N° 2061
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 décembre 1999.
PROPOSITION DE LOI

relative au licenciement pour cause économique et visant à créer une restitution sociale pour les actionnaires des entreprises prospères qui licencient.

(Renvoyée à la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée

par MM. Jacques DESALLANGRE, Yves COCHET, Jean RIGAL, Pierre CARASSUS, Guy LENGAGNE, Jean-Michel MARCHAND, Mme Gilberte MARIN-MOSKOVITZ, M. Jean-Pierre MICHEL, Mme Chantal ROBIN-RODRIGO, MM. Georges SARRE, Gérard SAUMADE et Michel SUCHOD,

Députés.

Travail.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
Alors que les entreprises licenciaient jusqu'à présent parce qu'elles rencontraient des difficultés, " l'Affaire " Michelin a permis de révéler à un plus vaste public que désormais des entreprises pouvaient licencier tout en étant prospères. De surcroît, l'annonce simultanée par la direction de cette société de bénéfices semestriels en augmentation de 20 % et de 7 500 suppressions d'emplois étalées sur trois ans, suivie, dès le lendemain, d'une progression de 12 % de son cours de Bourse, a suscité un émoi considérable dans le pays. Ce phénomène, bien connu depuis longtemps aux Etats-Unis, se propage peu à peu en Europe et en France et suscite des réactions d'angoisse et un sentiment d'impuissance.
C'est ainsi que de nombreux commentateurs, lors de l'Affaire Michelin, ont reproché à la direction de cette entreprise d'avoir commis une " erreur de communication " en annonçant simultanément des profits et des licenciements. Or, c'est précisément en faisant ces annonces conjointes, et en leur donnant une publicité maximale, qu'il est possible de faire remonter le cours boursier des entreprises concernées. Le fait, pour ces commentateurs, d'avoir publiquement témoigné de leur incompréhension des mécanismes financiers contemporains ne peut qu'aboutir, de leur part, à une profonde sous-estimation des moyens dont dispose l'Etat pour les réguler.
Ces phénomènes relèvent de la " création de valeur " pouvant être assimilés à un enrichissement sans cause. Cette technique devient peu à peu le mode de gestion dominant des entreprises cotées en Bourse. Mais lorsque l'expression " créer de la valeur " est utilisée, il s'agit en réalité de " créer de la valeur " pour l'actionnaire. Cet objectif, en soi, n'aurait rien de condamnable s'il n'était trompeur et dangereux.
Jamais expression n'aura en effet été aussi trompeuse. Les activités financières, il convient de le rappeler, ne créent pas de valeur en elles-mêmes mais se contentent simplement de capter, par anticipation, de la valeur qui sera éventuellement créée dans le futur. Lorsque l'opération de communication de Michelin permet au cours de Bourse de monter de 12%, aucune valeur n'a été créée, aucun pneu supplémentaire n'a été produit ni vendu. Les actionnaires qui, ce jour là, ont vendu leurs titres en réalisant une plus-value de 12% n'ont rien créé. Le prix des actions a seulement reflété une anticipation de l'amélioration du volume de production, de la productivité, de la baisse des effectifs et de l'annonce d'une augmentation du montant du dividende de cette entreprise.
La notion de "création de valeur" est également dangereuse car elle laisse croire que des richesses pourraient apparaître spontanément, du seul fait des marchés financiers. C'est un non-sens dont les conséquences psychologiques, sociales et économiques - considérables - ont entraîné, par exemple, le mépris du travail humain et justifié le maintien d'un chômage de masse. La "création de valeur" n'est possible que par le travail humain.
Il est ainsi devenu banal de s'émouvoir de la "surévaluation" des Bourses et de la constitution d'une "bulle financière". Alan Greenspan, le président de la Banque centrale américaine, n'est pas le dernier à s'inquiéter de cette menace. Pourtant, l'inflation du prix des actifs financiers n'est pas moins dangereuse que l'inflation par les salaires ou les prix. Alors que les autorités publiques ont, par l'action des Etats, jugulé l'inflation des salaires et des prix au point même de provoquer de la déflation, elles peuvent et doivent aujourd'hui maîtriser l'inflation du prix des actifs financiers.
Il est en effet déraisonnable d'exiger un rendement systématique d'au moins 15% sur les actions alors que l'économie progresse de 2 à 3% dans un contexte sans inflation et que les taux d'intérêt sans risque sont à 5% (emprunts d'Etat), même s'ils peuvent encore décroître. Car ces rendements élevés ne peuvent être obtenus qu'au moyen d'une pression accrue sur les salaires et l'emploi.
Le montant est donc venu d'une intervention de l'Etat de grande ampleur.Tel est le sens de cette proposition de loi qui vise à créer une restitution sociale pour les actionnaires des entreprises qui licencient. Quatre objectifs la caractérisent :
- Les entreprises doivent pouvoir ajuster leurs effectifs sans procéder à des licenciements. La restitution sociale envisagée doit inciter les entreprises à reclasser les salariés au lieu de les licencier.
- Il faut responsabiliser les actionnaires et non sanctionner les entreprises. C'est la raison pour laquelle la restitution sociale envisagée porterait sur les dividendes et non sur les comptes de l'entreprise.
- Il faut que les actionnaires assument les risques qu'ils prennent. Toute opération financière se caractérise, pour son promoteur, par un arbitrage entre le risque et le rendement.Plus l'aversion au risque est élevée, plus le rendement sera faible. Inversement, moins l'aversion au risque est faible, plus le rendement sera élevé. Autrement dit, celui qui veut gagner beaucoup doit risquer beaucoup. C'est ainsi, du moins, que fonctionnait la finance jusqu'à présent. Un changement majeur est intervenu depuis que certains investisseurs veulent à la fois maximiser leurs rendements sans en prendre les risques. Telle est la finalité du corporate governance et de la "création de valeur" dont l'objectif est de transférer les risques et leur coût vers les salariés et l'ensemble de la société au moyen de licenciements.
- Les salariés licenciés malgré cette restitution sociale pourraient être mis, dans certaines conditions, à la disposition de PME et d'organismes du secteur non marchand.
Ce calcul pourrait être appliqué au "cas Michelin" de la façon suivante.
Calcul du montant de la restitution sociale :
Admettons que l'âge moyen des 7500 personnes licenciées soit de 55 ans.Il leur reste 5 ans d'ici à leur retraite
Admettons que le salaire moyen de ces personnes soit, toutes charges sociales comprises, de 160000 F.
L'entreprise Michelin devra avancer une somme représentant 7500 salaires de 160000 F par an pour cinq ans, soit :

