Rapport d'information n°1859
sur le rôle des
compagnies pétrolières dans lapolitique internationale et son impact social et environnemental

SOMMAIRE DES COMPTES RENDUS D'AUDITIONS

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Mercredi 18 novembre 1998

- Mme Valérie Lecasble, rédactrice en chef du Nouvel Economiste et M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint du "Nouvel Observateur" 7

Mardi 24 novembre 1998

- M. Dominique Perreau, directeur des affaires économiques et financières au ministère des Affaires étrangères 14

Mercredi 25 novembre 1998

- M. Didier Houssin, directeur des matières premières et des hydrocarbures au secrétariat d'Etat à l'Industrie 25

Lundi 29 novembre 1998

- M. Jean de Gliniasty, directeur des Nations unies et des organisations internationales au ministère des Affaires étrangères 35

Mardi 1er décembre 1998

- M. Jean Savoye, chercheur à l'Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) 40

Mardi 8 décembre 1998

M. Antoine Glaser, directeur de la publication "Indigo", écrivain et M. Stephen Smith, journaliste à "Libération", écrivain 46

Mercredi 9 décembre 1998

M. Claude Angeli, rédacteur en chef du "Canard enchaîné", écrivain 54

Jeudi 10 décembre 1998

- M. François-Xavier Verschave, président de "Survie", écrivain 62

Mardi 15 décembre 1998

- M. Claude Mandil, directeur général délégué au Gaz de France, ancien directeur général de l'énergie et des matières premières au ministère de l'Industrie 66

Mercredi 16 décembre 1998

- M. Alexandre Adler, directeur éditorial de "Courrier international" 71

Mardi 22 décembre 1998

- M. Michel Chatelus, professeur à
l'Institut d'études politiques de Grenoble 76

- M. Francis Christophe, journaliste, membre de l'Observatoire géopolitique des drogues, écrivain 82

Mardi 12 janvier 1999

- Me William Bourdon, secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH) et Mme Anne Christine Habbard, secrétaire générale adjointe de la FIDH et Mme Emmanuelle Robineau-Duverger, responsable de l'Afrique et de la justice internationale à la FIDH 88

- M. Jean-François Stoll, directeur des relations économiques extérieures au ministère de l'économie et des finances 94

Mercredi 13 janvier 1999

- M. Philippe Durand, sous-directeur, à la direction de la législation fiscale au ministère de l'économie et des finances 99

Mardi 19 janvier 1999

- Mme Marie-Line Ramackers, secrétaire nationale de "Agir ici pour un monde solidaire", et Mme Annick Jeantet, chargée de mission de "Agir ici"

- M. Stéphane Hessel, porte-parole d' "Info Birmanie", ambassadeur de France, écrivain , et M. Michel Diricq, membre d' "Info Birmanie" et M. Cyril Payen, journaliste à "RTL", intervenant au nom d' "Info-Birmanie"

- M. Ben Lefetey, président des "Amis de la Terre" et Mme Hélène Ballande, membre des "Amis de la Terre" 105

Mercredi 20 janvier 1999

- M. Jean-François Bayart, directeur du Centre d'études et de recherches internationales (CERI), et M. Luis Martinez, chercheur au CERI 127

Mardi 26 janvier 1999

- M. Francis Perrin, vice-président de la section française d'Amnesty International 136

- M. Pierre Péan, écrivain 141

- M. Bruno Rebelle, directeur de Greenpeace France 147

Mercredi 27 janvier 1999

- M. Michel de Fabiani, président-directeur général de B.P. France 157

- M. Philippe Jaffré, président-directeur général d'Elf Aquitaine 162

Mardi 2 février 1999

- M. Hugues du Rouret, président directeur général du Groupe Shell en France, membre du Conseil de surveillance Shell Europe Oil Product et M. Maurice Auschitsky, directeur de la communication et des relations extérieures de Shell France 178

- M. Thierry Desmarest, président directeur général de TotalFina
et M. Michel Delaborde, directeur de la communication de TotalFina 184

- M. Jean-Didier Roisin, directeur d'Afrique et de l'Océan indien
au ministère des Affaires étrangères 198

Mercredi 3 février 1999

- M. François David, président-directeur général de la Coface 202

Mardi 16 février 1999

- M. Pierre Jacquard, président de l'Institut français du pétrole (IFP)
et M. Daniel Morel, directeur général de l'Institut français du pétrole 206

Mercredi 17 février 1999

- M. François Dopffer, directeur d'Asie et d'Océanie
au ministère des Affaires étrangères 210

Mardi 2 mars 1999

- M. Jean-Luc Randaxhe, président-directeur général d'Esso SAF
et M. Régis Mallet, directeur des Affaires générales d'Esso SAF 216

Mardi 23 mars 1999

- M. Martial Cozette, directeur du centre français d'informations
sur les entreprises (CFIE) 225

Mercredi 24 mars 1999

- M. Antoine Pouillieute, directeur général de
l'Agence française de développement (AFD) 232

- M. Mongo Beti, écrivain 237

Mardi 30 mars 1999

- M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération d'action pour la République à l'Assemblée nationale de la République du Tchad 243

Mercredi 6 avril 1999

- M. Gilles Kepel, directeur de recherches au
centre national de recherches scientifiques (CNRS) 253

Mardi 27 avril 1999

- M. Aubin de la Messuzière, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères 259

Mercredi 28 avril 1999 à Londres

- M. Pascal Lissouba, ancien Président du Congo 268

Mardi 11 et mercredi 12 mai 1999

- M. Tyler Giannini, directeur de Earthright International

- M. Michel Diricq, membre d'Info-Birmanie
- Mme Ester Saw Lone, représentante de l'organisation des femmes Karens
- M. Sunthorn Sripanngern, secrétaire général de la Ligue de l'Union Mon 283

Vendredi 4 juin 1999

- M. Jean-Claude Milleron, administrateur français à la Banque mondiale
et au Fonds monétaire international 295

Audition de M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint du Nouvel Observateur

et de Mme Valérie Lecasble, rédactrice en chef du Nouvel Economiste

Mercredi 18 novembre 1998 à 16 heures

M. Airy Routier a indiqué qu'une émission fort instructive de Capital sur le pétrole, programmée le 29 novembre 1998, montrait clairement l'origine de l'implantation des compagnies pétrolières américaines en Arabie Saoudite. En 1945, une rencontre entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Saoud a scellé un accord qui est encore respecté de part et d'autre. Contre la garantie que les Etats-Unis assuraient la sécurité de l'exploitation du pétrole, le Roi leur en a conféré la primauté.

L'émission en question évoquait également le rôle d'Elf dans la guerre civile au Congo. L'ancien Président, M. Pascal Lissouba, y explique qu'une partie des sommes versées par Elf à l'Etat congolais a été distraite à sa demande (100 millions de francs) par l'intermédiaire de la FIBA - banque commune à Elf, à l'Etat gabonais et à l'Etat congolais -, afin d'acheter des armes lourdes. Bien que la compagnie Elf nie l'existence de cette transaction, elle existe. L'utilisation d'armes dans cette guerre civile, comme les orgues de Staline et les hélicoptères a accru le nombre des victimes qui s'élève à près de 40 000 personnes au lieu de 10 000 personnes si ces livraisons d'armes n'avaient pas eu lieu. Le rival de M. Lissouba, M. Sassou N'Guesso, beau-père du Président Bongo, a gagné, conformément aux intérêts de la France. Quand sa victoire a été confirmée, le PDG d'Elf Aquitaine, M. Philippe Jaffré, lui a rendu visite au cours d'un voyage en date du 27 janvier 1997, qui aurait dû rester secret. M. Lissouba n'a pas été soutenu par Elf, car, cinq ans plus tôt, il avait exigé 150 millions d'avance sur production d'Elf que finalement une compagnie pétrolière américaine lui a versés.

Au Gabon, le Président Omar Bongo est au centre des circuits de corruption. M. André Tarallo, directeur des Affaires générales d'Elf, y est considéré comme un personnage au moins aussi important que l'ambassadeur de France. Il est également la mémoire de la compagnie sur l'Afrique. Mis en examen avec interdiction de sortir du territoire, il obtint la levée de l'interdiction pour accompagner le Président Jaffré au Gabon. Il s'agissait pour les juges de répondre à une demande faite par le ministère des Affaires étrangères au nom des intérêts supérieurs de l'Etat. La répartition des rôles entre MM. Tarallo et Sirven a été décidée par M. Le Floch-Prigent. Issu des réseaux Foccart, M. Tarallo s'occupait des implantations anciennes, du noyau dur d'Elf, c'est-à-dire l'Afrique. M. Sirven était chargé de prospecter de nouvelles régions, car Elf cherchait à se diversifier. Il s'occupait de l'Amérique latine, de l'ex-URSS et de la mer Caspienne. Ils se sont apparemment réparti les tâches en disposant chacun d'une caisse noire et de prébendes.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si l'existence d'une enquête judiciaire sur les pratiques d'Elf avait eu un impact sur la compagnie. Elle s'est informée sur le rôle du ministère des Affaires étrangères à ce sujet.

M. Pierre Brana s'est enquis du distinguo entre commissions légales officielles et "commissions officieuses". Il s'est interrogé sur l'augmentation spectaculaire des commissions versées par Elf et a sollicité l'avis de Mme Valérie Lecasble et M. Airy Routier sur le caractère condamnable ou pas des commissions officielles quand elles permettent légalement à une entreprise de remporter un marché.

M. Roland Blum a lui aussi souhaité comprendre le distinguo entre commissions légales et commissions fiscalement déductibles et a rappelé que les compagnies pétrolières déclaraient au ministère de l'Economie et des Finances le montant des commissions versées ; il a demandé si ces compagnies étaient tenues de justifier cette dépense, s'il existait des procédures particulières pour vérifier le montant des commissions et si, à partir de commissions officielles, des commissions occultes pouvaient être versées. Il s'est renseigné sur les pratiques des pays étrangers.

Mme Valérie Lecasble a répondu à ces questions :

A son arrivée à la présidence d'Elf, M. Jaffré avait la volonté de changer les habitudes ; il a tenté de procéder autrement, considérant qu'auparavant, Elf était une compagnie publique qui agissait dans l'intérêt de l'Etat et au nom de la raison d'Etat, mais que, devenue privée, la compagnie devait recourir à d'autres pratiques. Il s'est brouillé avec le Président Bongo, a subi des pressions de la part de dirigeants africains. Très vite, il s'est aperçu qu'il était très difficile de changer les habitudes prises, car elles ne relevaient pas toutes du caractère public de l'entreprise.

Lors des discussions sur un projet de contrat dans un pays producteur, on effectue d'abord des appels d'offres, les compagnies pétrolières sont en concurrence. L'Etat producteur demande une commission officielle qui le rétribue. Les compagnies pétrolières estiment qu'elles doivent verser des commissions sous peine de perdre leur contrat. Ces commissions sont officielles et figurent dans le bilan des compagnies, qui en informent le ministère de l'Economie et des Finances. Sur ces commissions légales qui rémunèrent soit l'Etat producteur, soit des intermédiaires commerciaux, Elf avait pris l'habitude de prélever 5 à 10% pour financer les partis ou les hommes politiques français. Cette pratique, appelée rétro-commission, est interdite et illicite. Les 45 millions de francs versés à Mme Deviers-Joncour sont issus de cette pratique. L'affaire de la vente des frégates par Thomson à Taïwan illustre ce mécanisme, car le secteur de l'armement comme celui du pétrole passe de grands contrats internationaux. D'un côté, Thomson avait besoin de signer ce contrat, de l'autre, le ministère des Affaires étrangères y était opposé. Un rapport de forces entre intérêts publics et intérêts privés s'est alors établi. Dans l'affaire de la vente des frégates à Taïwan, la question cruciale a tourné autour du caractère d'intermédiaire officiel de M. Kwan. Dans la plupart des cas, les noms des intermédiaires restent secrets. De nombreuses conditions doivent être réunies pour que la pratique des rétro-commissions soit possible : la présence sur des grands contrats internationaux, conjuguée au caractère de l'entreprise qui brasse beaucoup d'argent dans un but précis. Dans le cas d'Elf, intérêts publics et privés se sont mêlés. En raison de l'origine de sa création par le Général de Gaulle, Elf a longtemps financé la vie politique française.

M Airy Routier a donné les précisions suivantes. Elf était à l'origine une compagnie publique créée pour s'opposer aux compagnies américaines ; En Afrique, pendant vingt ans, on a assisté à une collusion complète entre l'Etat et la compagnie Elf, qui était devenue une machine à financer la politique française et à corrompre.

Dans les autres compagnies pétrolières, la corruption est plus ponctuelle, elle vise à obtenir un champ pétrolifère en payant le moins possible et sous contrôle interne de l'entreprise. Dans le cas d'Elf, le système a dérapé sous la présidence de M. Le Floch-Prigent, et on est passé de 300 millions de francs à 800 millions de francs de commissions par an. Le système était devenu mafieux. Rares sont les pays qui disposent à la fois d'anciennes colonies et d'entreprises publiques qui y travaillent. Ainsi il est notoire que le Président Bongo fut un correspondant des services français largement implantés, d'ailleurs, dans la compagnie Elf. Le Président Bongo semble avoir été un recycleur d'argent, sans qu'on en ait la preuve formelle. La progression des commissions provient de la volonté de M. Le Floch-Prigent de diversifier les zones d'implantation d'Elf. La pénétration de la compagnie dans un nouveau pays avait un coût élevé en termes de commissions.

Elf et le ministère des Affaires étrangères sont deux mondes parallèles. Le Président Jaffré est culturellement du côté du ministère, il considère qu'il n'a pas à débattre des commissions. L'ambassadeur de France dans le pays producteur de pétrole, la direction géographique comme le Président d'Elf n'abordent pas ce sujet avec l'Etat concerné. La question des commissions est traitée à un échelon inférieur.

Il a signalé que, pour éviter la transformation des commissions officielles en commissions occultes, on avait créé, dans le secteur de la défense, des offices publics qui négociaient les commissions dans les marchés d'armement avec les Etats.

Les commissions occultes sont généralement des rétro-commissions, c'est-à-dire des commissions qui reviennent dans le pays où la société a son siège ; elles représentent un pourcentage de la commission officielle versée à un Etat ou à un intermédiaire. Cette pratique est rare à l'étranger ; elle tend à être une spécificité d'Elf, qui était une entreprise publique. Les commissions sont souvent indispensables. Elles sont interdites aux Etats-Unis, mais les compagnies américaines opèrent par l'intermédiaire de leurs filiales. Il serait en fait souhaitable que chaque Etat veille à l'arrêt de ces pratiques en même temps. On a tendance à trouver normal le versement de commissions en Afrique ou en ex-URSS, mais on semble plus réservé quand il s'agit de verser des commissions en Europe, où pourtant cette pratique existe. La procédure des commissions chez Elf a été décrite par M. Le Floch-Prigent. On lui soumettait le nom de l'intermédiaire ; après vérification que la commission avait été versée, les documents étaient détruits.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir si les compagnies pétrolières avaient un intérêt au maintien et à la stabilité des régimes en place. Elle s'est demandé où se situait l'intérêt de la France quand des conflits régionaux se développaient, notamment en Afrique, en liaison avec les intérêts pétroliers.

Elle s'est informée sur les raisons de la présence de Total en Birmanie et sur la façon dont cette compagnie avait négocié avec la Junte birmane.

Elle a souhaité cerner le rôle de Elf dans les pays où la firme est implantée, notamment au Gabon et au Congo ; la privatisation de l'entreprise a-t-elle changé certaines pratiques ?

M. Pierre Brana s'est interrogé sur les possibilités dont l'Etat disposait pour éviter les dérapages concernant les commissions, et sur le rôle du ministère de l'Economie et des Finances.

M. Roland Blum a voulu savoir si les compagnies pétrolières françaises étaient pénalisées par rapport à leurs concurrents quand elles agissaient de façon transparente. Il s'est demandé si le ministère des Affaires étrangères avait un poids déterminant dans la stratégie de ces sociétés. Il a souhaité des exemples précis montrant que des agissements de compagnies pétrolières avaient conforté ou déstabilisé des régimes en place.

M. Airy Routier a donné les explications suivantes.

Les Etats peu peuplés, riches en pétrole, sont assez faibles par rapport à des pays développés, qui ont besoin de pétrole. Elf a été créée pour renforcer la présence française en Afrique. Sous l'impulsion de M. Le Floch-Prigent, la compagnie a tenté de diversifier ses implantations, ce qui a augmenté les commissions versées. Elle a essayé de s'implanter dans la zone de la mer Caspienne en Azerbaïdjan et dans les autres Républiques, notamment en Ouzbékistan, dès l'effondrement de l'ex-URSS, car les coûts de production n'étaient pas élevés. A son arrivée, le Président Jaffré a arrêté ce processus, mais il apparaît maintenant que les zones qu'Elf devait explorer en mer Caspienne et en Asie centrale étaient très intéressantes. C'est donc une erreur tactique. En compensation, Elf a découvert d'importants gisements en Angola.

La privatisation d'Elf peut difficilement changer les choses. On constate une interdépendance entre Elf et l'Etat gabonais, dont 60% du PNB provient des revenus pétroliers. Ce cas n'est pas isolé ; le pétrole se trouve souvent dans de petits Etats peu peuplés. Le Sultanat de Brunei est, de fait, géré par Shell.

Le cas de la guerre civile au Congo illustre parfaitement l'impact de l'intervention d'une compagnie pétrolière, en l'occurrence Elf, dans une guerre civile. Le Président Lissouba a reconnu qu'il avait pu acheter des armes lourdes grâce aux recettes pétrolières ; il en est de même de son adversaire, le Président Sassou N'Guesso. Les intérêts de la France peuvent varier dans le temps. En 1975, l'implantation de compagnies pétrolières françaises pour assurer l'indépendance énergétique de la France avait un intérêt réel.

Mme Valérie Lecasble a ajouté que le Président Bongo n'avait pas immédiatement réalisé quelles étaient les implications de la privatisation d'Elf et l'impact de l'ouverture d'une enquête judiciaire. Elf a toujours financé les campagnes électorales du Président Bongo. Ces faits, comme l'existence de commissions, sont niés par Elf, qui prétend que cela relève de la fiction - or ils sont avérés.

Quant aux règles régissant les commissions, elles sont appliquées par Bercy, mais il est rare que le nom de l'intermédiaire soit révélé, même si les commissions sont légales.

Abordant le rôle de Total, M. Airy Routier a souligné que le retour de la compagnie en Iran servait les intérêts de la France. La future "Arabie Saoudite" en termes pétroliers se situe dans la mer Caspienne. Les Américains souhaitent être implantés et contrôler la région, ce qui explique leur politique à l'égard des Taliban. La focalisation sur la présence de Total en Birmanie arrange les Américains. Il ne semble pas que Total ait utilisé le travail forcé en Birmanie ; en revanche la Junte y a recours, ce qui explique l'amalgame entre les deux.

Historiquement, Total est née après la guerre de 1914, et a bénéficié des avoirs allemands en Irak. La compagnie s'est alignée, pendant l'entre-deux-guerres, sur les grandes majors anglo-saxonnes, et a adopté leurs comportements, parfois corrupteurs, mais de façon plus hypocrite. Total, en tant que compagnie privée, était dès le départ différente d'Elf, qui se montre plus sensible aux populations et au régime des Etats où elle opère. Total a une attitude culturellement plus distante et considère qu'elle n'a pas d'influence sur les régimes en place.

Mme Valérie Lecasble a estimé que le retour de Total en Iran arrangeait les compagnies pétrolières américaines qui veulent s'y implanter et en fait casser les restrictions de la loi d'Amato. Total a vraisemblablement obtenu l'aval des majors américaines dans cette affaire. Il est rare qu'elle s'oppose aux majors, contrairement à Elf. Total agit en fer de lance et crée un précédent.

M. Pierre Brana s'est renseigné sur l'impact des prix du pétrole sur des pays comme le Gabon ou l'Algérie.

Le secteur pétrolier est stratégique, les manipulations, les opérations de désinformation, les interventions des services secrets (DGSE, CIA) y sont assez fréquentes. Les intérêts sont extrêmement élevés et il n'est pas toujours aisé de déterminer qui manipule qui, et pourquoi. Il a voulu savoir si les réseaux fonctionnaient encore avec efficacité.

M. Roland Blum a observé qu'il était malaisé de faire la part des intérêts des compagnies, de ceux de leur pays d'origine et de ceux de l'Etat producteur. Il a souhaité savoir si Elf finançait des actions de la DGSE, si la compagnie restait centrée sur l'Afrique, ou si elle avait tenté de s'implanter ailleurs. Il a demandé qui avait organisé l'assassinat d'Enrico Mattei, qui dirigeait, dans les années 60, l'ENI.

Mme Marie-Hélène Aubert a fait valoir que, derrière les services secrets, il y avait les Etats.

Elle s'est interrogée sur le rôle de la CIA en Afghanistan, et s'est étonnée que les Etats-Unis aient pu soutenir un régime moyenâgeux.

Mme Valérie Lecasble a précisé qu'en Afrique, les réseaux sont encore puissants, notamment celui des Corses et celui des francs-maçons. Il y a eu une cassure dans ces réseaux à l'arrivée de M. Jaffré, qui, étant balladurien, se méfiait des réseaux chiraquiens. Le Président Chirac a soutenu M. Le Floch-Prigent, qui n'a pas tenté de détruire les réseaux. Actuellement, les réseaux sont ébranlés par les "affaires". En général, Elf finance les campagnes électorales du parti au pouvoir, mais également de l'opposition.

M. Airy Routier a ajouté que la maîtrise des ressources pétrolières est le fondement de la politique étrangère des Etats ; il y va de l'intérêt des pays ; les Etats-Unis agissent largement dans ce sens.

En ce qui concerne les rapports entre les services secrets et Elf, l'ancienne affaire des avions renifleurs était un montage permettant de payer des inventeurs et de financer également la vie politique italienne. L'avion de M. Enrico Mattei avait été saboté et on pense qu'il s'agit d'une action de services secrets étrangers.

Audition de M. Dominique Perreau,

directeur des Affaires économiques et financières

et de M. Michel Filhol, Sous-Directeur

le 24 novembre 1998 à 16 heures 30

M. Dominique Perreau a expliqué le rôle de la direction des affaires économiques et financières du ministère des Affaires étrangères. Il consiste à entretenir un dialogue avec les compagnies notamment celles qui travaillent à l'étranger, à les informer des contraintes existant dans certains pays, et à leur donner des indications sur les conditions de vie des ressortissants français dans ces pays. Le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l'Industrie se partagent le suivi des grandes sociétés, dont les compagnies pétrolières en raison de leur rôle stratégique dans la sécurité des approvisionnements de la France. Il faut veiller à la sécurité des approvisionnements de la France ; elle passe par la diversification des sources d'accès au pétrole.

M. Dominique Perreau a insisté sur quatre points, le changement du cadre institutionnel des relations entre l'Etat et les compagnies, le dialogue et le soutien apportés par le Quai d'Orsay à ces sociétés, la défense de leurs intérêts et l'intervention du ministère des Affaires étrangères quand les décisions d'une compagnie française sont incompatibles avec la politique étrangère de la France.

Le cadre institutionnel des relations de l'Etat avec les compagnies Elf et Total a changé depuis leur privatisation. L'Etat n'exerce plus de pouvoir régalien envers ces compagnies. Le rôle du ministère des Affaires étrangères se borne dorénavant à des considérations légalistes. En ce qui concerne les participations à la société, en 1992 l'Etat qui détenait encore 32 % du capital de Total en a cédé 26 %, puis 5 % en 1996, le 1 % restant a été vendu en mai 1998. La participation de l'Etat au capital d'Elf est passée de 50,78 % du capital en 1993 à 0,75 % ; elle est constituée de certificats pétroliers échangés le 7 mai 1998. Quant aux règles qui régissent les relations de l'Etat avec ces sociétés, pour Elf un décret de décembre 1993 institue une action spécifique de l'Etat, assortie de droits. Tout franchissement à la hausse des seuils de détention directe ou indirecte du titre pour le dixième, le cinquième ou le tiers du capital doit être approuvé préalablement par le ministère de l'Economie. L'Etat est représenté au Conseil d'administration d'Elf par le directeur de la DIMAH et un représentant de la Direction du Trésor. Pour Total, des dispositions conventionnelles datant de 1928 rendaient la société "inopéable". Les actes de la société affectant la politique étrangère ou de défense du gouvernement sont soumis à l'arbitrage du vice-président du Conseil d'Etat, le Directeur de la DIMAH représente l'Etat au Conseil d'administration de Total.

Le Quai d'Orsay entretient un dialogue constant et nourri avec ces sociétés afin de s'assurer que leurs orientations et leurs projets sont élaborés dans l'optique des relations bilatérales de la France avec les Etats où elles opèrent. Ce dialogue s'inscrit dans deux types de contraintes. Premièrement, les compagnies doivent s'assurer qu'elles agissent dans le cadre de la légalité nationale et internationale, faute de quoi elles sont susceptibles d'être sanctionnées. Les résolutions du Conseil de sécurité sont transcrites dans le droit communautaire et des sanctions au titre de la politique européenne et de sécurité commune (PESC) dans le cas notamment de la Birmanie et du Nigeria ont été prises. Deuxièmement, ces sociétés doivent se comporter comme des entreprises multinationales industrielles avec des objectifs de rentabilité, et chercher à obtenir l'assurance qu'elles pourront conduire leurs opérations dans un pays conformément aux standards internationaux, de recruter elles-mêmes le personnel nécessaire à leurs chantiers, de procéder aux rémunérations et de respecter l'environnement.

Le rôle du Quai d'Orsay, de ses directions régionales ou fonctionnelles (affaires juridiques, directions des Nations Unies ou des Français à l'étranger) vis-à-vis des compagnies pétrolières se décline sous trois aspects : le soutien au projet, la défense des intérêts des compagnies lorsqu'elles sont mises en cause par des législations internationales et la sensibilisation voire la dissuasion quand leurs projets n'entrent pas dans le contexte diplomatique de la France.

Le soutien à un projet constitue une prérogative discrétionnaire de l'Etat. Pour valoriser un projet, il est fréquent que les compagnies pétrolières fassent appel aux entretiens du ministre des Affaires étrangères avec ses homologues étrangers ou que l'on demande aux ambassades d'entreprendre des démarches de soutien. Dans certaines régions du monde cet appui est indispensable. Ainsi au Moyen-Orient, on constate que les sociétés anglo-saxonnes sont soutenues par le Foreign Office ou le Département d'Etat. La France s'efforce d'agir de même. Dans ces pays, les dirigeants ne perçoivent pas toujours clairement que ces compagnies sont privées, ils font appel à l'Etat français comme interlocuteur ; pour eux, le pétrole et la sphère politique sont intimement liés. Les hydrocarbures appartiennent à l'Etat producteur et relèvent de sa souveraineté. Le ministre des Affaires étrangères use de son influence pour défendre les projets des compagnies françaises car l'Etat doit veiller à la sécurité des approvisionnements en pétrole et gaz naturel. Quand Elf et Total sont concurrentes dans un pays, le ministère des Affaires étrangères se fait un devoir de rester strictement neutre, c'est le cas au Qatar où Total conduit un projet avec Qatar Gaz tandis qu'Elf souhaite entrer dans un projet concurrent conduit par Mobil. Quand les deux compagnies sont partenaires sur un même projet comme en Azerbaïdjan, le ministère des Affaires étrangères s'en félicite : le plus souvent il n'interfère pas dans les dossiers. Dans le cas des activités d'Elf dans la zone de Safira revendiquée à la fois par la Guinée équatoriale et le Nigeria, le ministère des Affaires étrangères a considéré qu'Elf étant une compagnie privée, il ne lui appartenait pas de juger du bien fondé du différend opposant Elf au Nigeria aux autorités équato-guinéennes et il a prôné la négociation.

Le soutien financier de l'Etat s'exerce également par le biais de la Commission des garanties investissements (CGI) présidée par la Direction du Trésor dans laquelle la direction des affaires économiques et financières du ministère des Affaires étrangères siège aux côtés de la Direction des relations économiques extérieures (DREE) et de la Coface. Les décisions d'appui à des projets d'investissements pétroliers sont prises au sein de cette commission et l'encours s'élève aujourd'hui à 3,307 milliards de francs pour l'ensemble des soutiens aux investissements. Certains dossiers sont acceptés, d'autres sont rejetés. En 1995-1996 trois dossiers ont été rejetés : Elf Syrie parce que trop coûteux, Total Libye en raison des mesures d'embargo contre ce pays et Total Algérie parce qu'il existait un risque politique et un cumul possible avec une garantie pour un autre champ. Le Trésor, après discussion avec Elf et Total, en juillet 1996, a arrêté de fait de soutenir les investissements pétroliers en raison de l'encours trop important (plus de 60 %) que représentaient les contrats pétroliers. Désormais on ne fait plus appel à la CGI, les pétroliers se tournent vers les compagnies d'assurances.

Le ministère des Affaires étrangères participe à la défense des intérêts des compagnies pétrolières mises en cause par des législations internationales non pertinentes. Le Congrès américain s'est opposé à la signature du contrat de Total en Iran en septembre 1997 sur le gisement de South Pars. Il se fondait sur la loi d'Amato visant à empêcher les entreprises pétrolières quelle que soit leur nationalité, d'effectuer des investissements d'un montant supérieur à vingt millions de dollars par an en Iran et en Libye sous peine de se voir imposer des sanctions économiques et financières aux Etats-Unis. Le gouvernement français a laissé se développer le projet, il n'avait pas à donner son aval à ce contrat car il était conforme au droit international. En revanche une mise en garde fut adressée aux Américains contre les sanctions applicables aux activités de Total aux Etats-Unis et à travers le monde. Avant la promulgation de la loi d'Amato, lors du sommet du G7 à Lyon, la France et ses partenaires de l'Union européenne avaient mis les autorités américaines en garde contre son adoption. Par la suite, en novembre 1996, le Conseil de l'Union européenne a exprimé son opposition à cette loi et a adopté un règlement communautaire stipulant que les personnes physiques ou morales ne devaient pas respecter les prescriptions des lois d'Amato ou Helms-Burton ou de lois du même ordre. Si elles s'y conformaient, elles étaient susceptibles d'être sanctionnées sur le fondement du droit communautaire. Total a prévenu à l'avance le ministère des Affaires étrangères de l'imminence de la signature du contrat de South Pars. Ce dernier a pu ainsi se tourner vers ses partenaires de l'Union et du Proche et Moyen-Orient pour leur fournir des explications et des arguments, ce qui a permis de désamorcer d'éventuelles critiques. En mai 1998, lors du sommet euro-américain, le ministère des Affaires étrangères a obtenu des Américains une exemption pour les projets du même type qui pourraient se développer en Iran.

Pour l'évacuation du gaz et du pétrole de la mer Caspienne, les Américains ont fait pression pour éviter que les tracés d'oléoducs et de gazoducs passent par l'Iran. La France estime qu'il faut éviter l'hégémonie de tel ou tel Etat. Les compagnies pétrolières sont libres d'étudier un tracé permettant à un gazoduc de relier le Turkménistan, l'Iran, la Turquie ; l'Iran pourrait à terme devenir un partenaire comme un autre. En Iran, la France s'efforce de conjuguer une grande fermeté sur le plan politique, au maintien des liens économiques pour ne pas pénaliser les populations ; deux clans s'affrontent aujourd'hui et les investissements étrangers peuvent aider les réformistes iraniens.

Le ministère des Affaires étrangères est parfois amené à pratiquer une politique de dissuasion à l'égard de certains projets des compagnies pétrolières françaises. Elf et Total négocient depuis 1992 des accords de partage de production sur deux champs pétrolifères en Irak, le gisement de Majnoun pour Elf (900 000 barils/jour) et celui de Nar Umr pour Total (440 000 barils/jour). Ces compagnies ont quasiment finalisé leurs négociations, les enjeux sont considérables, elles craignent la concurrence anglo-saxonne, une fois l'embargo levé. Ces compagnies jouissent d'un capital de sympathie dont bénéficie la France et souhaiteraient rapidement signer les contrats qui tombent sous l'embargo des Nations Unies, que la France entend strictement respecter. L'Etat dissuade ces deux sociétés d'aller plus avant. Ces discussions se mènent au sein de la direction des affaires économiques et financières, de la direction des affaires juridiques, de celle d'Afrique du Nord et Moyen-Orient, et de celle des Nations Unies. La position du ministère des Affaires étrangères reste très ferme : il dissuade les projets d'exploration et de production des compagnies pétrolières françaises en Irak.

Pour conclure, M. Dominique Perreau a souligné que l'Etat et les sociétés françaises respectaient la légalité internationale, les embargos internationalement décrétés comme ceux vis-à-vis de l'Irak et de la Libye, les sanctions décrétées dans le cadre de la PESC vis-à-vis de la Birmanie et du Nigeria. En revanche, la France ne reconnaît pas la portée extraterritoriale de lois unilatérales américaines. Elle est convaincue que pour faciliter la transition démocratique d'un Etat, il ne faut pas couper totalement les communications avec ce dernier. Parfois les mesures d'embargo économique risquent de ne pas porter leurs fruits, de conforter les extrémistes tout en décourageant les réformistes, ce qui implique une grande vigilance.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé qui procédait à l'évaluation du respect des normes internationales, sur quelles bases et par qui un contrat était déclaré conforme à ces règles. Elle s'est enquise de la façon dont le respect des conventions internationales ratifiées par la France était assuré par les compagnies françaises, opérant dans des pays non signataires de ces conventions.

S'agissant des positions prises par Elf au Congo, elle a voulu savoir comment le Quai d'Orsay traitait ce problème. Elle s'est renseignée sur l'existence d'un contrôle concernant l'utilisation de certains fonds, voire sur des commissions même licites.

Observant que bien que privées, les compagnies pétrolières comme Elf et Total restaient une vitrine de la France, M. Pierre Brana a voulu savoir s'il existait des lieux ou des instances de contact permanent entre l'Etat et ces compagnies où des cas litigieux - atteintes à l'environnement ou interventions politiques (cas d'Elf au Congo) - pouvaient être évoqués. Il a demandé comment et par quel canal le ministère des Affaires étrangères réagissait.

M. Roland Blum a insisté sur les problèmes politiques comme l'intervention des compagnies pétrolières dans les affaires intérieures d'un Etat dans lequel elles exploitent du pétrole. Il s'est informé sur la manière dont ces questions remontaient vers les ministères compétents et y étaient traitées et sur les systèmes de coordination existants.

M. Dominique Perreau a apporté les précisions suivantes.

Le ministère des Affaires étrangères mène un dialogue critique avec les représentants des compagnies pour vérifier que les normes internationales sont respectées. Trois instances peuvent être compétentes pour un dossier dans lequel les droits de l'Homme ou les normes environnementales sont mal respectés. Il saisit la direction des affaires juridiques et celle de la coopération européenne au ministère des Affaires étrangères et la DIMAH au ministère de l'Industrie. Dans certains cas, comme pour l'Irak, l'examen du dossier s'appuie sur les constats des fonctionnaires de l'Ambassade de France du poste d'expansion économique, et des représentants de l'Etat dans le Conseil d'administration de la compagnie. Comme il connaît les projets à l'avance, l'Etat est en mesure de demander les pièces justificatives de ceux qui sont sensibles.

Dans le domaine de l'environnement, la France est attachée au respect d'un certain nombre de conventions internationales (protection des mers, démantèlement des installations offshore). Elle s'efforce d'encourager les Etats à les signer et de promouvoir leur extension quand le champ d'application de ces accords est limité. En effet, les accords relatifs à l'Europe sont nombreux et bien détaillés : Convention Ospar, Accord de Bonn de 1983. La protection de la mer vis-à-vis des rejets d'hydrocarbures ou de plate-forme offshore est excellente en Europe, mais le reste du monde est moins bien couvert. La France tente de promouvoir ce type de protection dans le cadre du programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE). Pour le programme régional du PNUE qui touche les mers d'Asie, d'Afrique, la France envoie des représentants, comme à la réunion du Cap en novembre 1998, qui visait à favoriser une meilleure protection des océans en Afrique subsaharienne. Le ministère des Affaires étrangères en concertation avec celui de l'Industrie et de l'Environnement participe à l'élaboration d'accords internationaux environnementaux et tente de leur donner une dimension internationale. Ainsi le système Fipol d'indemnisation des victimes de pollution d'hydrocarbures progresse actuellement. En cas de pollution par une compagnie pétrolière française le ministère des Affaires étrangères est alerté par les Ambassades et les ONG qui disposent de relais à Paris. Les ministères de l'Environnement et de l'Industrie sont aussi sollicités. Le dossier est instruit et l'Etat passe par ses représentants au sein des conseils d'administration pour faire observer aux compagnies qu'elles sont dans l'illégalité. Total a signé un code de conduite pour ces activités internationales et une charte de l'environnement. En général les compagnies françaises respectent les normes environnementales.

Les problèmes politiques soulevés par l'intervention des compagnies pétrolières sont traités au niveau des directions géographiques du ministère des Affaires étrangères, au cabinet du ministre et au secrétariat d'Etat à la coopération et au développement.

S'agissant d'Elf au Congo, ce type de dossier est traité par l'Ambassadeur sur place et la direction Afrique qui est en charge de tous les problèmes politiques et des influences exercées par les groupes industriels. La direction des affaires économiques et financières intervient au niveau des embargos et de la négociation des conventions globales, comme celles de l'OCDE sur la lutte contre la corruption que la France a signée et qui s'appliquera aux compagnies pétrolières.

M. Michel Filhol a ajouté que l'application de ces conventions était du ressort des tribunaux dès lors qu'elles seraient ratifiées ce qui, si le Parlement l'accepte, devrait intervenir courant 1999. Il y a un mouvement consensuel entre les partenaires signataires afin que chacun agisse au même rythme. Les conventions anticorruption s'appliquent à tous les secteurs de l'activité économique et à toutes les formes de transactions, au sens large du terme dans les relations commerciales internationales. Malgré la diversité des procédures, les contrevenants seront traités de la même façon avec des échelles de peines correctionnelles équivalentes dans chaque Etat signataire. Les faits délictueux étant les actes de corruption active d'agent public étranger. La saisine se fera devant les tribunaux et la procédure sera juridictionnelle.

M. Roland Blum a souhaité des précisions sur le rôle fonctionnel de la direction des affaires économiques et financières par rapport à la DREE et sur la coordination des services.

Il s'est renseigné sur les politiques de sanctions décidées à l'égard de la Birmanie et du Nigeria et sur l'étendue du pouvoir de dissuasion du ministère à l'égard des entreprises. Il a voulu savoir comment ce pouvoir serait exercé quand l'Etat ne disposera plus de représentant au Conseil d'administration des compagnies pétrolières françaises.

Mme Marie-Hélène Aubert a rappelé que Total était attaqué en justice aux Etats-Unis à propos du chantier du gazoduc de Yadana et que sa présence en Birmanie était jugée inopportune, car pour certains, les investissements étrangers constituent un soutien à la Junte. Elle a estimé que cette présence risquait d'obérer l'avenir. A long terme, les intérêts de la France ne semblent pas toujours se confondre avec ceux de ses entreprises. La France n'aurait-elle pas été récemment écartée d'un contrat d'armement en Afrique du Sud en raison de l'attitude du secteur français de l'armement au moment de l'apartheid ?

Elle a demandé si les intérêts français en Birmanie ne seraient pas pénalisés par l'avènement d'un régime démocratique dans ce pays et a souhaité comprendre pourquoi le ministère des Affaires étrangères ne décourageait pas les entreprises françaises de s'y implanter.

M. Dominique Perreau a donné les explications suivantes.

La DREE dispose d'un large réseau à travers le monde et d'effectifs nombreux qui l'informent par notes. La direction des affaires économiques et financières se compose d'une vingtaine de rédacteurs qui négocient des conventions internationales et font des analyses macro-économiques et financières sur les pays de l'OCDE ; cette Direction assure l'interface entre DREE, Direction du Trésor, grandes directions internationales des ministères techniques et les directions géographiques du Ministère des Affaires étrangères.

Devant les dérives de la dictature birmane, l'Union européenne a pris des mesures de plus en plus sévères. Elle a décidé un embargo sur les armes, la suspension des visites de haut niveau et de toute aide autre qu'humanitaire, l'interdiction de délivrer des visas d'entrée aux dirigeants du régime et aux hauts gradés de l'armée, puis en mars 1997 le retrait du système de préférences généralisées accordé à ce pays. En octobre 1998 le Conseil des affaires générales a admonesté la Birmanie devant l'extension de la répression, la détérioration de la situation des droits de l'Homme, les interdictions de déplacement de Mme Aung San Suu Kyi et l'emprisonnement des opposants. La pression de l'Union européenne a été forte et la France y prend une part active. Au sein de l'ASEAN certains prônent une attitude plus flexible vis-à-vis de la Birmanie pour faire passer un message plus démocratique, d'autres préfèrent la tenir à distance. Les sanctions d'ordre politique ou sur le système de préférences généralisées ne s'appliquent pas au projet de gazoduc de Total en Birmanie suivi avec attention par la Direction. L'ambassade de France en Birmanie est en contact avec les ONG et essaie de faire le partage entre les exactions commises par le régime birman aujourd'hui et ce qui relève du développement classique du projet. Selon l'Ambassade de France en Birmanie, il n'y a pas de travail forcé sur le site contrôlé par Total dont les travaux nécessitent l'intervention de spécialistes. La position de la France sur la Birmanie est nuancée. Il semble que des projets économiques peuvent être vecteurs de développement et de débat démocratique. La Corée du Sud soumise à un régime militaire pendant trente ans est sortie de son sous-développement grâce à la coopération économique et a pu devenir un pays démocratique. Cette analyse pourrait s'appliquer à la Birmanie. Le Groupe Total y est un vecteur de développement, il ouvre des écoles, forme du personnel, envoie des Birmans se former à l'étranger. Le ministère des Affaires étrangères reste très ferme sur le refus de toute coopération politique avec la Birmanie mais considère que la coopération économique est un facteur de développement même si le débat est délicat. Néanmoins il s'assure soigneusement que Total n'est attaquable ni au sujet du travail forcé, ni au sujet de ses relations avec la Junte.

L'Union européenne a été très ferme à l'égard du Nigeria de 1993 à novembre 1998. La France y a concouru. Des sanctions multiformes vis-à-vis de ce pays ont été mises en place : sur le plan militaire, suspension de la coopération, restriction puis interdiction de la délivrance de visas aux militaires, suspension de toutes les visites de haut niveau ; sur le plan civil, suspension de la coopération avec le Nigeria depuis novembre 1998. Les sanctions civiles ont été levées afin de prendre en compte l'évolution positive du Nigeria depuis la mort du Général Abacha et de soutenir le processus de transition démocratique qui s'organise. Un débat sur les sanctions est en cours au ministère des Affaires étrangères, on estime que les sanctions économiques ne portent pas toujours leurs fruits et que les sanctions politiques sont plus efficaces. Le cas du Nigeria en témoigne.

Le pouvoir du ministère de dissuader les entreprises de s'implanter s'exerce surtout à propos de l'Irak. Le ministère des Affaires étrangères, via son représentant dans le Conseil d'administration d'Elf, a fait savoir qu'il était contraire aux intérêts diplomatiques de la France qu'Elf s'engage dans un contrat d'exploration-production en Irak actuellement. Les compagnies sont sur ce point soumises au droit français, au droit communautaire et au droit international. Elles sont susceptibles d'être sanctionnées au pénal si elles enfreignent ces règles. Le ministère des Affaires étrangères, comme celui de l'Industrie, entretient un dialogue étroit avec les compagnies pétrolières et utilise tous les canaux du droit national, communautaire et international, même après privatisation. Les compagnies pétrolières complètement privées comme Shell sont également soumises aux normes communautaires et internationales.

M. Pierre Brana a fait valoir que nombre de pays producteurs estiment que l'Etat d'origine d'une compagnie pétrolière dispose de moyens de pression sur elle. Aussi quoiqu'il advienne, Total et Elf engagent d'une certaine façon la France. Il a estimé difficile de ne pas tenir compte de cet état d'esprit et a sollicité l'avis de M. Dominique Perreau sur ce point.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur l'ambiguïté de la présence d'un représentant de l'Etat dans le Conseil d'administration d'Elf et de Total, qu'elle a estimée être à double tranchant car elle peut soit contribuer à une meilleure évaluation et un meilleur contrôle de l'activité de ces compagnies, soit au contraire accroître la confusion entre intérêts économiques et intérêts politiques.

Elle a demandé l'avis de M. Dominique Perreau sur le caractère dissuasif des sanctions à l'égard des compagnies dans le cadre de la PESC ou dans d'autres domaines.

Abordant les problèmes soulevés par le projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, elle a voulu savoir si la direction des affaires économiques avait donné un avis puisque la compagnie française Elf détient 20 % des parts du consortium.

M. Dominique Perreau a apporté les précisions suivantes.

L'Union européenne conteste l'action spécifique que détient l'Etat dans le Conseil d'administration d'Elf mais le ministère des Affaires étrangères souhaite la conserver.

Pour la Birmanie, les sanctions ont un impact considérable car ce pays en développement se voit refuser toute aide. S'agissant des compagnies, tout manquement aux normes communautaires en vigueur peut être sanctionné par les tribunaux. Jusqu'ici aucune compagnie pétrolière française n'a été condamnée pour avoir enfreint les embargos internationaux décrétés contre la Libye et l'Irak. En cas de manquement, les compagnies peuvent se voir infliger des sanctions pénales et être également sanctionnées par le marché. Pour une grande compagnie d'envergure mondiale, la perspective de se trouver confrontée à un procès pour non-respect de la légalité internationale est très dissuasive en termes d'image même si les sanctions paraissent dérisoires eu égard au chiffre d'affaires. Les grandes compagnies pétrolières confrontées au non-respect des conventions en matière d'environnement ont très rapidement compris où leur intérêt se situait avant même une action juridictionnelle. Les sanctions politiques générées par les Etats contre un autre créent le cadre politique et diplomatique auquel les grandes compagnies doivent s'adapter. Si elles s'en écartaient, les sanctions encadrées juridiquement prévoient un dispositif juridictionnel qui peut avoir un effet amplificateur. La vigilance des Etats et des concurrents à l'égard de leur partenaire est également dissuasive.

La convention sur le milieu marin signée en juillet 1998 à Sintra oblige les compagnies pétrolières à démanteler toutes leurs installations offshore désaffectées et à les ramener à terre. Ce progrès en matière de respect des normes environnementales est conforme à l'intérêt général et les sociétés y sont de plus en plus attentives sous peine de conséquences lourdes.

Le projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun est en pointillé car sa rentabilité sera fonction des cours du pétrole, il est géré au niveau du ministère des Affaires étrangères par la Direction d'Afrique et de l'Océan indien.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur le fonctionnement de la CGI et sur les raisons de la suspension de ses activités.

M. Pierre Brana a souhaité des précisions sur les raisons et l'impact de cette suspension et sur le rôle de la Coface dans la garantie des risques.

M. Roland Blum a demandé si le ministère des Affaires étrangères avait participé aux discussions concernant l'AMI. Il a voulu savoir si le secteur pétrolier avait eu un poids particulier dans ces négociations.

M. Dominique Perreau a expliqué que la CGI avait existé jusqu'en 1996 et que ses encours étaient très élevés dans le domaine pétrolier. De même, depuis deux ans la Coface n'intervient plus dans ce secteur.

En comparant les projets soumis à la CGI au capital des entreprises et à leur chiffre d'affaires, on s'est aperçu que celles-ci sollicitaient un assureur, non pas pour assurer leur survie, mais pour alléger leur bilan comptable en évitant de provisionner le risque et fidéliser les actionnaires si l'opération tournait mal. Quand la CGI a été créée au début des années 1990, les compagnies pétrolières ont présenté des projets cohérents généralement dans des pays sensibles et instables. Elles devenaient omniprésentes dans ce guichet et représentaient 60 % des encours. Leur éviction du système n'a pas été brutale, elle s'est faite après discussion entre le ministère de l'Economie et des Finances et les compagnies pétrolières. Le fait qu'elles n'aient plus accès à ce système ne les empêche pas d'avoir recours à des assureurs privés.

La Direction économique du ministère des Affaires étrangères a été associée aux négociations sur l'AMI, et notamment à leurs suspensions, le secteur pétrolier ne pesant pas plus que d'autres sur ces négociations dans lesquelles intervenaient des considérations d'ordre culturel, environnemental ou social.

Audition de M. Didier Houssin, directeur des matières premières

et des hydrocarbures au Secrétariat d'Etat à l'Industrie

Le 25 novembre 1998 à 15 heures 30

M. Didier Houssin a proposé de traiter des relations entre l'Etat et les deux compagnies françaises Elf et Total, de la sécurité des approvisionnements, des relations avec les Etats producteurs de pétrole et des questions environnementales.

Les Compagnies Elf et Total ont été créées toutes deux à l'initiative des pouvoirs publics, mais la part de l'Etat dans leur capital a décru progressivement jusqu'à leur privatisation. L'Etat détient aux termes du décret 93/1298 du 13 décembre 1993, une action spécifique qui lui confère un certain nombre de prérogatives sur l'actionnariat d'Elf : droit de veto du ministre de l'Economie et des Finances sur les franchissements de seuils importants - 10%, 20% et un tiers du capital. Il est prévu que deux représentants de l'Etat nommés par décret sur proposition du ministre de l'Economie et des Finances et du ministre en charge de l'Energie, siègent au Conseil d'administration. Ils possèdent le titre de représentant de l'Etat et non d'administrateur et n'ont pas de voix délibératives. Le représentant du ministère de l'Economie et des Finances est actuellement M. Prével, chef de la mission de contrôle du pétrole et de la chimie. Il est lui-même, en tant que directeur des matières premières et des hydrocarbures, le représentant du Secrétariat d'Etat à l'Industrie. Le décret sur l'action spécifique confère à l'Etat la possibilité de s'opposer à la cession d'actifs d'Elf Antar France, filiale de raffinage-distribution, Elf Gabon et Elf Congo, mentionnées spécifiquement en annexe du décret.

Les relations entre l'Etat et Total restent régies par les conventions de 1924 et 1930 à l'origine de la création de la Compagnie française des pétroles (CFP). L'Etat apportait les droits de la Deutsche Bank au Moyen-Orient récupérés au titre des dommages de la guerre de 1914-1918 et disposait d'un droit de regard dans la gestion de la CFP. Les conventions précitées, modifiées par une série de lettres interprétatives, restent applicables actuellement mais arrivent à expiration en mars 2000. Elles stipulent qu'un représentant de l'Etat au Conseil d'administration détient les pouvoirs normaux d'un administrateur. Il est en outre chargé de veiller à l'observation des statuts de la société, notamment au respect des droits de l'Etat tels qu'ils sont prévus dans la Convention. Le droit de suspension des délibérations du Conseil ou de l'Assemblée peut être exercé au titre de la Convention de 1924 pour des motifs très généraux : délibérations relatives aux actes de la société affectant la politique étrangère ou de défense du gouvernement ou aux actes modifiant les conditions de contrôle de la société. Ce dispositif est dérogatoire au droit commun des sociétés. Le représentant de l'Etat peut s'opposer à l'application de décisions du Conseil d'administration ou d'Assemblées générales si elles semblent porter atteinte aux droits particuliers de l'Etat. Une procédure d'arbitrage, prévue entre l'Assemblée générale et le gouvernement avec, en cas de désaccord, un recours au vice-président du Conseil d'Etat, n'a jamais formellement été mise en _uvre. Elle a partiellement fonctionné lors d'un litige important entre le gouvernement et Total à propos du compte spécial de l'Etat qui avait droit à un super bénéfice lié aux concessions du Moyen-Orient. Jusqu'en 1996, l'Etat avait deux représentants au Conseil d'administration ; au moment du désengagement de l'Etat, une lettre interprétative a assoupli le régime ; l'approbation de la désignation du Président de Total en cas de renouvellement de celui-ci, a été supprimée, le compte spécial sur les super-bénéfices a été soldé et le nombre de représentants de l'Etat a été réduit à un : le Directeur chargé des hydrocarbures, ce système devant expirer en mars 2000.

Le régime des hydrocarbures en France résulte d'une histoire qui a évolué ces dernières années. L'action spécifique est critiquée par la Commission européenne qui a mis en demeure le gouvernement de la justifier. La Commission la considère comme incompatible avec la libre circulation des capitaux et la liberté d'établissement. Elle estime que les termes du décret créant l'action spécifique donnent des pouvoirs beaucoup trop larges et discrétionnaires au gouvernement qui dispose de la faculté d'autoriser les franchissements de seuils sans que cette procédure d'autorisation générale ne soit assortie de critères suffisamment objectifs, stables et transparents pour les investisseurs. La Commission a également critiqué les procédures d'action spécifique vis-à-vis d'autres Etats membres, dans différents secteurs. La procédure est en cours et le débat se poursuit.

Pour Total, l'échéance se situe en mars 2000, soit la Convention expire et les liens institutionnels entre l'Etat et Total sont dissous, soit on proroge la validité de la Convention, ce qui supposerait une mesure législative et surtout un accord de Total puisqu'il s'agit d'un dispositif contractuel.

Les évolutions décrites ont modifié la composition de l'actionnariat des Compagnies Elf et Total ; celui d'Elf se décompose ainsi : 5% de salariés, 13% d'individuels français, 26% d'institutionnels non-européens, 56% d'institutionnels européens (regroupant français et non-français) ; celui de Total est ainsi réparti : 3% de salariés, 8% d'individuels français, 10% de participations stables de groupes français (Cogema, AGF, Paribas, Société générale), 24% d'Européens, 25% d'Américains et 30% d'institutionnels français. Pour Elf comme pour Total, 50% de l'actionnariat est coté hors de Paris, ce qui n'implique pas forcément que la nationalité de ces entreprises ait changé, car la cotation sur telle ou telle place n'est pas le critère essentiel pour déterminer la nationalité du capital des entreprises.

Les relations entre la Direction des matières premières et des hydrocarbures (DIMAH) et les compagnies françaises s'inscrivent dans le cadre de la loi pétrolière du 31 décembre 1992. Cette loi s'est substituée à celle du 30 mars 1928 promulguée après la première guerre mondiale et marquée par un très fort interventionnisme public de l'Etat définissant la politique d'approvisionnement, le raffinage, les parts de marché dans la distribution, la logistique et les prix. Sur la base de ce texte, qui établissait un régime d'économie administrée dans le secteur des hydrocarbures, Elf et Total représentaient environ 50% du marché français dans le raffinage et la distribution. Elle a permis de créer une industrie française du raffinage indépendante. Pendant la guerre de 1914-1918, la dépendance par rapport aux compagnies américaines avait constitué un élément de fragilité considérable pour la France.

Peu compatible avec le droit communautaire, la loi de 1928 a été modifiée en plusieurs étapes (1982, suspension des quotas de produits raffinés, 1985, liberté de développement des réseaux de distribution, 1986, liberté d'approvisionnement auprès des compagnies étrangères). La loi de décembre 1992 fixe le principe de la liberté du commerce des produits pétroliers assortis de mesures spécifiques visant à assurer la sécurité des approvisionnements : obligation de détenir 90 jours de stocks de sécurité pour tous les opérateurs, français ou installés en France, maintien d'un raffinage compétitif sur le territoire national, obligation de pavillon pour maintenir une flotte française de transport de brut, obligation d'informer les pouvoirs publics sur l'approvisionnement, le raffinage et la logistique. Le régime mis en place par la loi de 1992 est libéral tout en conservant des mesures exceptionnelles liées à la sécurité des approvisionnements qui s'inscrivent d'ailleurs dans un cadre international et communautaire. La politique pétrolière française se développe selon d'autres axes au plan international : activités des compagnies françaises dans le monde, adhésion à l'agence internationale de l'énergie (AIE), participation active au dialogue entre pays producteurs et pays consommateurs.

Sur le plan gazier, le principe de l'approbation des contrats importants en gaz est fixé par un décret du 15 octobre 1985 en application de la loi de 1946 sur la nationalisation de l'électricité et du gaz. Tous les contrats d'approvisionnement gaziers passés par Gaz de France sont approuvés par le ministère.

Le décret d'organisation de la DIMAH confirme la responsabilité de cette direction dans la préparation de la politique du gouvernement pour l'approvisionnement en hydrocarbures et carburants de substitution, le développement de l'industrie pétrolière et des industries des services associés, afin de répondre au problème de la dépendance pétrolière (98 % de la consommation de pétrole et 94 % de celle de gaz sont importés) ; le gisement de Lacq ne représente plus que 6 % des approvisionnements. La France s'efforce de diversifier ses sources d'approvisionnement en pétrole, ce qui se reflète dans les listes des principaux fournisseurs : Arabie Saoudite, Norvège, Royaume-Uni, Iran, Irak, Nigeria, Russie, Syrie, Algérie et Libye. Chaque raffineur est libre de sa politique d'approvisionnement. La Norvège (29,3 %), la Russie (26,7 %), l'Algérie (25,5 %) et les Pays-Bas (12,3 %) sont les quatre principaux fournisseurs étrangers de gaz de la France. Le poids de la Norvège tend à se renforcer face à celui de la Russie et de l'Algérie.

En période de crise, le fait que des sociétés françaises disposent de réserves de production substantielles de brut est un élément essentiel de la sécurité des approvisionnements. La production d'Elf et Total représente un peu plus des deux tiers de la consommation française actuelle et 75 % des approvisionnements gaziers. Leurs réserves cumulées représentent sept années de consommation française de pétrole et treize années pour le gaz. L'accès assez large aux ressources d'hydrocarbures d'Elf et Total est un élément de la sécurité des approvisionnements car ces deux compagnies représentent 50 % de la capacité de raffinage française. Les pouvoirs publics pourraient disposer de moyens d'actions, notamment en application de textes sur la Défense nationale pour que les raffineries françaises d'Elf et Total soient approvisionnées en pétrole brut.

Sur le plan international, on constate une forte présence de Total au Moyen-Orient - où le Groupe dispose de la moitié de ses réserves et 40 % de sa production - en Asie, notamment en Indonésie, et en Mer du Nord. Total a diversifié son amont pétrolier en s'implantant en Argentine, en Colombie, au Venezuela, en Angola et au Nigeria. La filière du gaz naturel liquéfié est un point fort de Total où le Groupe est numéro deux mondial.

Elf est surtout implantée en Afrique subsaharienne où se situe la moitié de sa production et en Mer du Nord qui en représente 45%. La compagnie souhaite se créer d'autres pôles régionaux, notamment en Russie et au Moyen-Orient. Les compétences technologiques dans l'offshore très profond, notamment en Angola, constituent un point fort de la Compagnie. Les liens entre Gaz de France et Elf et Total se sont renforcés. Elf fournira directement du gaz au marché français à hauteur de 500 millions de mètres cubes à partir d'octobre 1999 et deux milliards de mètres cubes à partir de l'an 2000.

Les relations entre les pays producteurs et les compagnies ont évolué. Après l'étape de la nationalisation des actifs pétroliers marquant la volonté des pays producteurs de maîtriser leurs ressources et d'abandonner le régime de la concession, les procédures d'attribution de permis se sont beaucoup diversifiées : procédure d'adjudication très transparente aux Etats-Unis, mise en concurrence en Mer du Nord, contrat de partage de production entre la compagnie qui opère et l'Etat dans de nombreux autres pays producteurs. Dans ce dernier cas, la compagnie qui investit au stade de l'exploration est rémunérée de son investissement par 30 % à 40 % de la production ("cost oil"), le complément défini entre l'Etat producteur et la compagnie représente la marge bénéficiaire de cette dernière ("profit oil"). Le contrat de partage de production qui maintient la souveraineté de l'Etat producteur est de loin le plus fréquent. D'un pays à l'autre, les procédures sont différentes et leur degré de transparence varie. Le droit international n'impose pas de règles aux pays producteurs sur ces points. Une directive de l'Union européenne datant de 1994 encadre les pouvoirs régaliens des Etats membres en matière d'attribution des titres miniers. La charte européenne de l'énergie signée en 1994 entre l'Union européenne, la CEI, le Japon et l'Australie prévoit des dispositions sur la protection des investissements, le transit, l'environnement et le règlement des différends ; elle vise à conférer un cadre juridique minimum pour les investissements de la CEI.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur les procédures utilisées par les compagnies, et sur le rôle et les pouvoirs de contrôle de l'Etat. Dans la phase d'exploration à quel moment les ministères de l'Industrie et des Affaires étrangères sont-ils sollicités ?

Elle a demandé quelles étaient les procédures fiscales applicables aux commissions versées par les compagnies pétrolières.

Constatant que lors de la prospection d'un nouveau gisement, des démarches pouvaient être accomplies de la part de la compagnie pour obtenir un soutien du ministère des Affaires étrangères et du ministère de l'Industrie, elle a voulu comprendre à ce stade le rôle de ces différentes instances et notamment celui de la DIMAH.

S'appuyant sur l'exemple des gisements angolais, M. Pierre Brana a demandé comment l'avis de la DIMAH était élaboré. Des déplacements sur place sont-ils effectués ? Comment l'évaluation de la compagnie est-elle contrôlée après l'annonce de la découverte d'un nouveau gisement ? Il a fait valoir que l'avis de la DIMAH lui semblait très important par rapport à la sécurité des approvisionnements.

M. Didier Houssin a apporté les précisions suivantes.

Le versement de commissions et la manière dont il est pris en compte dans la fiscalité des compagnies pétrolières est de la compétence de la Direction Générale des Impôts. Les commissions doivent figurer dans les déclarations fiscales des compagnies pour être déductibles.

La DIMAH agit en étroite coopération avec le ministère des Affaires étrangères auquel elle apporte une expertise technique sur les enjeux énergétiques. Elle rend un avis de nature technique, par exemple s'agissant des projets d'Elf en Angola, sur le grand intérêt qu'ils présentent en termes de réserves pétrolières. Outre ce type d'avis, la DIMAH prépare des éléments de langage en liaison avec les directions concernées du ministère des Affaires étrangères et les compagnies pétrolières lorsqu'il y a des enjeux pétroliers dans une rencontre bilatérale. Les deux avis sont complémentaires. Au sein de la DIMAH, les services techniques spécialisés sont chargés d'expertiser les évaluations des compagnies. Elle ne délègue pas de personnel sur place mais entretient des contacts avec les échelons techniques des compagnies françaises qui l'informent de l'état des dossiers.

La DIMAH agit comme un informateur, mais elle ne contrôle pas les compagnies pétrolières qui sont privées. L'avis de la DIMAH est rendu lorsqu'une rencontre est prévue, généralement au niveau ministériel, avec un Etat producteur. La DIMAH s'exprime en fonction de l'intérêt du projet et de la nécessité ou non de l'appuyer politiquement, mais elle ne dispose pas de moyens strictement techniques lui permettant de vérifier les dires des compagnies. La question de la comptabilité des réserves par les compagnies est étroitement encadrée pour des raisons financières et boursières, et toute annonce prématurée pourrait être sanctionnée. Sur le plan technique, la DIMAH intervient plus directement pour les projets d'investissements à l'étranger de Gaz de France qui est une entreprise publique, en analysant méticuleusement les aspects techniques du dossier car les investissements de l'entreprise publique sont soumis à autorisation de la tutelle. La DIMAH intervient également pour appuyer l'action internationale des entreprises parapétrolières.

Les compagnies travaillent de plus en plus souvent en consortium, pour partager les risques. A titre d'exemple, en Afrique, Elf a fait entrer des intérêts américains (Chevron) et sud-africains sur le gisement de N'Kossa au Congo pour diversifier le risque. Dans un consortium toutes les décisions importantes sont prises par celui-ci et soumises à une certaine transparence, plusieurs sociétés étant concernées.

Les compagnies pétrolières confient de plus en plus des travaux à des entreprises parapétrolières qui réalisent les campagnes sismiques, les forages, l'installation de plates-formes de production. La présence des compagnies pétrolières a donc un effet sur le secteur parapétrolier français qui représente 70 milliards de francs de chiffre d'affaires et constitue un enjeu important sur le plan industriel et social pour des sociétés comme la Compagnie générale de géophysique, Coflexip, Technip, etc.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité savoir si la DIMAH soutenait systématiquement des projets pétroliers parce qu'ils renforçaient la sécurité des approvisionnements et si cet appui avait des équivalents dans d'autres secteurs.

Elle a demandé si le ministère des Affaires étrangères s'était trouvé en désaccord avec la DIMAH. Comment se prennent les décisions ? Les rôles sont-ils indépendants ? Des diplomates sont-ils en poste à la DIMAH et réciproquement ? Comment s'effectuent les interactions entre le secrétariat d'Etat à l'Industrie, le ministère des Affaires étrangères et les compagnies pétrolières ?

Elle s'est enquise de la manière dont le soutien des pouvoirs publics français était effectué auprès d'Etats sensibles comme l'Iran ou la Birmanie. Elle a souhaité savoir si la DIMAH prenait en compte dans l'élaboration de ses avis, le contexte géopolitique et environnemental d'un projet et si elle était en contact avec ses homologues étrangers.

M. Didier Houssin a apporté les précisions suivantes.

Les relations internationales ne constituent que 10 à 15 % de l'activité de la DIMAH qui est essentiellement une direction à vocation sectorielle. Un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères est traditionnellement détaché dans cette direction, dont l'essentiel de l'activité porte cependant sur l'élaboration d'avis d'ordre technique. La plupart des fonctionnaires de la DIMAH sont des ingénieurs ou des techniciens. Ils connaissent les questions d'exploration, production, le secteur parapétrolier et rendent des avis sur les projets d'Elf, de Total ou Gaz de France. En tant qu'autorité de tutelle la DIMAH a déjà rendu des avis défavorables sur certains projets de Gaz de France (entreprise publique). Elf et Total sont seuls habilités à évaluer l'intérêt financier de leur projet. La DIMAH rend un avis sur l'importance du projet. Elle intervient également quand ces deux compagnies sont en concurrence pour obtenir le soutien des pouvoirs publics. Ce soutien est lié à la souveraineté des Etats producteurs sur leurs ressources. En dernière analyse, c'est l'Etat producteur qui décide en fonction de ses propres procédures. Parfois la compétition est très ouverte. L'ouverture aux investissements étrangers s'est élargie et les pays producteurs sont eux aussi en compétition pour attirer les investissements. Alors qu'ils avaient affiché leur volonté de maîtriser leurs ressources, la plupart des pays producteurs à l'exception de l'Arabie Saoudite, du Mexique et du Koweït tentent désormais d'attirer les investissements internationaux.

Il appartient au ministère des Affaires étrangères d'apprécier le contexte géopolitique d'un projet et de communiquer les éléments de langage politique au secrétariat d'Etat à l'Industrie. Total a signé le contrat de South Pars, avec l'accord du gouvernement français.

La DIMAH est en contact avec ses homologues des pays producteurs dans le cadre multilatéral du dialogue entre producteurs et consommateurs, mais ne dispose pas de réseau propre au niveau diplomatique. Les interventions d'appui à Elf ou à Total s'effectuent lors de visites présidentielles ou ministérielles et par le canal du ministère des Affaires étrangères. Parfois, la DIMAH participe à des groupes de travail bilatéraux ou des commissions mixtes. Les affaires pétrolières sont traitées à un haut niveau. C'est parce qu'Elf et Total sont des compagnies françaises qu'elles sont choisies par tel ou tel Etat producteur dans une optique de diversification. L'Azerbaïdjan s'efforce de traiter avec des compagnies françaises pour éviter un tête à tête avec les seules compagnies anglo-saxonnes, disposer d'une expertise technique autre et bénéficier d'une approche différente de la zone de Mer Caspienne, les Etats-Unis s'opposant au transit des hydrocarbures par l'Iran. En outre il est intéressant pour la France d'avoir deux compagnies ayant des implantations géographiques complémentaires.

M. Pierre Brana a souhaité connaître la part d'Elf et de Total dans le marché français de la distribution. Quelles sont les compagnies qui desservent les grandes surfaces ? Comment les distributeurs appliquent-ils la loi de 1992 exigeant 90 jours de réserves.

Il a demandé des éclaircissements sur le fonctionnement des consortiums au cours de négociations. Il s'est enquis des raisons pour lesquelles Elf Gabon et Elf Congo n'étaient pas opéables.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est informée sur les compétences de la DIMAH en matière environnementale et si ces problèmes étaient suffisamment pris en considération par cette direction. Elle a souhaité savoir si les compagnies faisaient des études d'impact et si la DIMAH avait compétence pour examiner ces études tant en France qu'à l'étranger. A quel niveau se situe la préoccupation environnementale ?

M. Didier Houssin a donné les explications suivantes.

En France, la moitié du marché de la distribution est détenue par les grandes surfaces qui achètent au coup par coup les produits pétroliers à différents raffineurs. Elf et Total ont environ 25 % des parts de ce marché. Ainsi, les industriels français n'ont pas la maîtrise du débouché final comme en Allemagne ou en Italie. On ne dispose pas de données précises concernant l'origine des produits pétroliers vendus par les grandes surfaces. Seuls les grossistes qui ont le statut d'entrepositaire agréé, ont l'obligation de conserver 90 jours de réserves.

Lors des négociations, une compagnie qui a acheté des droits d'exploration ou d'exploitation peut décider de prendre des associés pour financer des travaux et réduire ses risques. La compagnie opératrice au sein du consortium est celle qui entretient les relations les plus étroites avec l'Etat producteur.

Elf Gabon et Elf Congo ne sont pas opéables aux termes du décret de 1993, probablement compte tenu des liens avec les Etats concernés et de la volonté de rassurer ceux-ci sur l'impact de la privatisation d'Elf.

Les préoccupations environnementales sont devenues très importantes dans les projets pétroliers. L'activité pétrolière est de plus en plus encadrée par des conventions internationales et la DIMAH intervient de plus en plus fréquemment dans l'élaboration de celles-ci. Les conventions du Fonds international sur les pollutions marines (FIPOL) sont suivies par la DIMAH dans la négociation et la gestion des contributions. Elles instaurent un système d'indemnisation complémentaire des victimes de pollutions dues aux marées noires au-delà de l'obligation d'assurance. Les six principaux raffineurs versent en France des cotisations de l'ordre de 60 millions de francs par an et sont associés à la gestion de ce fonds. Cette mutualisation des risques a rendu cette convention plus efficace.

La Convention Oslo-Paris dite OSPAR pour la protection de l'environnement dans l'Atlantique Nord est juridiquement contraignante pour les signataires. Dans ce cadre, la déclaration de Sintra a décidé du principe général de démantèlement des installations en mer et la DIMAH a rendu un avis technique sur ce point.

La DIMAH, qui délivre des permis d'exploitation a compétence pour évaluer l'impact sur l'environnement en France. Elle n'a pas compétence pour effectuer cette évaluation à l'étranger même si les compagnies pétrolières le font. Les affaires Exxon Valdez et Brent Spar ont conduit les compagnies à prendre de plus en plus en considération l'environnement. La DIMAH est associée à l'application de la convention du FIPOL par les compagnies pétrolières opérant en France, mais elle n'est pas tenue de vérifier que les compagnies pétrolières respectent ces règles à l'étranger. Cependant en 1997, Elf a rendu un premier rapport sur l'environnement décrivant les mesures que le Groupe s'impose à lui-même. Total a formalisé des principes et des actions depuis 1992 avec la signature d'une charte en 1992. Ces mesures vont dans le bon sens. Les compagnies françaises agissent ainsi non pas en fonction du contrôle de l'administration française mais dans leur intérêt, les atteintes à l'environnement ayant un effet important sur leur image dans l'opinion publique. Tout dégât sur l'environnement imputable à une compagnie pétrolière a un effet majeur sur elle. Aussi, leur prise de conscience va-t-elle au-delà du souci de respecter les avis de l'administration française.

Mme Marie-Hélène Aubert a regretté que les groupes privés ne se préoccupent pas toujours en premier lieu de respecter à l'étranger les normes sociales et environnementales.

M. Didier Houssin a expliqué que la DIMAH, qui ne disposait pas de représentation à l'étranger, n'était pas habilitée à rendre des avis sur ces points. Seules les ambassades étaient en mesure de vérifier si une compagnie française appliquait les normes environnementales à l'étranger.

Audition de M. Jean de Gliniasty, directeur des Nations Unies

et des organisations internationales au ministère des Affaires étrangères

le 29 novembre 1998 à 18 heures 30

M. Jean de Gliniasty a exposé qu'il avait à connaître de par ses fonctions une partie de la problématique posée par la mission d'information, à savoir la politique sociale et les questions que soulèvent les sanctions. La direction des Nations Unies gère les aspects organisationnels du programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) mais n'est pas véritablement compétente sur le fond.

A l'ONU, on assiste à un phénomène récent (un an et demi) de généralisation au travers de la société civile, voire des multinationales, d'un certain nombre de valeurs qui jusque-là étaient celles des pays du Nord, industrialisés. Les pays du Sud étaient restés jusqu'à la chute du mur de Berlin d'une prudente réserve, puis ils ont proposé des déclarations sur les droits de l'Homme d'inspiration islamique ou asiatique. Depuis un an, on assiste à une certaine homogénéisation. En juin 1998, la Conférence sur la déclaration universelle sur les droits des travailleurs de l'OIT a montré cette convergence sur quatre grands principes : interdiction du travail forcé, liberté d'association, interdiction du travail des enfants et non-discrimination sur les lieux de travail.

Brusquement nombre d'Etats qui n'avaient jamais signé ce type de convention, ont accepté le document de l'OIT qui implique pourtant un suivi de son exécution. L'atmosphère de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU a changé et un certain nombre d'exemples démontrent que la communauté internationale tend à s'approprier collectivement des valeurs considérées jusque-là comme étant celles de l'Europe occidentale.

Pour les questions de l'environnement, il en va autrement. A la conférence de New York en 1997, les pays du Sud ont critiqué les normes environnementales imposées sans contrepartie par ceux du Nord. Les pays du Sud ont fait valoir leur besoin de développement. Mais les dégâts causés par l'ouragan Mitch ont montré que les pays les plus pauvres souffrent davantage que les riches, des dégradations de l'environnement mondial. Même si la Conférence de New York a été un échec, il est probable qu'à l'avenir un consensus sera trouvé sur des normes internationales en matière d'environnement. En revanche, en matière de sanctions, on assiste à un rejet par les membres des Nations Unies qui ne souhaitent pas se faire dicter des normes de comportement par le Conseil de sécurité largement dominé par les pays occidentaux.

On relève une évolution contradictoire ; d'un côté des normes occidentales sont acceptées, de l'autre, on rejette leur application par la force. L'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) a voté récemment une résolution reconnaissant à ses membres le droit de ne pas respecter une résolution du Conseil de sécurité instituant des sanctions contre la Libye. Cette position a été prise par une organisation régionale forte de 53 Etats s'arrogeant le droit de ne pas respecter les résolutions des Nations Unies. Les Américains et les Anglais ont dû faire une proposition spécifique de sortie de crise par l'intermédiaire du secrétariat des Nations Unies. Cette résolution de l'OUA constitue la manifestation extrême d'un rejet des sanctions, dont il faut reconnaître qu'elles sont presque toutes dirigées contre des pays africains ou arabes : la Libye, le Soudan et l'Irak. On note aussi une certaine compassion à l'égard de l'Irak, malgré les erreurs commises par Saddam Hussein. Le thème de l'effet des sanctions sur le peuple irakien est populaire dans le monde arabe. La mise en cause des sanctions provoque une réflexion en France comme aux Etats-Unis où chaque Etat applique un régime de sanctions autonome contre tel ou tel comportement d'un pays souverain qui n'a pas respecté certaines normes.

Lors d'un séminaire organisé par le ministère des Affaires étrangères, il est apparu que les normes s'imposaient dans les pays en voie de développement, non pas grâce à la menace de sanctions, mais paradoxalement grâce aux multinationales qui disposant de code de conduite, sont les premières dans les pays les plus pauvres à appliquer des normes sociales et des règles de comportement de type occidental. Si elles ne respectent pas ces normes, les opinions publiques de leur pays d'origine peuvent les sanctionner. Les multinationales jouent donc un rôle positif en termes de droit social dans un pays peu développé. L'adoption rampante de ces normes s'explique également par la volonté des gouvernements dictatoriaux, même les plus cyniques de donner d'eux-mêmes une bonne image.

La communauté internationale a modifié son approche lors de l'avant dernière Commission des droits de l'Homme au cours de laquelle la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne ont refusé de condamner la Chine, estimant plus efficace l'établissement d'une coopération pour appliquer les droits de l'Homme. La Chine est contrainte d'évoluer. Elle a signé la Convention sur les droits économiques et sociaux. Le nouveau Haut-commissaire aux droits de l'Homme, Mme Mary Robinson, a expliqué qu'il fallait mettre sur le même plan les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux. Pour y parvenir, il faut recourir à l'assistance technique ce qui constitue une approche nouvelle mais onéreuse. La mondialisation de l'économie entraîne celle des valeurs, même les régimes les plus dictatoriaux veulent renvoyer une image moderne et doivent donner certaines garanties. Le refus des sanctions pose un réel problème de droit international car elles ont parfois été utiles comme dans la lutte contre l'apartheid, voire même dans l'ex-Yougoslavie.

C'est à travers l'embargo contre l'Irak et la Libye que la direction des Nations Unies s'est intéressée au pétrole. Elle s'assure du respect des limitations strictes des exportations de pétrole dans le cadre de l'application de la résolution "pétrole contre nourriture". Ce système sévère fonctionne correctement. La direction des Nations Unies ne dispose pas d'indications sur la façon dont les sanctions sont appliquées par l'industrie pétrolière ; on notera cependant qu'aucune mise en cause n'a été signalée.

Certains pays producteurs de pétrole ne respectent pas les droits de l'Homme. A la Commission des droits de l'Homme et en Assemblée plénière à l'ONU, la France est amenée à voter des résolutions mettant en cause certains de ces pays. Aucune de ces résolutions ne met en cause des multinationales à ce stade mais cela pourrait évoluer dans le cas de la Birmanie car la pression de l'opinion publique aux Etats-Unis est très forte. Il en résulterait une mise en cause de firmes pétrolières. Une commission d'enquête informelle de l'OIT sur la Birmanie a été créée et Total a été citée par des témoignages secondaires en 1995-1996 comme bénéficiaire de travail forcé, ce que la firme a contesté.

M. Roland Blum s'est renseigné sur la notion de "témoignage secondaire" s'agissant du travail forcé.

M. Pierre Brana a demandé quels étaient les pays producteurs de pétrole qui auraient fait l'objet de plainte devant les Nations Unies pour violation des droits de l'Homme.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir qui avait rédigé la Charte des multinationales, observant que ce document était, peut-être, révélateur d'un souci d'image, un certain nombre de dégâts sociaux et environnementaux ayant été provoqués par des exploitations pétrolières. Certains pays comme le Mozambique s'inquiètent des désordres sociaux provoqués par les possibilités d'exploitation du pétrole sur leur sol.

Rappelant qu'en Afghanistan, les Américains avaient soutenu le régime des Taliban pour permettre à Unocal de s'implanter et promouvoir leurs intérêts pétroliers, elle a sollicité l'avis de M. Jean de Gliniasty sur ces différents problèmes.

M. Jean de Gliniasty a répondu à ces questions.

Le témoignage secondaire émane de témoins indirects ; les intéressés rapportent des témoignages mais n'ont pas été eux-mêmes témoins.

La Birmanie, la Colombie, la République démocratique du Congo, le Nigeria, l'Iran ont fait l'objet de plaintes pour atteinte aux droits de l'Homme. L'Arabie Saoudite faisait l'objet d'une procédure confidentielle dite 1503 à laquelle il a été mis fin. A la Commission des droits de l'Homme, le débat est politisé.

La Charte des multinationales, qui a été rédigée dans le cadre de l'OIT de manière informelle, est le fruit de la collaboration des syndicats et de multinationales L'exploitation du pétrole par les multinationales est susceptible de provoquer des désordres sociaux par le décalage entre les salaires versés par les compagnies pétrolières et les salaires moyens de certains pays. La différence crée un déséquilibre social.

Les dégâts provoqués sur l'environnement par les compagnies pétrolières sont souvent réels, mais ils ont été perpétrés avec la complicité des autorités locales, longtemps insensibles à ces enjeux, ce qui semble changer actuellement. L'installation de multinationales dans un pays peut générer une certaine corruption voire une perte de contrôle des ressources ; mais en termes de normes sociales, elle a généralement un effet bénéfique, car ces entreprises versent des salaires importants et confèrent des protections sociales et syndicales de haut niveau, même lorsqu'elles s'adaptent aux conditions locales. Parallèlement, les retombées sur les populations locales peuvent être insuffisantes, ce qui crée des déséquilibres.

