RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME III
Comptes-rendus d'enquête sur le terrain

TRIBUNAL DE COMMERCE D'AUXERRE
(PARTIE 2)

sommaire des auditions relatives aux déplacements effectués par la commission

_ Audition de Mme Françoise BERNOT et M. Philippe DECOURCELLE, greffiers en chefs associés (17 mars 1998 à Auxerre)

_ Audition de M. Didier SEGARD, administrateur judiciaire, son collaborateur M. Christian DUCATTE et de M. Bernard BROCHOT, Président du tribunal de commerce d'Auxerre (17 mars 1998 à Auxerre)

_ Audition de M. CAZALS, procureur de la République près le tribunal de grande instance d'Auxerre (17 mars 1998 à Auxerre)

_ Audition de M. BAIZET, Président du tribunal de grande instance d'Auxerre (17 mars 1998 à Auxerre)

Audition de Mme Françoise BERNOT et M. Philippe DECOURCELLE

greffiers en chefs associés,

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 mars 1998 à Auxerre)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

Mme Bernot et M. Decourcelle sont introduits.

M. le Rapporteur leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, Mme Bernot et M. Decourcelle prêtent serment.

M. Jacky DARNE :  Madame, Monsieur, mes premières questions portent sur vos conditions d'activité. Comment avez-vous acquis votre charge ? Quelles en sont les caractéristiques économiques ? Quel investissement avez-vous réalisé ? Quel est votre chiffre d'affaires ? Comment se répartissent les produits de l'étude entre les activités directement liées au tribunal et celles liées à l'appartenance au Groupement d'Intérêt Economique (GIE) de renseignement par minitel ? D'une façon générale, comment s'exerce cette activité propre aux tribunaux de commerce ?

La chancellerie nous a informés d'un projet de modification de la tarification destiné à compenser la baisse de la tarification télématique. D'une façon générale, en quoi consiste votre métier ? D'où tirez-vous vos revenus ?

Nous vous interrogerons enfin sur vos relations avec le tribunal et sur vos différents domaines d'activité, qu'il s'agisse des registres ou de la gestion quotidienne.

M. Philippe DECOURCELLE :  Je laisserai Mme Bernot répondre la première, d'une part, parce qu'elle était là avant moi, et, d'autre part, parce qu'elle exerce depuis beaucoup plus longtemps que moi son activité, qu'elle tient de son père. Elle en a une vision probablement différente de la mienne. J'ai été nommé en avril 1997 après avoir exercé le métier d'huissier de justice pendant une dizaine d'années. C'est la passerelle que j'ai empruntée pour me rapprocher de cette profession.

Mme Françoise BERNOT :  J'ai pris la suite de mon père, qui fut greffier du tribunal de commerce pendant trente ans. Il est décédé étant encore greffier. J'ai beaucoup travaillé avec mon père qui était à la fois greffier du tribunal de commerce et greffier de tribunal civil. C'est pourquoi, sur la demande du président du tribunal civil de l'époque, j'ai eu à tenir des audiences correctionnelles, de sorte que j'ai acquis une formation civile et commerciale. Avec le recul, je constate que, quoi qu'on en dise, les choses ont beaucoup évolué.

M. le Rapporteur :  Vous étiez greffier civil avant la nationalisation ?

Mme Françoise BERNOT :  Oui. Nous n'avons pas été nationalisés. Mon père a revendu sa charge de greffier civil pour n'être plus que greffier de tribunal de commerce. J'ai donc une formation de greffe civil et de greffe de commerce.

Lorsque notre père est décédé, mon frère et moi avons pris la charge chacun pour moitié.

M. Jacky DARNE : Cela s'est fait par succession.

Mme Françoise BERNOT : Les frais d'acquisition de notre charge ont représenté les droits de succession. C'est ainsi que nous avons acquis notre charge. Cela s'est produit à une époque où le statut de société civile professionnelle n'était pas encore applicable aux greffiers des tribunaux de commerce. Nous avons été les deuxièmes greffiers à adopter le statut de société civile, car un autre greffe en France se trouvait dans le même cas, mais nous avons buté sur la dénomination de la société.

M. Jacky DARNE : Cela date de quand ?

Mme Françoise BERNOT :  Nous avons prêté serment en janvier 1974. Cela doit donc dater de 1973.

Nous avons tenu le greffe jusqu'à ce que mon frère décide de prendre sa retraite. Nous lui avons cherché un successeur. C'est ainsi que nous avons trouvé Maître Decourcelle.

M. Jacky DARNE : C'était l'année dernière ?

Mme Françoise BERNOT :  Nous avons commencé à négocier en 1995, mais il a fallu du temps pour que le dossier avance. Maître Decourcelle a réellement pris sa charge le 1er avril 1997.

M. Jacky DARNE :  De quoi dépend la valeur des charges ? Du chiffre d'affaires ? Du bénéfice ? Il ne peut y avoir un marché des greffiers de tribunaux de commerce, car il serait trop étroit.

Mme Françoise BERNOT :  Elle résulte d'un coefficient.

M. Jacky DARNE : La chancellerie nous a donné le chiffre de quatre millions de francs.

Mme Françoise BERNOT : Effectivement, Maître Decourcelle a acheté la sienne pour deux millions de francs.

M. Jacky DARNE :  Quelle est la répartition du chiffre d'affaires entre la tarification des actes et la fourniture d'informations par minitel ? Quelle modification a entraîné dans votre chiffre d'affaires l'introduction de la télématique ?

Mme Françoise BERNOT :  Jusqu'à présent, nous tenions notre charge manuellement, comme vous l'avez vu sur le registre que nous vous avons présenté. Nous nous sommes informatisés en 1986. Ce n'est pas que nous ne songions pas à nous informatiser plus tôt, mais c'est un passage auquel nous devions beaucoup réfléchir. Il faut, bien entendu, du matériel et un logiciel, mais aussi du temps. Différentes méthodes sont possibles. Certains greffiers ont procédé différemment de nous.

Après avoir acquis le matériel et le logiciel, nous avons commencé à informatiser le greffe, tout en continuant d'établir manuellement les actes au jour le jour. Cela nous a demandé encore plus de temps et de disponibilité. Pour accélérer l'informatisation, nous avons embauché des personnes sous contrat à durée déterminée. Il a fallu trois bonnes années - 1987, 1988 et 1989 - pour informatiser totalement le greffe. Nous avons terminé par les procédures collectives. Nous avons entré les données au fil des programmes disponibles. Comme il fallait observer une certaine logique, nous avons entré successivement le registre du commerce, les nantissements et les procédures collectives.

M. Jacky DARNE :  Vous avez alors adhéré au GIE ?

Mme Françoise BERNOT :  Pas au départ.

M. Jacky DARNE : Quelles sont les conditions et les modalités de contrat qui existent ? Nous n'avons pas encore d'informations sur les relations qu'entretiennent les greffiers et le GIE.

Mme Françoise BERNOT :  Initialement, nous n'appartenions qu'au GAGI, un petit groupement de greffiers qui réalise, modifie et actualise ses programmes. Nous gérions tout par courrier. Puis a été créé le GIE Infogreffe.

M. Jacky DARNE : Quelle est votre organisation ? Les entreprises déposent leurs actes, leurs déclarations, leurs immatriculations, leurs comptes annuels. Passez-vous tous ces éléments au scanner ?

Mme Françoise BERNOT :  Non, mais nous les entrons au jour le jour en ordinateur, registre du commerce ou registre des sociétés. Une mise à jour est effectuée chaque soir. Ainsi les clients peuvent s'informer journellement des actes déposés et des formalités accomplies au registre du commerce.

M. Jacky DARNE :  Les comptes annuels sont-ils saisis manuellement ?

Mme Françoise BERNOT :  Nous n'entrons en informatique que quelques éléments: le fait que la société a bien déposé ses comptes annuels et quelques renseignements. Chez nous, tous les quinze jours - tous les jours pour les plus gros greffes -, un colis est pris en charge par le ministère, qui procède lui-même à la scannérisation des bilans. Nous ne les scannérisons pas.

M. Jacky DARNE : C'est donc le ministère qui scannérise les comptes annuels ?

Mme Françoise BERNOT :  Il les fait scannériser par une société annexe.

M. le Rapporteur :  De quel ministère parlez-vous ? Du ministère de la justice ?

Mme Françoise BERNOT :  Non, du ministère du Commerce, ou plutôt de l'Institut National de la Propriété Industrielle. Nous travaillons beaucoup avec l'INPI. Pour moi, c'est le premier interlocuteur.

M. Jacky DARNE :  L'INPI publie ensuite les comptes annuels à des tarifs moindres ?

Mme Françoise BERNOT :  J'ignore comment il procède précisément.

M. Jacky DARNE :  Vous saisissez un certain nombre de données. Tous les quinze jours, l'INPI vient collecter des informations. Percevez-vous pour cela une contrepartie ?

Mme Françoise BERNOT :  Non, c'est gratuit. Ils ont nos bilans, les envoient dans un centre de traitement situé à Libourne qui les traite rapidement, puis les renvoie au ministère, c'est-à-dire, à l'INPI, à Compiègne, qui réalise le reste du travail.

M. Jacky DARNE :  Celui qui veut consulter de l'information commerciale a le choix entre plusieurs services. Vous êtes adhérent à Infogreffe. Appartenez-vous à d'autres GIE ?

Mme Françoise BERNOT :  Non.

M. Jacky DARNE :  Si je veux obtenir par Infogreffe une information sur une entreprise immatriculée à Auxerre, le réseau passe-t-il par vos propres ordinateurs ? Où se trouve le serveur ?

Mme Françoise BERNOT :  Le réseau passe par SG2, une société de stockage de l'information dont le siège se trouve à Sophia Antipolis.

M. le Rapporteur : Celle-ci travaille pour le GIE ?

Mme Françoise BERNOT :  Oui, et pour beaucoup d'autres organismes.

M. Jacky DARNE :  Comment est alimenté l'ordinateur situé à Sophia Antipolis ? D'où lui viennent les informations ?

Mme Françoise BERNOT :  De chez nous via le GAGI, et d'autres greffes qui n'appartiennent pas nécessairement à ce groupement de greffiers.

M. Jacky DARNE :  Le groupement de greffiers cède ses données à la société SG2.

M. Philippe DECOURCELLE :  L'information part d'Auxerre vers le GAGI.

M. Jacky DARNE :  Physiquement, mais pas télématiquement ?

Mme Françoise BERNOT :  Si, télématiquement.

M. Philippe DECOURCELLE :  Elle est envoyée chaque soir, télématiquement, au GAGI. Ce groupement de greffiers la traite de façon à ce qu'elle soit exploitable par minitel. Les données sont alors envoyées à la société SG2, à Sophia Antipolis, qui stocke les informations. Quand on utilise le minitel, on interroge le stock SG2.

M. Jacky DARNE :  Si je viens ici demander une copie de comptes annuels, d'« extrait K bis » ou autre, vous me les facturez en fonction du tarif. C'est vous qui vous engagez et qui fournissez l'information. Si je consulte le minitel, j'ai accès à une information qui a fait l'objet d'un tri et qui n'est pas véritablement le document.

M. Philippe DECOURCELLE :  Elle est triée de façon informatique pour être stockable par SG2, société commerciale qui stocke des informations en provenance de multiples organismes, y compris de l'INPI, du BODAC, ou d'autres.

M. Jacky DARNE : Cette société peut alors les revendre.

M. Philippe DECOURCELLE :  SG2 ne revend strictement rien. Elle nous facture ensuite ses travaux.

Mme Françoise BERNOT :  Les personnes qui veulent obtenir des renseignements peuvent s'adresser à Infogreffe, mais aussi à Euridile, c'est-à-dire à l'INPI, ou à Verif.

M. Jacky DARNE : Vous n'encaissez de contrepartie que pour Infogreffe ? Vous ne recevez rien pour Euridile ?

Mme Françoise BERNOT :  Non, rien.

M. Jacky DARNE :  Donc, vous avez des concurrents ?

Mme Françoise BERNOT :  Tout à fait.

M. Jacky DARNE :  Infogreffe est obligé de baisser ses tarifs parce qu'il est soumis à une concurrence. Le tarif est de 9,23 francs la minute sur Infogreffe et de 5,21 francs sur Euridile.

M. Philippe DECOURCELLE :  Infogreffe a été créé avant le service de l'INPI. Lorsque l'INPI a ouvert son propre service, il a prévu de la facturer à un coût moindre. Il n'y a pas de lien entre le tarif d'Infogreffe et le tarif de l'INPI.

M. Jacky DARNE :  Si je veux accéder aux informations d'Infogreffe, j'aboutis à Sophia Antipolis, cela me coûte 9,23 francs la minute. Si je consulte le serveur pendant 10,25 minutes, cela me coûte donc 100 francs. Une partie de cette somme va à France Telecom, une autre au GAGI et une autre à vous, mais selon quelle la répartition ?

Mme Françoise BERNOT :  Une partie va à France Telecom, une autre au GAGI, une autre à SG2.

M. Jacky DARNE :  Combien vous revient-il ?

M. Philippe DECOURCELLE :  Vous parliez tout à l'heure de revenus. Je ne souhaite pas communiquer publiquement mes revenus personnels. La France est un pays où l'on n'aime pas trop parler d'argent. Par contre, je puis vous indiquer que j'ai adressé très récemment un courrier à Mme le Garde des sceaux, dont j'ai envoyé copie au ministère du Budget et à Mme Martine Aubry, car au risque de vous surprendre, je vous dirai que je suis dans une situation difficile.

Le greffe d'Auxerre est un petit greffe. Il est sans commune mesure avec certains greffes de la région parisienne. Son registre du commerce compte trois mille numéros pour deux greffiers, soit mille cinq cents numéros chacun, contre cinquante mille pour celui de Nanterre qui n'a qu'un greffier. Celui de Paris/Créteil représente 150 000 numéros pour trois greffiers.

Avant d'obtenir la cession des parts du frère de Mme Bernot pour la somme de deux millions de francs, j'ai établi un plan prévisionnel de financement. Le prix de cession des parts et ce plan ont été soumis à l'agrément de la chancellerie. J'ai signé en 1995. À l'époque, on ne parlait absolument pas de tout ce dont on parle aujourd'hui en ce qui concerne les tribunaux de commerce. Le projet incluait des recettes provenant pour environ un tiers du minitel.

Après avoir payé les charges sociales, les impôts et les remboursements d'emprunt, il devait me rester environ 150 000 francs par an sur un chiffre d'affaires de 550 000 francs. Les résultats de l'exercice 1997 correspondent en tous points au plan de financement que j'ai déposé à la chancellerie deux ans plus tôt.

La crise économique a entraîné une diminution de 25 à 30 % du chiffre d'affaires du greffe d'Auxerre. Aujourd'hui, le minitel représente 28 % des recettes du greffe d'Auxerre, mais 68 % des bénéfices. Il est évident que si du jour au lendemain, on supprimait 41 % des recettes du minitel, mon bénéfice chuterait.

Je remercie Mme Françoise Bernot d'avoir bien voulu me prendre pour associé, car il est très difficile de trouver un greffe. Tout le monde cherche à vous décourager. On a essayé de me dissuader à de multiples reprises. La profession de greffier est relativement fermée. Des jeunes titulaires de l'examen professionnel ne trouvent pas à s'associer, car il n'existe que 220 greffes en France. Quand il y a trente candidats pour huit greffes vendus dans l'année, certains peuvent attendre durant des années.

M. le Rapporteur :  Il y a plus de candidats que pour les juges !

M. Jacky DARNE : Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur le niveau de revenu des uns et autres, ni sur le niveau de patrimoine, ni sur les conditions d'endettement. Je formulerai seulement quelques remarques. Vous indiquez être deux pour trois mille numéros, alors qu'ils sont trois pour 150 000 à Créteil. Cela peut signifier qu'à deux, vous êtes trop nombreux.

