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N° 833

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 9 avril 1998.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES (1)

sur la mission effectuée en République fédérale de Yougoslavie

et en République de Macédoine par une délégation de la Commission

ET PRÉSENTÉ

PAR M. PIERRE BRANA,

Député

--

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Affaires étrangères

La Commission des Affaires étrangères est composée de : M. Jack Lang, président ; MM. Alain Bocquet, Jean-Bernard Raimond, Roger-Gérard Schwartzenberg, vice-présidents ; M. Roland Blum, Mme Laurence Dumont, M. René Rouquet, secrétaires ; Mme Michèle Alliot-Marie, M. René André, Mmes Marie-Hélène Aubert, Martine Aurillac, MM. Edouard Balladur, Raymond Barre, Dominique Baudis, Henri Bertholet, Jean-Louis Bianco, André Billardon, Jacques Blanc, André Borel, Bernard Bosson, Pierre Brana, Jean-Christophe Cambadelis, Mme Monique Collange, MM. Yves Dauge, Jean-Claude Decagny, Patrick Delnatte, Jean-Marie Demange, Xavier Deniau, Jacques Desallangre, Paul Dhaille, Jean-Paul Dupré, Charles Ehrmann, Jean-Michel Ferrand, Georges Frêche, Jean-Yves Gateaud, Jean Gaubert, Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Godfrain, Pierre Goldberg, François Guillaume, Jean-Jacques Guillet, Robert Hue, Mme Bernadette Isaac-Sibille, MM. Didier Julia, Alain Juppé, André Labarrère, Gilbert Le Bris, Jean-Yves Le Déaut, Michel Lefait, Jean-Claude Lefort, Guy Lengagne, François Léotard, François Loncle, Bernard Madrelle, René Mangin, Jean-Paul Mariot, Gilbert Maurer, Charles Millon, Mme Louise Moreau, MM. Jacques Myard, Dominique Paillé, Mmes Françoise de Panafieu, Nicole Pery, MM. Etienne Pinte, Marc Reymann, Mme Yvette Roudy, MM. Henri Sicre, Mme Christiane Taubira-Delannon, MM. Michel Terrot, Joseph Tyrode, Michel Vauzelle, Philippe de Villiers, Aloyse Warhouver.

SOMMAIRE

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INTRODUCTION 5

I - LES ORIGINES DE LA QUESTION DU KOSOVO 7

A - LES ORIGINES HISTORIQUES 7

1) L'histoire politique du Kosovo 7

2) Le poids de la démographie 10

B - LA PÉRIODE POST-TITISTE 11

1) Le développement des forces centrifuges 11

2) L'échec de l'intégration 12

3) La politique de Milosevic 13

II - LES RISQUES D'UNE CRISE MAJEURE 17

A - LA SITUATION INTÉRIEURE DU KOSOVO 17

1) Les événements de mars 1998 18

2) Les risques d'une lutte armée 20

B - LES RISQUES D'UNE DÉSTABILISATION RÉGIONALE 23

1) Le Monténégro 23

2) La République de Macédoine 25

3) L'Albanie 28

III - LES PERSPECTIVES DE SOLUTION 31

A - L'INDÉPENDANCE 31

B - LA CRÉATION D'UNE TROISIÈME RÉPUBLIQUE 32

C - UN STATUT D'AUTONOMIE SUBSTANTIELLE 32

CONCLUSION 39

EXAMEN EN COMMISSION 41

ANNEXE : CARTE DES NATIONALITÉS

Mesdames, Messieurs

La Commission des Affaires étrangères a décidé d'envoyer une délégation en République Fédérale de Yougoslavie et en République de Macédoine afin de réunir des éléments d'information sur la situation de ces deux républiques et sur leurs relations avec l'Union européenne et la France après les événements du mois de mars 1998, qui ont ému à juste titre l'opinion publique française et font planer la menace d'une nouvelle tragédie dans les Balkans.

La délégation était conduite par l'auteur et signataire de ce rapport, accompagné par M. François Loncle, député socialiste de l'Eure, et M. René André, député RPR de la Manche. Entre le 30 mars et le samedi 4 avril 1998, elle s'est rendue à Belgrade, à Podgorica, à Pristina et à Skopje. Ce n'était pas la première fois que la Commission des Affaires étrangères s'intéressait au Kosovo. Une délégation s'était rendue sur place en septembre 1992 et avait publié un rapport (1) .

"Kosovo" est l'appellation serbe de la province du Kosova, que les autorités yougoslaves appellent depuis quelques années "Kosovo-Metohija" ou "région du Kosmet" afin de souligner qu'il s'agit d'une simple province administrative, intégrée à la République serbe.

Il s'agit d'un territoire de 11.000 km² peuplé de 2 millions de personnes dont 80% sont albanaises et 10% serbes. Les autres minorités sont "yougoslaves" (6,7%), "musulmanes" (2,9%) ou Tsiganes (2,2%). Ce sont en tout cas les chiffres officiels de 1991, mais il est très probable que les Albanais sont plus nombreux encore.

Deux éléments font de cette petite région l'épicentre d'un possible séisme.

La population albanaise du Kosovo aspire depuis longtemps à se séparer de la Serbie. Or, la population albanaise dans les Balkans forme un bloc homogène de plus de 5 millions d'individus, majoritaires dans certaines régions de la République de Macédoine. Comme l'illustre la carte annexée à ce rapport, cette situation pourrait se traduire par la formation d'une grande Albanie enfermant de nombreuses minorités.

Surtout, depuis le début des années 90, les autorités yougoslaves pratiquent une politique de serbisation forcée de la province, qui a conduit les Albanais du Kosovo à riposter par une politique de résistance passive, se traduisant par le boycott des institutions officielles. Les Albanais ont élu un parlement clandestin et un président, Ibrahim Rugova, président de la Ligue démocratique du Kosovo et principal inspirateur de la stratégie de désobéissance civile.

Jusqu'à tout récemment, cette situation perdurait sans affrontement de grande ampleur mais les événements du mois de mars 1998 ont placé le Kosovo au centre des préoccupations de la communauté internationale. Les Etats qui ont dû trouver une issue à la crise yougoslave souhaitent à tout prix éviter le renouvellement des tragiques événements de Croatie et de Bosnie.

Ce rapport a pour objet d'analyser les origines de ce que l'on peut appeler désormais la question du Kosovo, de présenter quels risques sont à craindre en raison de cette crise et de rendre compte des résultats de l'action internationale depuis le début du mois de mars.

I - LES ORIGINES DE LA QUESTION DU KOSOVO

A - Les origines historiques

Selon l'expression de l'un de nos interlocuteurs, le Kosovo est souvent présenté comme "le berceau de la Serbie" et "la chambre à coucher des Albanais". Cette image a le mérite d'illustrer crûment l'opposition entre la thèse de la légitimité historique de la souveraineté serbe au Kosovo et l'écrasante prépondérance de la communauté albanaise dans cette province.

Encore est-il nécessaire de faire la part du mythe et de la réalité historique, réalité souvent difficile à interpréter.

Deux questions sont au centre de ce débat :

- la légitimité historique de la présence des uns et des autres ;

- les raisons de l'évolution démographique du Kosovo.

1) L'histoire politique du Kosovo

Les Slaves se seraient installés dans la région au cours du VIIe siècle. Le premier patriarche de l'église orthodoxe a fixé son siège à Pec et les premiers rois de Serbie se sont établis à Prizren après la conquête du Kosovo par le prince Stefan Nemanjic en 1180. En 1346, Etienne Douchan a étendu l'empire serbe jusqu'en Macédoine et le coeur de cette grande Serbie était au Kosovo. De cette époque, datent les nombreux monastères du Kosovo qui ont scellé dans la pierre l'attachement spirituel des Serbes à cette région.

A la suite de la défaite de la coalition balkanique commandée par le prince serbe Lazare contre les Turcs, à la bataille du Kosovo Polje (Champ des merles) (1) , le 28 juin 1389, le Kosovo est tombé entre les mains de l'empire ottoman. Cette bataille occupe une place importante dans l'imaginaire serbe. Elle incarne la résistance de la chrétienté contre l'invasion musulmane et les Serbes considèrent que cette défaite a sauvé l'Europe en retardant la progression des Ottomans.

Ces événements, rappelés à satiété par les Serbes, fondent la légitimité de leur souveraineté. On peut pourtant mettre en doute certaines de leurs interprétations. Ces interprétations occultent le fait que l'empire médiéval serbe n'était pas un Etat national, au sens moderne du terme, mais un royaume regroupant plusieurs ethnies. Elles occultent la présence des Albanais sur le territoire et leur participation aux combats de la Grande Serbie. A l'époque, les Albanais n'étaient pas encore convertis à l'Islam. Leurs chefs ont combattu aux côtés du prince Lazare à la bataille du Champ des merles. Nos interlocuteurs albanais nous ont d'ailleurs rappelé cette réalité, en soulignant que le patrimoine architectural du Kosovo avait pu être préservé au cours des siècles parce que les Albanais le considéraient comme un élément de leur propre identité.

Ce qui précède est vivement contesté par les Serbes qui soutiennent que les Albanais seraient entrés pour la première fois au Kosovo à l'occasion de la conquête ottomane. Selon eux, les occupants du Kosovo avant l'arrivée des Slaves auraient quitté le territoire et les Albanais n'y seraient arrivés qu'après la victoire des Ottomans, ce qui paraît quelque peu étrange, compte tenu de la proximité de l'Albanie. Les Albanais, pour leur part, revendiquent leur filiation avec les Illyriens, les premiers occupants du Kosovo, filiation qui ne peut être établie scientifiquement en raison du brassage ethnique, mais qui est confirmée par certains auteurs (1) .

Il est en fait bien difficile de procéder à une lecture objective des faits antérieurs au XIVème siècle en leur appliquant le concept national. On ne peut que constater que Serbes et Albanais revendiquent conjointement la légitimité historique de leur présence au Kosovo.

Le comportement des Albanais pendant l'occupation ottomane a conforté le ressentiment des Serbes à leur égard. Les Albanais se sont, en majorité, convertis à l'Islam et beaucoup d'entre eux ont collaboré avec la Sublime Porte. Celle-ci était habile à dresser les ethnies les unes contre les autres. Lors de l'avancée des troupes autrichiennes contre les Turcs, en 1689, les Serbes se sont soulevés mais la défaite des Autrichiens a contraint le patriarche de Pec et plusieurs dizaines de milliers de Serbes à quitter le Kosovo.