Pour des raisons géostratégiques, face à l'Iran et la Russie, les Etats-Unis ont soutenu les Taliban pendant un temps, au point de vouloir leur donner le siège de l'Afghanistan aux Nations Unies, puis ils ont évolué, en raison de campagnes de presse. Le tracé du pipeline d'Unocal a été modifié. Récemment les Américains ont bombardé la résidence supposée d'Oussama Ben Laden.

M. Roland Blum a fait observer que le poids de l'opinion publique, de la presse et de la télévision, notamment CNN, était considérable aux Etats-Unis, ce qui infléchissait largement les positions prises par les autorités de ce pays.

Il s'est renseigné sur les procédures en cours contre Total, notamment devant le Bureau International du Travail (BIT).

Il a voulu savoir si les entreprises américaines respectaient les embargos.

Evoquant le cas de la Compagnie Elf au Congo, M. Pierre Brana a demandé comment, concrètement, la direction des Nations Unies opérait quand la France était mise en cause à ce sujet.

S'agissant de la présence de Total en Birmanie, il a souhaité savoir comment la direction des Nations Unies du ministère des Affaires étrangères réagissait quand cette compagnie pétrolière était mise en cause.

M. Jean De Gliniasty a apporté les précisions suivantes.

Il a reconnu que la presse américaine et les chaînes de télévision influençaient largement l'opinion publique américaine voire les diplomates en poste aux Nations Unies.

Selon lui, l'ONU n'a pas à connaître du comportement d'Elf au Congo car les critères d'intervention du Conseil de sécurité sont la situation humanitaire grave et les menaces pour la paix.

Total n'a pas été condamnée à la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies, en l'absence de toute accusation explicite. Toutefois, on ne pouvait exclure que la compagnie soit mise en cause devant le BIT par voie de recommandation. Dans ce genre de cas, des démarches pouvaient être envisagées.

Audition de M. Jean Savoye

chercheur à l'IRIS

Le 1er décembre 1998 à 16 heures

M. Jean Savoye a exposé qu'il avait effectué des études tangentes au sujet traité par la mission, en s'attachant à examiner le rôle de la rente pétrolière dans la guerre en Angola depuis 1975.

Ses hypothèses de recherches considéraient que la rente pétrolière était une simple source de revenu sans cause en Angola. Cette rente est multipliée par douze entre 1969 et 1973. Or le 11 novembre 1975 l'indépendance effective de l'Angola est proclamée ; un nouveau gouvernement issu du MPLA bénéficie d'une rente pétrolière considérable ce qui influera sur le conflit. La principale idée développée concernait la "Dutch disease" phénomène qui implique que le secteur minier ou pétrolier dans un pays sous-développé tend à s'auto-alimenter, à drainer les investissements, à être au départ le seul secteur rentable d'une économie et à le rester de plus en plus en absorbant les ressources pouvant aller ailleurs. En Angola, on observait une "Dutch disease" économique politique et militaire.

L'intérêt du cas angolais est double. Il est lié à la situation des puits de pétrole le long de la côte ce qui entraîne une politique de comptoir quelque peu néo-coloniale. La côte seule est intéressante, c'est l'Angola "utile". Le conflit angolais a été lié pendant de nombreuses années à la guerre froide, il permettait d'analyser ce qu'impliquait cette concurrence mondiale dans un conflit comme celui-là.

L'action des compagnies pétrolières en Angola se résume à protéger les sites et à rester en Angola. Les intérêts des compagnies pétrolières coïncident avec ceux du gouvernement angolais. Il s'agit de protéger et de sécuriser militairement les sites d'extraction par un dispositif approprié. A partir de 1975 l'essentiel des troupes notamment les troupes cubaines, (50 000 hommes à la fin des années quatre-vingts) se consacrent à cette protection. Parallèlement, il convient d'assurer la protection politique des sites pour que l'Angola "utile" soit politiquement stable, l'enjeu sera donc de maintenir un pouvoir politique avec lequel on pourra commercer. Entre 1975 et 1990, les gouvernements angolais successifs acceptent l'idée que l'Angola c'est la côte.

En 1975, le gouvernement angolais nationalise l'ensemble de l'économie sauf le secteur pétrolier organisé de façon complexe. Le gouvernement et les compagnies pétrolières sont associées mais ces dernières ont une autonomie complète pour commercialiser et prendre des initiatives en matière de prospection et d'extraction. Le gouvernement ayant des participations dans presque toutes les compagnies locales, garde une partie de la production pour satisfaire les besoins du pays, besoins essentiellement militaires.

La guerre civile accentue la décadence de l'économie angolaise mais le secteur pétrolier suit un parcours particulier. En effet au niveau politique, la rente pétrolière procure un revenu conséquent au personnel dirigeant. Alors que les campagnes autour ne connaissent aucun développement, la capitale Luanda est approvisionnée par l'importation de produits de l'extérieur. Sur le plan politique, une élite dirigeante intéressée à la rente se constitue, mais le reste de la population est tenu à l'écart ce qui explique le coup d'Etat manqué de 1977. Un système de marché noir se développe et il fait le lien entre les dirigeants et la population. La rente pétrolière intéresse seulement les élites. La protection des sites pétroliers et diamantifères oblige à mobiliser des ressources militaires qui ne peuvent pas servir à d'autres activités. Plus le temps passe plus il est facile à l'Unita d'attaquer ces zones ce qui rend leur protection coûteuse. La guérilla oblige le gouvernement à mobiliser de plus en plus de ressources.

Le gouvernement angolais est passé d'une attitude révolutionnaire à une attitude de plus en plus pragmatique. Ainsi le coup d'état manqué de Nito Alves en 1977 aboutit à une répression ; en 1980 Agostino Neto qui meurt en URSS est remplacé par M. Dos Santos maître d'_uvre de la purge de 1977. Celui-ci gère la transition de 1988-1989 à la suite du départ des troupes cubaines et soviétiques et actuellement il administre l'Angola comme un comptoir pétrolier.

La rente pétrolière permet de financer un appareil militaire mais pas de le créer. Elle sert à financer les corps expéditionnaires cubains jusqu'en 1988-1989, permet à Cuba de recueillir des ressources en dollars en Angola et à l'URSS de prendre le contrôle d'un pays d'Afrique australe sans y aller eux-mêmes, les deux pays poursuivant des objectifs différents. Le contre-choc pétrolier de 1986 aboutit aux départs des Soviétiques et des Cubains. A partir de cette période, le gouvernement s'est refait une image internationale : il s'efforce de faire jouer la concurrence entre les compagnies pétrolières et d'attirer des sociétés de mercenaires et des milices privées de sécurité comme Executive Outcomes dont le personnel appartient à plusieurs nationalités (Sud-Africains et Russes). Pour défendre la rente, le gouvernement angolais fait donc appel à des armées privées.

Les compagnies pétrolières en Angola n'ont pas véritablement joué de rôle politique en liaison directe avec leur pays d'origine. Elles agissaient en fonction de leurs intérêts commerciaux pendant la guerre froide. On a observé des liens entre la compagnie américaine Gulf Oil et certains dignitaires cubains. C'est au pays d'origine de décider s'il veut soutenir sa compagnie. Les compagnies américaines auraient exercé des pressions sur leur gouvernement à l'époque de la guerre d'Angola mais elles n'ont pas eu d'effet. Les compagnies américaines comme les troupes cubaines sont restées, sans que la politique américaine dans la région ait changé jusqu'à la fin des années quatre-vingts. Les compagnies pétrolières ont-elles joué un rôle politique significatif ? Il est clair qu'on assiste à une imbrication entre le gouvernement local et les compagnies pétrolières. Le gouvernement taxe la compagnie pétrolière en faisant jouer la concurrence.

Mme Marie-Hélène Aubert a rappelé qu'Elf Aquitaine était très implantée en Angola et souhaité savoir quelle était l'évolution de la situation dans ce pays depuis 1990, comment ont été payées les troupes étrangères et quelle a été la position du gouvernement français par rapport au gouvernement angolais.

Observant que le pétrole ne servait pas au développement des populations dans un Etat non démocratique, car fréquemment il alimentait un effort de guerre, elle a demandé comment le pétrole influençait les politiques d'aide au développement, car en Angola seule la côte est développée et la rente pétrolière alimente un conflit dévastateur.

M. Pierre Brana a voulu savoir si des compagnies pétrolières avaient participé au financement de la rébellion de l'Unita : auraient-elles financé le gouvernement et les opposants? Comment s'opérait le paiement des troupes étrangères ?

M. Roland Blum s'est interrogé sur l'attitude d'Elf en Angola car il a pu constater lors d'une émission sur M6 que cette compagnie avait participé au financement des équipes dirigeantes successives du Congo et qu'ainsi, le Président Lissouba, comme son successeur, avait eu les moyens nécessaires pour acheter des armes grâce à la rente pétrolière. Il s'est informé sur les méthodes employées par Elf et les autres compagnies pour financer les classes dirigeantes.

M. Jean Savoye a répondu à ces questions.

La chute de la rente en 1986 a entraîné une hypothèque des revenus pétroliers à venir, elle a accru la dépendance de l'Angola à l'égard de compagnies dont le pouvoir a été renforcé. La découverte de gisements récents a renforcé la position "d'administrateur de comptoir" du gouvernement angolais. Selon lui, M. Jonas Savimbi n'aurait pas bénéficié de la rente pétrolière car il a rentabilisé ses propres ressources (aide extérieure de l'Afrique du Sud et des pays du Golfe jusqu'en 1990). Lorsque l'Unita a progressé vers le Nord, le diamant est devenu une de ses ressources. Mais quand elle a pris en 1993 la ville pétrolière de Soyo, il lui a été impossible de négocier avec les compagnies car elles n'ont pas voulu investir sur l'Unita. Le MPLA a pu à ce moment-là hypothéquer la rente pétrolière et se refaire "une santé militaire".

En Angola, l'utilisation de la rente pétrolière semble plus efficace qu'au Congo car la méthode est différente. A l'origine les compagnies pétrolières n'étaient pas seules. Il y avait les troupes soviétiques et cubaines. En Angola, la rente pétrolière est captée par le parti unique, ce qui simplifie les tractations ; officiel et officieux se confondent, et les trafics sont nombreux. Le général Ochoa, commandant du corps expéditionnaire cubain, fusillé en 1989 pour trafic de drogue à Cuba, avait, semble-t-il, mis en place un trafic de drogue et de diamants. En Angola, l'évolution de la dette publique et celle de la rente pétrolière sont parallèles, il n'est pas utile d'avoir un financement occulte même s'il est probable que des pots-de-vin aient été versés à des individus. Le Congo semble avoir été un enjeu plus pétrolier que géopolitique.

En 1975 le Congrès américain a voté l'amendement Clark interdisant toute aide extérieure à l'Unita, puis, à partir de 1980, les Etats-Unis ont supprimé cet amendement et ont fait face à la politique soviétique en Angola. Pendant la guerre froide, la France s'est efforcée d'être la gardienne des intérêts occidentaux en Afrique. Elle a cherché à éviter de se faire des ennemis tout en gardant et rassurant les alliés de la région pour qui le MPLA restait une menace.

Les pays où les gouvernements ont su utiliser la rente pétrolière sont rares. Les bilans des pays peu développés, où l'économie est basée sur les matières premières, montrent que le sous-développement persiste. Le Botswana, indépendant en 1966 et jouissant d'un régime démocratique, est l'un des seuls en Afrique qui ait su utiliser la rente que lui procurent les mines de diamants exploitées par la De Beers. Il l'utilise pour la construction d'infrastructures et l'éducation. Il en a placé une partie sur les marchés. Malgré cette bonne gestion ce pays ne dispose pas d'industrie.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur les politiques d'aide au développement et de coopération des pays d'origine de ces compagnies. Elle a constaté que les Américains parlent de "trade not aid", ce qui n'est pas la tradition française et a demandé en quoi la politique française pouvait influer sur l'exploitation des ressources.

Elle a voulu savoir les raisons du soutien apporté par l'armée angolaise à M. Kabila et à M. Sassou N'Guesso au Congo et si les compagnies pétrolières n'y avaient pas un intérêt.

M. Roland Blum s'est montré dubitatif sur la volonté des compagnies pétrolières de participer au développement global des pays où elles sont implantées.

M. Pierre Brana a voulu savoir quelles étaient les compagnies pétrolières implantées en Angola, les concessions qui leur ont été accordées et si certaines étaient particulièrement liées au pouvoir politique.

M. Jean Savoye a apporté les précisions suivantes.

Si on part de l'hypothèse selon laquelle le gouvernement du pays d'origine de la compagnie décide de soutenir son implantation, il peut proposer des avantages au pays producteur. Cette question ne s'est pas posée en Angola.

Les compagnies pétrolières sont des sociétés commerciales. Elles ne font pas d'aide au développement malgré ce qu'elles affirment. Plusieurs experts ont observé une tendance des pays occidentaux à s'intéresser aux zones utiles de l'Afrique, surtout depuis leur échec en Somalie. Quand les pays occidentaux défendent leur politique dans les pays du Sud, ils se focalisent sur des zones de sécurité. Comme le note M. Jean-Christophe Rufin, on préserve certains pays d'une instabilité totale et derrière on laisse "des zones grises". Les compagnies pétrolières sont la manifestation de cette problématique alors qu'elles pourraient avoir des politiques de développement plus ambitieuses. Les compagnies pétrolières ne génèrent pas de développement à l'échelon local. En Angola, elles n'en avaient pas la possibilité car au moment de l'indépendance, il n'y avait rien. L'Etat ne disposait d'aucune infrastructure et ne comptait pas plus de 200 étudiants. L'Angola est un cas extrême, façonné par une guerre civile cruelle ; c'est un pays détruit.

Dans cette partie de l'Afrique, il y a deux foyers de conflits, l'un autour du Soudan, où les Américains, à l'été 1997, avaient mis en place une alliance solide entre l'Erythrée, l'Ethiopie, l'Ouganda et les troupes de Kabila pour déstabiliser le Soudan, l'autre du côté Angola. Progressivement on a assisté à une jonction de ces deux conflits. L'intervention angolaise s'explique par un facteur historique, l'empreinte de l'ancien royaume Bakongo qui comportait au XVIème siècle des régions situées dans le Congo actuel, l'ex-Zaïre et le nord de l'Angola. Or, dans cette dernière région, la population bakongo qui a fui la colonisation portugaise s'est installée au Congo et a tenté de revenir en 1975 avec le troisième mouvement de libération nationale de l'Angola, le FNLA, qui a été battu devant Luanda. Mais l'Angola craint toujours une sécession de cette région qui inclut en partie Cabinda c'est-à-dire 50 % de ses réserves pétrolières. A la fin des années soixante dix, le Zaïre a soutenu le FNLA, et l'Angola a réactivé les sécessionnistes katangais. La crainte du gouvernement angolais a perduré. Avant la chute de M. Lissouba au Congo, l'Unita avait perdu l'essentiel de ses moyens d'approvisionnement dépendant des infrastructures aéroportuaires. La seule route d'approvisionnement qui lui restait passait par Pointe Noire. Elle a été perdue à la chute de M. Lissouba. Le gouvernement angolais avait donc intérêt à aider M. Kabila pour contrer les velléités d'indépendance de la zone de Cabinda et à soutenir M. Sassou N'Guesso au Congo pour couper les approvisionnements de l'Unita.

Les intérêts des compagnies pétrolières et du gouvernement angolais se confondent. Chevron, Gulf Oil, Elf sont les premières compagnies pétrolières à s'être implantées en Angola, elles ont été suivies par Shell, BP, Exxon, Agip, etc.

Audition de M. Antoine Glaser, directeur de la rédaction d'Indigo, écrivain

et M. Stephen Smith, journaliste à Libération, écrivain

le mardi 8 décembre 1998 à 17 heures 30

Mme Marie-Hélène Aubert a rappelé les objectifs de la mission et a cité le rapport de Julien Schvartz de 1974 en estimant ses conclusions encore d'actualité. Elle a voulu savoir comment s'imbriquaient les relations diplomatiques et les intérêts des grandes compagnies pétrolières, le cas d'Elf étant particulier puisque ce fut une entreprise publique jusqu'à la réforme de 1993 et 1994. Elle a insisté sur l'autre aspect de la mission à savoir l'impact de l'activité des compagnies pétrolières sur les droits humains et l'environnement.

M. Antoine Glaser a exposé que lui-même et Stephen Smith étaient des spécialistes de l'Afrique. Aucune enquête sur le Golfe de Guinée n'évite les activités pétrolières. Lorsqu'ils ont mené des recherches pour leurs ouvrages "Ces Messieurs d'Afrique" (Tome 1), ils ont découvert que nombre d'entreprises françaises avaient un "M. Afrique", personnage incontournable souvent en position dominante. Dès 1992, ils se sont intéressés à M. André Tarallo, dont le rôle était important dans les relations franco-africaines.

Pendant longtemps, il y eut une sorte de règle non écrite : Total était implanté en Afrique du Nord et au Moyen Orient et Elf dans le reste de l'Afrique notamment dans le domaine de l'exploration. Actuellement cependant Total est implanté en Angola. La manière dont Elf a été constituée la différencie des autres compagnies opérant en Afrique, comme le montre l'entretien de M. Le Floch-Prigent, dans l'Express de décembre 1996. Ce dernier explique qu'après l'indépendance de l'Algérie, il fallait trouver un autre pôle pétrolier ; aussi dès les premières découvertes au Gabon, ce pays est-il devenu une zone protégée et privilégiée où en pleine guerre froide, les services secrets et le monde pétrolier français s'accordaient pour conserver un bastion pétrolier.

C'est le point de départ de l'action particulière d'Elf en Afrique et dès cette époque se constitue un Etat dans l'Etat ce qui est facilité par la taille des pays d'implantation d'Elf : le Gabon a moins d'un million d'habitants, le Congo en a deux millions et demi. Elf est amenée à faire la trésorerie de l'Etat, à gérer sa vie politique et sécuritaire. En Angola, la situation est différente.

Au moment de la privatisation d'Elf Aquitaine, il a été expliqué qu'Elf Congo et Elf Gabon ne seraient pas totalement privatisées et que l'Etat français gardait un droit de regard. Elf Congo a été récupérée à 100 % par Elf, car l'Etat congolais a vendu la part de 25 % qu'il détenait mais le Gabon dispose toujours de 25 % dans Elf Gabon. Ces deux filiales africaines ne sont pas soumises à la privatisation d'Elf.

M. Stephen Smith a exposé que Total avait joué un rôle très important du temps de l'apartheid car elle est restée présente en Afrique du Sud à cette période. Il s'est demandé dans quelle mesure les compagnies pétrolières avaient un comportement atypique par rapport à celles des autres secteurs. Ainsi une grande maison de négoce qui fait le commerce du café ou du cacao en Côte d'Ivoire a un comportement assez proche de celui d'une compagnie pétrolière comme Elf au Gabon. Les compagnies pétrolières françaises agissaient-elles de façon différente de leurs homologues étrangères ? Est-ce qu'Elf au Gabon ne ressemble pas à Chevron en Arabie Saoudite ou à Shell au Nigeria ? En Angola on ne peut savoir s'il existe une exception française car Elf y est implantée mais les deux tiers du marché sont tenus par les compagnies américaines comme Chevron.

La perméabilité entre Elf et le ministère des Affaires étrangères lui a paru étonnante : une même personne pouvant être détachée du ministère des Affaires étrangères, être intégrée comme directeur des affaires internationales d'Elf et revenir ensuite dans ce ministère en acquérant de l'avancement. La compagnie pétrolière devient en quelque sorte une délocalisation de l'Etat. Les relations entre l'Etat français et la compagnie Elf avant sa privatisation ne lui ont pas semblé différentes de celles entretenues par l'Etat gabonais avec Elf Gabon. M. Le Floch-Prigent avait sûrement plus de poids que le ministre de l'Industrie de l'époque en France. Il en allait de même du Directeur général d'Elf Gabon.

La privatisation incomplète des deux filiales Elf Gabon et Elf Congo pose un problème dans les relations entre l'actuel Président-Directeur Général d'Elf Aquitaine, qui estime Elf Congo entièrement privatisée, et le Président de la République du Congo qui n'a visiblement pas compris les conséquences de la cession opérée des 25 % que détenait l'Etat congolais.

M. Roland Blum a voulu savoir si l'interpénétration entre les compagnies pétrolières, la diplomatie, la politique, les partis politiques, les services spéciaux et les réseaux quels qu'ils soient, n'était pas une spécificité française et si, à l'arrivée de la gauche au pouvoir, on avait remplacé les équipes.

M. Pierre Brana a estimé que toutes les sociétés en position dominante avaient tendance à se conduire comme les grands groupes pétroliers. L'Afrique, en grande partie par la faute de ses dirigeants, continue d'être un lieu de réseaux d'influence de corruption et de rétro-commission. L'aspect politique des réseaux relève de l'exception française mais le système des commissions est assez général quelle que soit la nationalité des compagnies. Il a demandé à MM. Glaser et Smith leur analyse de l'influence des réseaux politiques, francs-maçons et corses, notamment dans la politique pétrolière.

M. Antoine Glaser a répondu à ces questions.

On peut avoir le sentiment qu'il existe une exception française, voire une exacerbation de ce que font les autres compagnies. Cela est d'autant plus visible qu'une compagnie comme Elf opère dans de petits pays comme le Gabon et le Congo. Toutefois Elf dès sa création, a été constituée par des réseaux politiques agissant en dehors de l'Etat. Dans les autres pays, les services compétents de l'Etat suivent les activités de leurs compagnies et les aident ouvertement par un lobbying pétrolier classique et par des visites de présidents ou de ministres.

Dans le cas de la France, les systèmes africains sont revenus en boomerang. Ainsi, Elf avait créé au Gabon une provision pour investissement diversifié (PID) destinée à construire des routes et des centres médicaux. Cet objectif louable au départ, de diversification où la compagnie Elf faisait tout et n'importe quoi, est devenu un système de recyclage des revenus du pétrole au travers des filiales financières d'Elf Gabon, à l'origine de certaines affaires qui défrayent la chronique. Ce système a été dénoncé par M. Jaffré, actuel PDG d'Elf Aquitaine, car Elf s'était ainsi trouvée en dehors de l'activité pétrolière. M. Jaffré a décidé qu'Elf ne devait avoir qu'un seul domaine d'activité, le pétrole. Ce système de diversification constituait-il un dérapage ?

Toutes les compagnies pétrolières agissant en Afrique s'efforcent d'obtenir des concessions par des commissions. Mais la spécificité d'Elf réside dans la confusion des genres. Il y a peu de compagnies où la même personne a été membre des services spéciaux, ambassadeur et représentant d'Elf.

Elf gère la dette de l'Etat congolais, car Elf a fait des prêts gagés jusqu'en 2006, ce qui complique les relations entre M. Jaffré qui veut mettre fin au système et l'actuel président du Congo M. Sassou N'Guesso.

Le système Elf a perduré tant qu'il n'y a pas eu de schisme au sein du gaullisme car tout nouvel arrivant était intégré dans le système qui a commencé à se fissurer quand s'est opérée une cassure au sein des réseaux notamment entre chiraquiens et balladuriens. La première plainte en justice a mis fin à ce mécanisme.

M. Stephen Smith a apporté les précisions suivantes :

Les différences entre compagnies françaises et étrangères s'apprécient sur le modus operandi, non sur le degré de turpitude. La compagnie Elf est au départ un projet gaulliste créé à partir d'un réseau de fidèles agissant à l'extérieur de l'Etat pour être en dehors du champ des mandats électifs et pour perdurer. Autour d'une "certaine idée de la France", les premiers dirigeants d'Elf insistent sur l'indépendance énergétique de la France ce qui conférera une spécificité aux comportements des compagnies pétrolières françaises notamment en Afrique. En Amérique latine, une compagnie américaine peut agir de la pire manière mais elle opérera différemment. Les premières failles dans le système Elf sont apparues avec l'arrivée au pouvoir du Président Giscard d'Estaing.

Mme Marie-Hélène Aubert a considéré que le pétrole était une matière première particulière. Les compagnies pétrolières françaises doivent, aux termes de la loi, assurer la sécurité des approvisionnements, elle a demandé quel était l'impact de la privatisation d'Elf et de Total.

S'agissant du Congo, elle s'est renseignée sur les rôles respectifs des compagnies pétrolières, de la Présidence, du ministère des Affaires étrangères notamment en période de cohabitation. Elle s'est demandée si la diplomatie connaît les agissements des compagnies. Qui utilise qui ? Ces compagnies pétrolières se servent-elles de l'Etat ou bien, par une politique délibérée, l'Etat utilise-t-il les compagnies en mêlant enjeux énergétiques et géopolitiques dans le cas du Gabon, du Congo ou de l'Angola ? Elle a voulu déterminer le rôle des compagnies pétrolières dans l'insécurité et les ventes d'armes en Afrique et savoir comment s'opéraient les préfinancements. Elle a souhaité comprendre ce qui s'était passé au Congo en octobre 1997 et quel avait été le processus de décision.

M. Pierre Brana a voulu cerner le mécanisme par lequel une banque, liée à une compagnie pétrolière, accorde les préfinancements pétroliers interdits par le FMI. Il s'est demandé s'il y avait un habillage technique particulier à cette opération pour éviter les foudres du FMI.

M. Roland Blum s'est interrogé sur le rôle de la rente pétrolière. L'émission Capital sur M6 a montré comment Elf a financé deux camps au Congo. Il s'est étonné de cette ambiguïté. S'agissant des préfinancements, il a souhaité savoir s'il y avait un pacte entre la compagnie Elf et l'Etat Congolais.

M. Antoine Glaser a répondu à ces questions.

L'analyse de l'influence comparée de la Présidence, du ministère des Affaires étrangères et des différents réseaux demanderait une enquête complexe tant les rôles respectifs sont flous.

La question clé reste celle du préfinancement pétrolier au Congo, au Gabon et en Angola car il incite la compagnie pétrolière à se substituer à l'Etat pour pouvoir se rembourser. Les préfinancements prohibés par le FMI qui exige des contreparties, sont effectués par les compagnies pétrolières qui moyennant un versement en cash exigent un accès à des gisements pour plusieurs années. Elf a pratiqué cela au Congo. Les préfinancements passent par des réseaux bancaires et cela constitue une source d'évaporation. Pour acheter de l'armement les Etats ont besoin de ces préfinancements et donc de s'adosser à des compagnies pétrolières.

Actuellement Elf est confrontée à un Président congolais M. Sassou N'Guesso qui s'est aperçu que son prédécesseur avait gagé le pétrole jusqu'en 2006. 600 millions de dollars se sont évaporés.

Pour faire des préfinancements, la compagnie pétrolière trouve des banques telles la Bankers Trust, la CCIBC, la Canadian Imperial Bank, qui prêtent à un taux préférentiel. L'Angola procède à des préfinancements pétroliers pour financer son armement alors qu'il essaie de signer avec le FMI depuis un an.

M. Stephen Smith a apporté les précisions suivantes.

Si on choisit un point de vue militant, on arrive aux conclusions que les préfinancements d'Elf servent au soutien de tel ou tel mais la réalité est plus complexe. On peut pré-vendre le pétrole jusqu'à une extraction en 2005 ou 2010, si la compagnie accepte. Le dirigeant qui reçoit le préfinancement est conforté mais engage l'avenir des dirigeants successifs. Les délégations de souveraineté doivent être analysées du point de vue africain. Il n'y a pas de fixité des jeux d'influence et des rôles de chacun. Les processus décisionnels varient avec les crises ce qui rend les analyses complexes car il n'y a pas véritablement de schémas préétablis et immuables.

L'interdiction du préfinancement par le FMI relève en fait de la recommandation ; l'Etat est souverain, le FMI peut seulement ne pas débloquer des fonds pour l'Etat en question. Pour un Etat impécunieux, une compagnie pétrolière demande à un réseau bancaire ami de débloquer des fonds contre la garantie de ladite compagnie. Ainsi le pétrole est gagé. Il y a rarement des pièces comptables démontrant l'existence de préfinancement. Ce sont plutôt des jeux d'écriture entre filiales qui le font apparaître.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est informée de l'impact des réactions de la société civile, des ONG, notamment dans le cas de la Shell au Nigeria. Elle a voulu savoir comment la France était perçue dans les sociétés civiles du Gabon et du Congo. Elle s'est étonnée de l'absence de réactions de la société civile en France, mis à part le cas de quelques ONG, sur le rôle des compagnies pétrolières.

Elle s'est demandée pourquoi le système Elf avait bien franchi l'étape de 1981 et s'est interrogée sur l'impact de la privatisation d'Elf sur son rôle actuel. Observe-t-on des changements, Elf est-elle devenue une compagnie plus autonome et plus dissociée de l'Etat ?

Elle a voulu savoir si les élections présidentielles au Gabon de décembre 1998 avaient été influencées par l'Elysée ou les compagnies pétrolières et plus généralement si les dernières avaient une influence sur le processus de démocratisation en Afrique. Les compagnies pétrolières ont-elles intérêt à maintenir directement ou indirectement les dirigeants en place quelle que soit la nature du régime politique.

Observant qu'il pouvait être intéressant pour des entreprises de favoriser des régimes démocratiques qui à terme seraient des gages de stabilité, elle a demandé si les compagnies pétrolières avaient des stratégies différentes en la matière.

M. Pierre Brana a estimé qu'on arrivait à la fin d'une époque malgré le risque d'une certaine permanence. Il s'est interrogé sur le nombre considérable d'affaires et de problèmes qui ont éclaté sur le continent africain.

M. Stephen Smith a donné les indications suivantes.

En ce qui concerne le rôle de la société civile, il a observé que la mort de Ken Saro Wiva, n'avait pas été un sujet d'indignation aussi grand pour les Nigérians que pour les Européens. Sa mort a eu des répercussions en Europe en raison du caractère effroyable de la dictature du général Abacha qui a détourné une partie de la rente pétrolière. L'attitude de la société civile française s'explique par les difficultés de faire le rapprochement entre les turpitudes commises et les affres du continent africain. Ce n'est pas forcément dans les pays producteurs de pétrole que les guerres civiles sont les plus meurtrières, le Rwanda, la Sierra Leone, l'ex-Zaïre n'en produisant pas. Les compagnies pétrolières ont longtemps fait partie du dispositif français en Afrique sans susciter de critique en France.

L'assimilation de la France et de la compagnie pétrolière est patente notamment au Gabon et au Congo où ces images sont indissociables. Elf est présente partout, dans les hôpitaux, dans la zone maraîchère, dans les postes d'essence, etc. et devient ainsi la déchetterie de tous les reproches, justifiés ou non. Elf c'est la France.

La privatisation d'Elf a changé la manière dont s'opèrent les affaires. Les relations d'Elf et du Congo sont d'ailleurs dans une phase difficile. Le Président Jaffré, partisan déclaré d'une certaine clarification, reconnaît en même temps que l'Afrique est particulière. Probablement adapte-t-il sa politique en récupérant beaucoup d'éléments de l'ancienne.

En Afrique, la normalité est cachée par la crise. Les "affaires" éclipsent les évolutions positives et la mondialisation n'y a pas le même sens, car on y côtoie la modernité la plus en pointe et des problèmes d'un autre âge.

La privatisation d'Elf a un impact certain. Le PDG de la compagnie sait aujourd'hui que ce n'est pas l'Etat qui lui renouvellera son mandat mais ses actionnaires.

La stabilité des gouvernements est primordiale dans de jeunes Etats ; mais les compagnies pétrolières se posent la question de son coût. Si, certes, un Etat sain est un gage de stabilité, pour une compagnie, la pérennité du régime en place peut paraître préférable car les réseaux de financement sont en place. Dans une démocratie, la pluralité d'interlocuteurs implique un surcoût. Au Congo, une autre compagnie qu'Elf - par exemple américaine - aurait pu intervenir comme "agent de démocratisation" en soutenant des opposants avec l'objectif de prendre des parts de marché ; ce choix n'a pas été fait.

Bien souvent, en cas de crise, les diplomates en poste ignorent les contacts noués par le gouvernement français avec les compagnies pétrolières. Ainsi l'ambassadeur de France au Congo n'était pas informé de ces tractations, lors de la crise de décembre 1997.

M. Antoine Glaser a complété ces explications en précisant :

L'évolution des relations franco-africaines à la fin de la guerre froide a induit des changements. Les intérêts français ne sont plus perçus de la même façon ; la France s'européanise, la coopération est intégrée dans le ministère des Affaires étrangères. Le changement est plus global et n'est pas uniquement induit par la seule privatisation de la compagnie. L'Afrique du troisième millénaire risque d'être victime d'un retrait des Etats et d'une privatisation de la sécurité autour de la rente des grandes compagnies.

Quand une compagnie pétrolière est en position dominante comme Elf au Gabon et au Congo, elle souhaite la stabilité et a tendance à favoriser le régime en place avec lequel elle a l'habitude de traiter. Au Congo, Elf avait des contacts avec l'ensemble des partis politiques. Toute personnalité arrivant au pouvoir se retrouvait avec une dette gagée sur le pétrole contractée par son prédécesseur. Aucune autre compagnie qu'Elf n'avait donc intérêt à s'implanter même si elle y était invitée par les autorités congolaises.

Audition de M. Claude Angeli, rédacteur en chef

du Canard enchaîné

Le mercredi 9 décembre 1998 à 17 heures 30

M. Claude Angeli a exposé qu'il n'était pas un expert du rôle des compagnies pétrolières. Cependant, dans un ouvrage édité chez Orban en 1992 et intitulé "Notre allié Saddam", il expliquait comment Total avait inspiré à ses débuts la politique irakienne de la France, non pas pour obliger les gouvernements successifs à armer Saddam Hussein contre l'Iran, mais pour remplacer les compagnies anglo-saxonnes en Irak. Saddam Hussein avait procédé à des nationalisations, mais Total avait conservé un bureau en Irak. On s'aperçoit, dans ce cas précis, de l'influence du pétrole sur la politique de la France, qui avait d'ailleurs tout intérêt à accroître sa présence au Proche-Orient et à tirer parti d'une implantation pétrolière. C'est seulement l'engagement politique, lequel interviendra par la suite, qui est critiquable.

Puis le Canard enchaîné s'est intéressé à la guerre civile au Congo Brazzaville, un Etat où Elf dispose d'une position importante. S'il est normal qu'un gouvernement soutienne les intérêts d'une grande compagnie et adapte sa politique à de tels intérêts, une phrase de M. Le Floch-Prigent citée dans l'Express du 12 décembre 1996 : "Le Congo est sous le contrôle d'Elf" pose problème. Dans cette guerre civile, l'attitude d'Elf a pu influencer la position prise par l'Elysée et le gouvernement français.

En effet, Elf règle des redevances pétrolières aux pays producteurs en fonction du nombre de barils produits - redevance en général disponible à la FIBA, banque de la Compagnie Elf et du Gabon. Elle verse également des frais commerciaux et des fonds de souveraineté, également proportionnels au nombre de barils / jour extraits. Ces fonds sont disponibles pour le Chef de l'Etat du pays producteur à titre personnel et sont versés à la FIBA ; leur existence n'est pas secrète, leur montant l'est. Or, M. Lissouba comme M. Sassou N'Guesso ont disposé de ces fonds de souveraineté. M. Lissouba a d'ailleurs expliqué qu'il s'en était servi pour acheter des armes lors de la guerre civile. Quand M. Sassou N'Guesso était dans l'opposition, avant la guerre civile, il entretenait des milices, il se déplaçait partout dans le monde : où prenait-il l'argent ? Bien que n'ayant pu obtenir aucune preuve, M. Claude Angeli a estimé que, du temps où il était président marxiste du Congo, M. Sassou N'Guesso, qui entretenait des liens amicaux avec le Président Chirac et le Président Dos Santos, est intervenu pour qu'Elf dispose d'un bassin offshore en Angola, le bloc 17. M. Sassou N'Guesso a ensuite touché une redevance régulière sur ce bloc, ce qui lui a sans doute permis de vivre et de maintenir ses partisans en activité pendant qu'il était dans l'opposition. M. Sassou N'Guesso et M. Lissouba ont profité tous deux de la rente pétrolière et des générosités d'Elf.

Quand la guerre commence, le 5 juin 1997, M. Lissouba achète des armes et paie des mercenaires. Les partisans de M. Sassou N'Guesso font pression sur la Compagnie Elf pour qu'elle cesse de verser des redevances à M. Lissouba. Mais les partisans de ce dernier rappellent à Elf qu'ils lui ont accordé beaucoup de concessions exploitables par rapport aux autres compagnies étrangères. Elf se trouve alors dans une position gênante. Pour des raisons politiques, l'Elysée cesse de soutenir Lissouba, ce qui n'empêchera pas Elf d'avoir des difficultés avec M. Sassou N'Guesso. La guerre est à peine terminée que M. Jaffré rencontre M. Sassou N'Guesso.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé pourquoi selon lui l'Elysée n'a pas soutenu M. Lissouba.

M. Claude Angeli a répondu que, lorsque M. Lissouba a été élu, il ne passait pas pour très francophile. Il a eu besoin de 150 millions de dollars pour régler les salaires. Elf ayant refusé, Occidental Petroleum, compagnie américaine, a accepté de les lui prêter en les gageant sur de futures extractions de pétrole. Ensuite, les relations de l'Elysée avec M. Lissouba se sont améliorées ; mais les rapports n'étaient pas aussi confiants qu'avec M. Sassou N'Guesso, M. Lissouba étant un intellectuel que M. Sassou N'Guesso avait fait emprisonner.

Dans ce contexte, Elf a tenté de tirer son épingle du jeu - sa direction était divisée sur ce point -, et a dû choisir entre deux combattants de la guerre civile, ce qu'on peut lui reprocher. La guerre civile a pris fin par l'entrée des troupes angolaises au Congo. Or, la France, qui tente de faire oublier son soutien passé à l'UNITA contre le régime marxiste de Luanda, s'efforce depuis plusieurs années d'entretenir de bonnes relations avec l'Angola, pays riche en pétrole. Il est admis par tous que c'est l'entrée des troupe angolaises à Brazzaville et Pointe Noire qui a permis la victoire de M. Sassou N'Guesso. Elf et le Gouvernement français se sont félicités de cette intervention qui devait permettre la reconstruction du Congo. A ce jour, ce n'est pas encore le cas, et les troubles continuent.

Dans l'ex-Zaïre, le Gouvernement français, et surtout la Présidence, ont été les derniers à soutenir Mobutu, sans se rendre compte que l'armée zaïroise n'existait pratiquement plus. Les Rwandais et Ougandais ayant fait de M. Kabila le nouveau chef de la République démocratique du Congo (RDC), la France s'est trouvée dans une position gênante, en raison du génocide au Rwanda. Pendant un temps, les relations du gouvernement français avec M. Kabila étaient très mauvaises ; par la suite, elles se sont un peu améliorées. Par la suite, l'Elysée a été informé, dès décembre 1997, de la préparation d'une rébellion - soit sept mois avant, mais rien n'a filtré. Et, en décembre 1998, les combats se poursuivent.

Quand la rébellion commence, la communauté internationale, malgré les massacres épouvantables, n'intervient pas. Les Angolais, qui observent que les rebelles anti-Kabila s'associent à l'UNITA, entrent en guerre. Dès ce moment, pour des raisons uniquement pétrolières, le gouvernement français change de politique. Il ne s'agit pas là d'une opinion, mais de faits avérés. Les diplomates français reconnaissent que l'Angola est une puissance régionale, et qu'il ne faut pas que le désordre perdure en RDC. Sept Etats y envoient des troupes ; or, l'intervention angolaise offrait une possibilité de sortie de crise à saisir. Aussi, dès l'entrée en lice de l'Angola, la France a changé de politique. Elle a invité M. Kabila à Paris, malgré sa responsabilité énorme dans les massacres - même si ce n'est pas lui qui les a ordonnés. Paris l'a cependant obligé à discuter et à négocier avec tous les acteurs de cette guerre ; celle-ci est la plus importante qu'ait connue l'Afrique : s'y affrontent des contingents de sept Etats et M. Khadafi, qui fournit armes et équipements aux Tchadiens comme aux Soudanais, y est intervenu. Ce sont toujours les richesses de la RDC qui sont convoitées. Ougandais, Rwandais, Namibiens, Angolais, etc. souhaitent s'en assurer une part.

S'agissant de Total et de la nationalisation du pétrole irakien, M. Claude Angeli a rappelé que Roland Bareilles, qui a vécu trente ans en Irak, y représentait Total. Quand les nationalisations sont intervenues, Total est restée en Irak et a défendu une politique ouverte de la France vis-à-vis de ce pays. M. Nicolas Lang, conseiller "politique" de la Banque Worms, a pris la suite de Georges Albertini, ancien lieutenant de Marcel Déat, signataire en 1944 d'un appel à entrer en guerre contre les Américains. Albertini a été emprisonné avec Hippolyte Worms ; à sa sortie de prison, il a été embauché par la Banque Worms et il est devenu "conseiller politique", tout en devenant proche de Guy Mollet. Pendant tout un temps, Albertini a joué un rôle dans la lutte anti-communiste, grâce au bureau Est-Ouest, où se retrouvaient MM. Alain Madelin, Gérard Longuet, Boris Souvarine. Albertini, proche d'Edgar Faure, fut aussi un des conseillers de Mme Marie-France Garaud et de M. Pierre Juillet pendant la présidence de Georges Pompidou. M. Nicolas Lang, successeur d'Albertini, s'est rendu très tôt en Irak et a remis un rapport à Albertini, indiquant que ce pays laïque représentait une chance pour la France. Georges Pompidou a invité Saddam Hussein ; par la suite les relations se sont développées avec cette dictature, qui, à cette époque, modernisait l'Irak. La Compagnie Total était toujours présente, en tant que fournisseur d'informations et incitateur. Toutefois, ce sont les politiques qui ont décidé ; il n'y a pas eu de véritable lobby pro-irakien en France. Les politiques sont responsables ; ils ont pu être influencés, mais la France, comme les Etats-Unis, soutenait, à l'époque, l'Irak contre l'Iran. En Irak, Total a joué le rôle d'incitateur, mais n'a pas imposé de politique.

De même, lorsqu'Elf demande au gouvernement français d'intervenir auprès d'un Etat pour obtenir un contrat d'exploitation, on ne peut lui reprocher de développer une politique commerciale offensive. Cependant, quand une compagnie pétrolière accepte une forme de relation avec les Chefs d'Etat, comme de faire des avances sur redevances, cela pose un problème. Après la guerre du Golfe, Elf et Total, qui ont voulu être les premiers à reprendre contact en Irak, avant les Américains, sont allés négocier avec Saddam Hussein la prospection dans deux bassins extraordinaires en ressources, Nar Umr et les îles Madjoun. Ils ont signé des projets de protocoles d'accord prévoyant des possibilités d'exploitation après la levée de l'embargo. Elf et Total voulaient aller plus loin que ne le souhaitait le pouvoir politique, mais ils n'ont rien pu signer de plus important.

La position française est souvent commandée par les intérêts pétroliers. Au Gabon, au Congo, en Angola, par exemple. S'il n'est pas anormal que ces compagnies développent leurs activités, l'utilisation faite des bénéfices du pétrole, le laxisme dans les commissions et les fonds de souveraineté est hautement critiquable - tout comme certaines dérivations vers des personnalités françaises. Les chefs d'Etat africains fréquentent les palaces occidentaux, alors que leurs peuples connaissent d'énormes difficultés.

M. Roland Blum a demandé des précisions sur la transcription comptable des fonds de souveraineté ; figurent-ils au bilan des compagnies pétrolières ? Ont-ils un caractère officiel ? Sont-ils assimilables à une forme de corruption ?

Il s'est renseigné sur les moyens et les méthodes par lesquelles Total avait imposé la politique irakienne de la France.

Il s'est interrogé sur la démocratisation en Afrique et le rôle actuel des réseaux Foccart.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité savoir si au Congo Brazzaville et en RDC, Elf avait une stratégie incitative avalisée par le sommet de l'Etat et si les armes angolaises ont été financées par la rente pétrolière.

Elle s'est demandée pourquoi l'intervention des troupes angolaises semblait avoir été une surprise pour certains.

Elle s'est étonnée de la permanence du système, en Afrique et de l'absence de changement majeur.

M. Claude Angeli a répondu à ces questions.

Les fonds de souveraineté doivent régulièrement figurer dans le bilan. Ils représentent un pourcentage défini par baril. Ce sujet est très gênant. Ainsi M. Sassou N'Guesso a pu en bénéficier, parce qu'il a aidé Elf à obtenir un marché en Angola, et M. Lissouba a pu disposer de sommes importantes. Ces sommes transitent par la FIBA, véritable plaque tournante, où MM. Bongo et Lissouba disposent d'un compte courant. Un juge suisse a découvert un virement de 150 millions de dollars depuis un compte gabonais vers un compte de M. Sirven. L'explication est très difficile à obtenir, car généralement l'argent d'Elf va plutôt dans le sens inverse, vers des comptes gabonais.

L'Angola a les moyens d'acheter des armes et d'entretenir une armée grâce à la rente pétrolière. M. Lissouba a cherché à obtenir l'appui de l'UNITA, qui occupe des zones diamantifères et dispose de troupes, malgré les accords signés avec le MPLA. Pendant la guerre civile de Brazzaville, des partisans du front de libération de l'enclave de Cabinda se trouvaient à Pointe Noire et les Angolais ne voulaient pas que l'UNITA intervienne dans un conflit semblable. En outre, MM. Dos Santos et Sassou N'Guesso entretiennent depuis toujours des liens d'amitié. Elf savait que les troupes angolaises allaient intervenir et l'Elysée n'a formulé aucune critique quant à l'entrée de ces troupes étrangères dans Brazzaville, alors que ce genre d'intervention est habituellement critiqué. Mais, dans ce cas, les responsables français se sont montrés plutôt satisfaits de ce mode de règlement du conflit, d'autant que, comme cela a déjà été dit, le maintien des bonnes relations avec l'Angola est l'un des objectifs de la politique africaine de la France.

La politique africaine, au Congo, en RDC, au Gabon, quel que soit le cas de figure, se fait à l'Elysée, même en période de cohabitation. Dans le cas de la visite de M. Kabila en France, MM. Jospin et Védrine étaient assez en retrait. L'Elysée est maître du jeu. Dans le passé, il en allait de même sous toutes les présidences, comme le démontre la permanence d'une cellule africaine à l'Elysée. Le Gouvernement dispose de moyens de s'informer par ses ambassadeurs et par le Centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères. Même si la cellule élyséenne a parfois très mal agi (ainsi, M. Wibaux a-t-il recruté des mercenaires au moment de la chute de Mobutu, sans en informer le Président Chirac), elle sert de lieu d'information pour les dirigeants africains. Elle maintient un style de rapports marqués par le paternalisme, le néocolonialisme et le goût du secret. Les compagnies pétrolières font de même. Elf a un service de renseignement intérieur, qui dispose de notes émanant des Renseignements généraux ; elle est elle-même source de renseignement. Total est aussi une bonne source de renseignement, notamment au Proche-Orient. Toutefois, si les compagnies pétrolières poussent les gouvernements à pratiquer telle ou telle politique, elles ne la définissent pas. Néanmoins, on note quelques changements. Dans certains pays d'Afrique, la presse est libre ; même si les processus électoraux restent délicats, avec trucages à la clé.

M. Pierre Brana a estimé que la cellule africaine de l'Elysée avait perdu de son importance à la fin du second septennat de François Mitterrand, avec le départ de M. Jean-Christophe Mitterrand et l'arrivée de M. Delaye, car les niveaux de décision : ministère des Affaires étrangères, Coopération, Ministère des Finances, ministère de la Défense, se sont multipliés. Des chaînes de décisions coexistent. Elles ne sont pas toujours en harmonie et sont basées sur la centralisation au niveau de l'Élysée. La cellule de l'Élysée a la possibilité d'intervenir sur un sujet donné, mais elle n'est plus ce qu'elle était.

Il a demandé quel était l'impact de la privatisation d'Elf sur son implication aux côtés de l'Etat et sur son niveau d'indépendance, et quelles ont été les conséquences de la rivalité entre MM. Chirac et Balladur au niveau des réseaux. Il a demandé également quel était le niveau de dépendance d'Elf par rapport aux réseaux politiques.

M. Claude Angeli a déclaré partager l'avis de M. Brana sur le rôle actuel de la cellule de l'Elysée. Selon lui, deux cellules coexistent : celle dirigée par M. Dupuch, qui est officielle, et celle de M. Wibaux, ancien collaborateur de Foccart et qui n'a plus un grand rôle. Ils ne font pas la politique africaine comme au temps de Foccart ; c'est le Président Chirac qui décide. De même, lors du discours de La Baule, le Président Mitterrand avait décidé seul. Par la multiplication des centres d'expertise, on assiste à une certaine dilution, mais il faudrait redonner au ministère des Affaires étrangères toute latitude en politique étrangère, sous contrôle du Président de la République. Chacun a édifié ses réseaux. Ceux-ci n'ont plus le même rôle que les réseaux Foccart, qui ont véritablement cornaqué les indépendances, disposant de représentants auprès des dirigeants africains, qui se comportaient en véritables ministres.

La nomination de M. Jaffré, un proche de M. Balladur, à la présidence d'Elf, a déplu aux partisans de M. Chirac. En effet, tous les journaux ont démontré que la Compagnie Elf avait fait circuler de l'argent "politique", et tous les partis ou presque en ont bénéficié. M. Le Floch-Prigent avait su donner des gages à la droite pendant sa présidence. La nomination de M. Jaffré a gêné, mais ce n'est pas la privatisation d'Elf qui a fait évoluer la situation. La France garde la volonté de défendre ses entreprises. Néanmoins, les fonds de pensions américains sont entrés dans le capital d'Elf. Il y a un risque d'OPA et il est évident que le gouvernement fera tout pour défendre Elf. Privatisée ou nationalisée, Elf continue de demander à l'Etat d'intervenir en sa faveur sur tel ou tel dossier. Elf privatisée n'ira pas contre les intérêts de la France.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur les différences entre Elf et Total et sur les attitudes des compagnies pétrolières étrangères. La stratégie actuelle de la France vis-à-vis d'Elf est de plus en plus critiquée par rapport à la libre concurrence. La Communauté européenne s'en est prise à la France pour ses liens avec cette compagnie, qui sont jugés déloyaux, notamment en Afrique. Les pratiques d'Elf et de la France porteraient atteinte à la libre concurrence.

M. Roland Blum a constaté que chaque fois qu'un nouveau gouvernement arrive au pouvoir en France, il promet une nouvelle politique africaine, et se conduit comme ses prédécesseurs.

M. Pierre Brana a déclaré qu'en 1982, M. Jean-Pierre Cot a véritablement essayé d'inaugurer une nouvelle politique africaine.

M. Claude Angeli a répondu à ces interventions.

Selon lui, le gouvernement français ou Elf ne souhaitent pas que des compagnies étrangères lui disputent ses positions. En 1997, on a évoqué la nouvelle politique africaine de la France, mais il ne s'est rien produit de tel. Deux journalistes du Canard se sont entendu dire : "il faut normaliser les rapports avec les chefs d'Etat, éliminer les réseaux sulfureux et assainir les relations franco-africaines qui doivent être transparentes", et préciser "la France a besoin de bons ambassadeurs qui ne se laissent pas pourrir par les caprices des dictateurs en place". Le Canard enchaîné a approuvé, non sans en douter.

M. Jean-Pierre Cot remettait tout en cause, et il a dû démissionner à la demande du Président Mitterrand. A un moment donné, une volonté politique se manifeste, puis les mauvaises habitudes reviennent : tel le soutien apporté par la France au Président Eyadema. Alors que l'Union européenne refuse de le soutenir, la France lui accorde toujours certains crédits.

Audition de M. François-Xavier Verschave

Président de "Survie", écrivain

le 10 décembre 1998 à 9 heures 30

M. François-Xavier Verschave a exposé qu'il préside l'association "Survie", qui est intéressée par les thèmes abordés par la mission sur deux points : une meilleure adéquation de l'aide publique au développement à ses objectifs et un changement dans la nature des relations franco-africaines. Il évoquera essentiellement la question de l'Afrique mais dans d'autres régions, notamment la Birmanie, les problèmes se posent à peu près dans les mêmes termes.

Il a rappelé les trois étages de la société décrits par l'historien Fernand Braudel, le rez-de-chaussée du clan ou de la famille, reste en deçà des règles ; l'étage central qui regroupe les acteurs participant aux échanges applique les règles ; l'étage supérieur de la macroéconomie et la macropolitique cherche à s'abstraire en permanence de l'application des règles. Pour des raisons historiques, la deuxième strate, celle qui applique les règles, est très faible en Afrique. Elf, qui fait partie incontestablement de la troisième strate, y rencontre donc peu de contre-pouvoirs. A cet étage, on mélange allègrement les fonctions : l'économique, le politique, le médiatique, le militaire... D'où une tendance naturelle à l'infraction, une prédisposition à la délinquance. L'histoire d'Elf telle que la résume la confession de M. Le Floch-Prigent en est l'illustration. Celui-ci indique bien qu'Elf agissait en symbiose avec les réseaux français s'intéressant à l'Afrique, en particulier ceux créés à l'Elysée à l'initiative de Jacques Foccart. Ce dernier confirme qu'Elf a été largement sollicitée pour financer la guerre du Biafra, qui fit 2 millions de morts. M. Le Floch-Prigent reconnaît que dans le long conflit qui a ensanglanté l'Angola, Elf a aidé financièrement les deux parties en guerre. Il souligne aussi que c'est Elf qui a choisi M. Biya pour diriger le Cameroun. Les propos tenus par Mme Pacary1, comme du reste l'enquête conduite par Mme Joly, témoignent des liens existant entre les réseaux de M. Pasqua et l'action d'Elf en Afrique. A plusieurs reprises le nom de M. Marchiani a pu ainsi être évoqué dans ces affaires. Autre exemple, au Tchad, à l'heure actuelle, un parlementaire est en prison pour la seule raison qu'il a accusé Elf d'avoir financé les deux candidats du second tour de l'élection présidentielle, en 1996.

Pourquoi une telle attitude des compagnies pétrolières ? En réalité on peut penser que, dans leur esprit, le "partage de la rente" s'avère plus simple dans un régime dictatorial. En effet, il est moins coûteux d'acheter un dictateur que de contracter avec un Etat démocratique et a fortiori d'obtenir l'accord des populations locales, comme les Ogonis au Nigeria ou les populations du sud du Tchad, lorsque l'installation d'équipements pétroliers est de nature à mettre en cause l'environnement ou les ressources agricoles d'une région. Le résultat est calamiteux ; dans de nombreux pays, il a conduit à la ruine. Ainsi au Gabon, qui est pourtant une sorte "d'émirat" pétrolier, le système de santé est l'un des plus catastrophiques au monde - alors que les ressources du pays sont importantes et la population limitée. Au Congo-Brazzaville, on assiste à un endettement invraisemblable du pays. Les ressources provenant du pétrole sont gagées pour de nombreuses années. De façon tout à fait anormale, on compense ce pillage par l'aide publique au développement. C'est un système de vases communicants. Les fonds publics français servent de lubrifiant à l'extraction de la rente. L'exemple du Cameroun est caractéristique. M. Biya a estimé que les royalties du pétrole ne devaient pas être budgétisées. En conséquence de quoi, le budget camerounais était en déficit chronique, et l'aide publique française bouchait les trous.

Les entreprises et les personnes les plus riches du pays empruntent aux banques, à qui elles ne remboursent pas. Du coup, ces institutions financières sont en quasi-faillite, mais des soutiens publics dits d'ajustement structurel maintiennent à flot l'ensemble. Ceci est complété par une politique dite de soutien à l'Etat de droit qui consiste pour la France à accepter, voire co-organiser des élections truquées. L'ensemble fonctionne grâce à l'argent de la corruption, abrité dans des paradis fiscaux, et à l'existence de sociétés de sécurité chargées de protéger les installations pétrolières (sociétés souvent encadrées par des personnels liés à l'extrême droite). De nombreux décideurs français sont impliqués dans ce système : il est très difficile, sur les comptes alimentés à Genève par l'argent d'Elf, de faire le partage entre ce qui appartient à M. Bongo, à l'Etat gabonais, ou à des ressortissants français.

Dans le schéma braudélien, l'étage supérieur pratique un double langage constitutif, l'hommage du vice à la vertu aux règles du jeu assumées par l'étage central. C'est ce qui a conduit Shell à signer une charte en faveur des droits de l'Homme. Mais cette "bonne volonté" est entièrement dépendante du contre-pouvoir exercé par la société civile.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur les déficiences du politique en France sur ces questions. Elle a sollicité l'avis de M. François-Xavier Verschave sur les conséquences de l'arrivée de M. Jaffré à la présidence d'Elf et sur l'aide qu'aurait apportée cette compagnie, à la réélection du Président Bongo.

M. François-Xavier Verschave a répondu à ces questions.

Elf a mis incontestablement M. Biya au pouvoir au Cameroun, mais sans que l'on sache réellement qui a eu l'initiative, car Elf est le siège des rivalités entre les différents réseaux franco-africains... M. Chalandon a déclaré que le financement occulte à grande échelle "a forcément nécessité la mise en place d'une véritable organisation parallèle, genre mafia, avec un grand architecte", dont M. Le Floch-Prigent n'était sans doute pas le chef. Dans le système franco-africain, le pouvoir du ministère des Affaires étrangères est nul, mais celui de M. Dumas ne devait pas l'être. Toutefois, son successeur, M. Juppé, a tenté de s'opposer à l'action des réseaux de M. Pasqua.

M. Jaffré a essayé de changer les choses, dans la ligne d'une offensive de la direction du Trésor. Celle-ci a estimé que les dévoiements de l'aide financière avaient atteint un tel niveau qu'on ne pouvait pas continuer, d'où l'idée d'en faire transiter le maximum par les institutions de Bretton Woods. Symbole du changement de méthodes souhaité par M. Jaffré : le départ de MM. Sirven et Tarallo. Mais MM. Bongo, Biya, N'Guesso et Dos Santos ont imposé le retour du second.

La réélection de M. Biya s'est passée exactement comme les précédents scrutins. On achète les opposants et les réseaux français dépêchent des spécialistes de "la collecte" informatique des résultats électoraux. Dans l'actuel système franco-africain, on trouve des réseaux politico-affairistes, de droite et de gauche, des excroissances de la franc-maçonnerie et des entreprises telles que Bouygues, Bolloré et Elf. Le nom de M. Pierre Aïm apparaît de plus en plus souvent dans les pays stratégiques (Tchad, Congo-Brazzaville).

Le système que j'appelle la Françafrique est voué à disparaître d'ici dix ans. Mais en dix ans beaucoup de dégâts sont possibles. La question des paradis fiscaux est véritablement cruciale. La contradiction est trop flagrante entre la prétention d'imposer des règles et la tendance des dirigeants à s'en abstraire. C'est le même problème qu'avec la Cour pénale internationale : certains votent pour, mais font tout pour qu'elle ne puisse pas être mise en _uvre. L'enjeu majeur est effectivement celui d'une re-régulation. La situation progresse malgré tout puisque la taxe "Tobin", jugée farfelue il y a quelques années, est maintenant discutée jusque dans ses modalités. Autre exemple : le Président Chirac s'est inquiété, devant le G 8, du rôle croissant des paradis fiscaux, où sont gérés environ 800 milliards de dollars d'argent noir. Ils ne sont pas le plus souvent installés dans des pays "exotiques", mais plutôt dans des contrées européennes (Ile de Man, Jersey, Monaco, etc.). C'est donc un véritable enjeu de civilisation pour l'Europe.

Au Soudan, depuis de nombreuses années, le conflit est lié à l'existence de pétrole dans le Sud du pays. Cela a conduit à un véritable génocide dans la région. Au Tchad, M. Idriss Déby est arrivé au pouvoir en 1990. C'est une créature de la France et d'Elf, mais sa légitimation est difficile car il s'appuie sur son ethnie, les Zagawa, qui ne représentent que 1 % ou 2 % de la population et sont proches du Soudan. La réaction des populations du Sud du Tchad aux dégradations que pourrait provoquer l'exploitation du pétrole a conduit à développer la répression et à emprisonner le député Yorongar, seul député d'opposition. Elf a rejoint tardivement ce projet sur ordre de l'Elysée, comme l'a indiqué M. Le Floch-Prigent. C'est Exxon qui est l'opérateur.

Audition de M. Claude Mandil, directeur délégué de Gaz de France

Le 15 décembre 1998 à 16 heures

M. Claude Mandil a exposé qu'il décrirait les responsabilités qu'il avait exercées pendant huit ans en tant que Directeur général de l'Energie et des Matières premières au Ministère de l'Industrie, puis au Ministère de l'Economie, des Finances et du Budget.

Il appartient à cette direction (devenue la direction des matières premières et des hydrocarbures -DIMAH-) de définir la politique énergétique et d'assurer le respect de trois objectifs : la compétitivité de l'économie française en ce qui concerne ses approvisionnements ; la sécurité de ses approvisionnements et de sa couverture énergétique et le respect de l'environnement. Ces trois objectifs sont d'ailleurs ceux reconnus au plan international par l'Agence internationale de l'Energie (AIE) créée par les pays membres de l'OCDE. Un seul est spécifique à l'énergie : la sécurité des approvisionnements, qui est d'une importance considérable s'agissant du pétrole. La consommation française en énergie primaire s'établit ainsi : 40% de pétrole, 33% nucléaire, 18% gaz. Le pétrole reste la première source d'énergie en France dans un contexte de marché pétrolier mondial dérégulé, alors que le marché du gaz est régional.

La mondialisation du marché du pétrole a entraîné une disparition progressive du dirigisme établi par la loi de 1928, qui consacrait le monopole de l'Etat sur les activités pétrolières. Aux termes de ce texte, ce monopole était délégué de manière discrétionnaire par l'Etat, qui délivrait des autorisations d'exploitation, d'exploration et d'importation. L'Etat fixait le prix de vente par trimestre. La loi de 1928 eut un effet positif, car elle permit à une grande industrie française de naître. Quand le marché mondial du pétrole s'est créé et surtout, à partir de la chute des prix en 1990, la loi de 1928 s'est révélée inadaptée et a été réformée par une loi de 1993 qui consacre la prééminence du marché, à trois exceptions près : l'obligation de conserver un stock stratégique de 90 jours de consommation des produits, l'utilisation de ces stocks demeurant une prérogative gouvernementale ; la possibilité pour le gouvernement de déclencher des plans de crise allant jusqu'au rationnement ; l'obligation pour les opérateurs et les raffineurs de transporter le pétrole sous pavillon français.

Parallèlement à cette réforme, les deux compagnies pétrolières, Total et Elf, ont été privatisées. Ce changement est d'ailleurs plus apparent que réel, car auparavant, elles étaient cotées en Bourse pour moitié en ce qui concerne le capital d'Elf, pour les deux tiers en ce qui concerne celui de Total. Dès lors qu'une fraction importante du capital était cotée en Bourse, les prérogatives de l'Etat étaient limitées car il devait éviter de nuire aux petits porteurs. En fait, l'Etat ne disposait plus que du privilège de nommer et de révoquer le Président-Directeur général de ces compagnies, ce qui demeurait un pouvoir important.

Le rôle des pouvoirs publics dans la politique pétrolière est limité depuis la mise en _uvre de la loi de 1993 ; ils assistent les deux compagnies françaises, autonomes et libres de leurs décisions, quand celles-ci se développent à l'étranger : elles peuvent avoir besoin du soutien diplomatique du gouvernement français, qui ne leur est généralement pas marchandé. La diplomatie française s'efforce d'améliorer les relations politiques entre les pays producteurs de pétrole et la France, d'autant que de nombreux pays producteurs ont des compagnies d'Etat, le pétrole étant pour eux une affaire d'Etat. La moitié du marché français est alimentée par Elf et Total, aussi convient-il de les encourager à diversifier leurs approvisionnements.

Dès le premier choc pétrolier, la France a créé avec le Venezuela des espaces de dialogue annuel entre consommateurs et producteurs, qui furent utiles pour expliquer aux producteurs pourquoi les consommateurs faisaient des économies de pétrole et utilisaient la fiscalité dans ce but.

En 1974, la France n'a pas souhaité rejoindre l'Agence internationale pour l'Energie, estimant que sa politique était contraire à la politique arabe de la France. A partir de 1991, la France a estimé que chacun avait évolué et a décidé de devenir membre de l'AIE. Cet organisme, créé en 1974 dans le cadre de l'OCDE, et doté de pouvoirs d'organisation de la gestion de crises, devait faire face au bloc des pays de l'OPEP.

En tant que Directeur de l'Energie et des matières premières, il n'était pas partie directe à l'action diplomatique de la France pour soutenir les compagnies pétrolières. Dans ce domaine, sa direction avait un simple rôle technique d'appréciation de la qualité des gisements. Elle analysait les perspectives géologiques, alors que le ministère des Affaires étrangères devait tenir compte de la réalité politique des pays où se situait le gisement.

M. Roland Blum s'est renseigné sur la façon dont étaient gérés les problèmes d'approvisionnement avant la loi de 1990. Il s'est interrogé sur l'absence de répercussions de la baisse des prix du pétrole sur le coût de l'essence.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité savoir si le rapport prévu par l'article 21 de la loi de 1993 avait été déposé devant le Parlement. Elle a demandé si les liens de l'Etat avec Elf et Total posaient problème au regard de l'Union européenne et si les autres compagnies européennes fonctionnaient de la même manière, notamment en matière de réserve de stock.

Elle s'est informée sur les rôles respectifs du ministère de l'Industrie, du ministère des Affaires étrangères et des compagnies pétrolières quand on procédait à de nouvelles explorations dans des pays sensibles politiquement ou écologiquement.

S'agissant du respect de l'environnement par les compagnies pétrolières, elle a voulu que soit précisé le rôle de la DIMAH : est-ce que celle-ci encourage les compagnies pétrolières, d'une part à respecter l'environnement dans les pays où elles opèrent, et d'autre part, à faire évoluer les législations des pays producteurs pour éviter le dumping écologique ?

Rappelant que certaines ONG faisaient état d'atteintes à l'environnement, elle a jugé que la France devait se préoccuper de ce problème, car certaines compagnies pétrolières et notamment Elf, sont assimilées, dans certains pays, à la France.

Elle a demandé quelles seraient les conséquences de la baisse des cours du pétrole sur les relations entre pays producteurs et pays consommateurs.

M. Claude Mandil a répondu à ces questions.

En 1990, les compagnies pétrolières étaient déjà libres du choix de leurs approvisionnements et de la manière dont ils donnaient lieu à raffinage. A cette époque, son rôle était double : d'une part, s'assurer que le portefeuille d'approvisionnements était correctement réparti entre différentes régions du monde ; d'autre part, éviter que l'on ne manque de pétrole. Pendant son mandat, il y a eu 48 heures de crise : lors du déclenchement de la Guerre du Golfe, le système mis en place dans le cadre de l'AIE a bien fonctionné. Le premier jour de la guerre, l'Agence a pris la décision de mettre sur le marché une partie des stocks stratégiques et a demandé aux consommateurs de réduire leur consommation, ce qui eut pour effet immédiat de faire baisser le prix du baril de pétrole. Selon lui, il peut arriver qu'en période de crise, les capacités de raffinage de la France soient insuffisantes, car les pays européens ont une politique environnementale stricte, ce qui les rend moins compétitifs que les autres. Il existe donc un dumping écologique, et l'on doit importer des produits de raffinage de pays producteurs situés dans des zones sensibles. S'agissant du rapport prévu par l'article 21 de la loi de 1993, il estime qu'il a dû être établi par ses services, mais ne s'en souvient pas.

Les liens entre l'Etat et les compagnies Total et Elf sont actuellement résiduels. En ce qui concerne Total, ils résultent d'une convention ancienne qui expire en 2000 et ne pose pas de problème à l'égard de la réglementation européenne. La situation est différente s'agissant d'Elf, car l'Etat détient une "golden share", qui n'a pas de valeur patrimoniale mais donne droit à son titulaire de disposer de deux administrateurs au Conseil d'administration. Elle lui confère un droit de veto sur certaines opérations de bourse et lui permet de s'opposer à la cession de trois filiales d'Elf : Elf Aquitaine France, Elf Gabon et Elf Congo. Ces deux dernières dispositions sont considérées comme contraires au droit communautaire par la Commission de Bruxelles. Des golden shares ont été utilisées pour certaines compagnies européennes, comme British Petroleum ou l'ENI, récemment privatisée.

Chaque réglementation, celle des Etats, celle des pays de l'Union européenne, et celle de l'AIE, exprime les mêmes contraintes s'agissant des réserves de stock. Les zones prometteuses sur le plan pétrolier sont toutes, à l'exception des Etats-Unis, de la mer du Nord et du Mexique, politiquement sensibles, ce qui est spécifique à cette énergie. Dans la mesure où il est avide de pétrole, le monde est obligé de travailler dans ce contexte ; il appartient aux ministères des Affaires étrangères des pays consommateurs de gérer ces difficultés. Aussi, le gouvernement français a-t-il aidé Total à acquérir des champs en Iran, malgré l'opposition des Etats-Unis. En France, généralement, les compagnies pétrolières demandent directement un soutien au ministère des Affaires étrangères qui auparavant interroge le ministère de l'Industrie sur la qualité du gisement. Ce n'est pas parce qu'un pays est politiquement difficile qu'il ne faut pas y travailler : telle est l'opinion commune. Néanmoins, de fortes pressions de l'opinion publique ont amené les compagnies pétrolières à réfléchir sur leur rôle dans certains pays. Elles doivent donc s'assurer que leur activité n'entraîne pas des atteintes aux droits de l'Homme.

La protection de l'environnement dans un pays relève de la responsabilité de son gouvernement et du respect des conventions internationales. Il ne semble pas que les compagnies françaises aient été répréhensibles dans le domaine de l'environnement. Elles subordonnent leurs interventions à des études d'impact. Il n'appartient pas au pays d'origine des compagnies de vérifier si celles-ci respectent les normes environnementales ailleurs que chez lui. Toutefois, il est intéressant de faire respecter des normes environnementales, au nom de la protection de la planète et pour éviter le dumping écologique. Cela pourrait se faire dans le cadre d'un dialogue entre producteurs et consommateurs ; pourtant, le résultat n'est pas probant, car les pays producteurs considèrent comme des mesures protectionnistes les normes environnementales mises en place par les pays développés, qui sont régulièrement accusés de "pétrophobie". Dans un tel contexte, il est difficile aux compagnies françaises d'appliquer des contraintes environnementales supérieures à celles de leurs concurrentes. Toutefois, elles font généralement plus que le minimum, pour des raisons d'image, et le gouvernement ne peut leur imposer de contraintes supplémentaires.

Dans certains pays, les compagnies françaises sont assimilées à la France, et l'existence de la "golden share" accroît cette image. Aussi, son maintien n'est-il pas souhaitable.

La baisse des cours du pétrole s'explique par la crise asiatique, l'impact du progrès technique, qui permet de rentabiliser davantage de gisements, et la faible possibilité de baisser la production de pétrole. Ainsi, certains mécanismes fonctionnent à l'envers : dans le cas de l'Irak, qui est autorisé à produire du pétrole dans le cadre de l'accord pétrole contre nourriture, la baisse du prix du pétrole libellé en dollars l'oblige à augmenter ses livraisons.

A court terme, le prix du pétrole ne se redressera pas, sauf en cas de désorganisation politique en Russie ou en Arabie Saoudite ; mais, dans trente ans, les prix seront sans doute élevés, car le rattrapage se fera en Asie. Le moment du retournement de conjoncture est difficilement prévisible. Les conséquences de la baisse des prix du pétrole sont différentes pour les pays développés et pour les pays producteurs. Pour les pays développés, elle participe à la bonne santé de l'économie, mais accroît le risque-pays et rend plus difficile la politique de l'énergie en bloquant l'émergence d'énergies de substitution. On réduit ainsi les choix, on se concentre trop sur le pétrole en provenance du Golfe. Pour les pays producteurs à forte démographie (Iran, Algérie, Venezuela), les conséquences sont dramatiques, d'autant qu'ils n'ont pas diversifié leur économie. Dans les pays du Golfe, on peut s'attendre à une baisse relative du niveau de vie.

Le coût de l'essence à la pompe semble ne pas baisser, car, en France, les taxes représentent 80% de ce prix, et contribuent à financer les infrastructures de transport. Le principal échec de la politique énergétique réside dans l'impossibilité de desserrer la contrainte du transport : il n'y a pas pour l'instant de voitures électriques performantes.

Audition de M. Alexandre Adler,

directeur éditorial de "Courrier international"

Le 16 décembre 1998 à 16 heures

M. Alexandre Adler a exposé que la baisse inattendue du prix du pétrole contraignait chaque opérateur à repenser ses engagements dans la région de la mer Caspienne. La contribution du pétrole de l'Azerbaïdjan et de l'Asie centrale n'est que supplémentaire ; sa véritable justification est politique, car il y a un intérêt à recréer cette exploitation. Toutefois, à moins de dix dollars le baril, les investissements en oléoducs sont moins rentables et risquent d'être reportés à un avenir meilleur. C'est une mauvaise nouvelle pour l'Azerbaïdjan, qui avait adopté une attitude souple sur le problème du Haut-Karabakh pour protéger cette possibilité.

L'Arabie Saoudite a laissé baisser le prix du baril pour garder sa part de marché mondial, sans prendre suffisamment en considération la chute de la demande de l'Asie et il sera difficile de remettre le marché mondial du pétrole sur pied, d'autant qu'en Occident, l'ensemble de l'activité manufacturière est moins consommatrice d'énergie. La reprise des économies émergentes de l'Asie sera lente ; la surproduction mondiale de pétrole obligera l'Azerbaïdjan à revoir ses espérances à la baisse.

Néanmoins, pour des raisons géopolitiques et économiques, il convient de dégager des solutions rapides dans cette région. Le FMI s'oriente d'ailleurs vers des prêts spécifiés remboursés directement en pétrole et gaz naturel. La Russie a intérêt à payer en nature. On constate un rapprochement entre le Japon et la Russie pour exploiter de façon plus rationnelle les gisements sibériens, en raison de l'expansion chinoise. Il reste que l'Azerbaïdjan demeure, avec sept à huit millions d'habitants, dont 80% d'Azéris turcophones, un carrefour entre les cultures turque, iranienne et russe. Jusqu'ici, il a opté pour un rapprochement avec la Turquie, en se méfiant de l'Iran et de la Russie, ancienne puissance coloniale.

Depuis le début du vingtième siècle, ce pays est industriel et dispose d'une population formée. Bakou fut d'ailleurs proclamée capitale des peuples de l'Orient et constituait une avancée de l'URSS dans la zone. M. Aliev a dirigé le KGB avant de devenir président de l'Azerbaïdjan. C'est un proche de M. Primakov. Au début du siècle, Bakou a longtemps représenté "le Koweït de l'Europe". C'est la première région du monde où on a exploité le pétrole à un niveau industriel ; l'URSS y a concentré toute son industrie de forage, y a créé un institut des machines automatisées. Bakou, ville arménienne au début du siècle, a connu l'épuration ethnique. Depuis la perestroïka, les Arméniens ont quitté cette ville pour le Haut-Karabakh, qu'ils ne rendront jamais, ce dont les Azeris sont conscients. Le pays reste traumatisé par les transferts de populations.

Actuellement, la production de pétrole en Azerbaïdjan atteint celle de l'Iran, et l'ensemble Turquie-Azerbaïdjan, riche de 60 millions d'habitants, représente l'équivalent de la population iranienne. Aussi, les ressources pétrolières de l'Azerbaïdjan intéressent-elles la Turquie, qui y est très présente. Le Président Aliev a clairement opté pour une alliance turco-américaine, car il redoute les Iraniens, bien que ses relations avec le Président Khatami soient assez bonnes. Le Président Aliev a été victime d'un attentat, probablement fomenté par des proches du lobby pétrolier russe.

La Russie a soutenu la candidature à la Présidence de l'Arménie de M. Kotcharian, qui a mené sa campagne grâce aux fonds de la société russe GAZPROM, afin d'éviter l'ouverture d'un oléoduc Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie. Les compagnies pétrolières russes ont leur propre stratégie politique. La ligne de force turco-azérie les inquiète ; de même, pour des raisons écologiques, la Turquie ne souhaite pas que l'oléoduc débouche dans les Dardanelles, et qu'ainsi le pétrole soit acheminé par bateau, avec les risques de pollution que cela comporte.

La présence russe dans la région reste importante. Elle se réaffirmera lors des élections en Ukraine, d'autant que l'Azerbaïdjan et la Géorgie sont affaiblis par l'hyperinflation turque et les difficultés de la Turquie dans son accord d'association avec l'Union européenne. L'enjeu de prochaines élections en Turquie reste très important. Dans tous les cas de figure, l'Union européenne a intérêt à soutenir l'indépendance économique de l'Azerbaïdjan, car l'Iran joue la carte russe, l'Arménie reste intransigeante, et la Turquie politiquement peu stable.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur le rôle des compagnies Elf et Total dans la Caspienne, sur la stratégie des compagnies pétrolières américaines dans la région.

Elle s'est informée sur les conséquences de la levée éventuelle de l'embargo en Irak.

Elle a sollicité l'avis de M. Adler sur la prise en compte récente des droits de l'Homme et des problèmes d'environnement par certaines compagnies pétrolières. Elle s'est demandé si les Etats utilisaient les compagnies pétrolières.

M. Pierre Brana a demandé des éclaircissements sur l'éventualité d'une remontée des cours du prix du pétrole, et sur l'existence d'un prix plancher d'exploitation de certains gisements.

M. Alexandre Adler a répondu à ces questions.

En Iran, les hydrocarbures sont faciles à exploiter, ce qui est attractif pour les compagnies pétrolières. La présence de Total dans ce pays a irrité les Etats-Unis. Il est vrai que cette compagnie est souvent présente là où les majors américaines sont absentes (Birmanie, Iran, Libye). La présence de Shell au Nigeria, celle de Total en Birmanie a fait l'objet de protestations mais malgré l'attitude de l'Iran, Etat terroriste, pays où des escadrons de la mort assassinent les intellectuels, il n'y a pas eu de protestation. Il semble qu'une sorte de tropisme tiers-mondiste protège certains pays du Golfe et l'Iran de ce genre de remontrances. Si le Président Khatami arrive à s'imposer la politique de Total en Iran apparaîtra intelligente, elle sera bien difficile à défendre si le camp conservateur gagne, auquel cas on considérera que les Américains ont vu juste.

La présence d'Elf dans la zone de la mer Caspienne a été demandée dans les années 1989-1990 par la Présidence de la République française qui souhaitait conforter le Président Gorbatchev. M. Le Floch-Prigent n'a fait que répondre à cette sollicitation et a négocié la présence d'Elf en bon manager. Il s'est engagé sur un programme d'investissement à long terme alors que l'actuel Président d'Elf, M. Jaffré, doit défendre un programme comptable. On constate que les compagnies pétrolières américaines sont elles aussi poussées par la Maison Blanche à investir en Azerbaïdjan. Elles auraient préféré exploiter le pétrole iranien qui s'évacue plus facilement par logique d'entreprise. Il est fréquent que le Gouvernement américain demande aux compagnies pétrolières de prendre en charge le coût de la politique étrangère. Cette politique est menée dans la continuité, y compris en France où un partage entre Elf et Total s'est opéré. La signature d'Elf valait celle de la France alors que Total exploitait ailleurs. Actuellement les rôles sont inversés : c'est la compagnie Total qui exploite sur du solide et Elf qui investit de façon plus aléatoire. M. Le Floch-Prigent apparaîtra comme le dernier patron étatique. En Asie centrale, il fallait permettre à la France d'obtenir de nouvelles sources d'approvisionnement ; Elf l'a fait. D'autant que la situation reste bloquée en Irak.

Rien n'empêche une compagnie pétrolière américaine de poursuivre une politique différente de celle de son gouvernement mais la plupart ont été le pilier de l'ordre américain à cette exception près que longtemps les compagnies texanes ont refusé de reconnaître l'Etat d'Israël en raison de leurs liens avec l'Arabie Saoudite. En France, la situation est plus claire, Elf a longtemps représenté la France mais après deux périodes de cohabitation, la privatisation, ses rapports avec l'Etat se sont normalisés.

