N° 2844
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 9 janvier 2001.
PROPOSITION DE LOI
instituant un moratoire sur les demandes en recherche
de
responsabilité du fait de la naissance ou du maintien de la vie.

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée

par MM. Bernard ACCOYER, René ANDRÉ, André BERTHOL, Jean-Yves BESSELAT, Antoine CARRÉ, Alain COUSIN, Arthur DEHAINE, Patrick DELNATTE, Yves DENIAUD, Jean-Michel DUBERNARD, Christian ESTROSI, Jean-Claude ÉTIENNE, Jean-Pierre FOUCHER, Michel GIRAUD, Jacques GODFRAIN, Louis GUÉDON, Gérard HAMEL, Pierre HÉRIAUD, Francis HILLMEYER, Robert LAMY, Édouard LANDRAIN, François LOOS, Thierry MARIANI, Alain MARLEIX, Christian MARTIN, Jacques MASDEU-ARUS, Pierre MENJUCQ, Alain MOYNE-BRESSAND, Renaud MUSELIER, Jean-Marc NUDANT, Jacques PÉLISSARD, Bernard PERRUT, Étienne PINTE, Jean-Luc PRÉEL, Jean-Bernard RAIMOND, André SCHNEIDER, Bernard SCHREINER, Guy TEISSIER, Michel TERROT, Léon VACHET et Michel VOISIN,

Députés.