Ces faits objectifs sont largement exploités par l'historiographie serbe qui a tendance à ignorer la résistance des Albanais d'Albanie contre les Turcs et à passer sous silence que les Serbes ont, eux aussi, été occasionnellement les supplétifs de l'armée ottomane à certains moments de leur histoire. Leur présence est attestée à la bataille d'Ankara qui opposa, en 1402, le Sultan à Tamerlan.

Cette mémoire est à l'origine de l'identification, répandue en Serbie, entre le séparatisme albanais et le retour de la Turquie et de l'Islam dans les Balkans.

Il n'était pas inconcevable en 1912 que le Kosovo tombât sous souveraineté albanaise. La guerre, les Etats de la région et la communauté internationale en ont décidé autrement. Les Serbes, alliés à la Bulgarie, au Monténégro et à la Grèce, ont pu conquérir l'Albanie et le Kosovo. En 1913, la Conférence des Ambassadeurs a reconnu l'indépendance de l'Albanie en rattachant le Kosovo à la Serbie et au Monténégro.

Depuis, ce rattachement n'a jamais été remis en cause, à l'exception de la période fasciste. En 1941, en effet, le Kosovo a été intégré à une grande Albanie placée sous protectorat italien. La victoire des Alliés en 1945 a mis un terme à cet épisode qui a incontestablement durci les relations entre les deux peuples.

Sous Tito, le Kosovo a d'abord été purement et simplement rattaché à la Serbie, sous la forme d'un département autonome. Mais, à partir de 1974, le Kosovo a obtenu un statut de très large autonomie. Tito honorait ainsi une promesse de la guerre, faite en échange du soutien des partisans albanais. Le statut s'intégrait également dans le système que le maréchal croate avait imaginé pour réduire le poids du bloc serbe dans la Fédération : large décentralisation des républiques fédérées et création de la République de Macédoine.

De ce rapide survol historique, on peut conclure que les Albanais ont toujours été en contact direct avec les Serbes, ce qui n'est pas le cas des Croates et des Slovènes, qui ont été séparés de la majorité de la population serbe durant la domination de l'Autriche-Hongrie.

Ces événements sont à l'origine de la haine ancestrale qui oppose les deux communautés (1). Aux yeux des Serbes, l'Albanais est volontiers assimilé au Turc et au nazi, tandis que le Serbe est considéré comme un colon par les Albanais.

Par ailleurs, l'historiographie des uns et des autres est souvent faussée par la légende et l'idéologie. L'histoire écrite par les deux peuples n'a pas encore atteint l'âge scientifique. C'est sans doute l'un des enjeux de la démocratisation.

2) Le poids de la démographie

Cette longue querelle n'aurait probablement pas pris la même acuité si les revers de l'histoire ne s'étaient accompagnés de mouvements migratoires importants.

Aujourd'hui, la population albanaise représente probablement autour de 90 % de la population totale du Kosovo alors que les Serbes n'en représentent qu'environ 10 % après avoir été majoritaires.

Ces proportions s'expliquent sans doute principalement par le dynamisme démographique des Albanais : les familles albanaises comportent en moyenne sept à huit enfants alors que les familles serbes ont depuis longtemps une natalité beaucoup plus faible. Par ailleurs, en dépit de leur attachement spirituel au Kosovo, il existe une tendance accentuée des Serbes à fuir la pauvreté du Kosovo au profit des régions plus riches de la Fédération.

Au delà de ces tendances naturelles, existe-t-il des raisons politiques à ce phénomène ?

Les Serbes accusent les Albanais d'avoir profité de leurs défaites pour occuper le territoire et en chasser les Slaves. Ce fut le cas selon eux au XVIIème siècle, puis pendant le protectorat italien, et, plus récemment, lorsque le Kosovo bénéficiait d'un statut d'autonomie. A la fin des années 80, les médias serbes et la propagande officielle n'ont cessé de proclamer que les Albanais exploitaient le statut d'autonomie pour inciter les Serbes à quitter le Kosovo.

Les Albanais brandissent une accusation symétrique en se fondant sur les politiques appliquées en 1912, après 1945 et depuis 1990. Ils s'appuient, entre autres éléments, sur les écrits des théoriciens serbes du nettoyage ethnique, en particulier sur un mémoire intitulé "l'expulsion des Albanais", rédigé en 1937 par Vasa Cubrilovic. Cet auteur, mort en 1992, faisait partie de l'Académie des sciences et des arts de Belgrade lorsque certains de ses membres ont élaboré le memorandum de 1986. Ce texte, partant du constat que la natalité albanaise risquait de remettre en question "le peu de succès obtenu depuis 1918 dans le domaine de la colonisation", proposait une série de mesures afin de chasser la population albanaise. Parmi les mesures proposées : "la création d'une psychose appropriée" et "la contrainte exercée par l'appareil de l'Etat" (1) ...

Les Albanais du Kosovo considèrent que la politique conduite depuis 1990 est le décalque de cette théorie qui a reçu une première application en Bosnie-Herzégovine. Cette considération prend un relief particulier si on la rapproche d'une prospective : la population albanaise du Kosovo pourrait un jour dépasser la population serbe de l'ensemble de l'actuelle fédération yougoslave.

B - La période post-titiste

1) Le développement des forces centrifuges

La mort de Tito a ouvert la crise de la Fédération yougoslave en la privant des moyens institutionnels de résoudre les conflits entre les entités fédérées et les nationalistes. En effet, la mort du maréchal a eu pour conséquence de paralyser la Présidence collégiale dont le processus de décision a été livré au principe de l'unanimité.

Pour le Kosovo, ce changement s'est traduit par une autonomie encore accrue. Déjà, la Constitution de 1974 avait conféré à la province le statut de "province autonome de rang fédéral", ainsi que les attributs d'un Etat : un Président, une Assemblée, un Gouvernement, une Cour Suprême... Les lois serbes n'étaient plus directement applicables à la province, à l'exception de la législation sur le mariage, les successions et le droit de propriété. La frontière administrative ne pouvait être modifiée unilatéralement par la Serbie. Par ailleurs, le Kosovo était représenté à la Présidence collégiale. A partir de la mort de Tito, cette dernière disposition conféra aux Kosovars un droit de veto sur le fonctionnement de la Fédération.

Parallèlement, les Albanais du Kosovo ont exploité le desserrement des contraintes pour revendiquer de plus en plus ouvertement l'indépendance, encouragés par le nouvel esprit qui soufflait partout en Europe de l'Est et en Yougoslavie en particulier.

Maîtrisant les institutions de la province, qui avaient les caractéristiques d'un Etat quasi-indépendant, les Albanais s'orientaient de plus en plus clairement vers le séparatisme.

2) L'échec de l'intégration

A ces tendances, s'est ajouté ce qui constitue l'un des plus grands échecs de la période titisme : l'absence d'intégration de la population albanaise.

La querelle de légitimité et les rancoeurs historiques entre Albanais et Serbes sont du même ordre que celles qui ont provoqué l'éclatement de l'ancienne Yougoslavie.

Toutefois, la religion ne joue pas le même rôle. Certes, l'orthodoxie constitue le fondement de l'identité nationale serbe et les Albanais sont majoritairement musulmans. Mais l'Islam n'est pas un élément d'identification nationale - le catholicisme est pratiqué par une minorité d'Albanais - et l'intégrisme est inexistant.

Par ailleurs, l'une des spécificités kosovares réside dans le fait que les relations quotidiennes entre les deux nationalités ont toujours été beaucoup plus tendues.

Quelques données sociologiques attestent cette spécificité. Les mariages mixtes étaient rares alors qu'ils étaient courants entre les autres nationalités yougoslaves. Si la majorité des Albanais parle serbe, les Serbes albanophones sont peu nombreux. Le mode de vie serbe est de type occidental (familles peu nombreuses, habitat individuel et dispersé) ; le mode de vie albanais est de type clanique (1) . Les différences de niveau de vie étaient déjà importantes entre Serbes et Albanais au détriment des derniers.

Et il me paraît difficile de ne pas évoquer le racisme ordinaire qui résulte de ces différences de modes de vie et de mentalités.

A beaucoup d'égards, la coexistence entre les deux communautés est difficile, en l'absence même de différends historiques et politiques. C'est d'ailleurs un constat que l'on peut faire à propos de la Macédoine, qui, malgré un régime politique souple et tolérant, connaît, elle aussi, de sérieux problèmes inter-ethniques.

3) La politique de Milosevic

A la fin des années 80, les autorités yougoslaves se trouvaient confrontées à un problème redoutable. Elles pouvaient tenter de le résoudre par le dialogue et le compromis. C'est la voie de l'épreuve de force qui a été choisie.

La politique de Slobodan Milosevic à propos du Kosovo était définie dès 1987, alors qu'il n'était encore que Président de la Ligue communiste de Serbie. En effet, dès cette époque, le Kosovo était l'un des thèmes centraux de sa stratégie politique. Il a ainsi fait sien et amplifié un mouvement de protestation de grande ampleur contre le sort fait aux habitants serbes du Kosovo. Médias, hommes politiques et intellectuels ont conduit une campagne dénonçant le "génocide" (sic) pratiqué contre les Serbes par les Albanais détenteurs du pouvoir dans la province autonome. Certaines assertions sont ainsi devenues des vérités pour beaucoup de Serbes, comme celle de la multiplication des viols perpétrés par les Albanais contre les femmes serbes. Ces manifestations ont réuni jusqu'à 1 million de personnes à Belgrade en novembre 1988 et également 1 million au Champ des merles en juin 1989, à l'occasion du six centième anniversaire de la bataille. Elles ont permis également à M. Milosevic de procéder à des purges au sein de la Ligue communiste.

A partir de 1989, l'objectif de M. Milosevic a été de supprimer l'autonomie de la province. Ce but a été atteint en trois étapes : en mars 1989, par un amendement à la Constitution de Serbie ; en juin 1990, par la décision de l'Assemblée serbe de suspendre le gouvernement et l'assemblée du Kosovo et le 2 juillet 1990 par un référendum constitutionnel.

Toutes ces initiatives ont eu pour répliques des manifestations albanaises. Les députés de l'Assemblée du Kosovo ont proclamé l'indépendance, ce qui amena la Serbie à dissoudre cette Assemblée.

Ces initiatives et la répression serbe ont provoqué la première crise au sein de la Ligue communiste de Yougoslavie et de la Présidence collégiale. Les Slovènes et les Croates se sont désolidarisés de la politique serbe. Grâce à la suppression de l'autonomie du Kosovo et de la Voïvodine, et du fait de la concordance de vues du Monténégro, la Serbie a pu contrôler quatre sièges sur huit au sein de la Présidence collégiale.