Actuellement le pétrole a atteint un prix plancher, le redressement des cours impliquera une forte discipline des pays producteurs, qui ont d'ailleurs un besoin immédiat d'exporter. Aux Etats-Unis, on conserve des réserves coûteuses à exploiter pour éviter des chocs pétroliers. Ces puits peuvent être rouverts du jour au lendemain en cas de flambée des prix du pétrole.

La compagnie Shell a subi un boycott en raison de la campagne de Greenpeace qui fut efficace en Scandinavie et en Allemagne mais pas en France. Son image a également souffert de l'assassinat de Ken Saro Wiva, car les églises chrétiennes se sont mobilisées. L'embargo sur le pétrole nigérian aurait permis à ce pays de se débarrasser plus rapidement de la dictature sanglante qu'il subissait. Le boycott de la Shell après l'assassinat de Ken Saro Wiva aurait été utile. En général les compagnies prennent au sérieux les menaces de boycott, mais restent indifférentes à la situation politique des pays où elles opèrent, et essaient de tourner les interdits. Cette situation est relativement nouvelle. Pendant la guerre froide, il y avait deux sortes de pays : ceux du bloc soviétique qui refusaient la présence de compagnies étrangères et les autres (Pays du Golfe, Venezuela, Mexique, Indonésie). Aujourd'hui la diversification est plus grande, la question est plus ouverte car il y a une diversification des ressources de pétrole et une sensibilisation plus grande aux droits de l'Homme. Le succès du boycott de l'Afrique du Sud a enlevé tout fondement aux critiques anti-boycott. Si l'on interrompt l'achat de pétrole d'un pays on change sa politique. Toutefois, lorsqu'un régime politique est très bien implanté, le boycott frappe fortement sa population. Ainsi, le boycott par la communauté mondiale de Haïti, alors que les Etats-Unis auraient pu intervenir militairement pour renverser le Général Cédras et l'obliger à partir, a été une catastrophe pour les Haïtiens, accroissant largement leur misère. Le boycott est une mesure à manier avec précaution au cas par cas. Dans le cas de la Birmanie, cette sanction n'est pas forcément utile. Il serait peut-être plus opportun d'intégrer ce pays à l'ASEAN. Néanmoins, le risque d'achat d'armes par la Junte birmane n'est pas à écarter. En réalité, il faut que la rente pétrolière atteigne un niveau suffisant en Birmanie pour que sa suppression soit suffisamment douloureuse pour le pouvoir.

En Iran, la France paraît plus complaisante que ses voisins européens, la politique de la France n'est pas en contradiction avec la présence de Total en Iran. Il serait pourtant souhaitable que cette politique soit soupesée car le gouvernement de ce pays a planifié et commis des assassinats d'opposants dans des Etats souverains, ce qui est totalement inacceptable. Dans ce cas, la raison d'Etat a bon dos et ses conséquences sont catastrophiques. La complaisance de certains pays européens et notamment de l'Allemagne à l'égard de l'Iran est allée très loin. Ce sont les magistrats allemands qui y ont mis fin. La vigilance à l'égard de la politique iranienne a été insuffisante et a été nourrie d'américanophobie alors que sur ce point les Etats-Unis avaient raison.

Audition de M. Michel Chatelus

professeur à l'I.E.P. de Grenoble

le 22 décembre 1998 à 16 heures

M. Michel Chatelus a exposé qu'il était surtout un spécialiste de l'économie des pays arabes, ayant longuement vécu au Liban et beaucoup voyagé dans les pays du Proche-Orient et que c'est à l'occasion de l'étude de l'économie de ces pays qu'il s'est intéressé au pétrole. Il est d'ailleurs chercheur associé à l'Institut d'Economie et de Politique de l'Energie (IEPE), qui est rattaché au CNRS. Les relations des Etats avec les firmes intéressent un groupe de chercheurs dont il fait partie.

La nature des relations des Etats avec les multinationales est variable. On observe cependant que les entreprises pétrolières sont parmi les plus multinationales même si les compagnies américaines demeurent très fortement liées au Département d'Etat et se soumettent le plus souvent aux injonctions qu'elles reçoivent de lui. En France, la situation est moins nette ; le lien avec l'Etat s'est construit autour de la culture d'entreprise. Total, qui est née des dommages de guerre de la première guerre mondiale, a toujours été très liée au ministère des Affaires étrangères. A titre anecdotique, le représentant de Total à Beyrouth, qui avait compétence sur l'ensemble du Moyen-Orient, avait un poids de fait qui le plaçait juste après celui de l'Ambassadeur de France au Liban. Par sa tradition, Total est fortement présente au Moyen-Orient où cette compagnie est restée implantée. Malgré les nationalisations, elle a conservé une relation particulière avec l'Irak. Elle bénéficie de la bonne image française dans la zone et a su profiter de la politique de De Gaulle en 1967.

Les activités d'Elf en Afrique et de Total au Moyen-Orient sont un élément de la politique française. Est-ce qu'elle a conduit la France à se démarquer des Américains au Moyen-Orient ? Ce n'est pas certain, même si cela a pu influencer les relations franco-irakiennes, notamment dans les années soixante-dix. Le refus français de diaboliser l'Irak s'explique en partie par ce passé. La présence d'Elf en Afrique demeure, elle aussi, empreinte de l'histoire coloniale.

La transformation progressive des entreprises françaises due en particulier à leur privatisation conduira immanquablement à distendre leurs liens avec l'Etat. Total comme Elf ont une part importante de leur capital détenu par des étrangers et doivent tenir compte des intérêts de leurs actionnaires. On observera que Total tire parti des positions de l'Etat plus qu'elle n'influence la politique, les deux actions coexistant de manière concomitante. Il est possible que la présence de Total et ses intérêts au Proche-Orient ait conduit la France à minimiser le caractère abominable du régime irakien. En Afrique, une évolution est en cours du fait même de l'existence de consortiums pétroliers. Les compagnies agissant en consortium tentent de regrouper leurs actifs et de diminuer la part négative qu'elles peuvent avoir dans l'investissement.

Le fait d'être d'origine française n'est pas nécessairement un élément positif pour les compagnies. Dans la région de la mer Caspienne, la politique française a pénalisé Total. En effet, la France était considérée à tort ou à raison comme favorable à l'Arménie. Il est vrai aussi que lors du tremblement de terre de 1991, les organisations non gouvernementales qui aidaient les Arméniens transportaient, au vu et au su de tous, des armes destinées au Haut-Karabakh, ce qui ne manquait pas de compromettre la politique française. La reconnaissance du génocide arménien par l'Assemblée nationale a également pesé. Un autre exemple qui paraît aberrant mais a joué incontestablement un rôle sur place, était l'origine arménienne de M. Tchuruk, quand il était Président de Total. La diplomatie de la France a évolué dans la région et dans les ambassades les "grands russiens" ont été remplacés par des spécialistes du Moyen-Orient parlant plus souvent l'arabe, le turc ou le persan que le russe. Le capital de confiance de la France s'est alors amélioré dans la région. Néanmoins, en mer Caspienne, les compagnies françaises ont pris du retard ; la politique française perçue comme pro-arménienne, les a handicapées. En revanche, dans le Golfe de Guinée, elles ont bénéficié de la politique étrangère française.

S'agissant des questions environnementales, dans les pays de la péninsule arabique et en Arabie Saoudite en particulier, la lutte contre le réchauffement global par la création éventuelle d'une taxe sur les rejets de gaz carbonique, est considérée comme une agression contre les Arabes. Selon eux, il faudrait faire preuve de plus de cohérence car ils reprochent à l'Occident de subventionner des mines de charbon et de taxer le pétrole sous prétexte qu'il serait polluant. Néanmoins, l'évolution en cours est très forte car les grandes entreprises multinationales sont très sensibles à leur image et au risque de boycott qu'entraîneraient des atteintes trop importantes à l'environnement. Au dernier congrès des compagnies pétrolières américaines, le problème de l'environnement a été abordé. Il est apparu que deux types de compagnies coexistaient : celles qui anticipent, comme les compagnies françaises telles que Total et celles qui comme Exxon, sont réactives mais finissent pour des questions d'image par se soucier de l'environnement. Les instituts américains ont constaté que les compagnies pétrolières qui prenaient soin de l'environnement avaient dans l'ensemble de meilleurs résultats. Le problème de Shell en mer du Nord a constitué un élément déclencheur.

L'exemple du Tchad est intéressant, dans l'état actuel de l'offre et de la demande. Les réserves y sont évaluées à un milliard de tonnes, soit 225 000 à 250 000 barils/jour pendant trente ou quarante ans ; le coût des investissements s'élève à 5 à 6 milliards de dollars, ce qui est très élevé. Trop d'exigences risquent de décourager les compagnies. La compagnie Exxon a envisagé de se retirer, mais a considéré que les investissements (plus d'un milliard de dollars) qu'elle avait réalisés étaient tels qu'elle ne pouvait pas faire marche arrière et ce malgré l'augmentation des coûts induits par les demandes de la Banque mondiale en matière environnementale.

Le fait que les pays producteurs de pétrole soient en situation de demandeur vis-à-vis des compagnies pétrolières pourrait influer sur la prise en charge des coûts environnementaux. La réouverture aux compagnies de l'Arabie Saoudite et du Koweït, comme le retour éventuel de l'Irak dans la production qui, étant capable de produire assez rapidement 6 millions de barils/jour, fera venir les compagnies, risque d'affaiblir l'intérêt pour le Tchad où les coûts sont quatre fois plus élevés qu'au Moyen Orient. Néanmoins, l'attrait de la diversification de l'exploitation pétrolière reste fort pour les grandes compagnies qui demeureront longtemps en position de force pour négocier au sujet de l'environnement. A noter que dans certains Etats, les compagnies pétrolières n'opèrent pas sous la même surveillance qu'en Afrique centrale ou en Birmanie.

M. Roland Blum s'est informé sur l'influence des compagnies pétrolières, sur la politique étrangère de la France, notamment sur le rôle de Total au Liban, en Iran, dans le Haut-Karabakh. Quelles ont été les manifestations concrètes de son rôle au Liban ?

Il a constaté que, dans le Caucase et la Mer Caspienne, la politique des Etats-Unis avait varié depuis le début du conflit. Ils s'en sont d'abord désintéressés, puis les compagnies américaines trouvant de l'attrait à la zone, les Etats-Unis sont entrés dans le groupe de Minsk de l'OSCE et en ont pris la présidence. Aujourd'hui, une tendance globale au retrait se dessine car les investissements pétroliers dans la zone sont lourds.

Mme Marie-Hélène Aubert a observé que la politique de la France à l'égard de l'Irak était mal perçue dans le monde arabe qui la juge trop complaisante à l'égard de Saddam Hussein en raison de ses intérêts économiques dans la région ; il en serait de même pour l'Iran. Elle a voulu savoir comment était perçu le rôle de l'activité pétrolière au Moyen-Orient et quel était l'avis de l'intéressé sur les embargos et la stratégie des Etats-Unis à ce sujet.

Elle s'est demandé comment les objectifs politiques et les soucis éthiques étaient pris en compte et quelle était la stratégie des compagnies pétrolières sur ces points.

S'agissant de la construction de l'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, elle a sollicité l'avis de M. Michel Chatelus sur l'utilisation de la rente pétrolière et sur les moyens d'éviter une catastrophe écologique semblable à celle du Nigeria.

M. Michel Chatelus a donné les réponses suivantes.

Moins un pays dispose d'intérêts dans un autre, plus le pétrole a du poids sur sa politique ; c'est le cas de la France en Iran. Vis-à-vis de l'Irak, c'est un peu différent, car ce pays est endetté vis-à-vis de la France.

La stratégie des Etats-Unis en mer Caspienne est déterminée par leur politique à l'égard de l'Arabie Saoudite. Ils tentent parfois d'intoxiquer Riad en jouant sur l'ampleur des réserves de la Caspienne. Il est difficile de soutenir que les Etats-Unis sont influencés mécaniquement par le pétrole. Ils demeurent tout à fait sionistes, ce qui démontre qu'à leurs yeux l'électorat juif américain est plus important que le lobby pétrolier. Ils doivent également tenir compte de groupes de pression collatéraux tels les Turcs par rapport aux Grecs ou aux Arméniens, etc. Une politique étrangère est rarement purement rationnelle.

S'agissant de Total, à Beyrouth, dans toutes les réceptions, on avait le sentiment qu'il s'agissait d'une "puissance légitime installée". Il est possible qu'il y ait eu des négociations à Beyrouth autour de la politique à l'égard de la Syrie. Total avait une expertise diplomatique et disposait à l'époque d'un personnel qualifié et écouté.

Au Moyen-Orient, l'image de la politique étrangère de la France est largement fabriquée par les Etats-Unis et leur presse. Ils considèrent que nous sommes pro-irakiens par mercantilisme, comme si leur attitude était, elle, économiquement dictée par des conditions morales. En Iran la position de la France, relativement liée à celle de l'Union européenne, est plus claire car l'Iran évolue et l'Union européenne peut aider à cette évolution. Une société civile existe en Iran, ce qui n'est pas le cas en Irak. La France profite de l'ouverture en Iran et sa politique n'est pas forcément perçue comme uniquement liée à des intérêts pétroliers. Au Moyen-Orient, une politique doit être équilibrée ; l'Iran et l'Irak doivent être stables.

La politique vis-à-vis de l'Irak est donc dictée par la question fondamentale de savoir ce qu'il y aurait à la place de l'Irak si ce pays était détruit. L'Irak a été "construit" par les Anglais de manière complètement artificielle. La politique française à cet égard est pragmatique, elle ne propose rien à la place de l'Irak. Au Moyen-Orient, il n'y a guère de régime fréquentable et tous les pays sont conduits à mener des politiques étrangères contradictoires. En Syrie, le régime est condamnable ; en Arabie Saoudite, il n'y a pas des société civile et pas de possibilité d'évolution repérable. On souhaite soutenir une évolution politique démocratique tout en menant des politiques économiques commandées par le contrôle de richesses pour un petit groupe.

Les éléments positifs de changement au Moyen-Orient sont difficiles à cerner et "tout n'y a pas forcément une odeur de pétrole". La politique méditerranéenne de l'Europe, qui concerne le Maghreb, la Jordanie, influencera vraisemblablement le Golfe. Les pays du Sud devraient définir une politique méditerranéenne qui prenne en compte les problèmes énergétiques environnementaux. La France devrait s'intéresser à la définition de cette politique dans laquelle elle a un rôle à jouer.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité qu'un lien soit établi entre le développement et la démocratie.

Elle s'est enquise de la réaction des pays producteurs à l'égard des réglementations environnementales.

Elle a demandé si la Banque mondiale avait évolué dans son approche des problèmes pétroliers et notamment sur l'utilisation de la rente pétrolière.

M. Michel Chatelus a répondu à propos du projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, que la Banque mondiale avait obligé Exxon à respecter des normes, ce qui est très nouveau, et imposé une sorte de tutelle au Tchad, ce qui génère des problèmes de souveraineté. La Banque mondiale, qui ne finance que 3% de l'ensemble du projet, joue un rôle majeur car sa présence comme financier entraîne la participation d'autres organismes de financement, ce qui lui permet d'avoir des exigences très fortes. Elle demande par exemple que les plates-formes soient in fine démantelées et que les terrains soient restitués dans leur état d'origine. Mais ces exigences n'interviennent que lorsqu'un financement par la Banque mondiale ou un organisme assimilé est nécessaire. Ce n'est le cas que dans les pays les plus pauvres où le coût d'extraction est élevé. Cette pression n'est pas envisageable en Arabie Saoudite ou dans les Emirats. Le poids de la Banque mondiale s'accroît, elle est un excellent catalyseur. Elle évolue et elle influence le Fonds monétaire international.

Pour l'utilisation de la rente pétrolière, il faudrait instituer une sorte de tutelle consistant à éviter que cette rente ne serve à l'achat d'armes et soit orientée vers des projets d'investissement à long terme (éducation, santé ...).

Certaines attitudes environnementales sont considérées par les pays du Proche-Orient comme de "l'anti-pétrole primaire". Toutefois, aux Etats-Unis et même dans les milieux pétroliers, on commence à prendre conscience de l'existence possible d'un effet de réchauffement de la planète, qu'il faut freiner par la mise en _uvre de mesures.

L'American Petroleum Institute, après un débat, a suggéré d'introduire dans les bilans le capital de sympathie dont dispose une société, estimant qu'il valait mieux respecter les normes environnementales et ne pas risquer un boycott. Cependant si le prix du pétrole est trop bas, les dispositions environnementales risquent d'être moins bien respectées, car ce sont les pays producteurs qui sont responsables, sur leur sol, du respect de ces normes.

Audition de M. Francis Christophe, écrivain

membre de l'Observatoire géopolitique des drogues

le 22 décembre 1998 à 18 heures

M. Francis Christophe a exposé que la Birmanie était un pays totalement fermé depuis 1962, qui s'est entrouvert en 1988, après la répression sanglante du mouvement démocratique. L'une des premières manifestations de cette ouverture fut la décision du pouvoir militaire de trouver des partenaires étrangers pour exporter les ressources gazières offshore.

Un certain nombre de compagnies pétrolières Amoco, Shell et Elf, qui savent pourtant opérer dans des régions ni pacifiées, ni démocratiques... ont préféré ne pas investir ou ne pas devenir chefs de file dans l'exploitation de ces ressources qui nécessitaient la construction d'un gazoduc passant par des régions non contrôlées par le pouvoir central au moment de la signature du contrat. Dans ces zones, les guérillas, notamment karen, étaient particulièrement actives et ne cachaient pas leur intention de s'opposer par les armes à un projet destiné exclusivement à renflouer les caisses de la Junte. Total a présenté l'obtention de ce contrat comme une véritable percée dont l'économie française aurait à se réjouir. Le gaz extrait n'est pas de bonne qualité. Le gazoduc est terminé depuis le 11 juillet 1998, conformément au planning, mais la Thaïlande, seule destinataire, n'est pas en mesure de le recevoir, car la centrale thermique qui devait le transformer en électricité n'a pas été terminée. La consommation d'énergie électrique en Thaïlande continuant de diminuer, la rentabilité de cette centrale reste sujette à caution. Total explique que la Thaïlande doit payer le gaz même si elle ne le consomme pas. On est face à un imbroglio juridique sans savoir ce qu'il en est.

La construction du gazoduc a entraîné Total dans une véritable spirale de collaboration avec le régime en place à Rangoon. Certains exemples sont éclairants. Ainsi, un des sous-traitants, la compagnie Héli-Union qui accomplissait des missions (transport par hélicoptère) pour Total sur les plates formes pétrolières, a dû rendre des services aux militaires birmans comme tous ceux qui opèrent dans ce pays. Elle a effectué des vols de transport pour l'armée birmane et pas forcément dans la zone du gazoduc. L'armée birmane n'étant pas solvable, Total a réglé les notes d'Héli-Union.

Le chantier du gazoduc traversant les zones encore contrôlées par la guérilla karen, les sous-traitants de sécurité de Total ont dû veiller à ce que l'armée birmane écarte tout danger. Ceux-ci ont entretenu avec cette armée une étroite collaboration en matière de sécurité pendant trois ans. Quand on dit que ce gazoduc a entraîné l'éviction de populations et des violations graves des droits de l'Homme, Total se défend en alléguant que treize villages ont bénéficié du chantier du gazoduc, grâce à la construction d'infrastructures : école, hôpital, etc. Mais personne n'a pu vérifier quelle était la situation à quelques kilomètres de là car le périmètre de sécurité du gazoduc (50 kms) va bien au-delà de ces treize villages. Personne ne l'a jamais visité et certains des habitants sont maintenant réfugiés en Thaïlande. Total dément avoir la moindre influence dans cette zone alors que ses prestataires de service chargés de la sécurité la surveillent pour interdire les passages vers le chantier.

Le projet Yadana représente le plus gros investissement depuis l'indépendance de la Birmanie, il entraîne une collaboration économique avec la dictature birmane et par ricochet une complicité dans le blanchiment de l'argent de la drogue.

M. Roland Blum a demandé si M. Francis Christophe disposait de preuves, d'indices ou de témoignages étayant cette affirmation.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité savoir comment, selon lui, s'opéraient les versements de Total à l'Etat birman.

M. Francis Christophe a expliqué qu'il disposait d'un faisceau de présomptions lié aux tractations financières. Selon son livre "Birmanie, la dictature du pavot", une nébuleuse d'entreprises françaises centrée sur la société Brenco a monté un véritable circuit de blanchiment permettant à l'armée birmane d'acquérir des hélicoptères polonais en justifiant de l'origine des fonds par le versement de Total. Selon des sources vérifiées, la direction de Total pensait ne pas obtenir le contrat si elle ne favorisait pas, indirectement, ce contrat d'armement.

La complicité de Total dans le blanchiment ne saurait être considérée comme involontaire car, pour la protection du chantier, une armée birmane performante est une nécessité, et seul l'argent de la drogue permet de l'équiper. D'autre part, comment ignorer la vraie nature de la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE) quand, comme Total, on négocie avec elle depuis de longs mois ?

Total reconnaissait depuis 1994 avoir versé 15 millions de dollars à la signature du contrat. Ces quinze millions légaux décaissés par Total ont été injectés dans le circuit financier de l'argent de la drogue. Le blanchiment en l'espèce consiste à injecter de l'argent légal dans un circuit financier illégal pour blanchir l'ensemble du flux.

L'observatoire géopolitique des drogues a cherché à en savoir plus sur les modes de versements de Total (zone géographique, banque, compte), mais le silence et l'opacité sont plus grands que pour les versements d'Elf à l'Etat congolais ou au Président Lissouba. Plusieurs versements ont été effectués dans différents lieux, différentes banques et sur différents comptes. Tout le problème réside dans la nature financière réelle de la MOGE qui est la structure de partenariat mise en place par le régime birman. Tous les leviers financiers ont été pris en main par les services de sécurité, qui constituent le fondement du régime birman et sur lesquels le général Khin Nyunt à la haute main. Ce dernier, pour assurer sa puissance, a besoin de ressources financières considérables pour entretenir l'appareil de sécurité aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Or, il est clair que sa dotation budgétaire ne lui permet pas d'assurer ses dépenses.

D'autres branches de l'appareil de sécurité militaire birmane sont directement impliquées dans l'incitation à la culture du pavot, la protection de la production et l'exportation d'héroïne. Quand il faut réinjecter l'argent de la drogue dans un circuit économique normal, la MOGE est utilisée comme un instrument privilégié de recyclage. La MOGE ne gagne actuellement pas d'argent pour ses activités pétrolières, officiellement elle est même en déficit puisqu'elle est chargée de l'importation des produits finis. Via la MOGE, l'appareil de sécurité birman dispose pourtant de ressources considérables. Comme celles-ci ne proviennent pas du gaz, il est difficile d'imaginer que la drogue ne soit pas le moteur principal du fonctionnement financier de ce réseau.

On en retrouve une confirmation indirecte, lorsqu'un syndicat de travailleurs américains de la Compagnie Unocal, partenaire de Total dans le projet de gazoduc Yadana a réclamé la création d'une mission d'enquête sur la structure financière de la MOGE à l'assemblée générale des actionnaires d'Unocal en 1996. Unocal a demandé à la "Security and exchange Commission" équivalent de la Commission des Opérations de Bourses que cette résolution ne soit pas présentée aux actionnaires au motif que "s'enquérir des ressources de la MOGE contrevenait à la loi birmane sur la protection du secret". La Security and Exchange Commission a rejeté cette proposition qui n'a toutefois pas obtenu les 50 % requis auprès des actionnaires d'Unocal pour qu'une enquête sur les structures financières de la MOGE soit diligentée.

Les structures financières de la MOGE sont opaques. D'ailleurs la transparence financière est inexistante en Birmanie. Les compagnies étrangères sont tenues de payer leur personnel via une banque locale et les transferts sont longs y compris au sein d'une même banque. Le système financier est opaque et le fonctionnement de l'Etat birman s'apparente à celui de la Corée du Nord, mais à cette différence près que les entreprises françaises s'enorgueillissent de travailler en Birmanie.

Par ailleurs, l'argument de Total, qui consiste à expliquer que son investissement bénéficie à l'ensemble de la population, est contredit par la réalité : son investissement ne bénéficie qu'au seul régime birman.

M. Roland Blum s'est informé du coût et de la rentabilité de l'investissement de Total en Birmanie.

Il a souhaité comprendre comment cette compagnie participait indirectement au blanchiment de la drogue et savoir si elle admettait l'existence de ce type d'infraction. Il a fait observer que les allégations concernant le blanchiment de la drogue par la MOGE, si elles étaient avérées, auraient un impact sur la valeur du titre de Total.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir pourquoi certaines compagnies pétrolières ont, d'entrée de jeu, déclaré forfait et refusé de s'intéresser au projet Yadana. Est-ce en raison de la nature politique du régime birman ? Pourquoi la diplomatie française n'a pas cherché à dissuader Total de s'implanter en Birmanie ? Elle s'est informée sur les motivations de cette compagnie et sur son attitude actuelle. Elle s'est interrogée sur la faiblesse des réactions de la société civile française et des actionnaires de Total à ce sujet.

M. Francis Christophe a apporté les réponses suivantes.

Pour Total, le projet Yadana doit être examiné sur trente ans. Il a coûté 1,2 milliard de dollars dont Total supporte environ 34 % du coût qui en réalité serait plus élevé, beaucoup de frais n'auraient pas été comptabilisés sous les rubriques Birmanie. Total a refusé de répondre sur la question du blanchiment de l'argent de la drogue en 1996.

Certaines compagnies ont refusé de s'intéresser à ce projet, soit pour des raisons économiques en raison de la qualité du gaz et du fait que l'unique débouché en soit la Thaïlande, soit par crainte des effets négatifs d'une collaboration avec la Junte birmane. Unocal, partenaire de Total a été violemment attaquée par des militants des droits de l'Homme aux Etats-Unis. Texaco et Arco se sont retirés de Birmanie en 1997 et 1998.

Total a parié sur ce projet ; la compagnie en a d'abord fait une présentation attrayante en expliquant que développer ses positions en Asie était une priorité pour elle. Il se pourrait que certains paramètres qui expliquaient ce choix se soient modifiés, sans que Total en ait tiré les conséquences, sa direction est à l'abri de l'erreur. Actuellement Total ne communique plus sur la Birmanie. En outre plusieurs lobbies, réseaux et acteurs ont estimé que la Birmanie offrait un potentiel intéressant et disponible et que les diplomates et les hommes d'affaires français ont considéré ce pays comme une tête de pont possible de la présence française en Asie du Sud-Est. Le directeur Asie-Océanie du ministère des Affaires étrangères s'est d'ailleurs félicité devant les députés du fait que la France soit le premier investisseur en Birmanie.

Certaines déclarations, telle une émission à RFI, ont fait apparaître une osmose entre Total Birmanie et l'ambassade de France en Birmanie. Le directeur de Total Birmanie et l'ambassadeur de France se félicitaient de la présence de Total et s'accordaient pour nier toutes exactions de l'armée birmane contre les populations.

Or, on peut considérer que la Birmanie est un narco-Etat : FMI et Banque mondiale reconnaissent qu'en Birmanie, sur 100 dollars de revenus, plus de 50 dollars proviennent arithmétiquement de la drogue. Cet argent a été utilisé pour équiper une armée qui est passée de 150 000 à 500 000 hommes, il en va de même du matériel militaire alors qu'aucun pays ne menace la Birmanie. Le fait de ne pas montrer du doigt ce pays aura des effets pervers à terme.

Total pourrait risquer un boycott même en France et ce risque existe aux Etats-Unis et en Europe du Nord.

M. Roland Blum a souhaité savoir comment l'opposition réagissait à la présence de Total en Birmanie.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si Mme Aung San Suu Kyi avait fait des déclarations sur la présence de Total en Birmanie et si des éléments nouveaux étaient apparus depuis la parution de l'ouvrage de M. Frédéric Christophe "Birmanie, la dictature du pavot".

Evoquant des prises de position récentes de la Shell, elle a souhaité savoir s'il y avait une réelle évolution du monde pétrolier.

M. Francis Christophe a apporté les précisions suivantes.

Le contrat signé avec le régime militaire, dont la légalité est contestable, sera dénoncé par l'opposition qui a obtenu 80 % des suffrages aux élections législatives. Celle-ci a d'ailleurs annoncé que ce contrat serait remis en cause dès que ces élections seraient prises en considération. Total a toujours indiqué que sa présence assurait un développement utile aux populations birmanes car un autre gazoduc devait être construit pour amener du gaz à Rangoon, pour électrifier la ville et produire des engrais, ce qui nécessitait un investissement de 750 millions de dollars. Mais, faute de financement, Total n'a pas construit ce gazoduc.

Selon Total, pendant trente ans, le produit de vente de la totalité de ce gaz allait bénéficier aux Birmans ; or, il est acquis que la totalité de la production à venir est déjà hypothéquée et a servi à l'armée birmane à s'équiper militairement et à enrichir ses généraux. Les successeurs éventuels de la junte devront rembourser la dette. Rien n'ira donc au développement du pays. Il n'est pas exclu que le contribuable français soit touché car Total, contre l'avis de certains, a réussi à obtenir la garantie de la Coface pour le projet de Yadana.

Dans Le Monde du 20 juillet 1996, Mme Aung San Suu Kyi a donné une interview titrée "La compagnie Total est le principal soutien de la dictature à Rangoon". Le surlendemain le numéro deux de Total répondait dans le même journal qu'il avait découvert avec surprise la réaction de Mme Aung San Suu Kyi. Or, depuis 1992, elle-même et ses porte-parole ont dénoncé ce contrat avec insistance. La logique de la communication de Total est difficile à comprendre. Les contrevérités, à force d'être répétées, deviendraient vraies ?

En décembre 1996, lors du cinquantenaire de la déclaration universelle des droits de l'Homme, un message de Mme Aung San Suu Kyi a été diffusé et le Chef de l'Etat y a répondu en déclarant qu'il soutenait son combat pour la démocratie sans réserve. Or, elle a demandé à la France de ne pas investir en Birmanie sous ce régime en évoquant le gazoduc et d'éviter que l'ASEAN intègre la Birmanie en l'état. Sur ces deux points précis, le Président français a pris publiquement position contre les demandes de Mme Aung San Suu Kyi, à Bangkok. Il s'est prononcé en 1996 pour le gazoduc et en mai 1997 pour l'admission de la Birmanie au sein de l'ASEAN. Le Président Chirac est le seul responsable d'un Etat démocratique à se prononcer publiquement en faveur de l'admission de la Birmanie de l'ASEAN en l'état, ce qui constitue une exception française.

Audition de la Fédération internationale des droits de l'Homme

Me William Bourdon, secrétaire général

Mlle Anne Christine Habbard, secrétaire générale adjointe

Mme Emmanuelle Robineau Duverger, responsable de l'Afrique et

de la justice internationale au secrétariat international de la FIDH

le 12 janvier 1999 à 15 heures

Mme Anne-Christine Habbard a exposé qu'elle avait participé à la rédaction du rapport présenté en 1996(1) sur l'action de Total en Birmanie. La démarche de la Fédération s'appuie sur une analyse de la globalisation économique. L'une des conséquences de celle-ci est l'émergence de nouveaux facteurs ayant un impact sur les droits de l'Homme, dont les institutions internationales et en particulier les multinationales.

Il ne s'agit pas, pour la FIDH, de procéder à une condamnation systématique et absolue de l'ensemble de l'action des entreprises multinationales du point de vue des droits de l'Homme. Il faut reconnaître que l'action de Total en Birmanie est le prototype des activités néfastes auxquelles une multinationale peut se livrer. Du reste la réaction de Total à l'égard de la FIDH à la suite du rapport n'a certainement pas contribué à démontrer sa bonne foi.

Il faut préciser que la Fédération n'a pas obtenu de visas pour se rendre en Birmanie et donc que le rapport a été effectué, sur la base d'enquêtes en France, en Thaïlande, auprès d'ONG travaillant sur le dossier, auprès des réfugiés à la frontière entre la Birmanie et la Thaïlande, auprès de journalistes qui s'étaient rendus en Birmanie et aussi auprès de personnels de Total sous couvert d'anonymat. Les activités de Total en Birmanie sont critiquables à de multiples ponts de vues, car elles constituent un réel soutien moral, politique, économique et financier à un régime illégal illégitime et condamné internationalement : un soutien moral, car Total est pleinement partenaire d'un régime coupable de violations massives et systématiques des droits de l'Homme ; un soutien politique car l'action de Total contribue à légitimer la Junte sur la scène internationale, de plus les officiers de sécurité de Total collaborent étroitement avec l'armée birmane, dont on connaît les pratiques violentes ; un soutien économique et financier car les investissements réalisés par Total, qui constituent les plus gros investissements étrangers en Birmanie, sont une véritable source d'oxygène pour le régime en place, au point que de nombreux observateurs estiment que Total assure le maintien de la Junte au pouvoir. Mme Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix en 1991, est de ceux-là. Contrairement à ce qu'affirme Total son action ne se limite pas à une activité économique. De plus et surtout des violations massives des droits de l'Homme ont été perpétrées à l'occasion du chantier. Ce ne sont évidemment pas les employés de Total qui les ont commises mais Total peut être considéré comme complice pour en avoir eu connaissance et en avoir été le bénéficiaire. Parmi ces violations, on compte, entre autres, les déplacements de populations, le travail forcé et la torture. Ces exactions n'ont pas cessé avec la publication du rapport et des informations de la semaine dernière confirment leur persistance. Les réactions de Total à la publication du rapport montrent que l'entreprise a véritablement quelque chose à cacher sur son action en Birmanie.

Dans le même état d'esprit, la Fédération a engagé des études concernant Timor, l'Afrique et l'Amérique latine, en particulier la Colombie.

Mme Emmanuelle Robineau Duverger a exposé qu'elle avait étudié l'action de Shell au Nigeria qui a entraîné des effets désastreux pour la population : développement de la corruption, de la prostitution, de la répression des manifestations induites par l'absence des retombées positives du pétrole pour les populations locales et des effets très néfastes en matière d'environnement. La Fédération s'est également intéressée aux projets pétroliers concernant le Tchad et le Cameroun. Les autorités ont procédé à une répression sévère dans le Sud afin de rassurer les investisseurs sur leur détermination à assurer la sécurité dans la région. En ont résulté de nombreux cas d'exécutions extra-judiciaires. On peut également citer l'exemple du député Yorongar qui s'était élevé contre le projet pétrolier et en avait dénoncé certains aspects particulièrement préoccupants ; il vient de voir sa condamnation à trois ans d'emprisonnement confirmée en appel alors que la diffamation n'est, au Tchad, passible que d'un maximum de deux ans de prison. Dans ces deux pays, on rencontre les mêmes problèmes qu'ailleurs concernant la faiblesse des compensations dont bénéficient les populations locales, l'absence de concertation avec la société civile, le développement de la corruption, le manque de transparence sur la répartition des bénéfices induits par les investissements pétroliers, etc.

S'agissant de la compensation, des accords ont été trouvés et l'on sait, aujourd'hui même, que le consortium pétrolier a déjà versé les indemnités alors que les décrets d'expropriation n'ont pas encore été pris. On peut s'interroger sur une telle précipitation et avoir des doutes sur la composition du collège chargé de garantir la gestion rationnelle et transparente des revenus issus du pétrole. En sont membres le contrôleur financier qui est un haut fonctionnaire de l'Etat entièrement placé sous la responsabilité du Chef de l'Etat, certains membres de la Chambre des Comptes de la Cour Suprême nommés par le Chef de l'Etat après avis de l'Assemblée nationale dominée aux trois cinquièmes par les militants du parti au pouvoir, le directeur de la banque centrale, celui du trésor, celui de la planification et celui du pétrole qui sont des hommes de confiance du Président de la République. Seuls les représentants des ONG et des syndicats peuvent, dans une certaine mesure, si l'on exclut les jeux des influences et des man_uvres de division, prétendre échapper à la mainmise du pouvoir.

En ce qui concerne la pollution, et à titre d'exemple, le consortium a prévu d'atténuer la pollution de l'air en arrosant les routes tous les jours mais on peut se demander si en réalité il ne risque pas d'épuiser les rares sources d'eau utilisables pour les populations locales notamment en période sèche. Par ailleurs, les eaux usées risquent de conduire à une certaine contamination des nappes phréatiques et par conséquent à la contamination des populations et du bétail. Du côté camerounais, l'oléoduc doit arriver sur la plage de Kribi qui est un des plus beaux sites du Cameroun, après avoir traversé une partie de la forêt. Les Pygmées, déjà trop souvent parqués dans des camps, risquent de souffrir de son passage et de devoir se réfugier dans les zones urbaines dans lesquelles ils ne s'adaptent absolument pas. Au nord, dans la zone des "lamidis", chefs traditionnels, la corruption déjà l'une des plus élevées d'Afrique risque de s'accroître et l'esclavage qui n'a pas disparu, de s'intensifier encore.

Me William Bourdon a exposé que si l'on peut constater qu'à l'avenir, il sera plus facile de poursuivre sinon de condamner les "Pinochet", il sera de plus en plus difficile, dans bien des cas, de poursuivre les entreprises multinationales, qui à travers certaines unités délocalisées dans des zones de "non-droit", sont à l'origine de violations des droits de l'Homme. Elles sont, dans ces conditions, à l'abri de toute justice alors que leurs actions mettent en cause les droits économiques et sociaux sinon les droits civils et politiques les plus élémentaires. Néanmoins, les multinationales légitimement préoccupées sollicitent de plus en plus l'avis des ONG sur leurs actions.

En France on connaît les relations "incestueuses" de l'Etat avec les entreprises pétrolières. Les infractions économiques s'accroissent parce que le droit international est inadapté et le droit interne difficilement applicable. On peut recourir au juge de la nationalité de la victime ou de l'auteur de l'infraction. En France les crimes perpétrés par un Français à l'étranger sont punissables mais les délits ne le sont que si le délit est incriminé dans le pays où a été réalisée l'infraction. Toutefois on peut se demander si Total ne serait pas passible des juridictions françaises s'agissant du crime de séquestration ou d'arrestations arbitraires en Birmanie et au minimum du délit de non dénonciation de crime. Une réflexion doit être entreprise sur la possibilité d'élargir le droit pour les associations de défense des droits de l'Homme de déposer directement plainte avec constitution de partie civile.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur la nature du soutien financier de Total en Birmanie et la politique de la Fédération relative aux embargos et sur ce qu'il convient de proposer pour remédier à certaines carences législatives. Elle a voulu connaître le sentiment de la FIDH sur les positions récentes prises par la Banque mondiale sur le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun. Elle a souhaité savoir quelles étaient les initiatives prises au sein des instances internationales pour engager des réflexions sur la responsabilité des personnes morales.

M. Pierre Brana a demandé quelle était la nature de l'aide militaire directe à la Junte birmane, si la Fédération a enquêté sur les compagnies pétrolières étrangères et dans ce cas si l'attitude de ces dernières est différente selon leur nationalité. Il s'est interrogé sur le tracé de l'oléoduc Tchad-Cameroun et sur l'action à mener pour concilier la protection des populations, celle de l'environnement et la rationalité du tracé.

Il a voulu savoir si certaines compagnies pétrolières étaient plus respectueuses que d'autres des droits de l'Homme et de l'environnement et il a sollicité l'avis de ses interlocuteurs sur l'impact des campagnes de boycott.

M. Roland Blum a souhaité des précisions sur les conditions de mise en _uvre de la responsabilité des personnes morales en droit interne et en droit international et a demandé ce qu'il advenait quand une société française se rend coupable d'un crime ou d'un délit à l'étranger.

Mme Anne Christine Habbard a répondu aux questions portant sur la Birmanie.

Le soutien financier de Total à la Junte birmane est évident puisque Total est associée dans le projet à la MOGE, partenaire à 15 % et contrôlée intégralement par le gouvernement birman. Par ailleurs Total est au courant des exactions commises à l'occasion du chantier et peut donc être considérée comme complice, même passif. Enfin, il est clair que Total a intérêt au maintien de la Junte du fait que les opposants ont indiqué qu'il ne reconnaîtraient pas les contrats conclus par elle s'ils revenaient au pouvoir. Tous les opposants à la Junte et notamment Mme Aung San Suu Kyi ainsi que le gouvernement en exil ont condamné le projet. Or la France se trouve très impliquée dans sa réalisation et soutient pleinement Total.

S'agissant du soutien financier, des commissions ont été versées au SLORC pour le contrat, ainsi que des pots-de-vin. Surtout, la réalisation du projet, dans la mesure où il garantit les recettes futures, a permis au gouvernement birman de contracter des prêts et par là notamment d'acheter avec paiement à terme, des armements. Le gouvernement birman a en particulier acheté des hélicoptères à la Pologne en 1994 et M.  Walesa, alors Président de la République polonaise, avait indiqué que c'était la société Total qui les avait payés.

En ce qui concerne le soutien militaire, Total a prêté ses hélicoptères et ses pilotes au SLORC à l'armée birmane dans le cadre de ses offensives contre les Karens. Cette information a été confirmée à la FIDH par des sources anonymes internes à Total. Cette compagnie aurait aussi fourni au gouvernement birman des images satellites utilisées pour la construction de l'oléoduc, images satellites qui pourraient être utilisées par ce dernier à des fins militaires.

Quant aux compensations versées aux villages avoisinants dont se flatte Total, elles se sont limitées à deux millions de dollars utilisés notamment dans la création de cliniques dont une aurait déjà fermé, à améliorer la pêche aux crevettes et à la fourniture de bicyclettes. Treize villages du chantier en ont profité, et en particulier les personnes appartenant à l'USDA, syndicat affilié au SLORC. En dépit de ces micro-projets, et au vu de l'ensemble des activités de Total dans la région, l'impact de la présence de cette société est globalement négatif. Au cours d'une même interview le chargé de la communication de Total indiquait que deux millions de dollars constituent une aide importante, mais un peu plus loin, il reconnaissait que des commissions de 15 millions de dollars versées au SLORC ne représentaient rien pour une entreprise comme Total. La situation des droits de l'Homme en Birmanie est très préoccupante. La FIDH demande le retrait des multinationales de ce pays. Mgr Desmond Tutu a bien indiqué que l'embargo avait été un des éléments déterminants de la fin de l'apartheid en Afrique du Sud.

Par ailleurs, la plus grosse étude faite pas la Fédération concerne la Birmanie. Un rapport va être publié sur Timor mais la partie sur le pétrole n'est pas achevée. A Timor, il s'agit d'entreprises australiennes, américaines et japonaises. En Colombie où la Fédération enquête, Texaco et Total sont concernés.

Mme Emmanuelle Robineau Duverger a répondu aux questions relatives à l'oléoduc Tchad-Cameroun.

Le projet de tracé de l'oléoduc traverse le Cameroun ; la Banque mondiale a rejeté le dossier en octobre 1998, ayant relevé que l'étude d'impact sur l'environnement, réalisée par le consortium comportait 65 insuffisances. Le dossier devra être finalement examiné par l'assemblée générale de la Banque mondiale en avril 1999.

En Afrique la Fédération a initié des enquêtes au Nigeria, au Congo et au Tchad mais n'a pas pu le faire en Angola ne disposant pas de correspondant sur place.

Mlle Anne-Christine Habbard a ajouté qu'il apparaissait que globalement au plan mondial, les entreprises pétrolières et minières sont les plus dangereuses pour les droits de l'Homme. Cependant, les entreprises canadiennes et américaines sont sensibles à la pression de l'opinion publique et ont donc élaboré des codes de conduite qui semblent plus stricts que ceux des entreprises françaises.

Me William Bourdon a répondu aux questions juridiques.

En ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales, la France n'a pas obtenu lors de la conférence de Rome qui a abouti à l'adoption du statut de la Cour Pénale Internationale que les personnes morales puissent être poursuivies, les Anglo-Saxons y étant hostiles. Il est vrai que la responsabilité personnelle des dirigeants est susceptible d'être mise en cause ; mais en France moins qu'aux Etats-Unis ou en Belgique, il est possible aux associations de se constituer partie civile ; le droit international est en gestation s'agissant de la justiciabilité des droits économiques et sociaux.

La FIDH est hostile à la politique des embargos qui aggrave le sort des populations civiles. En revanche, des campagnes publiques peuvent être utiles ; ainsi on a vu des fonds de pension américains se retirer du capital de certaines entreprises à la suite de campagnes dénonçant les effets dévastateurs résultant d'implantations d'entreprises à l'étranger sur les populations locales. Un "consumérisme humanitaire" est aussi en train d'émerger. Cependant, il faut rappeler que l'appel au boycott en France est éventuellement passible de poursuites judiciaires.

La FIDH a obtenu un statut consultatif auprès de l'OIT. C'est une avancée dans la justiciabilité des droits économiques et sociaux.

Audition de M. Jean-François Stoll, directeur de la

Direction Economique Extérieure (DREE)

au ministère de l'Economie, des Finances et du Budget

le 12 janvier 1999 à 15 heures

M. Jean-François Stoll a exposé comment la DREE intervenait dans le domaine pétrolier. Les entreprises pétrolières sont peu nombreuses, structurées comme des multinationales et échappent, comme dans d'autres secteurs, à la logique nationale française. De ce fait, la DREE reçoit surtout leurs sous-traitants. Néanmoins, la commission des garanties pour le commerce extérieur qui délivre des garanties mises en _uvre par la Coface sur les exportations de matériel et où sont représentés le ministère de l'Economie des Finances et du Budget, le ministère des Affaires étrangères et un grand nombre de ministères techniques, est amenée à connaître certains contrats des compagnies pétrolières. Sa branche garantie sur investissements joue un rôle plus important pour le secteur pétrolier car elle garantit le risque politique sur la durée de l'investissement (quinze ans). Aussi arrive-t-il que les compagnies pétrolières qui s'apprêtent à financer un investissement dans un pays complexe demandent à l'administration de garantir le risque politique sur dix ou quinze ans. Cette procédure plus confidentielle est majoritairement utilisée par les compagnies minières et pétrolières et cette branche est restée équilibrée dans les comptes de la Coface. C'est au titre de cette deuxième branche d'activité qu'en 1994 la Commission a garanti l'entreprise Total à hauteur de 2,4 milliards de francs avec une quotité garantie de 70 % de la quotité et une prime de 1,5 % contre le risque politique en Birmanie.

La DREE dispose d'un réseau important de 160 postes pour 1 000 agents français qui conseillent les exportateurs et investisseurs français à l'étranger. En principe, quand une entreprise pétrolière investit dans un pays, elle ne dévoile pas automatiquement sa stratégie. Elle consulte rarement la DREE et demande peu d'aide. La DREE est aussi amenée à traiter du problème des compagnies pétrolières dans les enceintes multilatérales notamment à l'OCDE et à l'OMC. Les questions d'environnement, de norme sociale, de transparence en matière financière sont abordées au travers de règles multilatérales. Il n'appartient pas à la DREE de se prononcer sur le régime politique d'un pays, responsabilité qui revient au Quai d'Orsay. Seules relèvent de son appréciation les analyses des risques économiques financiers et de solvabilité en général.

M. Pierre Brana a souhaité savoir si dans le système de garanties à l'investissement, des contreparties pouvaient être demandées aux entreprises. Il a voulu savoir en quoi la DREE pouvait intervenir dans les domaines de l'environnement.

M. Roland Blum s'est étonné que les droits de l'Homme ne soient pas pris en compte quand des garanties sont accordées par des organismes publics ; ainsi Total qui soutient indirectement au plan matériel et politique une Junte au pouvoir s'est vu accorder une garantie de 2,4 milliards de francs pour son activité en Birmanie. N'y a-t-il pas là un risque de dérive ? Il a constaté que les entreprises pétrolières françaises sont libres de leur stratégie alors que l'Etat y a été majoritaire et que seule la rentabilité économique est prise en compte.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est également interrogée sur la façon dont la DREE avait accepté de garantir le risque politique en Birmanie. Le client essentiel, la Thaïlande, n'ayant semble-t-il pas encore achevé l'usine thermique qui devait être alimentée par le gazoduc. Qu'adviendra-t-il si Total se retire de Birmanie ? Elle s'est demandé si le fait d'avoir garanti Total n'encouragerait pas les opérateurs français à souhaiter la stabilité du régime politique birman actuel qui a passé des contrats dénoncés en leur temps et actuellement par l'opposition birmane. Elle a voulu savoir si Elf et Total menaient leur propre politique commerciale sans que la DREE en soit informée.

Par ailleurs, elle s'est informée sur les mécanismes de contrôle du respect des conventions sur les droits de l'Homme, les droits économiques et sociaux et le droit de l'environnement car, selon elle, la rente pétrolière ne génère ni la paix ni la prospérité dans les pays producteurs, qui achètent des armes et mènent des guerres civiles. Constatant que les seuls enjeux économiques et financiers primaient, ce qui surprend, eu égard à la situation de la population de ces pays, elle a souhaité savoir si des directives avaient été données aux administrations pour prendre en compte les termes du discours de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, au MEDEF où il insistait sur la prise en compte des droits sociaux et environnementaux.

Elle s'est renseignée sur les relations des postes d'expansion économique avec les ambassades. Elle a souhaité connaître l'incidence des cours du pétrole sur la stratégie des grands groupes pétroliers et a souhaité savoir ce que la DREE proposait pour améliorer ses relations avec eux.

M. Jean-François Stoll a apporté les réponses suivantes.

L'achat de matériel français voire européen constitue la contrepartie des garanties accordées pour l'exportation. Dans le cas des garanties sur investissement, cette clause est moins forte, l'investissement français à l'étranger étant en lui-même considéré comme intéressant pour l'économie française (dans la majorité des cas, toutefois, ces investissements sont aussi porteurs d'exportation). La prise en compte du respect de l'environnement pourra être à l'avenir une contrepartie exigée. C'est la thèse que l'Administration française défend dans la préparation du futur cycle de l'OMC. C'est désormais une pratique de la commission des garanties qui demande aux entreprises de produire une note d'impact à l'occasion de chaque dossier comportant des incidences environnementales.

La DREE prend surtout en compte un risque global, et étudie les composantes environnementales, financières et certains risques non financiers dans leur ensemble. Pour ce faire, la DREE tient compte des avis des autres ministères, notamment le ministère des Affaires étrangères.

La décision de garantir le risque politique pris par Total en Birmanie a été longue et difficile à prendre. Un débat a eu lieu au niveau du ministère et le cabinet de l'époque (1994) a exigé que l'on augmente les primes et que l'on réduise la quotité garantie à 70 %. La pratique montre que lorsqu'il y a un changement de régime politique, le risque souverain sur les dettes anciennes est en général repris par les successeurs. Ainsi, la Russie a repris les engagements passés par l'ex-URSS. Un pays qui n'honore pas ses engagements passés risque de se fermer au marché financier et prend le risque de vivre en autarcie financière.

La centrale thermique que doit construire la Thaïlande devrait être achevée au printemps 1999. Le projet est retardé mais pas différé. Si Total se retirait de Birmanie, la garantie ne jouerait pas car le fait générateur est exclusivement le risque politique (nationalisation, guérilla, etc.).

En général, les entreprises pétrolières ont leurs propres renseignements sur les pays où elles interviennent, et bien souvent elles en savent autant que l'Administration qu'elles considèrent souvent comme un guichet de financement et de garantie, ce qui est un peu réducteur.

L'intérêt d'un projet d'investissement (pour le pays de l'investisseur, comme pour le pays récipiendaire) doit s'analyser sur le long terme : exportation, approvisionnement en matières premières, installation de sous-traitants, présence culturelle. Il doit être aussi apprécié à plus court terme sous l'angle de sa rentabilité économique. Ceci est plus directement de la responsabilité de la Direction du Trésor, l'équilibre financier du projet étant sa principale condition de la maîtrise du risque.

Quand on finance un projet de développement sur crédits publics, la prise en compte de l'environnement, comme je l'ai déjà souligné, est de plus en plus importante. Bien souvent ces projets sont financés par des crédits multilatéraux. Ils font l'objet de discussions au sein de l'OCDE et au sein de l'Union européenne, notamment sur les questions de niveau de concessionnalité, mais aussi environnementales. En France, l'administration contrôle les exportations technologiquement sensibles en matière militaire et la Commission interministérielle d'exportation des matériels de guerre (CIEMG) délivre des autorisations contraignantes de négociation, de financement et d'exportation.

S'agissant de matériel civil, la commission de garantie n'a pas pour l'heure de règles précises et concordantes concernant le respect des normes sociales minimales. Ces questions sont pourtant d'ores et déjà posées dans les enceintes institutionnelles multilatérales. Ainsi, quand un financement multilatéral est examiné par la Banque mondiale, des débats sur la situation des droits de l'Homme ou l'environnement peuvent avoir lieu. Il est alors plus difficile pour un pays de donner une garantie ou un financement bilatéral alors que le Conseil d'administration de la Banque mondiale l'a refusée au nom de ces principes. Pour l'instant, le discours du ministre des Affaires étrangères au MEDEF n'a pas eu de traduction dans les textes bien que nous défendions fortement l'inscription de ce sujet dans le futur agenda de l'OMC. La notion de risque politique reste pour l'instant appréciée de manière globale.

Aux termes du décret de 1979, l'Ambassadeur a autorité sur le poste d'expansion économique du pays où il exerce. Quand une entreprise pétrolière française souhaite investir dans un pays, elle se renseigne sur son niveau de stabilité politique à long terme et s'adresse souvent à l'Ambassadeur de France. Traditionnellement, les compagnies pétrolières collectent leurs informations ailleurs qu'à la DREE, ou parallèlement. Ceci peut paraître regrettable surtout quand quelque temps plus tard cette même entreprise sollicite des aides financières ou des garanties d'investissement. Les réseaux de la DREE travaillent à 80 % pour les PME ce qui est leur vocation, et sont concentrés sur les pays émergents. Ils sont de moins en moins présents dans les pays endettés ou peu solvables. La DREE a diminué ses effectifs de 20 % dans ses postes en six ans et ferme de nombreux postes. La DREE pourrait intéresser les compagnies pétrolières en leur fournissant des informations dont elles ne disposent pas toujours, par exemple sur l'évolution de la réglementation des pays, sur les stratégies concurrentielles à moyen terme des entreprises étrangères, et bien sûr sur la solvabilité économique des acheteurs (notion de risque-pays).

La chute des cours du pétrole est intervenue depuis fin 1997. Le marché pétrolier s'est caractérisé par la coexistence d'une offre et d'une demande en progression, la première connaissant une croissance supérieure à la seconde. En effet, alors même que la crise asiatique et ses conséquences se faisaient déjà sentir, l'offre des pays membres de l'OPEP de même que celle des pays non-membres a continué à progresser. Les accords de réductions volontaires consentis durant l'année 1998 lors des réunions du Comité ministériel de surveillance de l'OPEP n'ont pas eu les effets escomptés. Les volumes des réductions ont été d'une part trop faibles pour influer le marché, d'autre part les nouveaux quotas ainsi mis en place n'ont pas été systématiquement respectés par certains pays producteurs devant faire face, par ailleurs, à de sérieuses difficultés financières.

Face aux baisses de leurs résultats, les grands groupes pétroliers ont été amenés à envisager des mesures de réduction des coûts et à revoir leur programme d'investissement avec une sélectivité plus importante des projets en fonction de leur rentabilité. Mais l'élément le plus visible, le plus médiatisé aussi a été l'accélération au niveau international du phénomène de concentration du secteur, déjà engagé depuis plusieurs années. Une illustration récente en est l'offre amicale effectuée par Elf pour le rachat d'actions du groupe pétrolier norvégien Saga Petroleum. On rappellera aussi le rachat en 1998 d'Amoco par British Petroleum, la plus grande fusion dans l'histoire des compagnies pétrolières.

Après son audition, M. Jean-François Stoll a précisé que, suite aux derniers accords de réduction de production (mars 1999) consentis par l'OPEP, qui semblent mieux respectés, ainsi que des signes de reprise en Asie, nous assistons depuis quelques mois à une remontée des cours. Si celle-ci est durable, les compagnies pétrolières devraient pouvoir en termes d'investissements envisager l'avenir avec un plus grand optimisme.

Audition de M. Philippe Durand, sous-directeur

à la direction de la législation fiscale

au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

le mercredi 13 janvier 1998 à 15 heures

M. Philippe Durand a exposé qu'il était au service chargé de la législation fiscale et non pas à la direction chargée de la vérification des déclarations des contribuables. Il a en charge la fiscalité directe des entreprises ainsi que divers autres impôts notamment l'ISF.

S'agissant des entreprises pétrolières, au moins les plus grandes Elf et Total en particulier, elles bénéficient comme un certain nombre de grandes entreprises, du système du bénéfice consolidé, créé en 1965 afin de favoriser le développement des entreprises françaises à l'étranger. Lorsqu'une entreprise va s'implanter à l'étranger, elle est conduite à y faire des investissements et à engager des frais importants. Comme pendant plusieurs années, l'installation étrangère est déficitaire, on favorise donc le développement des entreprises à l'étranger en leur permettant de déduire du bénéfice imposable en France les déficits que leur occasionnent ces implantations. Ce régime est réservé au secteur industriel pour deux raisons : d'une part parce que les investissements y sont plus importants, d'autre part parce que la localisation des bénéfices y est plus facile à déterminer et par conséquent la fraude moins simple que pour des entreprises de services. Ce régime est complexe à mettre en _uvre, ne serait-ce que parce que les entreprises qui demandent à en bénéficier doivent présenter à l'administration fiscale leurs résultats pour chacune de leurs filiales étrangères sous la forme comptable exigée en France.

Ce régime permet d'imputer les impôts payés à l'étranger sur les impôts payés en France mais ne conduit pas à reversement si les impôts étrangers sont supérieurs à l'impôt qui devrait être payé en France. Seuls restent possibles dans cette situation des reports sur les années suivantes. Pour les entreprises pétrolières, le bénéfice consolidé a une importance majeure parce que les redevances qu'elles paient aux Etats dans lesquels elles procèdent à de l'extraction sont considérées comme des impôts payés à cet Etat et sont donc déductibles de l'impôt susceptible d'être payé en France.

Le système fiscal français présente par ailleurs l'inconvénient de pénaliser les redistributions de bénéfices prélevés sur les résultats de filiales étrangères. Certes, les bénéfices en cause n'ont pas été imposés en France dans la mesure où ils ont bénéficié du régime des sociétés mères et filiales. Mais de ce fait, en cas de redistribution, ces dividendes supportent le précompte pour gager l'avoir fiscal dont bénéficie l'actionnaire en aval. Or, pour les dividendes provenant de bénéfices étrangers, ce précompte ne peut être gagé par un avoir fiscal d'amont dans la mesure où les bénéfices en question n'ont pas donné lieu au paiement d'un impôt en France, la filiale étrangère n'étant pas dans le champ de l'impôt français sur les sociétés.

Le régime du bénéfice consolidé, en "francisant" le bénéfice étranger, supprime cet inconvénient particulièrement pénalisant pour les groupes fortement implantés à l'étranger et qui ne peuvent donc faire face à leurs besoins de distribution avec leurs seuls bénéfices de source française.

En ce qui concerne les commissions, le régime du bénéfice consolidé a pour conséquence de rendre applicable le régime français à toutes les filiales incorporées dans le périmètre du bénéfice consolidé. L'entreprise, pour que ces commissions soient déductibles du bénéfice imposable, doit être en mesure de justifier de leur pertinence. A cette fin la jurisprudence exige que la commission ait une contrepartie pour le bénéfice de l'entreprise. La Cour de Cassation et le Conseil d'Etat diffèrent légèrement dans leur appréciation. La Cour de Cassation a une jurisprudence un peu plus moralisante, le Conseil d'Etat se contente d'exiger que l'entreprise ait un intérêt à verser la commission.

Jusqu'en 1993, la France a connu la pratique du "confessionnal". Les entreprises qui envisageaient de verser des commissions pour obtenir des marchés à l'étranger avaient la possibilité de venir à l'administration centrale indiquer a priori le montant envisagé de la commission, le nom du bénéficiaire. Si l'administration donnait son agrément, l'entreprise avait ensuite la possibilité de déduire la commission du bénéfice imposable. Cette pratique concernait surtout le secteur de l'armement. La loi Sapin a réformé ce régime en supprimant la possibilité d'une assurance a priori de la régularité de la commission. Il ne reste plus que la possibilité de vérifier a posteriori l'existence d'une contrepartie réelle, et donc de rechercher si effectivement il y a eu un contrat, quelle a été l'adéquation du montant de la commission, son intérêt économique et éventuellement le résultat qui en a été obtenu. Sur le plan de la transparence, l'administration exigera des éléments permettant de s'assurer de la réalité du bénéficiaire de la commission afin de vérifier qu'aucun retour n'aura été effectué vers un "résident". La pratique et la jurisprudence montrent que selon la période le pourcentage qui paraît raisonnable, peut varier. De fait, le taux de 20% qui semblait un maximum, semble insuffisant sur certains marchés avec des pays de l'ancien bloc communiste par exemple.

Ce régime est remis en cause à compter du 15 février 1999. En effet, le nouvel article 39 bis du Code Général des Impôts prévoit l'interdiction absolue de la déduction des commissions lorsqu'elles sont versées à des agents publics. Il s'agit de mettre en _uvre immédiatement une disposition essentielle de la convention OCDE tendant à limiter la corruption. Cette disposition ne concerne que les agents publics, les agents privés en sont exclus. Si l'entreprise ne demande pas à déduire la commission de son bénéfice imposable, une discordance entre le bénéfice comptable et le bénéfice fiscal existe et est susceptible d'être remarquée par les commissaires aux comptes ; elle sera alors soumise à l'assemblée générale des actionnaires. La notion d'agent public retenue dans la Convention est assez large ; elle comprend les fonctionnaires de l'Etat, ceux des collectivités publiques, les agents des différentes autorités de régulation, et les hommes politiques dotés d'un mandat électif, mais pas les parents ou les proches des personnes précitées. Lorsqu'une entreprise effectue un versement dans un paradis fiscal, les contrôles sont plus difficiles, en conséquence de quoi la charge de la preuve est retournée et il appartient à l'entreprise de justifier totalement la contrepartie.

Le nouveau régime constitue une amélioration par rapport à l'article 238 du Code Général des Impôts qui constituait une base légale un peu fragile. Sur le plan pratique, il est possible d'effectuer des contrôles concernant la réalité des prestations qui ont constitué la contrepartie de la commission et l'adéquation de son montant au bénéfice que pouvait en tirer l'entreprise. On notera que si l'entreprise ne communique pas le nom du bénéficiaire de la commission, non seulement la charge n'est pas déductible mais en outre elle est soumise à une pénalité qui atteint 100% du montant de la commission, cette somme étant réduite à 75% si finalement l'entreprise fournit le nom de son bénéficiaire (art. 163 du CGI).

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si le système du bénéfice consolidé était toujours d'actualité. Elle s'est informée sur les systèmes fiscaux étrangers, sur la législation concernant les commissions et les garanties apportées par le contrôle au niveau fiscal.

M. Pierre Brana a souhaité des précisions sur les instances dans lesquelles sont discutées les questions relatives aux commissions versées, ainsi que sur les principes qui guident le contrôle de la légalité des commissions notamment sur la qualité des bénéficiaires.

Il s'est interrogé sur la notion d'agent public, de contrepartie crédible et sur l'absence de contrôle de l'administration fiscale quand une société ne demande pas la déductibilité de ses commissions. Il a voulu savoir si ces problèmes étaient posés au niveau de l'Union européenne et dans d'autres enceintes multilatérales. Il a demandé comment l'administration agissait et quelle était l'importance des dénonciations.

M. Roland Blum s'est renseigné sur la notion de commission en droit fiscal et sur la procédure dite du confessionnal. Evoquant le cas d'Elf, il a voulu savoir si l'administration fiscale française se préoccupait de l'utilisation des commissions versées à l'étranger.

M. Philippe Durand a apporté les réponses suivantes.

Incontestablement le régime du bénéfice consolidé a été un moteur du développement à l'exportation en favorisant les entreprises françaises mais il pose quelques problèmes avec les instances de Bruxelles dans la mesure où les pays étrangers connaissent des régimes différents. Pourtant, dans les pays étrangers, le résultat des succursales à l'étranger qui n'ont pas la personnalité morale, est inclus dans le résultat des entreprises. En France les succursales à l'étranger ne sont pas prises en compte dans l'assiette de l'impôt. En conséquence, le bénéfice consolidé ne fait que rétablir une certaine égalité. En outre, tout changement pénaliserait vraiment les entreprises françaises en matière de dividendes en raison du précompte. Si l'on remettait en cause le régime du bénéfice consolidé, c'est l'ensemble de la fiscalité des entreprises qu'il faudrait revoir afin que les entreprises françaises ne soient pas défavorisées par rapport à leurs concurrentes.

C'est un objet de réflexion mais le problème est complexe. Lorsqu'une entreprise est soumise au bénéfice consolidé il est possible de vérifier à l'étranger la réalité des informations fournies par l'entreprise. Parfois, des difficultés surgissent avec les Etats concernés pour des raisons de souveraineté. En ce qui concerne le coût de gestion, comme le bénéfice consolidé n'est pas un droit mais n'est attribué que sur demande de l'entreprise c'est à elle qu'il appartient de financer les frais de gestion de l'administration.

S'agissant des commissions, le régime français est beaucoup plus transparent que les régimes étrangers, il est de notoriété publique que les entreprises américaines, avant la convention OCDE, versaient des commissions par le biais de filiales implantées dans les paradis fiscaux.

Evoquant les régimes fiscaux étrangers, M. Philippe Durand a indiqué que des informations par écrit seraient communiquées sur ce sujet. D'ores et déjà une étude a été faite sur les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Il en résulte que ces pays ne connaissent pas le régime du bénéfice consolidé mais un régime de crédit d'impôt. Aux Etats-Unis, il semble que lorsque les redevances paraissent excessives, l'administration américaine les exclut du bénéfice du crédit d'impôt.

L'essentiel de l'harmonisation fiscale se fait dans le cadre de l'OCDE même si la Commission européenne s'en occupe. Au niveau européen, il existe deux groupes dans lesquels ces questions sont discutées : le groupe des quatre auquel participent les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France, et le groupe des six, héritage de la petite Europe, qui comprend la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne ainsi que les trois pays du Bénélux.

Quant aux principes qui gouvernent les contrôles, il n'y a pas véritablement de règles écrites pour estimer qu'une commission "normale" doit être de 5, 10 ou 15 % . C'est plutôt à l'occasion d'échanges informels avec les fonctionnaires de la direction de vérification nationale et internationale que se constitue une sorte de doctrine d'emploi. C'est plutôt une attitude empirique qui gouverne la matière, ce qui correspond au demeurant à la pratique.

L'administration fiscale française a globalement plus de moyens que les administrations étrangères ; en particulier elle bénéficie du droit de communication de tous les éléments des comptes bancaires mais une procédure particulièrement rigoureuse est la contrepartie à ses droits importants. L'administration est en fait corsetée dans des délais et des règles de procédure plus ou moins formelles. On pourrait presque dire que l'administration française paie l'abondance de ses moyens par des "procédures chinoises" qui multiplient les risques d'erreurs de procédure. Bien évidemment l'idéal serait de disposer de beaucoup plus de moyens et de procédures plus souples mais ce n'est pas véritablement envisageable.

Vis-à-vis de l'étranger, les moyens sont souvent limités car à supposer qu'il y ait une convention fiscale avec le pays concerné, encore faut-il que, dans ce pays, l'administration y dispose des moyens d'investigation dont dispose l'administration française en France, ce qui n'est pas toujours le cas. Un élément intervient souvent qui est la prescription. Celle-ci est de cinq ans pour l'imposition des entreprises, c'est-à-dire en fait un an de plus que pour les particuliers. On notera cependant que l'existence d'un jugement pénal prolonge le droit de reprise de l'administration donc suspend en fait la prescription.

Les informations de l'administration viennent d'abord des usagers par la déclaration, ensuite de l'administration elle-même par la vérification, enfin des tiers par des informations internes. Il ne faut pas sous-estimer ce dernier point, l'administration enquête lorsqu'elle apprend des informations par la presse ; en outre elle est souvent informée soit par des salariés des entreprises, soit par des concurrents évincés du marché.

Audition de Mme Marie-Line Ramackers,

secrétaire nationale "d'Agir ici pour un monde solidaire"

Mme Annick Jeantet, chargée de mission à "Agir ici",

M. Stéphane Hessel, porte-parole "d'Info-Birmanie",

MM. Michel Diricq, Cyril Payen, membres "d'Info-Birmanie",

M. Ben Lefetey, Président des "Amis de la Terre",

Mme Hélène Ballande, membre des "Amis de la Terre"

le mardi 19 janvier 1999 à 16 heures

Au nom de l'ensemble des associations Mme Marie-Line Ramackers a indiqué que les personnes présentes aujourd'hui représentaient des organisations non gouvernementales qui travaillent sur ce sujet de différentes manières : regroupant et diffusant des informations, proposant des moyens d'actions afin de sensibiliser et mobiliser l'opinion publique. Des campagnes de cartes postales adressées aux compagnies pétrolières ont notamment été réalisées, elles ont ciblé différentes entreprises et différents pays.

En premier lieu, sera présentée la situation au Tchad et au Cameroun où un consortium international composé d'Elf, d'Exxon et de Shell s'est lancé dans un gigantesque projet pétrolier. Les graves répercussions sur le plan social et écologique engendrées par ce projet seront présentées par "Agir ici pour un monde solidaire", "Les amis de la Terre" et le Centre d'environnement et de Développement (CED) du Cameroun.

En second lieu, dans le cadre d'une campagne menée en 1996 "Nigeria, Birmanie, les dictatures carburent au super !", sera abordée brièvement la situation du Nigeria puis plus longuement celle de la Birmanie.

Des représentants de l'association "Info Birmanie" présenteront plus particulièrement la situation de ce pays où Total, première entreprise française depuis qu'elle a acheté le groupe Fina, est majoritaire au sein du consortium chargé de construire un gazoduc dit projet Yadana.

En dernier lieu, en tant que représentants de la société civile, quelques pistes d'amélioration seront proposées, susceptibles d'être discutées ultérieurement.

En effet, sur le plan français, pour un plus grand respect des droits de l'Homme et de son environnement, l'opinion publique doit se mobiliser. Pour cela, il faut à la fois plus d'information et une évolution des mentalités afin que chaque citoyen et chaque élu considèrent légitime de demander des comptes aux responsables concernés.

Ainsi, au moment de la campagne sur la Birmanie et le Nigeria, une députée norvégienne Kaci Kullmann Five affirmait qu'en Norvège, il était possible d'appeler à ne plus acheter un produit si une entreprise avait un comportement négatif. De plus, les responsables politiques pouvaient prendre position. Aussi un ministre avait-il publiquement annoncé qu'il n'achetait plus son essence chez Shell.

Aujourd'hui, en France ce n'est pas possible, aucune loi n'interdit formellement cette forme d'action appelée boycott mais elle est très risquée. Appeler par exemple à ne pas acheter un produit d'une compagnie pétrolière si celle-ci ne respecte pas les droits de l'Homme dans un autre pays ou détruit l'environnement ou soutient indirectement une dictature est difficile. Selon le peu de jurisprudence existante, il n'y aura pas de lien direct entre l'objet acheté et la situation dénoncée (un boycott n'est légitime que si par exemple l'essence était frelatée !). Or cette forme de pression est un moyen efficace de faire évoluer le comportement des entreprises. C'est grâce à des années de mobilisation que la compagnie Shell met actuellement en place un code de bonne conduite. Bien sûr, ce code ne pourra être efficace que si des procédures de vérifications indépendantes sur les sites de production sont mises en place.

En dernier lieu, une législation plus stricte pourrait être introduite, sur le plan national mais avec la volonté de la mettre en application sur le plan européen et international pour que toute entreprise qui s'installe ou investisse dans un pays ne puisse le faire que si ce pays respecte les libertés publiques, qu'une opposition politique existe ainsi que la liberté de la presse.

De plus, les parlementaires représentants directs des citoyens doivent avoir un réel droit de regard sur le comportement social et environnemental des entreprises en France et à l'étranger car elles aussi représentent la France.

Mme Annick Jeantet, au nom "d'Agir ici pour un monde solidaire", a fait savoir que les projets d'exploitation de combustibles fossiles dans les pays en voie de développement, notamment l'exploitation du pétrole par des sociétés transnationales, avaient entraîné des graves violations des droits de l'Homme, la corruption des fonctionnaires et une destruction de l'environnement.

Le niveau de vie des populations locales n'a pas profité de l'utilisation des ressources naturelles. Au contraire, les droits des communautés vivant dans les régions de ces projets ont été constamment violés. En Afrique, la politique industrielle des multinationales, notamment celle menée par Shell et Elf, est en réalité fondée sur les gains économiques et financiers provenant de l'extraction du pétrole liée aux intérêts politiques et financiers des pays du Nord.

Un consortium composé de Exxon, Shell et Elf prévoit d'exploiter des champs pétrolifères dans le bassin de Doba, au sud du Tchad. Elf détient 20 % des parts du consortium ; Exxon et Shell, 40 % chacun. Environ 300 puits d'une dimension moyenne de 45 mètres sur 60 seront creusés. La production attendue est estimée à 225 000 barils de pétrole par jour (11 millions de tonnes/an). Le Tchad deviendrait ainsi le quatrième pays producteur de pétrole de l'Afrique subsaharienne après le Nigeria (94 mt/an), l'Angola (31 mt/an) et le Gabon (18 mt/an). Afin d'exporter le pétrole, un oléoduc long de 1 100 km et quatre stations de pompage doivent être construits à travers le Tchad et le Cameroun. Des infrastructures marines telles que des stations de stockage et de chargement seront créées au large de la côte camerounaise, à Kribi.

Le financement de ce projet est actuellement examiné par la Banque mondiale. Sa participation consisterait en un prêt de 250 millions de dollars et un montant supplémentaire de 120 millions pour permettre la participation des gouvernements tchadiens et camerounais aux coentreprises du projet. Le coût total du projet est estimé à 3,5 milliards de dollars et la participation de la Banque mondiale, selon le consortium, est essentielle pour attirer des capitaux supplémentaires en provenance d'investisseurs privés (environ 1,3 milliard de dollars).

L'accord de la Banque mondiale est soumis à des obligations de la part de l'emprunteur. En effet une série d'études sur les impacts environnementaux, sociaux et économiques du projet doit être réalisée et remise à la Banque mondiale. Ce sont sur ces documents que celle-ci s'engage à participer à un projet.

En 1996, suite aux interrogations soulevées par des ONG tchadiennes et camerounaises concernant le caractère secret de la mise en place de ce projet, plusieurs ONG internationales se sont mobilisées pour dénoncer l'implication de la Banque mondiale dans un projet ne respectant pas ses propres directives et objectifs. En France, "les Amis de la Terre" et "Agir ici" ont lancé la campagne "Banque mondiale pompe Afrique des compagnies pétrolières" en juin 1997 avec comme objectif principal de demander aux compagnies pétrolières des garanties sur le respect des populations locales et de l'environnement.

L'implication d'Elf dans le projet pétrolier est avant tout liée aux intérêts politico-stratégiques de la France. En 1978, le consortium américano-britannique composé d'Exxon 60%, Chevron 32 % et Shell 20 %, entreprend une prospection pétrolière au sud du Tchad qui révèle des réserves importantes. Si l'ancien Président Hissène Habré avait choisi d'avantager les Américains, leur octroyant la majeure partie des concessions pétrolières, le Président Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990, a préféré remercier ses amis français.

Dans son interview à l'Express du 12 décembre 1996, M. Le Floch-Prigent affirme : "Mon rôle en Afrique est, entre autres, de s'intéresser à la présence française au Tchad et au Cameroun. C'est la raison pour laquelle Elf entre dans le consortium pétrolier tchadien à la place de Chevron. Mon rôle est de persuader les Américains, discrètement, de traverser la partie francophone du Cameroun." Dans La Lettre du Continent du 9 février 1995, on peut lire "les militaires français voient dans le tracé de l'oléoduc une formidable voie d'accès au sud du Tchad en cas de crise. Si Limbé (en zone anglophone) avait été choisi, l'axe aurait longé la frontière nigériane ce qui aurait rendu les mouvements militaires français plus difficiles."

Sur le plan juridique, les conventions signées entre les compagnies et les pays producteurs sont des instruments juridiques qui donnent carte blanche aux compagnies pétrolières. Une étude critique de la Convention d'établissement entre le Cameroun et le consortium a été réalisée par l'association FERN. La Convention d'établissement représente le principal cadre normatif qui régule la section du projet concernant le Cameroun. La Convention conclue entre la République du Cameroun et la COCTO a été approuvée par la loi camerounaise n° 97-16, le 7 août 1997. Le capital de la société COCTO est réparti de manière égale entre la République du Tchad et la République du Cameroun d'un côté (5 % chacune) et le consortium de l'autre (90 % des parts).

L'article 2.25 souligne que le projet comprend la production et le transport de pétrole provenant de la zone du permis H. Le permis H inclut les zones suivantes : le bassin du lac Tchad, le bassin du Bongor, le bassin du Salamat et le bassin de Doba. Or, seul ce dernier est concerné dans les études environnementales du consortium. Par conséquent, le projet peut inclure des objectifs plus étendus que ceux de la production des gisements de Doba. Cela signifie que, à long terme, l'impact du projet sur la population et l'environnement dépassera largement les effets évalués jusqu'ici par le consortium. Il n'y a aucune obligation de consultation et d'information des populations concernées, ni d'évaluer les conséquences sur l'environnement. Or, une fuite de pétrole dans ces zones peut avoir des conséquences désastreuses sur les cours d'eau de l'ensemble du pays, en raison des lacs et fleuves qui traversent le Tchad.

Article 3 : les termes de la Convention

La validité de la Convention est de 25 ans à dater du commencement des opérations et sera renouvelée automatiquement sur la demande de COCTO pour une autre période de 25 ans. Aucune consultation n'est envisagée avec les populations ou les groupes concernés par le projet avant son renouvellement.

Article 6.3 : les droits et les obligations de la COCTO

L'autorisation pour le transport du pétrole dont la COCTO est devenue titulaire avec la Convention d'établissement permet à la compagnie, sans aucune autorisation ou permis, de mener, entre autres, les activités suivantes sur la zone en concession :

- couper des arbres et arbustes pour des travaux de construction et de transport ;

- utiliser les sources et les cascades d'eau qui n'ont pas été exploitées (il existe une loi nationale qui protège les eaux non exploitées).

Ainsi aucun contrôle ne sera exercé sur ces activités, ce qui laissera la porte ouverte à des abus et une possible dégradation de l'environnement sans que personne ne puisse intervenir pour limiter les excès.

L'article 14.1 stipule que la COCTO peut être soumise à un contrôle sur la sécurité et la protection de l'environnement et de la population. Ce contrôle est prévu par la législation du Cameroun à laquelle se réfère l'article 30. Or l'article 30 ne contient aucune loi faisant référence à la protection de la population et de l'environnement. Une fois encore cela prouve qu'au niveau national, il n'y a pas de structures juridiques qui fassent autorité sur cette société.

Aux termes de l'article 14.14, le personnel de la COCTO doit vérifier les conditions de sécurité des valves, contrôler la corrosion interne et surveiller l'analyse des effluents une fois par an. Cette obligation n'est nullement suffisante pour anticiper une dégradation du matériel et ses inévitables conséquences sur l'environnement ou la population en cas de pollution.

L'article 27.8 spécifie qu'aucune personne, sauf celles employées par le Consortium ou par le gouvernement, ne peut contrôler comment le projet est mené.

Aucune vérification ni évaluation indépendante des activités du consortium ne peut être réalisée.

Articles 30 et 41 : prévoient la supériorité des dispositions de la Convention sur les lois nationales et internationales en cas de conflits. Dans l'étude d'impact sur l'environnement, il est spécifié que "les lois camerounaises seront utilisées dans la mesure où elles ne sont pas contraires aux dispositions prises dans la Convention d'établissement."

Dans l'étude du plan d'aménagement, il est clairement spécifié que la Convention d'établissement prévaut en cas de conflit et de divergences entre la convention et les lois nationales.

