges, voire président du tribunal, et a fortiori quand ils viennent à être justiciables ;

- les versements d'organismes professionnels (fédérations patronales locales, organisations d'auxiliaires de justice) comportent également un risque de dépendance réciproque, ou en créent la suspicion. Les montants en cause peuvent être considérables : « ainsi le tribunal de commerce de Paris a reçu, en 1995, 200 000 francs de la compagnie des commissaires aux comptes et autant de l'ordre des experts comptables. » ;

- plus critiquables et dangereux encore sont les versements effectués par des auxiliaires de justice à titre individuel (administrateurs judiciaires, avocats, etc.) ou par des entreprises.

· Les montants en cause sont si élevés qu'ils créent un phénomène d'accoutumance.

La Cour, sur la base de ses investigations dans quelques ressorts de cour d'appel, cite plusieurs juridictions bénéficiant d'apports externes supérieurs aux dotations budgétaires : 610 000 francs en 1995 à Roubaix-Tourcoing contre 230 000 francs, ou 348 000 francs contre 125 000 francs à Toulon. Elle a rencontré maints exemples de « montants importants en valeur absolue ou relative. »

Dans le cas du premier tribunal de France, celui de Paris, trois organismes interprofessionnels privés ont donc versé en 1995 l'équivalent de 40 % de la dotation du budget de la justice. Il n'est pas admissible que l'État la contraigne à ces expédients. Dans la mesure où les dépenses de fonctionnement ainsi financées relèvent des missions permanentes de l'État, leur prise en charge par la sphère privée paraît contraire à l'ordonnance organique de 1959 relative aux lois de finances ; la constitutionnalité même de ces pratiques est donc contestable. La Cour insiste du reste sur le risque de mise en cause pour gestion de fait que le système fait encourir aux magistrats concernés.

Pourtant, comme la drogue, le financement extra-budgétaire, en raison de sa souplesse, est difficile à abandonner. Les réticences, voire les résistances à la sortie d'un système finalement bien commode, sont très fortes dans de nombreux tribunaux de commerce, qui tentent de conserver à la fois l'usage des procédures et l'absence de contrôle.

Il ne s'agit pas seulement de comportement individuels. À la question : « À quoi correspond, au niveau national, ce second mode de financement ? », M. Christian Descheemaeker a répondu « Je suis incapable de vous le dire puisqu'il n'y a aucune statistique. Je ne peux donc que vous donner les chiffres des tribunaux qui ont été contrôlés par la Cour : toute tentative de la Chancellerie pour obtenir des indications s'est heurtée à un refus, téléguidé par la Conférence générale des tribunaux de commerce, de sorte qu'il n'y a aucun recensement de ces fonds. »

Cette inertie du système encouragée par une organisation à caractère corporatiste explique que, malgré les demandes réitérées de la Chancellerie, l'on soit encore loin d'un financement transparent.

· Le financement des juridictions n'a jamais fonctionné dans la transparence

En dehors de toute considération de régularité juridique, l'opacité alimente les soupçons, et fausse le débat sur le prétendu faible coût de la justice consulaire.

Elle a connu plusieurs étapes. Selon une pratique très ancienne, le premier support des fonds extra-budgétaires a longtemps été un simple compte bancaire à disposition du président. M. Christian Descheemaeker a fait observer que ce dispositif pourrait d'ailleurs s'accommoder d'une comptabilité bien tenue et de pièces justificatives de dépenses. Il a cité à la commission le cas d'un tribunal disposant, pour ses pièces comptables, de deux armoires : l'une pour les fonds d'État, l'autre pour les fonds externes. Il est vrai que ce cas était exceptionnel. Comme il l'a noté : « À côté de cela, j'ai trouvé, ce qui est assez surprenant de la part de juges consulaires qui ne cessent de répéter qu'ils sont des professionnels de la gestion, des gestions extrabudgétaires tenues n'importe comment et pour lesquelles, quand on cherchait vainement un registre ou un cahier avec les recettes et les dépenses, les responsables nous faisaient savoir que les seules pièces justificatives étaient les souches des carnets de chèques : c'est mieux que rien mais c'est quand même peu ! »