A cet égard, on peut considérer que la crise du Kosovo a été à l'origine de l'éclatement de la fédération yougoslave, survenue quelques mois plus tard. Au terme de ce processus, seuls la Serbie et le Monténégro sont restés dans la Fédération yougoslave.

Sur le plan constitutionnel, ces décisions pouvaient se justifier par le fait que le Kosovo fait partie de la Serbie. Elles étaient néanmoins inconstitutionnelles de par la procédure suivie. Toujours est-il que l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, en septembre 1990, a été suivie en décembre par les premières élections libres en Serbie, qui permirent à M. Milosevic de devenir Président de la République de Serbie.

A cette offensive politique, les Albanais du Kosovo ont apporté une réponse politique. Le Parlement dissous a proclamé la République du Kosovo et organisé un référendum clandestin sur l'indépendance : avec une participation de 87%, le "oui" l'a emporté avec 99% des suffrages. Puis, le 24 mai 1992, un nouveau parlement et un président, Ibrahim Rugova, ont été élus clandestinement.

Sur le plan politique, la situation du Kosovo est donc constituée de deux mondes qui s'ignorent.

Les Albanais boycottent les élections serbes, alors qu'ils pourraient théoriquement emporter 35 mandats sur les 250 que comporte le Parlement serbe et qu'ils pourraient contrôler les organes représentatifs locaux de la province. Ils justifient ce boycott par l'illégalité des réformes constitutionnelles et de la dissolution de leur assemblée, mais aussi par la conviction que leur poids serait négligeable dans des institutions dominées par des Serbes qui partagent tous plus ou moins le même point de vue.

Du côté serbe, on ignore les institutions parallèles albanaises : alors que les députés de l'Assemblée qui ont proclamé l'indépendance ont dû s'exiler, ceux élus clandestinement n'ont pas été inquiétés. Cette mansuétude s'explique sans doute par le fait que le parlement clandestin ne s'est pas réuni après les élections de 1992. Elle se traduit par l'assez grande liberté de mouvement laissée aux leaders albanais.

En réalité, jusqu'à présent, la partie s'est jouée sur un autre terrain : celui de la vie quotidienne.

La Serbie a pratiqué la politique de serbisation forcée du Kosovo que décrivait déjà le rapport de la Commission des Affaires étrangères en 1992.

Cette politique a consisté à imposer les programmes d'enseignement serbes et la langue serbe comme langue d'enseignement. Elle a eu pour effet le licenciement des professeurs qui refusaient cette politique et la fermeture des écoles primaires et secondaires albanaises. Les étudiants albanais ont également quitté l'Université de Pristina qui était jusqu'à cette date le lieu où se retrouvaient les étudiants albanais de Macédoine et du Monténégro. Depuis 1991, 400.000 élèves albanais suivent un enseignement dans des écoles et facultés parallèles, en fait, dans des locaux de fortune, et les diplômes délivrés ne sont pas reconnus.

En juillet 1990, les émissions télévisées et radiophoniques en albanais ont été supprimées. Quelques journaux en albanais subsistent, mais sont à la merci des pressions de tous ordres.

La police, la justice et l'administration ont été également serbisées par des licenciements collectifs.

D'importants licenciements sont intervenus dans l'économie d'Etat à la suite de grèves politiques. Selon les Serbes, ils résultent de la crise économique mais les Albanais les considèrent comme des mesures de nettoyage ethnique.

Le Comité des droits de l'Homme du Kosovo et les dirigeants politiques albanais nous ont fait part de violences policières répétitives et massives. Selon leurs rapports détaillés, leur ampleur et leur arbitraire auraient pour but d'exercer une pression pour inciter au départ des Albanais. Les autorités serbes expliquent l'importance des actes de police par le niveau élevé de la délinquance albanaise. Depuis le départ de la mission de la CSCE en 1997, aucun observateur international objectif n'a été en mesure d'établir un bilan précis.

Toujours est-il que l'ensemble de ces mesures a engendré une psychose parmi les Albanais du Kosovo. Ils évitent, par exemple, de recourir aux services de soins serbes. Par ailleurs, plusieurs dizaines de milliers de jeunes émigrent chaque année, généralement pour les pays européens.

Cette situation est confortée par la stratégie de désobéissance civile adoptée par la Ligue démocratique du Kosovo. La consigne est de refuser toute soumission aux administrations serbes. Une société parallèle s'est ainsi mise en place, subventionnée par la diaspora albanaise.

Cet état de fait dramatique, conforte la conviction des Kosovars que les autorités serbes voudraient pratiquer une politique de nettoyage ethnique, conforme au plan de Vasa Cubrilovic cité plus haut.

Si l'on juge cette politique supposée à ses résultats, force est de constater son échec. Malgré l'émigration, la population albanaise reste largement majoritaire, et les mesures incitant les Serbes à s'installer au Kosovo ont un effet marginal. Beaucoup de Serbes réfugiés au Kosovo après 1996 ont préféré quitter le territoire.

On voit mal comment cette politique pourrait aboutir, à moins de mesures de contrainte beaucoup plus fortes. Cependant, un récent sondage indique qu'une majorité de Serbes estime que le départ des Albanais est la seule solution envisageable au problème du Kosovo...

II - LES RISQUES D'UNE CRISE MAJEURE

Entre 1992 et 1998, la situation au Kosovo a peu évolué. En septembre 1996, la signature d'un accord entre M. Milosevic et M. Rugova sur l'éducation a soulevé un certain espoir mais ses dispositions sont restées lettre morte. Le lent pourrissement qui a résulté de cet immobilisme politique a conduit à l'apparition d'un mouvement étudiant albanais particulièrement actif et à la création d'une "armée de libération du Kosovo" (UCK). Parallèlement, la répression s'est intensifiée.

Les Albanais du Kosovo ont pu avoir l'impression que les Occidentaux allaient se désintéresser de leurs problèmes après les accords de Dayton. De fait, l'application de ces accords a permis la levée des sanctions contre la République Fédérale de Yougoslavie et des relations diplomatiques normales ont été rétablies entre cette République et la plupart des pays occidentaux dont la France. Surtout, M. Milosevic est apparu, de plus en plus, comme le deus ex machina qui pouvait résoudre les problèmes les plus complexes. C'est en partie grâce à son arbitrage que la république Sprska a surmonté ses dissensions internes au profit des forces politiques favorables à l'application des accords de Dayton.

Cependant, ce que l'on appelle "le mur extérieur des sanctions" est resté en place. La RFY n'a toujours pas accès aux organisations internationales et ses relations avec l'Union européenne sont restées embryonnaires. Cet ostracisme est certainement défavorable au redressement de son économie.

La situation au Kosovo n'était pas étrangère au maintien de cette pression. Estimant que la montée des tensions menaçait de provoquer une nouvelle crise, M. Hubert Védrine et M. Klaus Kinkel ont pris l'initiative, en novembre 1997, d'envoyer une lettre à M. Milosevic l'invitant à engager un dialogue afin de donner au Kosovo un statut d'autonomie, en échange d'une normalisation complète des relations de son pays avec l'Union européenne. Cette lettre a été l'objet, de la part des autorités de Belgrade, d'une sèche fin de non-recevoir.

C'est à partir du mois de mars 1998 que les pronostics les plus sombres ont paru se réaliser.

A - La situation intérieure du Kosovo

1) Les événements de mars 1998

Les affrontements ont débuté le 28 février dans la région de Drenica (à l'ouest de Pristina) par une fusillade entre des policiers serbes et des Albanais. Ces premiers affrontements se seraient traduits par 29 morts, dont 4 policiers serbes. A la suite de cet accrochage et malgré les appels de la communauté internationale, les autorités serbes ont dépêché dans la région des "forces spéciales" et entrepris une opération de ratissage dans sept villages.

Son objectif affiché était un foyer de l'armée de libération du Kosovo, notamment un de ses chefs, Adem Jashari, qui a été tué à Prekaz avec une partie de sa famille. Au total, le nombre des victimes est estimé par les Albanais à 83 personnes (dont une vingtaine de femmes et enfants), et à 67 selon les autorités serbes qui soutiennent qu'elles ont demandé aux femmes et aux enfants d'évacuer les lieux avant l'assaut.

Par ailleurs, les manifestations de protestation à Pristina ont été durement réprimées et, en retour, des attentats ont été perpétrés contre des Serbes et des Monténégrins du Kosovo. Une partie de la population albanaise a quitté les lieux (17.000 selon le HCR) mais le nombre de réfugiés dans les républiques voisines resterait limité.

Ces premiers affrontements ont cessé à partir du 7 mars. De nouveaux affrontements sont survenus le 24 mars, cette fois dans la région de Decani, près de la frontière albanaise. Suite à l'attaque d'une patrouille de police, les forces serbes ont attaqué des villages. Cette opération semblait également dirigée contre une famille réputée pour ses actions anti-serbes.

Nous avons pu nous déplacer dans la région de Drenica. On nous a signalé des tirs sporadiques sur l'une des routes de la région. A cette exception près, il y régnait l'ordre et le calme que peuvent inspirer les forces de police lorsqu'elles sont nombreuses et bien armées. Le quadrillage militaire serré, les villages traversés quasi-déserts, les fortins de sacs de sable abritant des armes lourdes, ont ramené votre Rapporteur près de quarante ans en arrière, lors de la guerre d'Algérie. Nous avons pu passer sans entraves, grâce aux plaques diplomatiques de nos véhicules, une quinzaine de contrôles sur un parcours d'une centaine de kilomètres. Chaque point de contrôle était gardé par une dizaine d'hommes en moyenne ; beaucoup disposaient d'engins blindés. Au total, nous avons parcouru 450 km sur les routes du Kosovo, qui a une superficie de 11000 km², soit environ celle du département de la Gironde. Mais quand nous avons utilisé un véhicule ordinaire, sans plaque diplomatique, nous avons été arrêtés et soigneusement contrôlés. Nous avons dû attendre une quinzaine de minutes avant que l'on nous restitue nos papiers qui, à l'intérieur du poste, ont probablement fait l'objet d'une vérification par ordinateur. Les militaires de l'ambassade de France, qui sillonnent régulièrement la région, ont observé qu'une partie de la population était revenue sur les lieux mais que les rues restaient peu animées. D'après le Comité des droits de l'Homme du Kosovo, une vingtaine de villages étaient encore encerclés par les forces de l'ordre.

