RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME III
Comptes-rendus d'enquête sur le terrain

TRIBUNAL DE COMMERCE D'AUXERRE
(PARTIE 1)

sommaire des auditions relatives aux déplacements effectués par la commission

_ Audition de M. Bernard BROCHOT, Président du tribunal de commerce d'Auxerre assisté de M. Philippe DECOURCELLE et de Mme Françoise BERNOT, greffiers, de M. Dominique LEVEQUE, président du tribunal de commerce de Créteil, délégué par la Conférence générale des tribunaux de commerce (17 mars 1998 à Auxerre)

_ Audition de MM. Jacky BOUCHÉ, Roland GOLLOT, Marc HEMBISE, Jean-Jacques REVILLON et Michel YOT, juges consulaires assistés de M. Dominique LEVEQUE, délégué par la Conférence générale des tribunaux de commerce en présence de M. Bernard BROCHOT, président (17 mars 1998 à Auxerre)

Audition de M. Bernard BROCHOT, président du tribunal de commerce d'Auxerre
assisté de M. Philippe DECOURCELLE et de Mme Françoise BERNOT, greffiers,
de M. Dominique LEVEQUE, président du tribunal de commerce de Créteil, délégué par la Conférence générale des tribunaux de commerce, en présence de M. Bernard BROCHOT, Président.

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 mars 1998 à Auxerre)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M.  Brochot est introduit.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. Brochot prête serment.

M. le Rapporteur : Monsieur le président, nous souhaitons d'abord vous interroger sur la façon dont les juges consulaires sont recrutés et renouvelés à Auxerre. Vous êtes le plus ancien dans la compétence et dans le grade. Vous présidez donc tout naturellement un tribunal qui a su se renouveler. Plusieurs juges viennent d'arriver, dont le dernier, en bas de la hiérarchie, siégera cette année pour la première fois après l'audience solennelle. Comment recrutez-vous les juges, puisqu'il semble que vous les recrutiez directement ? N'est-ce pas, finalement, une sorte de cooptation, plutôt qu'une élection ?

M. Bernard BROCHOT : Monsieur le député, depuis que je siège moi-même au tribunal, le recrutement des juges s'effectue, en principe, par famille professionnelle. Nous consultons les syndicats professionnels, les petites et moyennes entreprises, les chambres de commerce, pour sélectionner des juges dont on pense qu'ils auront la compétence suffisante pour appartenir à un tribunal de commerce. Nous leur disons à quoi ils doivent s'attendre. Souvent, des chefs d'entreprise qui auraient la compétence pour devenir juges n'ont pas le temps nécessaire pour le faire.

M. le Rapporteur : Il n'y a donc pas beaucoup de candidats pour la fonction.

M. Bernard BROCHOT : Il n'y a pas affluence de candidatures. Il m'est arrivé, mais très rarement, de recevoir des candidatures fantaisistes qui n'aboutissent pas, car ce seraient des « boulets » pour le tribunal de commerce. Avant qu'un juge ne soit élu, on le met en face de ses responsabilités. Les juges en fonction, dont moi-même en tant que président, comptons beaucoup sur leur soutien et leurs capacités. C'est pourquoi nous essayons de les sélectionner dans diverses familles professionnelles.

M. Jacky DARNE : Il y a donc un candidat et un élu ?

M. Bernard BROCHOT : Pas forcément.

M. Jacky DARNE : Est-il arrivé qu'il y ait eu plusieurs candidats ?

M. Bernard BROCHOT : C'est arrivé il y a quelques années. Cette année, il y a eu deux candidats pour un poste. Périodiquement, tous les deux à trois ans, on a un supplément de candidatures.

M. Jacky DARNE : En réalité, le tissu économique conduit beaucoup plus à une cooptation à partir de votre propre analyse des personnes compétentes qu'à un système réellement électif ?

M. Bernard BROCHOT : Il n'y a pas de candidatures spontanées à la fonction de juge. Cela ressemble plutôt à un soutien de candidatures.

M. Jacky DARNE : Cela pose donc une difficulté majeure pour le fonctionnement d'un tribunal.

M. Bernard BROCHOT : Non car, normalement, les gens que nous sélectionnons sont compétents.

M. Jacky DARNE : Vous dites que vous veillez à leur compétence, mais quelle formation ont suivie les juges actuellement en place depuis leur nomination ? Quel est le système de formation professionnelle ? Comment faites-vous en sorte qu'ils puissent suivre l'évolution de la législation ?

M. Bernard BROCHOT : Les nouveaux juges vivent d'abord une période d'observation pour leur permettre de se familiariser avec le fonctionnement du tribunal. Ils possèdent déjà des qualités professionnelles, voire des compétences en matière de droit, comme le dernier candidat.

M. Jacky DARNE : Quelle est sa formation en matière juridique ?

M. Bernard BROCHOT : Il est titulaire de l'ancienne licence qui correspond aujourd'hui à la maîtrise. D'autres, qui ont quitté le tribunal, étaient également licenciés en droit. Les juges ont une connaissance approfondie, acquise dans leur milieu professionnel, où ils exercent déjà des fonctions dans le cadre d'une activité syndicale, en tant qu'administrateurs ou autres.

De plus, certains juges qui peuvent se rendre disponibles ou qui le souhaitent, participent à des séances de formation. Plusieurs sont allés au centre de Reims, où la Conférence générale des tribunaux de commerce organise des stages de formation. Dès que j'en ai connaissance, j'adresse copie de l'avis aux juges. Certains y participent, notamment parmi les nouveaux.

M. Jacky DARNE : L'année dernière, combien de journées de formation ont été suivies par les six juges, le président de la chambre et vous-même ?

M. Bernard BROCHOT : Il faudrait le leur demander. Plusieurs d'entre eux y sont allés, mais je n'ai plus en tête le nombre de jours précis.

M. le Rapporteur : Quelle est la profession ou l'activité de chaque juge, en commençant par vous-même, monsieur le président ?

M. Bernard BROCHOT : Je dirigeais une entreprise de boulangerie-pâtisserie, après avoir fait des études secondaires.

M. Chevrier est directeur d'un grand hôtel Mercure à Auxerre.

M. Gollot, vice-président du tribunal, était directeur d'une entreprise de pétrole et chauffage central. Par la suite, il a quitté cette entreprise pour se mettre à son compte comme pétrolier. Il vient de prendre sa retraite à la fin de l'année dernière.

M. Jupin est entrepreneur de maçonnerie et maire de Vincelles, une commune située à dix kilomètres au sud d'Auxerre.

M. le Rapporteur : Il exerce des fonctions politiques. S'agit-il d'une commune importante ?

M. Bernard BROCHOT : Non, elle compte entre 600 et 700 habitants. Il appartient au syndicat des entrepreneurs. C'est à ce titre que nous l'avons recruté et non pas comme maire.

M. Hembise était secrétaire général du syndicat du bâtiment. M. Courtois est grossiste en boissons, vins et spiritueux. Il possède une très grosse entreprise couvrant une partie du département et au-delà.

M. Jacky DARNE : Il est donc commerçant.

M. Bernard BROCHOT : M. Yot est entrepreneur de peinture à Tonnerre. Son recrutement nous a été proposé par la Fédération départementale du bâtiment.

M. Bouché est assureur. Après avoir été directeur d'une agence du Crédit mutuel, à Auxerre, il a ouvert un cabinet d'assurance au nom de la société Le Continent.

M. Révillon est agent immobilier. Il est licencié en droit et il a exercé de nombreuses fonctions d'administrateur dans des associations de la Puisaye.

M. Jacky DARNE : Lui et le précédent ont une formation juridique. Les autres ont une formation...

M. Bernard BROCHOT : ...sur le tas, dans le cadre de leur profession et par leur volonté de mieux faire.

M. Jacky DARNE : Je crois comprendre qu'un grand nombre ont été choisis en relation avec les organisations patronales. Ils représentent des organisations professionnelles qui ont proposé leurs noms.

M. Bernard BROCHOT : Souvent. Elles sont consultées sur les candidats susceptibles d'exercer cette fonction parmi les membres de leurs fédérations qui accepteraient d'accéder à la fonction de juge au tribunal de commerce et d'y consacrer leur temps.

M. le Rapporteur : S'agissant des moyens du tribunal, avez-vous toujours eu une secrétaire financée par le conseil général ? Vous nous expliquerez au passage comment le ministère de la justice rembourse le conseil général, car c'est un mécanisme compliqué aux yeux des parlementaires. A quel moment avez-vous jugé nécessaire d'avoir une secrétaire ?

M. Bernard BROCHOT : Cela date de bien longtemps, c'est-à-dire de mon arrivée au tribunal. J'en ai alors fait la demande, en collaboration étroite avec les autres tribunaux de commerce. En effet, le tribunal de commerce d'Auxerre a appartenu dès l'origine à la Conférence générale des tribunaux de commerce de France. À l'époque, j'avais trente-cinq ans de moins, j'étais très dynamique et j'ai étudié toutes les possibilités de nature à aider le tribunal de commerce. Sur ma demande, ou plutôt sur celle du tribunal, mais c'est moi qui me suis occupé du dossier - Mme Bernot doit s'en souvenir, puisqu'elle était déjà greffière -, nous avons eu une personne à mi-temps. Nous en avons eu une autre, payée par le greffe. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, lorsqu'elle a pris sa retraite, j'ai demandé au conseil général que les deux mi-temps soient transformés en un emploi à temps plein, pris en charge par le conseil général et, certainement, par la Chancellerie. Pour ma part, j'ai surtout affaire à la préfecture et au conseil général. J'ai donc demandé une secrétaire à temps complet pour le président. Celle-ci se charge de mon courrier, assure la frappe des jugements de procédure collective et de liquidation. Bref, elle s'occupe du fonctionnement du tribunal.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas le greffe qui tape les jugements ?

M. Bernard BROCHOT : Non, c'est la secrétaire du tribunal. Mme Girard, la secrétaire du greffe, tape aussi des jugements ; Mme Caretta s'occupe des procédures collectives. Tous les jugements rendus en audience publique sont tapés par la secrétaire du greffe.

M. Jacky DARNE : Quatre personnes sont rémunérées par le greffe, une par le conseil général, votre secrétaire. Dans la vie courante, qui gère l'ensemble du personnel ? Concrètement, qui s'occupe des ordres de départ en congé, de la répartition des tâches ?

M. Bernard BROCHOT : Nous travaillons en étroite collaboration avec le greffe, qui me tient informé du fonctionnement du personnel. Ce n'est pas moi qui gère les vacances du personnel, les jours de repos, etc.

M. Jacky DARNE : Votre secrétaire est-elle incluse dans l'équipe du greffe ?

M. Bernard BROCHOT : Ils s'arrangent. Quand la secrétaire du tribunal est en congé, la secrétaire du greffe assure le fonctionnement du service du président. C'est une question interne au personnel dont je n'ai pas la gestion. Je m'occupe simplement du salaire de ma secrétaire, parce que la préfecture m'envoie un bordereau avec le nombre d'heures, que je signe.

M. Jacky DARNE : A-t-on une vue générale de l'ensemble des coûts d'activité, c'est-à-dire des salaires de votre secrétaire et de celles du greffe ? Le budget du tribunal inclut-il le greffe ?

M. Bernard BROCHOT : Pas du tout !

M. Jacky DARNE : Précisément, il y a forcément des budgets différents. Les quatre personnes du greffe sont payées par le greffe. La secrétaire est payée par le conseil général. Son salaire n'est pas inclus dans le budget du tribunal ?

M. Bernard BROCHOT : Non.

M. Jacky DARNE : Par conséquent, du point de vue juridique, le budget du personnel ne représente qu'une partie de l'outil de travail présent ici. Pour avoir une vue générale, il faudrait procéder à une sorte de consolidation de ces différentes dépenses.

M. Philippe DECOURCELLE : On pourrait même ajouter le temps passé par les greffiers à satisfaire aux demandes de leur président.

M. Jacky DARNE : A qui appartiennent les murs ?

M. Bernard BROCHOT : La construction a été réalisée par le conseil général. Le bâtiment est celui de l'ancienne chambre de commerce.

M. Jacky DARNE : C'est le conseil général qui en est propriétaire ?

M. Bernard BROCHOT : Oui.

M. Jacky DARNE : Il est mis à disposition gratuitement ?

M. Bernard BROCHOT : Oui, apparemment.

M. le Rapporteur : Le greffe paie-t-il un loyer au tribunal ?

Mme Françoise BERNOT : Non, mais le greffe intervient dans le règlement de factures EDF et autres.

M. le Rapporteur : Donc le greffe paie le chauffage et l'électricité ?

M. Bernard BROCHOT : Il y a une partie tribunal et une partie greffe.

M. le Rapporteur : C'est du grand bricolage !

M. Jacky DARNE : Si on ne consolide pas, on ne comprend pas.

M. Bernard BROCHOT : Nous sommes même en rapport avec le conseil de prud'hommes pour les locaux communs tels que la salle d'audience.

M. Jacky DARNE : Les relations entre le conseil général, le greffe, le tribunal et le conseil des prud'hommes sont-elles formalisées par écrit ? Est-on capable de dire ce qui est facturé par les uns et par les autres ?

M. Bernard BROCHOT : Oui.

M. Jacky DARNE : Par exemple, pour l'électricité, quelle est la règle ?

M. Bernard BROCHOT : Dans notre présentation des comptes, nous n'envoyons au conseil général que les factures concernant le tribunal.

M. Jacky DARNE : Comment les établissez-vous ? Combien y a-t-il de compteurs ?

M. Bernard BROCHOT : Dans certains cas, c'est au pourcentage, dans d'autres, nous facturons, parce que nous avons les moyens de le faire.

M. Jacky DARNE : Du point de vue de la transparence, cette méthode vous convient-elle ?

M. Bernard BROCHOT : Nous n'avons jamais rencontré de difficulté avec le conseil des prud'hommes pour la salle d'audience.

M. Jacky DARNE : Avec votre greffe non plus ?

M. Bernard BROCHOT : Non plus. Au bout de trente-cinq ans, si j'avais eu des problèmes avec le greffe...

M. Jacky DARNE : Pourquoi le greffe met-il à votre disposition quatre personnes ? Pourquoi pas six et pourquoi pas deux ?

M. Bernard BROCHOT : Je l'ignore.

M. Jacky DARNE : Quelle est l'origine des contreparties quand le greffe met du personnel à disposition d'un tribunal ?

M. Dominique LEVEQUE : On ne peut pas dire que le greffe mette quatre personnes à la disposition du tribunal. Le greffe a une fonction, définie par les textes, de gestion du registre du commerce et d'assistance au sein du tribunal. C'est un office privé. En ce sens, le greffe peut avoir trois ou trente personnes, s'il le souhaite. Si le greffe mettait une secrétaire à la disposition du président, comme cela est prévu par le décret du 5 juillet 1995, pour les tribunaux de plus de vingt-cinq juges, on pourrait dire que le greffier met à disposition du tribunal. En l'espèce, le greffe gère son office.

M. le Rapporteur : Cela, c'est le droit, mais nous avons compris tout à l'heure qu'il y avait un degré d'arrangement entre le greffe et le fonctionnement du tribunal, ce qui n'est pas condamnable. Le greffe semble assumer une part légèrement supérieure des charges du tribunal à celle prévue par le droit. Nous sommes-nous trompés ?

M. Bernard BROCHOT : Je n'ai de relations qu'avec ma secrétaire principale et la secrétaire de l'accueil qui prend les rendez-vous.

Mme Françoise BERNOT : Quand la secrétaire du tribunal est indisponible pour des raisons familiales, bien entendu, nous pallions son absence. Si M. le président a besoin d'une secrétaire pour dactylographier une lettre, si l'une n'est pas là, il faut absolument qu'une autre le fasse.