7500 5 160000 5 5 = 6 milliards de francs.
Calcul de la durée de la restitution sociale.

Le bénéfice distribuable aux actionnaires, réserves comprises, a été de 1,763 milliard en 1999.
La durée de la restitution sociale correspond au montant de la restitution sociale divisé par le bénéfice distribuable aux actionnaires, réserves comprises, soit :

6 milliards de francs : 1,763 milliard = 3,4 ans.
Quelques grandeurs de référence.

· Bénéfice net pour 1998 : 3,763 milliards de francs;
· Impôts sur les bénéfices : 2,018 milliards de francs;
· Investissements corporels et incorporels : 7,149 milliards de francs ;
· Chiffre d'affaires net : 81,900 milliards de francs ;
· Résultat d'exploitation : 7,070 milliards de francs ;
· Capacité d'autofinancement : 8,176 milliards de francs ;
· Capitaux propres de l'ensemble consolidé en 1997 : 25,9 milliards de francs ;
· En 1998, l'entreprise Michelin a acheté, en vue de la " régulation des cours ", plus d'un million d'actions B à un prix moyen de 230,10 F ;
· Le prix de l'action était, en 1999, de 324,63 F pour le plus haut et de 198,75 F pour le plus bas ;
· Le nombre d'actions était, au 31 décembre 1998, de 138 millions.

L'impact de la restitution sociale sur l'entreprise Michelin

En 1999, l'entreprise Michelin avait prévu d'acheter au maximum 10 % de son capital à 76 euros maximum et 38 euros minimum. Elle était donc prête à verser 6,92 milliards en une année, soit plus que la restitution sociale envisagée. Chaque action est ainsi redevable de 43,48 F.

PROPOSITION DE LOI
Article 1er

L'article L. 321-1 du code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé :
" Le licenciement collectif économique est l'ultime remède d'une entreprise en difficulté. Il incombe au chef d'entreprise d'établir éventuellement sa nécessité. "

Article 2

L'article L. 321-1 du code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé :
" Est dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement collectif économique effectué alors que la société a réalisé des profits ou constitué des réserves au cours des derniers exercices de distribution des dividendes. "

Article 3

L'article L. 321-1 du code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé :
" L'entreprise qui reçoit, sous une forme quelconque, une aide de l'Etat, ne peut procéder dans l'année qui suit à des licenciements collectifs. "

Article 4

L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé :
" La contribution assise sur les salaires destinée au financement du salaire de remplacement au bénéfice des travailleurs privés d'emploi est proportionnelle à l'intensité du risque assuré. Les gestionnaires du régime UNEDIC mettent ce principe en _uvre ; soit que l'entreprise ait recouru à des licenciements économiques au cours de l'année, soit qu'elle fasse un usage systématique de l'intérim ou de contrats à durée déterminée. "

Article 5

L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par cinq alinéas ainsi rédigé :
" Les actionnaires des entreprises prospères, cotées ou non en Bourse, qui procèdent à des licenciements font l'objet d'une restitution sociale. Son montant est calculé selon la formule suivante :

" Montant du salaire et des charges sociales
de chaque travailleur licencié 5 Nombre d'années restant avant l'âge légal de la retraite de chaque travailleur licencié.