D'après le sous-préfet de Pristina, les forces spéciales auraient été retirées, mais ceci est démenti par Ibrahim Rugova. Il est vrai qu'il est difficile de distinguer ces troupes des forces de police permanentes qui disposent elles aussi d'un équipement "spécial" : casques, gilets pare-balles, engins mécanisés... Il paraît que les premières se distinguent par leur aptitude à mener des opérations du type de celles conduites à Prekaz. De toute façon, les forces spéciales sont rapidement mobilisables et prêtes à riposter au moindre incident, comme l'a reconnu le sous-préfet.

Les autorités serbes ont créé une commission d'enquête afin de déterminer si les ordres ont été outrepassés lors des événements de la Drenica. Elles démentent que des milices aient participé aux opérations. Elles font valoir que les opérations étaient ciblées. Seules quelques maisons ont été détruites, celles où les hommes de l'UCK s'étaient réfugiés. Elles expliquent le nombre de victimes par le clanisme albanais : vieillards, femmes et enfants étaient solidaires des combattants. Mais le Comité des droits de l'Homme à Pristina, qui nous a montré de nombreuses et troublantes photographies de cadavres, demande qu'une commission internationale d'enquête, avec des médecins légistes, vienne procéder aux autopsies pour déterminer les conditions exactes des décès.

Ces actions se prêtent à plusieurs interrogations. Leur bilan est-il le résultat d'une gigantesque "bavure" ou bien était-il délibéré, afin de terroriser la population ? Ibrahim Rugova privilégie la deuxième interprétation, estimant qu'il s'agissait d'une nouvelle phase de la politique de nettoyage ethnique. Les autorités ont-elles voulu riposter à une montée des actions de l'UCK ou bien M. Milosevic a-t-il voulu reprendre l'initiative en flattant le nationalisme serbe ? M. Milosevic a-t-il sous-estimé le risque d'une mobilisation de la communauté internationale ou bien son initiative est-elle une nouvelle provocation ?

2) Les risques d'une lutte armée

L'écrasante supériorité militaire et policière des Serbes au Kosovo rend peu probable l'hypothèse d'un soulèvement. L'armée fédérale dispose sur le territoire de 40.000 hommes et les forces de police sont bien équipées. Les Albanais ont tous des fusils de chasse et des armes blanches mais on imagine mal qu'ils puissent envisager une offensive généralisée. Le Kosovo n'étant pas un Etat internationalement reconnu, les Albanais ne peuvent compter sur une réaction militaire de l'OTAN, ni des Etats limitrophes qui n'en ont pas les moyens. Ibrahim Rugova est parfaitement conscient de ce rapport de forces et la pesanteur des contrôles policiers exerce une dissuasion quotidienne et générale.

A l'inverse, on imagine mal que les autorités yougoslaves prennent l'initiative d'une attaque contre les forces séparatistes, voire contre la population albanaise en vue d'une solution définitive.

Le risque est donc d'un autre ordre : celui d'une généralisation des attentats contre les forces de l'ordre, d'une prise de contrôle de certains villages par l'UCK et d'une riposte - proportionnée ou disproportionnée - des autorités. Il est aussi celui d'une multiplication des manifestations dans les villes du Kosovo et d'un climat d'émeutes urbaines à l'image de l'Intifada dans les Territoires occupés.

Les autorités serbes ont dressé un bilan des actions "terroristes". Elles ont recensé 200 attaques armées de 1995 à 1997. En 1997, ces attaques se seraient élevées à 55 et, pour les premiers mois de 1998, à 98. En 1998, ces actions auraient fait une dizaine de morts parmi les forces de l'ordre et autant parmi la population civile (Slaves et Albanais loyalistes).

Selon le sous-préfet de Pristina, l'UCK ne serait pas à proprement parler une armée, mais se constituerait de bandes, parfois infiltrées sur le territoire à partir de l'Albanie. Les armes saisies proviendraient d'Albanie, vraisemblablement des dépôts d'armes pillés par les émeutiers en 1997. Les autorités ont la conviction qu'il existe des centres de formation terroristes en Albanie et dans d'autres pays occidentaux. La solidarité entre l'UCK et la LDK leur paraît certaine, ce qui indiquerait, selon elles, que la montée du terrorisme procéderait d'un choix stratégique.

L'analyse d'Ibrahim Rugova est très différente. Selon lui, l'UCK serait une armée fantômatique, sans chef véritable et sans stratégie bien définie. L'exaspération d'une partie de la population l'aurait incitée à des réactions individuelles ou à constituer de petites bandes armées dans certaines régions. S'il n'a pas condamné formellement le "terrorisme", Ibrahim Rugova désapprouve les attentats et en redoute les conséquences. Les Serbes s'en servent pour justifier leurs expéditions punitives, comme celle contre le village de Prekaz. La jeunesse albanaise pourrait bientôt s'identifier à ceux qui ont décidé de résister par les armes.

Ces deux versions concordent sur un point : l'UCK n'est pas une organisation puissante et les forces serbes ont largement les moyens de contrôler la situation. D'ailleurs, l'UCK est surtout présente dans la Drenica, soit une petite partie du territoire (200 km²) réputée pour être un foyer historique de résistance. C'est à partir de cette région notamment que les Albanais se sont soulevés contre l'occupant turc en 1912.

En revanche, il est difficile d'établir une analyse précise sur les liens entre l'UCK et l'Albanie d'une part, la LDK d'autre part. De même, il est difficile de déterminer si l'UCK bénéficie du soutien de la diaspora albanaise. Par ailleurs, compte tenu de la difficulté pour l'Etat albanais de contrôler sa frontière du nord, il est évident que l'UCK pourrait un jour se servir du territoire albanais comme d'une base-arrière.

La réaction disproportionnée des Serbes doit donc être analysée, selon nous, soit comme une "bavure" des forces de l'ordre, soit comme une démonstration de force délibérée à des fins politiques.

Les derniers événements ont certainement accru les dissensions internes au mouvement albanais.

Ces dissensions ne sont pas nouvelles. Nous avons rencontré Adem Demaci, président du parti parlementaire du Kosovo, qui s'oppose depuis 1992 à la politique d'Ibrahim Rugova. Adem Demaci, cheveux de neige, oeil vif derrière des lunettes d'écaille, capable de réciter par coeur "La Marseillaise" - comme la plupart des Albanais, dit-il - est une figure historique du nationalisme albanais ; son action politique lui a valu de passer 28 années en prison (un an de plus que Mandela !). En 1992, il souhaitait que Rugova réunisse l'assemblée élue clandestinement, mais ce dernier n'a pas voulu prendre cette initiative qui aurait constitué un défi aux autorités serbes. Adem Demaci estimait aussi que les nouvelles élections clandestines devaient être reportées en raison des événements de la Drenica. Ibrahim Rugova n'a pas suivi son avis et le parti de Demaci n'a pas participé à ces élections du 22 mars 1998.

Adem Demaci estime qu'il n'est plus possible de coopérer avec Ibrahim Rugova, mais il nous a dit également qu'il ne ferait pas obstacle à sa stratégie. Il attend de lui désormais qu'il réunisse le parlement élu clandestinement.

Les discussions au sein de la LDK sont probablement du même ordre, mais atteignent un moindre degré d'hostilité. Lors de l'élection présidentielle clandestine du 22 mars, aucun candidat ne s'est présenté contre Ibrahim Rugova dont l'autorité n'est pas ouvertement contestée. Le courant critique estime que le mouvement a déjà fait suffisamment de compromis en optant pour une résistance pacifique. Il souhaite que cette résistance reste pacifique, mais prenne d'autres formes, plus visibles et affirmées.

Les élections du 22 mars ont confirmé l'autorité d'Ibrahim Rugova. Celui-ci est la personnalité albanaise du Kosovo la plus connue à l'extérieur du Kosovo et sa popularité au sein de son peuple est incontestable. Avant de le rencontrer dans sa maison de Pristina, où les souvenirs historiques abondent et dont il parle très bien, je l'avais longuement reçu à l'Assemblée nationale en novembre dernier. C'est un personnage apparemment timide, qui aurait pu aussi bien se consacrer à son oeuvre littéraire et à sa collection de minéraux. Cultivé, courtois, d'une grande attention à son interlocuteur, il suscite la sympathie. Mais sous une grande douceur, on sent la fermeté de l'homme de conviction, amoureux de son pays. Son activité politique remonte à l'ancienne Yougoslavie : il a été exclu de la Ligue communiste pour nationalisme et est devenu président de la LDK en 1989, après avoir été président de l'association des écrivains du Kosovo en 1988. Sa biographie révèle aussi qu'il est issu d'un clan important du Kosovo, ce qui renforce peut-être son autorité.

Nous avons eu le sentiment, conforté par certains témoignages, que les événements de la Drenica ont profondément affecté Ibrahim Rugova. Sans doute a-t-il évalué les risques d'une escalade de la violence et ceux d'une radicalisation de sa base. Entre temps, le retour à un calme précaire a dû le rasséréner, mais le risque d'un débordement demeure.

Ibrahim Rugova nous a fait part de son intention de réunir le parlement élu clandestinement le 22 mars. Dès que les résultats seront définitifs, une date sera fixée. Cela pourrait être l'occasion d'une crise frontale entre la LDK et Belgrade.

Nous avons souligné l'intérêt pour lui, alors que l'opinion internationale lui est plutôt favorable, de donner des signes de bonne volonté à l'ouverture de véritables négociations. L'accueil fait à cette proposition nous a semblé positif. La désignation, quelques jours plus tard, de quatre négociateurs connus pour leur modération, est allée dans ce sens.

B - Les risques d'une déstabilisation régionale

Si la violence devait triompher au Kosovo, la crise aurait de fortes répercussions hors des frontières du territoire. Trois Etats pour le moins paraissent particulièrement exposés.

1) Le Monténégro

La République du Monténégro est, avec la Serbie, la deuxième république fédérée qui constitue l'actuelle République Fédérale de Yougoslavie.

Son appartenance à la République Fédérale de Yougoslavie ne paraît pas en cause. Elle a été décidée par référendum en 1991 et les liens entre les deux populations serbes sont très étroits. Aucun citoyen du Monténégro ne comprendrait qu'un mouvement sécessionniste s'affirme.

Cependant, les relations entre la petite République du Monténégro et la République de Serbie sont mauvaises. Le Monténégro a un poids démographique faible : un peu plus de 600 000 habitants contre 9,8 millions en Serbie. Surtout, la politique de Slobodan Milosevic est vivement contestée, spécialement depuis l'élection de Milo Djukanovic à la présidence du Monténégro en octobre 1997. Milo Djukanovic a remporté l'élection présidentielle contre l'ancien Président, Momir Bulatovic, dont il était le Premier ministre. Cette péripétie prend tout son sens si l'on rappelle que le nouveau Président et l'ancien étaient des alliés de M. Milosevic au début des années 90.