M. Philippe DECOURCELLE :  Non.

M. Jacky DARNE :  Si d'autres peuvent réaliser à trois le travail pour 150 000 numéros, on ne peut pas mettre à la charge d'un financement par le tarif ce qui peut apparaître comme un surnombre. Si un cabinet d'immobilier, comme celui de M. Révillon, emploie trois associés au lieu d'une personne pour le même marché, le niveau de revenus de chacun risque de diminuer.

À l'évidence, le temps de travail passé dans une structure est une question de choix personnel. Il est logique de l'assumer.

M. Philippe DECOURCELLE : Je suis tout à fait d'accord avec vous.

M. Jacky DARNE : En contrepartie, on ne peut pas dire qu'il faille, dans ces conditions, gagner suffisamment pour rembourser des emprunts. Par ailleurs, l'achat de toute entreprise qui intègre des éléments incorporels: clientèle, fonds de commerce ou autre, comprend un remboursement de capital et pas uniquement le paiement de charges. Que les intérêts soient une charge, nul ne le conteste, que vous n'ayez pas des revenus disponibles correspondant aux remboursements du capital, c'est bien compréhensible, il n'empêche que vous êtes en train d'acquérir un capital qui a une valeur. Cette valeur est certes incertaine, car le chiffre d'affaires des greffes peut s'effondrer, mais on ne peut pas mettre à la charge de la collectivité ce qui représente une plus-value.

Si nous examinions l'évolution du chiffre d'affaires et de la rentabilité depuis dix ans, compte tenu que deux tiers des bénéfices proviennent de l'exploitation par minitel, nous constaterions bien une augmentation dans le passé, donc, un gain en capital dû au minitel. Dans un marché concurrentiel, vous pouvez perdre ou gagner. C'est la vie commerciale de chacune des personnes que vous voyez défiler au tribunal de commerce.

Soit vous vous situez dans un système privé et vous vivez comme des professionnels privés, soit vous vous situez dans un système public et vous vivez avec les actes, comme auparavant. Infogreffe est une activité commerciale qui n'a rien à voir avec l'activité d'officier public ministériel. Il me semble y avoir là, pour l'instant, une ambiguïté et une source d'interrogation. Quelle est la nature de cette activité ?

S'agit-il d'une activité privée de nature commerciale qui consiste à vendre des services au minitel ?

Vous avez par ailleurs une mission de service public qui consiste à délivrer des actes. D'après la description que vous avez faites, avec l'intervention de sociétés et de réseaux, on est vraiment à la limite. C'est pourquoi il convient d'apporter un éclaircissement sur cette question.

Dans un tribunal de commerce, par définition, quand on connaît le prix de cession, on connaît à peu près la rentabilité d'une affaire. Cela explique le montant que vous avez payé. C'est donc une activité qui a été rentable jusqu'à présent. Que la rentabilité soit moins assurée dans le futur par suite de la diminution des recettes provenant du minitel, c'est possible.

M. Philippe DECOURCELLE :  Nous n'agissons pas dans le domaine commercial, nous sommes dans le domaine d'offices ministériels qui ont des contreparties...

M. Jacky DARNE :  Franchement, le service minitel ne relève-t-il pas d'une logique commerciale ?

M. Philippe DECOURCELLE :  ...avec un agrément de la chancellerie. Je ne critique pas le fait que l'on veuille diminuer le coût des services minitel. Je dis qu'à l'époque où j'ai présenté mon dossier à la chancellerie, aucune remarque ne m'a été faite, alors que c'est le rôle des fonctionnaires chargés d'examiner les dossiers.

Il est vrai que le greffe d'Auxerre est dans une situation particulière, non seulement parce que nous sommes deux et qu'un suffirait, mais aussi parce que nous avons beaucoup plus de personnel que nous ne devrions en avoir. Si on baisse nos recettes de 41 %, et bien que cela ne corresponde pas à mes opinions en ce qui concerne le partage du travail, je serai obligé de licencier deux personnes à la fin de l'année. Vous avez raison de dire qu'il faut s'adapter à la situation. Je m'adapterai !

M. le Rapporteur :  Il n'est pas dans les intentions de la commission de poser des questions indiscrètes. Vous avez d'ailleurs la possibilité de ne pas répondre. Nous en tirerons ce que notre intime conviction nous donnera à penser. Toutefois les éléments de revenus font partie du débat.

M. Philippe DECOURCELLE :  Je vous ai fourni les éléments de revenu.

M. le Rapporteur : Pas totalement. Soit on donne tout, soit on ne donne rien.

Les juges travaillent bénévolement dans des conditions difficiles. Les juges professionnels sont payés par les contribuables. Les administrateurs judiciaires et les mandataires-liquidateurs le sont par les entreprises en difficulté, c'est-à-dire, d'une certaine façon, par les salariés.

M. Jacky DARNE :  Et les créanciers.

M. le Rapporteur :  Les salariés étant des créanciers dont notre devoir est de faire en sorte qu'ils soient protégés autant que les créanciers hypothécaires.

Les greffiers font commerce des éléments qu'ils peuvent tirer d'une charge au travers du minitel, selon une organisation commerciale, un GIE. Ce n'est pas vous qui disposez du minitel, vous adhérez à un système qui vous en donne les royalties. Cela pose le problème du revenu des greffiers et nous conduit à nous demander si nous devons proposer la nationalisation des greffes. On l'a fait pour les tribunaux civils.

Nous évaluons le travail des greffes. Tout à l'heure, nous avons interrogé les juges de votre tribunal. C'est un premier aperçu de la question. Nous prendrons appui sur le fonctionnement de plusieurs tribunaux, de toutes tailles. Je note qu'ici, vous considérez être en surnombre, ce qui est intéressant eu égard aux délais.

Dans les gros tribunaux de commerce, les greffiers disposent de revenus himalayens. Le greffier du tribunal de commerce de Paris enregistrerait, grâce au minitel, près de dix millions de francs de revenus ! Le canard enchaîné l'a révélé, nous allons le vérifier. En un sens, cette disproportion est source de problèmes pour vous. Le système est archaïque.

M. Jacky DARNE : En tout cas, pas très sain.

M. le Rapporteur :  Merci des informations que vous voulez bien nous donner. Nous poserons de nombreuses questions à vos confrères. Le fait que le greffe soit une charge de service public implique des règles et des devoirs. Que la chancellerie n'ait pas relevé certaines dérives liées à l'utilisation du minitel, nous en avons fait la remarque aux fonctionnaires de la chancellerie. Ne croyez pas que nous soyons tendres avec la chancellerie. Croyez bien que nous pouvons mesurer aussi les conséquences sur les petits greffes de certaines évolutions que nous pourrions être amenés à suggérer.

M. Philippe DECOURCELLE :  Il n'est pas certain que vous puissiez en mesurer les conséquences.

M. le Rapporteur :  Surtout si vous ne nous dites pas tout!

M. Philippe DECOURCELLE :  Sur les 220 greffes existant en France, 13 ont une taille exceptionnelle et sont tenus par un ou deux titulaires, mais le plus souvent par un seul. Si vous diminuez de 50 % les recettes minitel de Paris et si le chiffre que vous citiez tout à l'heure est exact, le greffier gagnera encore 5 millions de francs par an, ce qui reste une somme avec laquelle on peut très bien vivre. Par contre, si l'on diminue nos recettes minitel de 50 %, Mme Bernot devra s'en aller et je licencierai deux personnes.

M. Jacky DARNE : Les problèmes d'adaptation existent dans l'ensemble de l'économie. Madame le greffier, vous avez connu votre père en exercice, vous avez exercé avec votre frère. Il y a trente ans, les « extraits K bis » étaient dactylographiés.

Mme Françoise BERNOT :  Ou établis par photocopie.

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M. Jacky DARNE :  Aujourd'hui l'informatique a permis et continue de permettre des gains de productivité. Les systèmes de traitement de texte, de gestion des fichiers permettent de gagner en rapidité et en qualité. Pouvez-vous quantifier cette évolution ? Le volume d'actes que vous établissez est-il supérieur à celui d'il y a dix ans, avec le même personnel ?

Mme Françoise BERNOT :  Tout dépend des domaines. Le volume du registre du commerce augmente légèrement chaque année. Concernant les procédures collectives, M. Brochot a indiqué qu'il y en avait une dizaine par an il y a trente ans. Les nantissements suivent l'évolution du registre du commerce, avec les ventes de fonds et les acquisitions. Les commerçants font des emprunts, ne serait-ce que pour améliorer l'accueil de la clientèle.

Il y donc eu augmentation du nombre des actes, mais pas forcément augmentation des revenus. La dernière augmentation du taux de base remonte à douze ans, alors que nos charges ont beaucoup augmenté depuis. De plus, cette augmentation était assortie de suppressions, de sorte qu'elle n'a pas forcément compensé la perte. Et les années où nous avons informatisé ont été très dures.

M. Philippe DECOURCELLE : L'informatisation du greffe a coûté environ un million de francs.

Mme Françoise BERNOT :  Il a fallu investir en temps et en matière grise.

M. Jacky DARNE :  Pourriez-vous nous communiquer un état comparatif du volume et de l'effectif d'il y a dix ans et de celui d'aujourd'hui ?

Mme Françoise BERNOT :  Je reprendrai mes statistiques.

M. Philippe DECOURCELLE :  Je voudrais, messieurs, vous communiquer une information.

Il existe à Sens un greffe dépourvu de titulaire depuis trois ans, qui est administré par son clerc principal. Comme on a dit, à un moment, que le tribunal de commerce de Joigny risquait d'être supprimé, son greffier nous a proposé de regrouper au sein d'un greffe commun les activités de Sens, de Joigny et d'Auxerre. Cela lui permettait de conserver une situation. Nous n'étions pas spécialement demandeurs, mais pour répondre à sa démarche, nous avons rencontré diverses personnalités qui nous ont toutes manifesté leur accord. Nous avons ensuite demandé un rendez-vous à la chancellerie, qui nous a été accordé avant d'être décommandé par téléphone. Un peu plus tard, nous avons appris que le procureur de Sens n'était pas favorable à un regroupement des trois greffes.

Pourtant, cela allait dans le sens de l'intérêt des justiciables, permettait un meilleur service rendu à la justice, puisque, par exemple, pour une affaire examinée à Sens, un avocat d'Auxerre aurait pu inscrire ici une affaire au rôle et déposer ses conclusions. Cela aurait permis à un chef d'entreprise de Sens ouvrant un établissement secondaire à Auxerre d'accomplir les démarches dans sa ville.

M. Jacky DARNE :  De quand date ce refus et quels en étaient les motifs ?

M. Philippe DECOURCELLE :  Il date de quelques semaines. Le procureur de Sens a indiqué qu'il souhaitait éviter la création d'un monopole, alors que chacun dispose déjà d'un monopole dans son ressort.

M. le Rapporteur :  Estimez-vous que c'était la véritable raison ?

M. Philippe DECOURCELLE :  Je ne veux pas analyser les véritables raisons. Nous savons qu'il est intervenu auprès des héritiers pour leur demander de ne pas signer avec les trois greffiers d'Auxerre et de Joigny. Nous avons fait à la chancellerie une proposition allant dans le sens de la réforme, mais nous n'avons pas été suivis. Des réformes sont souhaitées par tout le monde, mais quand on les propose aux services concernés, on se heurte à un refus.

M. le Rapporteur :  Les procureurs ne sont pas chargés de décider des réformes. Ils sont chargés d'appliquer la loi, ce qui est différent. Chacun son travail.

M. Philippe DECOURCELLE :  On peut parfois anticiper les réformes, quand elles vont dans le bon sens.

M. le Rapporteur :  Vous avez eu raison de nous en parler.

Audition de M. Didier SEGARD, administrateur judiciaire, son collaborateur M. Christian DUCATTE et de M. Bernard BROCHOT, président du tribunal de commerce d'Auxerre

(Extrait du procès-verbal de la séance du 17 mars 1998 à Auxerre)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

MM. Segard et Christian Ducatte  sont introduits.

M. le Rapporteur leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, MM. Segard et Ducatte prêtent serment.

M. Jacky DARNE  :  Maître Segard, au cours de cette journée, nous avons parlé de vous à plusieurs reprises, car votre nom apparaît fréquemment dans les procédures collectives. Le nombre de dossiers qui vous sont attribués en qualité d'administrateur est important. D'après les chiffres qui nous ont été fournis ce matin, il y a en a eu 411 depuis 1991, soit environ les trois quarts des affaires du tribunal de commerce d'Auxerre. Vous n'avez pas un monopole, puisqu'il y a un autre confrère, mais vous avez une place prépondérante. Vous avez une autre étude à Nanterre...

M. Didier SEGARD  : ... qui est mon établissement principal.

M. Jacky DARNE  :  Comment organisez-vous votre travail ? Quels sont vos moyens humains et matériels ? Comment partagez-vous votre temps ? Comment, concrètement, répondez-vous aux missions qui sont les vôtres ?A Nanterre, avez-vous un nombre d'affaires plus important qu'ici ?

M. Didier SEGARD  : Non, il est comparable, mais la qualité des affaires est différente. Elles sont généralement beaucoup plus importantes. A Auxerre, le nombre d'affaires est relativement élevé, mais beaucoup sont très petites. Il s'agit d'une véritable étude, et non d'un bureau de passage. Un de mes collaborateurs est sur place, qui a lui-même trois collaboratrices, dont deux titulaires d'une maîtrise en droit et une comptable. Cette équipe de quatre personnes est en permanence sur le site. Jusqu'à l'année dernière, j'avais une antenne à Sens, mais le très faible volume d'affaires qu'elle avait à traiter la rendait chroniquement déficitaire, de sorte que j'ai été conduit à la fermer. L'ensemble des dossiers sont traités sur place. Je suis en contact permanent avec mon collaborateur, par téléphone et par fax. Grâce aux progrès techniques, je disposerai prochainement d'un réseau informatique entre Nanterre et Auxerre. Naturellement, je viens à Auxerre aussi souvent que nécessaire pour étudier les dossiers et participer aux audiences du tribunal.

M. Jacky DARNE  : Depuis quand avez-vous installé un bureau secondaire à Auxerre ?

M. Didier SEGARD  : J'ai commencé fin 1991, mais il a été vraiment opérationnel en 1992.

M. Christian DUCATTE  : Nous étions physiquement sur place le 1er juin 1992.

M. Jacky DARNE  :  Quelles sont les circonstances de votre implantation ici ?

M. Didier SEGARD  : Auparavant, le tribunal faisait confiance à mes confrères Sauvan et Goulletquer, jusqu'à ce qu'il décide de ne plus leur confier d'affaires. C'est alors que j'ai été amené à proposer mes services.

M. Bernard BROCHOT  : Par l'intermédiaire d'un avocat qui s'occupait d'une affaire et qui m'a fait connaître votre cabinet.

M. le Rapporteur  : Vous avez démarché le tribunal par l'intermédiaire d'un avocat ?

M. Didier SEGARD  : Absolument pas !

M. Bernard BROCHOT  : Un avocat nous avait suggéré de nommer comme administrateur le cabinet Segard. Je ne connaissais pas du tout Maître Segard.

M. le Rapporteur  : Vous venez d'indiquer que vous aviez proposé vos services.

M. Didier SEGARD  : Après !

M. Bernard BROCHOT  : Oui, après. Puisque nous l'avions nommé une première fois, tout naturellement, Maître Segard nous a dit qu'il pouvait prendre des dossiers de redressement judiciaire. Je vous avoue que cela nous a bien arrangé, puisque je venais de renvoyer Sauvan et Goulletquer.

