N° 1549
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 avril 1999.
PROPOSITION DE LOI
tendant à la suppression de l'Ecole nationale d'administration.

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles30 et 31 du Règlement.)

présentée
par MM. François GOULARD et Renaud MUSELIER,
Députés.

Fonctionnaires et agents publics.

EXPOSÉ DES MOTIFS

"On ne peut pas résoudre les
problèmes avec les personnes
qui ont contribué à les créer."

Einstein

Mesdames, Messieurs,
Créée en 1945, l'Ecole nationale d'administration avait, aux yeux de ses fondateurs, un double objectif :
- démocratiser le recrutement de nos hauts fonctionnaires;
- reconstruire le pays par la planification économique.
Un demi-siècle plus tard, quel est le bilan de l'action de l'ENA? A-t-elle ou non rempli les missions que lui avaient confiées ses pères fondateurs? Est-elle encore adaptée aux nouveaux besoins de la société française? En somme, permet-elle à l'élite de notre pays d'aborder le xxie siècle et un monde en perpétuel bouleversement?

1. L'ENA a-t-elle répondu aux attentes de ses pères fondateurs?

L'harmonisation de notre haute fonction publique a sans aucun doute été atteinte, peut-être trop d'ailleurs. A force d'unité, on passe vite à l'uniformité, notamment de la pensée.
Les bienfaits de cette école unique sont ainsi aujourd'hui remis en cause au sein même de l'ENA. De l'aveu même de certains de ses élèves, ce principe d'universalité de la formation, fondement même de l'Ecole nationale d'administration, n'a pas conduit à une pluricompétence, voire à l'octroi d'une véritable compétence.
Autre preuve de la remise en cause des avantages d'une seule école de la haute administration, la réapparition insidieuse des concours spécifiques, comme celui de recrutement spécifique des juges des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.
L'unité de formation de l'ENA est remise en cause par ses conséquences pratiques. L'appartenance à une seule et même école ouvrant toutes les portes de l'Etat a en effet engendré un sentiment d'omnipotence chez les élèves, le sentiment d'être apte à tout gérer et contrôler par principe. Censée mettre à bas les féodalités, la formation au sein d'une école unique a au contraire renforcé l'esprit de caste de cette nouvelle élite.
Le creuset social voulu par les pères fondateurs n'a pas non plus été réalisé par la fameuse deuxième voie, celle du concours interne. Ici, à la place du fonctionnaire modeste entrant à l'ENA grâce à ses mérites et à son expérience administrative, se sont substitués des professeurs agrégés, des normaliens, des ingénieurs... L'esprit d'appartenance a remplacé une nouvelle fois la légitime volonté de démocratisation de ceux qui l'ont fondée.
Loin d'être une simple école de fonctionnaires, l'ENA est en effet devenue une véritable école nationale du pouvoir! Secteur public comme privé, elle est aujourd'hui le passeport pour une carrière fulgurante. Administration, politique, entreprise, l'ENA mène aujourd'hui à tout. Mais le fait-elle bien, notamment quand notre pays est engagé dans une guerre économique mondiale fondée sur une économie marchande forte? Doit-on par ailleurs considérer qu'une seule école doit détourner toute l'élite d'un pays vers la voie administrative au moment où la création d'emploi marchand est l'objectif majeur à atteindre?