Droit civil.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
Par un arrêt du 17 novembre 2000, dit " arrêt Perruche ", l'assemblée plénière de la Cour de cassation a décidé qu'une personne handicapée avait droit à être indemnisée pour réparer le préjudice que constituerait sa naissance.
La Cour s'est en effet déclarée favorable au principe d'indemniser un jeune homme, né " débile profond, sourd et presque aveugle ", car la rubéole de sa mère lors de la grossesse, bien qu'elle ait été soupçonnée, n'a pas été établie du fait d'une erreur reconnue.
Cet arrêt historique provoque un profond malaise.
Arrêt historique car, jusqu'à présent, la doctrine et la jurisprudence étaient unanimes à rejeter toute action d'un enfant handicapé contre ses parents. Ce refus se fondait tant sur des considérations morales que d'intérêt public : le fait de donner la vie ne pouvait être assimilé à une faute.
Arrêt historique suscitant un profond malaise car il pose davantage de questions qu'il n'en résout : à partir de quel seuil de handicap la vie devient-elle préjudiciable ? Faut-il refuser à certains parents le droit à la procréation ? La nouvelle responsabilité incombant au monde médical n'est-elle pas une incitation à un eugénisme de précaution ?
Autant de questions qui expliquent que cette décision soit incomprise.
L'UNAPEI (Union nationale des associations de parents d'enfants inadaptés) a estimé qu'" une telle décision signifie implicitement que le fait de permettre à un enfant handicapé de voir le jour puisse être considéré comme une faute ".
Choquées par l'arrêt de la Cour de cassation, une centaine de familles élevant un enfant handicapé se sont regroupées dans un " Collectif des parents contre la handiphobie " (CPCH). " Cette décision, on l'a vécue comme un regard violent porté sur notre enfant, une agression très forte ", déclare le docteur Xavier Mirabel, porte-parole de ce collectif.
Des juristes relèvent d'ores et déjà plusieurs questions redoutables que soulève ce revirement de jurisprudence. Notamment M.A. Hermitte (Le contentieux de la naissance d'enfants handicapés, G.P. 24-25 octobre 1997) avec cette interrogation terrible : " à partir de quel seuil le handicap rend-t-il la vie intolérable ?... Le problème est que cette question ne peut recevoir qu'une réponse personnelle que l'enfant est incapable de donner. "Permettre à la société ou à ses parents de la donner en son nom revient à ne pas tenir compte du conflit d'intérêt et d'appréciation qui peut exister. C'est, en fait, indécidable au sens fort du terme"".
La logique sous-tendue par l'arrêt du 17 novembre 2000 semble par ailleurs préfigurer, comme s'en alarme avec raison l'avocat général Jerry Sainte-Rose, une " discrimination entre les parents de bonne qualité "biologique" et les autres, qui devraient s'abstenir de procréer ".
Au-delà de ces problèmes éthiques essentiels, le professeur Roger Henrion, chirurgien-obstétricien, souligne également le risque d'une multiplication des contentieux pouvant découler de ce nouvel état du droit. Il déclare en effet que la décision du 17 novembre est " grave " et constitue un " point de rupture. On peut imaginer qu'un enfant atteint de toxoplasmose, ou un mongolien, pourra dire : "Je n'ai pas demandé à vivre, surtout dans cet état". C'est la porte ouverte à toute une série de procès contre l'Etat ou contre le corps médical ".
Le conseil national de l'ordre des médecins confirme cette crainte. L'instance ordinale souligne que les praticiens " ne peuvent endosser des responsabilités excessives qui reviennent à d'autres intervenants ou à l'ensemble de la société, suivant des principes fondamentaux de solidarité et d'assistance. Ils doivent garder une indépendance dont le premier objectif est de défendre, dans le respect des valeurs humanistes, les intérêts des patients, tels qu'ils peuvent les déterminer, contre la maladie et les handicaps, éventuellement, malgré des contraintes ou d'autres intérêts sociaux. Sans ces conditions, la médecine risquerait de devenir impraticable ".
Ce transfert de responsabilité comporte en outre le risque d'une incitation à l'eugénisme de précaution, comme le démontre l'avocat général Jerry Sainte-Rose : " L'autre conséquence prévisible de l'obligation de garantie mise à la charge des praticiens sera de les inciter, devant le plus léger doute, à préconiser l'avortement qui ne suscite aucune action. Le "principe de précaution" tellement à la mode de nos jours ne peut être apprécié ici de la même façon qu'ailleurs. Il ne s'agit pas de prendre une mesure qui peut être inutile ou incommode mais de décider de la suppression d'embryons humains, opération que, sans entrer dans des controverses maintenant closes légalement, on ne peut banaliser à l'excès ".
Il ajoute : " La multiplication des tests de dépistage liée à la découverte de nouveaux gènes qui va accroître les risques d'erreur et de dommage ne manquera pas de renforcer cet eugénisme de précaution. Celui-ci s'ajoutera à l'eugénisme dit "familial", les progrès de la médecine f_tale, amplifiée par les médias, déterminant une attitude de plus en plus revendicative des parents, désormais en quête du "bel enfant"... Qu'on le veuille ou non, le préjudice de non-avortement n'est pas neutre. Il relève d'une logique d'élimination des "anormaux" qui heurte la conscience juridique ". Et le législateur a le devoir de l'affirmer, cette logique heurte la conscience tout court.
Le professeur Claude Sureau, gynécologue-obstétricien, président de l'Académie de médecine, confirme cette dérive eugénique potentielle lorsqu'il prévient : " Rien ne pourra empêcher un enfant de se retourner contre sa mère sous le prétexte qu'elle n'a pas avorté... On reconnaît un droit à la mort, et pas seulement aux nouveau-nés malformés, mais à tous ceux qui présentent une anomalie à la naissance. "
La motivation profonde de l'arrêt du 17 novembre 2000 peut pourtant s'expliquer dans une motivation matérielle : offrir des garanties financières aux familles inquiètes pour l'avenir de leurs enfants.
C'est ce qu'exprime parfaitement maître Daniel Soulez-Larivière lorsqu'il reconnaît que : " c'est une situation qui n'aurait jamais dû venir dans un prétoire, et lorsque cela se produit, c'est parce que la solidarité nationale ne s'exerce pas suffisamment. Donc, on saisit une juridiction, et la justice, pour mettre la personne, victime et handicapée, dans une situation moins défavorable, est obligée de faire des contorsions par rapport à un certain nombre d'idéaux ou de règles. "
Les garanties que la Cour de cassation souhaite apporter à ces familles relèvent à l'évidence de la solidarité nationale qui, face aux personnes handicapées, il faut le dénoncer, est aujourd'hui gravement défaillante. Le Conseil économique et social l'a encore récemment souligné (rapport de " Situations de handicap et cadre de vie ", présenté le 13 septembre 2000 par Vincent Assante).
" Les règles de la responsabilité civile ne sont pas adaptées à l'aide que sont en droit d'attendre les parents d'enfants handicapés pour leur entretien et leur éducation qui constituent une lourde charge. Cette aide relève de la solidarité nationale... Des textes existent même si - on ne peut que le regretter - les moyens mis en _uvre ne sont pas à la hauteur des ambitions affichées. " Ainsi est excellemment résumée, dans les conclusions de l'avocat général, la cause profonde de la situation actuelle.
Les problèmes matériels doivent donc être " déconnectés " des questions éthiques.
Le lieu d'un tel débat ne se trouve pas dans une enceinte judiciaire, aussi prestigieuse soit-elle, mais bien au c_ur même de la Nation, c'est-à-dire au Parlement, qui ne peut attendre davantage pour réviser les lois bioéthiques de 1994 à l'issue d'une vaste écoute, concertation et réflexion avec toutes les autorités morales et scientifiques du pays, avec les associations mobilisées pour les handicapés et les questions à caractère éthique.
Afin de permettre à cette réflexion sur la vie de se dérouler dans les meilleures conditions possibles, en dehors de toute pression, un " moratoire " immédiat dans l'application de cette jurisprudence controversée apparaît nécessaire.
C'est pourquoi il vous est demandé, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter cette proposition de loi.

PROPOSITION DE LOI
Article unique

A compter de la date de la promulgation de la présente loi et jusqu'à la révision des lois bioéthiques de 1994, les demandes en responsabilités liées au préjudice éventuel d'une personne du fait de sa naissance sont irrecevables.

2844 - Proposition de loi de M. Bernard Accoyer instituant un moratoire sur les demandes en recherche de responsabilité du fait de la naissance ou du maintien de la vie (commission des lois).


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