M. Didier SEGARD  : Il s'est d'ailleurs écoulé plusieurs semaines ou plusieurs mois entre la première affaire et la suivante. Je n'ai pas fait de démarchage.

M. Bernard BROCHOT  : Le cabinet Michel s'était aussi proposé. Il m'avait été envoyé par M. Dieudonné, le président du tribunal de commerce de Sens, quand il a su que je n'avais plus d'administrateur. Le tribunal a apprécié le travail de M. Ségard. Je l'ai dit ce matin et je le maintiens devant vous.

M. le Rapporteur  : Vous avez de grands défenseurs dans le tribunal, mon cher maître.

M. Didier SEGARD  : J'en suis très fier.

M. Jacky DARNE  :  Vous avez un collaborateur. Comment vous répartissez-vous les tâches ? Suivez-vous couramment les affaires ? Par exemple, j'ai examiné brièvement ce matin le dossier Guyon. Qui a suivi cette affaire ?

M. Didier SEGARD  : Nous l'avons suivie tous les deux. Il est évident que sur place Christian Ducatte l'a suivie tout particulièrement, mais je l'ai suivie également. C'était une affaire importante.

M. Bernard BROCHOT  : Maître Segard était présent à chaque audience.

M. Didier SEGARD  : J'étais présent, bien entendu, aux audiences. Je suis allé dans l'entreprise. J'ai participé à des comités d'entreprise.

M. Christian DUCATTE  : Et à des réunions avec les repreneurs.

M. Didier SEGARD  : J'ai même organisé des réunions à Nanterre. Je me souviens aussi d'une réunion dans un hôtel parisien, l'hôtel Raphaël, où habitait le repreneur américain. J'ai assuré le suivi normal du dossier, en particulier dans sa phase critique, c'est-à-dire celle des propositions des repreneurs.

M. Jacky DARNE  : Quel rôle avez-vous joué dans les plans de reprise ? Avez-vous été à l'origine de certaines propositions ? Vous avez eu le dossier en juin 1995, je crois ?

M. Didier SEGARD  : Oui.

M. Jacky DARNE  :  Comment concevez-vous votre rôle et comment l'exercez-vous ?

M. Didier SEGARD  : Comme son nom l'indique, la période d'observation consiste à permettre à l'entreprise de fonctionner afin de déterminer la meilleure voie de sortie pour respecter les critères fixés par le législateur, c'est-à-dire la pérennité de l'entreprise, le maintien de l'emploi et l'apurement du passif. Dans l'affaire en question, qui était importante tant par le chiffre d'affaires que sur le plan social et qui présentait la caractéristique d'avoir une trésorerie abondante, ce qui n'est pas le cas le plus fréquent, car la plupart du temps les entreprises nous arrivent avec des trésoreries catastrophiques, il fallait vérifier s'il était possible de présenter le plan de continuation souhaité, comme souvent, par le dirigeant. La période d'observation a servi à restructurer l'entreprise qui avait une exploitation assez difficile à suivre, du fait de son caractère très fortement saisonnier. Elle présentait une importante trésorerie qui se dégonflait tout au long de l'année, pour se regonfler brutalement durant la période des vacances pendant laquelle une grande partie des travaux sont effectués. Il s'agissait de vérifier si l'entreprise pouvait générer à nouveau une capacité bénéficiaire de nature à permettre l'établissement d'un plan de continuation. Cette période a été assez longue, car l'issue était incertaine. Le dirigeant était très acharné à vouloir présenter un plan de continuation. Les résultats ont montré que cela n'était probablement pas la solution qui permettrait d'assurer la pérennité de l'entreprise. Une recherche de partenaires dans le cadre d'un plan de cession a donc été engagée. Après avoir obtenu l'ensemble des propositions, nous sommes revenus devant le tribunal pour les lui soumettre.

M. Jacky DARNE  :  Il y avait trois propositions, l'une de l'ancien propriétaire, M. Guyon, une autre de la société étrangère qui a finalement été choisie et une autre d'une société financière.

M. Christian DUCATTE  : Non, elle provenait d'une société concurrente, associée dans l'opération avec un partenaire financier qui s'est désisté entre-temps.

M. Jacky DARNE  :  Le choix s'est finalement porté sur la société étrangère, alors qu'un certain nombre de partenaires, dont les salariés, étaient plutôt favorables à M. Guyon, qui semblait présenter un rapport intéressant et être un homme de qualité, eu égard à la fixation de son niveau de rémunération à 40 000 francs, que vous avez proposé par requête à M. le juge-commissaire, et à son maintien par le repreneur dans sa fonction de directeur. Quels critères vous ont conduit à conclure en faveur du repreneur américain plutôt que d'une solution de continuité avec M. Guyon ?

M. Didier SEGARD  : D'abord, ce n'est pas moi qui ai conclu, c'est le tribunal.

M. Jacky DARNE  :  Il s'agit des conclusions de votre rapport.

M. Didier SEGARD  : Mon rapport faisait état de la situation, des résultats d'exploitation décevants, des nécessités de restructuration de l'entreprise, des perspectives de marché, des moyens financiers nécessaires, des projets de la concurrence. L'ensemble des données rendaient les propositions de cession intéressantes pour assurer la pérennité de l'entreprise. Un plan de continuation est toujours facile à homologuer. Encore faut-il éviter que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets et que l'on ne retrouve, quelques mois plus tard, comme cela arrive trop souvent, l'entreprise avec des dettes accrues et davantage de personnel à licencier. La pérennité de l'entreprise était l'élément déterminant pour étayer ces propositions, solides sur les plans industriel et financier. Cela dit, le tribunal aurait pu choisir l'autre solution, car M. Guyon est incontestablement un véritable entrepreneur.

M. Bernard BROCHOT  : Je me permettrai d'ajouter un détail. Il s'est produit un incident à la dernière audience de présentation des plans, au moment où M. Guyon a présenté son projet. Il était en instance de divorce. Son épouse, actionnaire à hauteur de 49 %, qui était présente, a dit : «Si un plan de cession est décidé ou si M. Guyon reprend l'affaire, je demande immédiatement entre 4 et 5 millions de francs».

M. Jacky DARNE  : Maître Segard, vous dites que le tribunal aurait pu décider autrement. En droit, oui. En fait, dans les éléments que j'ai pu observer et suivant les réponses que m'ont fournies les juges-commissaires, à l'exception d'un cas il y a deux ans, le tribunal suit constamment votre avis.

M. Didier SEGARD  : Je n'ai pas réalisé de statistiques à ce sujet, mais le tribunal suit assez fréquemment mon avis, lorsque j'en donne un, ce qui n'est pas toujours le cas. Il y a des affaires sur lesquelles j'ai un avis bien précis. Si je considère que le débiteur est un incapable, je formule mon opinion. En revanche, il est des cas où plusieurs solutions m'apparaissent possibles et où je m'en remets à la sagesse du tribunal. Il est vrai que lorsque je fais une suggestion, parce que les éléments que j'apporte sont sérieux, la plupart du temps, le tribunal me suit. Heureusement, car sinon, cela voudrait dire que mon jugement est erroné ou que je fais mal mon travail.

M. Jacky DARNE  :  Sauf que le tribunal n'a pas la possibilité d'avoir la même capacité d'expertise que vous et, donc, de contredire une requête ou une proposition que vous faites.

M. Didier SEGARD  : Je voudrais que vous regardiez mes rapports, les pièces qui les étayent. Je crois pouvoir dire que je fournis au tribunal tous éléments lui permettant de prononcer un jugement dans les meilleures conditions possibles. Je n'ai aucun intérêt à dissimuler quoi que ce soit au tribunal, bien au contraire. Je jouis de sa confiance, parce qu'il sait que je ne lui cache pas les éléments d'un dossier.

M. Bernard BROCHOT  : Le tribunal ne vous suit pas toujours !

M. Jacky DARNE  :  Dans ce dossier, la période d'observation de six mois a été prolongée de six mois. Vous avez rendu votre rapport au bout d'un an, puisqu'il intervient au moment de la clôture de la deuxième période d'observation. Le jugement initial date du 15 septembre 1995. Un deuxième jugement pour une nouvelle période d'observation de six mois a été rendu le 18 mars 1996, trois jours après les six mois. A-t-il fallu un an d'observation dans cette affaire ou une surcharge de travail a-t-elle rendu les choses difficiles ?

M. Didier SEGARD  : Pas du tout ! Je suis dans le métier depuis plus de vingt ans. J'ai connu la loi de 1967 sous laquelle les procédures duraient souvent deux, trois, quatre ans, voire davantage. Il est certain que c'était excessif. La loi de 1985 a mis un terme à ces errements en raccourcissant considérablement les procédures. Mais il ne faut pas tomber dans l'excès inverse et croire que l'on peut trouver la bonne solution en quelques jours ou quelques semaines. Lorsqu'un entrepreneur a la volonté, la capacité de changer et de s'adapter, il faut lui laisser la possibilité, sous l'aile protectrice du tribunal, de redresser son entreprise. Pour une entreprise caractérisée par un cycle annuel aussi marqué que Guyon, une période d'observation d'un an était tout à fait nécessaire et même indispensable, dans la mesure où nous avions la possibilité de le faire. Si j'avais constaté des dérapages trop importants, j'aurais mis un terme beaucoup plus rapidement à cette période d'observation. J'aurais suscité des offres de cession beaucoup plus rapidement. Mais là, je vous le rappelle, il a été question jusqu'au dernier moment d'un plan de continuation.

M. Jacky DARNE  :  Dans les plans de continuation, êtes-vous souvent commissaire au plan ?

M. Didier SEGARD  : Le tribunal n'a pas de religion à ce sujet.

M. Bernard BROCHOT  : Il y a souvent une entente en cours d'audience entre l'administrateur et le liquidateur.

M. Didier SEGARD  : Dans les affaires industrielles, je considère que le rôle de l'administrateur est d'être commissaire à l'exécution. Il faut traiter l'article 40, les licenciements, les cessions de contrats, achever les clauses de réserve de propriété. Il est quasiment impossible de transmettre tout cela au représentant des créanciers. En revanche, dans les cessions de cafés, de boulangeries et d'autres petits commerces, cela peut être aussi bien l'un que l'autre.

M. Jacky DARNE  :  Comment concevez-vous la mission de commissaire au plan ? Avez-vous un tableau de bord ? Un plan de continuation mal exécuté pénalise tout le monde. Cela suppose donc une surveillance régulière.

M. Didier SEGARD  : C'est un point délicat qui n'a pas été bien réglementé par le législateur. Sauf exception spécialement prévue par le jugement, le commissaire à l'exécution du plan n'a pas beaucoup de moyens pour exiger de l'entreprise qu'elle lui fournisse des comptes et d'autres éléments permettant d'apprécier la manière dont elle fonctionne. Le principal élément est tout simplement le versement du dividende annuel. Heureusement, la modification de 1994 a rendu le dividende non plus quérable mais portable, de sorte que cela évite aux entreprises de payer uniquement ceux qui le demandent, et, en général, plusieurs fois et avec insistance. Quand je suis commissaire à l'exécution du plan, je peux demander les fonds en question pour les distribuer moi-même aux créanciers. À part cela, je peux demander le bilan et un certain nombre d'éléments qui me sont fournis ou pas, selon la bonne volonté de l'entreprise.

M. Jacky DARNE  : Suggérez-vous des évolutions législatives en ce domaine ?

M. Didier SEGARD  : Je pense qu'il pourrait être utile, dans le cadre des plans de continuation, de vérifier que l'entreprise n'est pas en train de créer un nouveau déficit pour en combler un autre.

M. Jacky DARNE  : Quelles sont vos relations avec les professionnels, experts comptables et commissaires aux comptes, au moment où vous prenez des fonctions d'administrateur ? Comment continuent-ils d'exercer leurs fonctions après la décision d'ouverture du redressement judiciaire ? On constate bien souvent une négligence des rapports antérieurs, c'est-à-dire de l'examen critique du comportement qui a conduit à ne pas utiliser convenablement des procédures de comblement de passif ou d'autres, ce qui peut d'ailleurs viser les dirigeants, comme des tiers ou comme les banquiers ? Quelle est votre pratique sur l'établissement des comptes d'entrée ? Là encore, je constate que l'administrateur est censé faire les comptes mais qu'il confie souvent cette tâche à un cabinet extérieur, voire au chef d'entreprise ? Les commissaires aux comptes ont souvent la plus grande difficulté à assurer leur mission de vérification pour une entreprise qui a déposé le bilan, parce que l'information comptable et financière est difficile d'accès, en particulier auprès des administrateurs, chez lesquels on trouve une capacité d'inertie extrêmement forte. Qu'en est-il pour vous ?

M. Didier SEGARD  : Il convient de distinguer les fonctions de commissaire aux comptes et d'expert-comptable. Commençons par le commissaire aux comptes. Si le plan de continuation est adopté, sa mission se poursuit normalement.

M. Jacky DARNE  :  Il continue d'exercer ses fonctions normalement ?

M. Didier SEGARD  : Tout à fait. En revanche, lorsqu'on s'oriente vers un plan de cession, la mission du commissaire aux comptes devient sans intérêt, sauf à se servir de son rapport pour appuyer une éventuelle recherche de responsabilité du dirigeant. Souvent, pour éviter de générer des frais inutiles, car il est souvent reproché aux administrateurs de trop utiliser des intervenants extérieurs...

M. Jacky DARNE  :  Nous y reviendrons.

M. Didier SEGARD  : En plan de cession ou, a fortiori, de liquidation, je dispense souvent le commissaire aux comptes de poursuivre une mission qui n'a plus guère de raison d'être. Pour ce qui est de l'expert-comptable, lorsqu'il y en a un, ce qui n'est pas le cas dans les petites entreprises, je le laisse continuer à travailler, parce qu'il connaît l'entreprise. Je lui donne toutefois comme mission complémentaire de déterminer le point mort de l'entreprise, compte tenu des opérations de restructuration envisagées, de me fournir une situation mensuelle me permettant de contrôler l'évolution de la période d'observation. Si les relations entre le dirigeant et son expert-comptable sont mauvaises, ce qui arrive assez fréquemment, soit parce qu'il n'est pas payé, soit parce qu'il n'est pas bon, mon rôle étant de conforter l'entreprise et, donc, a priori, son dirigeant jusqu'à ce qu'il ait la fait preuve de son incompétence, je choisis, en accord avec le débiteur et le juge-commissaire, un expert-comptable pour me fournir les mêmes services. La recherche de responsabilité est autre chose. Je n'en abuse pas.

M. Jacky DARNE  :  J'ai l'impression que très peu d'actions en comblement de passif, en faillite personnelle ou en interdiction de gérer sont engagées par le tribunal. Il me semble que dans certains cas, vous seriez bien placé pour apprécier la situation et donner des informations.

M. Didier SEGARD  : À ce stade, je disparais. Avant de disparaître, je fais des rapports au tribunal, au parquet et je communique les pièces au représentant des créanciers qui a naturellement copie de tous mes rapports. C'est à lui, la plupart du temps, qu'il revient d'engager les actions en comblement de passif ou en responsabilité. Il est rare, mais cela m'est arrivé, que j'engage, en ma qualité de commissaire à l'exécution du plan, des actions en comblement de passif. Les actions en comblement de passif sont engagées dans les affaires en liquidation dans lesquelles il y a eu poursuite d'activité déficitaire jusqu'à épuisement total de l'actif social. Les tribunaux sont plus ou moins répressifs, et Auxerre n'est pas parmi les plus répressifs.