Le contentieux de fond porte sur les orientations générales de la République Fédérale de Yougoslavie, qu'il s'agisse de sa politique économique ou de ses relations avec la communauté internationale.

Selon M. Djukanovic, un homme jeune qui m'a paru particulièrement déterminé, la Yougoslavie est au bord d'un collapsus économique et son isolement de longue durée la conduit à une catastrophe. Les institutions fédérales sont paralysées. Le Président fédéral n'a pratiquement aucun pouvoir constitutionnel mais la personnalité de M. Milosevic en fait le véritable dirigeant de la Serbie. Tant que ce régime quasi-autocratique perdurera, aucune évolution significative n'est possible. Le régime yougoslave se maintient grâce à une politique extérieure qui combine les provocations et les soudaines concessions. Pendant la crise bosniaque, Slobodan Milosevic a encouragé les extrêmes puis a abandonné les Serbes de Bosnie afin d'apparaître comme un sauveur aux yeux de la communauté internationale. Il est en perte de vitesse mais il peut encore rebondir en flattant le nationalisme serbe et en adoptant la stratégie qui lui a réussi dans le passé : celle du pompier pyromane

M. Bulatovic critique l'opportunisme de son rival et l'accuse d'aventurisme. Il ne voit pas d'autre voie que le soutien critique à M. Milosevic, qu'il décrit comme un homme rationnel et pragmatique, capable de faire les démarches nécessaires en vue de résoudre la question du Kosovo et, de toute façon, incontournable.

Les prochaines élections législatives au Monténégro, qui se dérouleront le 31 mai 1998, devraient trancher entre les deux options incarnées par M. Djukanovic et par M. Bulatovic.

La crise du Kosovo complique considérablement cette situation.

En premier lieu, il existe une minorité albanaise au Monténégro, relativement peu nombreuse (50 000 personnes), mais solidaire des Albanais du Kosovo. Le régime monténégrin prévoit un statut particulier pour cette minorité dans les domaines de la culture, de l'information et de l'éducation. Il existe aussi deux partis albanais qui sont représentés depuis peu au gouvernement. Les liens humains avec les Albanais du Kosovo sont forts et les évènements de la Drenica se sont déjà traduits par un afflux -limité- de réfugiés.

Mais surtout, le Monténégro redoute les répercussions de la crise internationale sur sa propre situation.

Officiellement, la république n'a pas son mot à dire sur les solutions institutionnelles. Le Kosovo étant un territoire de la Serbie, seule l'entité fédérée serbe est compétente pour établir le statut du Kosovo et la Fédération yougoslave est condamnée au silence.

Mais le Président du Monténégro souhaite qu'une solution soit trouvée, dans le cadre de la République Fédérale de Yougoslavie, au terme d'un négociation comprenant une médiation internationale.

En outre, il souhaite que sa république soit exonérée des sanctions que pourrait décider la communauté internationale.

Cette prise de distance du Monténégro rappelle le précédent de 1990. C'est à propos du Kosovo que la Slovénie et les Croates se sont engagés sur la voie du sécessionnisme. Cette dernière hypothèse est peu envisageable s'agissant du Monténégro mais une crise majeure entre les deux entités yougoslaves est possible.

2) La République de Macédoine

La fragile stabilité de la Macédoine peut, elle aussi, être compromise par la crise du Kosovo.

Depuis son indépendance en 1991, la Macédoine a laborieusement normalisé ses relations avec ses voisins sans y être tout à fait parvenue.

L'accord intermédiaire avec la Grèce, conclu le 13 septembre 1995, a permis une normalisation. La Macédoine a accepté de modifier son drapeau et le préambule de sa Constitution. Reste aujourd'hui à régler le problème de son nom : Skopje demande à Athènes de ne pas s'opposer à son appellation constitutionnelle sur le plan international et propose des négociations sur un nouveau nom qui serait utilisé dans le cadre des relations bilatérales.

La Bulgarie a été le premier Etat à reconnaître la République de Macédoine mais elle nie l'existence d'une nation, d'une langue et d'un alphabet cyrillique macédoniens, considérant ceux-ci comme bulgares. Cette position créé une situation de suspicion et bloque la signature de nouveaux accords. Les relations restent néanmoins importantes.

L'existence d'une importante minorité albanaise en Macédoine attise la méfiance entre Skopje et Tirana. Depuis l'arrivée au pouvoir du Premier ministre albanais, M. Fatos Nano, les relations se sont nettement améliorées.

Avec la République Fédérale de Yougoslavie, les relations sont empreintes d'une profonde méfiance mais aussi d'un certain pragmatisme. Un accord de reconnaissance mutuelle a été signé le 8 avril 1996. Cependant, le tracé des frontières n' a jamais été matérialisé et il reste des contentieux.

Depuis quelques années, le principal problème qui menace la stabilité de la Macédoine est celui de la situation de la minorité albanaise. Celle-ci est importante : 20 % officiellement de la population (en réalité, autour de 30%) et plus de 50 % dans les régions limitrophes de l'Albanie et du Kosovo (voir carte en annexe).

A bien des égards, la situation des Albanais en Macédoine constitue un modèle. Les Albanais se sont vus reconnaître notamment le droit de l'enseignement en langue albanaise à l'école primaire et secondaire. Par ailleurs, les Albanais sont intégrés à la vie politique : un parti modéré participe à la coalition gouvernementale.

La reconnaissance de la langue albanaise au niveau universitaire constitue une revendication essentielle et empoisonne les relations entre les deux communautés. Les Albanais ont fondé en 1996 leur propre université à Tetovo ; celle-ci fonctionne dans de mauvaises conditions et sans aucun existence légale. L'adoption en janvier 1997 d'un projet de loi introduisant l'enseignement en albanais à la faculté pédagogique de Skopje, a mis le feu aux poudres et provoqué une grave crise tout au long de l'hiver : manifestations quotidiennes des étudiants macédoniens soutenus par leurs professeurs, grève de la faim des meneurs étudiants devant le Parlement, réactions de nervosité et d'indignation au sein de la communauté albanaise.

Ces manifestations sont intervenues alors que le pays venait de subir un choc politique après la percée des partis albanophones radicaux (PPDA et NDP) aux élections municipales de décembre 1996 et leur conquête des deux principales villes albanophones de Tetovo et Gostivar. Cette victoire a constitué un grave revers pour le parti albanophone membre de la coalition gouvernementale, le PDP, et a déclenché à nouveau une crise au cours du printemps. Les nouveaux élus se sont en effet empressés d'ériger au fronton de plusieurs mairies, et notamment à Gostivar, les drapeaux albanais et turc aux côtés des couleurs macédoniennes. La Cour constitutionnelle saisie par le gouvernement a ordonné le retrait des "emblèmes étrangers" mais les maires ont refusé d'obtempérer. Ces évènements ont dégénéré en affrontements à Tetovo et Gostivar, faisant trois morts parmi les manifestants, après l'intervention des forces de police le 9 juillet 1997. De lourdes peines ont été prononcées à l'encontre des maires de Gostivar et Tetovo. L'incarcération des deux maires n'est toujours pas intervenue mais serait de nature à provoquer de nouveaux incidents.

Ces différents événements ont conduit les partis à se repositionner dans la perspective des élections législatives en 1998.

Le gouvernement est actuellement tenu par une coalition comprenant l'Union sociale démocrate (SDSM), le Parti socialiste (SPM), tous deux héritiers (avec le Parti Libéral) de l'ancienne Ligue des communistes de Macédoine, et le parti albanophone PDP. Le Parti libéral (PL), qui avait soutenu cette coalition lors des élections législatives d'octobre 1994, a quitté le gouvernement en février 1996 en raison des désaccords sur la politique monétaire et de privatisations et les accusations de corruption. Le Parti albanais pro-gouvernemental a été sur le point de suivre la même voie après l'opération de police destinée à mettre fin à la querelle des drapeaux.

Il n'est pas certain en conséquence que la même coalition affrontera les prochaines échéances électorales à l'automne 1998. Le SDSM n'est pas assuré de la victoire. Il devra notamment affronter le parti nationaliste VRMO-DPMNE que la surenchère du nationalisme albanais contribue à favoriser. Vainqueur aux élections de 1992, il avait subi aux nouvelles élections législatives de 1994 un grave revers et choisi de boycotter le second tour. Il est cette fois-ci déterminé à faire une nouvelle entrée au Parlement mais est en butte à des luttes de factions. Enfin, les partis albanophones radicaux pourraient renouveler le succès qu'ils ont connu lors des élections municipales. Dans cette perspective, ces deux partis ont décidé de fusionner pour donner naissance au Parti Démocratique des Albanais (DPA). Enfin, il faudra également compter avec le Parti libéral qui vient de fonder le Parti libéral démocrate (LDP) et qui pourrait être amené à jouer un rôle d'arbitre sur la scène politique de demain.

Une crise au Kosovo pourrait avoir quatre répercussions.

Première répercussion : l'afflux massif de réfugiés albanais. Après les évènements de la Drenica, cette hypothèse ne s'est pas vérifiée ; les frontières sont restées ouvertes et il n'y a pas eu de flux migratoires significatifs. Mais, si la violence s'intensifiait, la Macédoine serait la première concernée par cet afflux. Du temps de la Yougoslavie, les relations inter-albanaises étaient régulières alors que celles avec l'Albanie ont été interrompues par l'isolationnisme du régime d'Enver Hodja. Récemment, l'idée reprise par le Président Gligorov, d'instituer un corridor permettant l'évacuation (hors de Macédoine) des réfugiés du Kosovo, a soulevé l'indignation parmi la communauté albanaise.

Deuxième répercussion : la solidarité inter-albanaise. Des liens existent probablement entre les partis albanais de Macédoine et les mouvements du Kosovo. Cette solidarité pourrait se traduire par des pressions sur le gouvernement macédonien pour qu'il s'implique dans la crise et par une aide concrète aux insurgés du Kosovo.

Troisième répercussion : l'exercice d'un droit de suite par la République Fédérale de Yougoslavie sur le territoire macédonien. Quelle serait l'attitude de la Macédoine si elle était placée entre cette demande et la pression de sa minorité albanaise ?

Quatrième répercussion : la renaissance d'un nationalisme macédonien engendrée par les dissensions inter-ethniques et la crise.

Pour le moment, ces répercussions restent à l'état d'hypothèses mais elles pourraient se concrétiser rapidement.