M. Bernard BROCHOT : Je suis tous les jours au tribunal à partir de 17 heures. Je vois le greffier pour discuter de certaines affaires ou je l'appelle parce que je reçois des personnes et que j'ai besoin de son conseil. Le soir, j'ai l'avantage que la secrétaire du greffe, Mme Girard, ne regarde pas son temps. Elle est toujours disponible. Elle n'hésite pas à s'en aller vers 19 heures ou même plus tard. Ma secrétaire partant à 18 heures, la secrétaire du greffe tape mon courrier.

M. Jacky DARNE : Je vous propose que nous passions à vos relations avec les juges et des tiers extérieurs.

Vous avez dit que les juges avaient une certaine origine professionnelle qui vous permettait de couvrir un certain champ de compétence. Cela signifie-t-il que les affaires sont attribuées aux différents juges en fonction de leur origine professionnelle ?

M. Bernard BROCHOT : Pas toujours. J'ai indiqué tout à l'heure que sur ma suggestion, le tribunal désignait les juges-commissaires que je pensais être les plus compétents et disposer du plus de temps possible pour s'occuper d'une affaire. Il est évident que lorsqu'il s'agit d'une procédure collective mettant en cause cent ou cent cinquante emplois, comme nous en avons connues, si je l'attribue à un dirigeant qui est déjà très pris par son entreprise, il risque de n'avoir pas le temps de s'en occuper. Ce ne serait pas lui rendre service que de lui donner une affaire très importante, qui nécessite un travail constant au tribunal, pour rencontrer les administrateurs et suivre l'évolution de l'affaire.

M. Jacky DARNE : S'il n'a pas le temps, vous ne confiez pas le dossier au juge-commissaire qui est du métier, mais s'il a le temps ou s'il s'agit d'une petite affaire, vous essayez de faire coïncider l'activité du juge avec la nature de l'affaire ?

M. Bernard BROCHOT : Si j'ai, par exemple, une affaire relative au bâtiment, je préfère que des juges compétents s'en chargent, parce qu'ils savent lire entre les lignes, ils savent à quoi ils ont affaire et ils sont donc à même de la gérer au mieux avec l'administrateur. Pour ma part, par exemple, je suis spécialisé dans l'alimentaire.

M. Jacky DARNE : Votre affaire était-elle une SARL ? Vous n'étiez pas artisan ?

M. Bernard BROCHOT : J'étais artisan-commerçant. J'avais une entreprise de douze employés.

M. Jacky DARNE : Le fait de choisir quelqu'un de la profession, dans une ville comme Auxerre, de taille importante mais où on se connaît facilement, offre-t-il une garantie d'indépendance suffisante pour les juges qui ont à gérer ces affaires ? Vous qui êtes boulanger-pâtissier, pensez-vous pouvoir intervenir en toute indépendance dans des affaires de boulangeries-pâtisseries concernant des personnes d'Auxerre ?

M. Bernard BROCHOT : Oui, absolument. D'autant que je suis président du Syndicat de la boulangerie. Je connais donc les boulangers. Même si j'ai affaire à un boulanger qui n'est pas adhérent du syndicat, je fais tout pour qu'il sente bien que le président du syndicat a laissé sa casquette à l'entrée et s'occupe strictement de l'affaire. J'ai plaisir à rendre service à des professionnels qui n'appartiennent pas à mon groupement.

Il faut penser à tout. Quelqu'un qui, comme moi, est président du tribunal depuis trente-cinq ans reçoit des sollicitations de toutes parts, fait l'objet de provocations, voire de menaces. On essaie de vous acheter en vous proposant toutes sortes de choses, y compris des billets d'avion pour aller à l'étranger. Cela est courant dans un tribunal de commerce de province. Quand je vais à la Conférence des tribunaux de commerce, à Paris, je dis à mes collègues juges parisiens qu'ils ont de la chance, car dès qu'ils quittent leurs bureaux, ils ne connaissent plus personne, tandis que dans une ville de province, il faut avoir un caractère de fer, il faut être bien trempé. Comme vous avez pignon sur rue, par une boutique ou par une entreprise, vous êtes très vulnérable...

M. Jacky DARNE : Justement, c'est bien ce que je pense.

M. Bernard BROCHOT : ..car des gens viennent vous solliciter chez vous. C'est pourquoi, après avoir été attaqué dans la presse dans l'affaire Clémendot, je n'ai pas hésité à répondre dans la presse dans les mêmes conditions. Quand on a son honnêteté, on est fort !

M. le Rapporteur : Vous faites allusion au droit de réponse que vous avez exercé dans le journal L'Yonne républicaine, et dans lequel vous écrivez : « Que l'on sache bien que je n'ai jamais cédé dans le passé aux pressions, interventions malhonnêtes, à l'influence, mesures de chantage, tentatives de corruption et menaces ». C'est cela, la vie quotidienne du président d'un tribunal de commerce ?

M. Bernard BROCHOT : Oui, monsieur le député.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous. La commission d'enquête a besoin de savoir.

M. Bernard BROCHOT : En ce qui me concerne, en tant que président depuis 1971, soit plus de trente-cinq ans d'activité, je vous le disais il y a quelques instants, j'ai reçu des menaces - monsieur le procureur pourrait d'ailleurs vous en parler - de la part de gens qui posaient des balles de chasse sur mon bureau en disant : « Vous savez ce que cela veut dire ». Je me suis fait agresser verbalement sur des stands de foire, même à Dijon. J'ai reçu des propositions malhonnêtes de voyages en avion pour les îles Baléares.

M. le Rapporteur : De la part de justiciables, d'avocats ?

M. Bernard BROCHOT : Surtout pas de la part d'avocats !

M. le Rapporteur : Pas de gens de robe !

M. Bernard BROCHOT : Non, monsieur le député, par des justiciables. Je citerai l'affaire Bourson qui a défrayé la chronique. Il est même allé provoquer le ministre de la justice de l'époque, M. Henri Nallet, à Chablis. Des menaces, j'en ai reçu.

Je ne vous cache pas non plus que le président du tribunal de commerce est forcément en rapport avec les hommes politiques, quels qu'ils soient. Je respecte la politique, dès lors qu'on ne me demande pas de favoriser telle ou telle partie à une affaire. J'ai eu des rapports avec M. Henri Nallet pour sauver des entreprises à Tonnerre, et nous avons travaillé honnêtement. J'ai eu des rapports directs avec M. Jean-Pierre Soisson pour sauver Guillet et pour sauver Nicolas. En principe, je n'étais jamais seul. Je me faisais toujours accompagner ou assister d'un juge ou d'un greffier, de façon à ce que l'on ne puisse pas dire, par la suite, que le président a cédé.

À propos de l'affaire Clémendot, j'ai reçu des coups de téléphone. On est allé rechercher des connaissances que j'avais depuis dix ans. On m'a téléphoné à dix heures du soir à mon domicile. Je suis très accessible. Je suis un homme public, j'aime la société, mais je reste dans la légalité.

Monsieur le député, il me reste deux ans de fonctions. Ce n'est pas à mon âge que je vais tomber dans une quelconque compromission. Je regarde les gens dans la rue comme je dois les regarder. M. Jean-Pierre Soisson est intervenu à plusieurs reprises en tant que maire. Dès lors que je pouvais intervenir pour la défense d'une entreprise, en priorité pour l'emploi, j'ai toujours _uvré avec les hommes politiques, quels qu'ils soient, de gauche comme de droite.

M. le Rapporteur : Quand vous parlez de chantage et de tentatives de corruption, faites-vous allusion aux hommes politiques ?

M. Bernard BROCHOT : Non, à des justiciables !

M. le Rapporteur : Dans votre droit de réponse, vous ajoutez : « Je n'ai jamais cédé dans le passé aux pressions, interventions malhonnêtes, tentatives de chantage, et pas plus pour l'avenir ». Vous semblez dire que cela va continuer.

M. Bernard BROCHOT : Les tentatives de pression continueront. Quand quelqu'un entre dans ma boutique avec quatre faisans en disant : « Je vous les apporte, parce que j'ai une affaire », je lui réponds : « Non seulement ils auraient mauvais goût, mais de toute façon, je n'accepte rien ». Mon épouse subit des contraintes, notamment par téléphone. Quand on lui dit : « Il faut que je vienne avec un revolver pour obtenir satisfaction du président », cela fait drôle. Un jour, une secrétaire m'a apporté des billets d'avion pour partir huit jours aux îles Baléares. Cela existait il y a dix ans. Je pourrais citer des noms.

Les pressions sont téléphoniques ou écrites. J'ai reçu des lettres de menace. Je crois même en avoir quelques-unes dans mon coffre. J'ai dit à ma femme : « s'il m'arrive quelque chose un jour, tu pourras les sortir ». On m'a dit : « On aura ta peau ». J'ai même reçu, à dix heures du soir, un coup de téléphone d'un justiciable qui me disait : « Vous allez voir, cela ne va pas se passer comme cela. Je connais très bien M. François Mitterrand ». Je lui ai répondu : « J'ai beaucoup de respect pour le président de la République, que j'ai d'ailleurs rencontré, mais je serais surpris qu'il ait du temps à passer pour un petit tribunal de province comme Auxerre. Je suis à la disposition de M. Mitterrand s'il veut me demander des précisions ».

Monsieur le député, j'ai toujours eu une vie claire. Si on trouve des reproches à me faire, que l'on vienne me le dire. Je n'ai jamais cédé à rien. En revanche, si je peux rendre service à quelqu'un, quel qu'il soit, je le fais, par toutes suggestions que je peux apporter. Quand on vient me trouver à 17 heures, je reçois tout le monde. Les greffiers peuvent en témoigner.

M. le Rapporteur : Mais accompagné !

M. Bernard BROCHOT : J'écoute les gens. Je leur dis, par exemple : « Dans cette affaire, vous pouvez faire une requête auprès du président ». Si le dossier est compliqué, je leur suggère de consulter un avocat. On me demande même des noms d'avocats. Je réponds qu'il m'est difficile d'en conseiller un. Je les invite à faire leur choix. Nous connaissons les avocats : certains sont dynamiques, défendent bien leurs dossiers, d'autres sont plus lents, font traîner. Quand il s'agit d'affaires importantes, où il y a vraiment à défendre l'emploi, je dis : « Adressez-vous à tel ou tel avocat, je ne peux pas vous conseiller. Votre affaire est défendable, elle peut être prise en main par un avocat ». Sinon je dis : « Je suis obligé de vous remettre les formulaires de déclaration de cessation des paiements. Prenez rendez-vous pour effectuer votre dépôt de bilan, car ce n'est plus le président du tribunal qu'il faut voir, ce sont les pompiers ».

M. Jacky DARNE : Vous affirmez résister aux pressions. Dont acte. Mais en même temps, vous expliquez que les pressions existent. Différents juges ou juges-commissaires exercent dans votre tribunal, dont chacun est soumis à des pressions.

M. Bernard BROCHOT : Oui, je suppose que les juges en sont également victimes.

M. Jacky DARNE : Chacun a ses relations professionnelles, ses clients, ses fournisseurs, ses concurrents, etc.

M. Bernard BROCHOT : Même les administrateurs.

M. Jacky DARNE : Nous y reviendrons tout à l'heure. Ils évoluent dans un environnement qui les fragilise dans leurs décisions. Comment pouvez-vous être assuré, alors que le juge-commissaire a un poids considérable, que les décisions qu'ils prennent, pour choisir un repreneur, pour telle ou telle chose, le sont en toute indépendance et que chaque juge possède votre force de caractère ?

M. Bernard BROCHOT : C'est communicatif. On suit le président, comme le maire dans une commune. Si le président suit une voie droite, les juges le savent. De toute façon, nous communiquons entre nous. J'interviens auprès des administrateurs pour savoir où en est une affaire. Si je sens que quelque chose ne va pas très bien, je m'en explique avec le juge-commissaire.

M. Jacky DARNE : Vous est-il arrivé de dessaisir un juge-commissaire d'une affaire ?

M. Bernard BROCHOT : Non, ou sur sa demande, parce qu'il estimait ne pas pouvoir continuer. Je n'ai jamais dessaisi un juge de mon tribunal. Au contraire, je les défends. On en revient à la moralité des juges. Je pense que les autres sont comme moi. Je pense qu'ils auront l'honnêteté de ne pas tomber dans un piège. Ce qui m'arrive, je l'explique. Je suis le plus ancien du tribunal. J'ai pratiqué tous les juges depuis leur arrivée. Je les mets en garde contre les interventions dont ils peuvent faire l'objet.

Dernièrement, le tribunal n'a pas suivi M. Gollot dans une affaire. Celui-ci a reconnu n'avoir pas suffisamment motivé son ordonnance. Il a eu l'honnêteté de me le dire. En me raccompagnant chez moi, il m'a dit : « Oui, j'ai commis une erreur, j'aurais dû motiver ». On s'en explique entre nous.

M. Jacky DARNE : Passons aux tiers, c'est-à-dire aux mandataires-administrateurs ou liquidateurs, qui traitent un nombre de dossiers considérable. Ils peuvent également être soumis à de multiples sollicitations ou pressions.

M. Bernard BROCHOT : Certainement.

M. Jacky DARNE : Or ils sont peu nombreux, puisque, selon les indications que vous nous avez fournies, vous faites appel à deux mandataires-administrateurs et à deux mandataires-liquidateurs.

M. Bernard BROCHOT : Il n'y a pas d'autres volontaires.

M. Jacky DARNE : Quelles sont vos relations avec les mandataires ? Comment vous assurez-vous de leur efficacité, de leurs performances dans les différents dossiers et de leur façon de traiter les affaires ? Quelles relations ont-ils avec les juges-commissaires ?

M. Bernard BROCHOT : C'est également une question de confiance. Je travaille avec des administrateurs. L'administrateur actuel est Maître Ségard. Il est de Nanterre et a ouvert une antenne à Auxerre. Il me donne entière satisfaction, parce que c'est quelqu'un avec qui je discute. C'est mon style. Ces gens-là savent aussi que je ne leur pardonnerai pas le moindre faux pas.

Nous avons eu, avec Sauvan et Goulletquer, des affaires qui ont défrayé la chronique. Ils ont été incarcérés. Après mon arrivée au tribunal, Maître Richard Nicolas a cédé sa place à M. Guillot, lequel est parti à son tour, de sorte que nous n'avons plus eu que Sauvan et Goulletquer. Nous avons travaillé avec eux pendant des années. J'ai parfois été obligé de remettre de l'ordre. Dans une importante affaire mettant en jeu le Crédit agricole d'Auxerre, ils s'étaient permis d'insulter le directeur. Chacun a le droit à la présomption d'innocence et chacun a le droit de se défendre.

Nous travaillons en collaboration directe avec les administrateurs. On se parle un langage direct, on se voit. En cas d'affaire importante, je convoque l'administrateur. Nous discutons de son rapport avant qu'il soit soumis au tribunal. Des administrateurs, y compris Maître Ségard, m'ont dit qu'on leur avait fait, une fois ou deux, des propositions. Ils savent très bien que si le président que je suis s'en apercevait, ils n'auraient aucune chance de s'en sortir. C'est moi qui ai « viré » - pardonnez-moi le mot - Sauvan et Goulletquer du tribunal d'Auxerre.

M. le Rapporteur : Il y a combien de temps ?

M. Bernard BROCHOT : Je les ai « virés » en 1991, parce que, dans l'affaire Auto-Comptoirs, une très grosse entreprise en difficulté, ils étaient venus me relancer jusque chez moi, jusque dans l'ascenseur, jusque dans mon bureau avant l'audience, pour être nommés. Rien que pour cela, je ne les ai pas nommés. À l'occasion d'une affaire de restaurant relevant de ma juridiction, un avocat, car nous avons aussi d'excellents rapports avec tous les avocats - quand il y a un litige à résoudre avec le bâtonnier, on le règle - m'avait dit du bien d'un administrateur, le cabinet Ségard. Je n'ai eu qu'à m'en féliciter depuis.

M. Jacky DARNE : Estimez-vous que ces professionnels ont toujours le temps de s'occuper suffisamment des dossiers ? Par exemple, dans les chiffres que vous nous avez fournis, Maître Delibes, liquidateur, aurait aujourd'hui 626 affaires à gérer, dans l'ensemble du département et pas uniquement pour votre tribunal.