À la suite de contrôles de la Cour des comptes en 1991 et 1992, celle-ci a adressé deux référés à la Chancellerie, qui, en février 1993, a obtenu l'ouverture d'un fonds de concours destiné, conformément aux règles de la comptabilité publique, à réintégrer dans le budget les sommes servies par des contributeurs extérieurs. Les fonds recueillis, inscrits en recettes du budget général de l'État, donnent lieu au rattachement des crédits correspondants sur le budget de la justice, ces crédits pouvant ensuite être délégués aux tribunaux destinataires.

Dans un premier temps, l'objet du fonds de concours a été trop restreint (formation, frais de représentation), et cette imperfection a été corrigée au mois de mai 1994, de façon à respecter l'intention des donateurs, en autorisant le financement de toutes les dépenses des juridictions. Pourtant, malgré des directives réitérées chaque année par la Chancellerie par voie de circulaire et des contacts pris avec les donateurs, le fonds de concours, qui a d'abord retracé des sommes ridicules, continue à n'être le support que d'une fraction mineure des fonds extra budgétaires.

En effet, constate la Cour, « à une gestion extra-budgétaire au moyen d'un compte bancaire individuel s'est substituée une gestion extra-budgétaire par le truchement d'une association », voire dans certains cas de deux associations, comme à Paris. Il s'agit d'amicales de magistrats, parfaitement licites dans leur principe, mais dont l'objet englobe le soutien à l'activité du tribunal, ce qui est très critiquable. La Cour cite celle d'Antibes, qui jusqu'en 1996, avait pour rôle d' « assurer son soutien au tribunal de commerce d'Antibes par la mise en oeuvre de moyens propres à lui permettre d'exercer sa tâche efficacement au sein de locaux appropriés et grâce à un matériel et à un personnel adaptés aux exigences de sa juridiction. » Quel réquisitoire, par a contrario, contre la défaillance du financement de l'État ! Cette situation est révélatrice du caractère « pousse au crime » du système.

Elle révèle aussi les résistances à l'effort de transparence. La lourdeur alléguée de la procédure du fonds de concours ne doit pas masquer les effets de l'accoutumance. La Cour a même constaté dans certains cas le maintien du compte bancaire. À Paris, la moitié seulement des versements passe par le fonds de concours. M. Philippe Lemaire a ainsi pu déclarer à la commission : « Mais on doit également considérer le peu d'empressement mis par les tribunaux de commerce à se conformer aux nouvelles règles de gestion pourtant rappelées solennellement par plusieurs circulaires de la Chancellerie. À notre sens, cela révélait le peu d'enthousiasme des magistrats consulaires à rendre des comptes sur leur gestion à leur nouveau tuteur. »

Le phénomène a fait l'objet d'une description édifiante par M. Christian Descheemaeker :

LES FINANCEMENTS EXTRABUDGÉTAIRES ET LEUR PERMANENCE

M. Christian DESCHEEMAEKER : À partir de 1993, tout aurait donc dû rentrer dans l'ordre et des circulaires de la Chancellerie avaient demandé qu'il soit mis fin à ces versements et à l'utilisation de comptes bancaires, comme à la seconde formule qui tendait à se répandre, à savoir l'utilisation d'une association amicale qualifiée souvent « d'association de soutien ». Dans chaque tribunal était ainsi constituée une association amicale des juges, ce qui est tout à fait licite, mais cette association, outre ses activités conviviales - voyages et repas - servait d'association de soutien, c'est-à-dire qu'elle utilisait une partie des fonds reçus à financer des dépenses de fonctionnement du tribunal, ce qui est irrégulier contrairement à la convivialité qui, elle, est régulière !