M. Jacky DARNE  :  Voyez-vous une différence de pratique entre le tribunal de Nanterre et le tribunal d'Auxerre ?

M. Didier SEGARD  : En terme de sanction, peut-être, bien que j'ignore le niveau des sanctions à Nanterre. Nanterre n'a pas non plus la réputation d'être un tribunal répressif. Certains tribunaux arrivent à un taux de sanction égal à un tiers. Ce n'est certainement pas le cas d'Auxerre ni de Nanterre.

M. Jacky DARNE  :  Vous parliez tout à l'heure de votre souci d'économiser les charges. Une des charges importantes est, bien sûr, la vôtre, compte tenu de votre mode de rémunération. Que pensez-vous de ce mode de rémunération ? Le juge-commissaire peut limiter le montant de vos honoraires, mais il le fait rarement. Dans l'affaire Guyon, votre rémunération a été de 311 000 francs. Vous savez que la tarification fait l'objet de vives critiques. Même si cette tarification est dégressive et plafonnée, le montant des honoraires paraît trop élevé à beaucoup.

M. Didier SEGARD  : Je pratique le tarif, rien que le tarif.

M. Jacky DARNE  : Vous proposez rarement des demandes de dépassement ?

M. Didier SEGARD  : Jamais, puisque le plafonnement auquel vous avez fait allusion est fixé à 450 000 francs. Depuis que je travaille avec le tribunal d'Auxerre, je ne pense pas avoir jamais eu l'occasion de présenter une taxe de ce montant. Par conséquent, la question ne se pose pas. En ce qui concerne le mode de calcul de la taxe, tel que défini par le décret, il est certainement critiquable. Il est difficile d'en élaborer un qui soit juste. Une affaire comme Guyon est-elle rentable ? Incontestablement, oui, bien qu'elle ait exigé de mon collaborateur, de mon équipe et de moi-même un nombre d'heures de travail considérable.

M. Christian DUCATTE  : Quinze mois de procédure !

M. Didier SEGARD  : Quinze mois de procédure ne représentent jamais que 20 000 francs d'honoraires par mois. C'est certainement une affaire rentable, mais qui ne me permet pas de faire fortune.

M. Jacky DARNE  :  Quel est votre chiffre d'affaires à Auxerre ?

M. Didier SEGARD  : Il n'a pas encore été calculé.

M. le Rapporteur  : Indiquez-nous celui de l'année précédente.

M. Didier SEGARD  : Le chiffre d'affaires doit être de l'ordre de 2,5 millions de francs, soit en moyenne 25 000 francs par dossier. Cela signifie que beaucoup d'affaires soit sont impécunieuses, soit ne donnent lieu qu'à une toute petite taxe ou à une taxe que l'on ne prend pas ou que l'on ne prend que partiellement, en particulier dans les plans de continuation. C'est une anomalie. Aboutir au plan de continuation exige souvent un travail considérable mais qui ne donne pas lieu à une rémunération particulière. Alors qu'en plan de cession, on taxe sur le montant de la cession, en plan de continuation, on ne taxe pas.

M. Jacky DARNE  :  Peut-il exister un lien de cause à effet entre des décisions suggérées et le mode de rémunération ?

M. Didier SEGARD  : On pourrait l'imaginer. Je prétends que cela n'entre pas en ligne de compte. Je suis certain que mon objectivité dans la présentation des offres est facilement vérifiable et que le tribunal ne tient absolument pas compte de ma rémunération dans le choix d'une procédure ou d'une autre.

M. Christian DUCATTE  : D'ailleurs, le nombre de plans de cession en 1997 a été très faible.

M. Didier SEGARD  : Nous faisons davantage de plans de continuation.

M. Jacky DARNE  :  Dans les petites affaires, n'a-t-on pas tendance, sous la pression de l'environnement, à confirmer des plans de continuation dont on sait qu'ils sont sans avenir ? La continuation n'est-elle pas une solution laxiste ? S'il importe de maintenir l'emploi et de choisir des plans de cession ou de continuation permettant le développement économique, en revanche, maintenir de tout petits chefs d'entreprise dont l'incompétence est notoire et qui ne font que générer du passif pour les créanciers est une faiblesse. Ne pensez-vous pas que la continuation soit trop souvent opérée dans ces cas-là ?

M. Didier SEGARD  : Trop souvent, je ne sais pas. Mais il arrive que l'on fasse des plans de continuation parce qu'une entreprise est incessible. En fait, il n'y a pas d'entreprise, il y a un entrepreneur. Le tribunal lui laisse sa chance. Il paie quelque chose qui correspond à peu près à ses possibilités. Si on le mettait en liquidation, cela ne l'empêcherait pas de continuer à travailler, car il lui faut bien vivre, et de le faire sans rien payer. Le plan de continuation est souvent une manière de le faire participer au passif. Je ne l'accepte que lorsque le plan présenté comporte des chances réels de fonctionner. On prévoit alors des paiements mensuels, car un règlement annuel ne serait jamais effectué. Si les mensualités sont, dès le départ, irréalistes, je préfère aller en liquidation. Il est inutile de proposer au tribunal une solution qui, à l'évidence, échouera au bout de trois à six mois. C'est un problème délicat, car on ne peut pas empêcher quelqu'un de travailler. Le chef d'entreprise doit se sentir encadré et un peu surveillé pour éviter qu'il ne refasse n'importe quoi. Il doit être de bonne foi et avoir des compétences, sinon le procureur, qui est présent à chaque audience, ne manque pas de prendre des réquisitions tendant à la liquidation.

M. le Rapporteur  : Je n'ai pas bien compris dans l'organisation du tribunal, la différence qui existe entre rapports et mandats, ainsi que ce que vous entendez par audiences.

M. Didier SEGARD  : Les audiences correspondent aux réunions en chambre du conseil. Au cours d'une chambre du conseil, on peut examiner plusieurs rapports.

M. le Rapporteur  : Il y a une disproportion entre le nombre de rapports et le nombre de mandats.

M. Didier SEGARD  : Cela n'a aucun rapport. Les mandats sont les mandats ad hoc, mandats d'administration provisoire ou mandats divers qui ne font pas l'objet d'examens en chambre du conseil.

M. Jacky DARNE  : Il y en a très peu.

M. Didier SEGARD  : Leur nombre augmente.

M. Jacky DARNE  : D'après votre pratique, quel bilan tirez-vous des mandats ad hoc ?

M. Didier SEGARD  : J'y suis assez favorable. Dans la majorité des cas, ils permettent d'éviter le dépôt de bilan. C'est une procédure très intéressante, parce que très souple et bien perçue par l'environnement de l'entreprise  : les banquiers, les fournisseurs et même les administrations. On obtient ainsi ce que le débiteur est incapable d'obtenir par ses seuls moyens et on évite des dépôts de bilan.

M. Bernard BROCHOT  : Ils ne ressentent pas la même contrainte que pour un redressement judiciaire.

M. Didier SEGARD  : Ils n'ont pas à en subir le traumatisme.

M. Bernard BROCHOT  : Et surtout, ils évitent la publication dans la presse du dépôt de bilan devant le tribunal.

M. Didier SEGARD  : Tout à fait, car il n'y a aucune publicité.

M. le Rapporteur  : Les rapports déposés peuvent correspondre aussi à des rapports d'étape tout au long de la procédure ?

M. Didier SEGARD  : Tout à fait.

M. le Rapporteur  : C'est la matérialisation de votre réflexion et de votre travail.

M. Didier SEGARD  : Chaque fois qu'un dossier passe en chambre du conseil, tous les deux mois ou tous les quatre mois, suivant les cas, on établit un rapport.

M. le Rapporteur  : On n'a donc pas le nombre de dossiers que vous gérez ?

M. Didier SEGARD  : Si, le document que je vous ai remis indique le nombre de dossiers reçus.

M. le Rapporteur  : 373 ?

M. Didier SEGARD  : C'est le nombre de dossiers reçus depuis six ans.

M. le Rapporteur  : Entre 1992 et 1997, pour les quatre tribunaux, les trois de l'Yonne et celui du Loiret.

Pour quels tribunaux de la région parisienne travaille votre cabinet de Nanterre ?

M. Didier SEGARD  : Uniquement celui de Nanterre.

M. le Rapporteur  : Votre activité y est-elle inférieure ou supérieure à celle d'Auxerre ?

M. Didier SEGARD  : Elle est différente, dans la mesure où, à Nanterre, les dossiers sont probablement moins nombreux mais plus importants, ce qui nécessite une équipe plus large.

M. le Rapporteur  : Combien y avez-vous de salariés équivalents à M. Ducatte, qui fait office de collaborateur de premier rang ?

M. Didier SEGARD  : Quatre.

M. le Rapporteur  : Ici, M. Ducatte est seul.

M. Didier SEGARD  : Il est seul avec moi.

M. le Rapporteur  : A Nanterre, vous avez une capacité de travail quatre fois supérieure à celle d'ici, pour les quatre petits tribunaux, car les dossiers sont plus importants et demandent beaucoup de travail. Notre préoccupation à l'égard de votre profession est multiple. Nous considérons qu'elle est indispensable, puisque vous êtes le chef d'entreprise de secours. Nous nous interrogeons sur les conditions de votre travail. La Chancellerie nous a fourni des statistiques sur le nombre de mandats gérés par des cabinets présents dans plusieurs ressorts. Ce travail si difficile et délicat est effectué par des collaborateurs. Contrairement aux mandataires-liquidateurs qui sont nombreux, il y a peu d'administrateurs judiciaire sur le territoire.

M. Didier SEGARD  : Nous sommes 120 administrateurs, contre 360 mandataires-liquidateurs.

M. Jacky DARNE  : Cela dit, il y a beaucoup plus de liquidations et le nombre de dossier par mandataire est également trop important.

M. le Rapporteur  : Dans le département dont je suis élu, la Saône-et-Loire, des mandataires-liquidateurs font office d'administrateurs judiciaires, dans la mesure où ils reçoivent les gens, essaient de les aider. Ceux-ci croient qu'on les aide, alors qu'en fait, on les conduit au cercueil. Nous l'entendons dans nos permanences. Un petit artisan m'a dit : « J'avais 10 000 francs de passif, je me suis trouvé en redressement et j'ai eu un 180 000 ! ». Votre travail se situe à un point essentiel de notre réflexion, puisque le sauvetage de l'emploi est une préoccupation de tout gouvernement et de toute personne en charge de l'intérêt général, y compris du tribunal. Comment faites-vous face, avec 30, 40, 50 dossiers d'administration judiciaire lourds comme celui de Guyon ?

M. Didier SEGARD  : Des dossiers comme Guyon, il n'y en a pas trente en même temps, sinon mon équipe à Auxerre serait bien plus importante.

J'adapte mon équipe aux besoins du tribunal. Le dossier Guyon est exceptionnel pour un tribunal comme celui d'Auxerre. Il y en a en moyenne un par an.

M. le Rapporteur  : Tous les gros dossiers sont à Nanterre. Il y a ici des petits dossiers, et quelques-uns plus importants.

M. Didier SEGARD  : Il y a en moyenne un dossier important par an. En revanche, il y a énormément de petits dossiers sur lesquels on passe naturellement moins de temps. On leur accorde le temps qui convient. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le tribunal d'Auxerre nous les confie, à la différence de certains tribunaux qui utilisent la faculté que la loi leur donne de ne pas désigner d'administrateur dans les procédures simplifiées. L'expérience montre que cela ne fonctionne pas, parce que les liquidateurs ne sont ni équipés ni payés pour faire ce travail, qui n'est pas fait. Pour mener à bien les dossiers, il faut un administrateur.

M. Bernard BROCHOT  : Il est arrivé qu'un administrateur ne soit pas nommé.

M. Didier SEGARD  : Pour réaliser une économie, il est parfois décidé de ne pas nommer d'administrateur. Neuf fois sur dix, cela échoue.

M. Jacky DARNE  : Quelle est votre formation ?

M. Didier SEGARD  : Avant d'être administrateur, j'étais syndic. J'ai commencé ma vie professionnelle comme analyste financier. Après m'être occupé des entreprises en bonne santé, j'ai voulu m'occuper des entreprises en difficulté.

M. le Rapporteur  : Si vous travaillez trop, si les équipes sont insuffisantes, inadaptées, vous faites appel à des intervenants extérieurs. Comment concevez-vous alors votre mission ? Expertisez-vous vous-même l'entreprise ? En mesurez-vous vous-même les éléments d'actif avec l'aide exclusive du commissaire-priseur ? Avez-vous besoin d'autres personnes n'appartenant pas à vos cabinets ? C'est un point important.

M. Didier SEGARD  : C'est un point très important. On dit à ce sujet beaucoup de choses, qui ne correspondent pas toujours à la réalité. Est-ce que j'utilise un commissaire-priseur ? Oui. J'utilise quasi systématiquement un commissaire-priseur pour faire les inventaires, comme l'exige le législateur.

M. le Rapporteur  : C'est la loi.

M. Didier SEGARD  : C'est une pratique que j'ai toujours eue. L'inventaire par commissaire-priseur est essentiel, voire, pour certaines entreprises, par courtier en marchandises assermenté.

M. le Rapporteur  : Sur ce point, nous sommes d'accord.

M. Didier SEGARD  : S'agissant des expertises, je fais appel à un expert-comptable lorsqu'une entreprise n'en a plus. Il peut m'arriver également, de faire désigner un expert judiciaire en référé.

M. Jacky DARNE  : Un expert en diagnostic ?

M. Didier SEGARD  : Jamais. Cela n'existe pas. Je n'en ai jamais vu.

M. Jacky DARNE  : Je suis sûr que cela existe.

M. Didier SEGARD  : Je n'en ai jamais vu fonctionner.

M. le Rapporteur  : Tout à l'heure, vous sembliez dire que vous préfériez travailler avec votre équipe sur l'expertise comptable et abandonner l'expert-comptable de l'entreprise.

M. Didier SEGARD  : Je n'ai pas dit cela, au contraire ! J'ai dit que je le gardais chaque fois que possible. À chaque fois que cela est possible, je conserve les conseils naturels de l'entreprise : avocats, commissaires aux comptes, experts comptables. Je n'essaie jamais d'isoler le chef d'entreprise. Je considère que ma mission n'est pas du tout de remplacer tel ou tel conseil de l'entreprise, mais, au contraire, de travailler avec eux. Je ne les écarte que lorsque je considère, avec le juge-commissaire, qu'il faut les écarter. Quels sont les intervenants extérieurs dont je peux avoir besoin ? Dans l'affaire Clémendot, nous avons fait réaliser un audit par le cabinet Sofra, qui avait audité toute la profession à la demande du ministère de l'Agriculture et qui était capable de nous apporter quelque chose.

M. le Rapporteur  : Il l'a d'ailleurs très bien fait.

M. Didier SEGARD  : Il m'arrive, mais cela est peu fréquent, de faire appel à des experts industriels qui peuvent me donner l'orientation nécessaire pour faire aboutir le dossier dans les meilleures conditions, en me fournissant des précisions sur les marchés, l'évolution et les acteurs de la profession. Cette aide peut-être indispensable lorsque je ne la trouve pas gratuitement auprès des syndicats professionnels, de la chambre de commerce ou d'autres organismes. J'utilise parfois les contrôleurs de gestion.

M. le Rapporteur  : Pour quoi faire ?

M. Didier SEGARD  : Précisément afin de contrôler la gestion, c'est-à-dire le quotidien de l'entreprise. Le chef d'entreprise qui a déposé le bilan est une personne seule.

M. le Rapporteur  : Il n'est pas seul, puisque vous êtes là !

M. Didier SEGARD  : Par définition, je ne suis pas présent dans l'entreprise vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne suis pas payé pour cela, ce n'est pas ma mission.