M. Bernard BROCHOT : Il y a trois tribunaux.

M. Jacky DARNE : Il n'empêche qu'il a 626 dossiers à gérer. Vous paraît-il raisonnable de gérer 626 affaires de liquidation ?

M. Bernard BROCHOT : Je trouve que c'est beaucoup trop, bien qu'il ait une capacité de travail énorme.

M. Jacky DARNE : Quel est son effectif de salariés ou de collaborateurs ?

M. Bernard BROCHOT : Il est seul en tant que liquidateur. Il est certain que les liquidateurs sont souvent trop débordés pour pouvoir recevoir les gens, et l'on m'envoie des réclamations.

M. Jacky DARNE : Six cent vingt six dossiers en cours en deux cent vingt jours, cela représente environ deux heures et demie par affaire.

M. Philippe DECOURCELLE : Il a au moins une secrétaire, mais pas de collaborateur.

M. Jacky DARNE : Pour répondre au courrier et prendre les rendez-vous.

M. Bernard BROCHOT : Je ne suis jamais allé dans son bureau.

M. le Rapporteur : Quand on voit le travail fait par Maître Ségard dans l'affaire Clémendot et que l'on sait que vous lui avez confié quelque quatre cents dossiers depuis 1991, on se demande pourquoi il existe un quasi monopole de deux administrateurs sur votre ressort. Vous dites vous-même que c'est beaucoup trop. Or, le rôle de l'administrateur est considérable, puisqu'il est le chef d'entreprise de secours qui peut contribuer au redressement. On le voit bien dans l'affaire dont nous allons parler, il joue le rôle d'arbitre et assure la continuité du fonctionnement de l'arbitrage judiciaire face aux différents protagonistes: créanciers, banquiers et candidats repreneurs. On mesure donc l'importance de ses missions par rapport au tribunal.

M. Bernard BROCHOT : C'est vrai, ils ont un rôle important et je constate que le cabinet Ségard fait un travail considérable.

Je me suis toujours étonné que des administrateurs de la région parisienne ne viennent pas exercer en province, alors qu'ils sont nombreux à Paris. J'ai essayé de nommer d'autres administrateurs, dont le cabinet Michel, mais il ne m'a pas donné entière satisfaction. Il travaille aussi à Sens et il continue d'y aller. Je ne le sentais pas très bien, d'abord parce qu'il n'avait pas d'antenne à Auxerre. Ce qui fait la force du cabinet Ségard, c'est qu'il a une antenne tenue par M. Ducatte, son collaborateur, avec au moins trois secrétaires qualifiées.

Je ne rencontre aucune difficulté avec le cabinet Ségard. Croyez-moi, il réalise un travail considérable pour « décortiquer » des affaires très importantes. Si je le demande, j'obtiens un rapport en quarante-huit heures. Je ne vois pas pourquoi j'en changerais. Cela dit, il est sûr qu'il a beaucoup de travail.

M. Jacky DARNE : J'ai l'impression qu'il existe des relations professionnelles entre eux, y compris par décision du tribunal. Dans l'affaire Guyon, l'administrateur est M. Ségard et le représentant des créanciers, est M. Bernard DELIBES. On aurait pu choisir quelqu'un d'autre en tant que représentant des créanciers.

M. Bernard BROCHOT : C'est une question de proximité.

M. Jacky DARNE : Les professionnels sont rares et vous renforcez leur présence déjà très forte.

M. Bernard BROCHOT : L'affaire Guyon était très importante. Nous avions trois repreneurs. Nous avons entendu le personnel qui n'était pas très favorable au repreneur que nous avons choisi, l'entreprise américaine Wilbit. Je suis toutes les affaires. Je peux même vous dire qu'après une affaire importante comme celle de l'ancienne filiale de Guillet, à Auxerre, qui fabrique des pièces d'automobiles, les présidents-directeurs généraux ou les directeurs nous invitent parfois à venir voir comment cela fonctionne.

La proximité est importante pour les salariés. Quand je nomme le cabinet Ségard, à Auxerre, les salariés de l'entreprise Guyon, à Monéteau, à quelques kilomètres, sont à sa porte. Si on nomme un administrateur trop éloigné, cela ne peut pas fonctionner. J'ai vu des salariés défiler et venir devant le tribunal avec un cercueil.

M. Jacky DARNE : Seriez-vous favorable à ce que d'autres professionnels soient admis comme administrateurs à Auxerre ?

M. Bernard BROCHOT : Nous avons connu une période, vers 1994, où nous aurions pu avoir recours à l'aide d'un autre administrateur, mais aujourd'hui, il y a beaucoup moins d'affaires.

M. Jacky DARNE : Dans l'affaire Guyon, les honoraires de M. Ségard ne sont pas négligeables. Ils dépassent 300 000 francs. Comment le juge-commissaire est-il intervenu pour apprécier si ce montant d'honoraires était convenable ou pas ?

M. Bernard BROCHOT : Les décomptes de taxations sont présentées au juge-commissaire, puis au président. De temps à autre, et notamment récemment, j'ai fait réduire la taxe, car je la trouvais exagérée.

Dans l'affaire Guyon, le travail a été considérable. En tant que président du tribunal, il ne m'est pas possible de prendre ma calculette et de vérifier le montant de la taxe. On l'apprécie en fonction de l'importance de l'affaire. Je puis vous dire que dans une affaire importante, je n'ai pas accepté les taxes. Dans une autre, je vais réduire la taxe pour un rapport d'expertise, car je la trouve exagérée. J'en ai parlé avec mon greffier en chef.

Récemment, nous avons eu un appel dans l'affaire Cico, un cabinet d'expertise comptable qui fait l'objet d'une liquidation très complexe et dans laquelle le tribunal avait fixé la taxation. La société comptable a fait opposition. Cela se pratique couramment. On en a parlé à propos de Clémendot, parce que c'était une grosse affaire, mais on en constate dans des ventes de cafés, de restaurants ou d'autres petits dossiers. L'administrateur judiciaire a fait appel de la décision relative à la taxe. Or la cour l'a confirmée la semaine dernière, de sorte que le tribunal de commerce ne s'est pas trouvé démenti dans sa fixation de la taxe.

M. le Rapporteur : Toutes considérations juridiques mises à part, considérez-vous qu'économiquement, le travail de Maître Ségard valait les 300 000 francs d'honoraires ?

M. Bernard BROCHOT : Je le crois, compte tenu de l'importance du travail réalisé. Il y avait trois repreneurs. Il a fallu monter les dossiers. Il s'est déplacé, a organisé des réunions de comité d'entreprise, des salariés. J'ai vu des taxations plus importantes que je n'ai pas acceptées.

M. Jacky DARNE : Avez-vous suivi l'affaire Guyon, directement ou indirectement ?

M. Bernard BROCHOT : Beaucoup moins. Récemment, j'ai suivi l'affaire Clémendot.

Dans cette affaire, je peux vous dire que nous connaissions bien M. Guyon. Le juge-commissaire et moi-même l'avons reçu. C'était un entrepreneur local. Malgré cela, nous ne lui avons pas donné son affaire. Pourtant, il pensait bien que le tribunal le choisirait. Nous n'avons pas mal choisi, puisque la société américaine Wilbit a apporté des capitaux en France et permis de sauver des emplois. Le propriétaire de la société, M. Guyon, a été maintenu comme directeur, et des embauches ont été réalisées depuis.

Lorsque Nicolas, une importante entreprise de matériel de Champs-sur-Yonne, a été reprise par une entreprise allemande, Scheuerle, j'ai reçu les salariés, dont certains appartiennent au conseil de prud'hommes.

M. Jacky DARNE : Dans l'affaire Guyon, en revanche, je n'ai pas l'impression, à la lecture du dossier, que les salariés aient beaucoup participé.

M. Bernard BROCHOT : Les trois repreneurs ont réuni les salariés et ont organisé des votes. Ceux-ci n'étaient pas favorables à la société que nous avons maintenue. Aujourd'hui cette société réembauche, dispose de capitaux et fonctionne bien.

Ce qui nous intéresse, c'est qu'une affaire tourne dans notre région. Le point sur lequel nous nous interrogeons le plus et qui peut faire pencher la balance, c'est que nous demandons aux repreneurs de s'engager à maintenir l'entreprise sur le site et de ne pas la délocaliser en Allemagne, en Amérique ou en Angleterre.

M. Jacky DARNE : Avec une centaine de salariés, l'affaire Guyon était relativement importante pour une ville comme Auxerre. Un droit d'alerte avait-il été exercé auparavant ou aviez-vous eu l'occasion de recevoir les dirigeants pour parler avec eux des difficultés potentielles ? Un de nos soucis est le rôle de prévention assurée par le président d'un tribunal de commerce. Comment concevez-vous cette mission ?

M. Bernard BROCHOT : Quand l'affaire a démarré, il y a quelques années, M. Guyon est venu nous rendre visite. Il a déposé son bilan, n'ayant pas d'autres possibilité, avec un passif qui atteignait peut-être 20 millions de francs.

M. Jacky DARNE : C'était en 1995, donc au moment du dépôt de bilan. Il n'y avait pas eu de procédure antérieure de prévention ?

M. Bernard BROCHOT : Apparemment, non. Je ne me souviens pas qu'il y ait eu un mandataire ad hoc. Il est venu nous voir, a déposé son bilan. La période d'observation a suivi. Il y avait un problème familial, puisqu'il était divorcé. Son épouse réclamait beaucoup d'argent, car ils étaient en société et elle détenait 49 % des actions.

M. Jacky DARNE : Vous convenez qu'une telle entreprise est relativement importante pour Auxerre. Vous m'indiquez qu'elle accusait un passif relativement élevé. J'imagine que dans un tel milieu, on doit avoir connaissance des difficultés d'une entreprise. Ne relèverait-il pas de votre responsabilité d'exercer votre fonction de prévention sans attendre un dépôt de bilan ou une reprise éventuelle ?

M. Bernard BROCHOT : Nous nous sommes entretenus de cette affaire avant. Le connaissant, nous l'avons reçu. Je crois que l'on ne pouvait pas éviter le dépôt de bilan.

M. Jacky DARNE : Peut-être s'y est-on pris un peu tard ? Selon les statistiques que vous nous avez communiquées, le nombre d'audiences de prévention est relativement réduit.

M. Bernard BROCHOT : Oui.

M. Jacky DARNE : Neuf mandataires ad hoc et trois.... 

M. Dominique LEVEQUE : Cela n'est pas le nombre d'audiences de prévention. Trois correspond au nombre de désignations de conciliateurs, donc d'ouvertures de règlements amiables. Neuf ou dix est le nombre de désignations de mandataires ad hoc et soixante-quinze ou quatre-vingt est le nombre d'entretiens annuels.

M. Jacky DARNE : Combien de fois avez-vous exercé votre droit d'alerte, en tant que tel ?

M. Bernard BROCHOT : Je ne me souviens pas du nombre. Quand on nous signale une affaire, le procureur de la République est également saisi, et nous communiquons. Il l'est très souvent par les salariés, qui me demandent d'intervenir.

M. Jacky DARNE : Les commissaires aux comptes vous saisissent-ils de temps en temps ?

M. Bernard BROCHOT : Parfois. Ce sont eux qui déclenchent la désignation d'un mandataire ad hoc. Il est fréquent qu'un commissaire aux comptes vienne nous demander d'enregistrer qu'une entreprise rencontre des difficultés. Je suggère d'ailleurs qu'ils accompagnent leurs clients dans les entretiens que ceux-ci peuvent avoir avec moi. Cela se pratique de plus en plus, alors qu'auparavant, cela ne se faisait pas du tout. Nous avons connu un affaire très importante dans laquelle les commissaires aux comptes n'étaient pas intervenus.

M. le Rapporteur : Monsieur le président, j'en viens maintenant à l'affaire Clémendot qui défraie la chronique locale. C'est d'ailleurs une des raisons pour laquelle Auxerre a été choisi par la commission.

M. Bernard BROCHOT : C'est la première fois en trente-cinq ans que je réponds dans la presse.

M. le Rapporteur : Votre réponse était si vive qu'il était nécessaire que nous nous rencontrions.

M. Bernard BROCHOT : C'est mon caractère, monsieur le député.

M. le Rapporteur : Il est trempé et on ne peut pas vous en faire le reproche.

M. Bernard BROCHOT : Je n'ai pas accepté que l'on porte atteinte à mes juges.

M. le Rapporteur : J'ai un certain nombre de questions précises à vous poser.

Nous évoquions tout à l'heure les honoraires très importants de Maître Ségard dans une autre affaire. J'ai noté dans le dossier plusieurs points sur lesquels je voudrais vous faire réagir. Tous ces éléments ont été présentés par Maître Ségard administrateur judiciaire dans cette affaire également, à la signature de votre vice-président, M. Gollot, qui était juge-commissaire.

On parle souvent des tiers intervenants. Je note qu'il y a eu un audit en assurances dont le coût s'ajoute aux honoraires, dans une affaire où il y avait 40 millions de francs de passif et une centaine d'emplois à sauver, dont seulement une partie a pu l'être.

M. Bernard BROCHOT : Une cinquantaine.

M. le Rapporteur : Quarante huit. Je m'interroge, dans la mesure où, dans le cadre d'une procédure de redressement judiciaire qui a duré longtemps, la période d'observation ayant été prolongée sur réquisition du parquet, un crédit très important a été obtenu de plusieurs banques pour financer cette période d'observation et approuvé par le juge-commissaire. Je note, en outre, que l'auteur de la faillite a été salarié pendant toute la période d'observation à un niveau assez élevé: 224 000 francs par an, ce qui a été autorisé par le juge-commissaire.

M. Bernard BROCHOT : Il faudrait interroger le juge-commissaire, car je n'ai pris en main l'affaire Clémendot qu'au moment du jugement au fond.

M. le Rapporteur : Sur l'opposition à ordonnance.

M. Bernard BROCHOT : Nous avons reçu ici Clémendot pendant la période d'observation, en présence de monsieur le procureur de la République. À partir de la transformation en liquidation, je n'ai pas plus suivi l'affaire. Le juge-commissaire s'en est seul occupé.

M. le Rapporteur : Mon interrogation porte moins sur le déroulement procédural que sur l'intervention des différents partenaires de la procédure collective. M. Jérôme Hoffer, a obtenu des honoraires pour contrôler le déroulement. Je n'ai pas trouvé trace de son travail dans le dossier. Un audit en assurances a été prescrit dont les honoraires ont été payés sur la procédure collective.

M. Bernard BROCHOT : Je n'en ai pas eu le contrôle.

M. le Rapporteur : Je n'ai pas trouvé trace de son travail. En revanche, j'ai trouvé la preuve du travail du commissaire-priseur chargé d'évaluer les actifs. Sur les trois intervenants, je n'ai vu le travail que d'un seul, en plus de celui de Maître Ségard qui a effectué un travail assez consistant. C'est un premier élément d'interrogation.

Je note que le débiteur en difficulté a continué d'être salarié à un niveau élevé.

Tout cela a été approuvé par le juge-commissaire, sans qu'il ait, en apparence, exercé son contrôle. Nous interrogerons donc M. Gollot à ce sujet.

Par ailleurs, vous le savez, il y a eu plusieurs offres concurrentes...

M. Bernard BROCHOT : Pour finir à deux: les pépinières Naudet et Jardins Service. Je suis intervenu à ce moment-là.

M. le Rapporteur : Je rappelle que cette affaire concerne une importante entreprise de pépinières qui employait une centaine de salariés et a laissé un passif de 40 millions de francs. Dans le cadre d'un redressement, l'administrateur judiciaire a considéré, sur une période d'observation, que l'affaire était rentable, qu'elle pouvait être redressée et qu'il convenait de rechercher un repreneur, car il manquait des capitaux propres. Si certains créanciers principaux pouvaient être sollicités, il était nécessaire que le repreneur apporte des financements complémentaires.

À ce stade de l'affaire, plusieurs offres ont été faites.