En fait, les circulaires de la Chancellerie postérieures à 1993 et à la création de fonds de concours n'ont pas abouti à grand-chose si ce n'est, dans l'ensemble, à la disparition des comptes en banque ouverts au nom du tribunal de commerce et à leur remplacement par les associations de soutien qui commençaient à apparaître. Donc, globalement, après 1993, dans les années 1994-1995, on a vu se clore les comptes en banque, pas toujours mais souvent, et se développer des associations de soutien là où il n'y en avait pas encore !

M. le Président : C'est le président du tribunal qui présidait ce type d'associations ?

M. Christian DESCHEEMAEKER : C'était souvent le cas mais pas systématiquement ! Cela pouvait être son prédécesseur.

M. le Président : Son prédécesseur signait des chèques pour le fonctionnement du tribunal ?

M. Christian DESCHEEMAEKER : Oui !

M. le Président : C'est ce qui se fait actuellement, en fait ?

M. Christian DESCHEEMAEKER : C'est ce qui se fait actuellement même si - et je vais y venir tout à l'heure à propos des dépenses de personnel - les occasions de dépenses ont beaucoup diminué depuis quelque temps, puisque le principal poste était le poste « dépenses de personnel » et qu'une réforme de 1995 a, quand elle est appliquée, sensiblement réduit les besoins.

Nous sommes donc, depuis l'année dernière, dans une période - mais c'est là une opinion de la Cour des comptes - où nous bénéficions de toutes les circonstances favorables pour mettre un terme à ce système de gestion extrabudgétaire des tribunaux de commerce.

Les dépenses qui sont dans l'ensemble payées sur crédits d'État correspondent aux fournitures, au chauffage, au nettoyage, au téléphone, au loyer, quand il y en a un. Celles qui sont en général payées par des voies extrabudgétaires - je dis dans l'ensemble parce que, d'abord je n'ai vu qu'un échantillon, ensuite, les pratiques sont variables - correspondent aux frais de déplacement des juges consulaires, aux frais de formation, (généralement au centre de Tours), aux frais de réception du tribunal et du président, notamment à la réception qui est donnée après l'audience solennelle. C'est l'hypothèse la plus favorable puisque l'on s'en tient souvent à une réception annuelle après l'audience de rentrée : il s'agit fréquemment de réceptions splendides ; c'est, tout au moins, la réputation qu'ont les réceptions données par le tribunal de commerce de Nanterre, si l'on en croit les propos qui sortent de la bouche des juges judiciaires eux-mêmes et qui trahissent peut-être aussi une pointe de jalousie...

Dans bien d'autres hypothèses, les frais de réception ne se limitent pas à cette réception suivant la séance solennelle de rentrée mais couvrent aussi de très nombreux repas offerts, soit à des autorités de l'État, soit à des hôtes de passage, ou encore des repas entre juges consulaires, de sorte que l'on a du mal à établir une distinction entre ce qui est convivialité associative et ce qui est fonctionnement courant du tribunal. Pourtant, cette distinction existe puisque, dans un service de l'État, il n'est pas interdit d'avoir des frais de réceptions, bien que des règles soient posées pour éviter tout laxisme.

Le fonds de concours mis en place en 1993 aurait eu pour avantage de recycler ces fonds venus des chambres de commerce et des collectivités locales vers le budget de l'État et d'imposer, ce qui était évidemment une grande contrainte, de dépenser cet argent en respectant les règles de la comptabilité publique. C'est-à-dire qu'il aurait permis d'avoir des frais de réception mais en respectant les règles prévues pour ce type de dépenses.

C'est sans doute pour cela que, après 1993, la mise en place du fonds de concours n'a pas changé grand-chose car très rares sont les tribunaux de commerce qui en ont usé, et cela pour des motifs variés : la lourdeur est l'une des raisons le plus souvent invoquée, dans la mesure où l'on ne sait jamais quand l'argent sera disponible - ce qui n'est pas totalement faux -, l'autre est que le système de l'association de soutien ou du compte en banque était tellement commode que l'on ne voyait pas très bien pourquoi en changer !