Lors de notre visite à Skopje, nous avons pu mesurer que la Macédoine réagissait avec modération. Elle appelle à une solution négociée, avec une médiation internationale, en vue de définir un statut d'autonomie pour le Kosovo. Par ailleurs, le Président Gligorov a réuni tous les partis politiques pour discuter des problèmes inter-ethniques. Nous avons constaté que le VRMO, qui pourrait gagner les prochaines élections, a aujourd'hui des positions modérées sur les questions internationales. Il approuve notamment la position du Groupe de contact.

La classe politique macédonienne est sur la même ligne s'agissant du Kosovo. Mais, là encore, pour combien de temps ?

3) L'Albanie

Nous n'avons pas eu le temps de nous rendre en Albanie mais il est difficile de ne pas évoquer le rôle que joue ce pays dans la crise.

Il n'est un secret pour personne que les Albanais, du moins leurs classes dirigeantes, considéreraient le rattachement du Kosovo comme un évènement naturel. Pourtant, aucun de nos interlocuteurs albanais au Kosovo n'a présenté cette revendication. Le Premier ministre albanais, M. Fatos Nano, a récemment préconisé la création d'une 3ème république en République de Yougoslavie, sans droit de sécession.

Bien entendu, cette position peut être comprise comme un compromis tactique, une concession au principe d'intangibilité des frontières soutenu par la communauté internationale.

Pourtant, l'on doit prendre en considération les arguments qui peuvent convaincre de la sincérité de cette position. L'Albanie traverse une crise profonde qui la prive de toute capacité d'initiative en dehors du champ défini par la communauté internationale. Les deux populations albanaises ont vécu séparément pendant toute la période où le régime d'Enver Hodja isolait l'Albanie de tout contact avec l'extérieur. Les Kosovars avaient un niveau de vie supérieur à celui des Albanais d'Albanie ce qui a pu renforcer les dissensions claniques, en particulier l'opposition entre le Nord et le Sud qui est aussi un clivage linguistique. Dans la vie politique albanaise, en dehors des périodes où le Kosovo est en crise aigüe, le thème du rattachement du Kosovo occupe une place marginale.

Ces facteurs modérateurs pourraient être balayés si la crise du Kosovo prenait de l'ampleur. Dans cette hypothèse, il faudrait craindre une crise entre la République Fédérale de Yougoslavie et l'Albanie.

III - LES PERSPECTIVES DE SOLUTION

A - L'indépendance

Ibrahim Rugova estime que seule l'indépendance du Kosovo pourra garantir la protection des droits des Albanais. Pour lui, un statut d'autonomie ou la création d'une entité fédérée au sein de la République Fédérale de Yougoslavie serait toujours une solution précaire, que les Serbes pourraient abolir d'un trait de plume comme ils l'ont fait déjà en 1990. Il demande en conséquence que le Kosovo soit placé sous un protectorat international pendant une courte période de transition.

Outre cette argumentation conjoncturelle, Ibrahim Rugova fait valoir que cette solution correspond à la volonté largement majoritaire des Albanais, confirmée par les élections clandestines du 22 mars.

La LDK avance également comme argument juridique que la Constitution de 1974 conférait au Kosovo les attributions d'une république fédérée, c'est-à-dire d'une république constitutive de l'ancienne Yougoslavie. Les réformes constitutionnelles de 1989 et 1990 étant illégales, elle estime que la communauté internationale aurait dû en conséquence reconnaître son droit à l'indépendance au même titre que les autres républiques.

Ce dernier argument mérite un commentaire. Lorsque la commission d'arbitrage, présidée par M. Robert Badinter, a rendu son avis sur la reconnaissance des républiques yougoslaves, en janvier 1992, le cas du Kosovo n'a pas été examiné. Cependant, la Constitution de 1974 n'accordait pas explicitement au Kosovo le titre de république constitutive mais seulement celui de "province autonome de rang fédéral". La revendication des Kosovars en 1981 portait d'ailleurs sur la reconnaissance de ce statut.

Aujourd'hui, aucun Etat ne soutient la revendication d'indépendance. Les Etats de l'Union européenne, les Etats Unis et les Etats limitrophes, notamment, sont sur la même ligne en raison du principe d'intangibilité des frontières. L'argument est connu : enfreindre ce principe serait prendre le risque d'une réaction en chaîne un peu partout dans le monde. S'agissant du Kosovo, cette reconnaissance aurait pour effet de remettre en cause l'équilibre établi par les accords de Dayton entre les trois communautés de Bosnie-Herzégovine. On voit mal comment l'on pourrait refuser aux Serbes de Bosnie ce que l'on aurait accordé aux Albanais du Kosovo.

En outre, le rapport de forces rend cette revendication très aventureuse. Le séparatisme est un chiffon rouge qui ne peut qu'attiser le nationalisme serbe. Il n'a aucune chance de triompher à moins d'un soutien militaire de l'OTAN, qui est totalement exclu.

B - La création d'une troisième république

Il s'agirait d'une voie moyenne entre l'autonomie et l'indépendance.

Le Premier ministre albanais, M. Fatos Nano, s'est déclaré favorable à cette création en précisant que cette république n'aurait pas le droit de sécession, ce qui pourrait être garanti par l'Union européenne.

Certains de nos interlocuteurs ont également exprimé leur intérêt. M. Mahmut Bakali, ancien dirigeant du Kosovo, suggère la création d'une Confédération regroupant trois entités n'ayant pas le droit de sécession et regroupant cinq fonctions : la monnaie, les douanes, le marché unique, les affaires étrangères et la défense. Au Monténégro, cette hypothèse n'est pas rejetée a priori même si on souligne la complexité de sa mise en oeuvre qui supposerait un référendum.

L'avantage de cette solution est qu'elle serait cohérente avec l'architecture des accords de Dayton. La république Srpska, en effet, bénéficie du statut de république au sein de la Bosnie-Herzégovine et ne peut prétendre faire sécession et se rattacher à la République Fédérale de Yougoslavie.

Son inconvénient est qu'elle compliquerait encore le fonctionnement de la République Fédérale de Yougoslavie. Par ailleurs, les Serbes ne peuvent qu'être hostiles à une formule qui rappelle le statut de 1974, statut qui permettait au Kosovo d'exercer un droit de regard sur les affaires de la Fédération, donc de la Serbie.

C - Un statut d'autonomie substantielle

Le Groupe de contact sur l'ex-Yougoslavie (1), dès le 9 mars, a adopté une déclaration condamnant l'usage de la force, ainsi que les actions terroristes, et appelant à l'ouverture d'un dialogue entre les autorités de Belgrade et les représentants de la communauté albanaise.

Le Groupe a estimé qu'il convenait d'exercer une forte pression sur les autorités de Belgrade en particulier sur le Président Milosevic. Des sanctions immédiates ont été décidées : la suspension des visas pour les responsables de la répression et le retrait des aides financières pour l'exportation et les investissements directs en Serbie. Par ailleurs, à l'initiative du groupe, le Conseil de Sécurité a adopté une résolution (résolution 1160 du 31 mars 1998) établissant un embargo général sur les livraisons d'armes à la République Fédérale de Yougoslavie.

Des sanctions nouvelles sont prévues si le Président Milosevic ne s'engageait pas dans un processus de négociation.

La solution préconisée est celle d'une négociation entre les autorités de Belgrade et les Albanais du Kosovo afin de définir, pour le Kosovo, un statut d'autonomie substantielle dans le cadre de la République Fédérale de Yougoslavie.

Par ailleurs le groupe a soutenu ou recommandé diverses mesures qui ont toutes la même inspiration : signifier aux autorités de Belgrade que la crise du Kosovo n'est pas une affaire intérieure à la République de Serbie.

Cette prise de position appelle plusieurs commentaires.

Les sanctions nouvelles ou futures risquent, dans l'immédiat, de ne pas avoir beaucoup d'effets sur Belgrade. La République Fédérale de Yougoslavie a supporté des sanctions très dures pendant de longues années et le "mur extérieur des sanctions" a été maintenu sans que cela ait fondamentalement modifié le comportement de ses dirigeants. Les sanctions sont en partie contournées et elles favorisent le développement des mafias qui ont probablement des accointances avec les autorités de Belgrade. Le pouvoir en place n'a aucun mal à justifier la mauvaise situation économique et sociale du pays en l'imputant à un "complot" international. En revanche, le maintien du mur extérieur de sanctions peut, à moyen terme, payer. L'évolution du Monténégro en est la preuve. A un moment ou à un autre, la population serbe optera pour la normalisation de ses relations avec le monde extérieur.

Par conséquent, l'aspect le plus significatif de la position du Groupe de contact est qu'elle lie clairement la question du Kosovo et cette normalisation. Cet affichage clôt une époque où la République Fédérale de Yougoslavie pouvait avoir l'impression que nous étions essentiellement soucieux de l'application des accords de Dayton. Il a le mérite de s'adresser directement au Président Milosevic, c'est-à-dire au niveau fédéral alors que ce dernier voudrait se dérober à l'abri de la compétence de la république serbe. La République Fédérale de Yougoslavie ne peut avoir deux visages : l'un ouvert et conciliant à propos des accords de Dayton, l'autre fermé au dialogue et au compromis. Le Groupe de contact insiste sur la nécessité d'une médiation internationale. Il propose que la République Fédérale de Yougoslavie accepte la mission confiée à Felippe Gonzalez comme représentant de l'OSCE.

La cohésion du Groupe de contact doit également être soulignée. Une nouvelle fois, cette structure a fait la preuve de son utilité en permettant une harmonisation des points de vue. Les pays membres ont la même analyse : la crise du Kosovo menace la stabilité régionale et peut dégénérer. Ils s'accordent pour le moment sur une politique : des sanctions modérées mais un langage ferme. Cette cohésion tranche avec les divergences qui ont opposé les pays occidentaux du début de la première crise yougoslave jusqu'à 1996.

Le couple franco-allemand en particulier a, dès l'origine, présenté un front commun. Ceci s'est manifesté dès novembre 1997, par une lettre commune au Président Milosevic, puis par une visite conjointe à Belgrade le 19 mars 1998. Les intérêts ne sont pas les mêmes : l'Allemagne est plus concernée que la France par le risque d'une migration des Albanais du Kosovo et ses liens avec Ibrahim Rugova sont un peu plus étroits. Ceci n'a pas gêné la définition d'une politique commune dont les principes fondamentaux ont été retenus par le Groupe de contact.