" Pour payer la restitution sociale, l'entreprise avance la somme et la verse, en une seule fois, un mois au plus après l'annonce des licenciements, à un fonds géré par la Caisse des dépôts dénommé Fonds de gestion de la restitution sociale. Pour honorer son paiement, l'entreprise peut faire appel à ses fonds propres, procéder à une émission obligatoire ou contracter un emprunt bancaire.
" Afin de rembourser l'entreprise, les actionnaires ne touchent aucun dividende pendant une période dont la durée est déterminée par la formule suivante :

" Montant de la pénalité :
Bénéfice distribuable aux actionnaires, réserves comprises.

Article 6

L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par un alinéa ainsi rédigé :
" Est réputée prospère l'entreprise qui verse régulièrement des dividendes à ses actionnaires ou constitue des réserves. "

Article 7

L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par huit alinéas ainsi rédigés :
" Les travailleurs licenciés bénéficient du régime commun de l'assurance chômage. Ceux qui le souhaitent peuvent être mis à la disposition de PME, commerçants, artisans, professions libérales volontaires.
" Les préfectures, collectivités locales, chambres consulaires et unions patronales collectent les demandes des petits employeurs souhaitant disposer de salariés provenant de licenciements collectifs.
" Afin d'éviter tout `` effet de substitution '' (le travailleur mis à disposition ne doit pas remplacer une embauche ou un travailleur déjà en place), seuls les petits employeurs n'ayant pas la possibilité financière avérée de recruter normalement sur le marché du travail peuvent bénéficier de mises à disposition. Celles-ci doivent clairement permettre un `` effet de seuil '', c'est-à-dire permettre au petit employeur, par l'apport de compétences nouvelles, d'atteindre une masse critique en matière de volume de production, de capacité commerciale ou de maîtrise technologique.
" Les salariés volontaires sont alors recrutés normalement par les petits employeurs concernés sous contrat à durée indéterminée. Les petits employeurs perçoivent du Fonds de gestion de la restitution sociale le montant du salaire et des charges correspondant à la somme versée par l'entreprise qui avait commis le licenciement délictueux. La convention collective du nouvel employeur s'applique au salarié mis à disposition.
" Au cas où le salarié licencié crée sa propre entreprise ou une activité reconnue utile dans le secteur non marchand, le Fonds de gestion de la restitution sociale lui verse tout ou partie de son ancien salaire pendant une durée de cinq ans au plus.
" L'ANPE enregistre les demandes des salariés souhaitant être recrutés par un petit employeur et les demandes de ces petits employeurs.
" Le même dispositif est mis en place pour les associations, collectivités locales, mutuelles, coopératives, organisations syndicales.
" Les représentants des partenaires sociaux auxquels se joignent les élus locaux forment des comités dans les bassins d'emploi frappés par des licenciements collectifs. "

Article 8

L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par trois alinéas ainsi rédigés :
" Le Fonds de gestion de la restitution sociale est dirigé par un conseil d'administration composé à parité de représentants des organisations syndicales et du patronat.
" Ce fonds encaisse la restitution sociale dont l'employeur fautif est redevable. Celle-ci est versée au nouvel employeur dans le cas où un salarié bénéficie d'une mise à disposition auprès d'un petit employeur ou d'un organisme public ou parapublic.
" Les excédents sont versés annuellement à l'UNEDIC. "

Article 9

L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par deux alinéas ainsi rédigés :
" Les petits employeurs souhaitant bénéficier de la mise à disposition de salariés licenciés déposent une demande à l'inspection du travail, accompagnée de leur bilan et de leur compte d'exploitation. A défaut de réponse dans les quinze jours suivant la demande, celle-ci est réputée acceptée.
" L'inspection du travail peut proposer une participation financière partielle du petit employeur. Chaque année, la situation économique et financière de l'employeur bénéficiant d'une mise à disposition est étudiée afin de déterminer si l'entreprise d'accueil reste dans le champ d'application de la présente loi. "
N°2061. - Proposition de loi de M. Jacques Desallangre, relative au licenciement pour cause économique et visant à créer une restitution sociale pour les actionnaires des entreprises prospères qui licencient (commission des affaires culturelles)


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