2. L'ENA, avec ou sans ses dérives, est-elle ou non encore adaptée aux besoins de la France du xxie siècle?

Alors que notre pays doit faire face à une lutte mondiale sans merci au plan économique, est-il encore logique de diriger toute notre élite vers une école administrative? L'interventionnisme économique et le tout-Etat sont en effet remis en cause pour des raisons diverses par l'ensemble de la classe politique. La bataille de l'emploi passe par celle de l'innovation et de l'exportation. Elle passe aussi par une nouvelle forme d'Etat : moins d'Etat mais mieux d'Etat.
Or s'est constituée une caste administrative, certes intellectuellement compétente mais économiquement archaïque, politiquement irresponsable et sociologiquement coupée du peuple. Cette caste exerce le pouvoir sans en avoir la légitimité et sans encourir aucune sanction en cas d'erreur ou de faute.
L'omnipotence de l'administration et plus particulièrement l'hégémonie de l'ENA sur tous les secteurs de notre vie administrative, économique et sociale privent la famille marchande, les chefs d'entreprise, les cadres du secteur privé, de l'accès aux centres de décision, notamment aux cabinets ministériels... Personne ne peut nier qu'il existe un véritable divorce entre le secteur privé et le secteur public.
Ce phénomène comporte aujourd'hui les prémisses d'un divorce radical entre le secteur marchand et l'Etat, mais aussi entre les citoyens et l'Etat. Il risque d'engendrer demain une véritable explosion sociale.
En outre, l'existence de l'ENA et du quasi-monopole qu'elle a, quand il s'agit de pourvoir aux plus hauts emplois, a l'inconvénient majeur de bloquer la promotion des fonctionnaires appartenant aux autres corps.
Or la promotion interne devrait être, au sein de la fonction publique, une voie naturelle d'accès aux postes de responsabilité. Ce blocage a un effet démotivant pour l'ensemble des agents et prive la gestion des ressources humaines dans l'administration d'un puissant ressort.

3. Une réforme du programme des études peut-elle aider à insuffler le goût du risque et de l'entreprise?

L'ENA a connu plus de vingt-cinq réformes en cinquante ans. Certes de plus ou moins grande envergure. Leur nombre démontre l'impossibilité de réformer réellement cette institution.
Formés pour remplir des fonctions administratives au service de l'Etat, les énarques interviennent aujourd'hui dans de nombreux secteurs d'activité marchande où leur formation initiale est largement inadaptée.
Peut-on accepter que l'élite administrative de la France réponde à un système de recrutement, de formation rendu obsolète par l'usure du temps? L'ENA a été conçue pour répondre au modèle économique et administratif de la Libération. Or celui-ci n'a plus cours aujourd'hui.
Il ne s'agit pas de juger les hommes ni de remettre en cause la qualité de l'enseignement reçu à l'ENA. Le paysage économique et social ne cesse d'évoluer. Or l'essoufflement de notre société vient en grand partie de notre incapacité à mieux apprécier les changements de notre temps et à renouveler les élites.
C'est pourquoi je propose la suppression de l'Ecole nationale d'administration. Cette suppression n'entraîne aucun préjudice pour le recrutement de notre élite administrative eu égard à l'existence de nombreuses formations de qualité, aussi bien dans notre université que dans les grandes écoles.
Cette proposition et la volonté de mettre fin au monopole et aux dérives de l'ENA ont d'ailleurs été reprises par des hommes politiques de tous bords. Laurent Fabius a porté un jugement en forme de cou peret. L'ENA, a-t-il dit "il faut la supprimer. C'est une réforme à faire et vite."
Dans un monde en constante adaptation, la France, quatrième puissance économique mondiale, ne peut accepter plus longtemps de voir l'élite de sa jeunesse dirigée vers une école qui apprend à faire fonctionner une économie administrée, rigidifiée, alors que notre salut est dans l'économie marchande, dans la capacité de nos entreprises à créer des emplois et à innover sans cesse.
Telles sont les raisons pour lesquelles il vous est demandé, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter la proposition de loi tendant à la suppression de l'Ecole nationale d'administration dont la teneur suit.

PROPOSITION DE LOI
Article 1er

Le titre II de l'ordonnance n° 45-2283 du 9 octobre 1945 relative à la formation, au recrutement et au statut de certaines catégories de fonctionnaires, et instituant une direction de la fonction publique et un conseil permanent de l'administration civile, est abrogé à compter du 1er septembre 1999.

Article 2

Les biens mobiliers et immobiliers appartenant à l'Ecole nationale d'administration sont dévolus à l'Etat à compter de la date de sa suppression.

Article 3

Un décret en Conseil d'Etat fixera les modalités transitoires permettant à l'ENA d'achever la formation des élèves en cours d'études.
N°1549. - PROPOSITION DE LOI de MM. François GOULARD et Renaud MUSELIER tendant à la suppression de l'Ecole nationale d'administration (renvoyée à la commission des lois)


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