Des divergences pourraient apparaître au sein du groupe. Nul n'ignore que la Russie est liée par la solidarité pan-slave et que les Etats-Unis étaient favorables à des sanctions plus lourdes. Les Etats-Unis sont plus sensibles à la revendication albanaise et leur représentant, M. Gelbard, manifeste ouvertement cette préférence. Les autorités de Belgrade peuvent être tentées de miser sur ces divergences potentielles. Parallèlement, les Albanais pourraient compter sur une radicalisation américaine. Jusqu'à présent, les Européens ont pu faire prévaloir leurs solutions mais on ne peut exclure que cette cohésion soit mise à mal.

Pour le moment, les résultats de la politique du Groupe de contact sont très limités.

Un accord sur l'éducation a été signé le 23 mars entre M. Agani, conseiller personnel d'Ibrahim Rugova, et M. Vico, ministre serbe sans portefeuille. Cet accord propose une solution à un problème concret en prévoyant un calendrier de réouverture des écoles et facultés. L'institut d'albanologie a été réouvert ; d'ici le 30 juin les étudiants albanais devraient avoir accès à toutes les facultés du Kosovo. Le principe retenu est celui d'une occupation alternée des locaux par demi-journée. Un calendrier similaire est prévu pour le primaire et le secondaire. La question des programmes et de la langue d'enseignement n'est pas réglée par l'accord mais le sous-préfet de Pristina nous a indiqué que les forces de l'ordre ne se mêleraient pas de cet aspect, considérant simplement que les diplômes délivrés ne seront pas reconnus par l'Etat serbe.

L'application de cet accord n'est pas encore certaine. Il a donné lieu à des manifestations importantes d'étudiants serbes. Il ne résout pas la question des programmes et des salaires des enseignants. Selon M. Agani, les écoles secondaires fermées à clé et vides n'ont pas été mises à disposition mais seulement celles qui sont occupées par les Serbes.

Néanmoins, on doit se féliciter de cette signature, notamment parce qu'elle est intervenue grâce à la médiation d'un tiers. Mgr. Vincenzo Paglia, représentant de la communauté catholique romaine de Sant' Egidio a joué le rôle d'intermédiaire. Le directeur politique du ministère fédéral des Affaires étrangères nous a exposé que l'action de Mgr. Paglia n'était pas une "médiation", sans pouvoir proposer une expression pour la qualifier...

Cet élément positif, et le désir de ne pas brusquer les choses - ainsi, probablement, que la volonté de préserver son unité - ont conduit le Groupe de contact à différer l'application de nouvelles sanctions. Cependant, d'autres éléments inclinent à un pronostic plutôt pessimiste.

La République de Serbie a dépêché à Pristina une délégation chargée de définir une plus grande autonomie du Kosovo, notamment dans le domaine culturel. Cependant, Ibrahim Rugova refuse de rencontrer cette délégation tant que son cadre n'a pas été précisé et tant que les Serbes n'admettront pas une médiation internationale. Selon lui, la proposition serbe est un simulacre. Il propose l'ouverture de négociations en présence d'un tiers car ce médiateur ou facilitateur lui paraît nécessaire après un conflit. D''autre part, ce tiers pourrait assurer la garantie d'un accord. Les négociations doivent s'ouvrir sans autres conditions particulières, c'est-à-dire sans définir à priori leur but : maintien du Kosovo dans la République Fédérale de Yougoslavie ou au contraire indépendance. Il paraît disposé à des contacts secrets pour préparer cette négociation et a désigné quatre négociateurs réputés pour leur modération.

Pour le moment, chacun des protagonistes campe sur ses positions.

Ces atermoiements pourraient sembler normaux si le contexte politique à Belgrade ne donnait des signaux inquiétants.

Le 24 mars, en effet, un nouveau gouvernement serbe a été investi. Il reste dominé par le Parti socialiste du Président Milosevic et la Gauche yougoslave, dirigée par l'épouse du Président. Mais il dépend du soutien du Parti radical, présidé par Vojislav Seselj qui est entré au gouvernement avec 13 autres de ses amis.

L'entrée au gouvernement de M. Seselj est alarmante. Ce dernier, au cours de la campagne des présidentielles serbes, a déclaré notamment qu'il saurait régler "en cinq jours" le problème du Kosovo en expulsant tous ceux qui n'ont pas de papiers en règle. Pour beaucoup d'observateurs, il pourrait un jour succéder à M. Milosevic et dispose du choix du moment pour renverser l'actuel gouvernement. Pour d'autres, son arrivisme pourrait le conduire également à une volte-face, une fois le pouvoir conquis, afin d'apparaître à son tour comme un homme de paix.

Par ailleurs, l'opposition serbe ne paraît pas en mesure d'infléchir les esprits dans le sens de la modération. Nous avons rencontré Mme Vesna Pesic, présidente de l'Alliance civique, qui dénonce la politique "d'opérations punitives" de M. Milosevic. Elle est favorable à la mission de Felipe Gonzalez. Selon elle, la démocratisation de la République Fédérale de Yougoslavie est une condition préalable au réglement des problèmes de nationalité. Elle établit un parallèle entre la solution qu'elle préconise pour le Kosovo et celle mise en oeuvre en France pour la Nouvelle-Calédonie : un statut provisoire pendant 10 ans au terme desquels la République Fédérale de Yougoslavie opterait pour l'indépendance ou l'intégration du Kosovo. En revanche, elle estime qu'une 3ème république accroitrait l'instabilité et la paralysie de la Fédération.

Cette position mesurée est malheureusement relativisée par une réalité politique : l'opposition est brisée et ne peut offrir une alternative à court terme.

Pour le moment, les esprits sont toujours conditionnés par les réflexes nationalistes. Alors que la crise économique s'aggrave - le dinar a été dévalué de 80 % - la voie de "l'euphorie nationale", pour reprendre une expression de M. Djukanovic, est privilégiée par Belgrade.

La dernière manifestation de cet état d'esprit est la proposition de M. Milosevic de soumettre à référendum le principe d'une médiation internationale. Jusqu'à cette initiative, M. Milosevic avait adressé quelques signaux encourageants : il avait admis le principe d'un envoyé spécial de l'Union européenne pour la Yougoslavie et nommé un représentant personnel pour le Kosovo. Le référendum qu'il propose ruine la perspective d'une médiation et accentue les interférences de la politique intérieure serbe dans la crise du Kosovo.

Le sort concret des Serbes du Kosovo ne paraît pas pris en considération par cette stratégie. Nous avons rencontré Mgr. Artemije, évêque orthodoxe de Prizren, qui nous a dit que la peur s'était installée parmi la communauté slave et qui a renvoyé dos à dos le séparatisme albanais et le pouvoir. Il dénonce les dysfonctionnements de l'Etat de droit et réclame, avec M. Trajkovic, président du Mouvement serbe de résistance, que les Serbes du Kosovo soient représentés aux négociations. Il appelle la communauté internationale à contraindre les protagonistes à se mettre à la table des négociations.

Nous avons constaté également que le débat était monopolisé par les partis politiques. On ne peut attendre des églises qu'elles jouent vraiment un rôle. L'Eglise orthodoxe serbe et les Musulmans n'entretiennent aucun dialogue. L'Eglise catholique albanaise a de bonnes relations avec les musulmans albanais mais n'en a pas avec les orthodoxes serbes. Comme nous l'a confié Mgr. Marko Sopi, évêque catholique de Prizren, "en temps de guerre, les muses se taisent".

CONCLUSION

Deux raisons justifient l'intérêt de l'Union européenne et de la France à l'égard du Kosovo. Une raison morale : la situation actuelle au Kosovo n'est pas acceptable, notamment sur le plan des droits de l'Homme, et un conflit armé aurait des conséquences humaines dramatiques. Une raison politique : l'instabilité des Balkans est un obstacle à la paix et à l'extension de la prospérité économique qui profiterait d'abord à la région mais aussi aux pays occidentaux.

La politique de la République Fédérale de Yougoslavie n'est pas favorable aujourd'hui à une solution pacifique.

Tant que les esprits n'auront pas renoncé au nationalisme et que le régime ne sera pas démocratisé, le Kosovo sera une source de tension. Cette crise pourrait donc durer longtemps. On peut espérer toutefois une prise de conscience.

Pour la France, la politique serbe pose une question particulière en raison des liens traditionnels qui unissent les peuples français et serbe. L'amitié franco-serbe peut jouer un rôle utile dans une situation où le dialogue est difficile entre les autorités de Belgrade et les pays occidentaux. Mais elle ne doit pas troubler la perception de notre politique étrangère par nos interlocuteurs serbes. Ceux-ci doivent se convaincre de la totale solidarité entre la France et l'Allemagne qui n'a probablement jamais été aussi forte s'agissant de l'ancienne Yougoslavie.

Nous avons été frappés également par l'importance de l'engagement américain dans cette crise. A travers l'OTAN, les Etats-Unis sont les principaux garants de la sécurité de la Macédoine et de l'Albanie. Ils disposent à Pristina d'un bureau d'information, antenne de l'ambassade américaine de Belgrade, alors que ni la France, ni l'Union européenne, ni l'OSCE, n'y sont représentés. Les parlementaires américains, sans doute sensibilisés par la diaspora albanaise, ont été très actifs au cours des derniers mois.

Ils nous paraît essentiel que la France renforce sa présence diplomatique à Pristina et que l'Union européenne puisse installer un bureau dans cette ville. La réouverture d'une mission de l'OSCE serait aussi très utile.

Il nous semble que cette présence accrue serait susceptible d'aider à convaincre les Albanais de notre engagement.

En conclusion, il faut plus que jamais, avec tous les moyens dont dispose l'Union européenne et la Communauté internationale, exercer une pression intense sur les protagonistes (la pression la plus forte doit, bien entendu, s'exercer sur le plus fort) pour que de véritables négociations s'engagent afin de parvenir à une solution qui pourrait comporter plusieurs étapes.

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa réunion du jeudi 9 avril 1998, la Commission a entendu le compte rendu de la mission effectuée en République Fédérale de Yougoslavie et en République de Macédoine par MM. Pierre Brana, François Loncle et René André, en présence de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères.

Le Ministre a estimé que le Kosovo était la principale crise du moment. Les Serbes, et pas uniquement le Président Milosevic, et les Albanais campent aujourd'hui sur des positions incompatibles. Ceux-ci, après avoir en vain réclamé la restauration du statut d'autonomie supprimé en 1987, évoluent vers une revendication d'indépendance. Même les modérés, tel Ibrahim Rugova, font campagne sur ce thème. Les Serbes, quant à eux, refusaient même un simple statut d'autonomie, les pressions internationales les conduisent à présent à envisager cette option sans préciser sa consistance.