Une très forte pression a été exercée à cette époque par l'organisme qui représente les tribunaux de commerce et surtout les juges consulaires auprès des pouvoirs publics, - je veux parler de la Conférence générale des tribunaux de commerce - qui a élaboré de très nombreux textes, circulaires et lettres missives qui, si je résume simplement, équivalaient à dire : « ne changez rien à vos habitudes ! Il y a le fonds de concours : c'est une idée de la Chancellerie ; continuons comme avant ! ». Il existe des documents fort surprenants, rédigés dans un style assez peu administratif signifiant: « On vous pose des questions ? Ne répondez pas ! »

L'insistance du ministère de la justice et de la Cour des comptes laisse espérer une poursuite du processus de montée en régime du fonds de concours. Sans la collaboration active de la Conférence générale des tribunaux de commerce, ce processus risque d'être long. Il faut espérer que chacun prenne rapidement conscience que l'immixtion d'une association dans la gestion administrative et financière d'un tribunal est constitutive de gestion de fait, avec les graves conséquences induites pour les magistrats qui seraient reconnus gestionnaires de fait par le juges des comptes. Des procédures ont déjà été ouvertes.

Si le financement de l'État demeure défaillant, le chemin vers la transparence sera encore long. Comme l'a expliqué M. Christian Descheemaeker : « Une telle situation a conduit la Cour des comptes qui se trouvait face à de trop nombreuses irrégularités constitutives de "gestion de fait" pour pouvoir toutes les déclarer, - il y avait comme disent les militaires à propos d'un radar, une sorte de saturation - à prendre des mesures qui ont consisté à faire des rappels à l'ordre systématiques aux chefs de juridiction quand les choses relevaient de « l'irrégularité dans la clarté », à faire une insertion au rapport public qui est une mise en garde à destination de tous les présidents de tribunal de commerce, et pas seulement de ceux qui ont été contrôlés, et à menacer d'ouvrir des procédures de gestion de fait dans certains cas.

Deux procédures ont aussi été ouvertes d'emblée, c'est-à-dire à l'occasion du contrôle, en raison de l'extrême obscurité des pièces qui ne permettait que l'on s'en satisfasse. Peut-être qu'au terme de la procédure, les choses auront été clarifiées car chacun sait que certaines procédures contentieuses provoquent la réapparition de pièces justificatives qui, a priori, n'existaient pas... »

c) Des coûts largement supportés par les justiciables, via les greffes

Les greffes constituent, à côté des « deux caisses » de chaque tribunal, le troisième support de financement. Son domaine est celui des charges de personnel. Pour schématiser, on peut dire que le greffe rémunère la secrétaire du président et qu'en contrepartie, il ne paie pas de loyer.

Ce dispositif pragmatique, et longuement négocié, signifie en d'autres termes, d'une part, que l'État renonce à valoriser son patrimoine immobilier, ce que critique la Cour, d'autre part que les charges de personnel assumées par le greffier, officier ministériel obéissant à une logique d'entreprise, sont reportées sur les justiciables.

·  Le financement des charges de personnel est en principe très simple depuis 1995, mais des raisons historiques expliquent que, là encore, les situations locales puissent être complexes. Cela résulte de ce que lors du transfert de compétence, au 1er janvier 1987, certains tribunaux, surtout les plus grands, bénéficiaient de personnel mis à disposition, soit régulièrement (fonctionnaires des départements) soit irrégulièrement (par les chambres de commerce et d'industrie principalement).

Ainsi que M. Christian Descheemaeker l'a expliqué à la commission, ces agents, en poste au 1er janvier 1987, relèvent en principe de deux statuts possibles, lorsqu'ils étaient en situation régulière, c'est-à-dire mis à disposition par les départements. Comme ils avaient une faculté d'option pour le statut de fonctionnaires de l'État, les uns sont directement rémunérés à ce titre, les autres demeurent payés par les départements, auxquels l'État verse un remboursement dans le cadre de la dotation générale de décentralisation.