Sur le plan social et s'agissant du respect des droits de l'Homme, une fois encore les projets pétroliers ont des conséquences considérables sur la politique intérieure des pays dans lesquels ils interviennent. Au Tchad comme au Cameroun, l'un des soucis majeurs des associations locales et internationales concernant la mise en _uvre de ce projet est de voir augmenter les tensions, les conflits inter-ethniques et les violations des droits de l'Homme. Le projet conduit et conduira à une augmentation des conflits dans le sud du Tchad, malgré un accord de paix signé entre les FARF (Forces armées pour la République fédérale) et le Gouvernement en avril 1997, le climat politique est encore très incertain. L'accord de paix a volé en éclat en octobre 1997, provoquant la mort d'une centaine de personnes dont 52 civils. En mars, plus de cent personnes ont été exécutées, dont une majorité de civils. Les FARF demandaient que 50 % des revenus pétroliers leur soient redistribués. Des rapports complets d'associations des droits de l'Homme sur place, ainsi que ceux d'Amnesty, sont disponibles sur la question. En mars 1998, des coopérants français ont été évacués de la zone et plusieurs d'entre eux ont exprimé leur indignation et leurs inquiétudes concernant la situation sur place. Certains nous ont affirmés aussi avoir vu l'armée française apporter un soutien logistique à l'armée tchadienne lors de ses interventions pour "nettoyer" la région.

Le consortium, dans ses études d'évaluation du projet, n'a fait aucune évaluation du contexte politique et sociologique de la région, n'a pas mentionné les possibles conflits inter-ethniques liés à l'exploitation du projet pétrolier et à la répartition des revenus. Un courrier envoyé à la société Elf à la suite de ces massacres est resté sans réponse. Que ce soit les compagnies pétrolières ou la Banque mondiale, la question des droits de l'Homme est toujours évacuée au titre de la non ingérence dans les affaires intérieures du pays. Par contre l'ingérence dans le domaine de la gestion économique ne leur pose aucun problème.

L'impunité des compagnies pétrolières en cas de violation des droits de l'Homme, est patente. Au Tchad, en novembre 1994, un paysan qui amenait ses deux enfants voir l'atterrissage d'un avion a été tué par les gardes de sécurité d'Exxon. Les villageois ont témoigné que le paysan était l'un d'entre eux et qu'il voulait juste voir l'avion. Le chef militaire a préparé un rapport disant que l'homme était un rebelle et a clos l'affaire. Exxon s'est retranché derrière les militaires et aucune indemnisation n'a été versée à la famille, ni aucune enquête menée à ce sujet.

La situation du député Yorongar, condamné à trois ans de prison ferme pour avoir exprimé une forte opposition à la mise en place du projet et pour avoir dénoncé la corruption de certains membres du Gouvernement par la compagnie pétrolière Elf, est particulièrement sérieuse. Le Parlement européen a adopté une résolution urgente en juin 1998 demandant sa libération immédiate, le respect des droits de l'Homme, la primauté du droit dans le sud du Tchad et le respect des droits des communautés locales à l'information et à la participation au projet. M. Yorongar, député, a notamment dénoncé "la braderie du projet pétrolier, les éventuels dégâts néfastes de l'exploitation du pétrole sur les hommes, la flore et la faune, la formation des parents du Président Idriss Déby dans le domaine pétrolier chez Elf en France, aux Etats-Unis, en Algérie, en Iran, en Irak... en vue de monopoliser l'exploitation du pétrole, le financement des campagnes électorales de certains candidats aux présidentielles de 1996 par Elf, l'obsolescence du code pétrolier, l'absence de code forestier et de l'environnement au moment de la négociation et de l'adoption des projets de loi du 17 juillet 1997, l'intrusion d'Elf dans le consortium en échange du financement du régime de M. Déby au pouvoir au Tchad. L'Union interparlementaire à Genève s'est saisie du cas du député Yorongar et doit rendre ces jours-ci son rapport après la visite qu'elle a effectuée sur place en novembre.

En conclusion, dans des pays où l'instabilité politique est constante et où la démocratie est faible, ce type de projet ne fait que renforcer les inégalités, augmenter les tensions inter-ethniques et la violation de droits de l'Homme. Le manque de cadre juridique sur l'environnement laisse libre court à des abus et ne permet pas d'anticiper les dégradations environnementales que le projet risque d'engendrer.

Il laisse une marge de man_uvre considérable aux entreprises pétrolières qui peuvent imposer leurs politiques, couvrir leurs responsabilités en cas de problèmes environnementaux et/ou humains. Sous couvert des conventions, les compagnies portent directement atteinte à la souveraineté d'un Etat et de sa population.

Il est donc indispensable que les compagnies pétrolières se dotent de critères sociaux et environnementaux avant de réaliser des projets de grande envergure qui auront des conséquences fondamentales sur la vie des populations et sur l'environnement. Evidemment, des organismes indépendants doivent être créés pour contrôler les éventuels codes de conduite mis en place par des compagnies pétrolières.

Mme Hélène Ballande, au nom des "Amis de la Terre", a souligné les conséquences néfastes sur le plan environnemental du projet tchadien.

S'agissant de l'étude d'impact sur l'environnement du projet Tchad Cameroun, la Banque mondiale ne peut financer le projet dans les conditions actuelles qui violent ses directives internes. Elle s'exposerait à un recours devant le panel d'inspection (tribunal administratif interne ouvert aux populations affectées par un projet).

Le gouvernement français doit montrer son attachement aux politiques internes de la Banque mondiale. Il pourrait soutenir les efforts nécessaires de la part du gouvernement tchadien en prenant en charge financièrement certains surcoûts que le respect des populations et de l'environnement implique. Le département environnement de la Banque a confirmé la pertinence des critiques émises par les populations locales et relayées par les ONG internationales. Il a émis des recommandations aux opérateurs du projet, reprises en partie ci-dessous.

Les ONG ont noté de nombreux progrès dans la préparation du projet qui restent néanmoins insuffisants pour garantir que le projet bénéficiera au développement du Tchad et du Cameroun. Les ONG écologistes et de solidarité internationale maintiendront leur pression sur les bailleurs de fonds tant que les demandes des populations locales n'auront pas été satisfaites. Des études supplémentaires sont nécessaires portant en particulier sur : la collecte de données statistiques sociales et environnementales récentes dans la zone du projet (par exemple revenus de la population), les cartes précises montrant les cours d'eau et nappes phréatiques qui seront affectés par le projet, la carte des concessions forestières le long de l'oléoduc, l'analyse des impacts indirects du projet (émissions atmosphériques...), le bilan des déplacements de population qui ont déjà eu lieu pour l'installation des premières infrastructures au sud du Tchad depuis 1995, et le budget nécessaire à la mise en _uvre du plan d'atténuation qui doit être intégré dans le budget global du projet.

Le processus d'information et de consultation est défaillant. Les études d'impact n'ont pas fait l'objet d'une information et d'une consultation suffisantes de la population (violation des directives internes de la Banque mondiale). Les études complémentaires nécessaires devront respecter l'exigence de consultation et d'information publiques sans intimidation armée comme cela a pu être le cas auparavant. Les foyers devant être déplacés doivent être identifiés précisément ainsi que leurs revenus dont le niveau ne devra pas baisser du fait du projet. La population doit être informée des éléments qui ont conduit au choix du tracé de l'oléoduc et à repousser les alternatives possibles ainsi que sur le choix de la construction des installations offshore pour le terminal.

Des rectifications doivent être apportées à ce projet qui doit éviter toutes les zones écologiquement sensibles et les habitats naturels notamment le Rift du Mbere et la forêt de Deng Deng au Cameroun. Le terminal de l'oléoduc doit être déplacé dans une zone où existent déjà des infrastructures afin d'éviter les zones de forêt près de la côte atlantique camerounaise.

Des améliorations sont par ailleurs nécessaires. Un plan de développement des populations affectées par le projet doit être défini en concertation avec ces populations (Pygmées, Bantous, paysans du sud du Tchad). Le renforcement des capacités institutionnelles locales est nécessaire en cas d'accident et pour mettre en _uvre les plans d'atténuation. Il faut mettre en place un mécanisme indépendant de surveillance et d'évaluation des impacts du projet sur les populations et l'environnement local par un groupe d'experts indépendants comprenant des Tchadiens et des Camerounais. Les études et les résultats des enquêtes présentées par ce groupe devront être publics et non la propriété du gouvernement ou du consortium. Des mesures d'atténuation des conséquences de la pression démographique doivent être prises. Les mesures d'atténuation des dommages présentées par le consortium et les gouvernements doivent être précisées. Des infrastructures doivent être construites dans la zone du projet afin de profiter à toute la population (routes, ponts, etc.).

Le rôle de la société civile des pays occidentaux, mais également et surtout des pays concernés a été déterminant pour l'évaluation de la procédure d'étude d'impact suivie dans le cadre du projet Tchad-Cameroun. Il est apparu une fois de plus que les seules prescriptions réglementaires n'ont qu'une portée très limitée en l'absence de tout contre-pouvoir libre de s'exprimer et d'en contrôler le respect.

Au risque parfois de leur liberté et de leur vie, des personnes ont exprimé des critiques sur la procédure de préparation du projet et le résultat des études d'impact, présenté aux bailleurs de fonds. Les Amis de la Terre aux Pays-Bas ont réalisé une évaluation de la première étude d'impact sur le Tchad. Puis l'association Environmental Defense Fund avec le Centre pour l'environnement et le Développement à Yaoundé ont fait une étude critique pour la partie camerounaise du projet. A l'occasion de diverses rencontres, les associations et représentants des populations locales ont également critiqué certains aspects des études présentées par le consortium qui n'avait eu pratiquement aucun recours à des expertises locales. Trop peu de contrôle est réalisé par les actionnaires de la Banque mondiale quant au respect des politiques et directives internes. Il serait en effet de la compétence des administrateurs de se montrer exigeant et rigoureux sur les orientations qu'ils ont eux-mêmes votées au sein de leur Conseil.

Il faut notamment souligner le peu d'intérêt montré par l'administrateur français pour le respect des règles environnementales internes de la Banque mondiale. M. Autheman, alors administrateur, n'a jamais pris contact ni répondu aux courriers envoyés par les associations françaises sur le projet pétrolier Tchad Cameroun depuis 1997. Celui-ci a pourtant été le destinataire de plus de 20 000 cartes postales adressées par les membres des associations "Agir ici", "les Amis de la Terre" et de toutes les ONG qui soutiennent la campagne sur le projet d'oléoduc. On peut souligner qu'à l'inverse les associations françaises ont été en contact avec les administrateurs d'autres pays et ont notamment reçu des réponses circonstanciées et promptes de l'administrateur anglais.

Certains administrateurs européens sont plus sensibles à l'interpellation des citoyens, comme aux Pays-Bas où la mobilisation de la base militante a pourtant été plus faible qu'en France. Le gouvernement hollandais a sollicité une contre-expertise de l'étude d'impact présentée par le consortium afin de se forger un avis indépendant de celui de la Banque mondiale qui peut être amenée à jouer un double rôle de juge et partie, puisque sa logique veut que ses performances soient calculées en fonction du volume de l'encours des prêts qu'elle accorde.

Les instructions qui sont données par le gouvernement français à l'administrateur ne sont par ailleurs pas transparentes contrairement à celles d'autres pays (notamment les Etats Unis) et le Parlement ne discute pas vraiment des orientations de la politique d'aide multilatérale à l'occasion du vote du budget du Trésor. Les administrateurs français à la Banque mondiale ne présentent pas le bilan et les orientations de leur travail à la Commission des Affaires étrangères. Les institutions publiques françaises qui sont sollicitées en tant que "bailleurs de fonds" pour les projets réalisés à l'étranger par des entreprises pétrolières, n'ont pas institué de procédure d'évaluation écologique. En effet, la réglementation française sur les études d'impact et les installations classées, auxquelles pourraient être assimilés les projets d'exploration et d'exploitation pétrolière, n'a aucune portée extra-territoriale.

Une procédure d'étude d'impact écologique participe à l'application du principe de précaution et de prévention puisqu'elle vise à prévenir la pollution et les atteintes à l'environnement en évaluant à l'avance les effets d'un projet. M. Michel Prieur souligne que cette procédure "contraint les autorités publiques à changer de mentalité et d'attitude" ; cette évolution, bien que difficile, est absolument urgente en ce qui concerne les institutions qui gèrent l'aide bilatérale et multilatérale française. Elle conduirait à ce que ce même professeur appelle "la socialisation des actions d'investissements publics".

Pour ce faire, une des pistes envisageables serait la modification de la loi du 10  juillet 1976 relative à la protection de la nature afin d'en étendre l'application à tous les projets financés par un établissement public ou bénéficiant d'une garantie d'une collectivité, d'un établissement public ou de l'Etat français sans limitation territoriale.

Les entreprises ont réussi à réduire considérablement la portée de la loi du 10 juillet 1976 en invoquant notamment le coût des études d'impact écologique et leur incompatibilité avec les exigences et contraintes économiques. Cependant, est-il normal que le coût écologique (sur la santé publique et l'environnement par exemple) des installations polluantes soit payé par la collectivité alors que les entreprises retirent le plus grand profit de leur exploitation ? L'autre argument invoqué par les entreprises est relatif à la concurrence internationale. Cependant, les institutions publiques des autres pays industrialisés ont déjà adopté, sous la pression de leur Parlement, des réglementations exigeant des études d'impact écologiques pour les projets réalisés à l'étranger.

Ainsi, les équivalents américains de l'Agence française de développement, sa filiale la Proparco, et de la Coface qui sont respectivement l'Overseas Public investment corporation (OPIC) et l'Export Import Bank (Eximbank) ont depuis 1985 des instructions en matière sociale et environnementale et ont adopté des "guides environnementaux" (environmental handbook) ou des directives internes en matière d'environnement (environmental guidelines). Ces exigences ont été posées par des lois fédérales votées par le Congrès, notamment les sections 117, 118 et 199 du "Foreign Assistance Act" et le "Jobs through Exports Act" de 1992, ainsi que l'Executive Order n° 12114. Ces procédures reprennent largement celles adoptées par la Banque mondiale au début des années 1990 sous la pression des associations écologistes américaines. Les dernières modifications de ces procédures en 1997 et 1998 résultent d'un processus consultatif des acteurs concernés, y compris la société civile.

Les projets financés sont classés en quatre catégories : les projets sans conséquence pour l'environnement (exemple : les marchés de fourniture de service) qui ne sont soumis à aucune procédure environnementale ; les projets qui ont une faible conséquence sur l'environnement sont soumis à une procédure succincte ; les projets qui présentent un danger pour l'environnement et sont soumis à une procédure d'évaluation d'impact sur l'environnement exhaustive ; les projets interdits car ils engendrent le déplacement de plus de 5 000 personnes et/ou menacent des forêts primaires, des réserves de faune ou de flore, des sites déclarés par l'UNESCO, patrimoine mondial de l'humanité, etc.

Les recherches de l'association sont restées infructueuses sur les obligations et exigences de l'Agence française de développement qui dispose d'un secteur minier et pétrolier et étudie actuellement le financement du projet d'oléoduc au Tchad et au Cameroun. De même, la Coface ne semble absolument pas prendre en compte des critères sociaux ou environnementaux lorsqu'elle garantit au nom de l'Etat français les projets des entreprises pétrolières.

A l'occasion du sommet du G7 de Denver en 1997, les pays industrialisés avaient reconnu l'impact des flux financiers du secteur privé dans les pays en développement et la nécessité pour les gouvernements de tenir compte des facteurs environnementaux lorsqu'ils apportent un soutien financier aux investissements d'infrastructure et d'équipement. Ce langage extrêmement faible adopté dans le communiqué final du sommet visait en fait l'harmonisation des politiques des agences de crédit à l'exportation (Coface pour la France). Il résultait en fait d'une pression très forte des "sherpas" français qui ont bloqué toute proposition des autres pays industrialisés et de la société civile contenant des engagements plus précis. Au contraire, les assurances de crédit aux exportations semblent s'appuyer sur des critères différents moins exigeants pour les projets pétroliers. En effet, les risques pays pour le Cameroun et le Nigeria sont diagnostiqués en ces termes par la Coface : "A moyen terme : risque très élevé sauf secteur pétrolier".

Il serait intéressant de comprendre sur quel fondement se base cette "exception pétrolière" en matière d'assurance publique à l'exportation. Du point de vue social et environnemental, ces projets semblent comporter des risques beaucoup plus importants comme le démontrent actuellement les manifestations des femmes Egi au Nigeria qui réclament le départ de la société Elf mais également les guerres civiles au Congo et en Angola.

Il est de la compétence du Parlement de contraindre ces institutions publiques à se soumettre à des exigences sociales et environnementales lorsqu'elles accordent des subventions publiques. En matière d'assurance-crédit aux exportations réalisée par la Coface pour le compte de l'Etat conformément aux articles L 432-1 du Code des assurances, le Parlement pourrait modifier le régime législatif de ces interventions en exigeant le respect minimum d'une procédure d'étude d'impact écologique des grands projets.

Le Parlement a le pouvoir de limiter les interventions publiques dans le financement des projets pétroliers puisque les banques privées sont réticentes à intervenir dans les "dictatures pétrolières", mais la pression directe de la société civile sur les sociétés pétrolières privées doit se développer car l'intervention publique se réduit toujours un peu plus.

M. Roland Blum a demandé des explications sur le lien existant entre la rupture de la paix au Tchad et la mise en place des accords pétroliers et sur le rôle de la communauté internationale dans ce conflit.

Il s'est interrogé sur la violation par la Banque mondiale de ses propres règles.

Il s'est étonné de la hiérarchie des normes décrites entre Convention d'établissement, lois nationales et traités internationaux.

Evoquant la possibilité de mettre en _uvre une responsabilité pénale des personnes morales en droit international, il a souligné sa difficulté et la faiblesse des moyens dont dispose le Parlement à cet égard en l'absence de convention internationale.

M. Pierre Brana a souhaité des précisions sur les correspondances des "Amis de la Terre" avec la Banque mondiale et avec son administrateur français et sur la nature concrète des atteintes à l'environnement constatées ou prévisibles, notamment sur le tracé de l'oléoduc Tchad-Cameroun.

Insistant sur l'absolue nécessité d'obtenir la libération de M. Yorongar, député emprisonné au Tchad pour son opposition, Mme Marie-Hélène Aubert a voulu mieux comprendre le rôle d'Elf et le lien entre l'arrivée au pouvoir de M. Idriss Déby et le développement du projet d'oléoduc ; elle s'est interrogée sur les rapports entre la sécurité d'Exxon et les forces françaises basées au Tchad.

Elle s'est renseignée sur la nature des relations entre d'une part, les ONG et le consortium pétrolier et d'autre part, les ONG et l'administration française.

Elle a souhaité savoir si le projet faisait l'objet de financements publics français, si la perspective d'un retrait de la Banque mondiale du projet était sérieuse et si des demandes de contre-expertise avaient été adressées au Gouvernement français à l'instar de celles faites en Allemagne et aux Pays-Bas.

S'agissant de l'existence de codes de bonne conduite des entreprises pétrolières, elle a voulu en connaître l'impact.

Mme Annick Jeantet a apporté les précisions suivantes.

Le mémorandum sur l'historique du projet souligne la coïncidence entre les accords pétroliers et la rupture des accords de paix au Tchad. Dans ses réponses, Elf indique systématiquement qu'ils ne sont pas opérateurs, ce rôle revenant à Exxon. Le Premier ministre s'est déclaré "attentif" au projet et M. Charles Josselin a reçu les ONG avant son voyage au Tchad, en septembre 1998. Mais aucune suite réelle n'a été constatée, notamment concernant le cas du député Yorongar. Il est difficile d'avoir des informations sur les liens éventuels entre les gardes de la sécurité d'Exxon et les militaires français. Certains coopérants indiquent que des transports sont effectués par la France.

Mme Hélène Ballande a ajouté que la convention d'établissement entre le Consortium et le gouvernement tchadien s'analysait comme un contrat de droit privé, qui peut donc contenir des exceptions aux lois et conventions internationales, sauf dans la mesure où celles-ci sont d'ordre public.

Le panel d'inspection voit ses actions limitées par le fait que le Conseil d'administration statue sur la recevabilité des plaintes. Celui-ci est alors juge et partie, puisque les performances de la Banque mondiale sont évaluées par le volume d'encours des prêts accordés. Il ne souhaite donc pas trop limiter cet encours pour ne pas remettre en cause sa capacité d'emprunt sur le marché international des capitaux.

La responsabilité pénale des personnes morales paraît relever du rêve, puisqu'on ne peut pas même mettre en cause celle des personnes physiques et on constate, comme dans le cas de l'ex-Yougoslavie, qu'il est très difficile de faire appliquer le droit pénal international. C'est peut être plus efficace de faire appliquer le droit pénal au niveau international en donnant une portée extra-territoriale à certaines lois, comme c'est le cas aux Etats-Unis.

Le choix d'installer le terminal pétrolier dans la région de Kribi est absurde, car il existe déjà un terminal à Limbé.

Elle a souligné les inquiétudes que suscitait pour les populations, la militarisation de la zone d'exploitation au Tchad. Le Trésor intervient dans le projet au titre de l'Aide publique au Développement multilatéral qui passe par la Banque mondiale.

Seule la compagnie Shell disposerait d'un code de conduite et il n'y aurait pas de projet conjoint des compagnies sur ce sujet.

Le soutien financier français provient de l'Agence française du développement et de la Coface ; par ailleurs, le Crédit agricole et Indosuez étudient le projet d'oléoduc. Quant aux soutiens du Trésor, ils passent par la Banque mondiale.

M. Stéphane Hessel, porte-parole d'Info Birmanie, a exposé qu'il se réjouissait de l'existence de cette mission d'information.

A la demande des associations France Libertés et Info Birmanie, il s'est rendu en Birmanie pour rencontrer Mme Aung San Suu Kyi, mais l'autorisation lui en a été refusée. En revanche, il s'est entretenu avec, d'une part ses geôliers, d'autre part, quelques-uns de ses représentants. Il a voulu s'assurer de son opinion sur l'implantation de compagnies pétrolières en Birmanie. Mme Aung San Suu Kyi s'est toujours prononcée contre le projet Yadana, ce qui porte sans doute préjudice à l'avenir de ce projet. Elle estime qu'il conforte la Junte au pouvoir, qui en bénéficie directement. On soutient ainsi un gouvernement qui bafoue les droits de l'Homme et les principes démocratiques, car Mme Aung San Suu Kyi et les forces politiques qu'elle représente ont été élues démocratiquement par le peuple birman.

Pendant son séjour, il a rencontré les responsables de Total, qui lui ont organisé une visite des sites du projet Yadana. La compagnie Total prétend qu'elle fait tout pour apporter son soutien aux populations qui vivent sur le site, mais cette zone est protégée par la compagnie et par la Junte militaire. Elle est souvent déserte, ce qui implique des déplacements de populations. L'argument invoqué par Total "si ce n'est pas notre compagnie, c'est d'autres" ; "on représente les intérêts français", n'est pas convaincant. Cette présence n'est pas vraiment justifiée. A son retour du site de Total, il a exprimé sa gratitude aux responsables de Total qui ont organisé sa visite et leur a fait part de son appréciation des efforts faits pour subvenir aux besoins de la population qui vit sur le site. Cela n'enlève rien à sa conviction que, dans son ensemble, l'opération est contraire aux intérêts des populations de cette région et donc au bon renom de la France dans l'Asie du Sud-Est.

M. Stéphane Hessel a douté également de la position des dirigeants de l'ASEAN, qui considèrent qu'il ne faut pas isoler la Birmanie, qu'il vaut mieux que ce pays en soit membre. Le ministère des Affaires étrangères, dont il a rencontré les représentants sur place, estime de son côté qu'il ne faut pas relâcher la présence de la France, et qu'il ne lui appartient pas d'aller à l'encontre des intérêts de Total. L'Ambassadeur de France en Birmanie affirme en même temps qu'il fait tout son possible pour appuyer les efforts de démocratisation. La Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale a un rôle à jouer dans ce domaine.

Il convient de s'intéresser à l'impact des grands travaux pétroliers sur l'environnement. Le financement par la France de certains projets pétroliers par le biais des garanties accordées est un sujet sur lequel le Parlement devrait être plus directement informé, car le débat budgétaire n'y suffit pas. Il faudrait rendre nos sociétés, opérant en Birmanie, plus attentives au fait que Mme Aung San Suu Kyi jouera un rôle important quand la démocratie sera de retour dans ce pays. Il serait opportun d'attendre et de geler les projets en cours, d'autant que celle-ci s'est largement prononcée sur la nocivité de la présence de Total.

M. Michel Diricq, membre "d'Info Birmanie", a précisé que les principales accusations portées contre Total visaient la collusion avec l'armée birmane, le travail forcé, et le blanchiment de l'argent de la drogue. Un rapport d'une certaine commission "Justice et Paix", du Bangladesh, qui n'a pas de lien avec l'ONG connue sous ce nom en France, ferait justice de ces accusations, mais ses membres ne connaissent pas la Birmanie et n'ont passé que cinq jours dans ce pays avec un interprète appartenant à la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), partenaire de Total. Ainsi, ils prétendent n'avoir pas vu de présence militaire pendant leur séjour, alors que chacun sait que la situation est telle que même si les armes sont cachées quelques jours, les intimidations sont permanentes et présentes dans tous les esprits. "Justice et Paix" ne semble pas s'être rendue du côté de la frontière thaïlandaise alors que, d'après ce qu'en disent les rapports des ONG et de l'opposition, elle aurait pu y voir cinq camps militaires birmans. Enfin, s'ils avaient traversé la frontière, ses "évaluateurs" auraient peut être pu voir également les Thaïlandais qui manifestent contre le gazoduc, la crise économique rendant pour l'instant ce projet inutile, et aussi les réfugiés birmans qui ont fui les exactions de l'armée birmane et le projet de développement local de Total.

M. Cyril Payen, journaliste basé à Bangkok, est intervenu à la demande de l'association "Info Birmanie". A la suite de la publication dans la presse des derniers démentis des sociétés Total et Unocal concernant leur collusion avec l'armée birmane il a effectué plusieurs voyages dans la région du gazoduc, pénétrant même, début décembre, dans le périmètre birman de ce projet.

Il s'est inscrit en faux contre les démentis de Total concernant la collusion avec les militaires. Il a rapporté avoir recueilli de sources militaires thaïlandaise, birmane et karen, comme de la part de salariés birmans de Total, des témoignages permettant d'établir que cette société a offert à chacun des douze bataillons de l'armée birmane opérant dans la zone du projet, tous les mois, de juillet à décembre 1998, 5 millions de kyats, ce qui représente une très grosse somme dans ce pays. Elle a offert également, au mois de décembre 1998, à deux chefs de bataillons de la zone, deux voitures neuves et de l'essence - un produit rare là-bas qu'ils n'auraient pratiquement pas pu se procurer sinon.

Il a pu discuter sur place avec des membres de l'armée birmane et avec des agents du service de sécurité de Total qui ignoraient qu'il était journaliste. Ils lui ont expliqué que des avions de Total avaient été utilisés pour transporter des troupes vers le gazoduc en vue d'une offensive prochaine lors de la saison sèche, troupes qui ont été massées entre Kanbauk et la frontière thaïlandaise. Les directions de Total et d'Unocal ont démenti ces assertions à la suite d'articles parus le 6 décembre 1998 dans le Bangkok Post, mais tous les témoignages confirment cette militarisation à outrance de la région en vue de l'offensive qui doit commencer en janvier.

En décembre 1997, l'offensive de l'armée birmane, qui se déroule à chaque saison sèche, a entraîné l'exode de 20 000 Birmans. L'armée birmane a démenti cet état de fait mais aujourd'hui chacun peut voir tous ces Birmans peuplant quinze camps, appelés "villages birmans" en Thaïlande, qui ne bénéficient pas du statut de camps de réfugiés et qui s'ajoutent aux camps de réfugiés de l'UNHCR. Il est à craindre qu'une nouvelle offensive ait bien lieu prochainement, d'après les témoignages qu'il a pu recueillir auprès du personnel même de Total. Enfin, quant au "développement local" lié au projet Yadana, la route de 60 km construite parallèlement au gazoduc traverse en fait un désert ; aucun village n'est desservi et elle n'est utilisée que par le personnel de Total.

M. Pierre Brana s'est étonné qu'une route de 60 kilomètres ne desserve aucun village, et a voulu savoir si les accusations de prêt d'hélicoptères et de pilotes par Total à l'armée birmane, et de transmission à cette dernière des images satellitaires prises par Total sont crédibles.

Il a demandé si l'embargo contre la Birmanie avait été évoqué comme arme ultime. Il a estimé fort l'argument du retour à la démocratie pénalisant les entreprises qui avaient aidé un régime condamnable.

M. Roland Blum a rappelé qu'un autre intervenant devant la mission avait indiqué que le gazoduc de Yadana n'avait aucune raison d'être dans la mesure où il doit alimenter une usine en Thaïlande dont la construction est arrêtée. Il s'est demandé si cela ne constituait pas un moyen de porter un coup à la Junte birmane.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur le contrat entre Total et la MOGE, sur les contacts de Total avec les autorités françaises. Elle a fait également justice de l'argument "si c'est pas nous c'est d'autres". Elle a évoqué à ce sujet le rapport de la Chambre des Communes sur les multinationales et les droits de l'Homme qui démontrait que ces sociétés hésitaient à se rendre en Birmanie, pays qu'elles citaient comme étant l'un des seuls où elles ne souhaitaient pas travailler.

Elle s'est demandé comment faire évoluer la diplomatie française et quelle devrait être l'attitude de la France face à la Junte birmane.

M. Cyril Payen a apporté les précisions suivantes.

Il a qualifié de crédible la rumeur concernant les prêts d'hélicoptères et de pilotes à la Junte mais s'est montré plus réservé sur l'intérêt qu'aurait eu Total à transmettre des images satellitaires, car la route qui longe la frontière est bonne et permet une surveillance suffisante.

Il a indiqué que lors du prochain sommet ASEAN/Union européenne, la Grande-Bretagne avait refusé d'être présente si la Junte birmane était représentée.

M. Stéphane Hessel a donné les indications suivantes.

Si l'on souhaitait s'associer à des sanctions contre la Junte, l'acte le plus courageux serait d'interrompre le projet de Yadana. Néanmoins, il n'est pas favorable aux embargos qui font plus de tort au peuple qu'à ses dirigeants. Il y a peu d'outils contre les gouvernements dictatoriaux. Pour les dirigeants de Total le projet de Yadana doit être jugé à long terme c'est-à-dire en 2002. Ils considèrent que d'ici là, la Thaïlande aura évolué et que les premiers bénéficiaires en seront les Birmans. Il se demande si on peut donner au gouvernement birman l'apport symbolique que représente la présence de Total. Aux yeux des dirigeants locaux de Total, leur lien avec la MOGE est conventionnel, il est nécessaire à l'exploitation du pétrole. Ils sont convaincus qu'il y aura un jour la démocratie en Birmanie et estiment que c'est pour cela qu'il faut y travailler. Ils savent qu'ils ne peuvent pas échapper aux critiques de collusion et reconnaissent que le gouvernement a déplacé les Karens. L'Ambassade de France en Birmanie entretient des rapports amicaux avec Mme Aung San Suu Kyi. La France part du principe qu'il faut être présent partout dans le monde, sous-estimant ainsi le caractère extra-démocratique extrêmement fort de la Junte birmane très mal vue de la population. Les élections démocratiques l'ont montré.

Ce régime ne se maintient que grâce à la drogue. Il faut donc réfléchir à la présence de la France dans ce pays. Dans son rapport sur les pays du Sud, M. Stéphane Hessel a rappelé qu'il avait souligné l'importance de la défense des droits de l'Homme par la France. Celle-ci aurait une position plus forte si elle assurait cette défense avec plus de fermeté, même si son expansion économique en serait affectée. Le Parlement a une mission dans la définition de la politique étrangère de la France. Le Gouvernement français a annoncé des modifications à ce sujet, il en attend les résultats.

M. Michel Diricq a précisé qu' "Info Birmanie" estimait que Total devait se retirer de la Birmanie, à la suite des déclarations des élus birmans. L'Association souhaite que la Mission parlementaire rencontre les représentants légitimes du peuple birman. "Info Birmanie" est sur ce point d'un avis différent d' "Agir ici" et estime que la France adopterait une attitude plus digne en reconnaissant qu'il est inacceptable de traiter avec la Junte de Rangoon qui est un régime illégitime. Même s'il est important pour la diplomatie française de défendre les entreprises du pays, il faut reconnaître qu'il y a des pays, la Birmanie et le Soudan notamment, où il ne faut pas être présent.

L'implantation de Total accroît la présence militaire dans la région et différents rapports d'ONG démontrent que si la région ne comptait que quelques bataillons de l'armée birmane avant l'arrivée de Total, ils sont à présent au nombre de dix à quinze pour assurer la "sécurité" du projet gazier. Ces troupes pratiquent la tactique dite des "quatre coupures" qui consiste, pour empêcher tout appui des populations à l'opposition armée, à "couper" tout soutien possible en munitions, recrues, nourriture et informations ; autrement dit cette tactique a amené l'armée birmane à pratiquer une guerre totale. Ce type de conflit armé était prévisible car l'armée birmane s'est comportée dans la région du gazoduc comme elle l'avait fait auparavant contre ses autres opposants ailleurs dans le pays. Total aurait pu anticiper ce conflit armé car, notamment en 1991, la Banque mondiale avait refusé d'accorder un crédit pour le projet en conseillant une modification du tracé du gazoduc qui allait traverser une zone où la guérilla durait depuis l'Indépendance, à la fin des années quarante.

L'agence Interpol organise à Rangoon, avec la Junte, un congrès sur l'héroïne à la fin du mois de février 1999. "Info Birmanie" a appris d'après certaines sources qui demandent confirmation, que la Fondation Total aurait accepté de financer une partie de l'organisation en payant les interprètes. "Info Birmanie" souhaiterait savoir si la Fondation Total confirme cette information et elle voudrait dans le même temps que la Fondation Total précise l'ensemble de son programme et de ses objectifs en Birmanie. L'Association souhaiterait en particulier avoir des précisions sur le projet de parc naturel de Myinmoletkat, qui s'étend au-delà de la seule région du gazoduc, indiquant que Total est bien présent au delà du simple "couloir" du gazoduc.

"Info Birmanie" revient enfin sur deux des accusations les plus graves portées contre Total : déplacement de population et travail forcé. "Info Birmanie" ne dit pas que Total est esclavagiste, comme le reprochent souvent les dirigeants de cette société à leurs accusateurs, mais que la Compagnie est engagée dans une spirale de collaboration scandaleuse avec la Junte. Sur la première accusation, même les auteurs du rapport de la commission "Justice et Paix" du Bangladesh, qui tentent de défendre le projet gazier, ont noté que des habitants de Migyaunglaung ont été forcés de quitter leur village et ils ajoutent que Total leur a donné de l'argent en 1997 pour qu'ils reconstruisent leurs maisons ; ce qui indique que ce village a en fait été en partie détruit. Les autres rapports faisant état de déplacements de population font bien mention de destruction dans ce village, mais, d'après "Justice et Paix", la population de ce village aurait été déplacée en 1991, pour raison de sécurité sans qu'il y ait de rapport avec Total. "Justice et Paix" s'est-elle vraiment donné les moyens d'investigation lui permettant d'affirmer cela ? Il reste qu'une destruction de village a bien été constatée.

Sur l'accusation de travail forcé, on sait que la plupart des dénonciations tiennent au lien entre deux projets d'infrastructures : le gazoduc et la voie ferrée Ye-Tavoy.

Il serait important que la Mission parlementaire française puisse recueillir, au moins sur ce point précis, les informations rendues publiques dans le cadre du procès en cours, aux Etats-Unis, contre le partenaire Unocal de Total. "Info Birmanie" ne possède que peu d'informations sur ce procès mais elle croit comprendre que, pour se défendre, les responsables d'Unocal ne nient pas qu'il y ait bien eu des exactions commises dans le cadre du projet de gazoduc mais que la plupart de celles-ci seraient dues, non pas au gazoduc, mais au chantier de la voie ferrée Ye-Tavoy. Il est en fait impossible de nier qu'il y ait eu du travail forcé sur le chantier de la voie ferrée Ye-Tavoy, comme sur tous les travaux d'infrastructures en Birmanie. D'après le "Karen Human Rights Group", une ONG qualifiée de "très crédible" par la Mission d'enquête sur le travail forcé de l'Organisation internationale du travail, c'est la moitié de la population birmane qui est touchée par le travail forcé si l'on compte ceux qui paient pour y échapper. Sur le chantier de la voie ferrée Ye-Tavoy, même la Junte a écrit dans son journal "The New Light of Myanmar" qu'en janvier 1994, plus de 44 000 personnes avaient apporté leur contribution "volontaire" à ce chantier, et l'on sait que cette appellation sert à masquer le travail forcé. Selon le KHRG, de 1993 à 1997, ce sont 300 000 personnes qui ont été obligées de fournir du travail forcé sur ce chantier de voie ferrée, et l'on sait que cela dure toujours. La commission "Justice et Paix" du Bangladesh a bien vu le site de cette voie ferrée mais elle n'y a vu aucun ouvrier. Faute de pouvoir interroger des Birmans, c'est à un responsable de Total qu'elle a alors posé des questions sur la voie ferrée et celui-ci aurait dit que la voie ferrée n'avait aucun rapport avec le gazoduc. C'est ce rapport qui est censé faire la preuve qu'il n'y a pas eu de travail forcé dans le cadre du gazoduc et Total l'a même donné à la Mission d'enquête de l'Organisation mondiale du travail. Si au moins 300 000 personnes de la région ont dû fournir du travail forcé et ont été touchées par les exactions de l'armée birmane à cause de la voie ferrée Ye-Tavoy, à quoi peut dès lors servir le projet de développement local de Total ?

Mme Marie-Line Ramackers a rappelé que "Agir ici" demandait le gel des activités de Total en Birmanie, non son retrait, car cette ONG est consciente que cette entreprise a fait des investissements qui ne sont pas encore rentables. Le gel du projet Yadana est réalisable. Il existe un lien entre Total et la MOGE. Sur le projet Yadana, Total a 31,25 %, Unocal 28,26 %, la PTE 25,50 %, la MOGE 15 %. Sans la MOGE, Total ne pourrait pas exploiter les gisements. Si Total estime qu'une entreprise ne doit pas faire de politique, il reste qu'en commerçant avec la Junte, elle la reconnaît.

Il est difficile pour les ONG de se rendre en Birmanie comme observateurs, car elles obtiennent difficilement des visas. Cependant, fin 1996 des journalistes ont pu se rendre sur le site de Total qui leur avait organisé le voyage. Ils ont pu voir des installations, des fermes modernes qui ne servent pas directement à la population locale.

M. Ben Lefetey a estimé que l'action des élus était importante pour les acteurs locaux. En effet, grâce à la pression des ONG, on constate des évolutions au niveau international. Des études d'impact ont ainsi été rejetées par la Banque mondiale sur le projet Tchad-Cameroun ; ce refus a eu un impact direct. Le vote sur ce projet n'aura lieu qu'à la mi-1999. Il n'est donc pas trop tard pour le changer. Pour les acteurs locaux, souvent des opposants, la protection de parlementaires étrangers et d'ONG revêt une grande importance. Il faut tenir compte du contexte politique dans lequel les acteurs locaux s'expriment. Ils sont fréquemment l'objet de menaces.

Audition de M. Jean-François Bayart, directeur du CERI,

et de M. Luis Martinez, chercheur au CERI

Le mercredi 20 janvier 1999 à 14 heures 30

M. Jean-François Bayart a exposé qu'en tant que politologue, il avait surtout travaillé sur l'Afrique subsaharienne dans une perspective comparative et sur des pays d'Asie centrale dont l'Iran, et avait eu à étudier le rôle des compagnies pétrolières de manière indirecte.

En premier lieu, il a insisté sur la transformation rapide du système. En Afrique subsaharienne, quand on étudie la dimension politique du pétrole, il faut se garder de mythes qui circulent dans la presse et le monde associatif, ce mythe est celui d'Elf. Personne ne doute du rôle politique de cette compagnie, qui a souvent été perçu comme sulfureux en raison des liens structurels avérés qu'Elf entretenait avec la classe politique française et les services secrets français. Il y avait jusqu'à ces dernières années une très forte connexion entre certaines activités politiques et les activités de la compagnie pétrolière. Néanmoins, l'action de cette compagnie ne se réduisait pas à la politique africaine ou à des financements de la politique française. Toutefois, compte tenu de l'exiguïté de certains pays africains où elle opérait, comme le Gabon ou le Congo, son poids pesait sur leur classe politique. Elf n'avait d'ailleurs pas le monopole de ces relations un peu trouble avec les politiques ; les liens d'UTA, puis d'Air France avec les services étaient tout aussi évidents. On constate une fantasmagorie au sujet d'Elf qui demande à être nuancée et qui n'est pas un reflet exhaustif ou la réalité de la complexité du sujet.

Le cas de figure d'Elf est actuellement en transformation rapide, en raison de la chute des cours du pétrole : une série d'exploitations s'en trouvent déstabilisées. Ainsi, le projet d'oléoduc Doba-Kribi est probablement condamné à ne pas être mis en _uvre dans les années à venir, en raison du prix actuel du baril. Ce projet est plus complexe que sa présentation ne le laisse croire car il a des perspectives au Tchad, mais également en Centrafrique et au Soudan. La chute des cours transforme les données du problème même s'il n'est pas certain que l'importance de l'Afrique dans le portefeuille d'Elf s'en trouve diminuée.

La privatisation d'Elf, donnée qui échappe à beaucoup d'observateurs, voire aux chefs d'Etat africains, est également un facteur de transformation rapide. Les problèmes du PDG d'Elf Aquitaine aujourd'hui se situent plus à Wall Street, en raison de l'attitude des fonds de pension américains, que dans les capitales africaines. Il semble que cela change les données du problème y compris dans ses aspects sulfureux. Elf a mesuré les inconvénients de sa situation hégémonique au Gabon et au Congo, elle comprend son intérêt à ne pas être le seul opérateur pétrolier dans ces pays politiquement fragiles. Même si le monde pétrolier est celui de la concurrence acharnée, les joint ventures existent. Les compagnies pétrolières ont souvent intérêt à allier leurs forces pour diminuer leur visibilité, leur risque financier et politique. L'un des objectifs d'Elf dans les années à venir sera d'être moins exposé politiquement, moins hégémonique et visible dans un certain nombre de pays dont le Congo. Il est probable que les compagnies pétrolières ont mesuré les limites de leur puissance en Afrique. Pendant quelques années, elles ont pu estimer qu'elles avaient les moyens d'acheter les classes politiques et de financer des opérations mais depuis quinze ans la dureté des guerres civiles démontre les limites de leur puissance. Ainsi, en septembre 1997 au Congo, Elf a traversé une passe dangereuse à Pointe Noire, et ne donnait pas de consignes rassurantes à son personnel, contrairement au ministère des Affaires étrangères, qui encourageait les familles à revenir à Pointe Noire, car le Président d'alors, M. Pascal Lissouba, avait menacé d'attaquer les avions qui évacueraient les ressortissants étrangers. L'intervention angolaise fut pour Elf une divine surprise. Par ailleurs, Elf ne manque pas de savoir-faire pour assurer la sécurité de son personnel ; on s'en était aperçu lors de la prise de la ville de Soyo par l'Unita en Angola.

Dans le delta du Niger, les compagnies pétrolières vivent dans une grande insécurité et un climat social extrêmement détérioré. Aussi l'illusion de la puissance des compagnies pétrolières doit-elle être relativisée, les responsables de compagnies pétrolières en sont conscients, même si les champs de pétrole offshore, nombreux dans cette zone de l'Afrique, sont plus faciles à gérer au niveau de la sécurité.

En deuxième lieu, M. Jean-François Bayart a souligné le lien assez direct entre l'existence de ressources pétrolières importantes et l'extension de la guerre comme mode de solution des conflits politiques en Afrique subsaharienne. Bien que les compagnies pétrolières ne fassent pas a priori la politique du pire, elles y ont été, dans la pratique, entraînées. Les compagnies pétrolières anglo-saxonnes ont contribué à la chute de Mossadegh en Iran. Entre 1950 et 1960, la compagnie Chevron a indirectement alimenté la guerre civile au Soudan en distribuant des armes aux milices destinées à protéger ses installations pétrolières ; elle a joué un rôle dans l'extension de ce conflit. En Angola, les ressources provenant du pétrole permettent au MPLA, parti unique, d'acheter de l'armement pour financer son effort de guerre, et gouverner le pays sans se poser la question de sa légitimité politique, de sa représentativité ou de sa responsabilité.

En Afrique subsaharienne, les perspectives mêmes de l'exploitation pétrolière sont susceptibles de favoriser l'extension des conflits car elle permet à une partie ou à tous les belligérants d'acquérir des armes et elle rend la détention du pouvoir encore plus convoitable. Si le pétrole se met à couler au Tchad et à remplir les caisses de l'Etat, il deviendra un élément décisif de la guerre civile larvée dans le Sud. Tout indique que la bande au pouvoir du Président Idriss Déby capterait à son strict profit la rente pétrolière, les populations du Sud n'en connaissant que la répression, les armes. Dans le delta du Niger, les conditions d'exploitation du pétrole ont ainsi favorisé l'apparition de dissidences armées d'un type nouveau, inquiétantes en raison de la détérioration de la situation politique et sociale. Des dissidences de ce genre pourraient se développer dans le sud du Tchad si le pétrole venait à être exploité. Les compagnies pétrolières n'ont pas de responsabilités objectives et intentionnelles dans le développement de ces crises, mais elles doivent recourir à des sociétés privées de sécurité. Le contrôle du pipe-line virtuel entre Doba et Kribi intéresse des sociétés comme Executive Outcomes ou leurs concurrents. L'exploitation pétrolière est un facteur qui a poussé au développement de la privatisation de fonctions régaliennes de l'Etat, notamment en matière de défense. Le pétrole n'a pas le monopole de cette évolution que l'on retrouve pour le diamant, mais les enjeux financiers sont encore plus considérables.

M. Luis Martinez, politologue, a exposé qu'il s'était surtout intéressé à l'Algérie et à la Libye. Il a souhaité prolonger la réflexion de M. Bayart sur le rôle de l'exploitation des hydrocarbures dans le développement des conflits. En Algérie, entre 1993 et 1997, la guerre civile a fait entre 80 000 et 100 000 morts, mais elle n'a pas empêché l'exploitation du pétrole et du gaz dans de bonnes conditions. Plus de vingt compagnies pétrolières y sont présentes. En 1991 le marché algérien s'est libéralisé parallèlement au développement du conflit et plus de quarante contrats ont été signés. Le gazoduc Europe-Maghreb a été construit, il fonctionne. Au même moment, tout le nord du pays était réputé invivable en raison de la guerre civile. En Algérie, paradoxalement, le secteur pétrolier et gazier fonctionne de façon rationnelle et n'est nullement handicapé par la situation de guerre civile. Il constitue une sorte d'Etat dans l'Etat, comme l'affirment les responsables de ce secteur.

En Libye, depuis 1995-1996, une guérilla islamiste s'est développée dans la région pétrolière de la Cyrénaïque, qui est la plus pauvre du pays alors qu'elle détient la plupart des richesses pétrolières. Cette guérilla menace de couper le territoire en deux, de créer un émirat et de faire sécession. Malgré l'embargo, vingt-cinq compagnies pétrolières internationales, dont 1 % de françaises, exploitent le pétrole dans cette région où la violence n'apparaît pas comme un handicap. C'est aussi un Etat dans l'Etat. On assiste à une militarisation de la société, au développement des milices en Algérie comme en Libye, à l'effondrement des fonctions régaliennes de l'Etat. Il n'y a plus de représentants ; on transmet le pouvoir aux personnes de confiance qui ne détiennent pas de compétences. La notion de sécurité renvoie à une difficile répartition des richesses issues de l'exploitation pétrolière. La Cyrénaïque qui est la région d'exploitation du pétrole de Libye connaît des crises de subsistance et ne dispose pas d'infrastructures. Les richesses pétrolières n'ont donc aucune incidence sur les populations civiles et les infrastructures publiques. S'il n'y a pas de lien de cause à effet entre exploitation du pétrole et conflits, les ressorts du conflit qui ont des causes sociales, politiques et culturelles, sont à rechercher dans les enjeux pétroliers et gaziers. En raison des bénéfices qu'ils engendrent, ils justifient de nouvelles prises de positions qui anticipent les conflits.

Les relations égypto-libyennes se sont extrêmement crispées en raison de l'exploitation du pétrole dans cette région. Les prétentions égyptiennes sur cette région s'accompagnent d'accusations libyennes sur la manipulation des islamistes par les Egyptiens. On a le même effet entre le Tchad et le Soudan où les excellentes relations entre la Libye et le Tchad s'accompagnent de la crainte que le gazoduc passe par la Libye et non le Cameroun.

L'anticipation de bénéfices non redistribués aux populations civiles jusqu'à présent favorise des situations propices à des crises régionales.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur l'enjeu de politique internationale qui est au c_ur des stratégies des compagnies pétrolières et a demandé quel était le rôle de leur Etat d'origine dans cette stratégie notamment pour Elf.

Elle a voulu savoir si toutes les compagnies pétrolières se comportaient de la même façon.

Constatant que l'utilisation des ressources pétrolières aggravait les conflits, car elle finance des efforts de guerre d'un clan contre un autre, elle a souhaité connaître les propositions qu'il convient de faire sur ce point. Est-ce que des codes de conduite ou des règlements financiers internationaux permettraient de mieux gérer cette situation ?

Elle a souhaité mieux cerner la part prise par les sociétés civiles et le monde associatif dans ce débat ; celles-ci sont très mobilisées au niveau international comme local contre le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun.

Elle a demandé si des points de vue différents sur l'évolution des sociétés africaines émergeaient et comment était déterminée la politique arabe de la France.

M. Pierre Brana a demandé quels étaient les rôles respectifs des réseaux communément appelés Foccart, Corse, Mitterrand, Pasqua, Balladur de la cellule élyséenne ... Certains ont-ils pratiquement disparu ? Ou bien exercent-ils tous encore une influence sur les questions africaines ?

Il a voulu cerner dans quels cas, délibérément, intentionnellement, un consortium pétrolier avait contribué à déclencher une guerre civile non seulement pour défendre ses intérêts mais aussi pour faciliter son implantation ou imposer sa propre puissance.

Observant que le pétrole a une forte spécificité, que l'on ne retrouve ni autour de l'or, ni autour des matières précieuses, il a souhaité en connaître les causes.

Par ailleurs, il a demandé l'avis de ses interlocuteurs sur la réforme de la coopération. Pensent-ils qu'elle amènera des éléments nouveaux dans la politique africaine ?

M. Jean-François Bayart a apporté les réponses suivantes.

Il est incontestable que la spécificité du pétrole existe, par l'ampleur des enjeux financiers qu'il génère et par le rôle stratégique qu'il joue dans les économies industrielles et donc la vie quotidienne des citoyens de ces pays. L'histoire du pétrole est liée aux péripéties des deux guerres mondiales, plus que les autres matières premières. Pendant la deuxième guerre mondiale, tout l'Occident avait besoin de pétrole pour combattre. Cette spécificité historique a engendré une culture du secret. Les pétroliers sont généralement peu bavards. Il existe incontestablement une tradition de "covered action", d'interventions secrètes ; ce fut le cas lors de la chute de Mossadegh en Iran, provoquée par les compagnies pétrolières anglo-saxonnes. De même, le rôle du pétrole dans la guerre d'Algérie n'était pas négligeable. L'exploitation du pétrole génère un alliage curieux de pratiques assez machiavéliques (complots, constitution de réseaux) et de haute technicité (forages en eaux profondes), ce qui n'est pas le cas du diamant. En outre, le pétrole est au c_ur de l'histoire récente.

Les compagnies pétrolières ont joué un rôle direct dans le déclenchement récent de la guerre civile en Afghanistan. Il est clair que Unocal, "compagnie de cow-boys", selon la terminologie du milieu, a armé les Taliban pour faciliter son projet de pipe-line entre l'Asie centrale et le Pakistan via l'Afghanistan et s'est ensuite dégagée. Ceci est un exemple récent de stratégie de déstabilisation.

On peut se montrer sceptique sur le rôle des sociétés civiles. Dans les pays producteurs, les gouvernements se sont montrés habiles à créer leurs sociétés civiles pour obtenir des financements internationaux. Le Tchad et le Cameroun n'échappent pas à cette règle. Il faut aussi s'interroger sur le rôle de certaines ONG qui prétendent structurer la société civile à l'échelle internationale. Leur intervention dans les grands problèmes écologiques est souvent catastrophique. Le WWF, qui milite pour la protection des forêts, et l'extension des réserves, avait de fortes connections avec le Parti National, parti d'extrême-droite et les services secrets en Afrique du Sud. Ceux-ci ont utilisé les grandes réserves de chasse pour leurs bases armées. Le parc Krüger à la frontière de l'Afrique du Sud et du Mozambique a servi de base arrière à ces groupements. Le projet de doubler le parc au-delà de la frontière en territoire mozambicain pourrait avoir pour conséquence de privatiser une partie du territoire national de ce pays. L'intervention de grandes ONG de défense de l'environnement, pour protéger les éléphants, par exemple, a des effets très pervers sur le terrain. La problématique de la société civile et du rôle des ONG demande à être analysée avec minutie. Tous ses effets politiques ne participent pas forcément de la construction de la démocratie. On assiste à une mobilisation forte, venant de la société civile contre les compagnies pétrolières dans le delta du Niger, avec des modes d'action extrêmement violents et dangereux pour les populations même si l'objectif est d'éviter la prédation des richesses. Il n'est pas sûr que de tels actes émanant de la société civile soient très utiles comme un certain "prêt-à-penser" à l'échelle internationale le suggérerait. La problématique de la société civile peut véhiculer des phénomènes opposés à l'idéal de démocratie.

Toutes les contraintes et les conditionnalités imposées aux bailleurs de fonds pour éviter la prédation des ressources ont été d'une efficacité limitée dans le domaine des droits de l'Homme, car les régimes dictatoriaux sont habiles à contourner les injonctions des bailleurs de fonds. Ainsi, le FMI et la Banque mondiale se sont montrés impuissants pendant vingt ans à imposer au Cameroun, Etat modeste et dépendant, la budgétisation de ses ressources pétrolières, alors que le Cameroun était étroitement tributaire des financements internationaux. Toutefois, si un Etat comme la France voulait aller au bout de cette logique, il en aurait les moyens, mais le pouvoir politique hésite à bloquer les financements pour éviter de déstabiliser le pays concerné. La France ne s'est jamais donné les moyens d'appliquer strictement les règles de conditionnalité, sauf lorsqu'elle a fait comprendre au Président Kolingba qu'il devait partir car il avait perdu les élections. On n'a pas agi ainsi au Togo. Généralement les bailleurs de fonds sont pusillanimes et la plupart des pays échappent à leur influence.

En ce qui concerne le rôle du pétrole dans la politique étrangère, on observe que, lors de la constitution d'Elf Aquitaine, l'Afrique n'était pas au c_ur de la décision du Général de Gaulle. L'indépendance énergétique de la France commandait cette création. Il en allait de même en Italie avec l'ENI. Il fallait constituer un pôle pétrolier national indépendant des majors. C'est en Afrique qu'Elf a constitué son portefeuille pétrolier, sans adéquation parfaite entre sa politique africaine et la politique étrangère de la France. Ainsi, lors de la sécession biafraise, le prédécesseur d'Elf, qui opérait au Nigeria, a été très prudent alors que le Général de Gaulle s'était laissé convaincre d'intervenir par le Président Houphouët-Boigny. Finalement, comme les autres compagnies pétrolières, Elf a dû jouer sur les deux tableaux. Le ministère des Affaires étrangères n'a jamais pu instrumentaliser Elf sur le Nigeria. Par contre, au Tchad, Elf ne souhaitait pas s'implanter. Or, le Président Idriss Déby a convaincu l'Elysée d'imposer une prise de participation d'Elf dans le consortium pétrolier opérant au Tchad. Elf faisait ainsi une mauvaise manière à son partenaire américain, sans croire à la richesse du gisement de Doba. En Iran, le gouvernement français a pris une position très ferme à l'encontre des Etats-Unis pour protéger Total quand il a signé ses contrats. Il y a eu une convergence d'intérêts entre cette société et la politique française dans la région. Le degré de connexion entre la politique étrangère de la France et la stratégie des compagnies pétrolières est variable.

Quant aux réseaux, cette notion, de plus en plus utilisée dans la théorie des relations internationales, n'est pas dénuée de pertinence. Certains réseaux africains existent encore. Les réseaux Foccart se sont auto-financés grâce à des connexions économiques. L'un des responsables du réseau Foccart dans l'ouest africain y représentait les berlines Mercedes, ce qui a facilité ses contacts avec les classes politiques. Il y avait des passerelles entre les réseaux Foccart et les services de sécurité protégeant les installations d'Elf. Au Cameroun, un ancien ambassadeur, devenu conseiller du Président Biya, avait de très bonnes relations avec les réseaux de M. Pasqua et M. Jean-Christophe Mitterrand. Il existe aussi une sociabilité liée au travail, aux alliances matrimoniales et au lieu de naissance. Il est frappant de constater que nombre de membres de la classe politique française sont nés en Afrique subsaharienne, au Maroc, en Tunisie, en Algérie. La notion de réseau renvoie à une réalité très complexe et ambivalente des relations internationales. Au niveau plus large, la politique africaine de la France est conditionnée par des facteurs structurants comme sa politique européenne ou sa politique arabe. La manière dont la France a géré la crise au Tchad était conditionnée par la politique arabe ; elle évitait une confrontation trop directe avec la Libye pour ne pas affronter les opinions arabes. Les réseaux ne sont pas un facteur explicatif majeur. Il existe une osmose entre la classe politique, le monde de l'entreprise, la presse et la société civile et les gouvernements africains, qui explique que certains débats sont évités pour se contenter d'un certain "prêt-à-penser". Les réseaux, notamment celui de Jacques Foccart n'ont pas disparu avec lui. Les réseaux de M. Pasqua restent très actifs et intéressent fortement les gouvernements africains, entre autres, car ils travaillent sur la coopération décentralisée qui a permis de redéployer un certain type de coopération entre la France et l'Afrique. Le réseau corse joue sur le mode diasporique avec une sociabilité de terroir. Les Corses sont très présents dans la police, dans l'armée, dans la criminalité organisée, dans le personnel politique. Ils étaient représentés par M. Tarallo dans le domaine du pétrole et par M. Dominici au ministère des Affaires étrangères.

En revanche, les liens traditionnels entre l'Afrique et la France se sont distendus, notamment car cette dernière a mal géré la question des visas et a, de fait, ruiné sa présence culturelle en Afrique. Jusqu'à ces derniers mois, il était impossible d'avoir une coopération scientifique avec les neuf dixièmes des pays francophones. Les bases de la coopération culturelle ont été sapées et beaucoup de flux éducatifs, culturels et commerciaux ont été orientés vers les Etats-Unis qui ont capté l'intelligentsia africaine. Cette politique de refus des visas s'est traduite par des rebuffades et des vexations. De hauts fonctionnaires africains qui se sont vu refuser des visas, en tiennent rigueur à la France. Un conseiller économique proche du roi du Maroc n'était pas venu en France depuis six ans car le refus de son visa au Consulat français de Rabat l'avait empêché de rencontrer en France une personnalité israélienne.

L'action de la société civile n'est pas en soi critiquable mais il ne faut pas considérer que parce qu'un mouvement se réclame de la société civile, il est salutaire. Le cas du Delta du Niger le démontre, ce n'est pas en massacrant que l'on construit une démocratie. Au Sénégal, au nom de la société civile, on a financé des ONG qui sont proches des mouvements islamiques. En revanche, ce n'est pas parce qu'une action émane de l'Etat qu'elle est suspecte.

La réforme de la coopération était, comme Godot, très attendue. Il aurait cependant été utile d'être plus radical. On aurait rendu un certain lustre à notre coopération, souvent accusée, en coupant le cordon ombilical entre la Présidence de la République, le ministère des Affaires étrangères, et l'aide publique au développement.

M. Luis Martinez a ajouté les précisions suivantes.

Une certaine indifférence caractérise les relations franco-africaines. Plus que la force des réseaux, toute une génération d'hommes et de femmes politiques français quelles que soient les appartenances politiques, estiment que dans cette région du monde un bon chef d'Etat est forcément un militaire. Sans se soucier des évolutions sociales, politiques et culturelles, cette génération reproduit des réseaux économiques. Ceux-ci n'agissent d'ailleurs pas tous dans le secteur pétrolier, ainsi en Algérie le réseau pharmaceutique est économiquement important, il échappe au domaine pétrolier, mais son existence dépend de la rente pétrolière.

Il est important de se demander ce que l'on fait des revenus pétroliers, quels sont les retours en terme de financement des partis politiques, où ont-ils été réinvestis pendant les années soixante et soixante-dix. Que fait-on au niveau européen pour le savoir ? On refuse des visas au commun des mortels mais les élites africaines ont les moyens d'envoyer leurs enfants dans les universités européennes. Une génération pense de façon unique sans prendre en compte l'évolution de ces sociétés qui se sont accrues du point de vue démographique et élargies sur le plan culturel. Elles regardent vers l'Asie et les Etats-Unis. Du point de vue politique, le modèle européen n'intéresse plus ces sociétés. Les échanges entre l'Afrique et l'Europe perpétuent un rapport de force déterminé par le militaire, ce qui est inquiétant pour l'avenir de ces relations. Il convient de réfléchir à cette évolution car la classe politique semble se nourrir de préjugés.

La politique arabe de la France ne pose pas en préalable la question des droits de l'Homme, du droit à l'information et à la démocratisation, et du développement de la société civile dans ces pays. Les régimes en place mettent habilement en avant d'autres notions comme la sécurité, les flux migratoires. Le dénominateur commun de ces échanges est : sécurité contre absence de critiques sur l'évolution interne des sociétés. La Tunisie qui offrait toutes les conditions de maturité pour permettre une évolution démocratique dérive vers un système autoritaire préféré à la démocratie qui serait plus instable. L'aspect économique et financier des relations est surdimensionné par rapport au politique alors que les échanges restent faibles.

Audition de M. Francis Perrin,

vice-président de la section française d'Amnesty International

le 26 janvier 1999 à 11 heures

M. Francis Perrin a exposé que Amnesty International avait, pendant longtemps, centré son action sur les Etats, mais qu'elle avait étendu son champ d'action aux acteurs non-gouvernementaux. Sans doute, le droit international des droits de l'Homme est principalement opposable aux seuls Etats, mais Amnesty estime que les entreprises ne peuvent l'ignorer. D'ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l'Homme précise qu'il s'agit d'atteindre un idéal commun et que tous les acteurs de la société doivent s'efforcer de développer le respect des droits de l'Homme et d'en assurer l'application universelle et effective.

Par ailleurs, Amnesty se refuse à adopter des positions de principe sur la légitimité des décisions économiques des entreprises, sauf si ces dernières entrent en collusion avec des forces de sécurité qui violent des droits de l'Homme. Elle a ainsi mis en cause la société américaine Enron pour un projet électrique dans l'Etat du Maharashtra en Inde qui vient récemment de faire l'objet d'un rapport de l'organisation Human Rights Watch.

Amnesty n'utilise pas l'arme du boycott, mais rappelle aux entreprises qu'elles doivent user de leur capacité d'influence en faveur des droits de l'Homme. En outre, Amnesty développe une argumentation générale qui souligne que les pays violant les droits de l'Homme présentent un risque politique et propose aux entreprises sa capacité d'expertise afin que les compagnies puissent l'évaluer avant une décision d'investissement. Amnesty sensibilise aussi les entreprises au fait que leur image de marque peut souffrir de leur passivité et qu'elles ont intérêt dans le long terme à ce que les Etats respectent l'ensemble des règles internationales, dont les droits de l'Homme, ce qui suppose un système judiciaire qui fonctionne bien.

L'industrie pétrolière est, par nature, imbriquée dans les questions de politique intérieure ou extérieure des Etats. Plus que beaucoup d'autres, elle doit avoir des liens étroits avec les Etats qui sont les propriétaires du domaine minier et délivrent les permis d'exploration et d'exploitation. Elle est dépendante des contraintes géologiques et les zones dans lesquelles on trouve des hydrocarbures sont dans beaucoup de cas peu respectueuses des droits de l'Homme. Les compagnies exploitent une matière première stratégique qui nécessite de lourds investissements. Les fusions en cours accroîtront le déséquilibre entre les compagnies pétrolières et certains Etats qui sont placés les uns et les autres dans une situation d'interdépendance. A cause de leur visibilité, les compagnies pétrolières sont souvent les cibles de mouvements de protestation (cas de la Shell au Nigeria) et de boycott dont les auteurs visent en réalité les Etats.

Pendant longtemps, les compagnies ont considéré que le respect des droits de l'Homme ne relevait pas de leur responsabilité et mettaient en avant les vertus économiques et sociales de leurs activités. Elles ajoutent qu'isoler économiquement un Etat est moins efficace que de multiplier les contacts. Amnesty n'a pas de position de principe à propos de cet argument classique. Cependant, depuis quelques années, dans le souci d'améliorer leur image, certaines compagnies (par exemple BP, Shell, Statoil, Total) ont mis en place des procédures, parfois des codes de conduite, et engagé un dialogue avec Amnesty International.

Amnesty leur demande de s'engager publiquement à respecter les droits de l'Homme et surtout les instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme. Ainsi, par exemple, BP et Shell ont récemment déclaré soutenir la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Amnesty encourage l'élaboration de codes de conduite, la mise en place de contrôles internes de ces codes mais, surtout, la définition de contrôles externes, indépendants des directions des entreprises. Ces engagements doivent s'étendre aux filiales et partenaires des compagnies ainsi qu'à leurs fournisseurs.

Les sociétés ont le droit de se protéger en ayant recours aux forces de sécurité du pays d'accueil mais elles doivent s'informer sur les pratiques de ces forces. L'analyse du risque politique intégrant ces éléments doit être effectuée dès l'étude du projet d'investissement. Les sociétés devraient aussi informer et former leur personnel et user de leur influence en faveur des droits de l'Homme même si leur marge de man_uvre est limitée. Dans cet esprit, elles auraient intérêt à collaborer avec les ONG.

La démarche de Shell est caractéristique de cette évolution encore inachevée. Après avoir essuyé de fortes critiques pour ses activités en mer du Nord (Brent Spar) et au Nigeria, cette compagnie s'est engagée en 1998 en confiant à une société d'audit le soin de contrôler l'impact de son action sur l'environnement et sur les droits de l'Homme au plan mondial.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si Amnesty avait tenté de nouer un dialogue avec d'autres compagnies que celles citées par M. Francis Perrin - notamment avec Elf et Total - et quelles réponses avaient été données à ces demandes. Elle s'est informée des moyens d'investigation d'Amnesty et de la nature des outils de contrôle pouvant être mis en place par les compagnies.

Prenant acte du fait que le droit international des droits de l'Homme ne permettait pas d'invoquer la responsabilité pénale des compagnies, elle a souhaité savoir comment les gouvernements pourraient inciter ces dernières à respecter les instruments internationaux et si l'ONU avait engagé une réflexion à ce propos.

Elle a demandé si Amnesty International connaissait des dossiers précis où la responsabilité d'une compagnie était en cause.

M. Pierre Brana a souhaité connaître les informations dont disposait Amnesty à propos du Cameroun et du Tchad.

Il a fait observer que l'appréciation du risque politique était à double tranchant. Il a demandé quelles étaient les compagnies pétrolières qui avaient fait des déclarations publiques sur le respect des droits de l'Homme.

Il s'est informé de la position prise par Amnesty sur les embargos, les sanctions économiques et les boycotts.

M. Francis Perrin a apporté les réponses suivantes.

Quatre compagnies au moins ont engagé un dialogue durable avec Amnesty : Shell, BP, Statoil et Total, d'autres s'étant limitées à quelques contacts ponctuels. Les sociétés européennes paraissent pour le moment plus réceptives à la démarche de certaines organisations non gouvernementales que les américaines.

Elf Aquitaine n'entretient pas de relations avec Amnesty International mais a récemment créé un "comité d'éthique" qui peut être saisi confidentiellement par les salariés de l'entreprise s'ils estiment que telle ou telle action de la compagnie peut être nuisible aux droits de l'Homme. Amnesty a des contacts suivis avec Total à propos de son projet en Birmanie. Ces échanges portent notamment sur le mécanisme de vérification des déclarations d'intention de Total qui fait par ailleurs partie d'un club sur les droits de l'Homme.

Shell, BP et Statoil ont fait des déclarations se référant explicitement aux instruments internationaux sur les droits de l'Homme contrairement à certaines compagnies qui se sont bornées à des déclarations générales. Shell notamment a mentionné la Déclaration universelle dans son code de conduite.

Les instances politiques ont un faible pouvoir de contrôle direct sur les compagnies. Total a déclaré respecter les réglementations qui lui sont applicables, c'est-à-dire les embargos décrétés par le Conseil de Sécurité ainsi que les décisions de l'Union européenne et des autorités françaises. Amnesty, qui a un statut d'observateur auprès de plusieurs organisations internationales, s'efforce de faire progresser le droit international. Dans le cas des activités d'Enron en Inde, Amnesty a alerté les gouvernements qui ont un certain pouvoir sur la compagnie mais l'appel à l'opinion publique est souvent l'arme la plus efficace.

M. Francis Perrin a évoqué quelques dossiers d'actualité où des compagnies ont été impliquées : BP en Colombie, Enron en Inde, Shell au Nigeria - et où Amnesty International a publié des rapports précis. En revanche, s'agissant du projet de Total en Birmanie, aucune information ne permet à ce jour à Amnesty d'affirmer qu'il a pour conséquence directe des violations des droits de l'Homme relevant de nos objectifs. Amnesty espère qu'un dialogue critique pourra s'engager avec Exxon sur son projet intéressant le Tchad et le Cameroun (Shell et Elf sont les partenaires d'Exxon).

D'une manière générale, Amnesty s'efforce de rassembler des informations fiables dans un domaine où la partie immergée est importante. Ce travail inclut des visites sur place mais seulement, dans un souci légaliste, avec l'accord des gouvernements. Amnesty recourt également à des spécialistes et à des réseaux d'information ; elle ne prend position qu'après recoupement des informations collectées.

Le contrôle des engagements des compagnies devrait être indépendant des directions des entreprises. La formule retenue par Shell est intéressante, mais on pourrait concevoir que les compagnies fassent appel à des ONG.

Amnesty n'a pas de position de principe sur les embargos, les sanctions économiques et les appels au boycott font l'objet de débats internes en liaison avec d'autres ONG. Selon l'organisation, le principe d'impartialité qui dicte la conduite d'Amnesty se heurte à l'implication directe d'Amnesty dans de telles consignes. Amnesty préfère demander des comptes aux entreprises en insistant sur leur responsabilité morale.

Les instances de l'ONU réfléchissent à une évolution du droit international sur les droits de l'Homme, mais restent encore attachées à l'approche juridique classique considérant les Etats comme leurs interlocuteurs principaux. Amnesty s'efforce également d'entrer en relation avec la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et d'autres organismes de financement nationaux ou régionaux.

Audition de M. Pierre Péan, écrivain

Mardi 26 janvier à 14 heures 30

M. Pierre Péan a exposé qu'il s'était intéressé aux questions pétrolières sous l'angle international et français de 1972 à 1984 en tant que grand reporter à l'Express, puis au Nouvel Economiste. Plusieurs de ses ouvrages abordent ce sujet, notamment "Pétrole, la 3ème guerre mondiale", "Les émirs de la République", "Affaires africaines" et dans une certaine mesure "L'homme de l'ombre". Au cas où il serait interrogé sur les relations récentes entre Elf et le Gabon, il a tenu à faire savoir qu'il était, depuis 1990, un conseiller de Paul M'Ba Abessole, le chef de l'opposition au Président Bongo et maire de Libreville.

Selon lui, il n'est pas possible d'analyser le rôle actuel des compagnies pétrolières françaises sans entrer dans la genèse de leur création. Total - ex-Compagnie française des Pétroles - est née après la première guerre mondiale pour gérer la part de la France dans les dépouilles de la Turkish Petroleum Company et était liée par nature au quai d'Orsay. Avec une logique proche des majors anglo-saxonnes, elle s'est souvent opposée à Elf, créée justement pour limiter le poids écrasant des "majors". Les deux groupes se sont ainsi opposés dans les années 70 aussi bien en Iran qu'en Irak et en Algérie quand les pays producteurs tentaient de briser l'étau des "majors".

M. Pierre Péan a affirmé qu'il lui semblait impossible d'analyser la politique pétrolière française sous la IVème et la Vème république, et celle d'Elf sans connaître et comprendre le rôle de Pierre Guillaumat, le fondateur d'Elf.

Fils du général Guillaumat qui devient ministre de la guerre du gouvernement Poincaré en 1926, Pierre Guillaumat a été marqué par l'attitude de la Standard Oil qui avait supprimé les approvisionnements à l'armée française pendant la Grande Guerre. Il a mesuré l'importance stratégique du pétrole dans la guerre et l'indépendance de la France et s'est toujours souvenu de la phrase du Tigre : "une goutte de pétrole vaut une goutte de sang".

Il a complété son alphabet pétrolier avec la loi dirigiste de 1928 qui régissait la distribution des carburants par autorisations spéciales. Il est également important de savoir que l'amitié entre le général de Gaulle et Guillaumat datait de l'immédiat après première guerre mondiale, quand de Gaulle venait chez le père Guillaumat qui commandait l'Armée du Rhin, à Mayence. Brillant "corpsard", il exerce ses talents dans différents points de l'Empire. La guerre le surprend en Tunisie.

Pierre Guillaumat s'engage dans les services de renseignements, d'abord au SR Air vichyssois, puis dans ceux du général Giraud et enfin dans le gaulliste BCRA. Cette culture du renseignement imprégnera toutes ses actions et il conservera toute sa vie les relations nouées à cette époque. A la fin de la guerre, le gouvernement fait appel à lui pour diriger la Direction des Carburants où il fait venir ses hommes. Il définit la politique pétrolière française.

L'objectif est ambitieux et clair : approvisionner le marché national avec du pétrole franc. Tel un moine-soldat, Guillaumat se battra pour l'indépendance énergétique de la France. Le général de Gaulle signe une ordonnance, le 12 octobre 1945, pour créer le Bureau de Recherches Pétrolières (BRP) dont Guillaumat prend la présidence. Guillaumat définit la politique pétrolière de la France avec deux de ses amis, Paul Moch et Blanquart. On les appelle les trois Bouddhas. Non seulement ils définissent la politique, mais ils la mettent en _uvre avec le BRP et la Régie autonome des Pétroles (RAP) dirigée par Moch.

Les frontières entre l'Etat et les sociétés pétrolières qui deviendront Elf sont depuis cette époque très floues. Dans la tête de Guillaumat et de ses amis, Elf était la France, attaquer l'une équivalait à attaquer l'autre. Guillaumat, quelles que soient ses fonctions, se considérait comme partie intégrante de l'Etat. Pour mener à bien sa politique, il cherchera toujours à faire partager ses objectifs par les hommes-clés de l'appareil d'Etat en apportant un soin particulier aux patrons de la Rue de Rivoli. Il utilisera beaucoup ses réseaux... La politique menée par Guillaumat et ses amis donne de bons fruits qui s'appellent Lacq, Hassi-Messaoud, Pointe-Clairette, mais les batailles sont dures quand il s'agit d'obliger Total et les majors à commercialiser le pétrole tricolore trouvé par le Groupe Elf.

De nombreuses crises, liées aux ambiguïtés de la situation d'Elf par rapport à l'Etat surgissent régulièrement. A la fin des années quarante, une mission d'enquête sénatoriale accuse Guillaumat de brader l'Empire aux intérêts étrangers quand il associe la Shell à l'exploitation du sous-sol tunisien. En 1958, la sortie du pétrole algérien par la Tunisie provoque également un grave affrontement avec Robert Lacoste... Guillaumat s'oppose durement à François-Xavier Ortoli, le ministre de l'Industrie, quand celui-ci s'apprête à payer 675 millions de francs à Alger alors que le Président Boumediène veut nationaliser les compagnies françaises. Après le premier choc pétrolier, le rapport parlementaire Schvartz posait clairement la question récurrente depuis l'après-guerre : où est l'Etat ? "La DICA a été présentée par bien des témoins comme le vecteur administratif de la profession pétrolière (...) On peut se demander où est l'Etat. Est-il à la direction des Carburants ou à la délégation générale de l'Energie, ou est-il à la tête d'Elf-Erap ?" pouvait-on lire dans ce rapport.

Guillaumat abandonnait son fauteuil à Albin Chalandon, début août 1977, cependant l'effet Guillaumat continuera encore longtemps, mais les temps ont changé. Le problème de la frontière entre l'Etat et Elf se pose à plusieurs reprises avec plus d'acuité que par le passé car, pour cause de libéralisme, la symbiose entre l'Etat et Elf n'est plus aussi totale. Un conflit très sévère a lieu entre le Président d'Elf et André Giraud, le nouveau ministre de l'Industrie. A propos de l'engagement d'Elf en Libye, André Giraud a dit en juillet 1980 : "L'autorité de l'Etat, une fois de plus, est bafouée... C'est intolérable. Le complexe pétro-financier menace la République. Plus tard, c'est au tour de M. Albin Chalandon d'accuser M. Raymond Barre et ses ministres d'avoir voulu affaiblir Elf et humilier ses dirigeants... C'est dans le triangle des relations entre la France, Elf et le Gabon que les ambiguïtés sur le rôle d'Elf sont les plus visibles. Elf est devenue en effet le bras armé de la coopération et de la politique étrangère de la France pour une partie de l'Afrique, l'Afrique pétrolière.

Pendant très longtemps, Elf a été sur la même longueur d'ondes que l'Elysée et la plupart des autres centres de pouvoir de l'Etat. Ainsi M. Pierre Péan rappelle qu'après le coup d'Etat de février 1964, l'intervention militaire française pour ramener Léon M'Ba au pouvoir est décidée conjointement par Jacques Foccart, conseiller à l'Elysée. M. Maurice Robert du service Afrique du SDECE, Pierre Guillaumat et Robert Ponsaillé dont le statut est mixte, il est à la fois employé par Elf et conseiller du président gabonais. Robert et Ponsaillé sont dans les avions militaires qui atterrissent à Libreville. Jusqu'en 1974, M. Pierre Péan estime que l'on peut dire, en exagérant à peine, que le Gabon a été une excroissance de la République dirigée conjointement par Jacques Foccart, le parti gaulliste et Elf. La mort de Pompidou et le départ de Foccart qui la suit vont provoquer des changements dans les relations entre la France et le Gabon. La coopération, pour la première fois, est confiée à un non-gaulliste. Le Gabon va s'autonomiser. Une note du cabinet du ministre de la coopération écrit alors : "Le Président Bongo pense qu'il peut traiter d'égal à égal avec la France". Le "clan des Gabonais" - dominé par le Président Bongo, Elf et quelques inconditionnels de ce dernier - reste néanmoins très puissant dans l'appareil d'Etat français et cherche à influencer la politique de la France. Le Gabon est devenu une base arrière des gaullistes.

M. Maurice Robert, qui est entré chez Elf, s'occupe de la sécurité du Président Bongo. La société pétrolière abrite alors un service de renseignement autonome. L'arrivée de M. Albin Chalandon va quelque peu calmer les initiatives du septième étage de la rue Nélaton.... Le point culminant des ambiguïtés : M. Maurice Robert devient ambassadeur de France en novembre 1979 malgré l'opposition initiale du Président Giscard d'Estaing. Le "Clan des Gabonais" joue contre le Président Giscard d'Estaing. A l'arrivée des socialistes au pouvoir, M. Pierre Marion est étonné de constater qu'existe à Elf un véritable Service de Renseignement qui infiltre ses propres services. Il estime qu'il n'y a pas de place en France pour deux services secrets. La querelle remonte jusqu'à l'Elysée. Un compromis est trouvé...

Les habitudes mises en place par Pierre Guillaumat, au nom de la raison d'Etat, n'ont pas disparu rapidement. Elles ont été moins caricaturales. Lors des premières élections présidentielles ouvertes en 1993, ce n'est pas Elf qui a joué un rôle moteur dans le trucage des élections. Le Président Bongo s'est maintenu au pouvoir grâce à un "coup d'Etat électoral", opéré avec la bienveillante neutralité du gouvernement français. Elf n'est pas davantage intervenu pour les récentes élections, également entachées de très nombreuses irrégularités...