M. le Rapporteur  : C'est bien vous qui signez les chèques !

M. Didier SEGARD  : Il est rare que le chef d'entreprise soit dessaisi. Ma mission est de l'assister. Le chef d'entreprise est une personne en proie à des tensions internes, parce qu'il joue sa vie : il joue sa carrière, son entreprise, son patrimoine, sa famille, sa fortune, son outil de travail.

M. Christian DUCATTE  : Son statut social !

M. Didier SEGARD  : Lorsqu'il éprouve un sentiment de péril, il est parfois tenté d'utiliser n'importe quels moyens pour donner au tribunal l'impression qu'il va redresser la situation. Il est très difficile de contrôler véritablement ce qui se passe dans l'entreprise. On peut être trompé. Bien que j'aie beaucoup d'expérience, il m'arrive de l'être. Quelqu'un doit aller vérifier les factures, parler avec le personnel, avoir des contacts avec les livreurs, etc.. C'est ce travail de terrain que peut faire le contrôleur de gestion.

M. le Rapporteur  : Ne pourriez-vous pas avoir un contrôleur à l'intérieur de l'étude ?

M. Didier SEGARD  : Je pourrais l'avoir en interne.

M. le Rapporteur  : Pourquoi ne le faites-vous pas ?

M. Didier SEGARD  : Pour une raison très simple. Compte tenu du tarif pratiqué, non seulement le dossier ne me rapporterait rien, mais il me coûterait.

M. le Rapporteur  : Je comprends pourquoi, dans l'affaire Clémendot, vous demandez au juge-commissaire un contrôleur à 410 francs hors taxes de l'heure et 2,15 francs le kilomètre.

M. Didier SEGARD  : C'est nécessaire.

M. le Rapporteur  : Parce que vous ne pouvez pas le faire...

M. Didier SEGARD  : Absolument !

M. le Rapporteur  : ...alors que c'est votre mission.

M. Didier SEGARD  : Non, ce n'est pas ma mission. Ma mission est d'administrer la société, de déterminer quelle est la stratégie de l'entreprise.

M. le Rapporteur  : Vous venez tout de même d'admettre que vous pouviez le prendre en interne. C'est donc que vous considérez que cela fait partie de vos missions.

M. Didier SEGARD  : Je peux tout prendre en interne. Je peux prendre aussi la comptabilité de l'entreprise, mais je ne suis pas expert-comptable. On peut me dire que c'est à moi de tenir la comptabilité de l'entreprise. Il faudra alors que l'on me donne les moyens de le faire et il faudra que le tarif soit différent.

M. Jacky DARNE  :  La frontière entre ce que vous devez faire et ne pas faire n'est pas claire. Tous les administrateurs n'ont pas la même conception de leur mission et du partage entre ce qu'ils peuvent sous-traiter et ce qu'ils font eux-mêmes. Il existe donc un problème. En réalité, le juge-commissaire n'arbitre pas sur le coût total, c'est-à-dire administrateur et intervenants extérieurs.

M. Didier SEGARD  : Ce n'est pas tout à fait cela. Il faut voir ce que le contrôleur de gestion coûte, mais il faut voir aussi ce qu'il rapporte.

M. le Rapporteur  : Il ne rapporte que s'il est bon.

M. Didier SEGARD  : Bien entendu ! S'il n'était pas bon, je ne vois pas pourquoi je l'utiliserais. Je l'aurais utilisé une fois mais pas deux. Je ne change pas souvent de contrôleur.

M. Jacky DARNE  : Qui employez-vous comme contrôleur ?

M. le Rapporteur  : M. Hoffer.

M. Didier SEGARD  :  M. Hoffer est une personne d'expérience qui pratique ce métier depuis plus de vingt ans et qui travaille pour de nombreux administrateurs judiciaires. Je le répète, le recours à un contrôleur de gestion est occasionnel, lorsque la situation le nécessite, c'est-à-dire lorsque le chef d'entreprise a besoin d'une aide parce qu'il ne trouve pas au sein de son établissement d'organes de contrôle. J'ai besoin d'avoir des informations sur ce qui se passe sur place, parce que je ne peux y être en permanence. C'est un élément de jugement complémentaire.

M. le Rapporteur  : J'ai bien compris. Vous ne pouvez pas être dans l'entreprise que vous assistez.

M. Didier SEGARD  : Je ne peux pas y être en permanence.

M. le Rapporteur  : Dans l'affaire Clémendot, une société de pépinières, pourquoi avez-vous fait appel à une société d'audit en assurances, dont le niveau des honoraires n'est d'ailleurs pas fixé dans la requête que vous avez rédigée et apportée au juge-commissaire ?

M. Didier SEGARD  : Il m'arrive, dans quelques dossiers complexes, qui sortent un peu de l'ordinaire, et c'était le cas, d'avoir besoin d'un spécialiste pour auditer des contrats d'assurance. Je ne prétends pas être un spécialiste incontestable en matière d'assurances. N'importe quel chef d'entreprise ferait la même chose.

M. le Rapporteur  : L'opportunité n'est pas en cause, je veux uniquement comprendre votre raisonnement.

M. Didier SEGARD  : J'ai besoin d'une sécurité.

M. le Rapporteur  : Vous arrivez avec vos requêtes et M. Gollot signe.

M. Didier SEGARD  : Pas du tout !

M. le Rapporteur  : Il nous l'a dit.

M. Didier SEGARD  : Il signe s'il a envie de signer.

M. Jacky DARNE  : Il se trouve qu'il a envie de signer.

M. le Rapporteur  : Et vous le savez. Parce que le tribunal n'a pas les moyens d'apprécier. De plus, il n'est pas informé du travail des différents intervenants.

M. Didier SEGARD  : Si !

M. le Rapporteur  : En tout cas, il n'y a rien dans le dossier. Je l'ai consulté attentivement ce matin, je n'y ai pas trouvé un seul rapport de votre contrôleur de gestion et pas un seul rapport de l'audit en assurances.

M. Didier SEGARD  : Des rapports du contrôleur de gestion sont annexés à mon rapport. En principe, le rapport d'audit est transmis au juge-commissaire.

M. le Rapporteur  : Je n'ai rien trouvé dans le dossier du tribunal.

Pour satisfaire ma curiosité, j'aimerais lire le rapport d'audit de la société E2A, le rapport de M. le contrôleur de gestion Hoffer et le montant des honoraires. Je souhaite que vous nous les transmettiez sans délai. Par ailleurs, quel montant d'honoraires avez-vous sollicité dans l'affaire Clémendot ?

M. Didier SEGARD  : Je suis incapable de vous répondre. En revanche, le greffier pourra vous le dire.

M. le Rapporteur  : Nous allons le lui demander. C'est un point important.

M. Didier SEGARD  : Je ne calcule pas ma taxe - c'est ainsi que sont dénommés les honoraires -, c'est ma comptable qui le fait.

M. le Rapporteur  : Notre propos est de mesurer, sur un dossier que nous connaissons, ce que cela coûte en termes économiques. Je n'imagine pas que vous soyez allé au-delà du barème. Si tel était le cas, nous nous en apercevrions très vite. Nous voulons savoir ce que coûte aux entreprises en difficulté la taxe, c'est-à-dire le barème fixé par le pouvoir réglementaire, et proposer des solutions de réforme. Par exemple, lorsque vous décidez, et c'est aussi une requête que vous proposez au juge-commissaire, qui la signe, de donner à M. Clémendot, 224 000 francs de salaire par an, il s'agit de l'argent d'une entreprise, mise en difficulté par la gestion dudit Clémendot. De la même façon, quand vous salariez un contrôleur de gestion, - je considère que vous n'avez pas vraiment fait tomber nos objections, car c'est tout de même votre travail de contrôler la gestion de celui que vous assistez -, j'aimerais savoir combien cela a coûté et à quoi cela a servi. Vous le savez, on dit que les entreprises en difficulté tombent souvent, aussi, sous le coup des honoraires de tous ceux qui viennent, comme des sangsues, faire mourir ce qu'il reste du blessé avant qu'il ne devienne un cadavre. Cette image-là est ancrée. C'est pourquoi nous avons besoin de savoir.

M. Didier SEGARD  : Si vous m'aviez envoyé un mot pour me dire que vous aviez l'intention de m'interroger sur telle et telle affaire, je vous aurais apporté mon compte.

M. le Rapporteur  : Vous nous l'enverrez.

M. Didier SEGARD  : Ma comptabilité est en règle. Je peux sortir mon compte à tout moment.

M. le Rapporteur  : Nous voulons être informés pleinement et précisément. Monsieur Ducatte, avez-vous quelque chose à nous dire, à ce sujet ?

M. Christian DUCATTE  : Non. Comme l'a dit Maître Segard, cela est géré par un service interne.

M. le Rapporteur  : Et sur l'audit en assurances ?

M. Christian DUCATTE  : Non.

M. le Rapporteur  : Comprenez-nous. Nous voyons d'un côté vingt-trois licenciements, et de l'autre M. Clémendot payé à hauteur de 224 000 francs, le contrôleur de gestion, l'audit en assurances. Nous voulons mesurer ce que cela coûte et ce que cela rapporte.

M. Didier SEGARD  : Ce n'est pas moi qui ai inventé le métier de contrôleur de gestion. Tous les P.D.G. de France paient des contrôleurs de gestion.

M. le Rapporteur  : Vous nous disiez que vous étiez analyste financier dans votre jeunesse. Par conséquent, vous avez été et vous êtes contrôleur de gestion. Vous êtes totalement compétent pour faire ce travail.

M. Didier SEGARD  : Je pourrais tout faire.

M. le Rapporteur  : Comprenez que c'est surprenant !

M. Didier SEGARD  : Non, cela s'explique très bien. Une mission m'a été confiée par le législateur  : premièrement, la relation avec le tribunal; deuxièmement, le diagnostic de l'entreprise et la recherche de solutions. Ne pas me tromper dans la vision de l'entreprise pour pouvoir en faire un rapport fidèle au tribunal, trouver des repreneurs, des partenaires économiques et financiers, aider le débiteur à monter un plan de continuation, vérifier les mesures de restructuration envisagées, etc., tel est le c_ur de mon travail. En revanche, examiner chaque facture, s'assurer que l'on ne paie pas deux fois la même, vérifier que certaines n'ont pas été oubliées, pointer les chèques bancaires pour voir si le chef d'entreprise ou son comptable ne me trompent pas, c'est le travail du contrôleur de gestion.

M. le Rapporteur  : L'affaire Clémendot est intéressante. Nous avons interrogé le tribunal : le juge-commissaire et M. Brochot. Nous avons eu la surprise de constater, à la lecture du dossier, qu'alors que le tribunal avait clôturé la présentation des offres le 15 décembre, une autre offre avait été reçue deux jours plus tard. Vous êtes chargé de recueillir les offres, de les analyser et de les présenter au tribunal. C'est une remarque de détail, mais quand il y a des règles, elles sont valables pour toutes les parties et tous les justiciables. Si nous sommes venus à Auxerre, c'est précisément à la suite de l'ouverture d'un débat désastreux pour la crédibilité du tribunal de commerce, avec des attaques dans la presse locale et une réponse du président lui-même, qui explique : «Que l'on sache bien que je n'ai jamais cédé dans le passé aux pressions et interventions malhonnêtes, à l'influence, aux mesures de chantage, tentatives de corruption, menace, et pas plus dans l'avenir». Cela signifie qu'on a essayé de le faire et que cela va continuer. On a l'impression que le tribunal de commerce est à l'intersection de toutes les influences et dans une position de vulnérabilité totale. Ce que M. le président Brochot nous a dit avec beaucoup de conviction et de force, qui nous a convaincus et même émus, nous fait un peu peur. C'est pourquoi je vous pose la question suivante : pourquoi une des deux offres a-t-elle été reçue par le tribunal deux jours après le délai de clôture fixé par ledit tribunal, alors que Jardins Service vous avait écrit, plus d'une quinzaine de jours auparavant, qu'il était prêt à faire une offre. Tout cela apparaît dans le dossier du tribunal, je ne l'ai pas inventé !

M. Christian DUCATTE  : Dans un plan de redressement par voie de cession, comme il avait été envisagé, il y a une date limite de dépôt des offres. Mais le tribunal a estimé qu'elle ne pouvait être respectée, parce que Naudet n'a pas souhaité reprendre au mois de juin, cette affaire obéissant comme l'autre à un cycle de saisonnalité. Au mois de juillet et d'août, cette entreprise de soixante-dix salarié réalise zéro franc de chiffre d'affaires. Il est clair que le repreneur a tout intérêt à la reprendre au mois d'octobre, époque à laquelle on répond aux appels d'offres de l'ONF, le principal client de cette affaire, et où l'on peut réactiver des commandes. Dans la mesure où il n'a pas été possible de déposer une offre ferme et définitive au mois de juillet et où des pertes avaient été enregistrées, la seule solution était de proposer la liquidation judiciaire, avec poursuite d'activité, et de rechercher des candidats, comme nous l'avions fait depuis des mois, dans le cadre de différents appels d'offres et insertions dans la presse. Les candidats ont réitéré leurs propositions dans un cadre liquidatif qui n'est pas du tout le même qu'un cadre de redressement par voie de cession.

M. le Rapporteur  : J'ai vu le rôle joué par les banques. Elles ont beaucoup aidé au maintien de l'activité. Vous avez demandé un certain nombre de lignes de crédits pour financer l'activité...

M. Didier SEGARD  : Bien sûr.

M. le Rapporteur  : ...les banques étaient plutôt généreuses dans cette affaires. Quel est votre sentiment ?

M. Didier SEGARD  : Les banques étaient très engagées dans cette affaire. J'étais prêt à leur demander des sacrifices encore plus importants dans le cadre d'un plan de continuation. Vous avez dû constater en lisant le dossier que j'ai tout fait pour parvenir à un plan de continuation.

M. Jacky DARNE  :  Il y avait quasiment du crédit abusif.

M. le Rapporteur  : Vous avez dit aux banques : « soit vous payez, on continue et on sauve, soit je vous poursuis ».

M. Didier SEGARD  : Disons que je leur ai montré que c'était l'intérêt général de poursuivre. J'étais prêt à leur demander des sacrifices très importants en termes d'abandons de créances. Malheureusement, les pertes enregistrées ont montré que c'était impossible, même en abattant les créances à 90 %. Cela m'a amené à suggérer au tribunal de liquider pour pouvoir céder dans le cadre de la liquidation. Cela montre que j'ai préféré ce cadre où la taxe est nulle pour moi, puisqu'en cas de liquidation, il n'y a plus d'honoraires, à une solution boiteuse de plan de continuation ou de cession.

M. le Rapporteur  : J'ai lu votre rapport d'analyse des deux propositions, que je considère comme décisif.

M. Didier SEGARD  : Pas décisif, important.

M. le Rapporteur  : Quand je le lis, pour moi, c'est presque un plaidoyer. Les parties sont en face d'un administrateur judiciaire qui donne l'impression d'avoir pris parti, ce qui n'est pas gênant, si vous l'assumez.

M. Didier SEGARD  : Au bout d'un certain temps, il est normal que j'aie une opinion.

M. le Rapporteur  : Pouvez-vous m'expliquer en quoi l'offre de Jardins Service était meilleure sur le plan de l'emploi que l'offre de Naudet ?

M. Didier SEGARD  : Mon rôle est d'exposer les offres.

M. le Rapporteur  : Vous venez de nous dire que vous aviez votre opinion. Donnez-nous votre opinion !

M. Didier SEGARD  : Il faut que les choses soient bien claires. J'ai établi un rapport de présentation des offres, dans lequel je présentais les avantages des différentes offres de cession. Il n'y avait pas une différence considérable entre les offres. Le point important du rapport était l'obligation d'abandonner le plan de continuation que nous avions envisagé et pour lequel nous avions travaillé. C'est un constat d'échec que je fais au tribunal. Quant aux propositions, je n'en ai plus le détail en mémoire.