M. Bernard BROCHOT : Vous avez remarqué qu'il y avait 100 000 francs de différence entre les deux offres. J'ai pensé que c'était peu.

M. le Rapporteur : J'ai vu plusieurs choses, monsieur le président. Cela, c'était à la fin. Au début, j'ai vu une offre à 2,5 millions de francs. Elle est dans le dossier.

M. Bernard BROCHOT : Elle ne m'a pas été soumise. Ou, tout au moins, elle n'a pas été soumise au tribunal.

M. le Rapporteur : Elle se trouve dans le dossier du tribunal. C'est là que je l'ai trouvée. Une offre était donc égale à plus du double de ce qui a été adjugé.

M. Bernard BROCHOT : Elle n'a pas été présentée au tribunal dans les rapports de l'administrateurs judiciaire en décision définitive.

M. le Rapporteur : C'est exact. Pour quelle raison, selon vous, l'administrateur judiciaire a-t-il évincé une offre qui permettait de désintéresser les créanciers à hauteur de deux fois et demi du montant qui a été retenu par le tribunal ?

M. Bernard BROCHOT : Monsieur le député, je ne peux pas vous répondre.

M. le Rapporteur : Vous me dites que M. Ségard et vous travaillez en confiance.

M. Bernard BROCHOT : Oui.

M. le Rapporteur : Trouvez-vous normal qu'un administrateur qui a votre confiance puisse dissimuler ou ne pas transmettre au tribunal une offre qui permet de désintéresser les créanciers à un niveau beaucoup plus élevé ?

M. Bernard BROCHOT : Dans de nombreuses affaires, de nombreux repreneurs se présentent au départ, parfois avec des propositions farfelues, mais au dernier moment leurs propositions n'apparaissent plus, faute des concours bancaires ou pour d'autres raisons, de sorte que l'on ne présente plus au tribunal que deux ou trois entreprises.

M. le Rapporteur : Sauf que dans cette affaire, ce repreneur a fait une offre dont il a diminué le montant et a obtenu du juge-commissaire, d'ailleurs sur un montant bien inférieur, la reprise des actifs.

M. Bernard BROCHOT : Pour la reprise de la société Clémendot, c'est le tribunal qui a décidé, devant deux repreneurs seulement.

M. le Rapporteur : Celui qui a fait l'offre à 2,5 millions...

M. Bernard BROCHOT : Je n'en ai pas eu connaissance.

M. le Rapporteur : ...est le même que celui qui l'a obtenue du juge-commissaire, votre vice-président.

M. Bernard BROCHOT : Je n'en ai pas eu connaissance. Le juge-commissaire pourrait vous répondre, car je ne suis pas au courant. Lorsque cela a été présenté au tribunal le 22 septembre, j'étais absent.

M. le Rapporteur : Nous interrogerons votre juge-commissaire. Cela dit, trouvez-vous normal qu'une offre de l'un des principaux offrants, qui participera à la course finale, n'ait pas été analysée par votre administrateur judiciaire, alors qu'elle permettait de satisfaire les créanciers à un niveau beaucoup plus élevé ? Je dis «votre», car il existe presque un lien de possession entre vous et lui.

M. Bernard BROCHOT : Monsieur le député, si je l'avais su, j'aurais demandé pourquoi un de ces mêmes repreneurs a réduit volontairement sa participation.

M. le Rapporteur : Je le lui demanderai. C'est, en effet, une des questions.

M. Bernard BROCHOT : J'ai traité l'affaire au fond, j'ai pris l'affaire en main après l'opposition à ordonnance. J'ai lu le rapport de l'administrateur qui fait état de deux offres, l'une de 1 million de francs, l'autre de 1,1 million de francs. L'écart était faible. Ce n'est pas là-dessus que nous avons statué.

M. le Rapporteur : Sur ce point, vous ne nous donnez pas de réponse.

Deuxième point, j'ai observé dans le dossier qu'une des offres est arrivée après le délai de forclusion fixé au 15 septembre. Le tribunal a accepté l'offre concurrente d'un repreneur, qui est aujourd'hui titulaire des actifs, après la clôture du délai de dépôt. Trouvez-vous cela normal ? À partir du moment où on fixe un délai, si on ne le respecte pas, on donne l'impression d'un passe-droit.

M. Bernard BROCHOT : S'il n'y a qu'une offre et si elle est maintenue le tribunal n'a plus à statuer. Je ne sais pas quand cette offre est arrivée.

M. le Rapporteur : Le 17, deux jours plus tard.

M. Bernard BROCHOT : Il est possible qu'à l'époque, le tribunal ait souhaité entendre les deux offres, car s'il n'y en avait eu qu'une, elle aurait été acceptée automatiquement, il n'y aurait pas eu d'autre repreneur possible. Le tribunal avait ainsi à statuer entre les deux offres selon les propositions.

M. le Rapporteur : J'en viens à ma troisième question. Un offreur, Naudet, le numéro un dans le secteur, proposait de maintenir quarante-neuf contrats de travail avec une clause pénale, ce qui est une condition assez originale. Le juge-commissaire, votre vice-président, ne lui a pas attribué la cession des actifs.

La clause pénale est intéressante, car l'ex-professionnel de la justice que je suis a rarement vu prévoir une pénalité de 50 000 francs par emploi perdu pour quelqu'un proposant de reprendre des actifs et des contrats de travail avec l'ancienneté et les congés payés. Nous sommes là dans la défense de l'emploi qui est votre domaine de prédilection. Il y avait, en outre, un contrat de travail de plus que dans l'autre offre, qui prévoyait le maintien de quarante-huit contrats de travail sans aucune sanction.

Comme le dit M. Bézard, le président de la chambre commerciale de la cour de cassation que nous avons auditionné, «Quand on pratique la justice, il ne suffit pas d'être indépendant - vous l'êtes, ne serait-ce que par votre caractère - il faut donner l'impression de l'être». Ce rapport, à l'évidence signé de Maître Ségard, a-t-il été discuté par les parties ?

M. Bernard BROCHOT : Oui. Nous avons passé quatre heures et demi en audience avec le procureur.

M. le Rapporteur : Ce rapport, qui semble être particulièrement destiné au tribunal, a-t-il été discuté par les parties ?

M. Bernard BROCHOT : Je le pense.

M. le Rapporteur : Maître Ségard semblait totalement défavorable à l'une des offres qui est la plus favorable et qui proposait notamment la clause pénale. Il parle de «comportement hégémonique».

M. Bernard BROCHOT : Je ne pense pas que Maître Ségard était opposé à un plan ou à un autre, puisqu'il y a eu la fameuse opposition-ordonnance qui a tout déclenché.

Je crois que dans sa décision sur l'opposition-ordonnance, le tribunal d'Auxerre n'a pas accordé une importance considérable à la clause pénale. Il a surtout statué sur le fait que Jardins Service présentait les meilleures garanties de suivi de l'entreprise, craignant que l'entreprise Naudet ne veuille obtenir le monopole du secteur des pépinières dans la région d'Auxerre. Tel a été le souci des juges et de moi-même, lorsque j'ai pris l'affaire en main sur le fond, car je n'étais pas là et je n'avais pas à l'être quand elle a été plaidée devant le juge-commissaire, accompagné de deux juges et du procureur de la République, qui, m'ont-ils dit le soir, semblaient alors avoir pris sensiblement position en faveur de Jardins Service.

Je suis intervenu à ce moment-là. J'ai prévu l'audience publique, que j'ai présidée en présence du procureur de la République. Les avocats de chaque partie ont débattu. Je peux vous dire que le tribunal de commerce placé sous ma présidence a délibéré ici en faveur de Jardins Service en raison des garanties de concurrence qu'ils pouvaient continuer d'offrir et parce que ce groupement de pépiniéristes se trouvait, apparemment, confronté à une sorte de consortium de Naudet. Dans l'esprit du tribunal, Naudet voulait prendre le monopole du secteur des pépinières dans la région.

M. le Rapporteur : C'était le numéro un et il voulait manger le numéro deux.

M. Bernard BROCHOT : Tout à fait. D'autant qu'une autre pépinière, la pépinière Prou, a aussi d'énormes difficultés. Le fait d'éviter qu'il n'y ait plus que Naudet a été le motif principal de la décision du tribunal.

M. le Rapporteur : Quel est le chiffre d'affaires de l'entreprise Naudet ?

M. Bernard BROCHOT : Je ne sais plus.

M. le Rapporteur : 90 millions de francs ?

M. Bernard BROCHOT : À peu près.

M. le Rapporteur : 90 millions de francs de chiffre d'affaires ! Finalement, vous avez pris une décision de concurrence.

M. Bernard BROCHOT : Oui.

M. le Rapporteur : Vous avez dit: on ne veut pas de concentration. Vous avez jugé selon cette considération. D'ailleurs, cela se voit dans votre jugement.

M. Bernard BROCHOT : Je lis comme tous le monde les journaux et les magazines économiques comme Challenge. Je me tiens informé en permanence. J'ai remarqué que l'on reprochait à des tribunaux de prendre des décisions tendant à éliminer la concurrence. Ce n'est pas ce que nous avons fait. En retenant Jardins Service, nous n'avons pas éliminé la concurrence. Si nous avions attribué l'affaire Clémendot à Naudet, qui nous donnait un sentiment de monopole, on pourrait aujourd'hui nous adresser le reproche inverse.

M. le Rapporteur : Heureusement que vous n'êtes pas pépiniériste, car cela aurait encore compliqué l'affaire !

M. Bernard BROCHOT : Certainement. Vous pouvez me reprocher d'avoir pris telle ou telle décision...

M. le Rapporteur : Nous ne vous faisons aucun reproche, monsieur le président, nous vous posons des questions.

M. Bernard BROCHOT : Je le répète, la principale raison a été d'éviter la suppression de la concurrence. Nous avons entendu les salariés. Je crois me rappeler qu'ils étaient inquiets.

M. le Rapporteur : Une consultation des salariés a eu lieu à bulletins secrets.

M. Bernard BROCHOT : Ils ont changé d'avis. Dans un premier temps, ils étaient favorables à un repreneur, puis ils ont changé de position sur pression des dirigeants. On les a menacés. On leur a dit: «Vous n'aurez les chèques que si vous votez pour nous». Il y a eu de nombreuses magouilles dans l'entreprise. On me l'a répété. Des plaintes ont même été déposées auprès du procureur, parce que l'on a bloqué la voiture du dirigeant et on a saisi les chèques en disant aux salariés: «Vous les aurez si vous votez pour nous». On ne les leur a néanmoins pas donnés. C'est la société repreneuse qui a payé les salaires, puisqu'on demande aujourd'hui que le tribunal nomme un expert pour faire le compte entre les parties. Naudet n'a pas payé les salariés pour le mois et demi au cours duquel il les a employés, c'est le repreneur qui l'a fait. Ils vont maintenant avoir recours à un expert. Cela fait trois fois que j'en nomme un, mais à chaque fois, cela ne convient pas, parce qu'il connaît les parties.

M. le Rapporteur : J'en reviens au fond. Vous dites que vous avez pris une décision de refus d'absorption. C'est un choix économique.

M. Bernard BROCHOT : C'est l'élément premier.

M. le Rapporteur : En lisant votre jugement, et Dieu sait s'il est motivé, celui-ci, je relève: «Attendu qu'en termes de maintien de l'emploi sur le site, le projet de reprise présenté par Jardins Service apparaît comme étant celui offrant le plus de garanties pour un maintien des salariés repris sur les sites d'exploitation (...)». Mais je note qu'en même temps, vous refusez une offre qui permettait de garantir un emploi de plus et était assortie d'une clause pénale, ce qui était original et intéressant, alors que là, aucune sanction n'est prévue. Vous avez signé un chèque en blanc, vous avez fait confiance.

M. Bernard BROCHOT : Peut-être avons-nous vu, en premier lieu, le problème de la concurrence et que ce que vous évoquez ne nous a pas motivés suffisamment. Nous avions surtout à l'esprit le fait que Naudet n'ait pas le monopole. C'est le point central du jugement.

M. le Rapporteur : Pourquoi, dans son rapport, Maître Ségard parle-t-il aussi dans des termes assez péjoratifs de Naudet ?

M. Bernard BROCHOT : Il a produit deux rapports à peu près équivalents.

M. le Rapporteur : Maître Ségard écrit : «Ce projet a également pour objet de briser l'hégémonie sur ce secteur du groupe Naudet et d'éviter ainsi une concentration de moyens (...)». Vous avez donc repris à votre compte les éléments présentés par Maître Ségard, dont on sait qu'il a lui-même écarté l'une des offres.

M. Bernard BROCHOT : C'était un attendu supplémentaire. Mes juges, qui étaient à la première audience avec le procureur et le juge-commissaire, m'ont dit, dans le secret de notre délibération, qu'ils étaient favorables à Jardins Service, avant qu'il n'y ait opposition. J'ai réuni mes juges avec le juge-commissaire, nous en avons parlé. Ils m'ont dit: «Nous ne changerons pas d'avis». J'étais nouveau dans l'affaire. Après avoir tout entendu, mes juges se refusaient à changer d'avis. Ils vous le diraient s'ils étaient présents.

M. le Rapporteur : J'ai trouvé dans le dossier du tribunal cette note blanche, car elle n'est pas signée: «Quelques exemples de réussite dans la prise de participation par des financiers dans des pépinières françaises ou étrangères, quelques échecs cuisants». Suit une liste de financiers dont certains investissent dans le sapin. Qu'est-ce que ce document ?

M. Bernard BROCHOT : Il a dû m'être transmis par une des parties, mais je ne sais plus laquelle.

M. le Rapporteur : Généralement on signe, quand on transmet un document. Cela sent le dénigrement.

M. Bernard BROCHOT : Il n'était sûrement pas dans le dossier Naudet.

M. le Rapporteur : Il se trouve dans le dossier de délibération du tribunal, votre dossier, avec le rapport de Maître Ségard et les conclusions des avocats.

M. Bernard BROCHOT : Nous avons tenu compte des rapports, de l'opposition, mais je ne me rappelle pas avoir tenu compte de ce document.

M. le Rapporteur : C'est dans le dossier, mais vous ne l'avez pas lu ?

M. Bernard BROCHOT : Non.

M. Jacky DARNE : Dans ces cas-là, est-ce toujours Maître Ségard qui étudie les reprises possibles ou bien le recours à d'autres experts est-il envisageable ?

M. Bernard BROCHOT : Il fait parfois appel à d'autres experts. Vous avez cité M. Hoffer. C'est un contrôleur que nomme le cabinet Ségard pour faire les enquêtes.

M. le Rapporteur : Quel a été le montant de ses honoraires ?

M. Bernard BROCHOT : Je l'ignore.

M. Jacky DARNE : Maître Ségard établit lui-même les comparaisons de reprises ? C'est lui qui rédige les rapports sur les propositions de reprise ?

M. Bernard BROCHOT : Il établit les rapports et le tribunal décide. Après l'opposition, lorsque j'ai repris l'affaire en main, je me suis fondé sur ses rapports sur les deux parties. Pourquoi n'est-il pas mentionné qu'une des sociétés baissait sa proposition de reprise de presque 50 % ? Je suis surpris. Je me demande pourquoi la société n'a pas fait opposition en disant qu'elle avait offert 2,5 millions de francs.

M. le Rapporteur : Puisque vous posez des questions à la commission et à son Rapporteur, ce qui est original, je vous répondrai: vous devriez le savoir.

M. Bernard BROCHOT : Je n'en ai pas eu connaissance. Maître Ségard vous l'expliquera. Je n'ai pas vu la proposition à 2,5 millions de francs.

M. le Rapporteur : Elle est dans votre dossier, monsieur le président ! Elle vaut ce qu'elle vaut, mais elle est dans le dossier. Vous comprenez que cela conduit à s'interroger sur le processus décisionnel.