La situation est moins claire au Congo. M. Pierre Péan a cité le propos d'un responsable d'Elf à un journaliste de M6, pour l'émission Capital, diffusée fin novembre 1998 : "Nous sommes des gens réalistes, qui gagnons de l'argent. Que nous le gagnions avec M. Lissouba ou avec M. Sassou N'Guesso, cela nous est égal. L'essentiel est que nous puissions nous maintenir et gagner notre vie". Et quand, en 1993, le Président Lissouba a voulu traiter avec une compagnie américaine, Elf, Matignon et l'Elysée (en période de cohabitation) ont travaillé en parfaite harmonie pour s'y opposer.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir comment est assurée la stabilité des pays où opèrent les compagnies pétrolières. Sur ce point, elle s'est interrogée sur le rôle du gouvernement français, elle a demandé si l'influence d'Elf avait diminué.

Constatant que la rente pétrolière sert en partie à acheter des armes, elle s'est informée sur les moyens dont on disposait pour réguler la rente pétrolière et envisager l'installation de régimes démocratiques dans les pays producteurs de pétrole.

M. Pierre Brana a voulu mieux cerner le rôle actuel des différents réseaux. Sont-ils indépendants de l'Etat et d'Elf ou sont-ils plus ou moins à leur disposition ? Observant que la rente pétrolière a diminué et que Elf privatisée est déconnectée de l'Etat, il a demandé s'il n'y avait pas là un moyen d'assécher les possibilités de corrompre. Il a, à cet égard, constaté que la réélection du Président Bongo n'est pas passée inaperçue, pas plus que celle du Président Eyadema : elles ont fait l'objet de critiques de la presse et de la communauté internationale.

M. Roland Blum a demandé si, dans l'accession du Président Bongo au pouvoir, Elf avait joué un rôle déterminant. Il a voulu savoir pourquoi, en 1979, M. Maurice Robert avait été nommé ambassadeur de France au Gabon malgré les réticences du Président de la République de l'époque et si le système avait évolué à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.

Il s'est renseigné sur le rôle de la FIBA, sur le financement des guerres civiles au Congo par la rente pétrolière et sur le financement de la classe politique française par le Président Bongo.

M. Pierre Péan a apporté les précisions suivantes.

Tout en précisant qu'il n'étudie plus ces questions, il lui semble néanmoins que le rôle d'Elf au Gabon a changé dans les dernières années et se rapproche de celui d'un intervenant classique même s'il reste encore important. Ce changement est dû à la privatisation d'Elf et à la personnalité du Président Jaffré, beaucoup moins fasciné par l'Afrique que ses prédécesseurs. Elf est en train de devenir une société multinationale comme une autre, largement déconnectée de l'Etat ne faisant plus fonction de bras armé de ce dernier.

Le Président Bongo n'a plus besoin d'Elf pour se maintenir au pouvoir et pour entretenir d'excellents rapports avec la classe politique française. Il est le plus vieil homme politique francophone. Il connaît tout le monde, connaît tout les secrets et a financé tous les partis. Il joue habilement de l'impérieuse nécessité de maintenir la stabilité en Afrique centrale et du rôle que le Gabon y tient, comme pôle de stabilité. Après être beaucoup intervenu pour aider le Président Bongo à se maintenir au pouvoir, les autorités françaises ferment les yeux sur les libertés qu'il prend avec les règles démocratiques.

A partir de 1981, plusieurs acteurs ont essayé de changer la nature des relations entre la France et le Gabon. Le plus connu est M. Jean-Pierre Cot, l'éphémère ministre de la Coopération. M. Pierre Marion, patron de la DGSE a également participé à cette tentative d'aggiornamento mais les résistances tant en Afrique qu'en France ont eu raison de ces volontés de changement.

En ce qui concerne l'utilisation de la rente pétrolière, on peut observer qu'un pays comme le Gabon devrait avoir le niveau économique du Portugal si cet argent avait été utilisé convenablement. La conditionnalité des aides devrait pouvoir fonctionner dans les pays du Sud. On peut espérer un jour imposer ainsi la démocratie. Le discours de La Baule n'a pas été bien appliqué. La France, qui s'est impliquée pour imposer le retour de la démocratie dans les pays de l'Est, n'a pas déployé la même énergie pour l'imposer dans les pays du Sud. L'oubli de l'universalisme de certains principes est patent. Néanmoins la réélection du Président Bongo comme celle du Président Eyadema ont été critiquées par la presse française qui a fait largement état des fraudes électorales. Il existe de nombreuses raisons d'espérer. Il me semble évident que le gouvernement français ne veut plus jouer le rôle qui était le sien à l'égard de certains chefs d'Etat amis. Les organisations internationales ont désormais le premier rôle. La jeune classe politique française s'intéresse moins à l'Afrique et quand elle s'y intéresse, elle n'est plus marquée par l'Histoire.

En ce qui concerne la FIBA, M. Pierre Péan n'est pas en mesure d'apporter les précisions demandées par M. Roland Blum et souligne néanmoins qu'il semble difficile d'y voir clair tant les intérêts y sont imbriqués.

Audition de M. Bruno Rebelle,

directeur de Greenpeace France

le 26 janvier 1999 à 16 heures

M. Bruno Rebelle a exposé la politique de Greenpeace dans sa dimension générale. L'organisation ne dispose pas de programme spécifique dénonçant les pollutions dues au pétrole car elle estime que le pétrole, ainsi que les autres énergies fossiles (gaz, charbon ...), est en soi un problème en raison de l'effet de serre provoqué par leur combustion.

Greenpeace en prenant en compte les données produites par les experts du groupe intergouvernemental sur le changement climatique (GIEC) considère que un degré était le maximum d'augmentation acceptable de la température mondiale à l'horizon 2100. Il faut réduire les émissions de gaz carbonique, contingenter la quantité de combustible fossile consommée et limiter à 225 milliards de tonnes d'équivalent pétrole, la consommation des combustibles fossiles d'ici la fin du siècle. Ce chiffre représente le quart des ressources actuelles trouvées, soit un dixième des ressources escomptées. Actuellement, il est préférable d'investir massivement dans de nouvelles politiques d'énergie fondées sur l'économie, l'efficacité énergétique et la promotion des énergies renouvelables plutôt que d'investir dans l'exploration pétrolière. Greenpeace combat le principe même des explorations pétrolières aujourd'hui, surtout dans les zones polaires où l'impact des changements climatiques est le plus visible. Actuellement, l'organisation travaille sur les explorations au nord de l'Alaska entreprises par les compagnies américaines et BP et demande aux compagnies pétrolières d'investir sur une redéfinition en profondeur des politiques énergétiques. Shell a d'ailleurs investi plus de 500 millions de dollars dans le solaire photo/voltaïque pour diminuer le coût unitaire des panneaux solaires et en faciliter l'accès, ce qui est plus porteur d'avenir que l'exploration au nord de l'Ecosse à laquelle se livre la Compagnie. Greenpeace a longtemps travaillé sur les pollutions marines et est très impliqué dans les négociations internationales d'un certain nombre d'accords, tel le suivi de la convention de Londres, les travaux de l'Organisation maritime internationale (OMI) et les négociations de la convention OSPAR qui règle la pollution dans l'Atlantique Nord-Est. Selon la lecture faite par Greenpeace, ces instruments présentent des failles.

La Convention de Londres, instrument juridique contraignant et efficace sur certains points, comme l'interdiction de l'immersion de déchets radioactifs n'est pas opérationnelle en matière d'exploitation offshore. Ainsi, les pollutions générées par l'exploitation pétrolière "offshore" ne sont régulées par aucun texte international. Cette anomalie n'est en rien le produit fortuit de quelque hasard de l'histoire des négociations internationales qui auraient omis d'inscrire ce sujet à leur ordre du jour. Les compagnies pétrolières se sont efforcées de désamorcer chacune des tentatives d'instauration de règles contraignantes en la matière.

La Convention de Londres, qui engage non seulement les 75 pays contractants mais également tous les signataires du Droit de la mer et constitue ainsi l'instrument de choix pour l'application de règles internationales, aurait pu intégrer un titre concernant les rejets en mer des plates-formes pétrolières d'exploration ou d'exploitation. Mais, dès son entrée en vigueur en 1972, les industries pétrolières avaient veillé à ce que soit maintenue une clause d'exemption contenue dans l'article III alinéa 1c formulée ainsi : "les rejets de déchets ou d'autres substances provenant directement, ou indirectement, de l'exploration, de l'exploitation ou du traitement en pleine mer des ressources minérales des fonds marins, ne sont pas concernés par les dispositions de cette convention ..." En d'autres termes, ceci signifie que les activités pétrolières offshore, sans se préoccuper des données scientifiques, des analyses d'impact et sans considération des contraintes logiquement imposées à d'autres activités industrielles, s'autorisent à rejeter ce qu'elles veulent, où elles veulent et dans des quantités qu'elles seules définissent !

Cette exemption a été longtemps considérée comme un anachronisme fâcheux. Lorsque les parties contractantes ont entamé la négociation du protocole de la Convention de Londres, qui devait en actualiser les dispositions en fonction des nouvelles données du droit international, elles ont demandé, à l'initiative des Néerlandais, des Danois et d'autres représentants, que les installations pétrolières offshore fassent l'objet de mesures contraignantes en matière d'environnement. L'unanimité pour cette nouvelle orientation semblait totale jusqu'au moment de la signature du protocole en novembre 1996. Là, certains pays, qui n'avaient jamais pris part aux phases de négociation, ont menacé de ne pas reconnaître le protocole si celui-ci concernait aussi les installations pétrolières. De manière absurde, plutôt que d'accepter une nouvelle règle, c'est une nouvelle exemption qui a été reconnue dans des termes similaires à ceux retenus par l'article III.1.c de la Convention. Si les industries pétrolières ont pu penser qu'elles avaient gagné cette partie, il est évident qu'elles sont apparues sous un jour peu glorieux, montrant le peu de respect qu'elles accordent aux standards environnementaux, contrastant, de façon brutale, avec l'image de haute technologie qu'elles voulaient afficher.

La France pourrait faire avancer ce type de négociations, même si les compagnies françaises n'y sont pas favorables. Certains pays ou certains ensembles régionaux ont adopté des réglementations couvrant leurs eaux territoriales, mais ils sont clairement minoritaires. Qui plus est, les moyens développés pour assurer la mission de contrôle sont sans commune mesure avec les besoins de ce type de mission. Par exemple, jusqu'en 1995, le Royaume-Uni n'avait qu'un seul inspecteur à temps partiel pour surveiller plus d'une centaine de plates-formes dans le secteur britannique de la mer du Nord. Cet inspecteur était dépendant des moyens aériens des compagnies qu'il devait inspecter, ce qui limite l'objectivité d'un tel contrôle. Les compagnies adoptent alors la règle de l'exploitation au moindre coût, se préoccupant fort peu des conséquences environnementales de leurs activités. Le "double standard" est la règle commune, en particulier en Afrique, quel que soit par ailleurs le discours développé par ces exploitants qui ont, bien évidemment, la sagesse de se présenter au public comme des entreprises citoyennes conscientes de leurs responsabilités pour la préservation d'un environnement sain.

Le transport du pétrole par des tankers à travers le globe est régi par l'OMI, institution spécialisée des Nations Unies qui définit les règles d'utilisation des mers du monde entier pour la navigation. Un certain nombre de ses agents sont directement attachés à la prévention des pollutions dont peuvent être rendus responsables les navires qui sillonnent le globe. Malheureusement, l'inefficacité de cette institution sur ce sujet précis est régulièrement mise en exergue. Celle-ci est en partie liée à son mode d'organisation. En effet, le montant des cotisations de chaque pays et la quantification des pouvoirs auxquels elles donnent droit, sont déterminés par le tonnage de leur flotte commerciale. Ce mode de "répartition" équivaut à une prime donnée aux pays possédant le plus grand nombre de super-tankers, pays qui ne sont pas, à proprement parler, les plus concernés par la protection de l'environnement marin. Ces pays, qui ont pour pratique de "louer" leur pavillon à différentes compagnies spécialisées dans le transport d'hydrocarbures, acquièrent par ce système un poids considérable à l'OMI. Cependant, n'ayant guère de préoccupation directe pour la gestion de l'espace maritime, ils confient leur participation à des cabinets d'avocats - généralement américains - qui assurent la représentation dudit "pavillon" lors des séances officielles de l'organisation. On est alors surpris de voir qu'aucun des membres de la délégation du Panama n'est en mesure de parler l'espagnol, qui est pourtant la langue officielle de ce pays d'Amérique centrale !

Le déséquilibre que génère cette situation permet à n'importe lequel de ces "gros contributeurs" de lier le renouvellement de sa contribution au refus de telle ou telle règle qui pourrait contraindre les activités des entreprises qui naviguent sous son pavillon. L'intérêt général, qu'était censée représenter cette assemblée, est donc passé en retrait de l'intérêt particulier des sociétés qui, dans les faits, exploitent les pavillons de complaisance. Si l'on constate par ailleurs que les accidents maritimes, dont l'Amoco Cadiz ou l'Exxon Valdez, sont des exemples qui ont marqué les mémoires, ne constituent que 10% des pollutions marines par les hydrocarbures, les 90% restant étant le fait des dégazages de "routine", on imagine mal comment l'OMI pourra, en l'absence d'une réforme approfondie de ses structures, enrayer un jour ce phénomène.

Des solutions simples ont pourtant été envisagées. Il serait par exemple facile d'inclure dans les taxes portuaires, le coût du traitement des effluents de dégazage des navires. Cette opération ne ferait alors l'objet d'aucune facturation particulière et les compagnies n'auraient aucun intérêt à risquer une condamnation et une amende en procédant au dégazage sauvage en pleine mer. C'est l'inverse qui se passe aujourd'hui. Le coût de récupération et de traitement au port sont peu incitatifs et le montant des condamnations est peu dissuasif. Il est donc préférable, lorsqu'on recherche un bénéfice maximum, de risquer l'illégalité du dégazage sauvage.

M. Pierre Brana s'est enquis du rôle exact de l'OMI par rapport à la navigation et tout particulièrement à celles des supertankers. Il a voulu savoir si systématiquement l'existence d'une exploitation pétrolière générait des atteintes aux droits humains et à l'environnement ou bien si certains cas d'exploitations sont exemplaires. Il a sollicité des indications sur les sites d'exploitation où les droits humains ou environnementaux étaient particulièrement menacés.

M. Roland Blum a demandé si les Etats producteurs voulaient imposer des normes de respect de l'environnement aux compagnies et si à défaut elles devaient acquitter des taxes compensatoires.

Mme Marie-Hélène Aubert a sollicité l'avis de M. Bruno Rebelle sur le code de conduite de la Shell. Est-ce une évolution positive ?

M. Bruno Rebelle a apporté les précisions suivantes.

L'OMI régule l'utilisation de la mer comme voie de navigation, les modalités de transport de matières spéciales qui imposent des règles de sécurité aux navires transportant certaines matières. Elle est une police de la mer.

Contrairement à l'espace maritime international, les territoires nationaux ne font pas l'objet de traités ou de conventions internationales. En Afrique, si on étudie l'exemple du projet d'oléoduc Tchad-Cameroun, le droit de l'environnement est inexistant, le principe pollueur-payeur relève de la fiction totale. Une compagnie pétrolière qui s'y installe cherche à faire un profit maximum en investissant le moins possible. La question environnementale passe par pertes et profits. Dans le cas du projet d'oléoduc Tchad-Cameroun, l'étude environnementale est faite par un bureau contrôlé par l'exploitant. La classification des questions soulevées est une ineptie ; on évoque des risques réels mais inévitables. On pointe les risques sans prévoir ni mesure compensatoire, ni suivi. Sur un projet de pipe-line de 1 000 km, aucune mesure n'est envisagée en cas de rupture alors qu'il y a eu des accidents de ce type au Nigeria. La recherche d'une rentabilité maximum s'oppose au respect de l'environnement. Si, pour les dirigeants de ces pays la finalité première de l'exploitation du sous-sol était le développement, le bien-être de la population et le respect de l'environnement, cela se saurait ! Le Gabon, le Cameroun exploitent du pétrole depuis plusieurs décennies. Le résultat n'est guère convaincant. Au Tchad, des membres de la famille du Président Déby sont en formation dans des universités afin d'acquérir les compétences nécessaires pour occuper certains postes permettant de contrôler l'exploitation pétrolière. La question environnementale est oubliée.

L'exploitation pétrolière est brutale ; peu importe l'impact social ou environnemental, l'important est d'extraire le brut et de le commercialiser au moindre prix. La politique de communication de l'entreprise dans les pays développés est différente de sa pratique à l'autre bout du monde où les compagnies prennent parfois des engagements lors de négociations mais ne les respectent pas. Quand on exploite du pétrole, on extrait aussi des gaz d'assez mauvaise qualité, soit on les réinjecte, soit on les brûle et on rejette du dioxyde de carbone. On pourrait raffiner ces gaz, ce qui permettrait d'électrifier à bas prix des capitales africaines peu éloignées des sites, pour limiter la déforestation. En revanche la fondation Elf ou la fondation Total mènent des actions de protection environnementales qui ne changent pas les pratiques des compagnies dont elles sont issues.

La Banque mondiale a demandé que les études d'impact sur l'oléoduc Tchad-Cameroun soient revues et le trajet a été modifié pour partie. Cependant, il est anormal que les ONG doivent se battre pour obtenir le rapport d'étude d'impact censé être public. Il est anormal que personne ne soit en mesure de préciser où sera l'arrivée du pipe-line dans l'anse de Kribi alors que les travaux ont déjà commencé. La Banque mondiale évolue vers une meilleure prise en compte des préoccupations d'environnement, mais il convient d'être prudent.

Des sites pilotes d'exploitation pétrolière existent ; ce sont des vitrines que l'on montre. A la périphérie des sites d'exploitation, à l'occasion, les compagnies pétrolières ajoutent ici et là des infrastructures utiles aux populations ; elles ne le font qu'à la fin du chantier, alors qu'elles devraient commencer par là. En outre, elles agissent dans des pays pauvres où la liberté de circulation, d'information et d'expression est limitée. Elles peuvent se contenter de faire le minimum. Greenpeace s'est mobilisé sur le rôle de la Shell au Nigeria, particulièrement sur la mort de Ken Saro Wiva en pays Ogoni. L'organisation a dénoncé la collusion entre Total et l'Etat birman. Du Tchad à l'Angola, on peut nourrir toute une étude sur les aspects géopolitiques des relations des compagnies pétrolières avec les Etats africains et sur l'environnement. Les plates-formes d'Elf en Angola sont catastrophiques sur le plan environnemental.

M. Pierre Brana a voulu savoir si Greenpeace avait effectué des recherches sur les plates-formes abandonnées.

Il a demandé si pour combattre les disparités dans le respect des normes environnementales selon les pays, l'opinion publique n'était pas le seul recours, car les compagnies pétrolières qui sont distributrices de produits sont sensibles à cette pression. Il a sollicité l'avis de Greenpeace sur les campagnes de boycott.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé l'avis de Greenpeace sur la convention de Sintra sur le démantèlement des plates-formes.

Elle s'est renseignée sur l'opportunité de l'instauration d'une norme ISO qui inclurait des critères sociaux et environnementaux pour que le consommateur ait le choix. Elle a souhaité des explications sur la polémique concernant Brent Spar.

M. Bruno Rebelle a apporté les précisions suivantes.

La convention OSPAR, qui règle la pollution dans l'Atlantique Nord-Est depuis le Nord de l'Ecosse jusqu'au Portugal, s'est réunie à Sintra au Portugal en juillet 1998 sur trois points : l'immersion des plates-formes pétrolières, le rejet en mer de déchets radioactifs à partir d'installations terrestres et le rejet de produits toxiques à partir d'installations terrestres. La question de l'immersion des plates-formes pétrolières a été évoquée au départ du fait de l'opposition de Greenpeace à la tentative d'immersion de la plate-forme réservoir de Brent Spar de Shell en mer du Nord. Le gouvernement britannique a interdit à Shell de procéder ainsi et lui a demandé de trouver une solution. Shell a admis que, sur le plan environnemental, énergétique et économique, le transport de cette plate-forme en Norvège, son démantèlement et sa transformation en base de loisir était plus rentable. Les industries opérant de tels démantèlements de plates-formes ont d'ailleurs fait pression à Sintra. A la suite de cette réunion, l'immersion de toutes les plates-formes pétrolières a été interdite dans la zone OSPAR, sauf pour les bases de béton de certaines d'entre elles. L'accord est passé avec des grincements de dents des compagnies pétrolières, qui craignent la généralisation à l'ensemble de la planète de l'interdiction de l'immersion des plates-formes, ce que veut obtenir Greenpeace. La difficulté provient des lacunes de la Convention de Londres exposées plus haut. Dans le Golfe de Guinée, des plates-formes pétrolières non utilisées depuis des années ne sont même pas immergées.

Sur toutes les étapes du cycle du pétrole, on constate l'existence d'un double standard. Des bureaux d'études ont montré qu'il était plus rentable de démanteler les plates-formes à terre. En Atlantique Nord, cette perspective est intéressante, mais dans le Golfe de Guinée, c'est plus délicat. Les compagnies pétrolières savent pourtant faire des prouesses technologiques, comme la plate-forme Girasol pour Elf, qui devrait être construite à Fos, et acheminée en Angola ; elle peut donc être rapatriée.

La polémique sur Brent Spar est née d'une erreur de communication sur la nature et la quantité de polluants restant dans la plate-forme, mais la validité de la question posée demeurait malgré l'erreur commise : pourquoi laisser cela aux générations futures ? Greenpeace a gagné sur le principe de l'immersion. Elf, Total, Shell et BP prennent des précautions en Mer du Nord parce qu'elles savent qu'elles ne peuvent pas se permettre des pollutions sur les plages : elles seraient mises à l'index, et attaquées. Sur la plage de Cabinda, en Angola à qui se plaindre ? Aux autorités qui sont dépendantes de l'industrie pétrolière ? Faire pression en Europe et aux Etats-Unis sur des compagnies qui ont un comportement désastreux loin d'ici est possible. Shell a changé de stratégie au Nigeria après la mort de Ken Saro Wiva en raison du boycott lancé spontanément après l'information donnée par Greenpeace. Le chiffre d'affaires de Shell s'est effondré. En France, l'appel au boycott est interdit. L'appel au caractère citoyen de l'entreprise ne suffit pas, en l'absence de règles de surveillance et de transparence offrant aux ONG et aux acteurs locaux la possibilité de s'assurer que la pratique est respectueuse. La Convention de Londres pourrait être cet instrument. La conjonction de la pression de l'opinion publique dans les pays du siège social des compagnies, dans ceux où elle travaille et de l'existence d'instruments juridiques internationaux et la conscience des politiques permettraient d'assurer une pratique rigoureuse. Les normes ISO pourraient être utiles, elles fonctionnent mieux quand elles traitent des produits. C'est différent quand elles sont liées au processus de production. Il n'est pas souhaitable de donner aux compagnies pétrolières un outil de reconnaissance alors que leurs travaux restent particulièrement dangereux pour l'environnement.

Evoquant le problème de la responsabilité pénale des personnes morales en droit international, qui n'existe pas encore aujourd'hui, M. Roland Blum a demandé si Greenpeace avait étudié cette importante question.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur les contacts entre Greenpeace et les compagnies pétrolières. Les échanges de vues sont-ils possibles ? Greenpeace a-t-il tenté de rencontrer des responsables de la DIMAH, du ministère de l'environnement, du ministère des Affaires étrangères, au sujet notamment de l'application des conventions internationales sur l'environnement ? Elle a demandé qui était chargé en France du contrôle de l'application de ces conventions par les compagnies.

Constatant que les projets pétroliers mettent en jeu des sommes colossales, M. Pierre Brana a observé que l'intervention de la Banque mondiale ou de l'Agence internationale de développement (AID) étaient plus fréquemment requises ; il a voulu savoir si les contacts que Greenpeace pouvait nouer avec ces organismes internationaux étaient plus aisés qu'avec des organisations nationales, voire des Etats, aux intérêts plus spécifiques. Il s'est demandé comment l'influence des ONG internationales pouvait être élargie au niveau de la Banque mondiale.

M. Bruno Rebelle a apporté les précisions suivantes.

Greenpeace n'a pas encore entamé un processus d'analyse exhaustive des différents cas sur lesquels la question de la responsabilité pénale des personnes morales s'est posée, la difficulté provient de l'absence d'une cour internationale du droit à l'environnement. L'exemple du Tribunal pénal international est riche d'enseignements car il montre l'ampleur des problèmes avec les personnes physiques. Les enjeux économiques sont tels qu'il faudra des instruments très solides capables de résister à des pressions très fortes. Greenpeace estime que c'est par l'information et la mobilisation de l'opinion publique que l'on avancera le plus rapidement et souhaite qu'au moment où les compagnies pétrolières remettent leurs rapports annuels sur l'environnement, des associations soient capables de les examiner avec soin et de les critiquer en termes de participation au développement durable, le progrès serait alors significatif.

Greenpeace considère qu'il faut être capable malgré les désaccords de débattre avec les industriels et les autorités politiques, ce qui a été fait lors de la préparation des accords internationaux sur l'environnement, notamment la convention OSPAR. Greenpeace France a assisté à des réunions avec des responsables de l'environnement. L'ONG a fourni des documents, car elle travaille sur les différents pays signataires de la Convention ; elle est en mesure de préciser les positions prises par ces Etats. Ces contacts sont fructueux, mais les décalages entre les discours ambitieux tenus au niveau des cabinets ministériels et ceux des administrations concernées sont fréquents. Il n'est pas très facile d'envoyer un représentant du ministère de l'environnement à chaque réunion préparatoire ou lorsque seul le ministère de l'Industrie négocie ; le point de vue des compagnies pétrolières l'emporte. Dans la conduite des négociations préparatoires, il arrive que des fonctionnaires de l'Etat s'écartent significativement de la position officielle politique qu'ils devraient défendre pour soutenir celle du courant dominant de leur ministère. Il n'y a pas de contrôle de l'application de la convention OSPAR en France, car aucune exploitation pétrolière n'est située dans les eaux territoriales françaises. En réalité, les compagnies françaises appliquent le non-droit de pays producteurs de pétrole rarement signataires de conventions sur l'environnement.

Les principes d'action de la Banque mondiale sont intéressants, mais sont-ils appliqués concrètement sur le terrain, quand elle signe des accords avec des gouvernements eux-mêmes tenus par des intérêts industriels ? Le jeu est biaisé ; d'ambitions nobles, on passe assez vite aux pratiques désastreuses. Le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun en est l'illustration. L'hypothèse de départ était de mobiliser les fonds de l'AID pour financer un projet qui ne servira pas à éradiquer la grande pauvreté. La Banque mondiale qui a tenté d'effectuer cette man_uvre, s'est heurtée à une forte mobilisation internationale des ONG, et est revenue en arrière. Le représentant de la Banque mondiale dans certains Etats tient dans la plupart des cas les cordons de la bourse ; il jouit donc d'une grande importance, notamment dans les pays d'Afrique subsaharienne. A l'échelon local, la Banque mondiale apparaît moins neutre dès lors que ses représentants ont noué des liens politico-amicaux avec les industriels et les autorités locales. En outre, la Banque mondiale a intérêt à être remboursée de ses prêts. Entre des critères qui amoindrissent les possibilités de remboursement et d'autres qui le sécurisent, elle choisira l'option la plus sûre sur les investissements faits. Elle a parfois intérêt à faire alliance avec l'industriel qui lui garantira ce retour. Un champ pétrolier vite exploité représente un retour sur investissement plus facilement garanti pour elle. L'exemple de l'oléoduc Tchad-Cameroun est intéressant. La pression des ONG au niveau international et dans les pays d'Europe et d'Amérique du Nord qui détiennent chacun 5% des voix a permis de peser sur le pouvoir de décision de la Banque.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir si Greenpeace souhaitait l'abandon du projet Tchad-Cameroun.

M. Bruno Rebelle a précisé que Greenpeace ne voulait pas priver les Africains d'une ressource importante qui leur appartient. Si Greenpeace obtenait la garantie que l'exploitation pétrolière du champ de Doba bénéficiait aux populations tchadiennes et camerounaises, elle accepterait que les pays du Nord fassent des efforts accrus de réduction de leurs émissions de CO2 pour que ceux du Sud en profitent. Mais, Greenpeace estime que dans l'état actuel des rapports de forces, ce pétrole va directement dans les tankers et ne bénéficiera pas aux populations. Moins il y aura de pétrole en Afrique, plus les solutions africaines seront mises en valeur. Un dixième de l'investissement pétrolier au Tchad pourrait permettre d'équiper les dispensaires et les écoles, en panneaux solaires, en terminaux d'ordinateurs, etc.

Audition de M. Michel de Fabiani,

président directeur général de BP France et

président de BP Amoco pour la région Europe

le 27 janvier 1999 à 9 heures 30

Mme Marie-Hélène Aubert, après avoir exposé les objectifs de la mission d'information, a rappelé que BP avait été entendue par la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes dans le cadre de son enquête sur la politique étrangère et les droits de l'Homme.

M. Michel de Fabiani a exposé que BP était un groupe important mais qu'il n'avait pas d'activités en exploration en France. Depuis le 1er janvier 1999, BP a fusionné avec Amoco.

Il a présenté le Groupe BP : 100 000 salariés, 20 raffineries, une dizaine de sites pétrochimiques et une activité partagée entre l'exploration-production (60%), le raffinage et la distribution (25%) et la pétrochimie (15%). BP a une position de leader dans le solaire. Il est organisé par secteurs et par directions fonctionnelles. Les présidences régionales ont pour fonction la représentation du Groupe et la défense de sa réputation à travers le contrôle du respect du code de conduite BP. Comme tout groupe pétrolier, l'avenir de BP est fondé sur la recherche-prospection et sur des investissements de longue durée (20-25 ans). De ce fait, il est important que la réalisation de ces activités s'effectuent "correctement" et soient perçues favorablement par son environnement.

70% des résultats de BP sont réalisés en Europe et aux Etats-Unis, mais BP a des positions importantes hors de ces deux zones. Par ailleurs, la majeure partie des réserves mondiales connues se trouvent en dehors des Etats-Unis et de l'Europe occidentale. BP a le souci que ses activités soient prospères, rentables et profitables à la communauté. Dans certains domaines, ses pratiques sont en avance sur la réglementation. Ainsi, bien que les connaissances scientifiques ne soient pas certaines, BP estime qu'il est nécessaire de réduire les émissions dans l'atmosphère et s'est fixé l'objectif d'une réduction de 10% d'ici 2010. De même, BP France vient de conclure un accord vers les 35 heures.

Le code de conduite BP a été diffusé à tout le personnel, aux contractants et aux partenaires de l'entreprise, discuté avec les équipes locales et certifié dans chaque pays. Il définit une éthique se fondant sur la Déclaration universelle des droits de l'Homme, prohibant la corruption, les fraudes, les fonds et les transactions secrètes et encadrant strictement les frais de voyage et la pratique des cadeaux. Il prévoit que les rémunérations doivent être adaptées en fonction des responsabilités et des résultats du personnel qui a droit à une formation appropriée. Les relations extérieures de BP doivent être basées sur l'intérêt mutuel, la durée et le respect des communautés et de la dignité humaine. Les règles d'hygiène, de sécurité et de protection de l'environnement sont un souci particulier. BP a divisé par deux en trois ans le nombre des accidents du travail, y compris parmi le personnel extérieur, et par deux en six ans ses émissions dans l'atmosphère. La Compagnie a mis en place un système d'information élaboré afin que les directions nationales soient immédiatement informées de tout accident. Le code de conduite prévoit en outre le contrôle des dépenses et l'enregistrement de toute transaction. Les commissions versées doivent obéir à ces règles. Les compagnies pétrolières sont impliquées dans le monde entier et parfois dans des zones difficiles. Si elles opèrent dans le cadre d'un code de conduite, elles contribuent au développement économique et social.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si le respect du code de conduite de BP avait fait l'objet d'un contrôle interne considérant qu'il était plus transparent d'instituer un contrôle externe.

Elle s'est informée sur la façon dont la sécurité du personnel était assurée par les forces de sécurité des pays d'accueil. Elle a demandé quelle était l'appréciation de la compagnie sur la Birmanie, où certaines entreprises refusent de travailler.

Elle a également souhaité des précisions sur la façon dont BP évaluait le risque politique et sur les moyens dont la compagnie dispose pour veiller à ce que les reversements de la rente pétrolière aux Etats contribuent plus efficacement à leur développement économique et social.

Elle a voulu savoir si la Convention de l'OCDE contre la corruption modifierait la politique de BP et quel était le régime fiscal des commissions.

M. Roland Blum s'est étonné qu'une compagnie paie les services de la police d'un Etat et a demandé confirmation des propos de la Présidente locale de BP en Colombie qui envisageait le départ de sa compagnie si la sécurité n'était pas assurée.

Par ailleurs, il a fait observer que des commissions pouvaient financer la corruption.

M. Pierre Brana a demandé des précisions sur les pays où BP avait refusé de s'implanter et sur les relations de BP avec les ONG. S'agissant de l'application du code de conduite, il a voulu savoir si BP payait des commissions aux apporteurs d'affaires.

Il a souhaité des précisions sur la simultanéité des fusions récentes, qui pourraient conduire à la disparition de petites compagnies locales.

Il a demandé si l'investissement de BP dans l'énergie solaire répondait à un calcul économique, une projection dans l'avenir, ou seulement au souci d'améliorer l'image de BP.

M. Michel de Fabiani a apporté les réponses suivantes.

BP était favorable au code de conduite en instance d'adoption au Parlement européen sous une réserve : son attachement au contrôle interne. Les engagements de l'entreprise sont contrôlés par des audits au même titre et selon les mêmes procédures que le contrôle financier. Des rapports sont publiés régulièrement. En revanche, il ne serait pas souhaitable de créer des superstructures extérieures de contrôle.

BP dispose de ses propres services internes pour assurer sa sécurité, en accord et coopération avec les autorités nationales compétentes. En Colombie, par exemple, le site BP est en pleine jungle alors que les guérillas et le climat général d'insécurité constituent une menace réelle pour les 1 000 employés BP et les 6 000 contractuels. BP a décidé de ne payer ni la guérilla, ni les forces paramilitaires. Un contrat de trois ans a été conclu avec l'armée et la police qui prévoit que BP couvre une partie des dépenses de sécurité et assure le support logistique. BP a également procédé à un audit international sur l'activité de la police et lui a demandé de respecter son code de conduite. BP refuse tout lien avec les forces illégales et joue la carte de la transparence.

Le site BP en Colombie est situé dans une région retirée et peu peuplée, ce qui justifiait la prise en charge du surcoût occasionné par la présence de l'armée pour le budget colombien. Il a confirmé qu'une trop grande insécurité ou l'impossibilité d'appliquer le code de conduite, pouvait conduire BP à se retirer mais qu'une telle décision devait être mûrement réfléchie.

Les Etats ou leurs sociétés nationales reçoivent 85 % des revenus des compagnies pétrolières. BP leur demande dans quelle mesure les régions de production en bénéficient. BP finance des projets de développement. Mais une compagnie ne peut porter de jugement sur la gestion d'un gouvernement.

L'évaluation du risque politique peut être très difficile. Actuellement, BP est intéressé par un projet de développement majeur dans le gaz en partenariat avec la société algérienne Sonatrach, alors que ses activités dans ce pays sont encore peu importantes. L'Algérie a un potentiel économique évident. Cependant, une présence plus forte placerait BP en première ligne avec les risques afférents. En outre un problème de sécurité se pose, en particulier pour la sûreté des pipelines. Par contre, BP ne s'est jamais intéressé à la Birmanie.

S'agissant des décisions d'investissements, il a expliqué qu'elles prenaient en compte tout un ensemble de données (économiques, financières, politiques ...) et que l'on ne savait jamais comment pouvait évoluer un régime à long terme. Il n'existe pas de renonciation à un investissement qui ne s'expliquerait que par une seule raison. BP choisit toujours les pays qui ont un fort potentiel économique.

En ce qui concerne les commissions, BP préfère ne pas effectuer de paiement pour faciliter une opération sauf si cela correspond à une pratique locale et à condition que la commission ait été autorisée par le directeur national et ait été enregistrée. Toute commission doit être proportionnelle au service rendu, vérifiée, approuvée et comptabilisée. M. De Fabiani a relevé que la principale affaire de corruption qui ait concerné BP avait été le fait d'acheteurs en mer du Nord, dans une zone au-dessus de tout soupçon. La convention de l'OCDE ne devrait poser aucun problème et M. De Fabiani s'est engagé à fournir des informations sur le régime fiscal des commissions si on lui en faisait la demande.

Il a exposé que les différentes fusions s'étaient réalisées sans que les uns ou les autres en aient été avertis. Il s'agit d'un mouvement général de l'économie mondiale. Les fusions dans le secteur pétrolier sont une réponse à l'importance des investissements, à la baisse du prix du brut et à la montée de l'instabilité politique et économique en dehors du monde occidental. Les petites compagnies nationales ont toutes les chances de survivre à condition de se consacrer à des marchés locaux.

BP a un service de relations extérieures qui a de nombreux contacts, notamment avec les ONG. Les conflits avec Greenpeace n'ont pas empêché le dialogue. Les journaux de BP rendent compte des opinions des ONG.

BP s'intéresse réellement au solaire, et la baisse du prix du brut, même si elle pose problème, n'a pas ralenti le développement de la compagnie. Le solaire a sa place dans les zones ensoleillées faiblement dotées en infrastructures, ou pour de l'énergie d'appoint. Il pourrait atteindre un jour 10% des ressources énergétiques. En revanche, BP ne souhaite pas investir dans le nucléaire.

M. Roland Blum s'est informé sur les pratiques de BP en matière de droit du travail et dans ses relations avec les sous-traitants.

M. Pierre Brana a souhaité des précisions sur les études d'impact relatives au transport d'hydrocarbures et sur les avantages respectifs des oléoducs ou gazoducs enfouis et aériens.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur les attentes de BP à l'égard de l'Union européenne. L'élaboration d'un code de conduite au niveau européen est-elle utile ?

M. Michel de Fabiani a fourni les précisions suivantes.

BP applique la législation nationale des pays et son code de conduite, qui va parfois au-delà de ces lois (principe de non-discrimination, représentation du personnel, formation, hygiène et sécurité). Les mêmes normes sont appliquées aux sous-traitants. Des sanctions peuvent être prises. Les contrôles sont parfois difficiles dans certains pays mais, dans ces derniers, les sous-traitants sont souvent très liés économiquement à BP, ce qui donne une certaine garantie.

Il a expliqué que les études d'impact permettaient, en consultations avec les autorités locales, d'apprécier toutes les dimensions des problèmes. En Alaska, BP a eu des difficultés. Les oléoducs enfouis sont plus coûteux que les aériens, mais préservent l'environnement à une exception près : en cas de fuite, l'incident est moins facilement détectable. La plupart des oléoducs en Europe sont enterrés.

S'agissant du code de conduite européen, il a rappelé que certaines décisions sont déjà prises au niveau européen ; par exemple, les spécifications des produits pétroliers. En revanche, les taxes sont encore nationales ; heureusement, l'idée d'une convergence fiscale progresse. Un code de conduite européen peut être utile à condition qu'il se borne à fixer quelques règles générales : des principes, un contrôle interne, une diffusion obligatoire.

M. De Fabiani s'est déclaré à la disposition de la commission pour tout complément d'information.

Audition de M. Philippe Jaffré

président directeur général d'Elf Aquitaine

le mercredi 27 janvier 1999 à 16 heures

M. Philippe Jaffré a souhaité traiter de six sujets lui paraissant recouvrir ceux auxquels s'intéresse la mission et sur lesquels il devrait être en état d'apporter sa contribution. Il a estimé ainsi couvrir le champ des questions que le Rapporteur lui a adressées, du moins celles sur lesquelles il dispose d'éléments d'information ou d'appréciation. Il abordera successivement : la stratégie industrielle et internationale d'Elf Aquitaine, la campagne de déstabilisation dont Elf Aquitaine est la cible, les spécificités du régime fiscal de l'exploitation et de la production d'hydrocarbures, les relations avec les communautés à proximité des installations industrielles d'Elf, les commissions commerciales qu'Elf verse, et l'action d'Elf pour protéger l'environnement.

S'agissant de la stratégie industrielle d'Elf Aquitaine, il a considéré que ce n'était pas seulement d'une remise en ordre financière dont Elf Aquitaine avait besoin en 1993. Il fallait, aussi et surtout, un profond changement de stratégie, de culture et d'organisation de façon à réaliser tout le potentiel d'actifs industriels de grande qualité et d'équipes très professionnelles que le Groupe avait progressivement rassemblées ou constituées. A une stratégie de diversification et de croissance par acquisitions s'est substituée une stratégie de concentration sur les métiers industriels du Groupe et de croissance interne. Elf se consacre, désormais exclusivement, à quatre métiers industriels : l'amont pétrolier et gazier, l'aval pétrolier et gazier, la chimie et la parapharmacie. Ils s'exercent sur des marchés dont le taux de croissance est proche de celui de l'économie mondiale. Mais Elf a, dans ces métiers, des avantages compétitifs, des "plus" par rapport à ses concurrents. Ses efforts visent évidemment à renforcer ces "plus", à en tirer le meilleur parti et à corriger les "moins" de façon à croître durablement plus rapidement que la moyenne de ses marchés et donc des concurrents.

L'objectif c'est de porter, d'ici à 2005, l'amont pétrolier au niveau d'excellence des majors anglo-saxons, l'aval pétrolier et gazier au niveau des meilleurs européens, de hisser sa chimie et sa pharmacie parmi les dix meilleurs mondiaux, de faire d'Elf Aquitaine l'une des cinquante plus grandes entreprises industrielles mondiales.

L'amont pétrolier compte 10 150 collaborateurs et mobilise 33 % des capitaux d'Elf Aquitaine. C'est le premier métier historique du Groupe. Dans l'amont, Elf est bien placé sur les trois grands axes de développement de cette industrie : l'offshore profond, la mise en valeur de domaines miniers dans les pays hier fermés à la compétition mondiale et l'ouverture des marchés du gaz et de l'électricité.

Les deux tiers des réserves mondiales d'hydrocarbures encore libres se trouvent dans l'offshore profond. Elles étaient naguère inaccessibles, car trop coûteuses. Avec quelques autres majors pétroliers, Elf a beaucoup investi pour développer les techniques et les compétences nécessaires pour amener les coûts de développement et de production à un niveau comparable à celui de l'offshore classique. Parallèlement, elle a investi pour acquérir du domaine minier dans l'offshore profond et est aujourd'hui parmi les tout premiers mondiaux et même la première pour le taux de succès en exploration depuis deux ans. Les grandes découvertes récentes en Angola ne sont pas l'effet d'un heureux hasard. Elles sont le fruit d'une stratégie réfléchie et patiente.

Aujourd'hui la production d'hydrocarbures d'Elf provient, pour l'essentiel, de huit pays : quatre européens et quatre africains. Aucun d'entre eux n'est prépondérant. Cette répartition convient à la compagnie. Elle est suffisamment concentrée pour que l'entreprise bénéficie des économies d'échelle, clé de la compétitivité dans son industrie. La production est suffisamment dispersée pour que les risques techniques, économiques et politiques associés à notre industrie restent à un niveau acceptable.

Si Elf Aquitaine cherche à s'implanter dans d'autres régions du monde, deuxième axe de sa stratégie pétrolière, ce n'est donc pas pour réduire des risques jugés trop élevés, par exemple en Afrique, ou pour faire face à un déclin imminent. C'est pour construire le développement à long terme de la compagnie. A l'horizon 2005, ces nouvelles implantations qui pourraient apporter 10 % de la production contribueraient ainsi à un peu moins de la moitié de la croissance.

L'entrée dans les marchés du gaz et de l'électricité est le troisième grand axe de développement de l'industrie pétrolière, mais ces marchés restent des marchés régionaux. Elf est le quatrième producteur de gaz en mer du Nord et a une très longue relation de partenariat avec Gaz de France. Dans la distribution, la compagnie dispose d'actifs significatifs et géographiquement bien placés dans le Sud-Ouest français et en Grande-Bretagne. Elf est un grand consommateur de gaz pour son industrie des engrais et dispose d'équipes nombreuses, compétentes et expérimentées. Ces actifs, ces équipes, la responsabilité de tous les développements ont été rassemblés en 1995 dans Elf Aquitaine Gaz. Cette réorganisation majeure a insufflé un nouveau dynamisme à sa stratégie gazière. Comme toute stratégie industrielle, elle prendra du temps pour atteindre son plein épanouissement.

L'aval pétrolier, c'est-à-dire le raffinage-distribution d'Elf est essentiellement européen. Il compte 13750 collaborateurs et mobilise 21 % des capitaux du Groupe. L'industrie européenne du raffinage-distribution opère sur un marché mature. Elle est aussi surcapacitaire. Son rythme de croissance est faible. Pour un raffineur-distributeur comme Elf, la clé du succès se trouve donc dans sa capacité à abaisser continuellement les coûts de production et de distribution, à innover et à disposer de parts de marché significatives. Avec Cepsa, le raffineur-distributeur espagnol dont Elf est actionnaire à 44 %, elle constitue le cinquième raffineur-distributeur européen. L'abaissement des coûts de production est bien engagé : le point mort des raffineries d'Elf a été réduit de 30 % depuis 1993, le débit unitaire de ses stations-service s'est accru de 20 %. L'amélioration continue de la compétitivité, les perspectives de croissance interne rendent Elf confiant dans sa capacité à demeurer un acteur majeur de l'industrie européenne du raffinage-distribution.

La chimie d'Elf compte 33100 collaborateurs dans le monde entier et mobilise 26 % des capitaux du Groupe. Elle combine harmonieusement une chimie de base en Europe de mieux en mieux reliée à ses raffineries, une chimie fine et industrielle et une chimie de produits de performance toutes deux implantées dans le monde entier. Ces activités se renforcent mutuellement. Bien évidemment, les conditions de marché de chacune sont différentes. La chimie de base est gourmande en capitaux, et croît au rythme de l'économie générale. Elle est cyclique, ses marchés et ses producteurs sont régionaux. Elf concentre donc ses ambitions à l'Europe, y compris l'Europe de l'Est. L'amélioration persévérante de la compétitivité est la clé du succès.

La chimie fine et industrielle comme la chimie de produits de performance a un marché mondial, sa croissance est plus rapide que la croissance de l'économie mondiale ; les cycles y sont atténués ou inexistants, les producteurs sont peu nombreux. Dans ses spécialités, Elf Atochem est le leader mondial ou parmi les leaders mondiaux, ses efforts portent aujourd'hui sur la consolidation de ses positions en Europe et en Amérique, sur la construction de centres de production en Asie, spécialement en Chine. Ils visent aussi, par voie d'acquisitions ciblées, à atteindre la taille nécessaire là où sa position doit être renforcée.

Créée dans le domaine de la santé il y a un peu plus de 20 ans par Elf, Sanofi compte aujourd'hui 26 050 collaborateurs dans le monde entier et mobilise 20 % des capitaux du Groupe. La pharmacie est un marché mondial et très porteur puisque son rythme tendanciel de croissance est de l'ordre de 7 % par an. Les médicaments, et tout particulièrement les nouveaux, contribuent puissamment à la maîtrise des coûts de la santé. Ils évitent en effet des hospitalisations toujours extrêmement coûteuses. Ils sont cependant difficiles à mettre au point. Pour le Plavix, il a fallu six ans et investir environ 2,5 milliards de francs sans certitude d'obtenir l'autorisation de mise sur le marché. Pour réussir dans ce métier, il faut d'abord une vraie capacité de découvreur ce qui ne va pas toujours avec la taille. Les unités de recherche de taille raisonnable y sont, au moins aussi efficaces que les grandes. Il faut, ensuite, la capacité de faire face aux aléas du développement d'un médicament et donc conduire de front le plus possible de développements ; mais ceux-ci sont très coûteux. Le nombre de développements et donc le nombre de médicaments, qui, in fine, arriveront sur le marché, est lié à la taille de l'entreprise ou aux alliances qu'elle a su forger. Il faut, enfin, la capacité à mettre le nouveau médicament, une fois homologué par les autorités de santé, sur tous les grands marchés mondiaux (Amérique du Nord, Europe, Japon) dans le plus court délai possible. Là aussi la taille ou les alliances jouent un rôle déterminant.

Aujourd'hui, l'industrie pharmaceutique tend à se concentrer. Une concentration réussie permet d'abaisser les coûts, d'accroître le nombre des médicaments en développement et d'accélérer la mise sur le marché mondial. Mais il existe autant d'exemples de fusions réussies que d'échecs patents. La qualité de la préparation, la réalité du projet industriel, l'accord des cultures d'entreprises, expliquent les unes. L'impréparation, la précipitation, l'absence d'un vrai projet industriel, expliquent sans doute les autres. Sanofi a construit une excellente recherche sur des segments porteurs du marché comme le cardio-vasculaire. En 1997 Sanofi a mis sur le marché mondial l'Aprovel, un antihypertenseur parmi les meilleurs du marché. En 1998 Sanofi a lancé le Plavix, un antithrombotique, qui sera l'un de ces rares médicaments dont le chiffre d'affaires annuel dépasse nettement le milliard de dollars. Sanofi pouvait continuer à se développer de façon durable et très rentable en s'appuyant, cas par cas, sur des alliances, mais il était clair qu'un rapprochement - réussi - avec une autre société pharmaceutique amplifierait les perspectives de développement et de rentabilité. Il était donc souhaitable et a été réalisé en fusionnant Sanofi et Synthélabo. Sanofi-Synthélabo a le potentiel de figurer parmi les dix premières sociétés pharmaceutiques mondiales d'ici à 2005.

Au cours des années qui ont suivi 1993, Elf Aquitaine a beaucoup changé, notamment en ce qui concerne sa logique de croissance. A une croissance externe par acquisitions systématiques, certaines purement financières, elle a substitué la croissance interne assise sur la puissance de sa recherche et la capacité de ses équipes à faire naître et à développer des projets industriels, des produits adaptés à ses marchés. Le Groupe a aussi pris d'avantage conscience que l'amélioration continue de la compétitivité, l'efficacité de l'usage du capital étaient un impératif vital et que le développement ne pouvait être durable que s'il était rentable et que cette rentabilité était la clé de notre indépendance. Ces nouveaux atouts se sont ajoutés aux atouts antérieurs d'Elf : la capacité d'innovation, la maîtrise technique, l'aptitude à opérer de grands projets, l'instinct du développement, l'éthique. Pour permettre à tous de juger objectivement de ses progrès, pour concrétiser ses ambitions, Elf s'est donné trois objectifs précis.

Le premier est la rentabilité, condition du développement durable et de l'indépendance : 15 % de retour sur fonds propres en 2002. C'est le niveau des meilleurs. S'agissant de l'indépendance c'est-à-dire la capacité de l'entreprise à maîtriser son destin, sur longue période, il ne doit pas exister de protection contre la mauvaise gestion, le gaspillage du capital car il n'y a pas d'autre protection durable contre les prises de contrôle hostiles que la performance et la rentabilité. C'est la raison de l'objectif de 15 % de rentabilité durable et donc assise sur de vraies perspectives de développement que le Groupe s'est fixé. Le deuxième est le développement mondial : 40 % du chiffre d'affaires hors d'Europe en 2005, contre 30 % aujourd'hui. Le troisième l'excellence : être en 2005 dans les dix meilleurs mondiaux dans chacun de ses métiers. Elf Aquitaine était hier une grande entreprise franco-française. Elf est aujourd'hui une grande entreprise industrielle européenne. En 2005, Elf sera une entreprise industrielle vraiment mondiale à culture française.

Depuis quelques années, Elf fait l'objet d'une campagne très active de déstabilisation dont l'explication est, malheureusement, banale. Alors qu'elle était une entreprise publique, entre 1989 et 1993, Elf a été victime de détournements considérables. Le montant actuellement connu est d'au moins 1,5 milliard de francs. Le chiffre définitif sera sans doute bien supérieur. Lorsque la direction générale mise en place en août 1993 soupçonna l'existence de ces détournements, elle décida de se séparer des collaborateurs mis en cause. (C'est ainsi que M. Sirven, entre autres, proche collaborateur de l'ancien Président d'Elf, quitta l'entreprise dès 1993), de renforcer les procédures de contrôle notamment au niveau du conseil d'administration, de coopérer avec la justice et, le cas échéant, lorsque des éléments suffisamment probants le permettaient, de la saisir puisqu'elle était seule à même de pouvoir identifier les auteurs et les bénéficiaires des détournements et de permettre ainsi à Elf de récupérer, même partiellement, des sommes détournées. Le simple fait d'avoir saisi la justice suffit à démontrer qu'Elf n'avait, en ce qui la concerne, rien fait de délictueux ou de répréhensible.

Il était évidemment prévisible qu'on exciperait de supposés intérêts de l'entreprise publique ou de l'Etat, qu'on avancerait l'hypothèse d'une vindicte personnelle, qu'on évoquerait des règlements de comptes politiques, que se développerait une campagne de rumeurs. Il était aussi évident que cette campagne de désinformation ne manquerait pas de relais divers, dont certains sûrement de bonne foi, dans différents milieux, le parfum de scandale, surtout relatif à une entreprise publique, étant toujours très attirant. De ce fait, certains événements, souvent anecdotiques, passés ou récents de la vie de l'entreprise, ont été montés en épingle dans l'idée de démontrer qu'Elf était une entreprise louche ayant bâti ses succès sur la corruption à grande échelle, qu'elle était une entreprise gangrenée par la politique. Il n'en est évidemment rien. Elf Aquitaine est un éclatant succès français, puisqu'en un peu plus de trente ans (elle a été créée sous sa forme actuelle en 1967), elle a développé trois métiers industriels qui se situent respectivement au 9ème rang mondial pour la production d'hydrocarbures et au 5ème rang européen pour le raffinage-distribution, au 13ème rang mondial pour la chimie, au 18ème rang mondial pour la pharmacie, et qu'elle figure parmi les 100 premières entreprises mondiales. Dans les 10 ans qui viennent, Elf Aquitaine sera, tous métiers confondus, dans les 50 premières entreprises mondiales.

Ce succès extraordinaire, c'est bien sûr au soutien de l'Etat et de ceux qui, hommes de gouvernement et hauts fonctionnaires, en avaient la charge, à la clairvoyance de ses fondateurs, au premier chef, Pierre Guillaumat, et à la qualité professionnelle de ses dirigeants, de ses cadres et de tout son personnel qu'elle le doit. Elle le doit à leur dévouement, à leur professionnalisme, à leur éthique, car rien de durable ne se construit dans la malhonnêteté et le mensonge. Bien sûr, au cours de son histoire, Elf a fait quelques erreurs, a connu quelques défaillances personnelles. Celles-ci ne lui sont pas particulières. Elles sont le lot commun de toutes les entreprises, de tous les vastes chantiers humains. Ces erreurs, ces défaillances, aussi regrettables soient-elles, doivent être relativisées. Elles ne pèsent pas plus que quelques grains de poussière dans une maison bien tenue. En revanche, le détournement d'au moins 1,5 milliard de francs, n'est pas une anecdote. Le dommage causé est évidemment immense. La justice est saisie. Elle se prononcera un jour sur les responsabilités et prononcera, le cas échéant, les peines qui lui paraîtront adaptées. Elf est une victime. N'acceptez pas qu'elle soit désignée comme coupable, systématiquement salie et soupçonnée.

Quant au régime fiscal de l'exploitation et de la production d'hydrocarbures, on constate que les pétroliers paient beaucoup d'impôts. La production d'hydrocarbures présente la caractéristique d'être très fortement taxée, et ceci à tous les niveaux du processus de production. En France, le consommateur paie 5,90 francs un litre de super 95. Ce litre coûte 70 centimes à produire et à distribuer. Il supporte 5,20 francs d'impôt. La part du lion revient au Trésor français avec 4,90 francs. L'Etat producteur doit se contenter de 30 centimes. On pourrait donc vendre en France le super à 1 franc le litre ! C'est dire si les hydrocarbures sont une énergie particulièrement compétitive. Il faut imaginer ce que serait le prix de l'électricité nucléaire si elle supportait autant de taxes que les hydrocarbures !

Il se trouve aussi que pour certains pays producteurs, les impôts tirés de la production de pétrole représentent une part significative de leurs ressources. Cela fait des compagnies pétrolières qui opèrent chez eux des contribuables importants. Dans un pays d'Afrique, où M. Philippe Jaffré s'est récemment rendu, la fiscalité pétrolière devrait procurer en 1999 un tiers des recettes publiques et celle appliquée à Elf un sixième de ces recettes publiques. Il est vrai qu'en France la fiscalité pétrolière représente un peu plus de 10 % des recettes publiques dont 3 % payés par Elf.

Pour produire des hydrocarbures, il faut d'abord en trouver, et pour en trouver, il faut obtenir du propriétaire du sol et du sous-sol le droit de faire des recherches et en cas de découverte, celui de produire. Ce droit n'est évidemment, et fort légitimement, pas gratuit. Le propriétaire demande un droit d'entrée sur son domaine minier - appelé bonus par la profession - et en cas de découverte, une part très importante des bénéfices réalisés. Il fait jouer la concurrence. Le résultat final, c'est que la compagnie pétrolière prend tous les risques. Elle paie un droit d'entrée, elle prend en charge les dépenses d'exploration. Ces dépenses seront perdues en cas d'échec. En cas de découverte, c'est encore elle qui prendra en charge les dépenses nécessaires pour mettre en production. Elle pourra alors récupérer progressivement ses frais et le partage des bénéfices s'effectuera dans une proportion 80 % pour le propriétaire, 20 % pour la compagnie pétrolière, cette proportion étant, bien sûr, variable selon les zones géographiques et le degré de concurrence. Les compagnies pétrolières paient donc énormément d'impôts aux propriétaires du sous-sol, c'est-à-dire de façon très générale, aux Etats producteurs. Elles en payent encore plus aux Etats consommateurs.

Les compagnies peuvent-elles avoir leur mot à dire sur l'utilisation qui est faite de ces impôts par les gouvernements, c'est-à-dire, si l'on réfléchit bien, intervenir dans l'organisation politique des Etats ? Que dirait-on en France si un contribuable cessait de payer ses impôts parce qu'il considère que le gouvernement n'a pas à fabriquer ou à acheter des armes, à entretenir des forces de police, à construire une industrie nucléaire ? Il ne faut pas confondre les différents niveaux de responsabilité. L'entreprise a le sien. Les Etats en ont un autre. La communauté internationale des Etats un troisième.

L'usage des fonds publics est l'un des problèmes fondamentaux d'organisation d'une collectivité humaine généralement aujourd'hui constituée en Etats. C'est à partir du consentement à l'impôt que se sont, très lentement, très progressivement, construites les institutions représentatives. C'est évidemment aux membres des collectivités humaines de définir leur organisation et cette définition, évolutive au cours du temps, ne peut faire abstraction de leur histoire, de leur culture, de leur niveau de développement économique. Ceux-ci sont différents selon les pays, et de ce fait l'affectation et la répartition du produit des impôts sont très différentes selon qu'on est au Brunei, aux Etats-Unis, en France, au Koweït, au Nigeria, en Norvège. Penser différemment, penser que notre modèle de société doit être celui des autres, c'est se poser, peu ou prou, en colonisateur, c'est considérer, peu ou prou, les autres comme des inférieurs. On reproche à Elf Aquitaine, et d'une façon générale aux sociétés pétrolières, de payer leurs impôts à des Etats et que ces impôts soient, en partie, utilisés pour acheter des armes. Plus subtilement on reproche à Elf, aux sociétés pétrolières, l'usage fait des fonds publics par certains Etats. Les compagnies agissent dans un cadre légal, national et international, précis. Celui-ci autorise-t-il un contribuable à cesser de payer ses impôts en raison de l'usage fait de ceux-ci, à supposer qu'il en ait connaissance ? En revanche, qu'est-ce qui interdit à la communauté mondiale des Etats, dotée d'une organisation supranationale, celle des Nations Unies, de décider soit un embargo sur les armes, soit d'exercer une tutelle sur l'emploi des impôts d'un Etat déterminé ? Elle le fait bien pour l'Irak. Pourquoi ne le fait-elle pas dans d'autres situations ? Elle a ses raisons. Mais il ne faut pas confondre les niveaux de responsabilité. L'ordre public national ou international est de la responsabilité des Etats et de la communauté des Etats, il n'est pas de la responsabilité des entreprises, aussi grandes soient-elles. C'est une responsabilité politique.

Pour toute entreprise ayant des installations industrielles, se pose la question des relations avec les communautés qui les entourent et qui en attendent naturellement des retombées positives en terme d'emplois, de salaires, d'avantages divers et de protection de leur environnement. La question des relations avec les communautés se pose en France autour de ses usines, comme dans tous les pays du monde. Elle est naturellement d'autant plus difficile à traiter que le niveau de vie de ceux qui font fonctionner les usines est un niveau de vie de type occidental, très différent du niveau de vie des populations alentour. Il faut donc tisser des liens avec ces communautés, ces populations et faire en sorte qu'elles considèrent de façon positive l'entreprise. Cela conduit les compagnies pétrolières à faire beaucoup partout dans le monde, et par exemple construire et faire fonctionner des dispensaires, des orphelinats et des maternités mais naturellement ce n'est jamais considéré comme tout à fait suffisant. Il arrive donc que les populations prennent en quelque sorte en otage le personnel sur les installations de l'entreprise, dans l'espoir d'obtenir une amélioration de leur sort. Les réactions des compagnies doivent alors rester extrêmement modérées. Bien sûr, il faut que la prise d'otages cesse, mais sans pour autant des conséquences dramatiques, en particulier pour les populations concernées. Ce sont des situations très difficiles à vivre et fort heureusement tout à fait exceptionnelles.

L'entretien de bonnes relations avec les communautés passe aussi par des services rendus : prêt d'un hélicoptère pour évacuer un blessé, un malade, aide à telle ou telle manifestation ou association... Elle passe aussi par la participation à telle ou telle institution financière. C'est ainsi qu'en France, dans le Sud-Ouest par exemple, Elf a mis des fonds, a fourni une expertise pour les diverses sociétés régionales de développement, comme la SDR et aide à l'implantation d'entreprises. Elle le fait aussi en Afrique, elle aide à la création d'entreprises et d'emplois et a aussi contribué à maintenir au Gabon et au Congo une banque, la FIBA, dont Elf est l'un des actionnaires. Cette banque est, de temps à autre, l'objet d'attaques sans fondement. Le système bancaire est indispensable pour le bon fonctionnement de toute économie. La FIBA, par la qualité de sa gestion, est en mesure de rendre les services bancaires classiques. C'est à la demande de la Banque de France qu'Elf y assume la position d'actionnaire de référence. Dans sa gestion quotidienne, dans la gestion des comptes ouverts par ses clients, personnes privées ou personnes publiques, la FIBA est totalement indépendante. Les dirigeants de la FIBA sont responsables de cette gestion, et celle-ci s'exerce dans le cadre des lois et réglementations françaises en vigueur.

S'agissant des commissions commerciales, comme toutes les entreprises, Elf verse des salaires à ses salariés, paie ses fournisseurs, rémunère ses agents commerciaux en fonction des ventes, verse des commissions à ses apporteurs d'affaires. L'ensemble est évidemment comptabilisé, vérifié par des auditeurs et contrôlé par les administrations fiscales compétentes. Elf verse donc, lorsque c'est justifié, des commissions commerciales. C'est banal et c'est le lot commun de la totalité des entreprises de tous les pays. Tout comme il est possible de payer des salaires fictifs, de surpayer des achats à des fournisseurs, il est possible de verser des commissions surévaluées. C'est donc un canal possible, mais pas le seul, de détournements : le bénéficiaire de la commission surévaluée ristournera une partie de celle-ci au collaborateur malhonnête de l'entreprise. C'est ce qui s'est passé chez Elf entre 1989 et 1993. La direction de l'entreprise doit donc être très attentive dans le contrôle des commissions commerciales, comme elle doit l'être dans les passations de marchés avec les fournisseurs ; mais ce n'est pas parce qu'il y a parfois des salaires fictifs qu'il faut condamner les salaires, ce n'est pas parce qu'il y a des commissions abusives qu'il faut condamner les commissions commerciales. Pour sa part, Elf ne recourt pas à la corruption et la condamne.

Dès les années soixante, Elf Aquitaine avait compris que le développement industriel et la protection de l'environnement avaient des destins liés. Elle a dès 1971, mis en place une direction groupe chargée de l'environnement et développé des technologies, des produits et des comportements qui associent efficacité et respect de l'environnement. Elle a anticipé sur le concept de développement durable qui est, aujourd'hui, à la base de toutes les politiques des grands pays. Pendant de nombreuses années, Elf a privilégié les faits, les réalisations plutôt que les professions de foi. Ses efforts ont porté sur l'incorporation de l'environnement dans tous les métiers, dans toutes ses activités. Par exemple, sans nier l'intérêt des nouvelles normes de management de l'environnement du type ISO 14.000 ou EMAS, Elf estime que celles-ci ne peuvent se concevoir hors d'un management global intégrant l'environnement à tous les niveaux de décision et tenant compte de la culture de l'entreprise. Il reste encore beaucoup à faire, des questions sans réponse et des problèmes non résolus perdurent mais l'environnement est un domaine fort complexe et en résolvant un problème on peut en créer d'autres. Elf favorise une approche globale avec tous ses partenaires. L'expérience montre que l'on est vraiment efficace si on parvient à bien travailler ensemble.

La stratégie d'Elf en matière d'environnement se décline suivant cinq axes principaux : le Groupe développe des technologies et des produits "propres" comme "l'aquazole", émulsion stabilisée d'eau et de gazole qui a la couleur du lait et qui réduit substantiellement les émissions polluantes des moteurs diesels. Il gère les produits et les déchets sur toute leur durée de vie. Ainsi pour la gestion de ses solvants chlorés, Elf-Atochem a conçu deux types de conteneurs étanches pour leur distribution et leur récupération une fois usagés. Ils suppriment tout risque d'exposition, de débordement, d'émission et de contamination accidentelle. Le démantèlement des plates-formes en mer tel celui de Frigg Nord Est a été réalisé en 1996, cette plate-forme a été totalement démontée et ses éléments réutilisés. Le Groupe tente de promouvoir les économies d'énergie, en améliorant la qualité de carburants, et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Il est l'un des seuls pétroliers mondiaux à avoir pris, peu avant la conférence de Kyoto, l'engagement public de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 15 % par rapport à 1990 et ceci pour 2010. Le Groupe s'efforce de prévenir les risques et de répondre de façon efficace et rapide si, malgré tout, un accident se produisait. C'est ainsi qu'au cours des 25 dernières années, Elf n'a été impliqué dans aucun accident industriel majeur, n'a connu qu'un seul sinistre maritime avec l'accident du pétrolier norvégien Mégaborg qui avait pris feu dans le golfe du Mexique et qui transportait une cargaison d'Elf. Cet accident n'a eu aucune conséquence sur l'environnement et est considéré comme l'un des meilleurs exemples de gestion d'une marée noire. A tel point qu'il est aujourd'hui quasiment inconnu. Ce comportement, ces règles, ces standards sont appliqués par Elf dans le monde entier. Par exemple Elf applique, dans le golfe de Guinée, les normes de rejets de mer du Nord, bien qu'il n'existe dans cette région du monde aucune réglementation particulière.

Considérant qu'Elf avait été longtemps perçue comme un instrument de la politique africaine de la France, M. Roland Blum a demandé si sa privatisation avait fait évoluer la situation sur ce point et si Elf pouvait prendre ses décisions en toute indépendance.

Il a souhaité savoir si Elf avait publié un code de conduite et quelles étaient ses pratiques à l'égard des sous-traitants et de la législation du travail.

Il s'est renseigné sur la façon dont le contrôle sur les commissions était exercé par la compagnie.

M. Pierre Brana s'est informé de l'impact de la découverte de trois nouveaux gisements de gaz en mer du Nord, de la stratégie d'Elf par rapport au nucléaire et aux énergies renouvelables.

Il a souhaité savoir si les fusions récentes dans l'industrie pétrolière avaient permis d'atteindre un point d'équilibre ou si le mouvement allait se poursuivre.

Il a demandé si - comme cela a été dit - Elf avait rendu des services à la police d'un Etat étranger - par exemple en prêtant un hélicoptère - et si elle avait eu à payer directement l'armée ou la police d'un pays étranger pour voir assurer la sécurité de ses installations.

Il s'est enquis du pourcentage à partir duquel on pouvait estimer qu'une commission était surévaluée.

M. Philippe Jaffré a apporté les précisions suivantes.

Les commissions, mais aussi les salaires et les achats pouvaient être à l'origine de corruptions. Tout doit être contrôlé et la justice doit faire son travail. Elf contrôle ses sous-traitants à travers des inspections afin de faire respecter les législations nationales et les codes de comportement. Elle effectue ce contrôle dans la mesure de ses moyens.

En aucun cas, Elf n'a prêté un hélicoptère à des services de police. La question ne s'est jamais posée. D'ailleurs, Elf ne possède pas de compagnie d'hélicoptères et loue les appareils dont elle peut avoir besoin. Elf n'a jamais payé non plus les services de police ou l'armée d'un Etat. Dans les pays du monde où elle se trouve, elle n'a jamais été confrontée à ce type de problèmes.

Depuis 1995, Elf dispose d'un code de conduite qui se réfère à la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Il n'a pas été publié jusqu'à présent car Elf ne pratique pas autant l'affichage que les Anglo-Saxons. Néanmoins, ce code sera publié dans le prochain rapport annuel.

L'influence d'Elf en Afrique est très différente de l'idée que peut en avoir une certaine presse. Elf mène des activités d'exploration-production dans seulement cinq pays africains : trois francophones (Cameroun, Gabon, Congo-Brazzaville), un anglophone (le Nigeria) et un lusophone (l'Angola). Il convient de relativiser son rôle. La privatisation n'a rien changé à ses relations avec l'Etat français qui ont toujours été celles que toute grande entreprise entretient avec les pouvoirs publics et qui consistent en des contacts très confiants.

Il existe un marché et des références que connaissent les entreprises. Elles se situent généralement entre 0,5 % et 1 % du marché apporté et sont proportionnelles au service rendu. La décision de verser une commission relève du Président du Groupe ; c'était déjà le cas avant sa nomination. Si les collaborateurs de l'entreprise ont bénéficié d'un reversement, on peut penser que la commission était surévaluée. Cela peut être décelé par l'examen du train de vie des intéressés. Il appartient à la justice de trancher. Les achats peuvent également être sources de corruption. La lutte contre ces délits passe par des contrôles, une éthique d'entreprise et des sanctions exemplaires.

L'évaluation des découvertes de gaz en mer du Nord n'est pas achevée. Le marché du gaz va s'étendre dans les prochaines années. Sur le plan économique, le nucléaire et le gaz se valent même si le prix du gaz est soumis à des fluctuations. Cependant, on ressent le besoin d'une fabrication d'électricité plus décentralisée et plus flexible. D'autre part, même si la sûreté nucléaire est élevée, son acceptabilité par la population décline et c'est un phénomène de longue durée. Par conséquent la part du nucléaire devrait diminuer au fur et à mesure que les centrales arriveront au terme normal de leur vie. Elf maintient une veille technologique sur les énergies renouvelables. Il est difficile d'atteindre une masse critique permettant de franchir le seuil de rentabilité. Certaines techniques ont un avenir comme les piles à combustible. Les recherches sur les énergies solaire et éolienne n'ont pas donné de résultats probants.

Plus que les fusions, les mutations technologiques font et défont les entreprises. Il s'agit d'atteindre la dimension optimale. Dans la pharmacie, où l'effet de taille est important, Elf a fait ce qu'il fallait. Dans le secteur pétrolier, la fusion n'est pas une nécessité vitale. L'efficacité est la meilleure parade contre le risque d'OPA ou de fusion hostile.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si la présence de deux représentants de l'Etat au Conseil d'administration d'Elf était critiquée par la Commission européenne et si la baisse des cours du pétrole avait eu un impact sur la stratégie d'Elf.

Elle a souhaité connaître la position d'Elf à propos de diverses conventions (convention de l'OCDE sur la corruption et convention de Kyoto) et quelle était sa pratique dans le domaine des études d'impact.

Elle a fait état d'informations selon lesquelles Elf ne souhaitait pas initialement participer au projet Tchad-Cameroun. Elf aurait-elle cédé à des pressions politiques ?

Elle a voulu savoir si Elf pouvait user de son influence pour que la rente pétrolière soit mieux gérée et s'est enquise du rôle exact d'Elf dans la guerre qui embrase le Congo Brazzaville et de la sécurité de son personnel.

M. Philippe Jaffré a estimé qu'il ne fallait pas confondre les niveaux de responsabilité. Il appartient aux Etats et à la communauté internationale de prévenir et gérer les crises. Des guerres civiles éclatent dans de nombreux pays et pas seulement dans ceux dotés de matières premières. Le Soudan est un pays pauvre ; la guerre civile qui y sévit n'a pas beaucoup éveillé l'intérêt des Occidentaux. La Somalie est pauvre et, sous la pression de l'opinion publique et des médias, les Occidentaux y ont conduit une opération hasardeuse. En Sierra Leone, on se bat, non pour les mines de diamant, mais pour le contrôle du pouvoir. Le Congo subit le contrecoup de la crise du Congo belge qui a également des répercussions en Angola. Ces problèmes dépassent Elf qui se trouve prise dans une tempête dont elle n'est nullement responsable. Il appartient aux Etats de gérer ces crises.

Les ressortissants français sont à la merci des campagnes de presse. Les rumeurs en provenance d'Afrique qui mettent Elf à l'index, lorsqu'elles sont reprises par la presse française, deviennent en Afrique des vérités. Les agents d'Elf sont alors agressés et insultés. A ce titre, M. Philippe Jaffré a attiré l'attention sur les conséquences que pourraient avoir les conclusions écrites de la mission d'information.

L'Etat ne participe plus au capital d'Elf et n'est pas présent dans son Conseil d'administration. En revanche, deux commissaires du gouvernement assistent aux séances du Conseil. Leur rôle est de veiller aux droits de l'Etat résultant de l'action spécifique. Un décret permet à l'Etat de s'opposer à des prises de participation lorsqu'elles dépassent certains seuils. Cette disposition, que l'on a utilisée aussi pour les privatisations de l'ENI et de BP, est contestée par la Commission européenne. M. Philippe Jaffré a déclaré ne pas avoir d'opinion sur cette question qui relève de la responsabilité de l'Etat. De toutes façons, si l'Etat a le droit de s'opposer à certaines décisions, cela ne peut fonder un droit d'intervention et l'Etat ne manifeste aucune tentation d'intervenir.

Elf a fondé sa stratégie sur une baisse tendancielle du prix du brut. La baisse actuelle n'aura donc pas de conséquences sur cette stratégie. Par ailleurs, la convention de l'OCDE sur la corruption convient à Elf.

L'objectif de réduire de 15% les émissions susceptibles d'accroître l'effet de serre sera poursuivi essentiellement par des investissements destinés à supprimer le torchage du gaz dans le golfe de Guinée. Le pompage du pétrole dans un gisement libère du gaz. Ce dernier n'a aucune valeur économique s'il est extrait dans une zone éloignée des lieux de consommation. En effet, la construction d'un gazoduc est coûteuse, tout comme les autres techniques de transformation permettant son transport (refroidissement ou transformation chimique). En mer du Nord, les gisements sont proches des centres de consommation ; dans le golfe de Guinée, le gaz est soit acheminé à une usine de liquéfaction au Nigeria, soit, pour la plus grande part, brûlé. La solution alternative est de réinjecter le gaz dans les gisements, ce qui permettrait qu'il soit exploité par les générations futures. Cette opération est coûteuse, car la réinjection doit être faite à une pression élevée. Elf a pris la décision de ne plus "torcher" le gaz mais de le réinjecter.

Au niveau mondial, il conviendrait de globaliser les objectifs de réduction des émissions des entreprises dans l'atmosphère et non leur imposer un objectif uniforme de réduction applicable à chaque site d'exploitation. En effet, certains sites sont des émetteurs beaucoup plus importants que d'autres ; l'on peut donc parvenir à des réductions beaucoup plus fortes sur ces sites pour un même investissement. Dans le même esprit, il faudrait encourager le développement des échanges de permis négociés d'émission. Les Etats-Unis ont compris qu'au lieu de réglementer uniformément, il était préférable d'intégrer les contraintes de protection de l'environnement dans le mécanisme du marché. La Commission européenne évolue vers cette conception avec difficulté.

En raison de sa visibilité, l'industrie pétrolière procède à un nombre impressionnant d'études d'impact menées en interne et externe. Elle fait appel à la contre-expertise des ONG. Par exemple, Elf a récemment expérimenté, dans l'arboretum du parc de Versailles, une petite plate-forme de forage qui minimise la zone de forage. Le site a été intégralement reconstitué. Cette plate-forme permettra des interventions dans la jungle. L'industrie pétrolière est celle qui a fait le plus de progrès dans la protection de l'environnement.

Au Tchad et au Cameroun, c'est Exxon l'opérateur et donc le responsable, et Elf est associé. Elf accorde une confiance absolue à Exxon, qui applique des standards équivalents à ceux pratiqués aux Etats-Unis. Ce sujet est difficile car il focalise certaines "bonnes âmes" qui considèrent que comme toute innovation, le pétrole perturbera certains équilibres. Ce projet sera certainement traité avec beaucoup de précaution par Exxon. Il donne lieu à des débats. Les expropriés seront évidemment indemnisés. La présence de la Banque mondiale est également une garantie complémentaire. Elf n'a pas été forcée d'entrer dans le Consortium et à aller au Tchad. Depuis trente ans, la recherche au Tchad était infructueuse et les prospecteurs s'y sont succédé jusqu'au succès d'Exxon. A l'occasion de la sortie d'un des associés, qui ne souhaitait pas rester, Elf a racheté 20 % des parts et n'a pas de raison d'être mécontente. La présence d'Elf ne vise pas à soutenir l'armée française pour éviter les Libyens comme certains l'affirment, ce n'est pas la manière dont Elf travaille.

Mme Marie-Hélène Aubert a fait valoir qu'Elf avait une histoire particulière par rapport aux autres compagnies pétrolières. Observant qu'en Afrique, Elf et la France sont parfois confondues. Elle a souhaité savoir si cette confusion d'image gênait Elf, s'il y avait possibilité de dissocier Elf de la France et si les intérêts de la France et d'Elf étaient toujours convergents.

Expliquant que les parlementaires souhaitaient dissocier les intérêts publics et les intérêts privés, et que les stratégies des compagnies pétrolières pouvaient ne pas être conformes à celle de leur Etat d'origine, elle a demandé si Elf suggérait aux pouvoirs publics français d'établir de bonnes relations avec le gouvernement en place dans les pays où elle opérait.

M. Pierre Brana a demandé si le personnel d'Elf était traumatisé par ce que l'on peut lire sur les malversations concernant leur entreprise.

M. Philippe Jaffré a contesté qu'Elf ait eu une histoire singulière. Au contraire, son histoire est extrêmement banale, identique à celle des compagnies qui ont été créées par l'Etat comme l'ENI, compagnie italienne ou BP créée pour la marine britannique ou que d'autres sociétés nationales créées à des moments différents. Dans ce secteur, les sociétés totalement privées dès leur origine sont rares. Elles sont américaines et bien plus anciennes. Dans les pays où il y a une certaine imprégnation française, il est logique d'être plus à l'aise. C'est un avantage car il y a une culture et une éducation communes. Il en est de même pour les Anglais, les Hollandais ou les Italiens travaillant dans d'anciennes colonies.

Selon M. Philippe Jaffré, la France est composée d'un ensemble d'acteurs publics et privés (l'Elysée, les Affaires étrangères, la Coopération, les Armées, l'Education nationale, les entreprises privées). Elf est l'un de ces acteurs, aussi ne peut-on opposer Elf et la France, cela n'a pas de sens car Elf fait partie de la France. Elf ne suggère rien à l'Etat français. En revanche comme tous les autres Etats, la France prend en compte les intérêts des uns et des autres dans leur globalité, dans la définition de sa politique étrangère. La position française vis-à-vis de l'Irak, par exemple, n'est pas commandée par des intérêts pétroliers. Cependant il est logique du point de vue des intérêts français que les entreprises françaises travaillent dans des pays avec lesquels la France a de bonnes relations. La France qui est un vieux pays, connaît mieux certaines zones et y a une influence plutôt bienfaisante.

Il n'est pas agréable pour les personnels que leur entreprise soit citée dans la presse et associée à des malversations, mais on ne peut parler d'un "traumatisme". M. Philippe Jaffré a souhaité que cette audition contribue à dégonfler quelques baudruches et a demandé à la mission de veiller aux conséquences de son rapport sur les personnels d'Elf qui se trouvent dans des pays instables et dans lesquels tout ce qui s'écrit en France revêt un impact considérable.