M. le Rapporteur  : Il existait une différence de 100 000 francs entre les deux offres, avec, d'un côté, le maintien de quarante-neuf emplois assorti d'une clause pénale, et, de l'autre, quarante-huit emplois sans aucune clause pénale.

M. Didier SEGARD  : Quelle était ma phrase de conclusion ?

M. le Rapporteur  : «Monsieur le juge-commissaire voudra bien apprécier». Cela s'appelle une clause de style. Vous nous avez dit que vous aviez une opinion, alors, défendez-là ! Cela sera plus facile à comprendre pour nous.

M. Didier SEGARD  : Je voulais vérifier si j'avais pris clairement partie pour l'un ou pour l'autre, ce qui n'est pas le cas.

M. le Rapporteur  : Si !

M. Jacky DARNE  :  Dans la dernière page de votre rapport, vous évoquez la concurrence économique.

M. Didier SEGARD  : J'évoque l'ensemble des données. Je reste relativement prudent, comme je le suis généralement lorsqu'aucun choix n'est scandaleux ni évident.

M. Christian DUCATTE  : Ce sont deux stratégies à long terme, dont nous avons aujourd'hui du mal à apprécier...

M. le Rapporteur  : Je souhaite que Maître Segard réponde.

M. Didier SEGARD  : Je ne me souviens plus du point de détail qui pouvait faire apparaître une proposition comme étant meilleure que l'autre.

M. Bernard BROCHOT  : L'hégémonie ?

M. Didier SEGARD  : C'était une question de crédibilité des repreneurs. C'était au tribunal d'apprécier la crédibilité des repreneurs.

M. le Rapporteur  : Voilà notre préoccupation. C'est une question de crédibilité.

M. Didier SEGARD  : Pour moi, ce n'était pas le point central. Il fallait choisir. On ne pouvait pas aller plus loin. Il fallait que le tribunal choisisse l'un ou l'autre, car on ne pouvait pas opter pour le plan de continuation.

M. le Rapporteur  : Il est clair que la reprise devait être décidée à ce moment-là. Mais en lisant votre rapport, j'ai compris que les objections contre Naudet étaient fortes. Je comprends que Naudet est le numéro un du secteur, avec un chiffre d'affaires de 90 millions de francs.

M. Didier SEGARD  : Tout à fait.

M. le Rapporteur  : Il est associé avec des financiers, une société hollandaise Zandona. Naudet fait une proposition assortie d'engagements avec une offre désintéressant les créanciers à 100 000 francs près identique à l'offre concurrente.

M. Didier SEGARD  : Je ne sais pas où vous avez vu cela. Je vous lis mon texte : «Les propositions présentées sont très proches l'une de l'autre, en terme de périmètre de reprise, d'effectifs et de maintien des dirigeants, de prix de cession».

M. le Rapporteur  : Vous nous avez dit que vous aviez une opinion. L'opinion du tribunal, nous la connaissons. La vôtre, quelle est-elle ?

M. Didier SEGARD  : Je ne comprends pas.

M. le Rapporteur  : Vous nous avez dit tout à l'heure : «J'ai une opinion, et c'est bien normal».

M. Didier SEGARD  : Je me suis mal fait comprendre. Ma véritable opinion, celle que je voulais transmettre au tribunal, ce n'était pas le choix de telle ou telle entreprise. Nous avions fait tout ce qu'il fallait dans le dossier pour parvenir au plan de continuation, nous ne pouvions pas le faire et il fallait prévoir un plan de cession. C'est sur le choix entre continuation et cession que j'avais une opinion.

M. Jacky DARNE  :  Contrairement au Rapporteur, je n'ai pas lu tout le dossier, mais j'ai lu une phrase relative à l'aspect économiquement hégémonique dans la région, de l'une des offres, qui était l'argument décisif dont nous a parlé Monsieur le président.

M. Didier SEGARD  : Il est devenu décisif aux yeux du tribunal, mais il aurait très bien pu être négligé.

M. le Rapporteur  : Comment expliquez-vous que la décision soit si contestée ?

M. Didier SEGARD  : Franchement, j'ai été surpris. Je ne m'attendais absolument pas à cela. Vous dites que cette affaire remet en cause le tribunal, j'ai plutôt l'impression qu'elle remet en cause l'information. J'ai eu l'impression que la manière dont était perçu le jugement du tribunal avait été formée par la presse.

M. le Rapporteur  : Quand je lis le jugement du tribunal, je note que vous êtes cité. Le tribunal s'appuie sur des observations qui sont les vôtres...

M. Didier SEGARD  : Bien entendu !

M. le Rapporteur  : ...pour prendre sa décision défavorable à Naudet. Relisez-le, c'est un jugement extraordinairement bien motivé. On avait tellement reproché à M. Gollot de n'avoir pas motivé son ordonnance que le jugement au fond sur opposition l'est totalement. Et j'observe que vous êtes cité.

Il est indiqué : « Que M. Zandona étant très avancé sur ce dossier à rechercher un excellent professionnel pour étoffer l'équipe de reprise et arrêter son choix sur un ancien directeur général des roseraies Delbard ; que l'administrateur judiciaire a dû estimer que cette équipe de reprise étant constituée surtout de financiers, il était nécessaire d'intégrer un professionnel de la filière pépinière dans le tour de table ». On note bien que vous êtes présent, que vous donnez votre opinion.

M. Didier SEGARD  : C'est effectivement moi qui ai conseillé à Zandona de prendre contact avec Naudet.

M. le Rapporteur  : Vous voyez que vous avez des opinions. Vous pouvez en avoir aussi devant la commission d'enquête.

M. Didier SEGARD  : Cela n'est pas une opinion.

M. le Rapporteur  : C'est quoi, alors ? «L'administrateur judiciaire a estimé». Estimer est bien exprimer une opinion.

M. Didier SEGARD  : J'ai estimé que Zandona avait intérêt, pour conforter son offre, à s'appuyer sur quelqu'un d'extérieur, en l'occurrence, Naudet. Là, j'ai fait mon travail.

M. le Rapporteur  : Ce matin, j'ai découvert dans le dossier un document dactylographié qui semble s'être trouvé dans le dossier du tribunal. Il n'est pas signé. Il comporte des éléments un peu désagréables pour des pépiniéristes qui se seraient entourés de financiers. Il est assez curieux de le voir figurer dans le dossier. Le président nous a dit qu'il ignorait d'où il provenait, alors qu'il se trouvait dans le dossier sur lequel il a siégé et arbitré. Avez-vous eu connaissance de ce document ?

M. Didier SEGARD  : Montrez-le moi !

M. le Rapporteur  : Je n'ai pas le dossier. Mme le greffier l'a emporté.

M. Bernard BROCHOT  : Nous ne nous sommes pas fondés sur ce document.

M. Didier SEGARD : Si c'est ma frappe, je la reconnaîtrai immédiatement.

M. le Rapporteur  : Quand vous transmettez un document à un tribunal, vous le signez.

M. Didier SEGARD  : Bien entendu.

M. le Rapporteur  : Je voulais savoir ce qu'il pouvait représenter dans cette affaire.

M. Didier SEGARD  : Je vous dirai s'il me rappelle quelque chose. Il arrive au tribunal de recevoir des courriers.

M. le Rapporteur  : De là à les placer dans un dossier de plaidoirie, au milieu des conclusions...

M. Didier SEGARD  : Je ne sais pas de quoi il s'agit.

M. le Rapporteur  : Par ailleurs, une offre de 2,5 millions de francs - c'est un des arguments de Naudet - a été faite précédemment qui, semble-t-il, n'a pas été transmise au tribunal.

M. Didier SEGARD  : Si vous l'avez vue dans le dossier, c'est qu'elle a été transmise au tribunal.

M. le Rapporteur  : Elle n'a pas été expertisée dans vos rapports.

M. Christian DUCATTE  : Par qui a-t-elle été faite ?

M. le Rapporteur  : Par M. Zandona.

M. Didier SEGARD  : D'une part, elle figure dans mon rapport. C'est ainsi que le tribunal en a eu connaissance. D'autre part, il ne s'agit pas d'une proposition. Il s'agit de l'ébauche de conditions de reprise. Cela date du mois de juin.

M. le Rapporteur  : C'est intéressant car, à ce moment-là, il n'y a pas de concurrents officiels.

M. Didier SEGARD  : Nous avons effectué une recherche européenne. À cette date, aucune proposition n'était encore déposée. Cela n'est pas une proposition.

M. Christian DUCATTE  : C'est un projet.

M. Didier SEGARD  : C'est une ébauche et ce n'est pas une proposition à 2,5 millions de francs ; l'auteur intègre ce que lui coûterait la reprise avec dix personnes. Ce n'est pas ce qu'il va donner au tribunal, c'est ce que cela va lui coûter, c'est l'investissement qu'il envisage de faire. Il faut comparer ce qui est comparable. Ce n'est pas une proposition.

M. le Rapporteur  : À combien estimez-vous son offre ? A 1,5 million de francs ?

M. Christian DUCATTE  : Cela, c'est le rachat de créances du Crédit agricole sur l'immeuble.

M. Didier SEGARD  : Les terrains, 200 000 francs, le matériel, 300 000 francs. Les stocks ne sont pas chiffrés. Reprise à compter de dix personnes pour assurer le maintien de l'exploitation, soit un coût salarial sur la période de 500 000 francs. Il mélange la reprise de crédits du Crédit agricole avec des terrains, du matériel et du coût salarial. C'est une ébauche. Il ne parle d'ailleurs pas de proposition.

M. le Rapporteur  : Nous sommes au mois de juin.

M. Didier SEGARD  : C'est un élément de travail.

M. Jacky DARNE  : Une suite a-t-elle été donnée à cet élément de travail ?

M. Didier SEGARD  : Nous avons rencontré M. Zandona à Nanterre et nous lui avons suggéré de compléter sa proposition et de trouver un industriel. Au départ, il avait un client.

M. Christian DUCATTE  : Il intervenait en tant que conseil pour le compte d'un Hollandais.

M. Didier SEGARD  : Il intervenait comme intermédiaire pour un Hollandais. Par la suite, il s'est dit qu'après tout, il pourrait faire l'affaire lui-même. Ce n'est pas une proposition et le tribunal en a eu connaissance. C'est annexé à mon rapport du mois de juin.

M. le Rapporteur  : Cela ne nous avait pas été dit. J'ai retrouvé le document auquel j'ai fait allusion. Le voici.

M. Didier SEGARD  : Ce n'est pas du tout ma frappe.

M. Bernard BROCHOT  : Je n'en ai pas pris connaissance. C'était peut-être dans le dossier. Je ne m'en souviens pas. Je n'y ai pas prêté attention dans le délibéré.

M. Didier SEGARD  : Cela n'a jamais été annexé à un rapport ou à tout autre document que j'ai remis au tribunal.

M. le Rapporteur  : C'est dans le dossier du tribunal. C'est tout de même curieux. Il n'est pas signé.

M. Bernard BROCHOT  : Monsieur le député l'a découvert.

M. Didier SEGARD : Ce n'est pas ma frappe et cela n'a pas été transmis par moi.

M. Bernard BROCHOT  : Cela a pu l'être par un avocat.

M. Didier SEGARD  : Peut-être par un avocat.

M. le Rapporteur  : Généralement, lorsqu'un avocat s'adresse à un tribunal, il signe.

M. Didier SEGARD  : Cela peut être une note remise à un avocat et que celui-ci a remise en chambre du conseil.

M. le Rapporteur  : J'ai une dernière question. Les pépiniéristes Naudet, qui ont écrit à la commission d'enquête, précisent qu'ils avaient fait antérieurement une offre de 5 millions de francs. Confirmez-vous ou infirmez-vous cette information ?

M. Didier SEGARD  : Cela ne me dit rigoureusement rien.

M. Bernard BROCHOT  : 5 millions ?

M. le Rapporteur  : 5 millions, sur un passif de 40.

M. Christian DUCATTE  : Dans le cadre d'un plan de cession ?

M. le Rapporteur  : Oui.

M. Didier SEGARD  : Cela ne me dit rien.

M. Christian DUCATTE  : Ils ont pu en parler, mais je n'ai pas eu connaissance d'un écrit.

M. le Rapporteur  : Ils vous accusent d'avoir écarté des offres plus intéressantes que celle qui a été honorée par le tribunal.

M. Didier SEGARD  : Prétendent-ils avoir évoqué cette éventualité au cours d'une conversation que nous avons eue ou bien prétendent-ils nous avoir envoyé un quelconque document ?

M. le Rapporteur  : Ils affirment avoir fait une offre de 5 millions de francs. Je ne sais pas selon quelles modalités. Puisqu'ils ont écrit à la commission d'enquête, j'ai le devoir de vous le dire pour que vous puissiez répondre. Si vous me dites que cela ne vous dit rien, je vais les questionner.

M. Didier SEGARD  : Il serait intéressant qu'ils joignent une pièce.

M. Christian DUCATTE  : Avez-vous une idée de la date ?

M. le Rapporteur  : Non.

M. Bernard BROCHOT  : M. le juge-commissaire n'en a pas eu connaissance non plus, car il m'en aurait certainement parlé.

M. Didier SEGARD  : Nous aurions été bien contents d'avoir une offre à 5 millions. Mon intérêt en tant qu'administrateur judiciaire aurait été de faire une cession à 5 millions de francs.

M. le Rapporteur  : Quels sont les revenus annuels de l'ensemble de votre activité, pour Nanterre et les quatre tribunaux de la région ?

M. Didier SEGARD  : Je vous communiquerai, si vous le souhaitez, ma déclaration d'impôts.

M. le Rapporteur  : Vous ne souhaitez pas que cela soit dit publiquement ?

M. Didier SEGARD  : Je ne pense pas que ce soit le lieu. Cela n'est pas l'habitude.

M. le Rapporteur  : Non, ce n'est pas l'habitude, mais les habitudes sont faites pour être changées. J'ai besoin de savoir combien un administrateur judiciaire qui a beaucoup de dossiers, qui réussit, qui a du talent, qui sait s'exprimer, qui connaît parfaitement ses affaires, qui a la confiance du tribunal, gagne en France pour sauver des entreprises. Cela nous permettra d'établir des comparaisons avec les mandataires-liquidateurs.

M. Didier SEGARD  : Je suis tout à fait d'accord.

Ce n'est pas le fait d'être cité qui me gêne. C'est un débat plus large. Je souhaiterais vous communiquer une information significative. J'y réfléchirai, car je ne m'attendais pas à votre question. Le revenu d'une année n'est pas significatif.

M. le Rapporteur  : Les trois dernières années, alors.

M. Didier SEGARD  : Cette année, nous allons être pénalisés par une CSG un peu spéciale. Je veux parler de la contribution Sauvan et Goulletquer.

M. Jacky DARNE  : Il existe une légère différence entre une déclaration de revenus personnelle et une déclaration d'activité professionnelle. Si vous exerciez sous forme d'une société anonyme, nous pourrions obtenir vos comptes au greffe de ce tribunal de commerce.

M. le Rapporteur  : Je souhaiterais connaître le chiffre d'affaires et le bénéfice dégagé par l'étude.

M. Didier SEGARD  : Après avoir payé le personnel, les impôts et toutes les autres charges, mon entreprise doit me rapporter environ 10 %.

M. le Rapporteur  : 10 % de quoi ? Nous ne le saurons pas.

Audition de M. CAZALS

procureur de la République près le tribunal de grande instance d'Auxerre

(Extrait du procès-verbal de la séance du 17 mars 199à Auxerre)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. le Rapporteur rappelle à M. Cazals que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. Cazals prête serment.