Il n'existe en principe plus de personnel employé irrégulièrement. Le décret du 5 juillet 1995 et un arrêté du 18 mars 1997 ont mis à la charge des greffes le personnel de secrétariat du président, ainsi que le personnel administratif nécessaire pour l'assister « dans l'établissement et l'application du règlement intérieur de la juridiction, dans l'organisation des rôles d'audiences et la répartition des juges, dans la préparation du budget et la gestion des crédits alloués à la juridiction ». En bref, le greffier est l'unique collaborateur du président.

L'arrêté du 18 mars 1997 a prévu le nombre des membres permanents des secrétaires des présidents, en fonction du nombre de juges du tribunal. C'est à partir de 25 juges que la présence d'au moins un agent permanent est obligatoire.

La Chancellerie a, par ailleurs, rappelé dans les circulaires de 1994 et 1995 relatives aux fonds de concours qu'une association de soutien aux juridictions consulaires ne pouvait fournir de prestations en espèce ou en nature (mise à disposition de personnel, notamment) à un tribunal de commerce. Enfin, une circulaire du 22 mars 1997 relative aux règles posées par le décret de 1995 exclut la présence de tout autre catégorie de personnel que les agents recrutés et rémunérés par le greffier, et les agents régulièrement en place au 1er janvier 1987.

Pourtant, comme en matière de fonds de concours, les résistances sont fortes dans certaines juridictions. C'est ainsi que, selon M. Christian Descheemaeker, « En revanche, on trouve également des situations dans lesquelles, aujourd'hui encore, le greffier ne paie personne : je peux citer le cas de Nanterre, tribunal de commerce particulièrement important, où sur cinq agents qui se trouvent à la présidence, deux sont en situation régulière dans la mesure où ce sont des agents du département qui étaient là au 1er janvier 1987 et dont le traitement est remboursé par l'État ; deux sont des agents qui n'étaient pas là le 1er janvier 1987, dont le traitement n'est pas remboursé par l'État et qui sont donc un cadeau du conseil général au tribunal de commerce, tandis que le cinquième est rémunéré par la chambre de commerce, ce qui porte à trois le nombre d'agents en situation irrégulière ; quant au greffier, il ne paie personne ! »

M. Philippe Lemaire a noté que la règle d'exclusivité du greffier « est parfois mal vécue dans les tribunaux de commerce, pour une mauvaise et pour une bonne raison. La mauvaise raison est que la disparition de secrétariats parfois pléthoriques a mis fin à certaines confusions et a obligé à une indispensable transparence dans le traitement des affaires. La bonne raison est que certaines juridictions se sont vu priver de collaborateurs de grand talent qui assuraient un réel travail juridique. »

Les efforts du ministère ont été à ce point mobilisés sur ce sujet que deux dossiers n'ont jusqu'ici pas abouti : ceux de la mise à disposition des tribunaux de commerce, d'une part d'assistants de justice (actuellement impossible), d'autre part d'avocats stagiaires qui pourraient être chargés d'aider les juges dans leurs fonctions. Le premier cas, tout au moins, renvoie une nouvelle fois à l'insuffisance de moyens budgétaires.

Il en résulte que la charge des seuls agents professionnels exerçant dans les tribunaux de commerce est supportée par les justiciables.



© Assemblée nationale

() Droit des affaires, tome 2 - Entreprises en difficulté - Redressement judiciaire - Faillite, 6è édition, page 4.

() Le mandat ad hoc est issu d'une pratique prétorienne instaurée en 1982 par le président du tribunal de commerce de Paris, M. Carcassonne.

() Article 53 jusqu'en 1997.

() Article 54 « Tribunaux de commerce - fonctionnement »