M. Bernard BROCHOT : Pourquoi n'a-t-elle pas été présentée ?

M. le Rapporteur : Combien le tribunal a-t-il autorisé de licenciements, dans cette affaire ?

M. Bernard BROCHOT : Nous en avons proposé cinquante, je ne sais pas combien de personnes ont été licenciées.

M. le Rapporteur : L'affaire date de la fin 1997. C'est une affaire fraîche.

M. Bernard BROCHOT : C'est récent, puisque nous avons rendu les décisions fin 1997.

M. Dominique LEVEQUE :  Il faut analyser la nature de la proposition. Il est effectivement atypique qu'une offre passe de 2,5 à 1 million de francs. Maître Ségard pourra vous fournir des précisions.

M. le Rapporteur : Ce qui est intéressant, c'est qu'elle n'a pas même été expertisée par Maître Ségard. Quelqu'un qui réalise 90 millions de francs de chiffre d'affaires a été prêt, à un moment, à mettre 2,5 millions de francs pour désintéresser les créanciers, alors que celui auquel vous avez attribué les actifs n'a offert que 1,1 million de francs. Et pourquoi les mêmes proposent-ils le maintien des contrats de travail avec clause pénale ?

M. Bernard BROCHOT : Monsieur le député, le tribunal n'a eu à statuer que sur deux propositions, l'une de 1 million de francs, faite par Naudet, l'autre de 1,1 millions de francs, faite par Jardins Service.

M. le Rapporteur : Naudet a fait appel de la décision. La décision finale que vous avez rendue n'a pas fait l'objet d'appel, car un appel des parties n'est pas recevable et le parquet a refusé de faire appel.

M. Bernard BROCHOT : Le procureur de la République m'a dit que mon jugement était fondé. J'insiste sur le fait que mon tribunal a statué sur deux propositions: celle de Naudet, pour 1 million de francs, assortie d'une clause pénale par salarié dont nous n'avons peut-être pas tenu compte, et celle de Jardins Service, pour 1,1 million de francs. La proposition de 2,5 millions de francs n'a jamais été débattue en salle d'audience dans les deux affaires, et le procureur était présent.

M. le Rapporteur : Merci, monsieur le président.

Admis à prendre connaissance du compte-rendu de son audition, conformément à l'article 142 du Règlement de l'Assemblée nationale, M. Bernard Brochot a présenté les observations suivantes :

Je soussigné Bernard BROCHOT, reconnais avoir pris connaissance du compte rendu de mon audition, en application de l'article 142 du Règlement de l'Assemblée nationale.

Je déclare présenter les observations suivantes :

Je ferai tout d'abord une première observation d'ordre général.

Si le rapport que me transmet le secrétariat de la commission parlementaire rapporte assez fidèlement le contenu de la discussion qui s'est déroulée à AUXERRE entre les membres de la commission parlementaire d'enquête sur le fonctionnement des Tribunaux de Commerce et moi-même, je regrette qu'il ne retrace pas avec la même précision son strict déroulement chronologique

Cette précision me paraît d'autant plus nécessaire qu'elle refléterait que les moyens employés par notre représentation nationale contribuent insidieusement à déstabiliser la juridiction commerciale.

La commission aurait-elle été créée dans ce but ? Je m'interroge.

S'il me parait normal que nos députés cherchent à mieux connaître le fonctionnement de la justice consulaire.

On ne saurait leur reprocher de vouloir montrer qu'ils travaillent alors qu'on leur fait souvent le grief contraire.

Par contre, le citoyen , l'élu, le détenteur d'une parcelle de la puissance publique qu'est un magistrat consulaire serait en droit d'attendre de cette représentation nationale qu'elle soit objective et impartiale, cela au moins pendant les débats publics.

Il ne me semble pas que cela ait été le cas,

1) La gravité des moyens

Je n'étais pas opposé à ce qu'une conférence de presse ait lieu encore que je n'ai pas été constaté sur son opportunité.

Les enquêteurs ont demandé a examiner huit dossiers de procédures collective qu'ils ont étudié pendant plusieurs dizaines de minutes.

La lecture des enquêteurs étant rapide, elle ne pouvait leur fournir qu'une connaissance superficielle de leur contenue

J'ignorais les dossiers sur lesquels j'allais être questionné.

Pour répondre aux questions qui me furent posées à leur sujet, je ne pouvais que faire appel à ma mémoire alors que les enquêteurs avaient une connaissance fraîche des dossiers.

C'est ainsi que certaines informations livrées en pâture à la presse se sont avérées erronées sans qu'il me soit possible d'y répondre immédiatement, le seul appel à ma mémoire ne me fournissant pas les éléments nécessaires au rétablissement de la vérité.

Compte tenu de la méthode employée, la presse a immédiatement diffusé sur les ondes radiophoniques les fausses informations qui venaient de lui être livrées au cours de la discussion.

Plus tard, en début d'après midi, à l'occasion de l'une des multiples conférences de presse que donnèrent les enquêteurs, les mêmes fausses informations furent reprises et diffusées sans que j'ai été invité a formuler la moindre observation.

Nos parlementaires n'avaient sans doute pas conscience à cet instant de participer à la constitution du délit de diffusion de fausse nouvelle.

2) Une déstabilisation insidieiise.

A l'occasion des débats, un dossier revint plus souvent que les autres, le dossier des pépinières CLEMENDOT.

Je dois rappeler le secret du délibéré.

Il s'agit là d'une règle qui ne peut être transgressée, même par la représentation nationale et cela en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Il ressort de la lecture du rapport que les membres de la commission ont volontairement ou non, sous le feu de l'action, mais en présence de la presse, tenté de connaître les raisons pour lesquelles les juges du Tribunal de Commerce d'AUXERRE avaient choisi un candidat à la reprise plutôt qu'un autre. Cela me paraît grave.

Dois-je rappeler que le Procureur de la République est présent à toutes nos audiences de procédure collective et qu'il était particulièrement là lors des audiences concernant ce dossier, comme d'autres.

Il est particulièrement regrettable que monsieur le rapporteur ait fait état, en présence de la presse, d'une troisième proposition (le reprise pour une somme bien supérieure à celle de l'offre retenue alors qu'il ne s'agissait que d'une lettre prévisionnelle d'intention incluant les salaires dus au personnel etc...

Monsieur le rapporteur a mis l'accent sur l'une des deux propositions, celle qui en l'occurrence n'a pas été retenue en arguant d'une clause pénale en cas de licenciement.

Je dois faire observer qu'une telle clause était parfaitement illusoire dans la mesure ou, pendant ce temps, ceux a qui la gérance temporaire de l'entreprise avait été confiée, faisaient pression sur le personnel pour tenter d'obtenir des démissions et des départs volontaires.

J'en excuse le rapporteur car même si son ex-professionnalisme lui permet mieux que d'autres d'approcher et de comprendre le monde judiciaire, il n'en demeure pas moins, dans ce domaine comme dans d'autres que l'expérience est l'irremplaçable apprentissage de la connaissance.

Les magistrats consulaires sont des hommes d'expérience.

Cette expérience constitue notre force.

Pour ce qui est de nos faiblesses , permettez moi de douter que la méthode employée contribue à renforcer l'organisme.

Curieux médecin que celui qui pour guérir le malade cherche d'abord à l'affaiblir. Il est vrai que lorsque c'est la sécurité sociale ou le citoyen qui paie la facture, le gestionnaire des deniers publics peut parfois tout se permettre.

A AUXERRE, le 10 JUIN 1998

Signature

Audition de MM. Jacky BOUCHÉ, Roland GOLLOT,  Marc HEMBISE,

Jean-Jacques REVILLON et Michel YOT, juges consulaires assistés de M. Dominique LEVEQUE, délégué par la Conférence générale des tribunaux de commerce, en présence de M. Bernard BROCHOT, Président.

(Extrait du procès-verbal de la séance du 17 mars 1998 à Auxerre)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

MM.Gollot, Hembise, Bouché, Yot et Révillon sont introduits.

M. le Rapporteur leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, MM. Gollot, Hembise, Bouché, Yot et Révillon prêtent serment.

M. le Rapporteur : Ce matin, nous avons procédé à un entretien à bâtons rompus avec M. Brochot, accompagné par M. Lévêque.

Nous lui avons d'abord posé des questions générales sur le recrutement, la formation, le renouvellement du tribunal, car il s'est renouvelé, donnant ainsi le sentiment d'une hiérarchie dans l'expérience et dans l'âge, ce qui est intéressant pour une institution. M. le président a indiqué comment il recrutait ses juges en essayant de susciter les candidatures au sein de catégories socio-professionnelles différentes.

Nous avons ensuite évoqué les moyens financiers, car nous savons, pour en avoir l0onguement parlé avec les magistrats de la Cour des comptes, que l'État ne remplit pas son devoir à l'égard de la justice consulaire. Il met peu d'argent dans la formation, dans le fonctionnement des tribunaux et se décharge de l'activité des greffes sur des personnes privées.

Nous avons évoqué le fonctionnement normal du tribunal, au travers d'états statistiques qui nous ont été aimablement fournis en un temps record par Mme le greffier et M. le président.

Enfin, nous avons retenu deux affaires qui avaient provoqué un débat. Nous avons posé des questions, notamment sur le rôle des auxiliaires de justice, leur influence dans le processus décisionnel, leur part de rémunération, ainsi que celle des tiers. Nous avons abordé les éventuels points critiquables. De ce point de vue, la commission ne peut pas se faire une religion en quelques heures.

Je peux comprendre que vous puissiez considérer comme discourtois que nous venions ainsi perturber vos emplois du temps, mais nous avons le désir de mener la réflexion préalable à une réforme. Pour une fois, ce ne sont pas des fonctionnaires ou des magistrats travaillant en chambre qui réfléchissent, ce sont des parlementaires élus qui s'attachent à vérifier ce qui se passe sur le terrain.

La présence de la presse est pour nous une manière de signifier que le Parlement travaille, puisqu'on passe son temps à dire qu'il ne fait rien, que le Parlement a des prérogatives, puisqu'on passe son temps à dire qu'il ne les utilise pas. C'est surtout, puisque les tribunaux de commerce font l'objet d'un débat public, l'occasion de montrer que le Parlement y contribue à sa manière. Cela a donné lieu ce matin à une conversation courtoise, forte, avec un homme de caractère qui a répondu de manière sympathique à un certain nombre de questions que nous nous posions.

M. Bernard BROCHOT : Je souhaite vous présenter mes collègues : M. Roland Gollot est vice-président et juge-commissaire dans la fameuse affaire que nous avons évoquée ce matin. M. Marc Hembise est cadre du bâtiment et secrétaire général de la Fédération du bâtiment. M. Jacky Bouché est assureur. M. Jean-Jacques Révillon est agent immobilier, il est titulaire d'une licence de droit.

M. Jacky DARNE :  Ce matin, M. le président nous a parfaitement expliqué le recrutement des juges. Nous avons aussi abordé la formation et l'adaptation à l'évolution des textes. En particulier, je me suis intéressé à la formation continue suivie par les juges. À titre d'exemple, au cours de l'année 1997, avez-vous suivi des stages de formation pour mettre à jour vos compétences ou bien l'avez-vous fait simplement par la lecture de revues ou de textes ?

M. Roland GOLLOT :  Nous sommes allés à Reims, au mois de juin.

M. Jacky DARNE :  Sur quel thème ?

M. Roland GOLLOT :  Les procédures collectives.

M. Marc HEMBISE : Nous y avons passé une journée consacrée à ce thème.

M. Jacky BOUCHÉ : J'y ai participé également.

M. Jacky DARNE :  Estimez-vous que l'organisation de cette mise à jour de vos compétences soit adaptée ? Les juges consulaires souffrent-ils d'un manque de formation professionnelle ?

M. Roland GOLLOT : Nous souffrons d'un manque de formation en matière juridique.

M. Marc HEMBISE : Tout à fait.

M. Jacky DARNE :  Pour la rédaction des jugements, des ordonnances et d'autres décisions, comment faites-vous ?

M. Roland GOLLOT :  Plus nous en ferons, meilleurs nous serons.

M. Jacky BOUCHÉ : Nous sommes preneurs.

M. Jacky DARNE : Quelle appréciation vous inspire la lecture des décisions d'appel sur votre façon de juger ?

M. Roland GOLLOT : Comme elles nous sont généralement favorables, nous sommes satisfaits. Cela dit, effectivement, nous n'avons pas la perfection des rendus d'une cour d'appel.

M. Jacky DARNE :  Si vous aviez à délibérer en présence de juges professionnels, c'est-à-dire, si l'on mettait en _uvre une pratique se rapprochant de l'échevinage, comment réagiriez-vous ?

M. Roland GOLLOT :  Nous chercherions à nous appuyer sur quelqu'un ayant une plus grande connaissance juridique que nous, ce qui éviterait, le cas échéant, des déviations de parcours. Par contre, un juge professionnel n'aurait peut-être pas notre expérience relationnelle.

Il entre une part de relationnel dans le jugement d'un petit tribunal de commerce où l'on connaît presque tout le monde. Cela ne signifie pas qu'il y ait du favoritisme, mais il est facile d'imaginer que des contingences extérieures motivent aussi notre décision. Nous ne pouvons donc pas avoir des jugements aussi élaborés qu'un professionnel. Nous demandons souvent l'avis de monsieur le procureur qui assiste à pratiquement toutes nos audiences. Si nous devions rendre ensemble un jugement, il y aurait un mélange des deux expériences.

M. Bernard BROCHOT : Nous avons le professionnalisme. Ainsi que je vous l'ai dit ce matin, nous travaillons beaucoup avec le parquet. Nous demandons conseil au procureur de la République avant de prendre des décisions. S'agissant d'entreprises en difficulté, les magistrats consulaires que nous sommes, ont la connaissance parfaite du professionnalisme de ces entreprises. Comme je l'ai dit dans mon discours de rentrée, nous sommes très heureux de pouvoir bénéficier des avis du parquet. Cela apporte une garantie supplémentaire à nos décisions.

M. Jacky DARNE :  Vous dites que le procureur de la République assiste régulièrement aux audiences. Le parquet vous paraît-il avoir une disponibilité suffisante pour exprimer un avis pertinent ?

M. Bernard BROCHOT : Chaque fois que je fais appel à monsieur le procureur de la République, il est à l'écoute du tribunal de commerce. Et il me remercie toujours de l'avoir consulté. Quand nous rencontrons des difficultés dans les procédures collectives, je donne toujours la parole à monsieur le procureur qui, dans ses réquisitions, fournit des explications, mais laisse naturellement au tribunal le soin de délibérer.

M. Jacky DARNE :  Dans les procédures collectives, vous êtes tous susceptibles d'être désignés, à l'occasion, juges-commissaires ?

M. Roland GOLLOT : Oui, tous à tour de rôle, sauf M. Révillon, qui a été nommé trop récemment.

M. Bernard BROCHOT : M. Révillon peut être nommé juge-commissaire au cours de ses deux premières années de mandat, pour des affaires sans procédure collective et où des emplois ne sont pas concernés.

M. Jacky DARNE :  Si j'ai bien lu les statistiques, le tribunal prononce annuellement quelque 120 jugements d'ouverture de règlement judiciaire ou de liquidation de biens. Combien d'affaires suivez-vous chacun en moyenne en tant que juge-commissaire ? Combien avez-vous d'affaires en cours ?

M. Roland GOLLOT :  Une petite dizaine.

M. Jacky BOUCHÉ : Moi aussi.

M. Marc HEMBISE : Moi, également.

M. Jacky DARNE :  Et vous, monsieur le président ?

M. Bernard BROCHOT : Je ne prends pas d'affaires en procédure collective. Je désigne toujours un juge-commissaire, car je suis tous les jours au tribunal. Je reçois les justiciables, je m'occupe du fonctionnement, des référés. Comme mes juges sont suffisamment compétents, je leur fais confiance. Je suggère au tribunal de désigner les juges que je considère être compétents pour s'occuper des affaires importantes. C'est le cas de M. Gollot, qui vient de prendre sa retraite et qui dispose donc de plus de temps, et des autres juges, auxquels sont attribuées les affaires suivant leurs familles professionnelles.