M. le Rapporteur : Monsieur le procureur de la République, nous avons déjà entendu plusieurs hauts magistrats qui voient dans le parquet le seul rempart face aux tribunaux de commerce qui font aujourd'hui l'objet d'un âpre débat.

Nous avons à réfléchir à des propositions de réforme. M. Colcombet, l'un de vos anciens collègues, aujourd'hui député de l'Allier, qui préside la commission, a déjà posé beaucoup de questions lors des auditions qui ont eu lieu à Paris sur la présence du parquet. Celui-ci a-t-il les moyens de contrebalancer l'influence naturelle liée à la compétence, à l'expertise, au savoir-faire des auxiliaires de justice que sont les administrateurs judiciaires ? Maître Segard en est un excellent exemple.

Ce que nous avons constaté au tribunal de commerce d'Auxerre n'est pas rassurant quant à la façon dont les décisions se prennent. Il est composé de gens de bonne foi, qui font un travail bénévole, mais qui sont parfois dépassés par les événements et font l'objet de pressions de toutes sortes. C'est d'ailleurs à la suite du droit de réponse exercé dans la presse par le président, dans l'affaire Clémendot, que nous sommes venus à Auxerre. Il y parle de tentatives de corruption, de menaces, de chantage.

Monsieur le procureur, nous sommes venus vous rencontrer, afin que vous nous disiez comment vous concevez le rôle du parquet, d'une façon générale, au contact des tribunaux de commerce, dans une préfecture de 50 000 habitants, comme Auxerre. Ce n'est pas le tribunal de commerce de Paris ou de Nanterre.

M. CAZALS : Non, pas du tout. J'ai vécu deux autres expériences en tant que procureur de la République, l'une, très modeste et très marginale, à Fort-de-France, un tribunal écheviné, l'autre, à Moulins, ville de plus petite taille, d'environ 25 000 habitants, dont le tribunal de commerce, lui, fonctionnait bien. Il était dirigé par un bon professionnel, respectueux du droit et, surtout, il y avait, à l'époque, un excellent greffier.

À mon sens, un bon tribunal de commerce est un tribunal qui a de bons greffiers. Sans bons greffiers, le parquet peut donner quantité de bons conseils, solliciter un certain nombre de mesures, la compétence des magistrats consulaires a beau s'accompagner de beaucoup de bonne volonté, comme vous l'indiquiez, d'une certaine bonne foi, de bon sens, le résultat est mauvais. Je suis persuadé que la présence d'un greffe de qualité est nécessaire pour faire une bonne juridiction. L'expérience de Moulins et celle, a contrario, d'Auxerre, me permet de le dire.

Jusqu'en 1995, nous avons eu Mme Bernot, une femme dévouée, et son frère, un homme qui avait cédé à des penchants peu compatibles avec ses fonctions. Dans ces conditions, tout allait à vau-l'eau. La nomination de M. Decourcelle me paraît intéressante, parce qu'elle modifie quelque peu le comportement des magistrats. Les délais, les formalités et, d'une façon générale, les textes de loi sont un peu mieux appliqués.

M. Jacky DARNE : C'est relatif !

M. CAZALS : Il est dommage que vous ne soyez pas venus en inspection il y a quatre ans. Des décisions rendues jusqu'aux années 1993-1994 ne sont certainement pas définitives, parce qu'elles n'ont pas été signifiées. Dans des affaires de dépôts de bilan à répétition, sous une forme puis sous une autre, on s'est aperçu que la décision du tribunal de commerce d'un redressement judiciaire, par exemple, n'avait pas été signifiée. L'état du greffe était catastrophique.

Je pense que la situation va s'améliorer, parce que M. Decourcelle me paraît être quelqu'un de sérieux. C'est pour moi la démonstration a contrario, qu'il n'y a pas de bon tribunal de commerce sans bon greffe.

Par ailleurs, il est très difficile, du moins à Auxerre, de recruter des magistrats consulaires. La fonction n'intéresse pas.

Il convient de noter que le président est en fonction depuis trente-cinq ans. Il vous a certainement fait part de sa fierté d'être ainsi le plus ancien président de tribunal de commerce de France. Cela ressemble à un club. Il faut passer par le président Brochot pour entrer dans le club. Il a d'ailleurs dû vous dire qu'il considérait tous les juges consulaires comme ses amis. Cela fait sourire.

Cependant, bien qu'il faille passer par le président pour devenir juge consulaire, je n'ai jamais été sollicité par quelque organisme professionnel que ce soit, par quelque association de commerçants que ce soit, par aucun représentant de la vie économique, y compris la chambre de commerce, pour me dire que des candidats ne parvenaient pas à entrer au tribunal de commerce, parce qu'ils n'étaient pas agréables au président.

C'est un phénomène que j'avais rencontré à Moulins ; le recrutement s'apparentait à du parrainage, mais on trouvait des candidats. A Auxerre, c'est plus difficile.

Il est certain, par conséquent, que les candidats présentés ne sont élus que parce qu'il n'y a qu'eux, sauf à la dernière élection où les juges ont réglé quelques comptes entre eux. Il s'agit de commerçants qui ne sont pas particulièrement cultivés en matière juridique ni particulièrement compétents en matière judiciaire.

La situation a donc été celle-ci : un greffe déficient et des juges consulaires, plus débonnaires, personnes de bon sens, que véritables magistrats. Le tribunal de commerce a fonctionné et fonctionne encore partiellement de cette manière-là, avec une seule amélioration concernant le greffe.

Je pense que cela s'améliorera. Mme Bernot doit prendre sa retraite d'ici un an ou deux. Dans moins de deux ans, en tout cas, M. Decourcelle se retrouvera probablement seul, à moins qu'un projet, qu'il a peut-être évoqué...

M. Jacky DARNE : Oui.

M. CAZALS : ...tendant au regroupement de tous les greffes de commerce, ne voie le jour.

M. Jacky DARNE : Le procureur de Sens lui a donné un avis défavorable. Partagez-vous son point de vue ?

M. CAZALS : Non, j'étais assez favorable à un regroupement des greffes. Cela me paraissait de nature à assurer une formation professionnelle aux uns et aux autres, une qualification plus élevée et à favoriser l'apparition d'une sorte d'émulation.

M. Jacky DARNE : Avez-vous eu connaissance des motifs du procureur de Sens ?

M. CAZALS : Non.

M. Jacky DARNE : Dans la ville, quelle est l'image du tribunal de commerce ?

M. CAZALS : Il existe un conflit entre la chambre de commerce et le tribunal de commerce, conflit latent, conflit larvé, mais conflit certain. Le soutien que l'on pourrait espérer de la chambre de commerce au tribunal de commerce, en particulier pour la formation, fait défaut. Ce sont deux mondes différents qui ne se mélangent pas ou peu.

L'image du tribunal de commerce auprès de la Chambre de commerce n'est pas excellente ; auprès du barreau, elle est mauvaise. Les décisions rendues ne sont pas de mauvaises décisions. Le taux d'appel n'est pas considérable. Il y a toujours au moins une personne insatisfaite, mais on sait pertinemment que devant la cour d'appel, de toute façon, celui qui a perdu risque fort de perdre à nouveau, parce que si la décision est mal formalisée, sur le fond, elle est le plus souvent justifiée. Avec leur bon sens, les juges parviennent à rendre un certain nombre de décisions convenables sur le fond.

Les avocats n'apprécient pas, regrettent vivement la lenteur considérable, les mises en délibéré sans date mais, ils en profitent largement. Les septième, huitième, neuvième, dixième renvois ne sont pas rares dans la procédure commerciale devant le tribunal de commerce d'Auxerre.

En 1993-1994, j'ai eu un peu plus de temps, notamment grâce à la présence d'un premier substitut particulièrement performant, qui assistait aux audiences en chambre du conseil.

J'ai appris qu'en audience publique, les choses ne se passaient pas très bien, en particulier à propos des délibérés dont j'ai parlé et aussi, en raison d'une certaine familiarité entre le président, les avocats et les justiciables, qui n'était pas de bon aloi. J'ai donc pris l'habitude d'aller à l'audience publique. Je demandais systématiquement quelle était la date retenue pour les délibérés ; j'intervenais pour faire radier telle affaire qui venait pour la énième fois. Le parquet avait une influence au moins sur la mise en état, sur la régularité du calendrier. De plus, on a évité certains jeux de mots fâcheux, certaines familiarités déplacées qui agaçaient logiquement le barreau et quelques justiciables présents. Je n'ai pas pu poursuivre l'expérience, parce que nous nous sommes trouvés en sous-effectif à partir de 1995 ; nos tâches se sont accrues. À l'heure actuelle, je souhaiterais y aller, mais je n'ai pas le temps.

M. le Rapporteur : Avez-vous un adjoint ?

M. CAZALS : Ce parquet comprend un procureur de la République, un procureur de la République adjoint et deux substituts. Après le départ de mon premier substitut, j'ai repris ce qui me paraît essentiel, c'est-à-dire les audiences en chambre du conseil dans le cadre de la loi de 1985. Mais je n'ai personne à envoyer à l'audience. J'aimerais bien pouvoir envoyer un magistrat à l'audience pour surveiller le calendrier et les délibérés.

Un des premiers rôles du parquet, le plus simple, est d'être un régulateur au regard des normes de la procédure. Nous nous appuyons sur le code de procédure civile, sur le code de commerce, pour dire au président que tel renvoi ne se justifie pas. Là-dessus, nous sommes efficaces. C'est le plus simple, peut-être le plus facile. Ce n'est peut-être pas le plus inutile des rôles du parquet.

M. Jacky DARNE : Saisissez-vous fréquemment le tribunal à la suite des informations que vous obtenez sur la situation difficile d'une entreprise, afin d'inciter le président à user du droit d'alerte et à réunir les dirigeants ?

En fin de procédure, vous arrive-t-il de demander des sanctions contre les dirigeants défaillants ? Vous arrive-t-il d'aller plus loin et d'engager des poursuites correctionnelles pour délit de banqueroute ou l'équivalent ?

Quel est le rôle du parquet en matière de prévention ?

M. CAZALS : Le parquet n'intervient pas dans le domaine de la prévention. Le président du tribunal de commerce est tellement connu ici que tout passe par lui. On ne passe pas par le parquet, parce que le président Brochot est omniprésent. Il a une conception un peu impériale de son rôle.

Toute difficulté passe par lui et il va jusqu'à donner des consultations. Il n'y a chez lui nulle volonté de tourner la loi, mais il trouve normal que l'on vienne le voir pour lui dire qu'une entreprise est en difficulté et lui demander s'il convient de déposer le bilan et si oui, comment.

Le parquet est totalement court-circuité. Les organismes locaux, hormis la chambre de commerce, s'adressent au président du tribunal de commerce. Les comptables, les entreprises d'expertise comptable savent qu'il vaut mieux s'adresser directement à Dieu plutôt qu'à un de ses saints, à supposer que le procureur de la République en soit un !

En revanche, lorsque l'entreprise est au stade de la cessation des paiements, le parquet est saisi, par moments, par l'inspection du travail, par des salariés, par l'URSSAF, par des comptes rendus de la commission des chefs de services financiers. Je possède ainsi un certain nombre d'informations qui peuvent me permettre de saisir les services compétents ou d'interroger les uns ou les autres pour savoir quelles peuvent être les dettes d'une entreprise. Il m'arrive une dizaine de fois par an de faire ce type de recherches.

Je viens de dicter un courrier dans lequel je demande au Trésor Public, à l'URSSAF et à un autre organisme quelles sont les dettes d'une entreprise. Je pense qu'elles sont importantes et qu'il y a un état de cessation de paiements. Dès que j'aurai les éléments, je ferai des requêtes - cela m'arrive aussi plusieurs fois - pour saisir le tribunal de commerce en vue d'un redressement judiciaire, voire d'une liquidation, selon les éléments débattus à l'audience.

Je réalise le suivi des dossiers relatifs aux faillites personnelles ou interdictions de gérer s'il y a matière à le faire, si les mandataires-liquidateurs m'informent, car cela intervient plus souvent à leur niveau qu'à celui des administrateurs. Ils ne m'informent pas toujours des moyens peu scrupuleux employés.

M. Jacky DARNE : Quelles sont vos relations avec Maître Delibes, mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises ?

M. CAZALS : Excellentes, dans un sens. Maître Delibes a beaucoup de respect pour le procureur de la République, non pas intuitu personae, mais ès qualité. Il me confie un certain nombre de difficultés qu'il rencontre. Il me fait part, sans trop de problèmes, de comportements irréguliers. Il me laisse apprécier la suite à donner. Il n'est pas mauvais juriste et il est assez dynamique.

En revanche, il est sec, cassant ; on lui reproche beaucoup ses difficultés de communication avec ses autres interlocuteurs, en particulier avec les justiciables, mais aussi avec des organismes tels que le Trésor Public, l'URSSAF ou autres banques.

Maître Delibes est honnête ; pour ce que j'ai constaté jusqu'à présent, il n'est pas indolent, me semble-t-il, mais il communique très mal et il gagnerait certainement à accroître quelque peu son personnel.

M. Jacky DARNE : Nous n'avons pas pu le rencontrer, mais il apparaît que le nombre d'affaires qu'il a à traiter est considérable pour l'effectif dont il dispose. Il a 610 affaires en cours avec une secrétaire. J'ai calculé qu'il ne pouvait consacrer lui même que trois heures à chaque affaire et sa secrétaire trois heures. Maître Segard, que nous avons rencontré, a des moyens un peu plus importants.

M. CAZALS : Il ne fait pas le même métier.

M. Jacky DARNE : Sa fonction d'administrateur fait qu'il est moins proche de vous ?

M. CAZALS : Non. Nous parlons beaucoup avec M. Ducatte, qui travaille pour lui à Auxerre. Nous avons de bons échanges avec l'un et l'autre. Je veux seulement dire que les anomalies sont plus souvent décelées par le mandataire-liquidateur que par l'administrateur.

M. Jacky DARNE : Estimez-vous que Maître Segard est un bon professionnel ?

M. CAZALS : Oui. M. Ducatte est un bon professionnel et Maître Segard en est un très bon.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous la confiance réaffirmée jusqu'à l'obsession par le tribunal à Maître Contant et Maître Segard.

M. Jacky DARNE : Le tribunal semble très dépendant de Maître Segard.

M. CAZALS : Non. Je ne dirais pas cela. Je participe à presque toutes les audiences en chambre du conseil. M. Ducatte explique remarquablement bien les choses. C'est simple, c'est clair. Il communique très bien avec le tribunal mais aussi avec les justiciables, avec les débiteurs et les chefs d'entreprise. Lorsque M. Ducatte vient expliquer au tribunal que tel plan est possible, ou bien qu'il appartient au tribunal de choisir entre tel repreneur et tel autre, qui présentent l'un et l'autre tels avantages et tels inconvénients, son langage est simple et juste. C'est un langage compréhensible par tout le monde.

Ce n'est pas parce que Maître Segard a parlé que le tribunal de commerce le suit, c'est parce que les arguments développés par M. Ducatte, représentant Maître Segard, leur paraissent sensés que les juges sont d'accord - ou ne sont pas d'accord.

Maître Contant, quant à lui, est à Troyes et il n'est pas très demandeur de procédures dans l'Yonne. Il travaille beaucoup dans l'Aube. Ces temps derniers, il était obligé de déléguer ses missions à une jeune femme. Elle fait aussi son travail clairement et simplement. Le niveau des procédures n'est d'ailleurs pas très élevé. S'agissant d'un boulanger, d'un cafetier, d'une entreprise de trois personnes, d'un commerce de vente de vêtements, les choses ne sont pas compliquées. Il ne s'agit pas de mettre «La Cinq» en liquidation ou en redressement judiciaire.