Audition de M. Hugues du Rouret, président directeur général
de Shell France,

et de M. Maurice Auschitzky, directeur de la communication
et des relations extérieures de Shell France

le 2 février 1999 à 11 heures

M. Hugues du Rouret a tout d'abord insisté sur les circonstances de la création du Groupe Shell, qui n'a pas été constitué à l'instigation d'un gouvernement, mais qui est la conséquence d'une démarche purement marchande. Il a souligné que Shell était aujourd'hui encore une société duale, néerlandaise pour 60% avec Royal Dutch et anglaise pour 40% avec Shell Trading and Transport. Cette binationalité renforce d'autant son indépendance à l'égard de tout pouvoir politique. En outre, le Groupe Shell opère dans plus de 130 pays du monde, et a développé une politique de grande décentralisation en nommant un responsable par pays, chargé notamment du respect du code de bonne conduite. L'actionnariat de Shell est réparti de la façon suivante : 39% pour la Grande-Bretagne, 27% pour les Etats-Unis, 26% pour les Pays-Bas, 5% pour la Suisse et 2% pour la France. Aucun actionnaire ne possède plus de 4% des actions.

Dès sa création, Shell, de par sa tradition calviniste, disposait d'un code de conduite ; cependant, à la suite de la polémique sur la plate-forme Brent Spar, Shell a engagé une réflexion pour essayer de comprendre quelles devaient être les règles éthiques à suivre pour satisfaire les exigences de l'opinion publique internationale. Cette réflexion a débouché sur l'adoption de neuf principes généraux sur lesquels repose désormais la conduite des activités de Shell. Chaque responsable de pays s'engage à faire respecter ces principes, qui ont été publiés dans une brochure mise à la disposition du public. Son application fait l'objet d'un suivi régulier à l'intérieur de la société. Tout doute sur une activité entraîne un audit. C'est au nom de ces principes que 23 membres du personnel de Shell ont été renvoyés en 1998, après avoir été pris en flagrant délit de corruption, passive ou active. Durant la même période, 95 contrats ont été résiliés parce que les fournisseurs ne satisfaisaient pas aux exigences énoncées dans ces principes de conduite.

Le Groupe Shell a publié pour la première fois en 1998, sous le titre "Profits et principes : y a-t-il vraiment un choix ?", un rapport destiné à comparer les résultats du Groupe vis-à-vis de ces principes de conduite. Un rapport similaire sera publié chaque année.

M. Hugues du Rouret a estimé que toutes ces actions imposent à chaque homme et chaque femme de Shell l'application d'un code éthique dont chacun d'eux est le gardien car le Groupe a la volonté de s'assurer du respect des droits de l'Homme dans les pays où il opère.

M. Pierre Brana a demandé si Shell - lorsqu'elle n'était pas opérateur principal dans un pays - n'en faisait pas moins respecter ses principes de conduite. Il a illustré sa question par l'exemple de l'oléoduc Tchad-Cameroun.

Il s'est renseigné sur l'attitude de la Shell en cas de menace exercée par une guérilla sur ses capacités de production.

M. Hugues du Rouret a donné les explications suivantes.

Dans le cas précis du Tchad, l'opérateur principal est Exxon, qui a adopté les même principes de conduite que Shell. De manière plus générale, toutefois, dans l'hypothèse évoquée par M. Pierre Brana, le respect des principes de conduite fait partie intégrante du contrat de délégation des opérations.

Shell refuse de se substituer aux gouvernements dans la répartition de la manne pétrolière. Elle se réserve toutefois la possibilité d'utiliser un droit d'alerte. Par exemple, l'oléoduc transportant le pétrole extrait du Tchad doit traverser une partie du Cameroun habitée par des tribus pygmées. Shell a donc engagé des ethnologues, afin que ceux-ci étudient les conséquences prévisibles de cette irruption du modernisme sur les traditions de ces tribus. Shell a opéré de la même façon au Pérou. Toutefois Shell estime de manière générale que les conseils relatifs à l'utilisation des ressources budgétaires sont essentiellement de la responsabilité de la Banque mondiale.

M. Hugues du Rouret a également développé l'exemple du Nigeria, dont les revenus pétroliers se sont montés à dix milliards de dollars par an lorsque le prix du baril de pétrole s'établissait à 20 dollars. Cette manne pétrolière s'explique par des coûts d'exploitation s'élevant à 4,5 dollars par baril, Shell ne retenant pour elle que 0,7 dollar par baril. Comme le gouvernement n'avait pas la volonté politique de consacrer suffisamment d'argent aux populations concernées, Shell a décidé de consacrer plus de 30 millions de dollars par an à des dépenses de développement social. La compagnie a toutefois arrêté l'exploitation de certains champs de production du fait de la guerre civile, refusant de continuer l'exploitation sous la protection de la troupe.

Des contacts permanents existent entre Shell et les gouvernements afin de permettre aux personnels de travailler dans des conditions suffisantes de sécurité. En cas de menaces graves, l'exploitation est suspendue, voire interrompue, ce qui peut conduire au retrait de Shell du pays concerné.

M. Pierre Brana s'est étonné de cette politique, eu égard aux montants de ses investissements. Il a voulu connaître les garanties de sécurité que Shell exigeait des gouvernements notamment au Nigeria.

Il a souhaité savoir si, en cas de menace exercée par une guérilla sur les capacités de production, Shell faisait une distinction entre les menaces sur les actifs et les menaces sur les hommes.

Il a demandé si Shell entretenait dans certains pays des relations suivies avec des opposants notoires et avec les ONG.

M. Hugues du Rouret a répondu à ces questions.

Evoquant l'exemple du Tchad, où Shell a mis ses activités "en veilleuse" pendant les périodes d'instabilité, il a rappelé que Shell refusait systématiquement d'utiliser des milices privées pour assurer la protection de ses hommes et de ses actifs. La compagnie n'utilise des sociétés de gardiennage que lorsqu'elles sont acceptées par le gouvernement. Il a reconnu que la menace d'arrêter la production constituait un moyen de pression puissant sur l'attitude des gouvernements dès lors que cet arrêt signifiait l'assèchement des rentrées pétrolières. C'est ainsi qu'au Nigeria, Shell a pu obtenir qu'une vingtaine de prisonniers ogonis soient traités de manière plus humaine. Cette menace d'arrêt de la production peut être d'autant plus efficace qu'il n'existe aucun risque qu'une société concurrente se substitue à Shell. Certaines des manifestations dirigées contre Shell avaient pour but de gêner le gouvernement en le privant de ressources budgétaires.

Après les incidents de Brent Spar, la décision d'organiser une transparence des activités de production au niveau mondial a toujours été respectée. De plus, Shell a le souci de procéder aux adaptations nécessaires commandées par l'évolution de la réglementation. Les grèves importantes de transporteurs, au début des années quatre-vingt dix, qui ont débouché sur une amélioration de leurs conditions de travail, ont entraîné la remise à niveau de la Charte Shell et la dénonciation de certains contrats avec les sociétés qui ont refusé de l'appliquer. Il a souligné que Shell avait reçu les félicitations de Pax Christi et d'Amnesty International à la suite de la publication du rapport annuel sur "profits et principes" et qu'elle avait créé un business club avec Amnesty International dont Air France, Total et Nike sont membres.

M. Maurice Auschitzky a ajouté que Shell ne demandait l'intervention des militaires qu'en cas de menaces directes sur les personnes, mais refusait de continuer l'exploitation sous la protection permanente de la troupe. Il a indiqué que les Ogonis représentent 300 000 personnes sur 100 millions de Nigerians et que Shell s'efforce de rapprocher les Ogonis du gouvernement central. Il a indiqué qu'au Pérou, Shell avait engagé un dialogue approfondi avec les populations locales concernées par le projet. Ces discussions avaient conduit notamment à privilégier les fleuves comme voies de communication afin de ne pas provoquer de pollution supplémentaire par la construction de routes. Des personnes ont été spécialement nommées pour assurer la liaison entre l'exploitant et les populations. Plus de cinquante ONG ont travaillé sur le terrain mais la Shell s'est retirée car un accord sur le prix du gaz n'a pu être obtenu.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité connaître les motivations, éthiques ou économiques qui justifiaient la démarche de Shell. Elle a demandé si ces principes de conduite ne devraient pas être intégrés au droit international économique.

Elle s'est interrogée sur la nature des liens entre Shell et les gouvernements anglais et néerlandais.

M. Pierre Brana s'est étonné que de telles règles de conduite ne conduisent pas Shell à renoncer à s'implanter dans les pays où les droits de l'Homme ne sont pas respectés, par exemple en Chine.

Il a demandé quelle était la doctrine de Shell sur l'octroi de commissions.

M. Hugues du Rouret a rappelé que Shell avait connu un développement purement marchand sans être liée à des gouvernements. Aussi l'objectif d'une entreprise comme Shell était la conduite d'opérations rapportant suffisamment d'argent pour perdurer et se développer. Une telle politique ne peut être conduite que si l'opinion publique, devenue mondiale, est assurée que ce développement respecte les normes sociales et environnementales des sociétés. C'est la raison pour laquelle Shell, après les incidents de Brent Spar, a adopté un certain nombre de principes de conduite, auxquels elle assure le maximum de publicité afin d'inciter ses principaux concurrents à les adopter eux-mêmes.

L'application de ces principes a parfois conduit Shell à renoncer l'exploitation de certains gisements. Ce fut notamment le cas en Algérie où malgré la conclusion d'un premier contrat, il fut finalement décidé de quitter ce pays en raison des demandes répétées de frais inattendus afin d'assurer le logement des expatriés.

Il a loué les vertus du dialogue, y compris en France, où les démarches administratives sont certainement parmi les plus complexes du monde. C'est ainsi qu'un créateur d'entreprises doit consacrer en France 60% de son temps à répondre aux nombreuses demandes des administrations. Avec moins de bureaucratie, et par conséquent, un meilleur dialogue politique avec les entrepreneurs, il serait possible de maintenir une base industrielle forte en France. Pour l'heure, il n'est pas étonnant que la fabrication de chaussures de ski ou de sacs, produits qui utilisent des dérivés du pétrole, se délocalise en Espagne et en Italie, au détriment de la France. Shell a été obligée d'engager un ancien Directeur régional de l'Industrie, de la Recherche et de l'Environnement pour gérer l'ensemble des relations avec les administrations françaises.

Un dialogue permanent est entretenu avec l'ensemble des responsables politiques des pays où Shell est présent ; ce dialogue répond aux impératifs de transparence affichés dans le rapport annuel de Shell. Il en va de même avec les ONG dont certaines sont actionnaires de la Shell. Depuis l'affaire Brent Spar, la Shell entretient un dialogue suivi avec Greenpeace.

Shell s'était engagée dans un programme de recherche important en faveur des énergies renouvelables ; on ne peut que regretter la frilosité de la France qui, à cet égard, contrairement à ce qui se passe en Allemagne ou aux Pays-Bas, refuse de subventionner certaines activités expérimentales.

Il a fait valoir que Shell était présente en Chine depuis 1973, elle n'a développé aucune activité importante pendant une vingtaine d'années faute de recevoir l'assurance que les droits sociaux de base seraient respectés.

M. Maurice Auschitzky a souligné que chaque responsable d'un pays devait chaque année signer une lettre pour affirmer le respect des principes de conduite dans sa zone de responsabilités et que des audits indépendants étaient conduits sur la véracité de ces affirmations.

M. Hugues du Rouret a insisté sur l'importance de cet engagement pris par chaque responsable. Son non-respect serait automatiquement sanctionné par la mise à pied de celui qui aurait cherché à dissimuler un fait en contradiction avec un principe de conduite.

Quant à l'octroi de commissions la doctrine est à la fois stricte et claire : il ne pouvait exister aucune commission occulte. Le point 4 des principes de conduite stipule en effet que l'offre directe ou indirecte, le paiement, la sollicitation et l'acceptation de pots-de-vin, sous quelque forme que ce soit, sont des pratiques inacceptables. En revanche, les prestataires de services sont normalement rémunérés.

Audition de M. Thierry Desmarest, président directeur général
de Total
et de M. Michel Delaborde, directeur de la communication

Le mardi 2 février 1999 à 16 heures

M. Thierry Desmarest a exposé que Total était une compagnie française fondée à l'initiative des pouvoirs publics français, il y a soixante quinze ans. Actuellement le Groupe Total est en forte mutation car il a pris le contrôle de l'entreprise belge Petrofina dans le cadre d'une augmentation de capital.

Par la structure de son capital Total Petrofina est un Groupe européen. 75 % de son capital est détenu par des Européens (France, Belgique et Royaume-Uni). Les théâtres d'opération de Total sont mondiaux en raison de la situation géographique des ressources en hydrocarbures qui l'oblige à investir dans des Etats n'ayant pas forcément les mêmes normes politiques et sociales que l'Europe occidentale.

Dans l'exploration-production, Total est donc présent essentiellement dans des pays neufs ; dans les autres activités, raffinage, distribution et chimie, Total opère plutôt en Europe.

Analysant l'environnement énergétique mondial, M. Thierry Desmarest a indiqué que le pétrole contribuait aujourd'hui à 38,2 % de la satisfaction des besoins mondiaux d'énergie (avec 40 ans de durée de vie des réserves) et le gaz pour 22,2 % (avec 60 ans de durée de vie des réserves). La part des énergies renouvelables, 1,8 % (8,1 % si l'on prend en compte l'hydro-électricité), augmentera alors que celle du charbon, 25,8 %, et du nucléaire, 5,7 %, diminueront.

Les hydrocarbures resteront la source principale d'énergie. Les deux tiers des réserves mondiales de pétrole sont situées au Moyen-Orient, le tiers restant se répartissant par ordre d'importance entre l'Amérique latine, l'Afrique, la Russie, l'Asie du Sud-Est, l'Amérique du Nord. A cela s'ajoutent les pétroles très lourds ; ces nouvelles catégories de réserves principalement situées au Venezuela représenteront à terme 20 % des réserves mondiales.

Le prix du pétrole a connu de nombreuses fluctuations en 30 ans et, actuellement, on constate un retour à la case départ. Avant le premier choc pétrolier, on était convaincu que la demande en hydrocarbures croîtrait, qu'il faudrait les chercher de plus en plus loin car les prix augmenteraient. En fait, les progrès technologiques permettent désormais de disposer de quantités croissantes de pétrole produit à des prix très bas. Le niveau futur des cours du pétrole dépendra, d'une part des économies asiatiques qui représentaient, avant leur crise, plus de la moitié de la demande additionnelle de pétrole dans le monde et, d'autre part, de l'attitude des pays de l'OPEP qui pourraient décider de restreindre la production pour accroître les prix. L'industrie pétrolière s'est adaptée au faible niveau des prix, de nouveaux gisements ont été découverts. Elle a prouvé sa capacité à s'adapter à un contexte de bas prix des hydrocarbures, à renouveler ses réserves tout en abaissant ses coûts de découvertes et de développement et, pour certaines sociétés, à augmenter substantiellement leur production. Ces résultats ont été obtenus par une amélioration du taux de succès de l'exploration (sismique 3D), une meilleure récupération des hydrocarbures en place, une réduction du coût des installations de production, une concentration sur des champs importants permettant une économie d'échelle.

Total qui, depuis dix ans, s'est concentré sur de grands champs pétroliers dans des pays neufs, souffre moins de la baisse des cours que ses concurrents. Les coûts techniques de production ont accusé une forte baisse, de 11,2 dollars par baril en 1993 à 8,1 en 1998 et, probablement, 7 en 2000. Aussi, à 13 dollars le baril, la rentabilité demeure correcte. S'agissant du développement de Total dans ce contexte, M. Thierry Desmarest a précisé qu'avant son regroupement avec Petrofina, Total était la huitième compagnie pétrolière mondiale en croissance rapide. Sa présence dans le pétrole, à l'origine essentiellement au Moyen-Orient, s'est aujourd'hui diversifiée en Asie, Europe, Amérique et Afrique. En effet, Total fut créée pour utiliser les actifs dans l'Irak Petroleum que la France avait obtenus comme dommages de la Première Guerre mondiale. Total est particulièrement présent dans le gaz, en Extrême-Orient, Moyen-Orient, Mer du Nord et Amérique latine ; il est intéressé à prolonger ses interventions dans la chaîne gazière (GNL, transport, distribution et utilisation pour la génération électrique). Le Groupe s'est intéressé également à l'énergie nucléaire (participation au capital de la COGEMA) et il est acteur dans le solaire à travers Total Energie. Il dispose d'une présence forte en France dans les biocarburants.

Total a changé de taille au cours des dernières années. En 1990, sa capitalisation boursière s'élevait à 21,2 milliards de francs et son capital était réparti en trois tiers : un tiers à l'Etat, un tiers aux autres actionnaires français et un tiers aux actionnaires étrangers. En 1998, sa capitalisation boursière s'élevait à 138 milliards de francs, avec un capital réparti en deux moitiés : France et étranger. Pendant cette période, Total s'est renforcé dans l'exploration et la production, a dirigé 85 % de ses investissements vers l'international et dispose d'une chimie de spécialité représentant 20 % de l'activité. Le Groupe Total emploie 54 400 personnes : 57,4 % le sont dans la chimie, 33,3 % dans le raffinage et la distribution, 8,4 % dans l'exploration-production. 69,7 % du personnel de Total travaille en Europe : 11,6% en Amérique, 8,4% en Afrique, 9,8% en Asie-Pacifique et 0,5 % au Moyen-Orient. En 1998, Total a produit 28 millions de tonnes de pétrole (ce qui équivaut à 30 % des besoins de la France) et 14 millions de tonnes d'équivalent pétrole en gaz (soit 43 % de la consommation française). Il a raffiné 43 millions de tonnes (soit 48 % de ce qui est raffiné en France), et vendu 65 millions de tonnes de produits pétroliers, (75 % du marché intérieur français).

Les accords TotalFina ont été approuvés par l'Assemblée générale des actionnaires de Total et doivent, pour être définitifs, faire l'objet de l'approbation des services de la concurrence de la Commission européenne. La convention d'apport prévoit l'acquisition par Total des actions Petrofina détenues par Electrofina, CNP, Tractebel et Electrabel, soit environ 40% du capital ; la rémunération s'élèvera à neuf actions Total (jouissance 1er janvier 1998) pour deux actions Petrofina, le versement d'un dividende intérimaire de 460 francs belges par action aux actionnaires actuels de Petrofina. Une offre publique d'échange est proposée aux mêmes conditions par Total aux autres actionnaires de Petrofina et le titre TotalFina sera coté à Paris, Bruxelles, Londres et New-York. Ces opérations visent à créer un major européen qui serait le cinquième pétrolier mondial, le quatrième raffineur-distributeur en Europe derrière Exxon, Shell et BP/Mobil, le cinquième en terme de vente de produit, avec une pétrochimie de bonne qualité et à un renforcement du pôle peinture de la chimie de spécialités. Le Groupe TotalFina disposera d'un effectif d'environ 70 000 personnes et d'une capitalisation boursière de l'ordre de 200 milliards de francs. Il devrait figurer dans la demi-douzaine de compagnies pétrolières internationales capables d'assurer leur pérennité.

Aujourd'hui au plan international 47,3 % des réserves de Total sont situées au Moyen Orient, 23,3 % en Asie du Sud-Est, 12,3 % en Europe, 9,2 % en Afrique et 7,9 % en Amérique du Sud. 37,8 % de sa production provient du Moyen Orient, 20,1 % d'Europe et des Etats-Unis, 18,2 % d'Asie du Sud-Est, 14,1 % d'Amérique du Sud et 9,8 % d'Afrique. La compagnie dispose d'une forte implantation au Moyen-Orient, notamment aux Emirats Arabes Unis, à Abu Dhabi, Dubaï, au Koweït, au Qatar et au Yémen. Elle est la première à être retournée en Iran. Total est aussi très présente en Asie du Sud-Est, en Thaïlande, en Birmanie, en Indonésie. En Afrique, le Groupe est actif en Algérie, en Libye, au Nigeria, en Angola, au Gabon. Par ailleurs, il est implanté au Royaume-Uni, en Norvège, aux Pays-Bas, en Russie, au Kazakhstan, en Azerbaïdjan, aux Etats-Unis, en Colombie, au Venezuela, en Argentine et en Bolivie. L'évolution géographique de la production d'hydrocarbures témoigne d'une diversification par un fort développement de nouvelles zones en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie du Sud-Est. Pour l'avenir, avec l'apport de Petrofina, l'ensemble Europe/Etats-Unis s'est accru. A terme, la diversification géographique sera excellente et constituera un atout pour Total malgré les difficultés de certaines zones.

En ce qui concerne le raffinage, Total a des intérêts dans 14 raffineries situées principalement en Europe, mais aussi en Afrique et une présence en Chine. Le Groupe dispose de 7 800 stations service, dont 60 % sont en Europe et 30 % en Afrique. Près de 20 000 personnes travaillent dans le raffinage.

Pour la chimie de transformation du caoutchouc et des résines, le Groupe est numéro deux aux Etats-Unis et en Europe ; il se situe au quatrième rang mondial pour les encres, au cinquième pour les adhésifs et au troisième rang européen pour les peintures décoratives (Kalon). Les deux tiers de ses activités dans la chimie s'effectuent en Europe et le quart aux Etats-Unis.

Abordant les principes d'action de Total, M. Thierry Desmarest a évoqué les politiques de Total en matière d'environnement. Les énergies renouvelables, qui ne représentent aujourd'hui, au niveau mondial, que 2 % de la consommation, sont appelées à croître. Total souhaite participer à ce développement et a choisi de développer l'énergie solaire photovoltaïque. Dans ce cadre, Total a constitué en 1993 avec EDF, une société Total Energie, qui, devenu le premier ensemblier mondial de systèmes photovoltaïques, est présent en France, dans les DOM-TOM et dans une quinzaine d'autres pays. Total Energie est en progression très rapide : son chiffre d'affaires, qui s'élevait à 50 millions de francs en 1994, a atteint 275 millions de francs en 1997. Ses trois grands domaines d'application sont l'électrification rurale (70 % du chiffre d'affaires), l'industrie et les télécommunications (15 %), et le pompage (15 %). Par ailleurs, Total est leader dans les biocarburants en France. En partenariat avec le monde agricole, le Groupe a lancé d'une part, des productions d'ETBE à partir d'alcool de betteraves, destinées à être incorporé dans les essences et, d'autre part, des productions de diester incorporées dans les gazoles. Ce développement est rendu possible grâce à l'aide de l'Etat à la production de biocarburants par défiscalisation, dans le cadre d' "opérations pilotes" agréées par l'Union européenne.

Dans le cadre de la recherche d'une exploitation respectueuse de l'environnement, le Groupe Total contribue à la réduction de l'effet de serre sur les sites où il opère : division par six du ratio quantité de gaz torché sur quantité de gaz produit sur la période 1990-1997 (ratio inférieur à 2 % en 1997). Il contrôle les rejets sur les installations par réinjection ou déshuilage avant rejet des eaux de formation et tente d'obtenir que la teneur en huile des eaux rejetées soit deux fois plus faible que la norme en vigueur. Il traite les déblais de forage par inertage, traitement thermique ou biologique. Total réhabilite les sites par reforestation en zone tropicale, notamment en Birmanie et en Bolivie, par fermeture des bourbiers, par décontamination des nappes phréatiques en utilisant des procédés mécaniques ou biologiques.

Le Groupe Total respecte des valeurs et des principes de comportement, c'est un groupe industriel responsable qui contribue au développement des pays où il opère, mais qui s'interdit d'intervenir dans la vie politique. Il respecte les lois qui lui sont applicables et s'impose des exigences particulièrement élevées en matière de droits des personnes, de sécurité et d'environnement. Total est un groupe pétrolier, gazier et chimique de dimension mondiale. Présent dans plus de 100 pays, exerçant de nombreux métiers, il inscrit son action dans le cadre des principes suivants : dans ses responsabilités d'industriel, Total a la volonté de contribuer à une utilisation maîtrisée et efficace des différentes sources d'énergie, prenant en compte les besoins des consommateurs actuels et les intérêts des générations futures. Le Groupe a l'ambition de contribuer, par ses activités et par la manière dont il les exerce, au développement économique et social des pays où il est présent et à ce que l'essentiel de la main d'_uvre utilisée le soit sur place. Total s'interdit d'intervenir dans la vie politique de ces pays, et veille à ne pas porter atteinte à leurs traditions et à leur culture.

Le Groupe inscrit son action dans le respect des lois qui lui sont applicables : celles des Etats où il exerce ses activités et - au plan international - celles qui relèvent de son pays d'origine et des règlements internationaux. Total respecte scrupuleusement les embargos internationaux mais considère que les réglementations nationales à caractère extra-territorial, type loi d'Amato aux Etats-Unis, interdisant aux entreprises étrangères d'investir en Iran et Libye, ne lui sont pas opposables. Total a été la première compagnie étrangère à ne pas respecter cette loi américaine après s'être assuré du soutien des autorités françaises et européennes qui ont été choquées par l'empiétement de souveraineté qu'induisaient ces législations. Total a obtenu gain de cause puisque les Américains ont renoncé à lui appliquer des sanctions.

Dans la conduite de ses opérations, Total adhère aux exigences les plus élevées en matière de respect des personnes, de sécurité et de protection de l'environnement de la même manière dans tous les pays qu'ils soient industrialisés ou en développement. Sa démarche est définie dans sa "Charte Sécurité-Environnement", que toutes les unités et filiales sont tenues de mettre en _uvre. Total veille à assurer à tous les personnels qu'il emploie des conditions de recrutement, de travail et de protection sanitaire respectant l'équité et les droits fondamentaux des personnes. Il vise à favoriser, à travers le monde, la promotion professionnelle de ses collaborateurs. Il attend de leur part le plus haut niveau d'intégrité personnelle.

Aucune priorité économique ne s'exerce au détriment de la sécurité dans le travail ou du respect de l'environnement. Chacun, à tout niveau, doit être conscient de sa responsabilité personnelle à l'égard de la sécurité et de l'environnement et doit en permanence être attentif aux risques d'accident ou de pollution liés à son activité. Les critères de sécurité et d'environnement sont examinés en priorité dans les décisions concernant tout projet de développement et tout lancement de nouveau produit.

Vis-à-vis des pouvoirs publics et des collectivités locales, le Groupe adopte, pour sa politique d'environnement, une attitude constructive de dialogue. Au-delà des objectifs globaux de préservation du milieu naturel, le Groupe s'engage à respecter la sécurité et la qualité de la vie des populations riveraines de ses installations par la défense de normes de sécurité et d'environnement.

Des procédures d'urgence sont systématiquement prévues et régulièrement mises à jour pour faire face en cas de pollution accidentelle. Dans de telles situations, la transparence de l'information est la règle. Le Groupe choisit ses partenaires industriels et commerciaux en fonction de leur aptitude à adhérer aux règles de Total en matière de sécurité et d'environnement. La volonté permanente de progrès au sein du Groupe se manifeste notamment à travers la formation, la concertation, la mise en _uvre d'audits internes et externes. La bonne prise en compte de la sécurité et de la protection de l'environnement est un élément important d'appréciation de la qualité du travail de chacun et, en particulier, des responsables hiérarchiques.

M. Pierre Brana a évoqué la polémique engagée par nombre d'ONG sur l'implantation de Total en Birmanie et a voulu savoir si la compagnie avait une réponse globale à apporter à l'ensemble de ces critiques.

Rappelant que Mme Aung San Suu Kyi et le gouvernement birman en exil avaient indiqué qu'ils résilieraient les contrats signés par la Junte s'ils arrivaient au pouvoir, il a demandé si la compagnie Total, qui avait investi en période de dictature, était consciente qu'elle risquait d'être pénalisée par le retour de la démocratie, à terme, dans ce pays.

M. Thierry Desmarest a analysé les avantages et inconvénients des politiques d'embargo. Un certain nombre d'Etats ont des régimes politiques et des systèmes sociaux critiquables, faut-il pour autant que la communauté internationale les frappe d'embargo économique ? A l'exception de l'Afrique du Sud, les politiques d'embargo économiques ont démontré leur insuffisance. A Cuba, l'embargo économique a freiné l'évolution. Il convient de réfléchir à ses conséquences à moyen terme. L'évolution économique de la Birmanie en autarcie complète était dramatique. En investissant dans ce pays, Total créera à terme des sources licites de revenus et un secteur économique sain qui génère de l'énergie disponible et des recettes d'exportation grâce aux ventes de gaz à la Thaïlande. Ces investissements permettront de construire une économie saine, même si cela ne suffit pas à résoudre les problèmes politiques de la Birmanie. Dans ce pays trop longtemps isolé, l'ouverture économique favorisera une évolution politique et sociale positive. Mais la route sera sans doute longue... Total s'est efforcé d'avoir une attitude exemplaire pour la construction des installations du gazoduc de Yadana en respectant les normes environnementales. Vis-à-vis du personnel employé, la compagnie a assuré une couverture sanitaire satisfaisante. Connaissant l'état de précarité dans lequel vit la population, elle a lancé des programmes de développement sociaux et économiques (construction d'écoles, d'hôpitaux, prêts sans intérêts pour le développement d'activités artisanales et agricoles) très positifs pour les populations. Total a communiqué sur ce projet. Le Groupe a organisé des voyages de presse pour montrer la réalité du terrain car il n'a rien à cacher et a fait des réalisations apportant une contribution au développement de la Birmanie qui dispose de grandes potentialités.

Mme Aung San Suu Kyi a fait savoir que le projet Yadana n'était pas mauvais mais qu'elle aurait préféré qu'il soit réalisé après un changement de régime. Si elle arrivait au pouvoir, elle a toutes les raisons de tirer le meilleur parti d'un projet qui crée des richesses pour son pays. Dans cet investissement, Total s'est entouré de précautions en prenant comme partenaire PTT, la compagnie thaïlandaise qui achètera le gaz pour la Thaïlande, client incontournable. En cas de changement en Birmanie, le nouveau gouvernement aura à c_ur de ne pas se brouiller avec son client qui doit le payer. Implanté dans de nombreux pays neufs où les changements de régime sont fréquents, Total se demande toujours quelles seront les conséquences de la répudiation des contrats signés. Il limite son exposition aux risques politiques en prenant des assurances. Depuis vingt ans, Total n'a pas connu de sinistre lié au risque politique.

M. Roland Blum s'est étonné de l'absence de commentaires concernant les commissions dans le code de conduite de Total. Il a voulu savoir comment et à quel niveau de responsabilité, Total assurait la transparence de ses transactions commerciales, la surveillance et le contrôle de ses sous-traitants dans les pays en développement.

Abordant la sécurité des exploitations notamment en Colombie, il s'est informé de la manière dont Total gérait ce problème.

Par ailleurs, il a demandé si l'origine arménienne de M. Serge Tchuruk, prédécesseur de M. Thierry Desmarest, avait constitué un handicap pour l'implantation de Total en Azerbaïdjan.

M. Thierry Desmarest a répondu que Total utilisait des agents commerciaux rémunérés au pourcentage des ventes et des affaires apportées en prenant des précautions pour éviter les retours de commissions. Les sommes figurent dans les comptes de Total au titre des prestations de service. Total dispose d'un service d'audit interne qui exerce un contrôle sur la transparence des commissions commerciales. S'agissant des sous-traitants, Total les sélectionne et les oblige à prendre les mêmes engagements qu'elle vis-à-vis du personnel.

Total est partenaire de BP en Colombie, il est soumis à une taxe de guerre, sorte d'impôt officiel qui représente 0,8 dollar par baril servant à financer la protection par l'armée colombienne. Le site nécessite un dispositif de protection très sûr car de vraies bandes organisées et équipées de matériels lourds peuvent faire des victimes et des dégâts considérables.

Le Président de l'Azerbaïdjan a eu l'occasion dans sa carrière de se renseigner sur ses interlocuteurs. Il n'est pas exclu qu'il ait su que le prédécesseur de M. Thierry Desmarest était d'origine arménienne. Total à l'époque ne s'était pas impliqué mais depuis trois ans le Groupe s'est implanté en Azerbaïdjan comme partenaire de Chevron et d'Elf.

M. Pierre Brana a demandé comment la sécurité était assurée en Birmanie et si Total payait pour cela, comme en Colombie, l'Etat birman.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur la présence de Total dans des pays où peu d'entreprises acceptent d'aller (Birmanie, Iran, Irak). Elle a souligné que même si l'exploitation des hydrocarbures apportait un développement, les revenus financiers qu'elle générait pouvaient contribuer à conforter les régimes dictatoriaux en place.

Elle s'est demandé si, outre les Etats et la communauté internationale, les grandes entreprises n'avaient pas une responsabilité par rapport à ces régimes. La présence de Total ne constitue-t-elle pas un soutien à la Junte birmane ?

Evoquant les relations de Total avec les autorités françaises, elle a voulu savoir si le Groupe bénéficiait du soutien de ces autorités notamment pour sa présence en Birmanie. Cet investissement a-t-il reçu un soutien politique de la France malgré la condamnation par l'Union européenne de la Birmanie?

Elle s'est informée de la nature des relations de Total avec les autorités politiques des pays où l'entreprise était implantée et s'est enquise de la nature du contrat de Total avec la MOGE, du montant des sommes versées par Total à cette entreprise et des pressions que Total était en mesure d'exercer sur un régime politique.

M. Thierry Desmarest a donné les explications suivantes.

En Birmanie, les rébellions provoquées par des ethnies contre le pouvoir central de Rangoon existaient avant, pendant et après la colonisation. Le pouvoir central doit, soit faire la guerre, soit signer des accords de paix avec les ethnies qui vivent à la périphérie du territoire. Dans la zone du gazoduc, deux ethnies, les Karens et Mons, sont fréquemment en rébellion. Au moment où le chantier de Total était important (3 000 personnes y travaillaient), la présence militaire dans la région a été renforcée pour assurer une protection de la zone. La compagnie n'emploie pas de milice privée ; elle a recours à des consultants privés qui appartiennent à une société française. Ils ne sont pas armés et ont pour mission d'informer le personnel, de lui faire respecter une discipline de sécurité, afin d'être en mesure de le localiser en permanence pour pouvoir le rapatrier en cas d'alerte. Ces consultants ne participent pas à des actions de protection armée qui relèvent de l'armée birmane. Total ne rémunère pas l'Etat birman pour sa protection.

Dans le long terme, l'ouverture économique a contribué à une évolution favorable du système politique et social en Argentine et en Indonésie. En Argentine, Total était présent dès 1978 ; mais il était interdit d'exporter du pétrole. Le système a évolué en partie grâce à l'ouverture économique et aux flux d'investissement ; progressivement l'ouverture économique, politique et sociale s'est faite.

En Indonésie, une politique de développement économique favorisée par les investissements internationaux a permis un développement économique et l'émergence de classes moyennes importantes, qui contribuent à l'évolution du système politique. Si on avait délaissé ce pays en raison du contrôle exercé par les militaires sur la politique, son évolution aurait été moins favorable. Le Groupe y est implanté depuis 1969 et produit, à l'Est de Bornéo, une vingtaine de milliards de mètres cubes de gaz par an, soit la moitié de la consommation française de gaz. En Birmanie, le chemin est encore long, mais ce pays dispose d'un potentiel humain considérable qui l'aidera à évoluer. Le développement de grands projets ne conforte pas plus le régime en place que l'isolement car pendant trente ans sous Ne-Win, la Birmanie a vécu dans une autarcie complète. Depuis que les frontières sont ouvertes, que des touristes circulent, le fonctionnement du régime, sans être idéal, est plus décent qu'auparavant.

L'Iran, pays complexe, est le plus démocratique de la région ; le Président de la République élu n'était pas le candidat officiel. Le monde peut difficilement se passer des ressources en hydrocarbures du Moyen Orient qui représentent les deux tiers des ressources mondiales du pétrole.

Avant de s'implanter dans un pays considéré comme difficile, Total entre en contact avec le ministère des Affaires étrangères et l'ambassade de France pour s'informer. S'agissant de la Birmanie, le gouvernement français a, à juste titre, séparé les sanctions de nature politique (interdiction de visites ministérielles et refus de visas) et les sanctions économiques. Le gouvernement français n'a pas interdit les investissements économiques en Birmanie. Les possibilités de pression de Total sur le gouvernement birman sont extrêmement faibles car la compagnie a pris l'engagement dans le contrat qu'elle a signé avec la MOGE de ne pas interférer dans les problèmes de politique intérieure. Généralement, Total agit toujours de la sorte. Ce n'est pas parce qu'une entreprise investit qu'elle dispose de moyens de pression sur un régime. Il ne lui appartient pas d'agir dans ce sens, car elle supprimerait les limites entre activité politique et activité économique. La sphère d'action d'une entreprise se situe dans le domaine économique et social, elle n'a pas à devenir un acteur de la politique intérieure des pays où elle est implantée. En revanche, dans son secteur, une compagnie pétrolière doit avoir une attitude exemplaire vis-à-vis de ses sous-traitants et du personnel qu'elle emploie. Total, qui détient 30 % des parts du consortium opérateur du projet Yadana, a versé à la MOGE 5 millions de dollars. Avec l'aide d'un groupe japonais, la MOGE a pris une participation de 150 millions de dollars. Tous les revenus d'exploitation de ce gazoduc serviront au remboursement de la compagnie japonaise qui a permis à la MOGE d'investir. Les revenus substantiels de ce projet ne seront donc pas perçus avant 2002, 2003 par l'Etat birman.

Evoquant le problème de corruption en Indonésie et de la chute du Président Suharto, M. Roland Blum a demandé si, au cours des émeutes, Total avait connu des difficultés.

Par ailleurs, il a voulu savoir quelles étaient les relations de Total avec l'Etat et si elles avaient évolué en raison de la privatisation.

Observant que plusieurs ONG avaient fait part d'une plus ou moins grande facilité de dialogue avec les compagnies pétrolières, M. Pierre Brana a précisé que leur dialogue avec Total semblait difficile. Il a voulu savoir ce que la compagnie comptait faire pour y remédier.

M. Thierry Desmarest a apporté les précisions suivantes.

Pour l'essentiel Total opère à Bornéo, et l'insécurité dans cette zone est relative. A Jakarta où est situé le siège de la filiale indonésienne de Total, la Compagnie avait évacué le personnel non indispensable sur Singapour pendant les émeutes. En tant qu'exportateur de gaz, le Groupe n'a pas été trop atteint par la crise indonésienne. Après l'ampleur de la crise financière et le ralentissement de l'activité économique, on s'attendait à des désordres mais le système de solidarité familiale indonésien a bien fonctionné. Le régime du Président Suharto mêlait sphère publique et sphère privée, mais le secteur pétrolier n'en a pas trop souffert car ses contrats étaient anciens. Dans les autres secteurs, les attributions de contrats se faisaient sans transparence.

Total n'a jamais été une entreprise publique, l'Etat détenait 35 % du capital, 40 % des droits de vote et des pouvoirs spéciaux lui permettant de s'opposer à des décisions de l'entreprise contraires à sa politique étrangère ou de défense. L'interférence des pouvoirs publics ne s'est manifestée que dans un nombre limité de cas. Lors de la nomination du Président, l'Etat a imposé deux fois son candidat ; il a bloqué les augmentations de capital pour éviter la dilution de sa part et a ainsi freiné le développement de l'entreprise jusqu'en 1990. Entre 1992 et 1997, l'Etat a progressivement cédé sa part. Il ne dispose plus aujourd'hui de participation dans le capital, et ne peut plus s'opposer à la nomination du président. L'entreprise est pleinement maîtresse de sa destinée, il lui appartient désormais de se protéger seule des risques d'offres publiques d'achat, ce qui n'était pas le cas quand l'Etat était actionnaire. Le rapprochement avec Petrofina contribue à cette protection. Le vrai gage de l'indépendance de la compagnie sera sa croissance et sa rentabilité qui lui permettront de se faire apprécier sur les marchés boursiers.

Le dialogue avec certaines ONG est aisé. Il est difficile avec celles qui pratiquent la désinformation et refusent de reconnaître des éléments purement factuels. Amnesty International travaille de manière efficace en cherchant les moyens de mobiliser les entreprises, en tenant compte des possibilités réelles d'action de chacun, en revanche avec certaines autres ONG, le dialogue est moins constructif.

M. Michel Delaborde a ajouté qu'avec Amnesty International, le dialogue était constant depuis de nombreuses années. En revanche, Total a des différends avec la Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH), "Agir ici" et quelques autres ONG françaises, mais n'a jamais refusé de répondre à leurs questions. La Compagnie leur a proposé de vérifier sur place que certaines informations, qu'elles avaient obtenues, étaient fausses : elles ont refusé estimant que ces vérifications s'effectueraient dans des conditions contestables. Total souhaitait dialoguer avec ces ONG mais refusait de porter le débat sur la place publique et de se battre par médias interposés.

M. Thierry Desmarest a cité un exemple de désinformation. On reproche à Total d'avoir provoqué, par la construction du gazoduc de Yadana, des déplacements de villages. La compagnie savait à l'avance qu'elle agissait dans une zone délicate car les ethnies en rébellion contre le pouvoir central essaieraient d'utiliser le chantier comme une caisse de résonance. Total a pris des précautions avant même d'avoir déterminé le tracé définitif du gazoduc et a fait faire des photographies aériennes et par satellites pour relever l'emplacement des villages. Les photographies d'aujourd'hui montrent que ces villages sont restés au même endroit. Malgré ces preuves aisément vérifiables, Total a eu près de cent citations de presse affirmant que ces villages ont été déplacés.

M. Michel Delaborde a précisé que Total avait proposé aux ONG de se rendre à l'Institut Géographique National (IGN) pour consulter ces photographies (qui ne peuvent pas être mises sur la place publique car elles appartiennent au Groupe) afin de les comparer avec celles de l'Empire britannique qui datent de 1945. Elle a suggéré aux ONG d'établir un relevé de conclusions qui serait rendu public. Celles-ci s'y sont opposées en arguant qu'elles souhaitaient se rendre sur le terrain. La compagnie a eu le sentiment qu'un dialogue de sourd s'était instauré avec certaines ONG, qui ont même accusé Total d'avoir stipendié les journalistes français et étrangers appartenant à de grands médias dont elle avait organisé la visite sur place. Ceux-ci se sont rendus en Birmanie en tant que journalistes et ont obtenu leur visa en tant que tels.

M. Pierre Brana a voulu savoir pourquoi Total n'avait pas rendu publiques les photographies satellites. Il a fait observer avec étonnement que l'une des ONG avec laquelle Total aurait des difficultés de dialogue, a pour porte-parole M. Stéphane Hessel, ambassadeur de France, dont les propos sont toujours courtois, réfléchis, modérés. Il a demandé si Total avait tenté de discuter avec lui, sérieusement et sur les problèmes de fond.

M. Michel Delaborde lui a répondu que Total avait écrit aux ONG concernées dans les termes suivants : "Pour expliquer que les accusations de déplacements de villages liées à la construction de notre gazoduc étaient infondées, nous avons invoqué l'existence d'images satellites, de cartes et de photographies aériennes. Nous avons pris chaque fois la précaution de préciser que nous parlions après 1992, date de notre contrat initial. Nous n'avons pas rendu publics ces documents parce qu'ils ont une valeur économique de plusieurs milliers de dollars pour d'autres compagnies pétrolières qui s'intéressent à cette région. Nous sommes néanmoins disposés à satisfaire votre curiosité dans les conditions suivantes, les photographies aériennes et satellites (mais elles comportent moins de précisions) et les cartes qui en ont été tirées par l'IGN seront mises à votre disposition pour une journée en décembre 1996 à Saint-Mandé. Vous vous engagerez au préalable par écrit à n'en prendre ni photo, ni copie d'aucune sorte. Nous devons en effet préserver leur valeur commerciale. Un expert de l'IGN expliquera brièvement à vos représentants le travail effectué. Ils pourront examiner ensuite tous les documents en détail et pourront notamment les confronter aux cartes de la région qui remontent à l'Empire britannique et pointer chaque village. Vous nous ferez part par écrit de vos conclusions à l'issue de cet examen. Total et la FIDH auront le droit de publier ces conclusions". Le Groupe ne pouvait pas être plus explicite dans ces propositions ; elles ont été refusées.

M. Stéphane Hessel s'est rendu sur place, a visité le chantier, et a écrit une lettre élogieuse sur la manière dont est conduit le chantier. La Commission pour la justice et la paix est allée sur le terrain à la demande du partenaire de Total, Unocal, elle a rendu un rapport qui est élogieux sur la manière dont le chantier a été conduit.

Mme Marie-Hélène Aubert a souligné que M. Stéphane Hessel avait abordé le problème de fond, à savoir les relations qu'entretient Total avec la Junte birmane. Il estime que la nature du pouvoir est telle qu'il est difficile d'investir en Birmanie sans cautionner le régime.

Elle a demandé si les agissements de la Junte, condamnés par la communauté internationale laissaient Total indifférent. Certaines sociétés multinationales ont des attitudes différentes, et considèrent qu'on ne peut pas travailler en Birmanie pour des raisons éthiques.

M. Thierry Desmarest a indiqué qu'il n'avait pas connaissance de compagnie pétrolière ayant quitté la Birmanie pour des raisons politiques. Il a expliqué que chacun devait rester dans son domaine de compétence dans l'exercice de ses responsabilités. Il appartient aux instances politiques et à la communauté internationale de décider des règles que, pour sa part, la compagnie respecte, bien qu'elle soit réservée sur l'efficacité des embargos économiques. Généralement, les embargos génèrent plus de problèmes qu'ils n'en règlent et ils ne doivent être institués que dans des cas exceptionnels et avec le souci de la réversibilité. Dans le cas de l'Irak, le droit de veto de chacun des membres du Conseil de sécurité permet à chacun, à tout moment, de s'opposer à la levée de l'embargo, ce qui pervertit le système, et l'embargo se traduit par un drame humain et social pour le pays. En l'absence d'interdiction, Total fonde sa décision de travailler dans un pays sur ses possibilités de respecter, vis-à-vis de son personnel, et vis-à-vis de l'environnement, ses normes de conduite habituelles. Cette position évite les dérives. Ce n'est pas parce que Total est implanté en Birmanie que le régime est conforté, d'autant qu'il ne recevra pas de revenu de la part de la compagnie avant plusieurs années. Qui peut dire quel sera le régime en place à ce moment là !

M. Pierre Brana a demandé si le mouvement de concentration allait se poursuivre dans le monde pétrolier.

M. Thierry Desmarest a précisé qu'à la période de grandes fusions de 1981-1984 avait succédé une relative stabilité jusqu'à cette année. En l'espace de quelques mois les fusions de BP et Amoco, d'Exxon et Mobil, de Total et Petrofina se sont produites. Les autorités chargées de la concurrence aux Etats-Unis et dans l'Union européenne risquent de freiner ce mouvement.

Audition de M. Jean-Didier Roisin,

directeur d'Afrique et de l'Océan indien

au ministère des Affaires étrangères

le mardi 2 février 1999 à 18 heures 30

Après un exposé introductif sur le rôle de la Direction d'Afrique et de l'Océan indien et sur ses rapports réguliers avec les entreprises françaises intervenant en Afrique, M. Jean-Didier Roisin a tout d'abord précisé qu'il n'avait pas, en tant que directeur d'Afrique et de l'Océan indien, avec les dirigeants des entreprises pétrolières françaises, de contacts d'une autre nature que ceux noués avec des sociétés d'autres secteurs, par exemple les travaux publics, les transports ou les télécommunications. Il a évoqué deux dossiers où il avait été amené à intervenir, dans le cadre de ses fonctions, sur des problèmes pétroliers.

Le premier concerne l'Angola. En 1996, les autorités de Luanda reprochaient à la France une trop grande proximité de vues avec l'Unita et avaient en guise de "représailles", multiplié les entraves à l'égard des entreprises françaises. Elf avait alors saisi le Quai d'Orsay des difficultés croissantes qu'elle rencontrait dans son activité quotidienne. Le ministère des Affaires étrangères avait alors intensifié son action diplomatique à l'égard de l'Angola et cette politique avait porté ses fruits puisque Elf s'était finalement vu attribuer un périmètre de prospection qu'elle convoitait.

Le second concerne un différend entre le Nigeria et la Guinée équatoriale. Elf avait effectué des forages offshore dans des zones où il existait des contestations de frontières maritimes entre ces deux pays. Saisi par la Guinée équatoriale, le Quai d'Orsay s'était refusé à intervenir, estimant que le contentieux concernait une entreprise privée et un Etat souverain. Il avait préconisé le recours à un arbitrage international, comme prévu dans la convention sur le droit de la mer.

M. Jean-Didier Roisin a fait état également d'autres exemples appartenant à l'histoire, concernant par exemple l'affaire Elf et Occidental Petroleum au Congo, sur lesquels il a déclaré ne pas disposer d'informations spécifiques.

M. Roland Blum a demandé si l'attitude du ministère des Affaires étrangères avait varié depuis que Elf était devenue une entreprise privée, et si d'une manière générale celui-ci intervenait en cas de non-respect des principes de bonne conduite de la part des sociétés pétrolières françaises. Il a souhaité obtenir des informations complémentaires sur le rôle de Elf dans la crise récente du Congo.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur le comportement des dirigeants d'Elf qui ont très vite pris des contacts avec le nouveau pouvoir congolais alors même que celui-ci avait acquis la victoire par les armes. Elle a estimé que la visite de M. Philippe Jaffré avait pu être interprétée comme une reconnaissance par la France du nouveau gouvernement congolais.

Elle a souhaité savoir s'il y avait une ligne de conduite du ministère des Affaires étrangères à l'égard des grands groupes pétroliers et quel était le lien que ce ministère faisait entre entreprise et droits de l'Homme.

M. Jean-Didier Roisin a donné les indications suivantes.

N'ayant pris ses fonctions qu'après la privatisation d'Elf, il lui était difficile de se prononcer sur les rapports entre le ministère des Affaires étrangères et cette société, lorsqu'elle relevait de l'Etat. Au Congo, il a rappelé qu'Elf avait été accusé par l'un et l'autre camp de soutenir son adversaire. En tout état de cause, l'action diplomatique de la France n'avait jamais été déterminée par les activités d'Elf dans ce pays. Il a rappelé notamment que la France avait demandé la création et l'envoi d'une force des Nations Unies au Congo dès le début de la crise de 1997.

La France n'a pas vocation à être l'avocat des entreprises pétrolières françaises en cas de violation avérée du droit commercial international par celles-ci. Elle doit en revanche rappeler aux entreprises françaises qu'elles se doivent de respecter les sanctions décidées par la communauté internationale.

La présentation de M. Sassou N'Guesso comme un putschiste renversant un gouvernement légitime était caricaturale. Il n'était pas étonnant de voir le président-directeur général d'une entreprise qui extrait les trois-quarts du pétrole d'un pays, chercher à nouer des relations aussi confiantes que possible avec les autorités de cet Etat. En outre, M. Philippe Jaffré n'a pas pour habitude de demander au ministère des Affaires étrangères "l'autorisation" de se rendre dans les pays africains.

Il a rappelé que la France ne reconnaissait pas les gouvernements mais les Etats, et qu'à sa connaissance, l'ONU n'avait frappé d'aucune sanction le gouvernement de M. Sassou N'Guesso. Que le Président Jaffré ait souhaité clarifier la situation avec les nouvelles autorités congolaises en se rendant rapidement à Brazzaville est une attitude compréhensible.

Il a précisé que la politique africaine de la France, notamment à l'égard d'éventuelles violations des droits de l'Homme, n'était pas déterminée par les intérêts des sociétés pétrolières françaises. Les messages que le Quai d'Orsay pensait devoir adresser à certains pays sur ce thème l'étaient clairement, en accord avec ses partenaires européens.

M. Pierre Brana a demandé si certains Etats s'adressaient au Quai d'Orsay lorsqu'ils rencontraient des difficultés avec Elf ou Total.

Il s'est interrogé sur l'importance accordée au respect des droits de l'Homme et de l'environnement dans la détermination de la politique africaine de la France.

Par ailleurs, il s'est fait l'écho de rumeurs selon lesquelles certains ambassadeurs français seraient plus liés à Elf qu'au ministère des Affaires étrangères. Il a demandé quelle était l'attitude du Quai d'Orsay quand des ambassadeurs de France devenaient conseillers du Président du pays dans lequel ils avaient exercé leurs fonctions.

Sur ce point, M. Jean-Didier Roisin a répondu que le seul cas qui avait été porté à sa connaissance concernait l'exemple déjà cité de la Guinée équatoriale dont la demande avait fait l'objet d'un échange de notes verbales entre le Gouvernement de Malabo et notre Ambassade.

Il était faux de penser que la France soutenait aveuglément des régimes qui ne le méritent pas. Notre pays prend toujours en compte le critère de respect des droits de l'Homme dans la détermination de son aide. C'est l'objet même de la doctrine de La Baule.

Il a qualifié de gratuites et d'injustifiées les accusations portées sur certains ambassadeurs. Il n'a eu connaissance d'aucun cas où l'honnêteté d'un ambassadeur ait été mise en cause. Le rôle d'un ambassadeur est de défendre les intérêts de son pays, et à ce titre il peut être amené à intervenir en faveur de certaines entreprises nationales. M. Jean-Didier Roisin a évoqué à titre d'exemple son expérience d'ambassadeur de France à Madagascar, où il a été amené à intercéder à plusieurs reprises auprès du gouvernement malgache dans le cadre d'un contentieux qui opposait ce gouvernement aux entreprises françaises nationalisées, en particulier deux sociétés pétrolières françaises. Mais c'était là le travail normal d'un représentant de la France.

Les cas où des ambassadeurs de France sont devenus conseillers du Président de l'Etat dans lequel ils avaient représenté la France étaient très peu nombreux et relevaient d'un choix personnel qui n'était pas sans inconvénient. C'était la raison pour laquelle, contrairement à ce qui avait pu se dérouler dans le passé, les ambassadeurs de France ne restaient généralement pas plus de trois ou quatre ans en poste dans un même pays.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité savoir si le Quai d'Orsay se préoccupait de la distribution de la manne pétrolière procurée par l'activité des entreprises françaises et de l'utilisation de l'aide au développement.

M. Jean-Didier Roisin a estimé que le problème de l'utilisation des ressources pétrolières par les gouvernements africains posait d'abord le problème de l'éducation des élites dirigeantes. Les ressources budgétaires devaient être utilisées pour le bien commun, pour le renforcement de l'Etat de droit et de la démocratisation. Cette conception n'était pas toujours partagée, mais il n'existait pas de fatalité d'un continent africain qui s'enfoncerait inexorablement dans la pauvreté et la corruption. L'argent que procuraient les activités pétrolières rendait d'autant plus insupportables les injustices observées dans la répartition du PNB. Il existait des possibilités pour les institutions financières internationales, dans le cadre des accords d'ajustement structurel, de peser sur certains choix budgétaires. Certains pays, comme le Tchad, avaient par ailleurs décidé de constituer un fonds pour les générations futures.

Le problème de la démocratisation en Afrique n'était pas seulement une question de pouvoir, mais également d'opposition. La possibilité d'une alternance démocratique exigeait en effet, l'existence d'une opposition dynamique et structurée, susceptible de remporter des élections et d'exercer le pouvoir, mais ce n'était pas toujours le cas. Depuis le début des années quatre-vingt dix, les progrès de la démocratisation étaient sensibles dans la plupart des pays africains. En témoignaient l'existence d'une presse libre - parfois excessive - la tenue d'élections, la création de nombreuses associations... Il faut être conscient que les efforts demandés aux pays africains sont considérables et éviter de les juger à l'aune de critères strictement occidentaux. Au regard de cet objectif de démocratisation, les questions pétrolières demeurent marginales puisqu'elles ne concernent directement qu'une poignée de pays : le Nigeria, le Cameroun, le Gabon, l'Angola, le Niger, le Tchad, le Soudan, le Congo-Brazzaville et la Guinée équatoriale.

Audition de M. François David, président directeur général
de la Coface

le mercredi 3 février 1999 à 10 heures

M. François David a indiqué que la Coface était une entreprise totalement privée dont les principaux actionnaires sont la SCOR (45%), AGF (25%), NATEXIS (20%), le Crédit Agricole Indosuez (5%) et la SAFR (2 %), le solde étant détenu par le personnel. La Commission européenne a demandé aux AGF de se défaire de leurs actions, à la suite de leur rachat par Allianz, pour empêcher le groupe allemand de jouir d'une position dominante sur le marché européen de l'assurance-crédit. Pour cela, l'une des possibilités examinées est d'introduire en bourse les actions actuellement détenues par les AGF.

La Coface, outre son activité privée, gère pour le compte de l'Etat l'ensemble des garanties publiques, c'est-à-dire les risques à l'exportation que les assureurs privés ne peuvent pas couvrir compte tenu des montants importants concernés ou des durées de risques trop longues. L'Etat, qui rémunère la Coface pour cette gestion de ce que l'on appelle couramment les grands contrats à l'exportation, perçoit les primes d'assurance, règle le cas échéant les indemnités et encaisse les éventuelles récupérations. Cette rémunération (environ 500 MF par an) qui représentait autrefois près de 50 % du chiffre d'affaires de la Coface, représente de nos jours, compte tenu de son développement privé, moins de 10 % du chiffre d'affaires du Groupe.

Les exportations et les investissements des compagnies pétrolières entrent dans le cadre de ces garanties publiques. Il s'agit, par exemple, d'assurer contre le risque de non-paiement, des ventes de matériels de forage à des compagnies étrangères ou des investissements lourds dans des pays pétroliers comme l'Angola, le Cameroun ou encore le Nigeria. Pour les investissements, la Coface prend en charge les risques politiques comme les conséquences de nationalisations, d'interdiction de transfert des dividendes, etc.

Les investissements pétroliers ont atteint, il y a quelques années, jusqu'à 50 % des encours de risques investissements supportés par l'Etat et gérés par la Coface. Ils ne représentent actuellement guère plus que 30 % environ. En effet, les compagnies pétrolières françaises ont tendance désormais soit à s'auto-assurer, soit à faire appel au marché privé de l'assurance (Lloyds, assureurs américains) dont les conditions sont plus attrayantes que celles proposées par l'Etat.

M. Pierre Brana a souhaité des précisions sur les modalités de la gestion pour le compte de l'Etat, de la mise en jeu de la garantie et du régime applicable aux consortiums.

Il a voulu mieux cerner la nature du risque politique, du risque économique et des investissements assurables et s'est interrogé sur la détermination de la valeur des primes.

M. Roland Blum a demandé comment s'effectuait l'analyse technique du risque et comment la Coface se situait par rapport à ses concurrents.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur le rôle de l'Etat dans la signature des grands contrats. Existe-t-il une conditionnalité de l'assurance-crédit ? Quels ont été les cas de désaccords entre la Coface et le Gouvernement ? Elle s'est interrogée sur l'utilité d'une assurance crédit d'Etat.

Elle s'est informée sur le rôle de l'Europe dans la définition de nouvelles règles et sur les possibilités d'extension aux assurances, des normes appliquées par la Banque mondiale quand elle finance des projets.

S'agissant du risque politique spécifique à la Birmanie, elle a demandé comment il avait été apprécié.

Dans ses réponses, M. François David a apporté les précisions suivantes :

La Coface instruit le dossier que lui a adressé l'entreprise exportatrice française et le présente à une commission interministérielle présidée par la DREE. Cette commission qui décide de l'opportunité de prendre les projets en garantie regroupe d'autres directions du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie comme le Trésor ou le Budget. Le ministère des Affaires étrangères est également représenté dans cette instance. Les éventuelles divergences entre les directions du ministère des Finances sont arbitrées par le ministre ou son Cabinet ; celles entre ministères le sont par le Premier Ministre. La décision de prendre en garantie l'investissement de Total en Birmanie a été une décision politique.

Pour l'évaluation des risques, la Coface utilise une batterie de critères. Elle examine ainsi la situation politique du pays acheteur, ses performances économiques et son comportement en matière de remboursement de sa dette internationale. Elle ajoute maintenant une appréciation micro-économique. Il est en effet apparu que les récentes défaillances de certains pays résultaient plus de fragilités micro-économiques comme celles du système bancaire privé que de décisions souveraines des pays en question.

Dans certains cas, une appréciation purement technique du pays acheteur interdirait de prendre en garantie des opérations d'exportation ou d'investissement. D'autres critères peuvent néanmoins amener l'Etat à prendre des risques. Tel est, par exemple, le cas pour l'Algérie. Cela a également été le cas de l'Allemagne qui a continué à garantir des opérations vers la Russie à une époque où le risque paraissait trop important aux autres pays européens. On estime actuellement l'encours de risque pris par l'Allemagne dans les pays de l'ex-URSS à environ 150 milliards de francs.

Le marché de l'assurance-crédit est concentré entre les mains de cinq acteurs principaux. En effet, deux français : Euler (n° 1) et la Coface (n° 2), deux allemands : Hermès (n° 3), Gerling (n° 4), et NCM (n° 5) se partagent environ 80% du marché mondial. Pour rester dans le peloton de tête, la Coface a créé un réseau international qui lui permet d'être présent dans 38 pays où elle assure, pour son compte propre, les filiales locales d'entreprises françaises et des sociétés locales qui veulent exporter.

Pour les Etats, l'assurance-crédit publique est un outil de promotion des exportations très important, ne serait-ce que pour pallier les insuffisances du marché privé. Ils confient généralement la gestion de cet outil soit à des compagnies privées (comme la Coface) soit à des entreprises publiques (comme l'Eximbank des Etats-Unis ou l'ECGD au Royaume-Uni).

Lorsqu'elle agit pour son propre compte, la Coface détermine librement les taux de prime. Les taux de prime sont fixés par l'administration sur proposition de la Coface quand celle-ci agit pour le compte de l'Etat. Depuis avril 1999, ils sont harmonisés dans le cadre de l'OCDE. Longtemps, l'assurance-crédit a été lourdement déficitaire, les déficits cumulés ayant atteint pour la France près de 100 milliards de francs dans les années 80. Depuis quelques années, cette procédure est redevenue excédentaire grâce en particulier à des récupérations obtenues auprès de pays débiteurs, ce qui permet naturellement de diminuer d'autant ces déficits cumulés. L'assurance-crédit publique a permis de soutenir efficacement les exportations françaises. On estime généralement que, pendant les périodes de déficit des années 80, la procédure a facilité environ 4000 milliards de francs d'exportations.

En ce qui concerne le rôle de l'Etat dans la signature des grands contrats, M. François David a observé que certains pays, comme les Etats-Unis en particulier, n'hésitaient pas à utiliser des moyens de pression, diplomatiques, en particulier pour remporter un marché. L'Union européenne, même si elle en a les moyens juridiques (article 113 du Traité de Rome), n'utilise pas, ou très peu, de telles pressions alors même qu'elle est une puissance économique et commerciale de première grandeur.

Pour ce qui est de la conditionnalité de l'assurance-crédit, M. François David note que l'action de la Banque mondiale est positive, en particulier en matière d'environnement. La Banque mondiale est un bailleur de fonds très important pour la réalisation des grands contrats à l'étranger. Sa participation financière, même partielle dans un projet, est particulièrement appréciée par les autres bailleurs de fonds privés. Elle a donc un rôle important à jouer en sélectionnant les projets, en fonction, entre autres, des aspects environnementaux. En matière de respect des droits de l'Homme, son action demeure limitée.

Audition de M. Pierre Jacquard, président de l'Institut français du pétrole

et de M. Daniel Morel, directeur général

le mardi 16 février 1999 à 16 heures

M. Pierre Jacquard a analysé les zones d'influence et d'activités des compagnies pétrolières. Pour des raisons historiques celles-ci ont des adhérences dans certaines régions qui perdurent. Il est difficile d'en tirer des conclusions particulières sur leur influence dans la politique des pays où elles opèrent. Cependant des compagnies comme BP, présentes depuis plus de cinquante ans dans certains pays du Moyen-Orient, ont établi des relations étroites, qui ne sont pas forcément critiquables, avec ces Etats. Ces liens sont souvent culturels. Tous les ingénieurs irakiens étaient formés au Royaume-Uni avant la rupture des relations diplomatiques. Depuis plus de vingt ans, les Etats-Unis accueillent des Saoudiens dans leurs universités.

M. Roland Blum a demandé comment fonctionnait l'IFP, quelles étaient son organisation et ses sources de financement.

Il a souhaité savoir si l'IFP avait étudié le problème de l'utilisation de la rente pétrolière par les Etats.

M. Daniel Morel a expliqué que l'IFP était un établissement professionnel créé à la fin de la deuxième guerre mondiale. Personne morale de droit privé, l'Institut est doté de l'autonomie financière et juridique et soumis au contrôle de l'Etat (Cour des Comptes). Un commissaire du gouvernement qui est traditionnellement le Directeur des hydrocarbures (aujourd'hui le Directeur des matières premières et des hydrocarbures) et le chef de la mission de contrôle pétrole chimie du ministère des Finances assistent aux réunions du Conseil d'administration et possèdent un droit de veto sur les décisions de ce Conseil.

Le Conseil d'administration de l'Institut est très majoritairement composé de personnalités issues du secteur des hydrocarbures et de l'industrie automobile. Le budget de l'Institut est alimenté aux deux tiers par une taxe parafiscale sur le gasoil, l'essence et différents produits. Les actions de valorisation de l'Institut qui vend les résultats de ses recherches sous différentes formes, couvrent le tiers restant du budget. L'IFP dispose d'un portefeuille de brevets très étendu, 13 000 dans le monde entier, et concède des licences d'exploitation de ces brevets, notamment en procédés de raffinage et de pétrochimie dont il est le deuxième bailleur de licences au monde. L'Institut est vendeur de procédés ; il élabore le design des unités industrielles construites par des compagnies d'ingénieries comme Technip et garantit la qualité des produits obtenus. Les missions de l'IFP sont la recherche, le développement et l'utilisation des hydrocarbures ainsi que la formation effectuée par l'école nationale supérieure du pétrole et des moteurs, qui recrute des ingénieurs déjà diplômés ou des étudiants sortant de l'université au niveau de la maîtrise. Cette école forme 250 à 300 ingénieurs par an dont la moitié vient de pays étrangers. En outre l'Institut dispose du centre de documentation le plus important au niveau européen, dans le domaine des hydrocarbures. Pour valoriser ses recherches, l'IFP a créé de nombreuses entreprises comme Technip, Coflexip, Procatalyse, etc. et a pris une quinzaine de participations directes et indirectes via une holding, ISIS, cotée en bourse.

M. Roland Blum a demandé des précisions sur Technip. Il a voulu savoir si faire des études autres que techniques entrait dans les activités de l'IFP et si celui-ci servait de bras séculier de l'Etat dans ses missions de contrôle.

M. Pierre Brana s'est enquis de l'existence de brevet appartenant à l'IFP sur la protection de l'environnement. Il a voulu savoir si l'IFP avait mené des recherches sur les gazoducs et les oléoducs sur terre et en mer et si les exploitations offshore étaient maîtrisables notamment à grandes profondeurs.

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité une évaluation des progrès faits et à faire par l'industrie des hydrocarbures au niveau de l'environnement. Elle a demandé si l'Institut intervenait dans les négociations de conventions environnementales. Elle a souhaité savoir si en raison des pollutions dues aux métaux lourds, le démantèlement des plates-formes pétrolières à terre était une solution valable.

Elle s'est informée sur les moyens de remédier aux pollutions en mer provoquées par le transport d'hydrocarbures sous pavillon de complaisance. Y-a-t-il des réflexions en cours pour supprimer les pavillons de complaisance ?

M. Daniel Morel a apporté les réponses suivantes.

Technip est la première compagnie d'ingénierie européenne et l'IFP en détient 12 %.

Faire des études entre dans les activités de l'IFP, voire de ses filiales, qui travaillent dans ce cadre pour des compagnies privées ou également nationales. Les filiales de l'Institut interviennent comme consultants indépendants pour les pays producteurs ou les compagnies nationales et internationales.

L'IFP intervient parfois comme expert indépendant pour examiner les aspects techniques ; il avait ainsi fait le rapport d'enquête sur une explosion à Feyzin. Il lui arrive aussi d'analyser des carburants et de faire des certifications pour des appareils à gaz, mais il ne cherche pas à développer cette activité. Des compagnies peuvent demander à l'IFP de tester leurs carburants contre rémunération, mais l'Institut n'est pas le bras séculier de l'Etat.

Les consultations et études de l'IFP portent sur des sujets techniques, elles intègrent depuis des années les contraintes environnementales qui sont présentes dans toutes les activités de l'IFP. L'Institut travaille à l'élaboration de produits propres biodégradables, à la protection de l'environnement lors du raffinage et du transport des hydrocarbures. Les procédés qu'il vend évitent les pollutions de l'atmosphère. Il dispose en outre d'équipes de recherche parmi les meilleures sur l'adéquation moteur/carburant.

S'agissant des gazoducs et des oléoducs, l'IFP a développé des conduites flexibles sous-marines extrêmement novatrices et est à l'origine de la création de la société Coflexip qui détient 80 % du marché et met en _uvre des programmes de recherche sur les transports offshore.

M. Pierre Jacquard a ajouté que l'IFP développait des programmes sur l'offshore profond (1 000 et 3 000 mètres de profondeur) utiles dans le Golfe de Guinée et le Golfe du Mexique.

L'IFP lors de négociations de conventions est en principe associé comme expert. Il donne un avis mais n'intervient pas dans la négociation et la fixation des normes. Selon lui, le démantèlement des plates-formes par immersion à grande profondeur a un impact limité sur l'environnement si on le compare à tous les bateaux coulés pendant la deuxième guerre mondiale. Les émissions de CO2 liées au démantèlement à terre montrent que l'immersion de plate forme est la voie la plus intéressante dans la chaîne environnementale. Cependant, par de faibles profondeurs d'eau, il est préférable de démanteler les plates-formes à terre. De plus en plus l'exploitation du pétrole en mer s'effectue maintenant avec des bateaux et des supports flottants, formule rentable devenue universelle.

Les pavillons de complaisance peuvent difficilement disparaître en raison des avantages fiscaux qu'ils procurent. Dans le secteur des hydrocarbures, les majors prennent des précautions car elles sont soucieuses de leur image mais de nombreuses petites compagnies, voire certains Etats n'en prennent pas et utilisent les pavillons de complaisance. Il est difficile de contrôler 150 pays.

M. Pierre Brana a demandé si l'IFP procédait à des expertises de raffineries et pour qui. Il a voulu connaître le statut du personnel de l'IFP et s'est interrogé sur le rôle de l'école nationale supérieure du pétrole.

M. Daniel Morel a donné les indications suivantes.

L'IFP effectue des expertises de raffineries pour leur propriétaire, souvent des compagnies d'Etat producteur. L'Institut est moins sollicité par les majors qui savent effectuer leur audit.

Le personnel de l'IFP relève du droit privé et de la convention collective du pétrole. L'Institut emploie 2 000 personnes, principalement à Rueil-Malmaison et à Solaize, et des expatriés dans des bureaux ou établissements permanents (Moscou, Tokyo, Singapour, Bahrein, Caracas, New York). Ces bureaux représentent l'IFP et ont un rôle important dans son activité industrielle. Ils commercialisent les procédés de raffinage et sont des points d'entrée locaux des interlocuteurs étrangers de l'IFP dans le domaine de l'expertise, de la recherche et de la formation.

M. Pierre Jacquard a précisé que l'Institut avait une activité de formation importante à l'étranger. Il a mis en place des programmes spécifiques pluriannuels pour certains pays (Russie, Cuba, Gabon, Arabie Saoudite). L'école nationale supérieure du pétrole et des moteurs est considérée comme la première école pétrolière mondiale, et est fort utile pour l'industrie française car elle a d'anciens élèves souvent constitués en associations presque partout dans le monde. Quarante pays sont représentés chaque année à l'école. Certains cycles sont entièrement anglophones, ce qui est un avantage car le monde pétrolier est anglophone ; généralement ces étudiants repartent francophones. L'école est une vitrine au niveau de la langue et de la technologie française.

Audition de M. François Dopffer,

directeur d'Asie et d'Océanie au ministère des Affaires étrangères

le 17 février 1999 à 15 heures 30

M. François Dopffer a décrit les relations bilatérales franco-birmanes.

La politique de la France envers ce pays est inspirée par trois séries de constatations :

- au niveau de la politique intérieure, le fonctionnement normal de la démocratie y est impossible ; le verdict des urnes n'a pas été respecté ; la pratique du travail forcé est avérée, ce qui justifie une attitude de principe critique et sévère.

- sur le plan géopolitique, la Birmanie occupe une place importante en Asie du Sud-Est où se superposent les influences de la Chine et de l'Inde et c'est un territoire qui dispose de richesses non négligeables. Elle est membre de l'Association du Sud-Est Asiatique (ASEAN), organisation importante des pays d'Asie du Sud-Est avec laquelle la France entretient des relations très suivies.

- les autorités françaises sont réservées sur l'utilité des sanctions économiques contre le régime birman, car en général, les sanctions atteignent davantage les populations que les dirigeants.

L'action de la France s'inscrit dans le droit fil de la position commune sur la Birmanie adoptée par l'Union européenne dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Les relations bilatérales franco-birmanes sont extrêmement faibles : il n'y a pas de dialogue politique ; le commerce bilatéral est réduit ; la coopération est centrée sur l'aide médicale. La France n'est pas favorable à une politique d'isolement systématique de la Birmanie, elle prend acte de sa participation à l'ASEAN qui figurait parmi les objectifs des pères fondateurs de l'Association.

S'agissant de la légalité internationale applicable à la Birmanie, les Nations Unies n'ont pas édicté de sanctions internationales. L'Union européenne a décidé, dans le cadre de la PESC, un certain nombre de restrictions : suspension de toute visite ministérielle en Birmanie, de la coopération militaire (embargo sur les armes et retrait des attachés militaires), suppression des aides autres qu'humanitaire et interdiction de délivrer des visas aux membres de la Junte et de l'appareil de sécurité du SPDC (State Peace and Development Council).

Le Congrès des Etats-Unis a voté une loi interdisant tout investissement nouveau en Birmanie. Sur ce fondement juridique, une action a été intentée contre Total devant le Tribunal de Los Angeles. Hostile au principe de l'application extra-territoriale d'une loi américaine à une entreprise française agissant à l'étranger, ce qui est contraire aux règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) le ministère des Affaires étrangères a soulevé et obtenu l'incompétence du Tribunal de Los Angeles. Parallèlement, des législations sub-fédérales américaines, notamment dans l'Etat du Massachusetts et dans certaines autres collectivités territoriales, prévoient de refuser l'accès aux marchés publics d'entreprises actives en Birmanie. Elles interdisent également de traiter avec des fonds de pension placés dans des sociétés actives en Birmanie pénalisant les institutions financières qui disposeraient d'actions de Total, ce qui est contraire aux règles édictées par l'OMC.

Si les pays scandinaves et les Etats-Unis sont hostiles à de nouveaux investissements en Birmanie, l'Allemagne et le Royaume-Uni ne paraissent pas favorables à des sanctions économiques. Le Royaume-Uni est le premier investisseur européen et ses exportations vers ce pays ont augmenté de 30% en 1998. Un certain nombre d'organisations non gouvernementales et d'associations préconisent des boycotts par les consommateurs de marques de grande diffusion qui, présentes en Birmanie, pourraient souffrir de ces attaques.

La position de Mme Aung San Suu Kyi sur les sanctions économiques a varié. Pendant un temps, elle a considéré que tout investissement en Birmanie consolidait la Junte, ce qui semble avoir suscité un débat interne, car cette position, qui pénalisait la population, constituait aux yeux de certains une erreur politique et renforçait la tendance autarcique du régime birman. Il ne s'agit plus d'un thème majeur dans ses déclarations. L'investissement de Total en Birmanie est privé. Des accusations de travail forcé et de blanchiment d'argent de la drogue ont été portées contre Total qui les a toujours démenties. Il n'appartient pas au ministère des Affaires étrangères de répondre à la place de Total.

M. Pierre Brana a voulu savoir pourquoi la Birmanie avait été acceptée au sein de l'ASEAN alors que par ailleurs, elle avait été mise au ban des nations. Il s'est étonné de l'annonce d'une position nouvelle de Mme Aung San Suu Kyi sur les investissements privés en Birmanie.

Il a souhaité savoir quels étaient les contacts officieux et officiels de la France pour aider les démocrates à rétablir un Etat de droit en Birmanie. Y a-t-il une action positive de la France à ce sujet ?

Il a demandé quelles étaient les consignes données par le ministère des Affaires étrangères à l'ambassadeur de France à Rangoon dans ses relations avec Total.

M. François Dopffer a répondu à ces questions.

Les pays d'Asie du Sud-Est aspirent à une forme de coopération régionale pour surmonter le handicap que constitue la faiblesse de leurs économies nationales. L'ASEAN a pour but implicite de résister à l'influence écrasante des grandes puissances ; aussi l'entrée de la Birmanie dans l'ASEAN a-t-elle pour objectif d'ouvrir une alternative à ce pays et d'éviter qu'il soit trop lié à l'une d'entre elles.

L'ambassadeur de France à Rangoon rencontre régulièrement Mme Aung San Suu Kyi avec laquelle la France maintient un dialogue confiant, en coordination avec les autres pays membres de l'Union européenne, le Japon et les Etats-Unis. Mme Aung San Suu Kyi a été invitée à venir en France à l'occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et à participer à la Journée des femmes le 8 mars prochain. Il est apparu que si, pendant un certain temps, elle avait critiqué les investissements étrangers privés en Birmanie, elle n'a plus par la suite mis l'accent sur ce thème. Cette position a pu être vérifiée lors de la visite en Birmanie du sous-secrétaire général des Nations Unies pour les Affaires politiques, M. Alvaro De Soto. Celui-ci a indiqué qu'il pourrait revenir accompagné d'un expert de la Banque mondiale et n'a pas écarté l'idée d'une aide en cas d'évolution politique positive. Mme Aung San Suu Kyi n'a pas condamné ce projet.

La direction de Total entretient les relations habituelles d'une entreprise française importante avec le ministère des Affaires étrangères. Il arrive que le ministère constate a posteriori qu'un membre de la direction de Total s'est rendu en Birmanie. Sur place, l'Ambassade est en contact avec Total. Des agents de cette ambassade se sont rendus à plusieurs reprises sur le chantier.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur la situation politique et sur l'état de la société birmane. Quelles sont les perspectives d'évolution de ce pays ?. Au sein de la Junte, existe-t-il vraiment un conflit entre partisans de l'ouverture à la société civile et conservateurs ?

Elle s'est interrogée sur la manière dont était assurée la sécurité du gazoduc de Yadana qui traverse une zone de rebellion karen et mon ; à cet égard, elle s'est informée de la situation dans cette région.

Elle a demandé en quoi la Junte était liée au trafic de drogue, quel était son discours officiel, quelle était l'ampleur du phénomène et la position de Mme Aung San Suu Kyi sur ce point.

M. Pierre Brana a observé que la Thaïlande était le seul client potentiel du gazoduc, ce qui lui donnait une possibilité de pression importante sur la Junte. Il s'est interrogé sur l'état des relations entre la Birmanie et la Thaïlande.

M. François Dopffer a apporté les précisions suivantes.

La situation politique birmane est incontestablement mauvaise, mais, dans chaque camp, des éléments souhaitent sortir de l'impasse. Du côté de la Junte, on note quelques modifications au sommet dues à l'élimination des généraux les plus corrompus et à l'arrivée d'un nouveau ministre des Affaires étrangères, plus ouvert que son prédécesseur. Quelques libérations de prisonniers politiques ont eu lieu : la Junte a pris grand soin de ne jamais mettre en danger la sécurité physique de Mme Aung San Suu Kyi. L'an dernier, une tentative de dialogue entre les deux parties a échoué faute d'un accord sur le niveau des discussions.

Le souvenir des événements de 1988 reste très vif dans la population qui redoute de nouveaux troubles et préfère le statu quo. Il est donc peu probable que la crise se dénoue de la même manière qu'en Indonésie ou aux Philippines. Un compromis entre les éléments réformistes de l'armée et la fraction la moins intransigeante de la Ligue serait susceptible d'enclencher un processus, mais très progressif.

Au sein de la Junte, on ne peut exclure que des divergences existent, mais elles sont difficiles à observer. Certains généraux, autour des services de renseignements, seraient désireux de suivre l'exemple indonésien (levée des contraintes à l'égard de l'extérieur et ouverture aux investissements privés), mais d'autres tirent argument de la chute de Suharto pour freiner toute évolution. L'équilibre actuel au sein de la Junte est maintenu par la présence du général Ne Win, toutefois très âgé et malade.