M. Jacky DARNE :  Dans chacune des affaires que vous suivez, quelles sont vos relations avec le liquidateur ou avec le mandataire et, d'une façon générale, les tiers extérieurs: contrôleurs de créanciers, représentants du personnel, etc. Quelle surveillance exercez-vous sur le travail de l'administrateur ou du liquidateur ? Relancez-vous les procédures qui traînent ? Comment intervenez-vous dans les projets de reprise ? Dans les dossiers, je n'ai pas trouvé de fiches de travail, de rendez-vous, de conversations téléphoniques. Ce dossiers ne permettent donc en rien d'apprécier le travail propre aux juges-commissaires. Travaillez-vous oralement ?

M. Roland GOLLOT : Oui, plutôt.

M. Bernard BROCHOT : M. Gollot prend beaucoup de notes. Il a un cahier personnel. Soit cela se passe par téléphone, soit il va voir l'administrateur judiciaire dans telle ou telle affaire et il me tient au courant. C'est plus un journal personnel.

M. Roland GOLLOT :  Dans les trois premiers mois, il faut attendre pour apprécier comment les choses peuvent évoluer. De plus, nous sommes dans une petite ville, et sur les dix affaires dont je m'occupe actuellement, six ou sept concernent des personnes que je croise tous les deux jours dans la rue.

M. Jacky DARNE :  N'est-ce pas une force et une faiblesse ?

M. Roland GOLLOT :  J'ignore si c'est une force. En tout cas, cela n'est pas toujours très agréable.

M. Jacky DARNE :  Une force, parce que vous connaissez les gens, une faiblesse parce que vous traitez les dossiers autrement.

M. Roland GOLLOT :  Bien entendu, nous les traitons autrement. Quand vous connaissez les gens, c'est normal. Quand vous êtes en butte aux protestations de quelqu'un qui a dû déposer son bilan, alors que ce n'est pas de votre faute, que pouvez-vous lui répondre ?

M. Jacky DARNE : Cela vous met en situation difficile.

M. Roland GOLLOT :  C'est gênant, mais on peut aussi leur répliquer avec des mots que l'on ne peut pas prononcer dans une audience publique. Je sais aussi leur répondre. Bien sûr, cela n'est pas toujours facile, mais quand vous êtes juge dans une ville de 40 000 habitants, comme Auxerre, vous êtes connu. Celui qui a un problème et qui sait que vous êtes juge-commissaire n'hésite pas à vous appeler à dix heures du soir. Courtoisement ou pas, je réponds toujours.

Pour répondre à votre question, il est exact que nous ne rédigeons pas de notes circonstanciées, de procès-verbaux, mais je vous assure que nous suivons, que le voulions ou non, les affaires dont nous sommes chargés, car nous rencontrons les gens à tout bout de champ.

M. Jacky DARNE :  Ce matin, j'ai jeté un rapide coup d'_il sur un dossier de liquidation concernant l'entreprise Cash Service SARL. Lequel d'entre vous l'a suivie ?

M. Roland GOLLOT :  L'affaire ne devait pas être très importante.

M. Jacky DARNE :  C'est une toute petite affaire qui a donné lieu à un jugement de liquidation en février 1998. Le dépôt de bilan a eu lieu en octobre 1997. Deux renvois ont été ordonnés. Il est indiqué dans le compte rendu: «D'après le rapport du juge-commissaire, il n'y a pas de possibilité de survie». Mais je n'ai pas trouvé de rapport du juge-commissaire dans le dossier.

M. Roland GOLLOT : Il y a bien un rapport de l'administrateur !

M. le Rapporteur : Le rapport est oral à l'audience.

M. Jacky DARNE :  Néanmoins, à l'examen du dossier, il n'y a pas d'élément, pas même de bilan ni de compte de résultats.

M. Roland GOLLOT :  Il n'y a peut-être même pas de bilan. Il arrive que des gens déposent le bilan sans fournir de bilan.

M. Jacky DARNE :  Cela pose un problème de fond. Cette SARL existait depuis 1994. Elle n'était pas extrêmement récente, mais elle est morte assez rapidement, puisqu'elle a déposé son bilan en 1997. Néanmoins, elle aurait dû déposer des comptes, sinon en 1994, du moins en 1995 et 1996. On devrait avoir des éléments de bilan. Si elle n'avait pas de comptes, il aurait valu la peine d'engager une action en comblement de passif. Comment décider d'engager des procédures collectives sans aucun élément ?

Le dossier est vite lu. On y trouve un extrait du registre du commerce, le compte-rendu de l'audience publique du 16 février. Le tribunal a ouvert la procédure simplifiée de redressement judiciaire et, dans le même jour, on a prononcé la liquidation, je cite : «Attendu qu'il ressort du rapport d'enquête de M. le juge-commissaire que l'entreprise ne peut poursuivre son activité, le gérant a déclaré à l'audience que la société n'a plus aucune activité». On trouve aussi la décision, la publication aux petites affiches, un double de courrier à l'huissier pour notifier le jugement, les formalités du greffe au BODAC. Mais le dossier ne contient aucun élément propre de l'entreprise, aucun élément de bilan, aucun élément de compte de résultats, aucun élément d'actif, de passif. Il est entièrement vide.

M. Bernard BROCHOT : Des justiciables viennent nous voir qui, soit ont déjà mis un terme à l'activité de leur entreprise depuis un moment, soit n'ont aucun document. Ils nous disent que leur activité est terminée sans que l'on ait nommé un administrateur.

M. Jacky DARNE :  J'entends bien, mais le chiffre d'affaires de cette société s'élevait tout de même à 5 millions de francs en 1995 et son capital était de 250 000 francs. Ce n'est donc pas une SARL à 50 000 francs. Soit le dirigeant a été conduit par les circonstances de la vie à cesser son activité, soit il a commis des fautes de gestion, et dans ce cas, mieux vaut éviter qu'il puisse se réinstaller. D'ailleurs, des dettes à l'URSSAF de 195 000 francs ne figurent pas sur l'état des privilèges. Un dossier aussi modeste en apparence pose de nombreuses questions.

M. Dominique LEVEQUE : Dans un nombre important de dossiers, on n'obtient pas d'informations de la part des débiteurs.

M. Jacky DARNE :  Pourquoi n'agit-on pas ? Que faisait ce jour-là le procureur ?

M. Bernard BROCHOT : En ce qui concerne l'URSSAF, les affaires sont souvent renvoyées plusieurs fois. Nous servons pratiquement de cabinet de recrutement, ce que l'on nous reproche parfois. L'URSSAF est toujours représentée. Puisque nous n'avons pas le droit de rendre de décisions assorties de délais de paiement, nous faisons venir les débiteurs, et l'URSSAF s'arrange devant nous pour repousser l'affaire à une date ultérieure, parce que les gens promettent de payer. Au bout d'un moment, lassée de voir ses débiteurs revenir à plusieurs reprises devant le tribunal, l'URSSAF demande le redressement ou la liquidation.

M. Jacky DARNE :  Dans le cas particulier, il y a une assignation de l'URSSAF du Cher du 3 novembre 1997, sans qu'aucun élément justificatif ne figure dans le dossier. On trouve uniquement deux renvois dont on ignore les motifs. La première audience était prévue le 17 novembre 1997. Elle a été renvoyé au 1er décembre 1997. Au deuxième renvoi, il y a liquidation, sans explication apparente. Le privilège en cours de validité est seulement de 18 935 francs. Les 211 000 francs n'apparaissent pas. Pour une telle entreprise, cela doit pourtant correspondre à plusieurs trimestres de dettes envers l'URSSAF. Il y a deux URSSAF concernés, celui du Cher et celui de l'Yonne. Cela mérite quelque observation. Le jugement est pris, l'affaire est classée. Je m'interroge sur la façon de délibérer du tribunal de commerce. Personne ne va faire appel de quoi que ce soit, naturellement.

M. Bernard BROCHOT : Parfois, la délibération est vite faite, parce que le débiteur...

M. Jacky DARNE : Apparemment, il était là. Il a déclaré n'avoir plus aucune activité.

M. Bernard BROCHOT : Précisément ! Dans ces conditions, le tribunal estime inutile d'aller chercher plus loin et il prononce la liquidation.

M. Jacky DARNE :  Faut-il lui donner l'absolution ? On se plaint qu'aujourd'hui en France, 2 à 3 % des dirigeants remontent des affaires après avoir utilisé le dépôt de bilan comme une méthode de gestion.

M. Bernard BROCHOT : Nous le regrettons, d'ailleurs.

M. Jacky DARNE :  Il faudrait les écarter de la vie des affaires. Encore faut-il les déceler. Cela dit, ce n'est peut-être pas le cas de ce dirigeant.

M. Bernard BROCHOT : Il existe des entreprises fantômes. Elles sont inscrites au registre du commerce, mais quand une affaire vient devant nous, il n'y a plus rien.

M. Jacky DARNE : Quel juge était en charge de cette affaire ?

M. Jacky BOUCHÉ : C'était moi.

M. Jacky DARNE : Observez que M. le juge n'a pas la mémoire de cette affaire. On ne connaît donc pas tout le monde dans une ville. Or faute de notes, on ne dispose pas d'éléments d'appréciation. Je m'interroge donc sur l'organisation de la procédure.

M. Jean-Jacques REVILLON : Monsieur le député, vous prenez les juges un peu au dépourvu. Comme j'ai un peu de mémoire, je me rappelle qu'après avoir entendu le représentant de l'URSSAF et le dirigeant de l'entreprise, nous avons tous pris en compte le contexte. Tout le monde était d'accord pour prononcer cette liquidation. Quant à savoir s'il convient de poursuivre les gens au pénal...

M. Jacky DARNE : Ou tout simplement en comblement de passif. Je ne parle pas de pénal.

M. Jean-Jacques REVILLON : Dans une ville moyenne, il y a beaucoup de petites affaires à traiter, concernant souvent des PME, voire des micro-entreprises ou des entreprises individuelles. Nous voyons arriver ici des gens en grande difficulté. Nous avons tendance à renvoyer les affaires afin d'évaluer les possibilités de survie des entreprises. Certaines emploient une, deux ou trois personnes.

M. Jacky DARNE :  Une entreprise qui réalise 5 millions de francs de chiffre d'affaires et dont le capital est de 250 000 francs n'est pas sans importance pour le tissu local. Je connais comme vous les entreprises individuelles et les SARL. Je considère qu'une SARL ayant un capital correspondant à celui d'une société anonyme est une affaire qui a un sens. Il est possible et même certain que des créanciers soient lésés. Indépendamment de l'URSSAF ou de la TVA, dont il n'y a d'ailleurs pas trace, il existe un contexte.

La liquidation était très probablement la seule décision juste, mais le contenu du dossier me conduit à m'interroger. J'évoque celui-ci pour étendre l'observation à l'ensemble du travail. Comment parvenez-vous à maîtriser les relations avec les administrateurs ou liquidateurs ? Un des problèmes majeurs est le rapport de force entre l'administrateur et le juge, en particulier le juge-commissaire, qui dispose de moyens d'étude et rédige des rapports. N'en êtes-vous pas seulement le spectateur ? Si tel n'est pas le cas, comment assurez-vous la gestion des délais, le suivi des dossiers ?

M. Dominique LEVEQUE : Le dossier de liquidation a été ouvert le 16 février. À l'ouverture, le jugement de liquidation était inévitable sur la déclaration du dirigeant. Si le dirigeant ne dit pas qu'il a tant d'actifs et qu'il peut continuer, on ne continue pas, puisqu'on n'a pas les moyens de lui prouver le contraire. Je ne dis pas que le tribunal d'Auxerre, dont je ne connais pas le fonctionnement au jour le jour, envisagera une sanction à l'encontre du dirigeant. Je dis simplement qu'en l'état actuel des choses, aucune sanction n'est envisageable à ce jour.

Le mandataire de justice doit d'abord avoir reçu des éléments de déclaration de passif et produit un rapport. Or entre le 16 février et aujourd'hui, aucun élément de passif n'est connu. Il faut attendre le rapport du mandataire qui sera transmis au juge. Il appartiendra alors au tribunal, et éventuellement au parquet, de déterminer, au vu de ce rapport, s'il convient de déclencher une procédure de citation pour sanction.

Pour un dossier ouvert le 16 février, on ne peut pas envisager immédiatement une sanction. Il faut connaître l'état du passif ou au moins tout ce qui a été déclaré pour déterminer s'il est opportun ou non de citer en sanction. Si l'on doit citer en sanction, il est clair qu'un dossier de dépôt de bilan avec des inscriptions de privilèges relativement anciennes avec un passif tel que celui-ci peut motiver une interdiction de gérer.

Quant à l'application de l'article 180, il requiert la démonstration d'une faute de gestion, sinon la cour d'appel ne suit pas. Pour faire un certain nombre de démonstrations, il faut engager des dépenses, ce qui est le fond du problème d'un grand nombre de dossiers de liquidation.

Un tel dossier peut, le cas échéant, justifier à un moment donné, au vu du rapport, selon l'avis du juge-commissaire et l'avis du parquet, une citation en sanction, mais actuellement, on ne peut pas le dire. Aujourd'hui, le dossier est normal.

M. Jacky DARNE :  On pourrait en prendre de l'année dernière. Vous savez bien qu'on retrouverait les mêmes dossiers.

M. Roland GOLLOT : Il est certain qu'un administrateur judiciaire dispose de beaucoup plus d'éléments et de temps que nous pour travailler sur un dossier. Nous sommes mis presque devant le fait accompli. Il nous communique son rapport, nous le lisons. Il faut vraiment qu'il contienne un élément fondamentalement anormal pour que nous nous y opposions.

M. Jacky DARNE :  Dans les dernières affaires, combien de fois n'avez-vous pas suivi la demande de l'administrateur ou du liquidateur ?

M. Roland GOLLOT : Cela m'est arrivé très rarement.

M. Jacky BOUCHÉ : Pour ma part, une fois en deux ans.

M. Jacky DARNE :  Vous souvenez-vous de l'affaire ?

M. Jacky BOUCHÉ : Non.

M. Roland GOLLOT : J'ai dû le faire une fois, pour un dirigeant qui prétendait se réattribuer un salaire déraisonnable.

M. Jacky DARNE : C'est très rare. D'autant que je vous ai trouvés assez généreux sur ce chapitre. Vous avez suivi l'affaire Guyon. Bien que l'entreprise soit en dépôt de bilan, on attribue au dirigeant une rémunération de 40 000 francs par mois - il est vrai qu'elle était auparavant de 60 000 francs. Vous l'avez validé, monsieur le juge.

M. Roland GOLLOT :  Le repreneur nous a guidé dans cette voie en faisant savoir qu'il était parfaitement d'accord pour reprendre M. Guyon, dont il estimait la valeur à ce niveau.

M. Jacky DARNE :  Vous êtes d'accord avec moi pour dire que l'administrateur est dominant et que le liquidateur jouit d'une totale indépendance sur la gestion du dossier. On peut dire que le contrôle n'existe plus. Il est libre de la procédure. Cela conduit à des dérives en matière de délais.

M. le Rapporteur : Messieurs, si vous n'êtes pas d'accord avec ce que dit l'un des députés, réagissez spontanément.

M. Marc HEMBISE : De temps à autre, je fais observer que la procédure est un peu longue.

M. Dominique LEVEQUE : Le volume est important, donc c'est difficile à suivre.

M. Jacky DARNE :  Comment cela se passe-t-il entre vous, le greffe et l'administrateur ? Vous n'avez pas connaissance des correspondances adressées au greffe. Dans le dossier Guyon, je vois une lettre du 26 août 1997 de M. Ségard, administrateur, à M. le greffier, dans laquelle il écrit: «Je rappelle ma lettre du 27 mai, restée sans réponse, demandant l'état des créances vérifié par Maître Delibes, en sa qualité de représentant des créanciers». Or d'après le dossier, cet état des créances est daté du 21 septembre 1996. On n'a pas répondu à une lettre du 27 mai. M. Ségard envoie un rappel le 26 août pour obtenir un document banal et apparemment arrêté depuis longtemps. Comment expliquer qu'il ne se passe rien entre le 21 septembre 1996 et le 26 août 1997, malgré une lettre du 27 mai ?