M. le Rapporteur : Il est vrai que nous avons travaillé sur les dossiers Guyon et Clémendot, qui sont des dossiers atypiques à Auxerre.

M. CAZALS : Nous avons beaucoup suivi ces deux affaires. L'affaire Clémendot était un peu particulière. Je n'ai toujours pas compris comment le tribunal avait pu revenir sur la décision du juge-commissaire.

M. le Rapporteur : Nous n'avons pas compris non plus. Pourtant, nous avons questionné tout le monde, parfois avec insistance. À l'évidence, cela s'est joué à un endroit où nous n'étions pas aujourd'hui, entre Maître Segard et le président. Je ne sais pas où, comment et pourquoi. Maître Segard n'a pas voulu prendre position.

M. CAZALS : Je ne pense pas que cela se soit joué au niveau de Maître Segard. M. Ducatte m'a paru être plus ennuyé que rasséréné.

Il n'y a rien à dire sur l'opposition, puisque la décision n'était pas motivée. Maître Segard et moi, nous pensions que la solution la plus simple serait probablement celle choisie par le tribunal, qui confirmerait la décision du juge-commissaire. À très peu de choses près, les deux offres de reprise étaient à égalité. On n'aurait pas fait grief au tribunal d'avoir confirmé la décision du juge-commissaire.

Je n'ai pas compris. Je me demande si ce n'est pas parce que le parquet était présent. Le tribunal a peut-être voulu se montrer vraiment indépendant vis-à-vis du parquet et de l'ensemble des partenaires. Pour montrer son indépendance, il a pris le contre-pied du juge-commissaire.

M. le Rapporteur : Y-a-t-il eu appel sur l'opposition ?

M. CAZALS : Non, puisque c'est un appel du parquet.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas souhaité intervenir ?

M. CAZALS : Je n'avais pas d'arguments solides. Les deux repreneurs étaient à égalité. Comment puis-je aller soutenir devant la cour d'appel que A valait mieux que B, parce que l'un propose de verser 100 000 francs de plus que l'autre. Il n'y a pas de violation de la loi.

M. le Rapporteur : Vous limitez votre mission à faire respecter la loi. Vous ne pouvez pas aller au-delà.

M. CAZALS : Non, je ne peux pas aller au-delà. Très sincèrement, je n'ai pas le temps.

J'aimerais approfondir ; je me dis que Maître Delibes et Maître Segard sont honnêtes, mais il est tellement facile de vendre un terrain 20 000 francs alors qu'il en vaut 50 000, de vendre un véhicule automobile 10 000 francs, alors qu'il en coûte 60 000. Je voudrais bien, de temps en temps, effectuer un certain nombre de vérifications. Je n'ai pas le temps.

Cela serait pourtant le rôle du ministère public de vérifier qu'il n'y a pas d'erreurs ou de fraudes. Je ne pense pas qu'il y en ait. Ma profession voudrait qu'on ne se contente pas de le penser mais qu'on le vérifie. J'aimerais le faire, mais je n'en ai ni le temps ni les moyens.

M. le Rapporteur : Le président Brochot, qui écrit publiquement dans la presse, nous a donné une impression de vulnérabilité, non pas morale mais intellectuelle.

M. Jacky DARNE : Il dit: « je subis des pressions, mais je résiste ».

M. CAZALS : Tout le monde sait très bien qu'un certain nombre de décisions ont été prises à la mairie d'Auxerre.

J'ai une affaire présente à l'esprit dont il est certain qu'elle a été étudiée en très étroite collaboration avec la mairie d'Auxerre. C'était indispensable, parce que la mairie d'Auxerre possédait des terrains ou d'autres intérêts. Vous pensez bien que face à la mairie d'Auxerre, quelqu'un comme M. Brochot a peu de poids ; cela tient à la capacité technique des services de la mairie à monter des dossiers complexes.

Comment aller protester contre le fait qu'un dossier économique de repreneur est étudié en étroite liaison avec la mairie ? C'est une des premières intéressées.

Je termine ma réponse à votre question. Je réalise un suivi des faillites personnelles lorsque j'ai des éléments. J'assure le suivi des dossiers pour escroqueries, abus de biens sociaux, détournement d'actifs et défaut de comptabilité. Mais j'en suis réduit à traiter uniquement les banqueroutes les plus simples, car je n'ai pas d'officier de police judiciaire compétent, disponible pour me faire un travail un peu complexe sur une vente.

M. Jacky DARNE : Un expert ne pourrait-il pas compenser ce manque ?

M. CAZALS : Voulez-vous rendre la justice aujourd'hui ou dans trois ans ? Je veux la rendre tout de suite.

Nous sommes plusieurs à avoir fait ce choix. Je préfère renvoyer devant le tribunal correctionnel 25 % des infractions qui font l'objet d'une sanction à échéance de trois à six mois, plutôt que d'en renvoyer 70 % qui seront jugées dans deux ou trois ans.

M. Jacky DARNE : Les abus de biens sociaux, banqueroutes et autres délits financiers sont donc extrêmement rares.

M. CAZALS : Il n'y en a pas beaucoup. Il peut y avoir le détournement matériel d'un ou de plusieurs meubles, il peut y avoir des défauts de comptabilité. Lorsque les faits sont évidents, je peux expliquer à l'officier de police judiciaire comment cela s'est passé, comment fonctionne le mécanisme bancaire, lui demander d'entendre telle ou telle personne. Il existe également des banqueroutes.

M. Jacky DARNE : En 1997, combien de faits douteux ont été signalés par les commissaires aux comptes ?

M. CAZALS : De mémoire, entre quatre et cinq.

M. Jacky DARNE : Avez-vous poursuivi ?

M. CAZALS : Il n'y a pas eu poursuite, parce que la régularisation a été faite pratiquement au moment de la signalisation par le commissaire aux comptes.

Je voudrais faire beaucoup plus. J'ai les moyens intellectuels, juridiques, techniques pour le faire, mais je n'ai pas le temps. Dans le questionnaire qui nous a été adressé à votre demande par le biais du parquet général, j'indique, entre autres, que je souhaiterais avoir un demi-magistrat supplémentaire. Je lui confierais tout l'aspect pénal commercial.

M. Jacky DARNE : C'est un commentaire que nous risquons de lire souvent.

M. CAZALS : Nous ferions alors vraiment des choses intéressantes. Nous pourrions être plus proches des juges consulaires.

M. Jacky DARNE : Combien de temps consacrez-vous à la matière commerciale ?

M. CAZALS : Les audiences ont lieu deux fois par mois. Il faut y ajouter le travail de lecture des dossiers et des rapports. Cela représente environ une journée complète tous les quinze jours.

M. Jacky DARNE : Votre compétence ne se limite pas au tribunal d'Auxerre ?

M. CAZALS : À ce sujet, je tiens à appeler votre attention sur la grande stupidité du découpage de la carte judiciaire. Je suis compétent pour Auxerre, Tonnerre, Avallon et la Puisaye, en particulier les cantons de Bléneau et Saint-Fargeau.

Le découpage administratif ne correspond pas, car Joigny fait partie de l'arrondissement d'Auxerre. Le tribunal de commerce de Joigny a deux cantons, Bléneau et Saint-Fargeau, placés sous la surveillance du procureur de la République de Sens, alors que les infractions pénales qui peuvent y être constatées sont de mon ressort. À plusieurs reprises, des procédures devant la tribunal correctionnel de Sens n'ont pas été retenues, car si l'on estimait que, commercialement, elles étaient du ressort de Joigny et Sens, en revanche, pénalement, elles relevaient de la compétence du tribunal de grande instance d'Auxerre.

Audition de M. BAIZET,

président du tribunal de grande instance d'Auxerre

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 mars 1998 à Auxerre)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. Baizet est introduit.

M. Arnaud Montebourg lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. Baizet prête serment.

M. le Rapporteur : Monsieur le président, si le procureur a une mission de surveillance du tribunal de commerce, en revanche, vous n'en avez pas. Vous n'avez que des relations de voisinage.

M. BAIZET : Mes fonctions ne me donnent pas de titre de compétence particulier, si ce n'est celui de statuer sur la taxe des administrateurs ou des mandataires-liquidateurs. Les recours contre les ordonnances du président du tribunal de commerce sont assez fréquents.

Vous le savez, la rémunération des administrateurs ou des mandataires-liquidateurs est arrêtée par le président du tribunal de commerce sur proposition des juges-commissaires. Les parties ont un délai d'un mois à compter de la signification de la décision du président du tribunal de commerce pour contester la taxe devant le président du tribunal de grande instance. Cela peut paraître un peu surprenant. En effet, on pourrait concevoir que ce soit la cour d'appel.

J'interviens assez régulièrement dans ce cadre. D'ailleurs les contestations ne sont généralement pas fondées. La Cour de cassation a tranché récemment une contestation sur la possibilité pour les mandataires-liquidateurs d'obtenir le droit proportionnel lorsqu'ils n'ont fait qu'encaisser une somme, sans intervention particulière de leur part, dans le recouvrement de créances. On me demande souvent des délais, alors que je n'ai pas de compétence en ce domaine, si le tarif a été respecté.

M. Jacky DARNE : En général, confirmez-vous la taxe ?

M. BAIZET : Très généralement, oui.

M. Jacky DARNE : L'une de nos interrogations a porté aujourd'hui sur le recours à des experts extérieurs qui vient majorer les coûts et qui n'est pas visible. Vous-même ne devez pas savoir quelles autres personnes sont intervenues dans une procédure.

M. BAIZET : Non, et je n'ai pas compétence pour fixer la rémunération de ces intervenants.

M. Jacky DARNE : Cela montre la limite de votre intervention.

S'agissant des procédures collectives pour les agriculteurs, les associations...

M. BAIZET : ...ou les personnes morales de droit privé, car nous avons d'assez nombreuses sociétés civiles immobilières.

M. Jacky DARNE : ...quel est le nombre des affaires ?

M. BAIZET : Il est relativement faible. Nous avons deux à trois procédures nouvelles par mois. C'est très peu. On pourrait penser qu'il y en ait davantage, notamment pour les agriculteurs, mais les structures départementales de règlement amiable fonctionnent bien. En outre, les exploitations agricoles qui avaient des difficultés importantes et qui devaient disparaître ont fait l'objet de procédures il y a plusieurs années. Il subsiste de temps à autre des inquiétudes. Le problème de la « vache folle » avait fait craindre une arrivée massive de procédures. Cela n'a pas été le cas.

M. Jacky DARNE : Les procédures dont vous êtes saisi concernent surtout des sociétés civiles ?

M. BAIZET : Des associations. Ce sont parfois des structures importantes ; ce peut être, par exemple, une association qui gère des centres de vacances au niveau national, avec un personnel abondant et un chiffre d'affaires très élevé.

M. Jacky DARNE : Estimez-vous préférable que cela relève de la compétence du tribunal de grande instance ou de celle d'un tribunal unique dit « des affaires » ?

M. BAIZET : Une compétence unique me semblerait préférable, puisque nous appliquons les mêmes textes, dans le même cadre.

M. le Rapporteur : Dans le cadre de notre commission d'enquête, nous débattons souvent avec nos interlocuteurs de l'opportunité, soit d'écheviner les juridictions consulaires, soit d'aboutir à leur remplacement par des magistrats professionnels. La chancellerie nous a fourni un cadre assez clair sur le plan budgétaire: il faudrait créer 340 postes, ce qui n'est pas hors de portée. Du moins, on pourrait envisager de passer par une période transitoire d'échevinage, avant d'aboutir, à la lumière de l'expérience, à une autre solution.

Les adversaires de cette solution, il est vrai, radicale, surtout pour le budget de l'État, font valoir qu'il suffit d'aller dans les tribunaux de grande instance observer les délais de liquidation ou de redressement appliqués aux associations et aux agriculteurs pour comprendre qu'il serait néfaste de confier à des magistrats professionnels des problèmes économiques.

M. BAIZET : Je comprends mal ce problème de délai, puisque les affaires sont traitées en urgence. À partir du moment où il y a déclaration de cessation des paiements, l'affaire est fixée à la prochaine audience utile. Nous créons même des audiences supplémentaires à la demande. Notamment lorsque les salariés ne sont plus payés, l'affaire est traitée dans les jours qui suivent, afin de permettre l'intervention de l'AGS le plus vite possible.

Je suis passé dans quatre juridictions et il ne me semblait pas que ces affaires connaissaient des retards. Cela dit, je ne peux pas porter une appréciation générale sur la pratique de l'ensemble des tribunaux de grande instance.

M. le Rapporteur : À partir de cette expérience, quelle appréciation portez-vous sur la capacité des magistrats professionnels, plus imprégnés de droit que de pratique commerciale, à traiter ce genre d'affaires ?

M. BAIZET : Personnellement, je suis très nettement partisan de l'échevinage, en première instance et en appel. Cela apporterait aussi un excellent éclairage à nos collègues des cours d'appel, notamment ceux qui y sont depuis dix à quinze ans, qui sont certainement d'excellents juristes, mais un peu plus éloignés des réalités de la vie commerciale.

M. le Rapporteur : C'est une suggestion intéressante.

M. BAIZET : Un certain nombre de magistrats consulaires étaient prêts, à une certaine époque, à l'accepter, à condition que leur soit laissée la présidence des tribunaux de commerce.

M. le Rapporteur : Cela supposerait qu'il puissent devenir minoritaires au sein du collège.

M. BAIZET : Il est sûr que nous avons des pratiques différentes. Je pense à un point précis. Le tribunal de commerce, ici et peut-être ailleurs, désigne systématiquement un administrateur dans toutes les procédures collectives, même la plus petite affaire de commerçant de quartier. Je me demande si cela est justifié dans tous les cas. En revanche, au tribunal de grande instance, la désignation d'un administrateur n'est pas la règle générale.

Avec le procureur, nous intervenons également sur la gestion du budget de fonctionnement des juridictions commerciales. C'est un point de détail.

M. le Rapporteur : Non, c'est intéressant. Nous avons examiné les problèmes de fonctionnement.

M. BAIZET : Nous avons tout de même des difficultés. Peut-être les avez-vous perçues ?

M. le Rapporteur : Tout à fait.

M. BAIZET : Le service administratif régional de la cour d'appel vous dira que cela nous pose généralement de réels problèmes. Le respect des règles de la comptabilité publique n'est pas toujours évident.

M. le Rapporteur : La Cour des comptes est intervenue dans ce domaine.

M. BAIZET : Les greffiers souhaiteraient être déchargés de ces tâches. Si un structure administrative extérieure le faisait, ils seraient satisfaits.

Souhaitez-vous obtenir des éléments d'appréciation sur l'implantation des tribunaux de commerce ?

M. le Rapporteur : Nous avons le défaut d'être des élus. La carte judiciaire est pour nous un problème embarrassant. Nous voulons laisser le pouvoir exécutif refondre la carte judiciaire. Il n'en demeure pas moins que cette refonte est nécessaire.

M. BAIZET : Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le recrutement des juges.

M. Jacky DARNE : A Auxerre, il s'effectue par cooptation.

M. le Rapporteur : M. Brochot le reconnaît lui-même. Il dit avec beaucoup d'assurance et de gentillesse: « Je recrute mes juges ».

M. BAIZET : Eu égard à l'affaire Clémendot, que vous avez évoquée tout à l'heure, une apparence d'impartialité ne paraît pas toujours respectée aux yeux de certains justiciables. L'apparence est essentielle.

M. le Rapporteur : M. Bézard l'a dit devant notre commission : « Il ne suffit pas d'être indépendant, il faut aussi donner l'impression de l'être ».

M. BAIZET : Il en est de même pour les magistrats professionnels. Le Conseil supérieur de la magistrature a parfois fondé des décisions disciplinaires sur cette notion d'apparence.



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