M. François Dopffer ne dispose pas d'informations précises sur le système de sécurité des installations de Total.

La Junte a remporté d'importants succès, militaires et politiques, sur les rebellions. Elle a divisé les Karens sur un critère religieux, les Karens chrétiens restant fondamentalement hostiles aux militaires. La zone tampon qui existait depuis la fin du 19ème siècle entre la Thaïlande et la Birmanie a disparu ; les armées birmane et thaïlandaise se trouvent donc face à face. La situation est tendue, émaillée d'incidents militaires.

Il existe des rumeurs sur des complicités facilitant l'organisation du trafic de drogue, car la Birmanie produit de l'opium, transformé pour partie sur place en héroïne, exportée du pays, mais c'est un sujet sur lequel il est difficile d'avoir des certitudes. Une coopération s'est engagée entre les Américains et les autorités birmanes pour éliminer la culture du pavot. Un effort a été fait en ce sens d'après les Etats-Unis. Les autorités birmanes annoncent officiellement qu'elles coopèrent avec la communauté internationale dans cette lutte.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur l'attitude des opérateurs économiques et sur le niveau d'implantation des entreprises françaises en Birmanie.

Soulignant la contradiction entre le discours politique sans indulgence à l'égard de la Junte et la liberté des échanges qui pourrait servir à la conforter, elle s'est interrogée sur l'impact du projet de Total sur l'image de la France.

Elle s'est demandé si il n'y avait pas de risque de relations parallèles entre Total et la Junte par l'intermédiaire de la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE).

Elle s'est interrogée sur les possibilités de faire évoluer la Birmanie et a voulu connaître le nombre de prisonniers politiques et de réfugiés birmans en Thaïlande.

M. François Dopffer a répondu à ces questions.

Les entreprises actives en Birmanie sont peu nombreuses. D'après les rapports périodiques de l'ambassade de France, les perpectives de développement économique de la Birmanie sont faibles, à l'exception de quelques activités touristiques ; les secteurs essentiels y fonctionnent mal. Une cinquantaine de PME françaises sont implantées en Birmanie ; elles ont misé en 1995-1996 sur l'ouverture de ce pays et sur l'émergence de ses voisins. La crise asiatique et la lenteur de l'évolution économique en Birmanie ont déçu les opérateurs.

La position de la France ne comporte pas de contradictions. Ses relations bilatérales avec la Birmanie sont très réduites. La construction d'un gazoduc qui fournira du gaz en Thaïlande contribue au développement de la région, ce qu'apprécient les pays qui la composent. La présence de Total en Birmanie n'affecte pas l'action du ministère des Affaires étrangères dans la région.

Depuis deux ans, on observe une dégradation de la situation économique. La disparition du général Ne Win est susceptible de provoquer un changement. L'accroissement des sanctions contre la Birmanie aurait un impact réduit, car ce pays est habitué depuis longtemps à vivre en autarcie. Les Nations Unies, l'ASEAN et plusieurs pays européens estiment que l'évolution doit s'opérer par d'autres moyens. Une évolution politique ne sera possible que si Mme Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix et élue démocratiquement par le peuple birman, et la Junte militaire birmane reprennent contact.

Actuellement, on compterait 1 200 prisonniers politiques en Birmanie, certains sont condamnés, d'autres assignés à résidence. Des exécutions sommaires semblent avoir eu lieu, touchant des militants mais aucun des parlementaires de la Ligue. Le nombre de réfugiés birmans en Thaïlande est difficile à évaluer car les travailleurs illégaux sont d'autant plus nombreux que la frontière entre les deux pays est poreuse. Les fortes différences de niveau de vie poussent les Birmans à s'exiler en Malaisie comme en Thaïlande, laquelle s'inquiète de ce phénomène difficile à contrôler.

Audition de M. Jean-Luc Randhaxe,

président directeur général d'Esso SAF

et de M. Régis Mallet, directeur des Affaires générales de Esso SAF

le mardi 2 mars 1999 à 16 heures 15

M. Jean-Luc Randaxhe a porté un témoignage sur les grands principes éthiques qui sous tendent l'action et la façon dont Exxon conduit ses affaires à travers le monde.

Il a présenté l'organisation de la société Esso SAF, société qui représente les intérêts pétroliers du Groupe Esso en France. M. Régis Mallet, directeur des Affaires générales de la Société Esso SAF, s'occupe à ce titre de la communication interne et externe, des relations publiques et il coordonne toutes les activités en terme de protection de l'environnement, de sécurité des personnes et assure la planification générale d'Esso SAF. M. Jean-Luc Randaxhe est lui-même président-directeur général d'Esso SAF et a effectué toute sa carrière dans le Groupe Exxon, en partie aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en France.

Le Groupe Exxon est basé à Irving, près de Dallas au Texas. Il comprend huit grandes branches opérationnelles et de recherche dans le monde : Exxon Company International, Exxon Company USA, Imperial Oil Limited (Canada), Exxon Chemical (chimie dans le monde entier), Exxon coal and minerals (en particulier charbon en Colombie), Exxon Exploration, Exxon Production research et Exxon Research Engineering. Exxon ne représente que 2 % de la production mondiale de brut. Les principaux chiffres qui précisent la taille du Groupe sont les suivants : annuellement, Exxon produit 80 millions de tonnes de pétrole brut, soit 2 % de la production mondiale, et vend 270 de produits pétroliers, soit 7 % des ventes dans le monde ; le Groupe emploie 80000 personnes ; il raffine 200 millions de tonnes, soit 5% du raffinage mondial.

Aramco produit quatre fois plus de brut qu'Exxon. Exxon est une grande société qui ne détient qu'une petite partie du marché pétrolier. Shell représente plus de 8 % des parts de marché contre 7 % pour Exxon. BP Amoco représente 5 à 6 %, les autres grandes sociétés 3 à 4 %.

Exxon Company International est la division d'Exxon à laquelle rendent compte la plupart des affiliés pétroliers du Groupe Exxon en dehors de l'Amérique du Nord, dont la France. C'est une structure démultipliée. Exxon dispose de deux entités différentes en France pour des raisons historiques. Exxon Chemical est la branche française chimique du Groupe dont le capital est détenu à 99,4 % par Exxon et la société anonyme française Esso SAF dont le capital est détenu à 81,55 % par Exxon.

Esso SAF a d'autres filiales, une filiale à 100 % de raffinage et une autre de fuel domestique. Elle a en outre une filiale historique d'exploration production Esso REP, dans laquelle Esso SAF détient 90 % et Elf les 10 % provenant d'Elf Erap c'est-à-dire, à l'origine, de l'Etat. Esso SAF assure, pour le compte du Groupe Exxon, la coordination des activités des filiales pétrolières d'Exxon dans trois pays, l'Espagne, le Portugal et la Tunisie. Esso SAF produit près de 600 000 tonnes, soit 40 % de la production française, raffine 12,4 millions de tonnes et vend 13,2 millions de tonnes pour un chiffre d'affaires de 34 milliards de francs. Elle représente 12 à 13 % du marché français et emploie 2 430 personnes.

M. Jean-Luc Randaxhe a abordé les valeurs-clé du Groupe Exxon. En termes de comportement dans la conduite des affaires, les valeurs sont simples et anciennes (honnêteté intellectuelle et morale, respect de l'homme, des lois, des engagements). Ces valeurs traitent de la transparence vis-à-vis des actionnaires et de la recherche d'une gestion optimale des ressources humaines et financières. Elles guident l'action d'Exxon pour qui "la fin ne justifie pas les moyens". Au-delà de l'aspect moral, Exxon reconnaît officiellement que le respect de ces valeurs est essentiel à la poursuite de ses intérêts. Etre accepté par la communauté quelle qu'elle soit est impératif. Selon la compagnie, pour pouvoir opérer, la valeur ajoutée générée par l'entreprise doit être, aux yeux de la communauté concernée, supérieure aux inconvénients créés par sa présence. Ces normes ont pour but de réduire autant que possible les inconvénients pour renforcer la pérennité des activités d'Exxon et impliquent des principes stricts et contrôlés de gestion des interfaces avec toutes les parties prenantes : actionnaires, personnels, fournisseurs, clients, grand public, concurrents et la communauté dans toutes ses facettes (environnement, législation, fiscalité...).

Pour le Groupe, il est interdit de violer la loi et il vérifie que cette pratique n'a pas lieu. Si on demande à un membre du personnel de violer une loi ou un règlement, il doit en référer au responsable du contrôle. S'il constate une violation caractérisée des règles en vigueur, il doit le déclarer. Si un employé du Groupe est pris en flagrant délit d'infraction, il est sanctionné. Il est interdit de recevoir des cadeaux d'une valeur supérieure à 250 Francs, ou d'en donner, abstraction faite des promotions commerciales classiques. S'il est nécessaire d'accepter un cadeau, il faut dans ce cas en faire déclaration à la direction qui décide de son emploi. On constate une forte influence de la loi américaine. Ces principes sont la traduction de la loi sur le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA). Exxon dispose de plans d'actions très avancés sur la santé, la sécurité des personnes et le respect de l'environnement. Exxon procède par appels d'offres pour tout achat d'importance afin d'assurer la transparence du marché. Tout membre du personnel a interdiction absolue de discuter avec un concurrent de sujets qui pourraient amener soit à une entente illicite sur les prix et les marchés, soit laisser supposer une telle entente. Si un tel cas se présentait, le personnel d'Exxon concerné devrait immédiatement arrêter la discussion.

Ces règles sont résumées dans le "standard de la façon de conduire les affaires" mis à jour fréquemment, remis à toute personne embauchée dans le Groupe. Ce livre ne constitue pas un exercice de style seulement destiné à décrire l'éthique d'Exxon, voire à protéger les responsables de la société ; il constitue un outil de travail sur lequel Exxon demande fréquemment des comptes. Le Groupe dispose d'un corps d'auditeurs internes très actifs qui s'assurent du bon respect de ces règles et rendent compte à l'actionnaire principal, Exxon Company international. Chacune des activités fait l'objet d'un audit au moins une fois tous les trois ans. La durée d'un tel contrôle est de l'ordre de quatre mois et implique en moyenne quatre personnes. L'audit est extrêmement fouillé. On s'assure par exemple, de l'existence d'une séparation systématique des tâches entre les fonctions commande et paiement.

Exxon demande tous les ans à son personnel de certifier par écrit qu'il n'a rien à signaler en termes de conflits d'intérêts ou de dérogation aux règles de concurrence. Quand un cas est soumis, il est analysé par un comité spécialisé. Le Groupe organise tous les quatre ans, une revue exhaustive de la pratique des affaires impliquant tout son personnel qui doit réfléchir à sa façon de faire les affaires et aux contradictions possibles de règles. Les questions posées sont écrites et transmises à la hiérarchie et aux auditeurs et si elles révèlent des anomalies, celles-ci sont rapportées à la direction générale, puis si nécessaire à Exxon International. Cette culture, très profonde dans l'entreprise, est prise au sérieux par tous. Elle constitue un élément important pour le personnel qui obtient des résultats tangibles. Exxon exige de ses sous-traitants par contrat des documents prouvant qu'ils respectent le droit du travail. Le Groupe a signé un accord de partenariat avec le lycée de Rueil-Malmaison qui s'est intéressé à la façon dont la société traitait de l'éthique des affaires.

La même approche préside au contrôle de la gestion des moyens destinés à assurer l'intégrité physique des personnes et des opérations (formation du personnel, conception des installations, analyse des causes d'un incident, des risques physiques ou financiers et certification des sous-traitants). Une brochure utilisée par Exxon rappelle les grands principes qu'Exxon applique à ses activités opérationnelles. Les incidents opérationnels font l'objet d'un suivi strict et sont rapportés au PDG de la filiale qui, dès qu'ils ont un certain niveau de gravité (arrêt de travail supérieur à une journée, y compris pour un sous-traitant) informe immédiatement Exxon international. Il en va de même de toute pollution de l'eau, même minime, de toute pollution des sols de plus d'un mètre cube, et de tout dégât matériel supérieur à 150.000 F. Ces incidents font l'objet d'un rapport analysant les causes et les remèdes. Les autorités locales sont éventuellement informées, en fonction de la nature de l'incident. Exxon partage son expérience avec l'industrie pétrolière française sur les risques d'environnement et de sécurité de personnes. Cette façon d'agir porte ses fruits. Le taux de fréquence des accidents par million d'heures travaillées (un correspond à un accident pour 600 personnes/an) est passé en quinze ans d'un taux de 8 à 0,12 pour l'ensemble du personnel d'Esso et des entreprises sous traitantes. Exxon évite ainsi 150 à 200 accidents avec arrêt par an par rapport à l'industrie française dont le taux moyen s'élève à 25. Ces résultats de Esso SAF ne sont pas exceptionnels au sein du Groupe Exxon. En 1996 Esso a compté 24 accidents de toute nature (personnes, environnement, matériel), en 1997, 12 accidents et en 1998, 8 accidents, soit une diminution des deux tiers. Le taux de disponibilité des unités de raffinage en dehors des arrêts programmés est très important et oscille entre 99,6 et 99,9 %.

Ces règles de conduite ne sont pas spécifiques à Esso France. Elles sont mises en _uvre dans l'ensemble du Groupe Exxon quel que soit le pays où il opère. L'homogénéité de l'approche du Groupe Exxon est frappante, mais ces résultats sont peu connus et sont ancrés dans la pratique quotidienne. Ces valeurs révèlent la discipline et la rigueur du Groupe. On s'assure du bon suivi, de la bonne exécution et du bon résultat de manière très systématique. En conclusion, la Compagnie Exxon ne cherche pas à donner des leçons de morale, mais a la conviction qu'il est impératif pour la pérennité de ses activités à long terme d'être bien perçue par la communauté dans laquelle il travaille, et considère qu'il lui faut être exemplaire.

M. Roland Blum s'est informé sur les conditions de versement des commissions à des intermédiaires . Il a souhaité savoir si Exxon se préoccupait de l'utilisation de la rente pétrolière quand celle-ci risquait de servir à des luttes internes ou était détournée par les dirigeants d'un pays contrairement aux dispositions de son code de conduite.

Il a rappelé que, si le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun se réalisait avec le cofinancement de la Banque mondiale, les redevances pétrolières seraient déposées sur un compte budgétaire particulier pour qu'elles soient affectées au développement du Tchad, et a demandé si d'autres pays bénéficieraient de ce type de procédure.

Il a souhaité savoir si Exxon avait été amené à quitter certains pays en raison des risques de dérogation possibles à sa ligne de conduite.

M. Pierre Brana s'est enquis des sanctions pratiquées en cas de violation des règles de conduite fixées par Exxon et de leur application aux entreprises sous-traitantes travaillant dans des pays peu développés. Comment Exxon procède-t-il en cas d'impossibilité de trouver des entreprises locales capables d'appliquer ses normes ?

Après examen de la courbe des accidents de travail avec arrêt en France, il s'est interrogé sur leur volume au deuxième semestre 1986 et en 1996. Il a souhaité des précisions sur la manière dont Exxon encourageait son personnel à respecter les règles de sécurité.

Evoquant les activités de Esso REP, il a demandé si elle procédait à la fermeture de puits dans le bassin d'Arcachon.

Par ailleurs, il s'est informé de l'état des relations entre Exxon et les ONG spécialisées dans l'environnement.

M. Jean-Luc Randaxhe a souligné qu'il ne s'exprimait que sur sa zone de compétence (France, Espagne, Portugal et Tunisie). Néanmoins, les principes de conduite d'Exxon sont appliqués de la même façon partout dans le monde et il n'a jamais entendu la moindre allusion contraire de la part d'expatriés français travaillant pour Exxon ailleurs dans le monde. Il a reconnu que le Groupe ne s'était pas implanté dans certains pays, et qu'il refusait de mener certaines activités en France qui pourraient être contraires à ses règles de conduite.

S'agissant de la sécurité d'Esso SAF, on relève deux pics relatifs d'accidents, l'un en 1986, dont M. Jean-Luc Randaxhe ne connaît pas la raison et l'autre en 1996, dû à une série d'incidents ayant provoqué cinq ou six accidents avec arrêts de travail, sans raison commune, si ce n'est la loi des séries. Pour faire face, la société s'est remobilisée, a analysé les causes, a changé certains programmes et s'est concentrée sur le comportement humain afin d'obtenir de meilleurs résultats, ce qui fut le cas l'année d'après.

Exxon encourage le respect des règles de sécurité par l'implication de la hiérarchie et par d'importants programmes de motivation et de sensibilisation qui peuvent comprendre des primes, au niveau des raffineries, ou des cadeaux au siège. Chaque année, un programme d'animation sur la sécurité mobilise tous les membres du personnel le même jour. Ces programmes de motivation sont nécessaires car rien n'est jamais acquis dans ce domaine.

Exxon s'efforce de choisir les meilleurs sous-traitants, d'améliorer leurs conditions de sécurité en travaillant avec leur direction, mais cela prend un certain temps. Cela fait vingt ans qu'Exxon s'appuie sur les mêmes principes, motivation, engagement de la direction, exemplarité, vérification et sanction. Chaque société appartenant au Groupe a un système particulier de sanctions en cas de non-application des règles de sécurité. Esso SAF dispose d'un comité des sages composé du directeur des ressources humaines, du médecin, du directeur de l'activité où l'incident s'est produit et d'un directeur extérieur à l'incident. Ce comité analyse le problème en fonction de sa gravité, de son caractère volontaire ou non et préconise une sanction, qui va de la simple réprimande pour erreur au licenciement. Le Groupe récompense par des gestes officiels le respect scrupuleux des normes de sécurité.

Les activités d'exploration d'Esso REP sont concentrées autour du bassin d'Arcachon. En 1991 et 1994, elle a découvert des champs pétroliers près de La Teste (les Arbousiers et les Pins), en 1996 le champ de Courbey et en 1998, le gisement de Tamaris. Toutefois, le coût d'exploitation des gisements français étant élevé (structure géologique complexe), Esso ne peut se permettre d'investir trop dans l'exploration depuis la chute des cours. Il a été amené à geler son activité d'exploration dans la région sans pour autant fermer de champs. Esso REP a cédé le champ de Parentis à un opérateur canadien. Esso REP a produit 600 000 tonnes de brut en 1997 et plus de 500 000 en 1998.

Esso SAF travaille en relation étroite avec les Directions Régionales de l'Industrie de la Recherche et de l'Environnement (DRIRE), les autorités locales, les populations ainsi qu'avec les autres organismes concernés par les activités d'exploration et de raffinage. Les ONG ne se sont pas particulièrement intéressées aux activités de recherche pétrolière d'Esso SAF en France qui prend toutes les précautions nécessaires pour éviter nuisances ou pollutions. L'entreprise par exemple a mis au point une technique spéciale pour étudier la sismique du bassin d'Arcachon afin de réduire les nuisances et a travaillé pour cela en relation avec les pêcheurs.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur la date du système de sécurité mis en place par Exxon. Evoquant la catastrophe de l'Exxon Valdez en 1989, elle a voulu en connaître les raisons et l'impact sur la stratégie d'Exxon et le comportement du Groupe.

Elle s'est enquise des zones d'exploration actuelles d'Exxon et des pays où le Groupe aurait renoncé à exploiter parce que le contexte politique, économique et social rendait impossible l'application de ses propres règles.

Elle a voulu savoir si la baisse des cours du pétrole avait une influence sur la mise en _uvre des règles d'Exxon qui ont un coût élevé.

M. Pierre Brana s'est interrogé sur les possibilités, pour le Groupe Exxon, de connaître des dysfonctionnements comparables à ceux qu'Elf a connus de 1989 à 1993, 1,5 milliard de francs se sont évaporés. Il s'est également informé sur les systèmes permettant de contourner les procédures de contrôle.

M. Roland Blum a souhaité des précisions sur le niveau de contrôle des commissions commerciales légales que le Groupe Esso pourrait être amené à verser dans ses activités d'exploration.

M. Jean-Luc Randaxhe a précisé que les règles de conduite et de sécurité du Groupe Exxon étaient très anciennes et que leur philosophie ne datait pas de l'accident de l'Exxon Valdez. Ce Groupe a d'ailleurs la réputation d'être dur et exigeant en affaires. L'accident de l'Exxon Valdez a dix ans et fut très grave sur le plan de la pollution, mais n'a fait aucune victime, alors que d'autres accidents, moins connus, ont provoqué des décès. Cet accident a eu des répercussions considérables sur la Compagnie qui vient d'ailleurs de sortir une brochure pour expliquer ce qu'elle avait fait pendant les dix années qui ont suivi : systématisation des règles de sécurité avec entre autres la mise en place d'une politique extrêmement stricte en matière de consommation d'alcool et de drogue. Exxon a interdit, dans le monde entier, la consommation d'alcool et de drogue dans l'ensemble de ses locaux (sièges sociaux, champs pétroliers, raffineries, bateaux...) et applique cette règle à tous ses cocontractants.

Les zones d'exploration du Groupe sont situées au large des côtes d'Afrique, Angola, Congo et Nigeria ainsi qu'au Tchad et au Niger. Exxon explore également en Russie, en Chine, dans le golfe de Mexico, en Alaska. Le Groupe est actif en Malaisie, en Indonésie où il a découvert un important gisement de gaz. Il est demandeur de permis d'exploration au Brésil. Avant d'entreprendre une activité d'exploration dans une région, Exxon procède à une étude de l'environnement politique, économique, social et sismique du pays et décide s'il peut y investir. C'est l'exploration qui constitue l'investissement le plus important et le plus hasardeux d'une compagnie pétrolière. En fonction du résultat de ces études, le Groupe a renoncé à investir dans certaines zones.

Eu égard à la culture du Groupe Exxon, il paraît impensable que des dysfonctionnements aussi importants que ceux décrits par M. Pierre Brana y soient possibles, car il existe un système de double regard sur chaque dépense et il faudrait pour que ce contrôle soit inefficace qu'un grand nombre de personnes se trouvent dans la situation de fermer les yeux. Chaque dépense doit être justifiée. Le Groupe a pour règle de ne pas verser de commissions aux gens dont ce n'est pas le métier. S'il est amené à rétribuer une activité commerciale légale, par exemple rétribution d'un agent immobilier, commission aux exploitants de station service, etc. , cela est décidé au niveau de la direction dans un cadre structuré et ordonné.

La baisse du prix du pétrole n'influence pas l'application des règles de sécurité du Groupe car dans un environnement économique difficile - ce fut le cas en France en 1995, Esso SAF était déficitaire - il faut renforcer les contrôles pour éviter de passer son temps à réparer ce qui se détériore. En période de difficultés, il ne faut pas baisser la garde.

M. Pierre Brana a constaté qu'une forte culture d'entreprise régnait dans le Groupe Exxon, il a demandé comment s'effectuaient les évolutions de carrière, les changements de sociétés et d'affectation au sein du Groupe et a voulu savoir si la fusion Exxon-Mobil aurait une influence sur cette culture d'entreprise.

M. Jean-Luc Randaxhe a confirmé que la culture d'entreprise du Groupe était extrêmement forte et que le personnel, quelle que soit sa nationalité et le pays où il exerçait appliquait les mêmes règles et avait les mêmes réactions face à certains problèmes. La Compagnie assure des carrières du début à la fin, pour éviter que du personnel venant d'entreprises différentes ait du mal à s'adapter.

Il existe des plans de développement de carrière au sein du Groupe. C'est au sein d'un organisme de coordination qui réunit les directeurs de compagnie que ces problèmes sont évoqués. On débat des ressources disponibles et des possibilités d'expatriation de certains personnels. C'est ainsi qu'il y a une centaine de Français expatriés. La même personne est amenée à exercer plusieurs métiers pendant sa carrière dans le Groupe, tout en gardant un fil directeur.

Au moment de la conférence de presse qui annonçait, en décembre 1998, la fusion entre Exxon et Mobil, une des premières remarques liminaires précisait que l'idée de rapprocher les deux Groupes était liée au fait que leurs cultures d'entreprise n'était pas très différentes et rendait la fusion plus facile. La culture d'entreprise est très importante dans des groupes dont les activités sont aussi dangereuses que le raffinage et l'exploration dans des pays sensibles.

Audition de M Martial Cozette,

directeur du Centre français d'information sur les entreprises (CFIE)

le mardi 23 mars 1999 à 18 heures 30

M. Martial Cozette a présenté le Centre français d'information sur les entreprises (CFIE), association créée en 1996 qui étudie les pratiques et les stratégies sociales et environnementales des grandes entreprises françaises cotées en bourse car les actionnaires ont intérêt à connaître les pratiques de ces entreprises.

Le Centre a analysé la stratégie de Total en Birmanie et d'Elf dans le golfe de Guinée. Il a examiné le premier rapport annuel sur l'environnement d'Elf Aquitaine qui constitue une sorte de code de conduite avec des mesures et des résultats. En ce qui concerne Total, le Centre a observé qu'un certain nombre d'informations sont peu transparentes et que l'entreprise n'a pas pris de précautions suffisantes dans un pays où il est notoire que le gouvernement utilise des méthodes très brutales au niveau des minorités et des populations. Ces deux éléments, la transparence et la précaution, n'ont été mis en avant de la part de Total qu'à la fin 1996. Mais sur l'analyse des risques dans la zone du gazoduc de 1992 à 1996, il n'y a pas eu d'information. Celle-ci n'a été délivrée que lorsque les travaux ont été engagés et après que la zone du gazoduc ait été pacifiée. Il n'y avait plus rien à voir. Ainsi des journalistes ont pu se rendre sur place fin 1996, mais le Groupe Total aurait dû organiser cela avant. On relève de nombreuses contradictions dans l'information de Total : début 1994 le Groupe affirmait que le gazoduc ne traversait pas de zone sensible sur le plan environnemental et que le trajet le plus court avait été choisi pour en minimiser l'impact. Le tracé actuel du gazoduc dément ces informations. Lors de réunions en 1996, Total soutenait qu'il ne pouvait y avoir de violation des droits de l'Homme et d'utilisation de travailleurs forcés car le chantier n'était pas commencé. Mais ceci n'était pas une preuve puisqu'avant la construction du gazoduc des travaux préliminaires avaient fait l'objet, en mars 1995, d'attaques de la guérilla karen, qui firent des victimes parmi les personnels effectuant des relevés. Par ailleurs, des sous-traitants et des salariés de Total contestaient ce projet. Pour le Centre, la transparence est importante car elle touche le droit des actionnaires qui souhaitent être informés.

Le CFIE s'est intéressé à la stratégie d'Elf, très centrée depuis 1975 sur le golfe de Guinée où l'essentiel de sa production reste localisée, malgré les mesures de diversification. Le président Philippe Jaffré a compris les effets néfastes d'un tête à tête trop prolongé avec un gouvernement dans cette région. Il implique des risques de dérapages et de collusion. S'agissant de l'exploitation par Elf des gisements au Congo, la Banque mondiale a fait remarquer dans les années 1990-1991 que le rendement de l'exploitation pétrolière y était l'un des plus bas du monde et a suggéré des audits. Le gouvernement de transition a fait appel au cabinet Arthur Andersen pour faire un audit mais celui-ci n'a pu mener à bien cette mission car Elf Congo et Agip Congo ne lui ont pas donné accès aux pièces et aux informations. Il y a tout un historique de l'implantation d'Elf dans cette zone dont il est difficile de se défaire. Au niveau d'un actionnaire privé, ces éléments ne sont pas positifs et celui-ci peut refuser d'être impliqué dans une relation discutable avec certains gouvernements. Le manque de transparence et certains tête à tête peuvent conduire à des financements parallèles ou à des commissions occultes. En 1995, M. Philippe Jaffré constatait lui-même que, lorsqu'il y avait plusieurs partenaires sur un même projet, la constitution de circuits parallèles était nettement plus difficile. Il y a eu d'ailleurs une ouverture en ce sens au Congo. En outre, pour qu'une Compagnie exploitant des matières premières soit bien perçue des populations, elle doit participer au développement local et son activité doit s'accompagner d'actions de développement dans la région où elle opère pour stabiliser le tissu social. Elf ne l'a pas fait au Congo et très peu au Gabon, ce qui a généré à plusieurs reprises, dans les zones d'exploitation, des troubles sociaux et des risques pour son personnel.

Par ailleurs, le CFIE travaille sur "l'éthique de l'étiquette" pour faire émerger des codes de conduite et des dispositifs de contrôles indépendants de la mise en _uvre de ces codes de conduite. C'est une opération complexe car les codes doivent être parfaitement définis. Il est nécessaire d'unifier les codes entre les entreprises d'un même secteur d'activité. A cet égard, le 15 janvier 1999, le Parlement européen a voté une résolution sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement. Cette résolution prévoit la mise en place d'un code de conduite européen, d'un label social. Toutefois le contrôle de l'application des codes de conduite est difficile à mettre en _uvre. Doit-il être étatique, supra-étatique ou venir d'organismes dont c'est le métier ? Il conviendra d'élaborer des schémas de contrôle indépendants auxquels la Banque mondiale et l'OIT pourraient être associées afin d'assurer la nécessaire transparence de ce contrôle.

M. Pierre Brana a demandé si en dehors des activités de Total en Birmanie et d'Elf au Congo, le Centre s'était interrogé sur d'autres sites. S'agissant de la stratégie des autres compagnies pétrolières, il a souhaité savoir si le Centre avait également constaté un manque de transparence ou de précaution.

Constatant que certains petits actionnaires des grandes compagnies comme Total et Elf, peuvent être en désaccord sur la stratégie de ces groupes, M. Roland Blum a voulu savoir si le Centre avait assisté à des Assemblées générales où de telles interrogations étaient exprimées.

Il s'est renseigné sur l'obtention, par le Centre, d'informations antérieures à 1996 et notamment des preuves tangibles démontrant que Total, de 1992 à 1996, aurait été complice direct ou indirect de travail forcé ou de violation des droits de l'Homme.

Evoquant les problèmes posés par la pacification des zones d'exploitation avant l'ouverture du chantier en Birmanie comme au Tchad, Mme Marie-Hélène Aubert s'est enquise de l'opinion du CFIE sur cette question car il est apparu que l'armée birmane avait "nettoyé" la région du gazoduc et que le Sud du Tchad avait connu une flambée de violences avant la mise en _uvre des projets pétroliers. Les compagnies arguent qu'elles ne sont pas responsables des agissements des armées locales. Aussi cette question éthique de la préparation du terrain est-elle très importante. En effet si une compagnie pétrolière souhaite investir dans un pays où le régime politique use de la force, elle peut se trouver complice indirecte de ses actes et, comme Total et Unocal, être accusée de travail forcé pendant la préparation du terrain. Les dirigeants de ces entreprises pourraient-ils être tenus pour responsables de ce qui est advenu en raison de l'existence de projets et avant l'ouverture du chantier ?

Elle a demandé si, comme le pensent certains opposants politiques, surseoir aux investissements pétroliers dans des Etats soumis à des dictatures est ou non une bonne solution.

M. Martial Cozette a apporté les précisions suivantes.

Le manque de volontarisme de Total en Afrique du Sud pendant l'apartheid a été contesté car elle fut l'une des dernières grandes compagnies à mettre en place une politique d'intégration raciale en 1990 alors que d'autres l'avaient fait bien avant elles. S'agissant des autres compagnies, un accord qui constitue un code de conduite a été signé entre une filiale norvégienne de Statoil et le syndicat international de la chimie. Human Rights Watch a mené des campagnes de sensibilisation sur les compagnies pétrolières agissant en Amérique latine, notamment en Colombie pour qu'elles prennent des mesures afin de prévenir les exactions ou les débordements commis par les milices et la police locale assurant la sécurité des installations, notamment en concluant avec les autorités, des contrats précis sur ces points. Cette ONG a posé la question du manque de précautions de BP dans la région. Sur le projet de l'oléoduc Tchad-Cameroun, Exxon parait plus enclin à fournir des informations sur son projet d'exploitation du pétrole tchadien en raison de la participation de la Banque mondiale. La volonté de faire évoluer des compagnies pétrolières nationales semble plus forte aux Etats-Unis, où dès 1977, les ONG donnaient des conseils sur la manière de mener ou de suspendre des opérations en Afrique du Sud. La législation anti-corruption américaine qui date de cette période interdit la corruption à l'étranger. Les compagnies américaines s'efforcent de la respecter.

En 1992, lors d'une Assemblée générale d'Elf Aquitaine, une question été posée à M. Le Floch-Prigent pour savoir s'il était exact qu'une des filiales d'Elf au Gabon avait établi un chèque à l'ordre du Président Bongo pour faciliter l'obtention de treize puits de forage. Certains actionnaires ont applaudi la question. M. Le Floch-Prigent avait répondu qu'il avait une collection d'articles de presse faisant état de telles pratiques. Ce type de questions a été fréquemment reposé en Assemblée générale par la suite.

En mai 1995, lors d'une Assemblée générale de Total, un actionnaire témoin revenant d'Indonésie a demandé quelle était la position du Groupe sur les déplacements de population. La réponse fut classique : l'extraction des hydrocarbures entraîne un développement économique qui induit la démocratie, (ce qui est faux dans le cas du Congo, par exemple mais aussi dans d'autres pays qui ont plutôt connu le développement de la dette), Total traite tous ses salariés de la même manière. Cet actionnaire ne semblait pas satisfait de la réponse. Avant 1996, une question sur la Birmanie a été posée à Total qui n'a donné que des réponses de principe. Total n'a pas de travailleurs forcés sur le site et ses sous-traitants suivent la même règle. Comme il est difficile de se rendre sur place et que les récits des réfugiés sont souvent confus, les vérifications sont difficiles.

La question du début d'un chantier est complexe, elle pose le problème des limites. Quand un travail est-il effectué au bénéfice d'un chantier ? Quels sont les critères ? Par ailleurs, comment analyser les effets des rentes pétrolières qui augmentent le budget d'un Etat, mais qui ne bénéficient pas aux populations. C'est un problème philosophique et éthique car le propre d'une entreprise est de créer des richesses mais il reste à savoir quel type de richesses et comment elles sont réparties. Pour les dirigeants de Total, la compagnie crée des richesses dans les zones où elle intervient car elle exploite un pétrole utile et nécessaire. Les dirigeants de compagnies pétrolières peuvent être tenus pour responsables d'exactions commises avant l'ouverture d'un chantier s'il y a un lien entre les exactions commises et le projet, et à condition que ces exactions aient été prévisibles et qu'on ait constaté une absence de précaution pour les éviter. Aussi, quand on prévoit qu'une junte peut employer des méthodes contestables pour "nettoyer" un chantier, quand on connaît un régime et ses pratiques, il convient de définir des limites. Les exactions sont notoires en Birmanie, il en est de même en Chine.

Mme Marie-Hélène Aubert a observé que les compagnies pétrolières finançaient parfois des projets de développements locaux par des sommes dérisoires eu égard aux investissements en jeu.

Dans cette hypothèse, la compagnie se substitue à l'Etat qui devrait utiliser les recettes de la rente pétrolière au développement local. Les compagnies pétrolières reconnaissent qu'elles tentent de pallier les carences de l'Etat. Elle a voulu savoir quelles étaient les propositions du CFIE pour une utilisation de la rente pétrolière dans le développement local.

Elle a voulu savoir si la privatisation d'Elf avait permis de faire évoluer son comportement en Afrique et de casser les réseaux.

M. Pierre Brana s'est demandé comment des pratiques financières d'Elf telles que décrites par la presse, comme l'utilisation abusive de cartes de crédit d'entreprise ou le prélèvement sur la compagnie de sommes considérables en argent liquide, avaient été possibles. Il a souhaité savoir si de tels faits auraient pu se produire dans d'autres compagnies pétrolières et si l'on pouvait expliquer comment Elf avait pu connaître de tels dysfonctionnements.

M. Roland Blum a fait valoir qu'il n'appartenait pas aux entreprises privées de se substituer à l'Etat. Il s'est interrogé sur l'existence d'autres projets ailleurs qu'au Tchad où l'intervention d'un investisseur est soumise à obligation d'utiliser d'une certaine façon la rente des pétroliers.

Selon lui cette voie serait à creuser ; dans certains pays qui violent les droits de l'Homme, l'obligation d'intervention d'un organisme international pourrait être utile.

M. Martial Cozette a donné les explications suivantes.

Ce n'est pas par des subsides que les compagnies pétrolières participent utilement au développement local. Elles ont d'autres possibilités ; rien ne les empêche de fabriquer localement des produits dérivés du pétrole, ou de créer des petites unités de fabrication directement commercialisables sur place, d'autant que leur Groupe a des activités diverses. Il leur appartient de définir ces activités autres que l'extraction du pétrole pouvant générer du développement et conforter leur image dans la population. Il n'est pas souhaitable qu'une entreprise se substitue à l'autorité publique, même si celle-ci est mal orientée. Lors d'une réunion du comité 21, M. Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, a expliqué que l'association entre ONG, pouvoirs publics nationaux et internationaux et entreprises privées constitue un objectif d'avenir pour mener des projets.

Il n'appartient pas aux entreprises privées de se substituer aux Etats mais ceux-ci ont la faculté d'accepter ou de refuser cette aide. Certaines entreprises plus responsables que d'autres dans leur pratique, ont pris l'initiative d'établir des codes de conduite. Des distributeurs français ont prévu de s'associer avec leurs propres fournisseurs, les ONG et les autorités locales pour mettre en place des écoles dans des zones où des enfants travaillent. Il y a donc des possibilités offertes aux entreprises pour leur permettre de mieux orienter leurs opérations, comme des dialogues ou des coopérations avec les ONG et les syndicats, mais à condition que celles-ci ne soient pas une couverture ou un alibi pour les entreprises.

Le CFIE n'a pas connaissance de projets pétroliers autres qu'au Tchad où la Banque Mondiale intervient. Rien n'empêche une entreprise de décider que l'intervention de la Banque mondiale dans un projet est une garantie de transparence et de pression indirecte sur le gouvernement et de le faire figurer dans son code de conduite. L'entreprise peut faire savoir que dans certains pays elle n'interviendra pas sans la Banque mondiale. Le lien entre intervention de la Banque Mondiale et respect des droits de l'Homme implique que cette institution financière soit ouverte aux v_ux de la société civile alors qu'elle a d'autres contraintes. Par ailleurs les entreprises peuvent intervenir pour utiliser d'une certaine façon la rente pétrolière. Tel fut le cas pendant plusieurs années au Gabon dans le cadre de la Provision pour Investissements Diversifiés (PID) mais cela est resté très marginal.

Les codes de conduites sont plus le fait des compagnies anglo-saxonnes mais cela évolue. En 1998, Elf a rédigé un rapport environnemental. Après des années de résistance, Elf fait désormais partie des rares entreprises françaises à disposer d'un tel document.

Depuis la privatisation d'Elf Aquitaine, son Président a manifesté le souhait de se retirer du cercle vicieux de mécanismes, où se mêlent les habitudes et la raison d'Etat, mais il est difficile d'y échapper. Cependant intégrer des partenaires nouveaux dans l'exploitation des gisements du golfe de Guinée est une bonne stratégie. Les atermoiements d'Elf au Congo durant le récent conflit montrent que certaines pratiques n'ont pas été enrayées.

Entre 1994 et 1995, après un audit interne, M. Philippe Jaffré a mis en place une procédure de double signature pour les montants d'un certain niveau ce qui est la base de la gestion d'une entreprise, et prouve que ce mécanisme n'existait pas auparavant. Ce flou dans la gestion d'Elf était peut-être voulu. Certaines grandes compagnies ont des pratiques étonnantes. Ainsi en 1994 les compagnies de distribution d'eau ont-elles déclaré qu'elles allaient désormais respecter la loi.

Audition de M. Antoine Pouillieute

directeur général de l'Agence française de développement (A.F.D)

le 24 mars 1999 à 14 heures 45

Mme Marie-Hélène Aubert a estimé que l'A.F.D. entretient a priori peu de liens avec les compagnies pétrolières, mais que dans certaines régions d'extraction la question du développement se pose en permanence car les compagnies pétrolières font valoir qu'elles apportent développement et bien-être aux populations ce qui, dans bon nombre de pays, est contestable. La mission d'information a voulu savoir en quoi pétrole et développement étaient liés et comment aides publiques et investissements économiques s'articulaient.

M. Antoine Pouillieute a situé le groupe A.F.D. dans le dispositif d'aide publique au développement. C'est un établissement public industriel et commercial dont le personnel est sous contrat de droit privé et dirigé par un directeur général nommé en conseil des ministres. Institution financière spécialisée, ses interventions sont effectuées selon les critères d'un établissement de crédit. En 1998, elle a engagé 8,3 milliards de francs dont près de 40 % dans les DOM-TOM, et 1,3 milliard par l'intermédiaire de sa filiale, la Proparco.

L'AFD est présente dans pratiquement dans 90 pays : dans tous les pays africains (sauf la Libye et le Soudan), dans la zone caraïbe, la péninsule indochinoise, l'Océan indien et le Pacifique Sud. 40 % de ses engagements dans les Etats s'effectuent dans la zone franc. 52 % de ses prêts sont non souverains, c'est-à-dire faits à des opérateurs privés pour ne pas peser sur l'endettement des Etats. 32 % de ses opérations sont effectuées avec d'autres institutions bilatérales ou multilatérales comme la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement, etc. L'AFD dispose de 44 agences à l'étranger et 1500 personnes y travaillent. Elle fait appel aux cadres locaux afin d'assurer leur formation et leur promotion. En 1998, l'Agence a dégagé un résultat positif de 231 millions de francs démontrant ainsi que l'aide publique au développement ne s'effectue pas à fonds perdus. L'AFD dépend du Gouvernement car ses stratégies sont fixées par le ministère de l'Economie et des Finances, le ministère des Affaires étrangères et le secrétariat d'Etat aux DOM-TOM. Tous ses engagements financiers sont recensés dans son rapport annuel et sont décidés collégialement.

L'Agence ne se désintéresse pas du secteur pétrolier dans les pays producteurs où elle opère et pour lesquels le pétrole représente l'essentiel des recettes publiques. C'est une contrainte mais aussi un atout. Cette production de base représente l'essentiel de leurs recettes d'exportations, soit 98 % pour le Nigeria, 96 % pour l'Algérie, 93 % pour l'Angola, 89 % pour le Congo-Brazzaville, 79 % pour le Gabon. L'Agence ne peut donc pas faire d'impasse sur les activités pétrolières, source d'emplois locaux importants et mieux rémunérés que d'autres. En outre, les pays producteurs n'ont pas de capacité d'épargne locale, les pétroliers font donc appel aux financements extérieurs et les aléas de la production sont importants. Dans ce secteur, l'AFD n'est pas un bailleur traditionnel mais elle souhaite participer pour avoir un ticket minoritaire et utiliser ce levier à des fins de développement. Elle s'efforce de réaliser, en aval, des projets de développement locaux. Dans le domaine de la production exploitation, elle est intervenue sur trois projets. En 1992 en Angola, sur les 4 milliards de francs du projet, elle a investi 533 millions de francs pour financer des travaux sur le champ d'exploitation pétrolière. Au Congo, en 1995, elle a participé, pour 439,65 millions de francs sur les 8 milliards investis, aux travaux de développement de N'Kossa. Une partie de la somme n'a finalement pas été utilisée par Elf . En 1998, Proparco a engagé 30 millions de dollars sur un projet de 146 millions de dollars en Côte d'Ivoire pour fournir du gaz à la centrale d'Azito. Elle a agi de même en 1993 au Ghana en investissant 5,6 millions de francs sur une entité de stockage de gaz à usage domestique pour une raffinerie de pétrole. En 1995 en Côte d'Ivoire, elle a engagé 35 millions de francs dans une raffinerie. En 1995 au Cameroun, elle a investi pour 33 millions de francs afin de construire un terminal portuaire et une unité de stockage. La Caisse n'a pas d'autre projet d'investissement dans le secteur pétrolier actuellement.

Les investissements dans ce secteur doivent répondre à trois exigences fortes : le respect de l'environnement, la transparence, la possibilité de quantifier leur contribution au développement. Pour prendre en compte les contraintes environnementales, l'AFD intervient, dans le cadre des recommandations du comité d'aide au développement de l'OCDE à l'Angola, qui préconise que l'environnement soit intégré à l'évaluation, la conception, et à la mise en _uvre de projets de développement financés par les institutions internationales. La procédure d'instruction des projets financés par l'AFD comporte six grandes étapes. A chacune de ces étapes correspondent des tâches spécifiques liées à l'environnement.

L'identification est la phase où sont évalués les "risques" environnementaux des projets et l'ampleur des investigations à mener. La faisabilité est l'étape de la réalisation des études d'impact environnemental, audits environnementaux et programmes d'action, sous la responsabilité du bénéficiaire. Vient ensuite l'évaluation des études environnementales menées et l'intégration de leurs conclusions dans les projets. C'est la phase pendant laquelle se préparent les modalités de suivi du projet qui précède la « négociation/décision », étape d'intégration des mesures environnementales dans les documents contractuels (les engagements spécifiques à l'environnement, les conditions particulières et les modalités de financement de ces mesures). Lors de l'avant-dernière phase de mise en _uvre, de suivi et de contrôle, l'AFD vérifie que les prescriptions environnementales sont correctement appliquées et les engagements tenus. A la fin du projet, des actions d'évaluation sont menées pour analyser la qualité de la réalisation du projet, ses impacts et apprécier l'efficacité des mesures mises en place.

L'AFD a procédé à une classification des projets. Sont classés A ceux qui ont un fort impact sur l'environnement et exigent une étude détaillée, B ceux qui nécessitent une étude d'impact sommaire, en C ceux qui, ne portant aucune atteinte à l'environnement, ne demandent pas d'étude d'impact. Tous les projets pétroliers comme les projets miniers sont classés en A, de même que les complexes industriels et les infrastructures (oléoducs et gazoducs), comme le prévoient, par ailleurs, les procédures de la Banque mondiale.

La transparence est une forte préoccupation de l'Agence, qui respecte les clauses anti-corruption prévues dans la convention de l'OCDE. Ces clauses impliquent un engagement juridique des bénéficiaires de l'investissement et les sanctions en sont l'exclusion du financement du projet.

L'AFD s'efforce de quantifier l'impact des projets pétroliers sur le développement. Les ressources pétrolières appartenant aux Etats producteurs, il est normal qu'elles figurent dans leur comptabilité publique et soient prises en compte par le FMI. Elles constituent une garantie pour les Etats et le prêteur qu'est l'Agence. Le cas du Tchad est intéressant, car, pour la première fois, un Etat et les Institutions de Bretton Woods ont passé un accord d'affectation de la rente pétrolière. En effet, malgré ces gisements, le Tchad a besoin d'aide publique au développement et la Banque mondiale pose certaines conditions à cette aide. Le Gouvernement et l'Assemblée nationale tchadienne ont accepté d'affecter 90% de la rente à des comptes par secteurs (80% à l'éducation, 15% aux dépenses de l'Etat, 5% à l'aménagement des collectivités locales dans lesquelles se trouvent les puits) ; les 10% restants seront bloqués pour 30 ans.

M. Pierre Brana a demandé si, parmi les objectifs fixés par l'Agence quand elle investit dans le secteur pétrolier, le régime politique du pays producteur est pris en compte.

Il a voulu savoir si les représentants ministériels ont un droit de veto dans le Conseil de Surveillance de l'AFD et si le facteur sécurité influait sur les décisions d'investir.

M. Antoine Pouillieute a apporté les précisions suivantes.

En tant qu'établissement public, l'Agence est sous tutelle d'un conseil de surveillance où siègent les trois ministères. Elle ne peut faire passer un projet contre leur avis. En cas de divergence entre l'appréciation de l'AFD et celle des ministres de tutelle, l'avis des ministres est respecté ; l'Agence a dû ainsi renoncer à des projets en Algérie et au Mali. La conditionnalité politique des projets de l'AFD se situe en amont de ses actions, puisqu'elle intervient dans la zone de solidarité prioritaire, définie récemment par le ministère. En outre, lorsqu'un pays, où l'Agence est habilitée à intervenir, a plus de deux mois d'impayés, elle ne lance plus de projets nouveaux. Au bout de quatre mois d'impayés, elle les suspend ; c'est le cas en Angola, au Congo, en République démocratique du Congo et aux Seychelles.

La sécurité est une donnée majeure car elle influence les chances de réussite d'un projet. Elle permet d'assurer un dialogue réel avec les interlocuteurs sur place et donc une étude sérieuse.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir si l'Agence aidait à la mise en place d'un Etat de droit, en faisant valoir qu'au Tchad comme au Cameroun, les textes concernant le pétrole ont été votés sans grands débats, alors que l'Etat ne contrôle pas grand chose dans ces pays. Ne faut-il pas mettre d'abord en place un Etat de droit pour permettre une bonne gouvernance. En ce qui concerne le gisement de Sedigui, elle a jugé choquant d'exploiter uniquement les gisements du Sud pour l'exportation, alors que le Tchad manque de sources d'énergie.

Elle a demandé pourquoi l'AFD participait à des projets pétroliers en Angola ou au Congo alors que ceux-ci ne contribuent pas au développement.

M. Antoine Pouillieute a répondu que si on ne se préoccupait pas de la capacité institutionnelle des Etats, et de leur capacité d'absorption de l'aide, les effets des investissements étaient nuls. Il convient donc de s'appuyer sur un secteur public marchand en voie de privatisation ; c'est le ministère des Affaires étrangères et celui de la Coopération qui se réservent l'appui à l'Etat de droit et donnent une assistance technique à cet appui, qui n'est pas du ressort de l'Agence. L'AFD s'efforce de pallier les carences des Etats en ne décaissant que sur facture et en diversifiant ses emprunteurs. Bien que la formation des cadres ne soit pas une mission directe de l'AFD, celle-ci dispose d'un centre où 70 à 90 stagiaires par an viennent étudier. Elle veille à ce que, dans chaque projet, une part soit réservée au transfert d'expertise et utilise pour ce faire des bureaux d'études locaux.

En Afrique de nombreuses réformes économiques ont été effectuées. Le Cameroun a ainsi libéré son système bancaire et libéré ses prix. S'agissant de l'exploitation du gisement de Sedigui, il a rappelé que le Tchad détenait le record du kilowatt/heure le plus cher d'Afrique et que sa baisse nécessitait l'exploitation de ce gisement. La Société tchadienne d'électricité sera privatisée, mais il y a un lien entre le gisement de Doba financé par le Consortium et la Banque mondiale et l'exploitation du gisement de Seguidi qui ne se fera que si celui de Doba est exploité. L'AFD est impliqué dans le projet d'exploitation du Seguidi avec pour partenaire la Banque africaine de développement, la Banque européenne de développement et la Banque mondiale, car elle considère que ce projet est nécessaire pour permettre au Tchad de se développer.

L'Agence fait du développement ; son apport constitue une signature publique qui conforte un projet pétrolier en matière de risque politique. Elle considère que les éléments de valeur ajoutée locale sont forts dans ce type de projet car beaucoup d'entre eux permettent une production d'électricité à usage domestique. L'AFD s'efforce de conforter les initiatives de ce type en Afrique.

Audition de M. Mongo Beti, écrivain

le 24 mars 1999 à 16 heures 15

M. Mongo Beti s'est présenté. Né en 1932 au Cameroun, il a fait ses études supérieures en France à partir de 1951 et se classait à l'époque à l'extrême-gauche de l'échiquier politique français. Il n'est plus retourné au Cameroun après l'indépendance et fut fonctionnaire français jusqu'en 1994, date à laquelle il a pris sa retraite et s'est réinstallé dans son pays.

Très tôt, il a été intrigué par le problème de l'exploitation du pétrole dans le Golfe de Guinée, et s'est étonné que, contrairement à d'autres pays producteurs de pétrole, le Congo, le Cameroun et le Gabon aient gardé un niveau de vie très bas.

Selon lui, ce phénomène est dû à l'opacité totale de l'exploitation du pétrole dans la région. Les populations n'ont aucune information officielle à ce sujet ; elles apprennent indirectement par la presse étrangère ou la Banque mondiale que le Cameroun produit entre 8 millions et 10 millions de tonnes de pétrole chaque année, pour un revenu annuel de 1 milliard de dollars. Les populations ne savent rien sur le montant de la rente pétrolière, qui est déposé sur un compte du Président de la République en Suisse. Ces sommes servent à renforcer la dictature qui dispose ainsi de moyens importants pour se fournir en armes et pour corrompre les hommes politiques locaux ou étrangers, voire les intellectuels.

Pendant que les revenus du pétrole étaient déposés sur un compte du Président, des crédits ont été consentis au Cameroun, notamment dans les années soixante-dix. Ces dettes constituent une injustice, car les populations sont actuellement en train de les rembourser alors que l'utilisation de la rente pétrolière aurait permis d'éviter ces emprunts.

Cela a pour conséquence la paupérisation vertigineuse de la population, la déscolarisation des enfants, car les écoles sont devenues payantes, contrairement à ce que prévoit la constitution camerounaise. C'est ainsi qu'un tiers des enfants du Cameroun ne sont pas scolarisés, que, faute de crédits, les hôpitaux ne disposent plus de médicaments, et que les médecins se sont installés dans le privé. Or, la Compagnie Elf est le plus grand producteur de pétrole du golfe de Guinée, où elle exploite 75% du brut.

Au Cameroun, cette compagnie doit être combattue car elle est présentée comme un faiseur de rois. Dans son interview désormais célèbre, donnée en décembre 1996 au journal "l'Express", M. Le Floch-Prigent a rappelé que c'était Elf qui avait fait accéder le Président Biya au pouvoir. Pour les opposants camerounais, il est clair que le développement des populations et leur bien-être ne constituent pas un souci majeur pour Elf, compte tenu des conditions de création de cette compagnie, sorte de service de renseignements de la France en Afrique francophone. Ceux qui s'opposent au projet d'oléoduc Tchad-Cameroun souhaitent des garanties sur le respect de l'environnement, car la pratique des dictatures africaines consiste à démolir habitations et plantations sans indemniser les populations. Le consortium doit préciser le montant des indemnisations, face à l'arbitraire prévisible de la police. En outre, les opposants demandent une distribution équitable des revenus, et veulent obtenir des informations précises sur les ressources qui seront générées par les 800 kilomètres du pipeline passant sur le territoire camerounais. Ils font valoir que cette construction nécessitera une surveillance constante car elle pourrait être exposée à des actes de sabotage.

Selon lui, l'information sur ce projet est capitale, car en l'absence de transparence, les risques de spoliation des populations et de renforcement de la dictature sont réels, d'autant que les opposants n'ont pas de moyens de s'organiser de façon conséquente.

Evoquant le dernier livre de M. Mongo Beti "Trop de soleil tue l'amour", M. Pierre Brana a constaté que celui-ci était de plus en plus critique à l'égard du régime de son pays.

Il a voulu savoir s'il estimait que la situation au Cameroun s'était dégradée. Il a interrogé M. Mongo Beti sur ce qu'il souhaitait obtenir d'Elf.

Il a demandé si les scènes de corruption et de campagne électorale décrites dans cet ouvrage étaient de l'ordre de la réalité.

Rappelant que l'opérateur principal du projet Tchad-Cameroun était Exxon, Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si la venue d'Elf dans le consortium avait modifié la nature du projet, et notamment le tracé de l'oléoduc.

Elle a voulu savoir ce que l'opposition attendait du consortium en termes d'information et de transparence, ce qu'elle espérait du gouvernement camerounais et du gouvernement français dans la mesure où, semble-t-il, un sentiment anti-français se développerait au Cameroun.

Elle s'est renseignée sur les possibilités de gestion régionale des questions pétrolières et d'environnement.

Elle a demandé si les opposants camerounais pouvaient déterminer l'existence d'une responsabilité de la France, voire d'Elf dans le maintien de M. Paul Biya à la Présidence.

Dans ses réponses, M. Mongo Beti a apporté les précisions suivantes.

Il a estimé que la situation de son pays s'était détériorée. Appartenant à la génération de la colonisation française, il avait, comme ses cinq frères et s_urs, étudié à l'école, qui était alors gratuite. Actuellement, un tiers des enfants ne sont pas scolarisés. L'école primaire n'étant plus gratuite, les parents ne peuvent pas payer les frais de scolarité. Les prix des denrées de première nécessité produites par le Cameroun ont augmenté considérablement. Dans les années cinquante, il avait pu constater que les hôpitaux camerounais fonctionnaient de la même manière que les hôpitaux français, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Globalement, les conditions de vie des populations se sont aggravées sous l'effet de la mauvaise gouvernance et de la forte pression démographique.

Les scènes décrites dans son ouvrage sont absolument authentiques, car il a été mêlé à une campagne électorale et a raconté ce qu'il avait vécu. Ainsi, quand les membres du parti d'opposition arrivaient dans un village pour faire campagne, ils constataient que le parti au pouvoir était passé avant et avait fait des dons aux populations, qui ne comprenaient pas que les opposants ne fassent pas de même. Les scènes de corruption décrites sont également véridiques. Au Cameroun, chacun sait qu'avec 50 francs français, on peut corrompre un officier de police ; les gens n'ont plus de papiers, ne sont plus en règle, ne paient pas les taxes exigées, il suffit de donner une petite somme aux policiers pour s'en sortir. Cette impunité génère une grande insécurité.

S'agissant d'Elf, M. Mongo Beti voudrait savoir quelles sont les quantités que cette compagnie a extraites au Cameroun et dans quelles conditions ; quelles sont les sommes générées par cette production, celles-ci auraient dû être déposées dans les caisses de l'Etat. Il paraît qu'elles le seraient depuis 1998, mais ce point reste à vérifier. La législation applicable au Cameroun est assez fluctuante ; ainsi, la loi interdisant l'exploitation des grumes a été modifiée avant la signature, reportant l'interdiction de 1995 à 1999.

Même si Elf n'est pas l'opérateur principal du projet d'oléoduc, son influence est importante car Exxon étant une société américaine, elle considère qu'une société française connaît mieux le terrain. Le débouché de l'oléoduc a fait l'objet d'un débat. On pensait tout d'abord qu'il devait être à Limbé, port déjà équipé mais l'ethnie Béti s'est battue pour qu'il passe par Kribi, ce qui est une mauvaise solution selon des écologistes américains. Kribi est un site touristique et la présence d'un oléoduc le saccagera. Les habitants de la région considèrent que ce changement est une décision politique et que les luttes ethniques ont été attisées par Elf. La position d'Exxon est compliquée et selon lui, cette compagnie laisse Elf décider.

Il existe une vieille hostilité latente à l'égard des Français qui n'est pas une donnée constante et qui connaît des hauts et des bas. Elle s'est accrue au moment de l'attaque de l'église Saint-Bernard, où étaient réfugiés des sans-papiers, par les CRS alors même qu'au Cameroun, les immigrés sont mal vus. De même, avant le retour des socialistes au pouvoir en France, le sentiment anti-français était attisé par la difficulté d'entrer dans les consulats français pour demander un visa. Maintenant, les demandeurs sont mieux accueillis et l'opinion publique camerounaise en tient compte. Dans les villages le sentiment anti-français s'exprime peu car la plupart des blancs qui vivent en milieu rural sont des membres d'ONG qui aident bénévolement l'Afrique.

Les élites politiques africaines ne sont pas à même de gérer de façon régionale l'exploitation des matières premières et plus généralement des richesses, la plupart des dirigeants africains actuels n'ont pas été démocratiquement élus, les fraudes électorales sont massives et grossières. Ainsi, pour les élections présidentielles camerounaises de 1997, on connaissait les résultats à l'avance : 80 % de suffrages favorables à M. Paul Biya. Alors qu'à Yaoundé, moins de 20 % des électeurs avaient voté, les résultats officiels faisaient état d'un taux de participation de 70 %.

M. Paul Biya est un camerounais forgé par la tradition africaine. Son maintien au pouvoir n'est pas forcément dû à la France ou à Elf. Il ne faut pas toujours incriminer les autres, les Africains doivent être conscients de leurs propres responsabilités. M. Mongo Beti a indiqué qu'il avait expliqué à son propre groupe politique qu'il n'était pas possible de tenir des élections libres au Cameroun parce qu'il n'y avait pas d'administration digne de ce nom et que l'information était monopolisée par l'Etat.

Selon lui, les opposants ne font rien pour créer un contre-pouvoir en matière de pluralité de l'information. Ils mettent toute leur énergie dans des campagnes électorales alors qu'ils devraient s'attacher à l'émergence d'une véritable information. Lors des élections présidentielles de 1997, l'opposition avait lancé un mot d'ordre de boycott, mais à la veille du scrutin, la radio d'Etat avait annoncé que l'opposition avait renoncé à ce mot d'ordre, ce qui était faux. Grâce à RFI mais dix heures plus tard, cette opération de désinformation a pu être connue. Le combat pour l'information est prioritaire.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est informée sur la possibilité réelle de créer une radio libre au Cameroun.

Rappelant que M. Mongo Beti avait créé une association "SOS nature et liberté", elle s'est enquise de ses objectifs et de ses possibilités d'action.

Elle a demandé si les Camerounais étaient sensibles aux questions environnementales et notamment à l'exploitation durable des ressources forestières.

M. Pierre Brana a souhaité connaître l'explication apportée par M. Mongo Beti au fait que depuis les indépendances, l'Afrique était le continent qui connaissait le plus de régimes dictatoriaux et se développait le moins rapidement. Il s'est demandé comment modifier cette situation.

Il a voulu savoir si la voie de la modernité en Afrique ne passait pas par la substitution d'un sentiment national au sentiment tribal.

M. Mongo Beti a donné les précisions suivantes.

Il est possible de créer une radio libre au Cameroun, une loi l'autorise mais elle n'est pas encore signée. Il faut utiliser cette possibilité : en France la création de radios libres fut difficile, mais quand l'Etat s'est rendu compte qu'il ne pouvait s'y opposer, il a laissé faire.

Avant de retourner en Afrique, sa vision était manichéenne, d'un côté les bons africains, de l'autre les mauvais colonisateurs, mais sur place, il a constaté les faiblesses structurelles de la société africaine, compartimentée par le tribalisme et le manque d'unité. Dans les pays arabes, la religion constitue un ciment. En Asie, le lien s'opère par l'histoire et la religion. En Afrique, ce n'est pas le cas, ce qui ne dédouane l'Occident ni de l'esclavage ni du colonialisme. Si les Camerounais étaient capables de mettre en place une opposition transcendant les clivages ethniques, ils seraient capables d'éliminer le Président Biya. En 1992, ils en avaient la possibilité mais le Président a su acheter les opposants en jouant des divisions ethniques, car il est très facile sur une telle base de dresser les uns contre les autres.

Si les Africains restent tribalistes, la faute leur en incombe. Ils ont du mal à s'arracher à leurs traditions, à leur archaïsme et donc à se hisser vers la modernité. Cependant, on leur demande de faire en trente ans ce que les Japonais ont effectué en cinquante ans et les Sud-Coréens en trente-cinq. Une accession rapide à la modernité implique l'existence de sociétés structurées et solides, ce qui n'est pas le cas en Afrique, où elles sont très fragmentées. Les Camerounais se considèrent d'abord comme Beti ou Bamileke, avant d'être camerounais. C'est un problème d'éducation. En Afrique, tous les efforts devraient porter sur l'éducation, or, c'est le secteur qui dispose des plus faibles moyens financiers.

Une lueur d'espoir pourrait venir des enseignants et des journalistes ; c'est pourquoi il a participé à la création d'une première association inter-ethnique qui avait pour but la défense d'un homme politique, M. Titus Edzoa, mis en prison à la veille d'une élection présidentielle où il était candidat. Ce comité pour la libération de Titus Edzoa a connu beaucoup de difficultés pour mobiliser des militants. Puis, M. Mongo Beti a participé à la création d'une association "SOS nature et liberté" afin de mobiliser d'autres couches de la société civile, notamment des commerçants, des paysans, pour défendre l'environnement et les droits de l'Homme. Cette association a sollicité les Verts français, car ils s'intéressent de près à l'évolution du Tiers-monde. Au Cameroun, on commence seulement à s'apercevoir que les richesses forestières ne sont pas inépuisables et ce sont les écologistes américains qui ont su expliquer l'intérêt de la conservation de la forêt primaire.

Audition de M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération d'action

pour la République de l'Assemblée nationale du Tchad

le 30 mars 1999 à 15 heures

Mme Marie-Hélène Aubert a remercié M. Yorongar d'avoir accepté de témoigner sur le projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun, car de nombreuses interrogations subsistent à ce sujet en termes d'impact sur les situations politiques, sociales, environnementales de ces deux pays, en termes d'opportunité et en termes d'utilisation future de la rente pétrolière.

M. Ngarlejy Yorongar a affirmé d'emblée qu'il n'était ni contre Elf, ni contre les Français, ni contre la France. Sorti des grandes écoles et universités françaises, il a appris comme ses collègues français des préceptes qu'il veut appliquer en Afrique et singulièrement au Tchad. A titre d'exemple, il a évoqué le cours du professeur René Rémond portant sur "une certaine idée de la France du général De Gaulle" à l'Université de Paris X-Nanterre. Il n'est pas non plus contre le projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun. Il a répété qu'il n'avait rien contre la France, les Français et la compagnie Elf. Toutefois, il voudrait voir Elf et certains Français nostalgiques respecter la dignité de l'Afrique et du Tchad. La France lui a permis d'acquérir certaines techniques qu'il souhaite appliquer dans son pays. Il a rappelé que c'était sous la présidence de Tombalbaye que le dossier du pétrole avait été ouvert au Tchad, Elf avait fait des prospections entre les années cinquante et soixante et dit n'avoir rien trouvé. Tombalbaye qui pensait que son pays avait du pétrole car on en découvrait dans tous les Etats voisins (Libye, Nigeria, Soudan, Cameroun), fut peu satisfait de la réponse d'Elf et fit appel à la Conoco. Celle-ci rendit publiques ses recherches en 1974. Trois gisements avaient été découverts : Sédigui, Bonguor et le bassin de Doba qui va de la frontière du Cameroun à celle du Soudan ; il a été sectionné en trois, Doba, Sarh, Kyabé. Depuis cette découverte et jusqu'à l'arrivée de M. Idriss Déby au pouvoir, les chefs d'Etat tchadiens qui se sont succédé (Tombalbaye, le Général Malloum, MM. Goukouni et Habré) ont refusé catégoriquement l'entrée d'Elf dans le consortium.

En 1990, M. Yorongar, qui soutenait M. Déby entré en rébellion, a été témoin des pressions exercées par la France notamment le refoulement de M. Déby hors de France alors qu'il avait obtenu un visa. Après que ce dernier ait été refoulé à Bonn en Allemagne, Elf a pris contact avec lui pour lui proposer un marché. C'est aux Pays-Bas que fut passé ce marché qui consistait pour Elf à fournir des moyens financiers et humains à la rébellion dirigée par M. Déby. En échange de cette aide, celui-ci, une fois au pouvoir, ferait entrer Elf dans le consortium. A son arrivée au pouvoir, le 1er décembre 1991, M. Déby a éjecté Chevron du consortium pour faire place à Elf.

Une fois au sein du consortium, Elf a provoqué des désordres. Elf obtint la déviation de l'oléoduc qui initialement devait aboutir dans le port pétrolier de Limbé dans la zone anglophone du Cameroun, vers Kribi en territoire francophone. Cette déviation vers Kribi, plage touristique connue comme étant l'une des plus belles au monde, entraîne un surcoût que le Tchad devra supporter. Il faut rappeler que Kribi qui se trouve au sud du Cameroun est en pleine forêt, zone d'habitation des Pygmées alors que Limbé est au nord de Kribi. Le premier affrontement de M. Yorongar avec le gouvernement de M. Déby et le consortium provenait successivement d'une série d'aberrations notamment les exonérations exorbitantes accordées par le gouvernement au consortium pour payer cette déviation ; il a dénoncé ces faits lors de l'investiture, en mai 1997, du Premier ministre tchadien actuel, au cours également du séminaire sur le pétrole organisé en juin 1997 par la cellule pétrolière de la présidence de la République à l'attention des députés à l'Assemblée nationale et enfin au moment du débat à l'Assemblée nationale lors de l'examen de l'avenant n° 2 qui constitue une véritable braderie. Pour lui, il est inadmissible pour le Tchad de se priver de ses ressources afin de faire plaisir à Elf et au consortium, d'autant plus que le projet a pour but la lutte contre la pauvreté. Or, lutter contre la pauvreté selon lui, c'est trouver des ressources financières pour les injecter dans les circuits de développement. Le tracé initial, moins onéreux, est en outre le meilleur sur le plan écologique.

Son affrontement avec le gouvernement et le consortium a aussi été provoqué par l'étude d'impact environnemental réalisé par Dames et Moore pour le compte du consortium. M. Yorongar a jugé que cette étude était une catastrophe écologique et humaine ne prenant pas en compte les recommandations de la conférence de Rio de Janeiro et les conditionnalités de la Banque mondiale. Pire, a-t-il affirmé, la copie dite revue et corrigée sur instruction de la Banque mondiale rendue publique en octobre 1997 est une pâle copie de la première. Le Tchad risque, selon M. Yorongar, de connaître un drame plus grave que celui du peuple Ogoni au Nigeria. En outre, l'indemnisation des populations frise la provocation. Or, cette indemnisation doit s'effectuer à juste prix, mais les victimes d'un projet de lutte contre la pauvreté sont l'objet d'exploitation éhontée et d'escroquerie de la part du gouvernement et du consortium. Cette vaste escroquerie, organisée contre ces populations est traduite par la grille des tarifs d'indemnisation. Ainsi par exemple, un manguier est découpé et jeté moyennant 30 francs français. M. Yorongar a refusé cette indemnisation en tant qu'élu de la circonscription où sont situés les puits de pétrole. Pour lui, la construction de l'oléoduc Tchad-Cameroun occulte les problèmes écologiques posés par les mini pipe-lines nécessaires à l'acheminement du pétrole des 300 puits vers les stations de Komé, Miandou et Bolobo. Cette toile d'araignée de 300 pipelines constituée d'une multitude de tuyauteries va traverser champs, villages, brousse, etc. Que deviendront les habitants concernés ? Il n'y a aucune réponse du gouvernement et du consortium à cette question. Il a d'ailleurs adressé au Président de la Banque mondiale une lettre le 3 octobre 1998 à ce sujet.

C'est grâce aux quatre-vingts ONG défendant les droits de l'Homme et l'environnement, d'Europe, d'Amérique, d'Australie et d'Afrique qui ont fait campagne sur ce projet, que la Banque mondiale a réexaminé le dossier. Le FMI et la Banque mondiale ont posé des conditionnalités que le gouvernement et le consortium n'ont pas remplies. De même, le projet de loi portant gestion et répartition des revenus pétroliers adopté à l'unanimité par l'Assemblée nationale n'a pas tenu compte des observations pertinentes de la Banque mondiale et du FMI (comme le montrent les documents Banque mondiale et FMI). Au Tchad la loi est adoptée pour abuser la confiance de la communauté internationale et n'est jamais appliquée. Cette loi donne 5 % à la région productrice de pétrole. En chiffres réels, ce taux représente 75 milliards de francs CFA au cours de 17 dollars US le baril ce qui est déjà insuffisant pour le développement d'une région de 7 préfectures d'environ 4 millions d'habitants. Si le prix du pétrole descendait en dessous de 10 dollars, 35 milliards de francs CFA seulement reviendraient à la région alors que l'étude préliminaire à la construction d'une école de santé (éléphant blanc) dans le village de M. Déby coûte aux contribuables tchadiens plus de 3 milliards de francs CFA. Que peut-on faire avec 35 milliards de francs CFA ? Plus grave, la totalité des revenus de pétrole du Tchad constitués par les royalties, soit 1 500 milliards de francs CFA à raison de 17 dollars US le baril sont hypothéqués par le gouvernement en garantie de la mini-raffinerie que M. Déby veut construire malgré les réserves du consortium qui, ne la trouvant pas rentable, a exigé cette garantie. Cette mini-raffinerie permettra à M. Déby de contourner les exigences de la Banque mondiale ; elle sera sa "tirelire" et absorbera la totalité des revenus du pétrole à l'issue de son exploitation prévue pour dix ans. En se déclarant en faillite, le consortium fera naturellement jouer sa garantie.

Que dire des événements insolites qui se sont produits ? Le représentant de la Banque mondiale, M. Cissé de nationalité nigérienne, qui a piloté le dossier avec la famille de M. Déby, est devenu, comme par hasard, deux fois Premier Ministre de son pays. M. Déby n'a-t-il pas négocié sa nomination avec les chefs d'Etat successifs du Niger (MM. Mahamane et Maïnasara). Si, à chaque fois, c'est à bord de l'avion présidentiel que M. Cissé s'est rendu à Niamey à la veille de sa nomination comme Premier Ministre, ce n'est pas le fait de hasard. Le remplaçant de M. Cissé, M. Johnson quelquefois critique à l'égard du projet, a été tué dans un accident de la route bizarre, mettant en cause un conducteur ayant des relations de parenté avec M. Déby, et qui fut aussitôt mis en liberté par des juges aux ordres pour continuer tranquillement ses activités. Ce même chauffeur a tenté tout dernièrement de tuer le Premier Ministre et le ministre de l'Intérieur avec le même véhicule. Détenu quelques jours à la maison d'arrêt de N'Djamena, il a été immédiatement remis en liberté.

Reconnaissant envers M. Déby, Elf a largement "arrosé" de cadeaux la famille et le clan en charge du projet pétrolier. Plusieurs versements de 7 milliards de francs CFA ont permis le paiement des fonctionnaires et celui de rutilantes voitures (Laguna, Safrane, 4X4 tout terrain livrés à l'Etat), l'organisation des fraudes électorales et le financement des campagnes électorales de certains candidats dont MM. Déby et Kamougué. La démission du directeur général adjoint d'Esso-Tchad est liée à l'attitude quelque peu révoltante d'Elf notamment à l'envoi massif des parents de M. Déby dans des écoles de pétrole à travers le monde notamment en France et en Algérie.

Abordant les négociations entre Elf et le Président Déby et le rôle de cette compagnie pendant la campagne présidentielle, M. Roland Blum a souhaité des éclaircissements.

Il a demandé quelles étaient les conditions émises par la Banque mondiale pour financer le projet qui n'avaient pas été respectées. Il a voulu savoir si la Banque mondiale financerait le projet.

M. Pierre Brana a rappelé que les représentants de la Banque mondiale avaient expliqué que le dossier serait examiné cet été et que la décision serait prise quelques temps après, le respect des droits de l'Homme étant le point de blocage. Ainsi selon eux la libération de M. Yorongar était un élément positif. Il a voulu connaître l'avis de l'intéressé sur cette analyse.

Il s'est interrogé sur les effets éventuels de la rébellion de M. Youssouf Togoïmi sur l'exploitation du pétrole au Tchad.

M. Ngarlejy Yorongar a apporté les réponses suivantes.

Il n'a pas assisté personnellement aux négociations entre Elf et le Président Déby aux Pays-Bas. Toutefois étant parmi les instigateurs du coup d'Etat manqué, le 1er avril 1989, contre M. Hissène Habré et ayant fui en France, il a pu suivre tout ce qui s'était passé à ce moment là. C'est après la lettre du Préfet des Yvelines le sommant de quitter le territoire français et après que M. Habré ait à son sujet dépêché à Paris deux de ses ministres dont M. Kamougué que M. Guy Labeur (PSU à l'époque des faits) a sollicité, et obtenu du Président Blaise Compaoré sa protection à Ouagadougou. C'est là qu'il est resté jusqu'au départ de M. Habré.

La Banque mondiale exige en première condition le respect des droits de l'Homme, la bonne gouvernance, l'implication des populations affectées directement par le projet, le plan d'indemnisation de ces populations etc. conditions que M. Déby n'a pas respectées. Au Tchad, les violations graves des droits de l'Homme sont fréquentes (meurtres de femmes enceintes, bébés égorgés...). Pour économiser les armes, on tue à l'acide et par bastonnade. Dans le sud, la répression contre la rébellion passe par le génocide perpétré contre les populations civiles. La bonne gouvernance est le dernier souci de M. Déby comme le prouve la gestion catastrophique des maigres ressources du Tchad et des aides extérieures. A la veille de l'arrivée des experts de la Banque mondiale et du FMI à N'Djamena, les fonctionnaires du ministère de l'Economie et des Finances passent des nuits blanches pour monter de toutes pièces des dossiers financiers de justification. La Banque mondiale exige également du Tchad un régime démocratique. Mais, les fraudes aux dernières élections présidentielles et le hold up électoral aux législatives constituent des preuves suffisantes démontrant que le régime tchadien n'est pas démocratique. Les résultats de ces consultations ont été falsifiés. M. Déby n'a accepté un deuxième tour que sous la menace d'émeutes. Ainsi M. Koulamallah (1), Président d'un parti proche de la Présidence de la République reconnaît avoir transféré 550 millions de Francs CFA provenant d'Elf sur le compte de M. Kamougué, Président de l'Assemblée nationale du Tchad. M. Yorongar a eu la preuve écrite de ce transfert. M. Koulamallah était d'ailleurs prêt à témoigner publiquement au tribunal, mais il a été emprisonné et condamné à deux ans de prison avec sursis. Il vit actuellement en France. M. Yorongar réserve ces preuves pour les tribunaux tchadiens, car il a été libéré sans qu'un jugement soit intervenu sur le fond comme le montre sa communication au colloque organisé par les parlementaires Verts (en date du 24 février 1999).

Selon lui, le consortium et le gouvernement tchadien veulent obtenir l'accord de la Banque mondiale à l'usure. Elle pourrait finir par céder, ce qui serait catastrophique sur le plan humain et écologique. La Banque mondiale, le consortium et le gouvernement s'appuient sur la loi portant gestion de revenus pétroliers, qu'ils considèrent comme un élément décisif, unique au monde. Selon lui, le Président Déby ne respectera pas ce texte d'autant que l'argent généré par le pétrole est apporté en garantie de la min-raffinerie de N'Djamena. En outre, certains représentants de la Banque mondiale dont la carrière est attachée à ce projet, la poussent à donner son accord.

Si d'aucuns croient que sa libération a été exigée comme condition d'acceptation du dossier par la Banque mondiale, lui-même s'inscrit en faux contre cette démarche. Un tel marchandage est inadmissible. Pour lui, les intérêts de tous les Tchadiens et surtout ceux de ses électeurs sont plus importants. M. Déby est prêt à tous les chantages ignobles pour obtenir l'exploitation de ce pétrole. M. Yorongar ose espérer qu'arrêté arbitrairement, il a été libéré sous la pression de la chaîne de solidarité en sa faveur et ce, sans marchandage. Son combat va continuer et selon lui si la Banque mondiale est logique avec elle-même, elle ne doit pas donner son accord tant que le gouvernement tchadien et le consortium ne respectent pas scrupuleusement ses propres conditionnalités et les préoccupations des populations qui vont être affectées durablement par cet oléoduc.

Quant à M. Togoïmi, plusieurs fois Ministre de M. Déby, il s'est rebellé à la suite d'une frustration personnelle. M. Yorongar soutient qu'il avait suggéré à M. Laoukein Bardé (chef des rebelles du sud) de négocier avec le gouvernement. Ce que ce dernier avait accepté. Il lui a suggéré que pour amener M. Déby à respecter un accord entre lui et le gouvernement tchadien, il fallait que M. Bardé exige que M. Togoïmi soit chef de délégation. Après de longues discussions, un accord fut signé en avril 1997 entre M. Bardé et M. Déby qui reprocha ensuite à M. Togoïmi d'avoir joué le jeu du rebelle. C'est ainsi que des instructions furent données à la garde républicaine en service à la Présidence d'humilier M. Togoïmi. Ce dernier fut agressé alors qu'il allait à la Présidence de la République pour assister à la signature d'un accord intervenu entre les rebelles Toubou du Niger et le ministre nigérien de l'Intérieur. Humilié, M. Togoïmi a préféré démissionner. C'est ainsi qu'il est entré en rébellion armée contre le régime de M. Idriss Déby. Cette rébellion semble menacer le régime actuel de N'Djamena car elle est soutenue par des puissances étrangères, notamment la Libye. Seulement d'après M. Yorongar, quelle que soit l'intégrité de M. Togoïmi, il sera, comme ses prédécesseurs MM. Goukouni, Habré et Déby, tous issus du même groupe ethnique gorane, l'otage des militaires tous natifs de la région du BET (Borkou-Ennedi-Besti). L'existence de cette rébellion dans le BET n'est pas sans rappeler les précédentes qui avaient toutes pris naissance dans cette région. Ainsi, quelle que soit son intégrité, M. Togoïmi ne pourra pas mieux gérer le pays que ses prédécesseurs, car le système est vicié. Depuis 1979, tous les trois à huit ans, on remplace un chef d'Etat par un rebelle originaire de la même région.