Dans le dossier, les courriers ne sont pas véritablement triés. Il n'y pas de classement chronologique avec les courriers et leurs réponses. Très franchement, il est difficile de s'y retrouver. La gestion des procédures n'est-elle pas de nature à allonger inutilement les délais ?

M. Roland GOLLOT :  Nous n'avons pas eu connaissance de cette lettre-là.

M. Jacky DARNE :  Vous êtes au c_ur de la procédure.

M. Roland GOLLOT :  Nous le savons lorsqu'on soumet à notre approbation les différentes créances déclarées. Nous le faisons rapidement. Nous ne savons pas pourquoi cela nous a été présenté à une date plutôt qu'à une autre.

M. Jacky DARNE :  Il est vrai que l'on peut oublier de répondre à un courrier, mais immédiatement après, je suis tombé sur une lettre de DIAC-location, un créancier apparemment non négligeable, du 9 décembre 1997 rappelant un courrier du 12 avril 1997 demandant si la créance était admise au passif. Or l'état des créances était arrêté depuis le 21 septembre. Ce n'est donc pas un problème de connaissance de l'information qui explique le défaut de réponse à cette société qui a écrit le 12 avril. Et j'ignore à quelle date on lui a répondu après le 9 décembre.

Cela confirme une critique sur les procédures collectives que l'on entend régulièrement, à savoir l'impossibilité pour des créanciers ou des débiteurs d'obtenir des réponses des personnes impliquées. Il s'agit souvent de l'administrateur, parfois du greffe. Comment prêtez-vous attention à cette difficulté d'ordre général ?

M. Roland GOLLOT : Il arrive que des justiciables nous écrivent personnellement pour s'étonner de n'avoir pas obtenu de réponse à un courrier. Nous transmettons leurs lettres à qui de droit.

M. Jacky DARNE :  Vous faites donc le même constat que moi ?

M. Roland GOLLOT :  Parfois, mais cela n'est pas systématique. Notre démarche ne consiste pas à répondre, mais à transmettre la demande à l'administrateur ou au mandataire-liquidateur. Si je devais prendre ma plume, il faudrait mettre une secrétaire à ma disposition !

M. Jacky DARNE :  C'est une juste réponse. Vous pouvez dire que vous n'avez pas assez de moyens.

M. Jean-Jacques REVILLON : C'est clair.

M. Jacky DARNE :  Nous sommes là pour en faire le constat. Nous ne sommes pas venus en accusateurs, mais pour constater directement et personnellement ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, pour décrire dans un rapport ce qu'il faudrait améliorer.

M. le Rapporteur : C'est une commission constructive.

M. Jacky DARNE :  Dans l'affaire Guyon, quand je vois la date du dépôt de bilan, que l'on prolonge de six mois la période d'observation et les dates où sont établis les rapports, j'ai l'impression que l'administrateur, pris par le temps, agit quand il le peut et que remettre à la semaine suivante ne l'empêche pas de dormir. Pendant ce temps, des salariés ou des créanciers se demandent anxieusement ce qu'il va advenir de leur emploi ou de leur argent.

M. Roland GOLLOT :  Si quelqu'un m'écrit, le dossier n'est pas ici, il est chez l'administrateur ou chez le mandataire-liquidateur. Pour lui répondre, je dois prendre connaissance des pièces. Il faut donc que je me déplace. C'est un travail important.

M. Dominique LEVEQUE : En principe, le juge ne doit pas écrire mais en référer au président. Mais si le secrétariat était plus fourni, on pourrait suivre la réponse. Si on pouvait mettre en _uvre tous les moyens, on ne constaterait pas toujours les mêmes délais.

M. Jacky DARNE :  Un moyen de pression sur les liquidateurs, administrateurs et autres intermédiaires ne pourrait-il consister à ne pas répondre favorablement à leur demande de rémunération ? Dans l'affaire Guyon, M. le président a dit qu'une taxe de 311 000 francs était justifiée compte tenu de l'importance du dossier. 311 000 francs, ce n'est pas négligeable. Pour ce prix, on peut demander que les délais soient tenus. Si on enlevait 10 ou 20 % du tarif après avoir constaté des lenteurs, cela amènerait peut-être à agir différemment.

M. Bernard BROCHOT : Quand on reçoit une lettre de réclamation, ce qui est de plus en plus fréquent, on la transmet à l'auxiliaire concerné afin qu'il réponde. Cela traîne parfois, parce qu'il considère que cela ne concerne pas un dossier urgent.

Nous ne prenons pas le dossier en main, nous ne faisons que transmettre le courrier. Le juge-commissaire ou le président ne dispose pas des moyens nécessaires pour répondre. Lors des audiences, nous invitons les auxiliaires à suivre telle ou telle affaire, parce que nous avons reçu des réclamations.

Aujourd'hui, par exemple, je vais écrire une lettre à un liquidateur, parce que j'ai reçu, la semaine dernière, un appel téléphonique des renseignements généraux me demandant de faire accélérer une procédure, des salariés n'ayant pas reçu leurs attestations d'ASSEDIC.

M. le Rapporteur : Messieurs les juges, combien de temps consacrez-vous au travail judiciaire par rapport à votre vie professionnelle ? Nous savons que M. Brochot est présent tous les soirs à partir de 17 heures.

M. Bernard BROCHOT : Je suis là de 17 heures à 19 heures et parfois plus tard, soit au moins deux heures par jour, et davantage pour les référés, le vendredi après-midi.

M. le Rapporteur : Avez-vous cessé votre activité professionnelle ?

M. Bernard BROCHOT : Oui, depuis trois ans.

Les audiences commencent à 15 heures et peuvent s'achever tard dans la soirée. On en a vu se terminer vers 23 heures.

M. le Rapporteur : Rendez-vous vos décisions en référé sur le siège ?

M. Bernard BROCHOT : Non, jamais. Il m'est arrivé d'en rendre une le lendemain, dans une affaire d'expertise très importante. D'ordinaire, je les rends dans les huit à quinze jours.

M. Roland GOLLOT : Je puis vous répondre avec une assez grande précision, car j'ai repéré depuis longtemps le temps que je consacre au tribunal. J'y consacre, toutes activités confondues, un jour et demi par semaine, c'est-à-dire douze heures.

M. Jacky DARNE :  Comment se répartissent ces douze heures ?

M. Roland GOLLOT :  Je passe des après-midi ou de grandes parties de matinées ici. Parfois, je reviens le lendemain. En cas de contestation de créance, je peux rester une demi-journée.

M. Jacky DARNE :  Quelle est la répartition du temps passé entre le contentieux classique, les injonctions de payer et les opérations diverses ?

M. Roland GOLLOT :  Les injonctions de payer relèvent du président.

M. Jacky DARNE :  Sur un mois, cela représente six jours. Quelle est la répartition du travail sur ces journées ?

M. Roland GOLLOT :  L'étude du dossier et la rédaction du jugement prennent le plus de temps.

M. Jacky DARNE :  Cela représente-t-il la moitié de votre temps ?

M. Roland GOLLOT : Plus de la moitié du temps, les trois quarts, voire 80 %. Les vérifications de créances prennent parfois du temps, parce que des avocats extérieurs viennent pour des sommes importantes.

M. Jacky DARNE :  Concernant les dossiers, qu'est-ce qui vous occupe le plus: les procédures collectives ou le contentieux ordinaire ?

M. Roland GOLLOT : Le contentieux ordinaire. Il faut parfois débattre de dossiers compliqués sans passer par un expert. Les procédures collectives sont plus logiques, plus cadrées.

M. Jacky DARNE :  Vous venez de parler d'expert. Quelles sont vos relations avec les experts ? Dans quels cas en désignez-vous un ?

M. Roland GOLLOT :  D'abord, quand il est demandé.

M. Jacky DARNE :  Vous n'êtes pas amené à le proposer aux parties spontanément.

M. Roland GOLLOT :  Non, nous attendons la demande des parties.

M. Jacky DARNE : Comment le choisissez-vous ?

M. Roland GOLLOT :  Il existe un registre agréé par la cour d'appel dans lequel ils sont répertoriés.

M. Jacky DARNE : Vous ne le choisissez pas au hasard.

M. Roland GOLLOT : Ils sont répertoriés par profession. Pour de nouvelles professions, comme des spécialisations en matière d'informatique, il n'y a guère d'experts spécialisés ou ils ne se déclarent pas comme tels.

M. Jacky DARNE : Tenez-vous des états sur leurs taxations d'honoraires ?

M. Roland GOLLOT : Non, mais nous connaissons généralement la provision à demander.

M. Jacky DARNE : Vous avez une idée empirique des choses.

M. Bernard BROCHOT : Selon l'importance du litige.

M. Roland GOLLOT :  Même quand le litige est important, la provision n'est pas disproportionnée. Des gens se battent parfois pour une somme de 6 000 francs.

M. Dominique LEVEQUE : Une dizaine d'expertises est demandée par an.

M. le Rapporteur : Messieurs les juges, je souhaiterais connaître la répartition de votre activité entre vos fonctions professionnelles et vos fonctions de juge.

M. Marc HEMBISE :  En moyenne, une journée par semaine.

M. Jacky BOUCHÉ : Quatre jours par mois.

M. Marc HEMBISE : Nous travaillons souvent ensemble.

M. le Rapporteur : Vous délibérez en commun.

Quand vous rencontrez un problème juridique, comment procédez-vous ? Lorsque les parties soulèvent des arguments épineux et que l'intuition vous guide vers une décision que vous ne parvenez pas à étayer juridiquement, comment vous y prenez-vous ? Cela arrive à des magistrats professionnels qui disposent, eux, d'un appareil et d'une culture juridique. Ils se parlent entre eux, effectuent des recherches de jurisprudence, car ils ont le temps, ils sont payés pour cela. Vous, vous n'êtes pas payés et vous n'avez pas le temps.

M. Roland GOLLOT :  Lorsqu'il ne s'agit pas de procédure collective mais d'un dossier qui n'implique ni administrateurs ni mandataires-liquidateurs, nous les interrogeons sur le droit. Dans les procédures collectives, c'est souvent plus simple. Nous avons rarement à faire appel à eux.

M. Marc HEMBISE :  Jamais.

M. Roland GOLLOT : J'ai aussi quelques relations amicales avec des avocats, avec lesquels nous avons des réunions.

M. le Rapporteur : C'est un peu empirique.

M. Roland GOLLOT : Nous n'avons pas un juriste attaché au tribunal.

M. Bernard BROCHOT : Il m'arrive aussi de leur donner mon avis.

M. le Rapporteur : Nous avons auditionné les représentants du CNPF, qui ont présenté leur organisation comme un usager du service public de la justice consulaire et qui souhaitent porter un coup d'arrêt aux conflits d'intérêts qui se sont développés ces dernières années. Comme, dans son discours de rentrée, M. le président Brochot fait allusion aux propositions que le Parlement, c'est-à-dire nous, allons formuler sur l'élaboration d'un statut des magistrats consulaires et les règles de déontologie, je souhaiterais que chacun d'entre vous réagisse sur ce sujet.

Estimez-vous qu'il existe des conflits d'intérêts ? Avez-vous été déjà confrontés à un tel problème ? Vous êtes-vous déportés ? Acquiescez-vous à la suggestion du CNPF qui propose une déclaration dite d'intérêts, qui est davantage qu'une déclaration de patrimoine et beaucoup plus intéressante, car le patrimoine ne permet pas de connaître les intérêts que l'on peut avoir, par exemple en étant associé dans une SCI à quelqu'un qui peut lui-même être uni par des liens patrimoniaux à un justiciable dont vous traitez le litige. Le CNPF nous suggère d'instaurer la déclaration d'intérêts dans le statut déontologique des magistrats consulaires, sans d'ailleurs préciser comment cela pourrait fonctionner concrètement. L'idée est de créer des éléments de transparence pour permettre aux parties de discuter la qualité du juge, ce qui est possible dans les mécanismes de liquidation.

M. Roland GOLLOT : On nous prête toujours de mauvaises intentions. Je vous citerai un exemple. Je vendais du fioul. Quand j'ai pris l'ordonnance que l'on sait dans l'affaire Clémendot, on m'a dit que je l'avais fait dans l'espoir de leur vendre du fioul. Or leurs installations fonctionnent au gaz ! Les gens racontent n'importe quoi ! Maintenant, tout cela m'est bien égal, puisque j'ai arrêté mon activité et que je ne vends plus de fioul.

M. le Rapporteur : C'est une réaction épidermique et sentimentale.

Mettez-vous un instant à notre place. Quelles suggestions pouvez-vous nous faire pour résoudre les difficultés des tribunaux de commerce ? S'il n'y en a pas, dites-nous que l'on peut continuer comme cela, sinon autant assurer la protection des justiciables et des juges.

M. Roland GOLLOT : Le président cherche, notamment dans les procédures collectives, à nous orienter en fonction de nos spécificités. Quand un revendeur de fioul a des problèmes avec son pétrolier, on me confie l'affaire, parce que je connais bien les questions liées à la revente des carburants, aux taxes, les problème de douane, etc.. En somme, pour éviter tout problème, il faudrait dissocier les compétences.

M. Jacky BOUCHÉ : Pourtant, la connaissance du milieu peut apporter des éléments utiles.

M. Marc HEMBISE :  Je dirai, à titre personnel, que plus on complique la législation et plus elle devient ingérable. Je suis assez peu favorable à une multiplicité de procédures.

M. Jean-Jacques REVILLON : Je n'ai pas suffisamment de recul ni l'expérience de mes collègues pour avoir été confronté à ce genre de problème, mais, a priori, je préférerais ne pas traiter systématiquement des affaires d'immobilier.

M. le Rapporteur : Ce que vous dites est important, car le président faisait le choix inverse pour une raison de commodité.

M. Jacky DARNE :  La compétence professionnelle compte...

M. Jean-Jacques REVILLON : J'ai dit qu'il ne fallait pas le faire systématiquement.

M. Jacky DARNE :  ...mais, dans le même temps, dans un certain nombre d'activités - vous avez fait allusion à l'immobilier -, cela crée des difficultés

M. Jean-Jacques REVILLON : C'est une question de conscience personnelle. J'appartiens à la FNAIM et à la chambre syndicale de l'Yonne. Si un de mes collègues est en difficulté, s'il appartient aussi au bureau de la chambre syndicale, je demanderai au président d'éviter de me nommer juge-commissaire. Cela me paraît aller de soi.

M. le Rapporteur : En procédure, cela s'appelle un déport. Monsieur le président, pour conclure sur ce point, quel est votre sentiment ?

M. Bernard BROCHOT : Vous avez fait allusion à ce que j'ai déclaré concernant la réforme. J'assiste régulièrement aux réunions de la Conférence générale des tribunaux de commerce et de la cour d'appel de Paris dont le ressort comprend la 14e région. J'assiste depuis de nombreuses années aux conférences générales, régionales et nationales. Je suis particulièrement attentif aux travaux du président de la Conférence générale et de ses rapporteurs qui nous tiennent informés de l'évolution possible des tribunaux de commerce. En tant que président du tribunal, je réponds à toutes les enquêtes de la cour d'appel. Dans la dernière, relative à la carte judiciaire des tribunaux de commerce. J'ai indiqué: «En ce qui concerne la carte judiciaire des tribunaux de commerce, il y a lieu de remarquer que sur le plan national, cela relève, sous la Constitution de la Ve République, du seul domaine réglementaire. C'est donc au gouvernement seul qu'il appartient d'en décider et donc de la modifier, la cas échéant».

M. le Rapporteur : C'est également notre sentiment, monsieur le président.

M. Bernard BROCHOT : Monsieur le député, mon rôle n'est pas d'être opposé au gouvernement, quel qu'il soit.

M. le Rapporteur : On a tout de même le droit d'avoir des idées. D'ailleurs, vos collègues en ont. Vous seriez le seul à n'en pas avoir, ce qui m'étonnerait, compte tenu de votre caractère et de votre expérience.