La situation est connue de longue date. Les Albanais du Kosovo ont dû s'organiser en société parallèle, en marge des institutions officielles, alors qu'ils constituent la majorité de la population, et, qui plus est, une part croissante de celle-ci. Le Ministre et son homologue allemand, M. Klaus Kinkel, ont écrit au Président Milosevic dès novembre dernier en plaidant pour la solution de l'autonomie.

La situation s'est aggravée, notamment du fait de l'exaspération croissante des Albanais du Kosovo : leur marginalisation a conduit au développement de mouvements radicaux recourant à la violence contre les forces de l'ordre serbes. Les Serbes ont réagi à cela de manière cruelle, féroce et disproportionnée.

Il existe une différence notable entre la situation actuelle et la crise yougoslave de 1991. A cette époque, les Européens s'étaient divisés sur le sort de la Yougoslavie, certains jugeant nécessaire de gérer en douceur le démantèlement inéluctable de cet Etat, d'autres étant plutôt partisans de prendre acte du fait accompli. Aujourd'hui, les membres du Groupe de contact, les Etats de la Conférence européenne, et les Etats voisins regroupés informellement à l'initiative de la Bulgarie, sont tous sur la même ligne. Personne ne soutient ni la revendication d'indépendance du Kosovo, qui déstabiliserait la région, ni le maintien du statu quo.

Tous ces Etats tiers sont donc partisans d'une autonomie substantielle pour le Kosovo. Le contenu de celle-ci n'est pas précisé. On peut envisager une hypothèse minimale d'autonomie du Kosovo dans le cadre de la Serbie, un statut d'autonomie au sein de la Fédération yougoslave, par analogie à celui du Monténégro, ou bien encore une troisième solution novatrice: on ne peut préjuger de l'aboutissement de la négociation.

Les pressions internationales se concentrent sur M. Milosevic afin qu'il accepte l'ouverture de négociations sans préalable, associant la partie serbe, mais aussi les représentants de la Fédération. Parallèlement, la même demande est formulée auprès des Albanais du Kosovo qui souhaiteraient pour leur part une internationalisation de la négociation, refusée par la Serbie. M. Milosevic s'oppose en effet à toute médiation internationale et n'accepte de rencontrer M. Gonzales, le médiateur mandaté par l'OSCE, que sur le thème de la réintégration de la République Fédérale de Yougoslavie dans cette organisation. Cette réintégration est d'ailleurs bloquée non par la crise actuelle, mais par un problème de succession d'Etats.

Les initiatives n'en demeurent pas moins nombreuses et la mobilisation réelle : envoi d'un émissaire par le Département d'Etat américain, actions franco-allemandes, démarche de Monseigneur Paglia de la communauté San Egidio italienne. Cette dernière a d'ailleurs obtenu des résultats concrets en matière d'éducation.

La crise du Kosovo est à replacer dans son contexte régional. En Bosnie, la situation est stabilisée sur le plan militaire. En revanche, la reconstruction d'une société rassemblant toutes les communautés s'avère difficile. La situation a cependant évolué de manière favorable depuis décembre dernier, depuis notamment que le Haut Représentant, M. Westendorp, a vu ses pouvoirs accrus, lui permettant de surmonter certains blocages. La République Srpska avait également contribué à cette amélioration par quelques signes de bonne volonté. Mais, à nouveau, se manifestent des rigidités en partie du fait de l'impatience croissante de M. Milosevic de voir la République Fédérale de Yougoslavie réinsérée dans la communauté internationale.

M. Pierre Brana a présenté le compte rendu de la mission de la Commission des Affaires étrangères.

La mission a constaté que la région de la Drenica, où se sont produits les plus graves affrontements, était toujours sous un contrôle policier étroit qui rappelait la guerre d'Algérie,. D'après les autorités serbes, les forces spéciales auraient été retirées mais ceci est infirmé par M. Ibrahim Rugova. De toute façon, elles seraient rapidement mobilisables si de nouveaux incidents intervenaient et les forces de police permanentes sont bien équipées. La situation est toujours explosive ; la peur est tangible aussi bien du côté des Serbes que des Albanais.

L'armée de libération du Kosovo serait peu structurée et mal armée. D'après M. Ibrahim Rugova, ses actions traduisent non pas une stratégie concertée, mais surtout l'exaspération d'une partie de la population. Ibrahim Rugova est un élément modérateur, ce qui justifie que nous coopérions avec lui. Son leadership est encore intact mais on ne peut exclure qu'il soit un jour débordé par les radicaux.

La récente initiative du Président Milosevic de soumettre à référendum le principe d'une médiation internationale apparaît comme une opération de retardement. Elle est aussi une manière de flatter le nationalisme serbe alors que la crise économique et sociale s'aggrave comme l'atteste la récente dévaluation du dinar. Un élément paraît positif : la signature de l'accord sur l'éducation dont la conclusion a été possible grâce à une médiation acceptée par la Serbie. Il serait souhaitable que cette méthode soit étendue à d'autres domaines.

M. Ibrahim Rugova refuse toute négociation qui ne comprendrait pas une médiation internationale. Il pose comme revendication de base l'indépendance mais n'en fait pas un préalable et ne semble pas exclure l'idée d'un compromis. Les quatre négociateurs qu'il a désignés sont réputés pour leur modération, ce qui tranche avec l'entrée de M. Seselj au gouvernement serbe.

Il conviendrait peut-être de renoncer à l'expression de "médiateur international" au profit, peut-être, de celle de "facilitateur". L'essentiel est qu'un tiers puisse garantir l'accord.

La politique du nouveau Président du Monténégro est très hostile à celle du Président Milosevic ce qui pourrait infléchir la situation de la République yougoslave et aider à la mobilisation de l'opposition serbe aujourd'hui en crise.

L'objectif de parvenir à une autonomie substantielle du Kosovo paraît raisonnable. Peut-être pourrait-on aller jusqu'à la création d'une troisième république au sein de la Fédération avec une clause de non-sécession. C'est la solution préconisée par le Premier ministre d'Albanie, M. Fatos Nano.

M. Pierre Brana a souhaité que le Ministre réponde à trois questions :

Le Président du Monténégro manifeste une volonté de réforme sincère et résolue et approuve la position du Groupe de contact. Peut-on accéder à la demande que son pays soit exonéré des sanctions internationales ?

Ibrahim Rugova nous a informé qu'il comptait réunir le parlement élu clandestinement le 22 mars dès que les résultats seront définitifs. Quelle serait la position de la France face à cette éventualité ?

La présence française et européenne à Pristina paraît très faible par rapport à celle des Américains. La Serbie acceptera-t-elle l'ouverture d'un bureau européen à Pristina ? Peut-on envisager que l'ambassade de France dispose en permanence d'un observateur ?

M. René André a déclaré partager l'analyse de M. Pierre Brana. Il a estimé qu'il convenait de maintenir une forte pression sur la Serbie car ce pays avait la volonté de s'intégrer à la communauté internationale. Sa détermination à préserver son intégrité territoriale est également très forte mais la réalité du peuplement du Kosovo doit être prise en compte.

L'action des Etats-Unis dans cette crise suscite des interrogations. Il serait heureux que ce dossier relève de la compétence exclusive des Européens. Une médiation française, allemande et russe serait un moyen de prendre en considération l'influence essentielle de l'orthodoxie.

Le statut de 1974 offrait aux Albanais du Kosovo la possibilité d'interférer dans les affaires de la Serbie. Proposer le retour à ce statut sans cette interférence serait beaucoup plus acceptable par la Serbie.

M. François Loncle a rejoint les observations de M. René André à propos de l'implication européenne dans cette crise. L'action des Etats-Unis n'est pas claire. Si les accords de Dayton ont eu des effets très positifs, ils ont également eu pour conséquence de remettre en selle le Président Milosevic.

Le statu quo n'est pas acceptable mais l'indépendance aurait des conséquences graves. Elle poserait la question de la grande Albanie ou bien, s'il y avait deux Albanies, les Serbes seraient fondés à demander la création d'une deuxième Serbie en Bosnie.

M. Hubert Védrine a répondu aux intervenants.

Une réflexion est en cours à propos du Monténégro. Ce problème est délicat car les sanctions s'appliquent à des Etats internationalement reconnus et il paraît difficile d'en exonérer des provinces, même fédérées. Par ailleurs, tous les Etats de la région expriment la même préoccupation : des sanctions supplémentaires risquent d'être contournées et encouragent le crime organisé et la corruption.

La présence américaine à Pristina est forte, comme partout dans le monde. L'ouverture d'un Bureau européen a été demandée mais elle suppose l'autorisation de Belgrade. La présence d'un Bureau d'information américain résulte de la réactivation d'un accord ancien. La France examine l'installation d'une antenne de l'ambassade de France à Pristina.

Les pays européens ont toujours été préoccupés par cette crise. Quant aux Etats-Unis, leur engagement est souhaité par tous les protagonistes. Le Président Milosevic ne conteste pas le rôle des Etats-Unis, par ailleurs recherché par les Albanais. L'Albanie se tourne vers l'OTAN pour améliorer le contrôle de sa frontière avec la République yougoslave.

Il faut se souvenir que la création en 1994 du Groupe de contact, à l'initiative d'Alain Juppé et de Klaus Kinkel, a permis aux Européens d'avoir enfin une prise sur les événements de Bosnie et de surmonter les blocages résultant des positions divergentes des Occidentaux. Nous sommes donc attachés au maintien de ce groupe et à son unité.

L'action européenne au sein du Groupe de contact a permis de faire prévaloir une logique de pression en vue d'une solution et non de punition, assortie de mesures précises, comme l'embargo sur les armes, et de menacer la Yougoslavie de sanctions supplémentaires si certaines exigences n'étaient pas satisfaites.

La visite conjointe à Belgrade des deux ministres français et allemand des Affaires étrangères s'est traduite par quelques avancées de la part du Président Milosevic. Celui-ci a ainsi désigné un représentant personnel pour les négociations avec les Albanais du Kosovo et admis le retour du CICR au Kosovo. Par ailleurs, les actions de répression ont cessé. Les Européens ont tous estimé que ces progrès justifiaient que la décision sur des sanctions supplémentaires soit reportée, et c'est cette position qui a été retenue par le Groupe de contact. De la même façon, le Conseil de Sécurité a adopté une résolution sur les livraisons d'armes.

Cette politique sera poursuivie. Le Groupe demande à la Fédération yougoslave d'engager sans délai le dialogue et incite les Albanais à y participer en présence d'un "facilitateur". Il a été décidé que le Groupe de contact se réunirait à nouveau afin que chacun reste mobilisé.

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La Commission a autorisé la publication du rapport d'information.

ANNEXE : CARTE DES NATIONALITÉS

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