M. Bernard BROCHOT : J'ai des idées sur la réforme des tribunaux et sur la carte judiciaire, et je m'en suis expliqué à la cour d'appel.

M. le Rapporteur : Nous sommes ici pour en parler.

M. Bernard BROCHOT : Je verrais mal le tribunal de commerce s'opposer, devant le législateur, à toute réforme possible. Dans mon allocution de rentrée, j'ai voulu dire qu'il fallait s'adapter à ces réformes et que nous pouvions apporter notre concours par l'intermédiaire de la Conférence générale des tribunaux de commerce, qui est nécessairement l'organisation phare. La preuve en est que M. Lévêque, vice-président de la conférence, est venu m'assister pour répondre à votre enquête que, je le précise, je trouve tout à fait normale.

Tout à l'heure, des journalistes m'ont demandé si j'y voyais la marque d'une attaque. Pas du tout. Je suis habitué aux enquêtes. Je m'efforce d'y répondre avec mon greffe. Le 11 mai, nous ferons l'objet d'une inspection de la cour d'appel.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas de chance !

M. Bernard BROCHOT : J'ai répondu aussi à la Cour des comptes, au mois de juillet. J'essaie de répondre le mieux possible. Du temps où M. Badinter était ministre de la justice, il s'est produit avec le président Carcassonne un accrochage sérieux concernant l'échevinage, sujet évoqué tout à l'heure. Nous ne sommes pas contre, nous l'acceptons, puisque le procureur de la République assiste déjà à toutes nos audiences.

M. le Rapporteur : Le procureur ne juge pas ! Heureusement, d'ailleurs, car cela serait embarrassant.

M. Bernard BROCHOT : L'échevinage ne peut être qu'un apport juridique supplémentaire. Prononcer un jugement commun ne serait certainement pas facile. Nous jugeons en fonction du bon sens. Notre souci est de rendre une décision de justice en tenant compte du maintien des entreprises et des emplois. Je le répéterai sans cesse.

Nous souhaitons que la réforme soit adaptée aux tribunaux de commerce. Cela passe - vous avez raison de le souligner, monsieur le député - par le recrutement des juges et par la formation. Lorsque j'ai commencé en 1962, on traitait cinq dépôts de bilan par an. C'était une réunion conviviale de magistrats chefs d'entreprises du secteur. Aujourd'hui, nous y passons énormément de temps. On ne peut plus recruter seulement des notables. Quand j'ai rencontré M. Gollot en vue de le recruter, il dirigeait une entreprise Shell. J'ai essayé de ne pas le rebuter en lui parlant de la présence nécessaire, qui n'était pas celle d'aujourd'hui, pour participer au tribunal.

Il ne faut voir les choses en face. Il s'agit de recruter des gens valables, à l'esprit civique, qui veulent se dévouer pour les autres. Où les trouve-t-on ? Souvent parmi ceux qui exercent déjà des responsabilités dans des fédérations syndicales, dans des groupements, ou parmi des administrateurs de banque, par exemple, c'est-à-dire des gens qui ont déjà des connaissances. On ne peut plus prendre le petit boulanger du coin. On a dit de moi, à une époque: qu'est-ce que ce petit boulanger qui vient rendre la justice ? Je n'avais pas à rougir, car j'ai fait des études secondaires et j'ai suivi des formations. Cela m'a permis de m'adapter, avec l'aide des anciens magistrats qui m'avaient fait confiance et avec les greffiers avec lesquels j'ai toujours travaillé et dont je sollicite l'avis.

Pour revenir à l'échevinage, nous n'y sommes pas opposés, mais avec une formation bien ciblée par la Conférence générale qui organise des stages à Tours, à Reims ou ailleurs, je suis persuadé que les magistrats consulaires seront meilleurs dans l'avenir. Je ne dis pas qu'ils étaient mauvais, mais ils manquaient certainement d'un peu d'information et de capacité pour juger. Au début de mon activité, après avoir entendu les deux argumentations, j'estimais qu'elles étaient valables toutes les deux...

M. le Rapporteur : Des jeunes juges d'instruction disent exactement comme vous !

M. Bernard BROCHOT : Cela tenait, et vous ne m'en ferez pas reproche, monsieur le député, au talent des avocats. Quand ils plaident une bonne affaire, cela se sent. Quand ils en plaident une moins bonne, cela se sent aussi. Ils tournent autour du sujet sans entrer dans le vif.

Je ne suis pas contre l'échevinage a priori, mais je n'y suis pas favorable dans l'immédiat. La solution pourrait être qu'un magistrat soit mis à la disposition du tribunal afin qu'il puisse lui demander conseil.

M. le Rapporteur : Si l'on décide de mettre en place l'échevinage, vous allez démissionner ?

M. Bernard BROCHOT : Il me reste deux ans de fonctions. D'ici que vous le fassiez, je ne serai plus au tribunal.

M. le Rapporteur : C'est de la provocation !...

M. Bernard BROCHOT : Compte tenu de tout le sérieux que vous allez mettre à la réalisation de l'étude, je risque fort de n'être plus là quand la décision sera prise.

M. le Rapporteur : Nous devons rendre notre rapport dans six mois !

M. Bernard BROCHOT : Je dois me préoccuper de ma succession et du bon fonctionnement du tribunal de commerce d'Auxerre. Je ne voudrais pas le quitter en ayant le sentiment d'avoir tout abandonné. Tant que je serai présent, je m'associerai, avec mes collègues, dont je demanderai l'avis, à toute suggestion d'amélioration qui pourrait être bénéfique pour le tribunal.

M. le Rapporteur : Quel est votre point de vue sur la déclaration d'intérêts des magistrats ?

M. Bernard BROCHOT : Tout magistrat entrant au tribunal sait très bien que c'est une activité bénévole qui va même lui coûter de l'argent, ne serait-ce qu'en raison du temps passé hors de son entreprise, de ses déplacements personnels et de ses dépenses extérieures. Celui qui viendrait par intérêt n'aurait aucune chance de réussir.

Aucun des magistrats que j'ai connus n'est entré au tribunal de commerce en pensant en tirer un bénéfice personnel par sa participation à des affaires, de manière directe ou indirecte. Je vous l'ai dit ce matin, mes collègues vous l'ont dit aussi et je le répète, nous sommes une petite ville de province. Si un magistrat se permettait d'intervenir dans une affaire pour en tirer avantage, cela se saurait dans toute la ville et la presse locale se ferait un plaisir de le répéter, puisque sa vocation est de fournir des informations.

Quand nous réunissons trois personnes, il y en a déjà deux de trop. Si on nous voit discuter avec quelqu'un, on commence à extrapoler. Les déductions sont rapides. On dit que vous allez vendre du fioul à l'entreprise Clémendot, alors qu'elle n'utilise que le gaz. Lorsque nous déjeunons au restaurant, il nous faut faire très attention. Gare s'il s'y trouve un administrateur ou un liquidateur, même à une autre table ! Les bruits courent vite.

Je n'approuve pas le rapport du CNPF. Il est d'ailleurs un peu en désaccord avec les PME. Je l'ai constaté lors de réunions de la chambre de commerce. Je trouve son rapport un peu dur. Nous, magistrats, prétendons rester honnêtes. La perfection n'existe pas, et nous pouvons commettre des erreurs, sans caractère financier. Nous pouvons faire du sentiment et hésiter à faire fermer une entreprise dont nous connaissons les salariés. Nous devons rester intègres. Il est évident que l'on essaie de nous piéger.

M. le Rapporteur : Vous dites dans votre discours que l'on tend des pièges aux juges consulaires.

M. Roland GOLLOT : Des clients m'ont quitté, parce qu'ils ont vu mon nom au bas d'une ordonnance tendant à la suppression de personnels parmi lesquels se trouvait une personne de leur famille.

M. Bernard BROCHOT : Nous n'avons aucun intérêt. Je défends mes juges, je défends le tribunal. Ils ont avec moi des rapports directs. Nous agissons dans le même sens.

M. le Rapporteur : Merci de votre franchise et de votre clarté.

Avant de conclure cet entretien, je poserai une question à M. Gollot sur l'affaire Clémendot. J'ai noté qu'un certain nombre de requêtes adressées par Maître Ségard au juge-commissaire avaient été approuvées, notamment celle sur la nomination de M. Jérôme Hoffer, contrôleur, et ses honoraires.

M. Roland GOLLOT :  Il s'agit d'un tiers employé par l'étude Ségard-Ducatte.

M. le Rapporteur : Je n'ai rien vu de son travail. A-t-il remis un rapport ?

M. Roland GOLLOT :  S'il en a rendu un, c'est à M. Ducatte, pas à moi.

M. le Rapporteur : Il n'y a rien dans le dossier du tribunal. Nous allons demander à Maître Ségard combien il prétend percevoir d'honoraires dans cette affaire. Les administrateurs judiciaires qui ont une mission et un mandat de justice, et qui se font grassement payer pour l'exécuter sur des entreprises en difficulté, doivent sous-traiter à leurs frais tout ce qu'ils sont incapables d'assumer. Vous me confirmez qu'il s'agit, comme je le pensais, d'une sous-traitance pour le cabinet Ségard, engendrant des honoraires supplémentaires aux frais de l'entreprise.

Apparaît également dans le dossier un cabinet parisien d'audit d'assurance. Pour quelle raison a-t-on besoin d'un cabinet d'audit d'assurance, là aussi rémunéré, présenté à votre requête, monsieur le juge-commissaire ? Pourquoi Maître Ségard demande-t-il cela, dans cette affaire sensible et difficile ?

M. Roland GOLLOT :  Il en avait certainement éprouvé la nécessité et j'ai accepté, mais je ne peux pas vous en donner les raisons.

M. le Rapporteur : Vous donnez votre accord et vous posez des questions après ?

M. Roland GOLLOT : Non, je n'ai même pas posé de questions. J'ai pensé que c'était nécessaire pour le déroulement de l'affaire.

M. Jacky DARNE :  Cela résulte du climat de confiance que vous entretenez avec M. Ségard et qui nous a été signalé ce matin.

M. Roland GOLLOT :  Tout à fait. Peut-être est-ce à tort ?

M. Bernard BROCHOT : Comme je vous l'ai expliqué ce matin, nous avons cessé de faire appel à Sauvan et Goulletquer. J'ai ensuite travaillé avec Maître Michel, mais cela n'allait pas très bien. C'est une question de relations de confiance. Je ne pense pas que le cabinet Ségard puisse me tromper, ou alors, je tomberais de haut et il serait condamné irrémédiablement.

M. le Rapporteur : Maître Ségard est payé selon un barème réglementaire, sur lequel nous souhaitons d'ailleurs poser des questions précises. Contrairement à vous, je considère que dans l'affaire Guyon, il n'y a pas matière à encaisser 300 000 francs d'honoraires, ce qui représente l'emploi d'un cadre pour un an. Il a 416 dossiers, dont 65 en cours, et il est à Nanterre ! L'indignation que vous pouvez percevoir dans mes propos n'est pas dirigée contre le tribunal de commerce, mais contre un système dans lequel le tribunal de commerce dit «oui», pour des motifs de confiance. Sans être trompé, ne trouvez-vous pas anormal qu'une entreprise en difficulté paie des intermédiaires pour faire le travail à la place d'un administrateur judiciaire ? En l'occurrence, la mission est incompréhensible. Finalement, monsieur le juge-commissaire, vous dites: «Oui, parce que je ne veux pas vexer Maître Ségard».

M. Roland GOLLOT :  Non, mais parce que nous l'avons désigné, car nous lui accordons notre confiance. Dès l'instant où nous avons désigné un administrateur, nous lui faisons entièrement confiance. S'il nous dit qu'il a besoin de tel élément pour travailler, nous signons l'ordonnance. Il est vrai que je n'ai pas vérifié à quoi servait le travail effectué par M. Hoffer.

M. le Rapporteur : Oui, mais, ce faisant, Monsieur le juge-commissaire, vous permettez que l'on ponctionne l'entreprise en difficulté !

M. Roland GOLLOT :  Si vous voulez.

M. le Rapporteur : Quelles sont les contreparties ? Il y a là une responsabilité juridique.

M. Bernard BROCHOT : Monsieur le député, après mon arrivée en 1962, nous nommions des administrateurs locaux, comme MM. Richard Nicolas et Guillot. Les affaires n'étaient pas très importantes. Nous travaillions à l'échelon local. Puis, lorsque nous n'avons plus trouvé d'administrateurs locaux - je vous l'ai dit ce matin, personne ne descend plus de Paris pour s'installer à Auxerre -, nous avons commencé à faire appel à des administrateurs judiciaires parisiens, ou plutôt de Nanterre, comme Maître Michel. J'ai connu des affaires, il y a dix ou quinze ans, dans lesquelles l'absence de contrôleurs était critiquée. Au fil du temps, peut-être naïvement, j'ai fini par considérer normal, compte tenu de leur charge de travail, que les administrateurs, Sauvan et Goulletquer, Michel et, actuellement, Ségard, se fassent assister par des cabinets conseils ou d'assurance.

M. le Rapporteur : Cela s'appelle une pompe à honoraires ! Et c'est vous qui signez !

M. Bernard BROCHOT : Je pensais qu'ils étaient réglés par les administrateurs.

M. le Rapporteur : C'est dans les ordonnances qui sont présentées par Maître Ségard. Elles arrivent toutes prêtes à la signature. Il arrive avec ses requêtes et on les signe. C'est d'ailleurs bien pourquoi il vient vers vous. Sinon, il n'en aurait pas besoin. Il lui suffirait de payer lui-même la prestation.

M. Bernard BROCHOT : Où est l'intérêt pour lui si, comme vous le dites, il facture une étude en supplément ? L'argent n'est pas pour lui.

M. le Rapporteur : On a toujours intérêt à travailler moins, à faire travailler les autres et à gagner plus. Le problème, c'est que c'est une entreprise en difficulté qui paie.

M. Bernard BROCHOT : Je ne peux pas vous répondre sur sa façon de travailler.

M. le Rapporteur : Vous voyez le problème ?

M. Bernard BROCHOT : Je le constate.

J'en reviens au point précédent. Nous considérons que nous avons affaire à un cabinet d'administrateur. Le juge signe tout ce qu'il a à signer sur sa demande, sans faire pratiquement d'opposition car nous pensons que c'est à lui de gérer l'entreprise comme il l'entend.

Vous nous dites qu'il n'est pas nécessaire que ces gens fassent appel à des cabinets qui génèrent des frais supplémentaires. Dans ces conditions, c'est à l'administrateur de faire lui-même le travail. Nous considérons qu'il fait appel à des cabinets spécialisés.

M. le Rapporteur : Qu'il les paie lui-même sur ses honoraires ! C'est son travail de contrôler l'évolution de la procédure.

M. Bernard BROCHOT : C'est pourquoi les magistrats, quels qu'ils soient, n'effectuent pas de contrôle sur ce point.

M. le Rapporteur : Un audit d'assurance dans l'affaire Clémendot ! Qu'est-ce que cela signifie ? C'est votre collègue Gollot qui a signé. Nous poserons la question à Maître Ségard.

M. Jacky DARNE :  Vous avez évoqué les contrôleurs des créanciers. En désignez-vous à peu près chaque fois ?

M. Jacky BOUCHÉ : Non.

M. Bernard BROCHOT : Pas souvent. Uniquement dans les grosses affaires.

M. Roland GOLLOT : Ce sont souvent les organismes bancaires qui le demandent.

M. Jacky DARNE :  Etes-vous pour leur maintien ou pour leur suppression ?

M. Roland GOLLOT :  Nous n'y sommes pas opposés.

M. Bernard BROCHOT : Je n'en vois pas la nécessité.

M. Roland GOLLOT : Il y a très peu de demandes.

M. Bernard BROCHOT : Nous n'en nommons pas systématiquement. Il faut vraiment qu'une banque le demande.

M. Roland GOLLOT : Ou un très gros financier fournisseur, mais c'est rare.



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