Evoquant le rôle d'Exxon dans le consortium Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur les réactions de cet opérateur à propos du changement de tracé. Elle a demandé qui du Président Biya, des autorités françaises et de leurs représentants ou des compagnies pétrolières avait présidé à ce changement. Elle a souhaité des précisions sur le surcoût qu'il implique.

Elle s'est interrogée sur l'impact du projet d'oléoduc sur la situation actuelle dans le sud du Tchad et sur ce qu'il convenait de faire selon M. Yorongar.

M. Pierre Brana a fait observer que la question du pétrole tant au Cameroun qu'au Tchad était, à l'évidence, traitée au niveau des chefs d'Etat. Evoquant les propos de M. Mongo Beti sur les facteurs de répression et de drames qui constituent les rivalités ethniques en Afrique, il a demandé à M. Ngarlejy Yorongar s'il partageait cette analyse.

M. Ngarlejy Yorongar a apporté les précisions suivantes.

Shell et Exxon ont refusé catégoriquement l'entrée d'Elf dans le consortium en se fondant sur l'accord entre le consortium et le gouvernement tchadien. Mais le Président Déby, usant de son droit souverain a éjecté Chevron parce que l'une des deux sociétés américaines dans le consortium devait faire place à Elf. C'est ainsi qu'Elf est entrée dans le consortium avec 20 % d'actions au lieu de 30 % convenus aux Pays-Bas, étant entendu qu'Exxon et Shell ont réussi à obtenir 40 % chacune. Un responsable d'Exxon sur place, M. Dick Linaers, aurait démissionné de son poste d'Exxon Tchad pour protester contre l'attitude d'Elf décrite plus haut et il a été remplacé par un Français, M. Jean Pierre Petit. Le coût du tracé par Kribi étant supporté par le Tchad, les bénéfices du consortium sont saufs. Le Président Biya a accepté la déviation du tracé de l'oléoduc peut-être parce que Kribi est situé dans sa région natale. Selon Jeune Afrique économie de mai 1997, 9 milliards de francs CFA auraient été versés sur un compte en France au secrétaire général de la Présidence de la République camerounaise pour obtenir le changement de tracé. Quand M. Biya s'en est rendu compte, il a fait rapatrier cet argent et a ordonné qu'Elf soit dessaisi du dossier au profit d'Exxon. Le secrétaire général de la Présidence camerounaise est depuis en prison.

Les représentants de la France ont constamment joué un rôle dans ce projet. Si la police française a déstabilisé M. Déby en le refoulant sur Bonn pour permettre à Elf de lui proposer ledit marché, a-t-on lieu de douter du rôle des représentants français dans cette affaire ? La plupart des ambassadeurs français à N'Djamena travaillent efficacement dans ce sens. Ils défendent les intérêts d'Elf, ce qui est compréhensible. En revanche, il n'était pas nécessaire d'organiser des fraudes électorales et de financer les campagnes pour payer l'entrée d'Elf dans le consortium. En récompensant M. Déby d'avoir favorisé une entreprise française, les représentants français à N'Djamena et Elf utilisent des méthodes condamnables. En outre, n'importe quel dirigeant tchadien sait qu'il ne doit pas s'opposer à Elf s'il souhaite se maintenir au pouvoir. Tombalbaye, le Général Malloum et M. Habré en ont fait l'amère expérience. M. Yorongar n'a pas condamné la présence d'Elf dans le consortium mais ses méthodes peu catholiques.

Les exonérations sur les droits et taxes évaluées à plus ou moins 3 milliards de dollars accordées au consortium par le gouvernement tchadien viennent en compensation de la déviation de l'oléoduc vers Kribi. C'est pourquoi Shell et Exxon n'ont pas continué de protester. Cependant, ce projet de lutte contre la pauvreté est amputé de 3 milliards de dollars. Selon lui, il faudrait un moratoire d'au moins dix ans sur ce projet comme le souhaitent les ONG allemandes

Le pétrole génère la guerre et le sang en Afrique (Angola, Congo-Kinshasa, Congo Brazzaville, Nigeria, Soudan, etc. Le pétrole du Gabon pas plus que celui de l'Angola, du Congo ou du Cameroun n'a profité aux populations de ces pays. Le dossier doit être entièrement renégocié, il faut que le pipeline passe par Limbé même s'il aboutit en territoire anglophone camerounais. Le Tchad doit pouvoir récupérer le montant du surcoût qu'occasionnera la déviation pour l'injecter dans son économie. Il faut réviser l'étude d'impact environnemental tant en ce qui concerne l'oléoduc Tchad-Cameroun que les petits pipelines devant drainer le pétrole des 300 puits, rendre la grille d'indemnisation acceptable pour les populations, impliquer celles affectées par le projet, supprimer purement et simplement la mini-raffinerie de N'Djamena et négocier avec le consortium pour qu'il opère des livraisons à la société tchadienne d'électricité et avec les pays voisins (Cameroun, Nigeria) en attendant la découverte d'autres gisements beaucoup plus importants en quantité.

Dans le sud du Tchad, les tueries continuent notamment dans les zones pétrolières. La situation des droits de l'Homme y est inchangée. Elle peut empirer d'un moment à l'autre. Dans le BET et le sud du Tchad la sécurité est menacée ce qui nuira au projet. Le pétrole est véritablement une affaire de chef d'Etat au Tchad, comme au Cameroun. Au Tchad, c'est la cellule présidentielle et non le ministère des mines qui s'occupe du projet. Elle est dirigée par un cousin germain du Président et composée, pour la plupart, par ses parents (son grand frère Daoussa Déby, ses oncles jumeaux Tom et Timan, Erdémi-Tom a été nommé représentant du Tchad à Houston), ses cousins Adoum Hassane Bakit Haggar, Bichara Chérif Daoussa Haggar, ceux du clan Orozi Foudeibo, Dadi Abderhaman, etc. Le pétrole est entièrement géré par ceux-ci. M. Déby a reconnu devant le Haut Conseil de la Communication (HCC) avoir envoyé ses parents se former à ses frais dans le domaine pétrolier dans plusieurs pays dont l'Algérie. M. Yorongar a d'ailleurs été condamné pour diffamation pour avoir affirmé cela, mais il en a la preuve.

Avec son peu de ressources actuelles, l'Etat mercenaire du Tchad de M. Déby participe à tous les théâtres d'opérations militaires en Afrique (au Togo au Rwanda, au Zaïre de Mobutu contre M. Kabila, en RDC avec M. Kabila contre ses compagnons d'hier, au Congo-Brazzaville aux côtés de M. Sassou N'Guesso contre M. Lissouba, au Soudan de M. Al Béchir contre M. John Garang etc.), qu'adviendra-t-il lorsque le pétrole va générer des ressources ?

M. Yorongar a exprimé son désaccord avec M. Mongo Béti. Contrairement à son affirmation, en Afrique, les guerres observées ici et là ne sont pas forcément des affrontements ethniques. Par exemple au Tchad, depuis 1979, le pouvoir a échappé aux Tchadiens des autres régions dont ceux du sud. Depuis cette date la lutte pour le pouvoir est menée entre les Goranes du BET et contre les ressortissants de cette région. Ces affrontements sont provoqués par l'absence de possibilités d'alternance démocratique. M. Goukouni tout comme MM. Habré, Déby et Togoïmi appartiennent à la même ethnie et sont de la région du BET, mais ils se chassent régulièrement du pouvoir. Peut-on dans ce cas parler des guerres ethniques ? Dans certaines officines françaises, on professe un intérêt particulier pour les hommes forts, ce qui a fait reculer l'Afrique à une période antérieure à la colonisation. Tout ce qui a été légué à l'indépendance a été détruit (écoles, hôpitaux, routes). La corruption et les prévarications minent l'économie. En Afrique, le combat démocratique est impossible, seules les armes restent l'instrument de la conquête du pouvoir et du changement. Actuellement dans certains milieux français, on évoque M. Togoïmi comme le "futur homme fort" du Tchad sans se soucier de ses capacités de gouverner. Saura-t-il réussir là où ses prédécesseurs ont échoué lamentablement parce qu'otages de leurs parents ? MM. Goukouni, Habré, et Déby sont tous trois arrivés au pouvoir de la même manière, avec les mêmes militaires et ils n'ont pas su gérer leur pays et ils n'ont été que des otages de leur entourage.

M. Yorongar a demandé l'aide de la France pour sortir de ce cercle vicieux. La démocratie est universelle. Il n'y a pas deux sortes de démocratie, l'une pour les pays du nord et l'autre pour les pays du sud. Il faut cesser de dire qu'elle n'est pas adaptée à l'Afrique. En aidant les pays africains à organiser des élections libres et démocratiques, on évitera les guerres. Arrivé au pouvoir démocratiquement, le Président Konaré a voulu obtenir un second mandat dans des conditions suspectes et le Mali a frôlé la guerre civile. En Centrafrique et au Congo-Brazzaville, où les élections ont été démocratiquement organisées, les chefs d'Etat en poste ont été battus. Mais les guerres civiles y ont fait rage. Quand aucune alternance n'est possible, on est obligé soit de cautionner les violences, soit d'en faire usage.

Il faudrait aussi éviter d'envoyer en Afrique des « diplomates colons » ou considérés comme tels, des diplomates nostalgiques de la colonisation qui se croient en Afrique comme au temps de la colonisation. En 1994, M. Yorongar fut arrêté sur instructions expresses de M. Déby alors qu'il tentait, à la demande du Président centrafricain, de persuader les rebelles de signer l'accord de Bangui. La section australienne d'Amnesty International s'en est inquiétée et a saisi le ministre des Affaires étrangères du pays qui a saisi à son tour l'ambassadeur d'Australie en France. Celle-ci a répercuté sur le Quai d'Orsay qui a demandé des explications à l'ambassadeur de France à N'Djamena. Celui-ci a fait savoir que M. Yorongar était la cause de la rébellion, c'est pourquoi il avait été arrêté, ce qui était rigoureusement faux. Tout dernièrement, celui qui est en poste l'accuse sans preuve d'avoir reçu de M. Déby une importante somme d'argent pour acheter son silence.

Audition de M. Gilles Kepel, directeur de recherche au CNRS

le mercredi 6 avril 1999 à 15 heures 30

M. Gilles Kepel a expliqué qu'il s'était intéressé au pétrole en tant que spécialiste du monde musulman contemporain. Historiquement, la question du pétrole au Moyen-Orient est liée au pacte solennel scellé au lendemain de Yalta à bord du croiseur américain Quincy entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Séoud. Le pacte détermine une constante de la politique américaine envers l'Arabie Saoudite et les autres pays producteurs de pétrole. L'Arabie Saoudite ferait tout pour garantir les approvisionnements pétroliers de l'Occident, ce qui était un enjeu vital ; en contrepartie, les Etats-Unis appuieraient le régime et les gouvernements saoudiens successifs en s'interdisant toute immixtion durable dans leur politique intérieure. A partir de 1976, sous la présidence de M. Jimmy Carter, la question du respect des droits de l'Homme s'est posée avec plus d'acuité aux Etats-Unis, qui ont condamné les exactions de la Savak en Iran ; en revanche les violations des droits de l'Homme en Arabie Saoudite n'ont pratiquement jamais été évoquées.

Les enjeux contemporains sont dominés par la baisse tendancielle des prix des hydrocarbures due à la surproduction et à la crise asiatique. La demande reste, malgré quelques corrections, structurellement supérieure à l'offre. Les plans de développement et perspectives de redistribution ont été construits sur la base d'un prix du baril plus élevé que ce qu'il est devenu. Les budgets de nombreux producteurs ont été établis sur la base d'un baril à 15 dollars, ce qui pose à court terme des problèmes importants aux populations. Mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, les cours relativement bas des hydrocarbures pourraient être à terme un facteur favorable à la démocratisation des sociétés. Les Etats de cette région contrôlent la rente pétrolière, ce qui est très aisé sur le plan policier ou militaire : le pétrole surgit dans des zones souvent peu peuplées, que des corps d'armée peu nombreux sont en mesure de défendre. Les gouvernements contrôlant et disposant de la rente pétrolière n'ont pas besoin de négocier leur légitimité politique avec la population. Ils se contentent de distribuer une portion de la rente pour acheter la paix sociale.

Dans les pays producteurs de pétrole d'Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la démocratie est plus faiblement développée que dans les autres Etats de la région. Les régimes des Etats sans pétrole ont dû réaliser un consensus politique à l'intérieur de la société afin de perdurer. On peut opposer la Turquie à l'Algérie. La Turquie, malgré les clivages entre les Turcs et les Kurdes et le poids de l'armée, dispose d'un système parlementaire qui fonctionne. Le pouvoir turc, pour se maintenir, a dû passer des compromis avec la bourgeoisie industrielle et les groupes sociaux qui créent de la richesse, afin de les associer à la vie politique. En Algérie, tant que la hiérarchie militaire contrôle l'accès exclusif à la rente pétrolière, elle n'a pas besoin d'ouvrir le système politique, si ce n'est pour favoriser les investissements étrangers. Le pouvoir algérien n'est pas véritablement contraint à la démocratisation. Mais si les cours du pétrole restent bas, la hiérarchie militaire ne sera plus en mesure d'acheter la paix sociale et sera tenue de favoriser le développement économique du pays. La rente pétrolière en Algérie a détruit le système économique ; les activités liées au pétrole étaient plus lucratives que les autres, notamment l'agriculture, la petite industrie, etc. Le système économique algérien, comme celui des pays à forte rente pétrolière, fonctionne sur "l'import-import". Les hommes d'affaires liés à la hiérarchie militaire, qui disposent de permis d'importation, préfèrent conserver leurs marges spéculatives en important, au lieu de développer sur place une industrie de biens de consommation créatrice d'emplois. Grâce à la rente pétrolière, ils importent des produits étrangers et touchent de fortes commissions sur l'opération. La baisse des prix du pétrole pose à ces régimes un problème de survie en les contraignant à ouvrir le champ politique et le champ économique. Obligés de traiter avec les catégories qui produisent sur place de la richesse, les dirigeants devront partager le pouvoir. Le prix élevé du baril a structurellement l'effet pervers de permettre aux régimes politiques non-démocratiques en place de se perpétuer.

Observant que la rente pétrolière suscitait convoitises et pressions, M. Pierre Brana a demandé si, dans les faits, les compagnies traitaient plus facilement avec des régimes autoritaires qu'avec des démocraties susceptibles d'édicter des règles plus strictes en termes de droits sociaux et environnementaux. Dans les pays à forte rente pétrolière, l'avantage du pétrole ne risque-t-il pas de se traduire par le danger d'un régime dictatorial ?

M. Roland Blum s'est demandé si les compagnies pétrolières qui investiraient dans les pays producteurs avaient un rôle dans leur développement économique, c'est-à-dire dans le fait que la rente pétrolière soit utilisée pour diversifier l'économie.

M. Gilles Kepel a apporté les précisions suivantes.

Les compagnies pétrolières sont en compétition les unes avec les autres ; elles ne choisissent pas le régime avec lequel elles traitent. La nature d'un régime politique n'influe pas sur les cours des hydrocarbures, soumis à la loi du marché. Les Etats producteurs sont demandeurs et ne négocient pas en position de force. Quel que soit leur système politique, ils s'efforcent de bien traiter les compagnies pétrolières. L'Algérie a dû sacrifier la politique d'indépendance menée dans les années 1970-1980 par la Sonatrach pour obtenir des moyens plus modernes d'exploration et d'exploitation de ses hydrocarbures auprès des compagnies pétrolières étrangères. Le secteur du pétrole n'a pratiquement jamais été touché par le terrorisme dans ce pays. L'opérateur pétrolier extérieur s'adapte aux conditions qu'il trouve. Il peut être plus intéressant pour lui de traiter avec une dictature, si elle lui fournit des conditions qui lui semblent meilleures, mais les oppositions à cette dictature ont un coût économique tel qu'elles sont susceptibles d'entraîner un retrait. Ce fut le cas de la compagnie américaine Unocal et de la compagnie argentine Delta, qui avaient conçu le projet d'un oléoduc partant du Turkménistan et de l'Ouzbékistan avec quatre débouchés possibles : l'utilisation de vieux oléoducs soviétiques, peu envisageable, le passage par la Turquie via le Kurdistan, le passage par l'Iran refusé par les Etats-Unis et la traversée de l'Afghanistan vers le Pakistan et l'Inde. La dernière option disposait de l'avantage d'être située hors Golfe Persique et de fournir des hydrocarbures à deux Etats très peuplés, mais présentait l'inconvénient majeur de passer par un Etat à feu et à sang, l'Afghanistan, ce qui impliquait le versement d'un péage aux factions. L'administration américaine a longtemps soutenu les services pakistanais qui, entre 1993 et 1996, ont financé et armé les Taliban, et nettoyé la zone du pipe-line avant de prendre Kaboul. Unocal et Delta ont d'abord saisi cette opportunité, cependant son coût s'est révélé trop élevé eu égard à la baisse des cours des hydrocarbures, à la mésentente de deux clients potentiels, l'Inde et le Pakistan, et à la colère des mouvements féministes américains à l'égard d'une compagnie qui traitait avec le régime des Taliban. Le projet a été abandonné, sa rentabilité n'étant pas démontrée. A l'inverse, on peut se demander si la signature de contrats pétroliers avec l'Iran est un facteur d'aggravation ou bien d'affaiblissement de la dictature. Dans la conjoncture actuelle, la signature de tels contrats renforcerait les réformistes et les secteurs favorables à l'ouverture du pays. Plus le prix du pétrole est bas, plus le régime iranien est tenu de s'ouvrir.

Une compagnie pétrolière a pour objectif de satisfaire ses actionnaires ; elle mènera dans tel ou tel Etat où elle est implantée une politique de développement, voire de mécénat, si elle en tire un avantage direct sur ses concurrents. En revanche, dans chaque cas, son interlocuteur, qui tient à préserver le monopole de la négociation avec la compagnie, restera l'Etat. Une compagnie ne peut traiter avec d'autres interlocuteurs que l'Etat, sous peine d'être perçue comme déstabilisante. Nombre de compagnies pétrolières ont un chiffre d'affaires supérieur au budget de certains Etats.

M. Pierre Brana a constaté que les compagnies pétrolières disposant de réseaux de distribution étaient les plus vulnérables aux pressions de l'opinion publique, notamment aux Etats-Unis. Rappelant qu'Unocal n'en dispose pas, il a demandé pourquoi cette compagnie avait été sensible aux pressions. Il a voulu savoir dans quels pays les mouvements d'opinion pesaient le plus sur les compagnies.

Mme Marie-Hélène Aubert a souligné que la situation des femmes, certes abominable en Afghanistan, demeurait très préoccupante en Iran et en Arabie Saoudite ; elle a voulu savoir si la présence des majors américaines en Arabie Saoudite avait généré des mouvements d'opinion.

Evoquant les gouvernements birman et iranien, elle a remarqué que certains de leurs membres, malgré leur passé, passaient pour réformateurs dans les enceintes internationales, ce qui conférait au régime politique un caractère présentable justifiant la présence d'opérateurs économiques occidentaux ; elle s'est demandé si les conflits supposés entre réformateurs et conservateurs n'étaient pas la marque d'une habileté suprême des régimes dictatoriaux.

Elle a sollicité l'avis de M. Gilles Kepel sur l'existence d'un lien entre la politique de la France vers l'Iran et la stratégie des compagnies pétrolières françaises qui s'implantent dans ce pays.

M. Gilles Kepel a apporté les précisions suivantes.

Unocal fut sensible aux pressions de l'opinion publique car le lobby des féministes a terni l'image de la compagnie. A cet égard, il est fréquent que les compagnies pétrolières mènent des actions de mécénat dans les pays où l'opinion publique compte, afin de disposer d'une bonne image. Dès que l'opinion publique se constitue en groupes de pression, les compagnies pétrolières y sont sensibles, qu'elles aient ou non des réseaux de distribution. Aux Etats-Unis, le système de pression est en général relayé par le politique, même si le boycott par le consommateur individuel a un impact désastreux en termes d'image. Outre les Etats-Unis, les Etats où la pression de l'opinion publique sur les acteurs économiques est la plus forte sont ceux où les ONG sont nombreuses et disposent d'une forte audience, souvent les pays protestants. Aux Etats-Unis, les mouvements d'opinion contre la situation des femmes en Arabie Saoudite ont un impact nul. L'Afghanistan et l'Arabie Saoudite sont traités différemment. Les Taliban ont été violemment critiqués parce qu'ils interdisaient aux femmes l'accès à l'éducation, aux soins et au travail. Ces agissements étaient indéfendables. Les atteintes aux droits des femmes en Iran ou en Arabie Saoudite ne sont pas comparables à celles mises en _uvre par les Taliban.

En Iran, le Président Khatami appartient à l'establishment religieux et clérical, mais il a été élu en 1997 grâce à une coalition assez large composée de personnalités souhaitant la transformation de la république islamique. La lenteur des réformes s'explique par la présence de conservateurs qui, aux commandes de l'Etat, contrôlent l'appareil de répression. Des évolutions s'opèrent ; la coalition qui a permis la victoire de la République islamique par l'exclusion complète des classes moyennes urbaines laïcisées de la scène politique grâce à un gouvernement soutenu par les classes religieuses, le bazar et la jeunesse urbaine, très pauvre, est en train d'éclater. Paradoxalement, la République islamique a favorisé l'émergence d'une génération éduquée mais frustrée et brimée dans son existence quotidienne par le pouvoir clérical. Cette génération, qui vote dès quinze ans, a apporté ses suffrages au Président Khatami, dix-sept ans après la proclamation de la République islamique. Le Président Khatami est donc porté par une vague de fond populaire, il est difficile de prédire comment il l'utilisera. La transformation de la société iranienne est inéluctable car l'actuel consensus ne permet pas au régime de tenir. L'image du pouvoir clérical s'est largement détériorée dans une société qui traditionnellement méprisait le clergé et qui a hâte maintenant de s'en débarrasser. Le fait que le clergé ait conduit le pays à une quasi-crise économique ne plaide pas en sa faveur. Il ne semble donc pas que le Président Khatami souhaite le maintien du pouvoir clérical ; il aurait plutôt le souci de ménager des transitions. Le système iranien doit évoluer, tant les facteurs de transformation sont importants.

L'Iran est un pays où tout est à reconstruire ; réintégré dans le concert des nations, il représentera un marché potentiel et solvable, même si les cours des hydrocarbures fluctuent. Les grandes entreprises françaises du bâtiment et des travaux publics, d'adduction d'eau, etc. souhaitent s'y implanter, les intérêts économiques en jeu sont importants. L'embargo économique des Etats-Unis ouvre une fenêtre d'opportunité pour les pays européens.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé par quel biais faire passer l'éthique avant les enjeux économiques et commerciaux à court terme. Les politiques d'embargo sont-elles la solution ?

M. Gilles Kepel a observé qu'en commerçant avec l'Iran, on soutenait à un moment opportun les forces désireuses de transformer la société iranienne. En termes éthiques, mieux vaut aujourd'hui commercer avec ce pays, car on l'inscrit dans la mondialisation et on combat le caractère dictatorial du régime plus rapidement. La société iranienne est très tournée vers l'extérieur, elle évolue. La contrainte de la répression n'est pas intériorisée par la population. En Arabie Saoudite, l'évolution est inverse, le problème se pose peu ; l'Aramco contrôle tout et on demeure dans la logique du Quincy. La politique des pétroliers américains est favorable à la perpétuation de l'ordre établi. Cependant, l'Arabie Saoudite connaît des difficultés, elle a dû acquitter une facture extrêmement élevée au titre de la Guerre du Golfe, et s'endetter considérablement. L'explosion démographique est l'une des plus importantes du monde, car on encourage la natalité. La population atteint 20 millions d'habitants. Aujourd'hui, les Saoudiens ne peuvent plus mener de politique de service gratuit aux citoyens et sont en situation d'appauvrissement, ce qui risque de menacer la stabilité d'un système fonctionnant sur la distribution de prébendes.

Mme Marie-Hélène Aubert a observé qu'en Arabie Saoudite, la rente pétrolière servait à l'achat d'armements ; elle s'est demandé si cela ne relativisait pas le souci de démocratisation des régimes concernés et les préoccupations éthiques des pays occidentaux. Elle s'est interrogée sur l'impact du passage d'un oléoduc dans une région comme le Kurdistan car généralement on laisse au régime dictatorial en place le soin de lutter contre les minorités avant l'arrivée du chantier.

M. Gilles Kepel a répondu qu'en principe, les ventes d'armes se traitaient d'Etat à Etat. Les principaux marchés de ventes d'armements français ou étrangers sont situés dans les pays producteurs de pétrole. Les Emirats Arabes Unis sont le principal débouché de l'industrie française d'armement et, dans une moindre mesure, l'Arabie Saoudite et le Koweït, qui se sont engagés à s'équiper prioritairement aux Etats-Unis. Le pétrole comme les armes constituent des marchés particuliers, car ils dépendent tous des commandes et de la signature des Etats.

Si un oléoduc traversant la Turquie devenait opérationnel, la question kurde changerait immédiatement de statut, mais la pression des Kurdes est pour l'instant peu efficace sur la scène internationale, malgré leur action. S'il s'agissait de faire pression sur le tracé d'un pipe-line dans une région habitée, le résultat serait tout autre. Les compagnies pétrolières refusent de s'implanter si la perspective d'un danger se dessine. Elles redoutent de devoir acquitter des droits de péage supplémentaires à des rébellions.

Audition de M. Aubin de la Messuzière, directeur d'Afrique du Nord
et du Moyen Orient,
et de M. Marc Barety, sous-Directeur

le mardi 27 avril 1999 à 18 heures 30

M. Aubin de la Messuzière a exposé que la direction d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient (ANMO), dont il a la responsabilité depuis le 15 mars 1999, est compétente pour une zone de dix-huit Etats constitués, qui s'étend du Maroc à l'Iran. Elle assume, au sein du ministère des Affaires étrangères, plusieurs missions. Elle suit et coordonne le développement des relations bilatérales de la France avec les pays de la zone, (préparation de visites de chefs d'Etat ou de gouvernement, de ministres, de membres des assemblées ; organisation de contacts entre hauts fonctionnaires) ; dans une perspective similaire, elle suit le développement des processus multilatéraux, processus de paix et processus de Barcelone et analyse la situation des pays de cette région, sous l'aspect de leur politique intérieure et de leur politique étrangère. Elle élabore des prospectives et des propositions, permettant d'orienter les actions du gouvernement à moyen et à long terme. Elle gère les nombreuses crises qui affectent la zone. Cet aspect de gestion de crise revêt dans cette direction une importance particulière, peut être moins sensible dans certaines autres directions géographiques du ministère. La question irakienne, le conflit israélo-palestinien, la situation en Algérie, pour ne citer que ces exemples, tiennent en alerte la direction en permanence. Situation intérieure instable et conflits inter-étatiques constituent son lot quotidien.

Outre la récurrence de crises souvent graves, l'une des principales caractéristiques de cette région est sa richesse en hydrocarbures. Elle recèle en effet, bien qu'inégalement réparties, 68,7 % des réserves mondiales connues de pétrole et 36,5 % des réserves mondiales de gaz. En termes de production, ces pourcentages sont respectivement de 35,7 % et 10,8 %. D'après certains analystes, à l'horizon 2010-2015, les proportions changeront, la production sera plus en adéquation avec les réserves et il est probable que 50 à 60 % de la production mondiale de pétrole proviendra de cette région. Si le prix du baril reste à un niveau bas, il sera difficile en raison des coûts d'exploiter la Mer Caspienne. Dans ce contexte, il est évident que les compagnies pétrolières françaises ont un rôle à jouer. Leurs objectifs semblent simples : réaliser des profits et accroître leurs parts de marché.

M. Dominique Perreau, le directeur des Affaires économiques et financières, ayant décrit le cadre institutionnel des rapports entre l'Etat et les entreprises pétrolières françaises, M. Aubin de la Messuzière a souligné le fait que l'action de ces entreprises constitue l'une des données du cadre général de la politique de la France en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : par leur action, elles contribuent à l'équilibre du commerce extérieur et à la sécurité des approvisionnements énergétiques. En effet, la part de la région ANMO dans les importations énergétiques de la France représentait 45 % en 1997 et 51 % en 1998. Au-delà elles représentent un élément important de la présence et de l'image de la France à l'étranger. Il est donc naturel qu'elles entretiennent des relations suivies avec le ministère des Affaires étrangères, comme le font d'ailleurs les grands groupes français actifs dans d'autres secteurs de l'économie. Cela permet d'ailleurs au ministère de s'assurer que ces entreprises n'opèrent pas de choix allant à l'encontre de la politique étrangère de la France.

Ces relations ont pour base un principe : le légalisme, c'est-à-dire le respect de la légalité internationale. Ses prises de position s'appuient sur des textes fondateurs comme la charte des Nations Unies ou les grands traités internationaux, ainsi que sur les résolutions du Conseil de sécurité ou les décisions prises au titre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Ces textes organisent la vie internationale : agir en contravention avec eux porte préjudice à l'ensemble de la communauté des Etats. La France est donc attachée à ce que les entreprises respectent ce cadre, notamment dans le cas de sanctions décidées par le Conseil de sécurité ou par l'Union européenne. Inversement, elle considère que des lois ou règlements adoptés unilatéralement par un Etat ne sauraient s'appliquer en dehors de son territoire à des entreprises relevant d'Etats tiers et notamment d'entreprises françaises. Le ministère des Affaires étrangères entretient avec les entreprises françaises en général et les compagnies pétrolières en particulier des relations centrées sur trois axes, l'information, le conseil et l'intervention.

L'information est un outil essentiel de l'action internationale, que ce soit l'action des Etats ou celle des entreprises. Sa collecte, sa vérification et son analyse constituent l'une des missions principales du ministère des Affaires étrangères. Elle est recueillie par les postes sur place auprès d'interlocuteurs locaux (administrations, acteurs économiques, société civile, presse) ou étrangers (missions diplomatiques, communautés expatriées). Cette information est, en tant que de besoin et dans la mesure où le ministère le juge opportun, partagée avec les entreprises françaises, pétrolières ou non pétrolières. Ces informations et analyses peuvent porter sur la situation économique du pays et notamment sa politique en matière d'hydrocarbures, comme sur sa situation intérieure ou sa politique étrangère. De leur côté, les entreprises informent les postes et l'administration centrale de leurs activités et peuvent également leur donner des indications plus générales sur les secteurs dans lesquels elles opèrent. Outre l'intérêt intrinsèque qu'elle revêt comme élément d'appréciation de la présence française dans tel ou tel pays, cette information est primordiale dès lors que le ministère est appelé à exercer auprès de ces compagnies un rôle de conseil et d'assistance.

Le rôle de conseil représente un aspect plus directement opérationnel des relations du ministère des Affaires étrangères avec les entreprises pétrolières. Il arrive en effet que celles-ci s'interrogent sur l'opportunité politique ou la légalité du point de vue du droit international d'actions qu'elles souhaitent entreprendre. Le rôle que le ministère des Affaires étrangères a joué à propos des projets de contrats d'Elf et de Total en Irak constitue un bon exemple de cette fonction de conseil. Chargé de la section des intérêts français à Bagdad, M. Aubin de la Messuzière est en mesure d'en témoigner. Il a toujours engagé les entreprises françaises, notamment Elf et Total à prendre contact avec la direction d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient ou celle des Affaires juridiques pour s'assurer que les projets en cours de négociation en Irak étaient conformes à la légalité internationale. Ces deux entreprises ont négocié depuis 1992 des accords de partage de production sur des gisements géants en Irak : le champ des îles Majnoun pour Elf (900 mille barils par jour) qui représente l'équivalent de toute la production algérienne et celui de Nar Umr pour Total (400 à 500 mille barils par jour). Un avis technique a été donné aux deux compagnies au sujet des termes des contrats envisagés afin qu'ils soient conformes dans leurs termes aux dispositions du droit international pertinent dans ce cas : le régime de sanctions défini par les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies et droit communautaire. Un avis d'opportunité politique a été formulé : le ministère des Affaires étrangères a estimé que les conditions n'étaient pas encore réunies pour que la signature de ces contrats ait lieu et les entreprises concernées se sont tenues à cet avis. Même si on les encourage à maintenir des négociations, il a été dit très clairement à toutes les entreprises françaises qui souhaitent commercer avec l'Irak que, si elles enfreignaient les dispositions légales régissant les échanges avec ce pays, elles seraient poursuivies en justice. Avis juridique et avis d'opportunité politique sont donc les deux aspects de l'action de conseil que le ministère peut être appelée à exercer auprès des entreprises.

L'intervention constitue le type d'action dans lequel l'administration est engagée de manière très concrète pour défendre les intérêts des entreprises françaises. Elle fait partie de la mission des ambassadeurs et des représentants diplomatiques à l'étranger. Celle-ci n'est jamais automatique et il est des circonstances où on juge opportun de s'en abstenir. Dans le cas où elle est pratiquée, elle peut revêtir deux formes. Offensive, elle vise à faire obtenir un contrat à l'une des compagnies françaises en agissant auprès des autorités politiques d'un pays. Cette pratique est répandue chez l'ensemble des concurrents étrangers. Ne pas y avoir recours constituerait un véritable handicap pour les compagnies françaises, les dirigeants de certains pays risquant d'interpréter cette neutralité comme un manque d'intérêt, voire des réserves vis-à-vis des activités des entreprises. Lorsque Total a souhaité signer avec Kuwait Oil Company un accord d'assistance technique, le ministère des Affaires étrangères est intervenu pour manifester auprès des autorités koweïtiennes l'intérêt que le gouvernement français portait à ce contrat. Du fait de cette intervention, mais aussi de la qualité de l'offre présentée par Total, le contrat a finalement été conclu. Il est utile de rappeler que de leur côté, une entreprise américaine, Chevron, et une entreprise britannique, BP, avaient auparavant conclu des contrats similaires avec le soutien de leur gouvernement. Lorsque Elf a, à son tour, demandé qu'on intervienne en sa faveur au Koweït, on l'a fait. Cet exemple des accords d'assistance technique montre que ces deux compagnies peuvent s'intéresser aux mêmes contrats. Dans le cas évoqué, elles l'ont fait de manière consécutive, mais il arrive qu'elles le fassent de manière simultanée. Dans cette situation, le ministère des Affaires étrangères respecte la plus stricte neutralité et partage également entre elles l'information, les conseils et les interventions. C'est ce qu'il fait actuellement au Koweït en manifestant régulièrement à nos interlocuteurs locaux le souhait que des compagnies françaises puissent participer à l'ouverture de l'amont pétrolier, perspective peut-être encore lointaine, mais d'un intérêt considérable pour les entreprises. Un langage semblable est tenu aux Saoudiens, le Royaume étant également susceptible d'ouvrir à terme aux compagnies étrangères les activités d'amont dans l'ensemble du domaine des hydrocarbures, gaz et pétrole réunis.

L'intervention du gouvernement français peut également être défensive, comme dans le cas du contrat South Pars signé par Total avec l'Iran en septembre 1997. Cette transaction tombait en effet sous le coup de la loi d'Amato qui, selon le ministère des Affaires étrangères, ne pouvait concerner des entreprises françaises puisque c'est une loi américaine à portée extra-territoriale. Un règlement communautaire adopté en 1996 disposait en outre que les personnes physiques ou morales ressortissantes de l'Union européenne ne devaient pas se conformer aux dispositions de cette loi. En intervenant en amont de la signature auprès des partenaires européens et arabes de la France, celle-ci a recueilli un large soutien qui s'est traduit notamment à l'occasion du sommet euro-atlantique de Londres du 18 mai 1998 par une exemption accordée par le gouvernement américain. De nombreux pays ont d'ailleurs fait part de leur solidarité et de leur satisfaction à cette occasion. Depuis, Elf a signé un contrat de même nature pour le champ de Dorood et un autre pour celui de Balal. Cette affaire est exemplaire car l'action du ministère allait en l'occurrence au-delà de la simple défense d'un contrat gazier : elle avait également pour objet de manifester l'indépendance de la politique française, marquée par l'attachement au droit international et au dialogue.

Au sujet du dialogue, aux vertus duquel la France croit, deux conceptions complètement différentes des relations internationales se sont exprimées à l'occasion de la signature du contrat South Pars : d'un côté, la conception américaine, qui estime qu'il faut systématiquement punir et isoler les "Etats parias", de l'autre une conception plus européenne, pour ne pas dire française, qui considère que les Etats qui ne respectent pas les règles des relations internationales peuvent être amenés à évoluer par le dialogue. Pour les autorités françaises les stratégies d'isolement et de sanctions risquent d'enfermer les Etats qui en sont l'objet dans une sorte d'autisme de plus en plus aigu et d'exacerber les comportements contre lesquels on croit lutter. Selon M. Aubin de la Messuzière, il convient d'insister sur ce point. Contrairement aux Etats-Unis qui ont interrompu toute relation officielle avec l'Iran et adopté des dispositions sanctionnant le commerce avec ce pays, les Européens, à l'instigation de la France, ont opté pour un dialogue franc et sans concession avec ce pays. Les évolutions en cours actuellement à Téhéran sont encourageantes et, en adoptant une position ouverte, la France et l'Union européenne se sont mises en position de les soutenir.

Le cas de la Libye montre quant à lui l'efficacité d'une approche alliant la mise en _uvre de sanctions ciblées à la poursuite d'un dialogue. Cela a permis, au bout du compte, d'obtenir des autorités libyennes qu'elles coopèrent avec la justice française dans le cas de l'attentat contre le vol UTA et avec la justice écossaise dans le cas de celui du vol PAN AM. La suspension, et peut-être bientôt la levée, des sanctions décidées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies permet aujourd'hui un développement sans restriction de l'activité des compagnies pétrolières françaises dans ce pays.

Pour conclure, dans une zone comme l'Afrique du Nord et le Moyen Orient, où les enjeux économiques sont considérables, notamment sous l'aspect des hydrocarbures, et où la concurrence internationale est des plus aiguës, il est indispensable que le ministère des Affaires étrangères, en charge de la défense des intérêts français à l'étranger, entretienne une relation suivie avec les groupes pétroliers : il est en effet à même de leur apporter information, avis politico-juridique et soutien auprès des autorités locales. Pour pouvoir s'exercer en toute indépendance, cette assistance est cependant subordonnée à des conditions de légalité, de neutralité et d'opportunité qui garantissent le plein respect des intérêts de la France.

Constatant que M. Aubin de la Messuzière avait insisté sur le légalisme, M. Pierre Brana a voulu savoir comment les interlocuteurs de sa zone de compétence réagissaient aux "affaires Elf". Ont-elles altéré l'image de la Compagnie, voire même celle de la France ? Quelles en ont été les répercussions ? Observant que les Américains sont considérés comme "les gendarmes du monde" et la superpuissance militaire, il s'est demandé si cela ne constituait pas un "plus" pour leurs compagnies.

M. Aubin de la Messuzière a apporté les réponses suivantes.

S'agissant de l'Irak où Elf, soumise à forte concurrence américaine, est en train de négocier le contrat du siècle, les Irakiens s'intéressaient à l'affaire en s'abstenant de tout commentaire. Il est évident que les affaires portent préjudice et sont utilisées par la concurrence, portant ainsi atteinte à l'image de la France dans l'opinion.

Dans la région du Golfe, les Etats-Unis sont la puissance dominante. Il est évident que dans les négociations de contrats, pétroliers ou autres, le fait d'être l'Etat qui assure la sécurité joue en leur faveur. Cependant, les pays du Golfe manifestent également un souci d'indépendance et de diversification qui les pousse à se tourner vers l'Europe pour rééquilibrer leurs échanges.

Dans les pays producteurs, tout ce qui concerne le pétrole suscite la curiosité, sans pour autant qu'ils fassent des remarques officielles sur l'affaire Elf. Celle-ci n'a pas eu d'effet direct sur la signature de contrats en Iran par la compagnie.

M. Pierre Brana a rappelé que Shell, BP, Total et Elf avaient insisté devant la mission sur l'existence de codes de conduite contenant les règles et principes éthiques. Il a sollicité l'avis de la direction d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient sur l'impact de ces codes en se demandant s'ils n'étaient pas plutôt destinés aux ONG et à l'opinion publique des pays d'origine des compagnies.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé quel serait l'impact de la Convention OCDE interdisant la corruption des agents publics étrangers.

Elle a observé que la France a défendu, par rapport à l'Irak, une politique moins répressive et plus axée sur le dialogue et elle a voulu savoir si les enjeux pétroliers influaient sur la politique de la France vis-à-vis de l'Irak ou si c'est en raison de sa volonté de dialogue qu'on envisage ces contrats pétroliers.

Établissant un parallèle entre le régime Slobodan Milosevic et celui de Saddam Hussein, elle s'est interrogée sur ce qu'aurait pu être la crise du Kosovo si la République fédérale de Yougoslavie avait possédé des ressources pétrolières.

M. Aubin de la Messuzière a apporté les précisions suivantes.

Les codes de conduite des compagnies anglo-saxonnes ne sont pas dénués d'une certaine hypocrisie. Ils répondent au souci d'image des compagnies américaines face aux ONG et au Congrès généralement vigilants sur le respect de certains principes.

Toute législation qui aide à moraliser le marché est la bienvenue, grâce à l'adoption de texte dans les enceintes internationales on limitera la corruption. Cependant la pratique interne dans les Etats producteurs a un impact considérable.

La France est taxée de mercantilisme vis-à-vis de l'Irak. Pourtant elle n'est pas seule à y posséder des intérêts commerciaux. Les Etats-Unis au titre même de la résolution pétrole contre nourriture en avaient jusqu'à la période actuelle. La France n'a pas rétabli de relations diplomatiques avec l'Irak. Toutefois, elle estime l'Irak nécessaire à l'équilibre régional et s'inquiète de la dégradation de sa situation humanitaire et ses infrastructures. La politique de la France vis-à-vis de ce pays n'implique aucune connivence avec son régime dont elle reconnaît la responsabilité dans les crises actuelles. La section des intérêts français en Irak vise donc à établir un dialogue pour faire évoluer la situation et ainsi valablement s'assurer de la coopération irakienne à l'égard des Nations Unies. Cette politique a été suivie par d'autres pays européens, les Italiens, les Espagnols et les Grecs qui ont entrepris eux aussi de dialoguer avec les autorités irakiennes. Un débat au Conseil de sécurité est actuellement en cours avec des projets de résolution britannique et russe qui visent à rétablir une relation entre le Conseil de sécurité et l'Irak. La France soutient ces initiatives et observe que seuls les pays qui sont en relation avec l'Irak peuvent peser.

Expliquant que la mission se proposait d'aller en Arabie Saoudite, M. Pierre Brana a souhaité savoir quels étaient les points saillants des relations bilatérales. Il s'est enquis de la durée des réserves pétrolières et s'est demandé si la diversification de l'économie devait être envisagée eu égard à l'ampleur de ces réserves.

M. Aubin de la Messuzière a donné les explications suivantes.

Les réserves prouvées de l'Arabie Saoudite représentent plusieurs décennies de production. En raison de sa dette et de la baisse des revenus pétroliers, l'Arabie Saoudite connaît des difficultés qui peuvent avoir des répercussions sur le plan social. Malgré la manne pétrolière les pays du Golfe ne sont pas à l'abri de problème sociaux.

La visite de l'Aramco, sorte de "cité Etat" est particulièrement intéressante. Des contacts avec Total et Elf seront aussi très utiles. Ces deux entreprises espèrent aboutir à des projets de développement dans l'amont pétrolier. En Arabie Saoudite les enjeux de formation sont importants pour la France et ce qui est susceptible de favoriser l'influence culturelle et linguistique est le bienvenu notamment dans le domaine des hydrocarbures. Il convient également d'encourager les entreprises françaises qui s'implantent dans cette région, à contribuer par une sorte de mécénat à la diffusion de la culture de ces pays. L'image de ces sociétés peut changer grâce à leur apport en matière de mécénat culturel auprès des jeunes générations tant au niveau des pays producteurs qu'au niveau français.

Une question importante mérite d'être posée aux Saoudiens : comment le pétrole a-t-il changé le destin de l'Arabie Saoudite et des autres pays du Golfe ? Le problème de la diversification de l'économie et de la participation des jeunes générations au marché du travail constituent des enjeux d'importance pour l'Arabie Saoudite et méritent d'être abordés.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur les évolutions prévisibles de l'Arabie Saoudite à l'égard des principes démocratiques, de la situation des femmes et du droit du travail. Elle s'est enquise des effets de l'instabilité des cours du pétrole sur l'activité économique.

M. Pierre Brana s'est étonné que le pétrole qui a changé le devenir économique, technologique et le niveau d'éducation de la population ait si peu fait évoluer les mentalités, la société, la famille et les relations sociales en Arabie Saoudite.

M. Aubin de la Messuzière a rappelé que lors de la guerre du Golfe en 1991 les femmes s'étaient efforcées de faire évoluer le système en conduisant leur voiture lors d'une manifestation, ce qui leur était interdit. Sur le plan institutionnel les évolutions sont peu perceptibles en Arabie Saoudite et seront nécessairement lentes. Cependant, la population s'est mise au travail alors qu'auparavant elle était constituée de rentiers, ce qui entraînera des changements. Les fluctuations des cours ont entraîné des baisses de l'ordre de 30 à 35 % des revenus. Dans les pays du Golfe, le chômage frappe désormais les populations allogènes dont la misère morale est frappante car elles ne disposent pas véritablement de droits.

Il a précisé que le degré d'évolution était différent selon les pays du Golfe. Au Koweït, bien que les femmes ne disposent pas du droit de vote, la presse est libre et les députés sont élus. Au Qatar, on assiste à un développement de la démocratie et des droits de l'Homme, des élections municipales s'y sont tenues, les femmes y ont participé. Toutefois le sort des étrangers travaillant dans les pays du golfe est généralement peu enviable.

Les évolutions économiques sont toujours plus rapides que les évolutions sociales et culturelles. Toutefois, le développement économique entraînera des changements, les paraboles, l'accès à Internet ont un impact.

Audition du Président Pascal Lissouba

M. Yves Marcel Ibala, ancien ministre de la sécurité

et M. Sylvestre M'Bou

par MM. Blum et Brana

le mercredi 28 avril 1999 à 10 heures à Londres

M. Pierre Brana a expliqué que la Commission des Affaires étrangères avait créé une mission d'information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale tant sur le plan social, politique qu'environnemental et que les membres de cette mission avaient estimé utile de rencontrer M. Pascal Lissouba en raison de la situation au Congo ces dernières années. La mission représente le législateur et ne saurait engager l'exécutif. Toutefois une tendance nouvelle apparaît dans la vie politique française. Le législateur remplit de plus en plus la mission de contrôle de l'exécutif sur le plan international ce qui se faisait peu. La mission d'information de l'Assemblée nationale sur le génocide rwandais est un exemple de cette évolution.

M. Pascal Lissouba a d'emblée précisé qu'il aurait tendance à se focaliser sur la situation grave et préoccupante que connaît le Congo aujourd'hui mais qu'il répondrait aux attentes des députés. Il a regretté les incompréhensions qui le tiennent éloigné de Paris et l'obligent à rester à Londres. Avant de faire un exposé liminaire, il a demandé à connaître les questions spécifiques que se posent les parlementaires.

M. Pierre Brana a souhaité que soit évoqué le rôle d'Elf au Congo-Brazzaville et la situation actuelle de ce pays.

Il a demandé au Président Lissouba de préciser pourquoi et sur quel fondement juridique il avait porté plainte contre Elf et s'il pensait que les armes utilisées par les différents protagonistes avaient été financées par la rente pétrolière versée par Elf. Il s'est enquis de la date des premiers contacts entre le Président Lissouba et la compagnie américaine Occidental Petroleum.

M. Roland Blum a souhaité lui aussi des éclaircissements sur le système de financement des achats d'armes.

Il a voulu savoir si Elf avait entamé une déstabilisation du gouvernement du Président Lissouba à partir du moment où il avait signé un accord avec une compagnie pétrolière américaine.

Il a souhaité cerner le mécanisme de versement de la redevance pétrolière due par les compagnies à l'Etat congolais car Elf soutient que ces opérations étaient effectuées de manière transparente et qu'il appartient aux Etats producteurs de gérer la rente pétrolière.

M. Pascal Lissouba a répondu à ces questions.

Il a porté plainte contre Elf non pas parce qu'il détenait des documents sur les activités blâmables de cette grande entreprise financièrement puissante, véritable Etat dans l'Etat disposant de moyens d'action formidables sur le plan international mais parce qu'un certain nombre d'agents de cette compagnie avaient usé de cette force pour mener des actions dévoyées et inhumaines. La puissance d'Elf aurait dû être utilisée à des fins plus respectables au plan des principes.

Le Congo a des liens historiques avec la France. Les Congolais ont appris par c_ur les discours du Général de Gaulle c'est dire si la France est ancrée en eux. Quand le Président Chirac est venu à Brazzaville il n'était pas seulement considéré comme le Président de la République française, mais aussi comme l'héritier du Général de Gaulle. Or aujourd'hui ce Congo si proche de la France par l'histoire, est en passe d'être détruit par des bombes payées par Elf au mépris des principes de liberté d'opinion et de droit à la vie. On tue des Congolais qui ont voté pour lui et on continue de leur imposer des choix alors qu'on doit les laisser décider eux-mêmes.

Ayant fait ses études en France, à Nice et à la Sorbonne, il a été marqué par la Révolution française. Bien que littéraire, il a choisi de poursuivre des études scientifiques pour mieux aider son pays. "Périsse la République plutôt qu'un principe" or ces principes comme la Constitution votée à 97 % par le peuple sont bafoués au Congo. Désordres et tueries se poursuivent contre le peuple congolais innocent. C'est pourquoi une plainte a été déposée contre Elf. Après ses études en France, à son retour au Congo dans les années 1970, il est accusé par M. Sassou N'Guesso d'avoir fomenté l'assassinat de l'ancien président de la République du Congo et arrêté ; condamné à mort, il fut sauvé d'extrême justesse. Il est resté deux ans et demi en prison et a quitté le Congo pour enseigner à Paris XII pendant cinq ans. Il n'était donc pas préparé à faire face à des opérations financières douteuses.

A son arrivée au pouvoir en septembre 1992 les caisses de l'Etat étaient vides, il y avait 6 milliards de dollars de dettes comme le montrent les rapports du FMI et de la Banque mondiale, et les fonctionnaires n'avaient pas été payés depuis cinq mois. L'Etat congolais avait obtenu une redevance pétrolière de 17 % mais il ignorait la quantité de pétrole produite. Le contrôle gouvernemental sur les quantités produites aurait été un crime de "lèse-Elf". Cependant le Congo qui avait une dette de 6 milliards de dollars était le pays le plus endetté du monde par tête d'habitant. Il s'est demandé comment cela avait pu arriver alors que ce pétrole avait été gagé jusqu'en 2002 par le Président d'alors M. Sassou N'Guesso qui avait obtenu des prêts. Arrivant de l'Unesco où il se trouvait en poste et nouvellement élu Président de la République, les caisses de l'Etat étant vides, il s'est tout naturellement tourné vers la direction générale d'Elf pour solliciter un crédit-relais sur la base d'un programme défini avec la Compagnie mais il s'est entendu signifier par M. Le Floch-Prigent, président-directeur général d'Elf que sa demande était idiote. Cet accueil l'a sidéré d'autant qu'il devait assurer le paiement des salaires des enseignants pour la rentrée scolaire. La formule du crédit-relais ne semblant pas convenir à Elf, il a demandé l'élaboration d'un programme de partage de production ; les négociations ont duré un an. La Compagnie n'était donc pas pressée de clore ce dossier et les séances de travail étaient ténébreuses.

Finalement il a obtenu le relèvement de la redevance de 17 % à 33 % et il craint que ce relèvement n'ait été le facteur déclenchant du drame congolais. Il obtient à la même époque une avance de 150 millions de dollars de la compagnie américaine Occidental Petroleum qui voulait être remboursée en pétrole. Il s'est tourné vers Elf et Agip pour conclure l'arrangement, mais ces deux compagnies se sont demandées pour quelles raisons il avait signé avec Occidental Petroleum, sans s'adresser à eux.

En visite en France en novembre 1992, il a demandé qu'on l'aide à la formation de l'armée et a tenté d'obtenir un accord de coopération en matière militaire et de sécurité. La réponse du Président Mitterrand fut brutale : "La France ne fait plus cela". Il s'en est étonné car le Gabon comme le Sénégal, la Centrafrique et le Tchad bénéficiaient de ce type d'aide. D'un côté Elf se livrait à un blocus financier, de l'autre le gouvernement français ne semblait pas vouloir l'aider sur les questions de sécurité. Les intérêts français, notamment pétroliers, au Congo étaient respectés par son gouvernement.

La déstabilisation de son pays par M. Sassou N'Guesso avait commencé depuis la période de transition. L'accord avec Occidental Petroleum n'avait rien arrangé mais le fond du problème était le désir de revanche de M. Sassou N'Guesso dont le bilan établi par la Conférence nationale était terrifiant : le Congo était un pays sinistré dépourvu de secteur privé avec une immense bureaucratie et où la population ne jouissait d'aucune liberté. Les pouvoirs du Président Sassou N'Guesso ont été réduits par la Conférence nationale, il s'est senti humilié par sa défaite aux élections et a décidé de revenir au pouvoir par les armes.

M. Roland Blum s'est enquis de la manière dont avaient été financées ces armes.

M. Pierre Brana a demandé des précisions sur le mécanisme de versement de la redevance pétrolière, notamment sur les jeux possibles autour des fluctuations du cours du dollar qui ont des conséquences sur la redevance. Comment se faisait le contrôle de la redevance due ? Il a souhaité savoir si les difficultés avec M. Sassou N'Guesso n'avaient pas commencé quand M. Lissouba a rompu avec le Parti Congolais du Travail (PCT) en 1992.

M. Pascal Lissouba a répondu à ces questions.

La preuve matérielle du financement des armes est difficile à obtenir (environ 150 millions de francs). Mais comment imaginer que M. Sassou N'Guesso ait obtenu des armes sans contrepartie ? Le mécanisme de versement de la redevance pétrolière est difficile à décrire. Les redevances sont dues à des filiales d'Elf Aquitaine, Elf Congo et Elf Gabon, opérant dans le Golfe de Guinée. Mais le fonctionnement d'une autre Société Elf Trading qui effectue des transactions reste obscur. Les fluctuations du dollar jouent sur le montant de la redevance. Le dollar peut être en baisse au moment du paiement de la redevance. Mais qui gère le différentiel provoqué par ces fluctuations portant sur des sommes considérables ? Qui peut contrôler cela ? Bien que les prix soient fixés au moment du paiement on constate des différences. Le Congo recevait des redevances d'exploitation dont il était difficile de suivre le cheminement. Les sommes provenant des marges de fluctuation pouvaient être élevées et suffisaient à financer un mouvement de déstabilisation. Il pouvait donc s'agir d'une sorte de pacte de corruption soutenant un complot.

La rupture avec le PCT n'a eu aucun effet, l'opération de déstabilisation avait commencé dans la période de transition avec la première tentative de coup d'Etat, qui a échoué, de M. Sassou N'Guesso contre le Premier Ministre Milongo. Pendant la conférence de transition, M. Kolelas voulait traduire en justice M. Sassou N'Guesso et lui-même s'y était opposé au nom des principes. MM. Sassou N'Guesso et Kolelas, même s'ils ont parfois été alliés, sont restés des adversaires irréductibles. Il a reconnu qu'il avait commis une erreur, il eut fallu traduire M. Sassou N'Guesso en justice.

Au terme de la Constitution congolaise le Président une fois élu n'appartient pas à un parti politique. Aussi dans son premier discours le 31 août 1992 a-t'il proposé la constitution d'un gouvernement d'Union nationale ce qui fut rejeté par M. Sassou N'Guesso. Après ce discours le PCT et l'Union panafricaine pour la démocratie sociale (UPADS) partis auxquels il appartenait de débattre, se sont entendus sur un certain nombre de points. M. Sassou N'Guesso avait exigé que la présidence de l'Assemblée nationale qui aux termes de la Constitution revenait au parti majoritaire UPADS soit attribuée au PCT. Malgré l'opposition de l'UPADS et pour consolider la démocratie, il est intervenu lui même pour que la présidence de l'Assemblée nationale revienne au PCT. Pendant ce temps M. Sassou N'Guesso tentait de s'entendre avec M. Kolelas. Alors que M. Lissouba avait obtenu l'accord de l'UPADS pour attribuer la présidence de l'Assemblée nationale au PCT, M. Sassou N'Guesso a annoncé la rupture des négociations UPADS-PCT ce qui démontrait sa volonté de déstabiliser le pays et de faire un coup d'état.

M. Roland Blum a observé que selon les adversaires du Président Lissouba 600 millions de dollars auraient disparu du budget du Congo pour financer des milices et acheter des armes (fin 1992, début 1993).

M. Pierre Brana a demandé si c'était à cette période que des mercenaires avaient été embauchés par le gouvernement congolais. Il a interrogé le Président Lissouba sur l'existence du centre d'Aubeville appartenant à Elf où les milices auraient été entraînées par des Israéliens.

Il s'est interrogé sur l'aide apportée par M. Sassou N'Guesso aux Angolais et a voulu connaître la nature des liens entre M. Lissouba et M. Savimbi. De fait, M. Lissouba reconnaît-il cette alliance ?

M. Pascal Lissouba a apporté les précisions suivantes.

Après deux ans de prison et quinze ans d'absence (professeur à Paris XII pendant 5 ans puis fonctionnaire de l'Unesco pendant 10 ans où il avait dirigé le bureau régional pour la science et la technologie) il était retourné au Congo pour assister à la Conférence nationale de 1990 à la demande du Président Omar Bongo devenu gendre de M. Sassou N'Guesso et avec lequel il a des liens familiaux. Comment aurait-il pu disposer de 600 millions de dollars dans un pays dont les dettes s'élevaient à 6 milliards de dollars ?

A son arrivée au pouvoir, les besoins de sécurité étaient immenses et il fallait structurer la police et l'armée dont la pyramide était renversée. Elle disposait de cadres sans troupes. La France avait apporté au Président Sassou N'Guesso une aide pour restructurer l'armée et la police mais ceux qui avaient été formés ont suivi M. Sassou N'Guesso quand lui-même est arrivé au pouvoir. En novembre 1992 comme la France refusait de l'aider à former une armée et une police, il s'est tourné vers les Israéliens car il craignait les violences et les désordres.

Le premier désordre se produisit quand le Premier ministre de son gouvernement s'étant présenté pour la première fois à l'Assemblée nationale, s'est heurté à une motion de censure en novembre 1992 alors qu'il n'avait pas eu le temps d'agir. Il a alors décidé de dissoudre l'Assemblée nationale pour procéder à des élections et éviter l'instabilité gouvernementale.

Mais M. Sassou N'Guesso a refusé la tenue de ces élections qui se sont déroulées malgré le désordre provoqué par les troupes de ce dernier alliées à celles de M. Kolelas. A ce moment là il n'avait pas les moyens de s'opposer à ces désordres et ne disposait pas d'une armée performante ; toute la troupe avait rejoint le Nord du pays. Les désordres ont commencé dès que M. Sassou N'Guesso a repris le pouvoir avec les mercenaires angolais, tchadiens qui pillaient, tuaient, violaient. Les partisans de M. Lissouba qui faisaient partie de l'armée régulière ont commencé leur résistance en déterrant les armes qu'ils avaient pour se battre contre M. Sassou N'Guesso. Si le sida, la drogue sont devenus endémiques au Congo, c'est à M. Sassou N'Guesso qu'on le doit.

S'agissant de ses relations avec l'Angola, tant que MM. Savimbi et Dos Santos se faisaient la guerre, il ne s'en est pas mêlé. Mais dès qu'ils ont commencé leurs pourparlers de paix, il a reçu M. Savimbi en 1995, pendant la conférence de la paix organisée dans le cadre de l'Unesco. M. Pascal Lissouba a évoqué une conversation avec M. Savimbi à qui il avait demandé les raisons de la persistance de la guerre civile en Angola. M. Savimbi lui a répondu qu'après la guerre de libération chacun avait des ambitions. Il aurait fallu laisser le peuple trancher. M. Savimbi disposait de mines de diamants et a acheté quantité d'armes de certaines qualités. M. Dos Santos disposait de pétrole et a acheté également des armes et a obtenu la même quantité et la même qualité d'armes que M. Savimbi. M. Lissouba a alors demandé à quel moment M. Savimbi avait su cela. Ce dernier lui a expliqué qu'il avait compris petit à petit qu'il ne terminerait jamais cette guerre car on aidait les Angolais à s'entre-tuer. A ce moment là M. Lissouba a pensé que les dirigeants angolais souhaitaient la paix car la situation de leur pays était catastrophique ; actuellement ce sont les milices angolaises qui pillent le Congo parce qu'elles n'ont rien chez elles. Les informations sur ses liens avec M. Savimbi ont été travesties, il n'a jamais passé de troupes en revue avec M. Savimbi. Celui-ci était certes présent lors de la conférence de la paix mais avec les personnalités non-officielles.

M. Pierre Brana s'est renseigné sur le rôle passé - quand il était en fonctions - et actuel de l'ancien ministre des finances du gouvernement de M. Lissouba.

M. Pascal Lissouba a avoué qu'il s'était trompé sur la qualité de son ancien ministre des finances et qu'il lui avait fait confiance parce qu'ils avaient été en prison ensemble. Il ne fut pas un ministre brillant, il appartient à ses collègues de le juger. L'ajustement structurel n'avançait pas, il devait recevoir ses collègues des Nations Unies et du FMI à sa place. Aujourd'hui ce ministre est milliardaire. Or, il y a plusieurs formes de tricherie sur la rente pétrolière : on peut s'entendre avec les pétroliers par des cheminements divers et multiples ; ils passent par la FIBA. Autour de cette banque, il y a d'autres filières pour faire passer les commissions dont les montants sont évalués en fonction d'un processus difficilement décryptable. Les commissions peuvent être légales mais la manière dont elles sont évaluées est complexe. Le ministre des finances peut placer l'argent de la rente pétrolière dans des banques spécialisées où il rapporte des intérêts sans les reverser à l'Etat. Normalement cela irait dans les caisses noires du Président. Comme selon la Constitution, le ministre des finances est la seule personne qui ouvre et clôt les comptes de l'Etat, il peut les gérer sans la signature du Président. Voilà comment ce ministre est devenu milliardaire.

M. Pierre Brana a évoqué l'existence de sondages défavorables à M. Pascal Lissouba qui était candidat lors des élections présidentielles ce qui l'aurait poussé à donner l'ordre d'assaillir la maison de M. Sassou N'Guesso.

M. Pascal Lissouba a expliqué que les sondages évoqués n'avaient pas été effectués dans de bonnes conditions ; les statistiques étaient fausses. Il ne voulait pas le pouvoir pour le pouvoir. Ces élections n'étaient pas son problème et ce sondage n'avait pas été commandé par lui. Il ne nie pas l'existence de ce document qui ne l'a pas influencé car les sondages en Afrique n'ont pas les mêmes bases et les mêmes valeurs : la base de références est toujours ethnique, contrairement à l'Europe où elle est plutôt nationale. Quand M. Sassou N'Guesso est revenu comme candidat au Congo, il a été accueilli par un ministre d'Etat en tant qu'ancien Président de la République.

Mais dès son arrivée, des troubles ont commencé dans sa propre région, semés par ses milices. Après un certain nombre d'exactions et surtout d'assassinats au sein de la population, des mesures ont été arrêtées. Le Conseil des ministres du 4 juin 1997 avait identifié et établi la responsabilité de deux collaborateurs de M. Sassou N'Guesso, comme étant les auteurs des tueries et des assassinats d'Owando (dix-huit morts) et d'Oyo (quatre morts et une douzaine de blessés graves).

Sur plainte des populations de cette région adressée au Président de la République, ce dernier a interpellé le Gouvernement et la Cour Suprême qui, elle, a jugé que s'agissant d'un flagrant délit et ce à la veille des élections présidentielles, cela méritait une sanction exemplaire, pour permettre le bon déroulement de ces élections : ce qui justifie la décision d'aller arrêter les deux criminels qui avaient trouvé refuge au domicile de M. Sassou N'Guesso. C'est sans doute ce qu'attendait ce dernier, puisque les militaires en mission commandée ont été reçus par des tirs nourris d'armes sophistiquées, faisant ainsi les premières victimes.

Audition du Président M. Pascal Lissouba

de M. Yves Marcel Ibala, ancien ministre de la sécurité

et M. Sylvestre M'Bou

le mercredi 28 avril 1999 à 14 heures à Londres

par Mme Marie-Hélène Aubert

Mme Marie-Hélène Aubert a souhaité mieux cerner l'implication des autorités politiques françaises, des responsables d'Elf voire des services secrets dans l'évolution des problèmes pétroliers au Congo. La stratégie des dirigeants d'Elf était-elle indépendante de celle de la France ? Est-ce la mise en place d'un contrat de partage de production qui a envenimé les rapports ? Comment les faits se sont-ils enchaînés ? Quelle était la nature des relations que M. Pascal Lissouba entretenait avec M. Bernard Kolelas ?

Elle a demandé s'il était exact comme cela a été évoqué par divers médias, qu'Elf ait financé des armements au profit de M. Denis Sassou N'Guesso et de M. Pascal Lissouba.

M. Pascal Lissouba a expliqué qu'à son arrivée au pouvoir, les caisses de l'Etat étaient vides et la dette qui s'élevait à 6 milliards de dollars était colossale. Cette situation est bien connue car le FMI et la Banque Mondiale en ont fait état. Il fallait gérer cette dette en mettant de l'ordre, or il devait faire face à cinq mois de retard dans le paiement des salaires de fonctionnaires dans un pays sans secteur privé. Il s'est tourné vers Occidental Petroleum pour obtenir un contrat d'achat de pétrole sur la base de redevance pétrolière sur une période donnée. Mais Elf a refusé de régler la redevance à Occidental Petroleum alors même qu'Elf lui avait refusé un crédit relais. Ce refus fut un choc pour lui car cela ne nuisait pas aux intérêts d'Elf de l'aider. Il s'est tourné vers Agip qui a accepté mais de nombreuses difficultés surgissaient (retard de livraison, etc.)

La Banque Mondiale et le FMI ont été contactés par son gouvernement et invariablement, ils répondaient que s'ils voulaient remettre les finances en ordre, il fallait réduire la dette des 6 milliards de dollars auxquels s'ajoutaient les 150 millions de dollars empruntés à Occidental Petroleum. Le dossier a été transmis au FMI et à la Banque Mondiale qui ont décidé du montant des remboursements non payés en espèces. Occidental Petroleum souhaitait du pétrole. En 1993, des contacts avec le ministre français de l'Industrie ont été pris par l'intermédiaire de membres de son gouvernement.

Deux logiques coexistaient. Elf souhaitait verrouiller ses accords et se retournait pour cela vers le gouvernement français. De son côté lui traitait avec le Ministère français de l'Industrie. A cette époque la question du montant de la redevance et du partage de production n'avait pas été évoquée. Auparavant, il avait tenté de rassurer les autorités françaises. Sa volonté de mettre en place un contrat de partage de production a probablement envenimé ses rapports avec Elf et la France mais il n'avait pas le choix.

Au moment de cette négociation, M. Kolelas était dans l'opposition. Ses rapports avec lui ne sont pas liés à la rente pétrolière. M. Sassou N'Guesso avait décidé de reprendre coûte que coûte le pouvoir pour se venger de la Conférence nationale souveraine de 1990, véritable Assemblée Constituante qui l'avait dépouillé de ses pouvoirs et humilié. Pendant la période de transition en 1990-1991, M. Sassou N'Guesso, encore président de la République, supportait difficilement que ses pouvoirs aient été limités et le lui avait fait savoir à l'époque. Or, M. Sassou N'Guesso aurait pu à cette époque être arrêté pour malversations ; il laissait un pays sinistré avec une dette de 6 milliards de dollars (la plus forte dette du monde par habitant) et aucune liberté publique.

Il a rappelé que pendant la période de transition, M. Sassou N'Guesso avait tenté de fomenter un coup d'Etat le 15 janvier 1992 contre le Premier ministre d'alors M. Milongo qui avait dû fuir. Battu aux élections présidentielles, M. Sassou N'Guesso a continué à provoquer des troubles. Dès le 31 août 1992, lors de sa prestation de serment, le nouveau Président a demandé la constitution d'un gouvernement d'union nationale, proposition rejetée par le Parti Congolais du Travail (PCT), présidé par M. Sassou N'Guesso.

Pour organiser la rentrée scolaire dans de bonnes conditions, il devait payer les arriérés des salaires des fonctionnaires. S'adressant à Elf pour une avance, il se heurta à un refus catégorique de la direction d'Elf. En décembre 1992, il se rendit en France pour essayer d'obtenir de l'aide afin de régler les problèmes de sécurité et se heurta à un refus des autorités françaises.

M. Yves Marcel Ibala a ajouté que le Président Lissouba avait écrit au gouvernement français pour expliquer les problèmes de sécurité du pays. L'armée était constituée de soldats venant du Nord et donc proche de M. Sassou N'Guesso. Son collègue sortant ne lui avait laissé que quinze pistolets pour garder le palais présidentiel. Or le 30 novembre 1992, MM. Kolelas et Sassou N'Guesso avaient organisé une marche "pacifique" pour prendre le palais avec des pancartes appelant à la démission du Président. Déjà le 30 novembre 1992 des désordres s'étaient produits à Brazzaville ; heureusement l'armée ne s'en était pas mêlée. La violence des Cobras de M. Sassou N'Guesso et des Ninjas de M. Kolelas a commencé à ce moment là et n'a pas cessé depuis. M. Lissouba ne disposait pas de forces de l'ordre suffisantes. A sa demande d'aide, la France avait répondu qu'elle n'avait pas de structure appropriée pour former ou aider des militaires à moins de créer une gendarmerie que la France pourrait former et qui ne serait qu'un outil utilisable sur ordre de la France. Le ministre de la sécurité lui-même et son adjoint étaient en stage à Satory fin février 1993 avec la promesse qu'à leur retour, un ensemble de cadres français viendrait effectuer sur place la formation militaire ; ils ne sont jamais venus.

M. Sassou N'Guesso avait pendant son régime créé une unité spéciale le Groupe d'Intervention de la Police Nationale (GIPN), unité spéciale de sécurité pour briser les grèves et brutaliser les gens. Cette unité, restée fidèle à M. Sassou N'Guesso, avait gardé l'armement et refusé d'intégrer les rangs de l'armée républicaine (forces régulières). Au moment de la passation de pouvoir en tant que ministre de la sécurité, il s'est abstenu de signer le procès verbal présenté par son prédécesseur car les armes de la Présidence de la République étaient restées entre les mains de cette unité qui les avait cachées dans des villages du Nord fidèles à M. Sassou N'Guesso.

M. Pascal Lissouba a précisé que lors d'une rencontre avec le Président François Mitterrand, celui-ci lui avait répondu que la France ne prodiguait plus ce type d'entente en matière de sécurité depuis La Baule. Selon lui, ce point est éclairant car il espérait que son armée serait formée et qu'il n'aurait pas à constituer de milice. A son arrivée au pouvoir, personne ne pouvait gérer l'armée, la hiérarchie militaire y était inversée et constituée d'officiers sans troupe. Par ailleurs il avait dans sa garde personnelle des Français qui l'avaient protégé pendant sa campagne électorale et les officiels français lui avaient demandé de mettre fin à leur contrat ce qu'il hésitait à faire avant la fin de l'année. Leur contrat expirant en février 1993, il ne le renouvela pas, espérant que son cas serait étudié.

Un renversement d'alliance s'est produit à l'Assemblée nationale en novembre 1992. M. Sassou N'Guesso a rejoint l'opposition, alors que certains des députés de son parti, le PCT, avaient été élus sur la base d'une alliance avec l'UPADS la formation politique de M. Lissouba, à laquelle il appartenait. C'est pourquoi il a dissous l'Assemblée nationale. Le 6 juin 1993, date du premier tour des élections législatives l'opposition se sentant vaincue, s'est mise à tirer dans les quartiers.

Mme Marie-Hélène Aubert a voulu savoir pourquoi la France avait refusé de l'aider à former des forces de sécurité.

M. Pascal Lissouba a fait observer qu'il était difficile de trouver une réponse simple. Le refus de sécuriser son peuple était inamical à son égard. C'est pourquoi il s'est tourné vers une compagnie pétrolière américaine pour obtenir une aide financière et vers les Israéliens pour former les forces de sécurité.

A la demande de M. Sassou N'Guesso qui s'inquiétait de la généralisation de la violence du Congo-Brazzaville, il avait contacté le Directeur Général de l'Unesco qui s'est rendu au Congo. A la suite de sa visite une structure permettant de gérer ce type de conflit en Afrique a vu le jour, l'Organisation des Nations Unies pour la prévention des conflits en Afrique centrale et il en est devenu le Président. Le 30 décembre 1994 à la Conférence de culture de paix à l'Unesco, il a été décidé que toutes les milices présentes devaient être intégrées à l'armée. Dès lors on ne devait plus entendre parler de milice. Ceux qui actuellement combattent M. Sassou N'Guesso faisaient donc partie de l'armée régulière comme les anciennes milices de MM. Sassou N'Guesso et Kolelas. Ils combattent un régime issu du coup d'Etat. Au moment du coup d'Etat de M. Sassou N'Guesso, l'armée régulière s'est retirée pour lutter par la désobéissance civile ou tout autre moyen comme la Constitution congolaise le prévoit. Ils se sont retirés aussi parce qu'en septembre 1997 un cessez-le-feu a été signé aux termes des accords de Libreville II. De la fin 1994 à mai 1997 le calme était revenu, les accords de partage de production avaient été signés avec Elf sur la base d'une redevance basée sur 33 % de la production. Les discussions avec le FMI et la Banque Mondiale pour restructurer les dettes et développer le pays avaient repris.

M. Yves Michel Ibala a précisé qu'en raison de la violence, les résultats des élections de juin 1993 ont été contestés alors que le scrutin était supervisé par les organisations internationales. Le Président Bongo a alors effectué une médiation entre MM. Lissouba, Kolelas et Sassou N'Guesso et a abouti au premier accord de Libreville qui ne contient aucune disposition sur la violence. A ce moment là à la demande du Président Lissouba, les Israéliens ont envoyé une compagnie privée pour former les militaires et briser la tradition de coup d'Etat de l'armée. La France a critiqué le recours aux Israéliens qui ont exécuté leur contrat jusqu'à la fin. Le Congo cherchait à passer avec eux un nouveau contrat pour former les militaires à l'agriculture et les intégrer au développement. L'Union européenne, le FMI et la Banque Mondiale ont critiqué ce contrat.

A l'expiration du contrat avec les Israéliens, la France a proposé de transformer les jeunes recrues formées par les Israéliens en gendarmes. Le gouvernement congolais a accepté. L'armée régulière était alors formée de soldats ayant servi du temps de M. Sassou N'Guesso et de ceux recrutés par le Président Lissouba.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est enquise du rôle d'Elf à partir de juillet 1997. Les armes de M. Sassou N'Guesso proviennent-elles d'Elf ? Si non, de qui selon lui ? Que répondre à ceux qui affirment qu'Elf a aidé les deux parties ?

Elle a demandé au Président Lissouba comment il analysait le comportement d'Elf et la stratégie de la France dans la guerre civile. L'objectif d'Elf était-il de soutenir celui qui était au pouvoir ou bien un choix délibéré dictait-il les décisions de la compagnie ? Quelle était la nature des relations du Président Lissouba avec l'Ambassade de France à Brazzaville ?

Par ailleurs, elle s'est étonnée du peu d'intérêt manifesté par les médias français et européens pour le Congo. N'est-ce pas lié à l'intervention d'autres armées ? Quel rôle jouent les armées angolaises et tchadiennes ?

M. Pascal Lissouba a apporté les précisions suivantes.

Elf est une grande puissance, un Etat dans l'Etat méritant un coup de chapeau, pour sa puissance financière. Mais dans cette structure, certaines personnalités ont une conception dévoyée de leur action. Le fait de permettre à M. Sassou N'Guesso d'acheter des armes en témoigne. Les milices de ces derniers pillent, violent et assassinent. Dire qu'Elf a aidé M. Sassou N'Guesso comme M. Lissouba, revient à mettre sur le même plan un dictateur arrivé au pouvoir par des coups d'Etat et un Président régulièrement élu, incarnant l'Etat congolais. En tant que Président de la République élu, il était le chef de l'armée congolaise qu'il avait formée, il exécutait le budget voté et avait le droit d'utiliser une fraction du produit de la rente du pétrole pour défendre son pays.

Elf avait choisi M. Sassou N'Guesso car la compagnie estimait qu'il défendrait mieux ses intérêts. On a prêté à M. Lissouba des intentions qu'il n'avait pas, car il n'a jamais tenté de nuire aux intérêts français dans la région. Ses partisans au Congo ont pris les armes pour se défendre et défendre leur pays contre les exactions (vols, viols, pillages, destructions, etc.) commises par les armées étrangères (tchadienne, angolaise) qui aident les milices de M. Sassou N'Guesso. Cette violence et cette humiliation accumulée ont poussé ses partisans à la révolte. Il ne faut pas inverser les rôles : les agressions ont été commises par les partisans de M. Sassou N'Guesso, qui est rentré dans son pays avec des armes sophistiquées, ce qui prouve qu'il disposait de certains moyens.

Ceux qui ont été sauvés sous sa présidence sont devenus partisans de M. Sassou N'Guesso. A cet égard, M. Pascal Lissouba a rappelé que, conscient de ce danger potentiel, il avait demandé au HCR de prendre en charge les Hutus rwandais, ce qu'il n'a pas fait. Pour cet accueil, il avait collaboré avec la France qui avait envoyé une compagnie française. Les Rwandais qui venaient se réfugier au Congo disaient qu'ils étaient de passage. Certains ont disparu dans la nature et ont été recrutés par les milices de M. Sassou N'Guesso au camp de la police en zone Nord, où ils étaient parqués. Ceci explique mieux le soulèvement qui a accompagné le coup d'Etat de M. Sassou N'Guesso.

Ses relations avec l'ambassade de France étaient sereines mais franches. L'ambassadeur de France, M. Raymond Cesaire ne cachait pas ses amitiés pour M. Sassou N'Guesso. Au début de la guerre civile, la France n'a maintenu son contingent qu'une journée de plus seulement à la demande de M. Lissouba. Selon lui, la France est aujourd'hui débordée ; M. Sassou N'Guesso continue son carnage et détient le pouvoir par la force malgré la réprobation de la communauté internationale et la résolution du Parlement européen.

Les médias sont très silencieux sur la situation au Congo Brazzaville, car les journalistes n'ont pas la possibilité de voyager au Congo et quand ils y parviennent, ils ne sont pas libres de leurs mouvements d'autant que la situation est dangereuse. En outre, M. Sassou N'Guesso est intervenu au Gabon pour que l'on suspende la couverture médiatique du Congo Brazzaville par la radio indépendante Africa numéro 1 dont le Gabon est actionnaire puisqu'elle a été créée à l'initiative du Président gabonais. L'argent du Congo Brazzaville permet à ce dernier de contrôler les médias. L'intérêt pour l'Afrique des médias européens est limité.

Les armées étrangères, et notamment angolaise commettent les pires exactions ; ces soldats font la guerre depuis trente ans et ne savent que piller et tuer. Ils exécutent ce que les Congolais refusent de faire. Les Tchadiens sont soutenus techniquement par les Libyens. Les génocidaires du Rwanda et l'ancienne division présidentielle de sécurité du Président Mobutu font de même et participent à la démolition du Congo. En 1997, la division présidentielle de sécurité du Président Mobutu avait été reçue au Congo à la demande de l'ambassadeur de France, M. Raymond Césaire. C'est ainsi que, sous la présidence de M. Lissouba, l'ancien premier ministre de Mobutu a été sauvé avec sa famille. Il a agi ainsi en tant que Président de l'Organisation de prévention des conflits en Afrique.

Auditions de

M. Tyler Giannini,

directeur de EarthRights International

M. Michel Diricq, membre "d'Info Birmanie"

le 11 mai 1999 à 12 heures 45

et le 12 mai à 15 heures 30

en présence de Mme Ester Saw Lone,

représentante de l'organisation des femmes karens

et de M. Sunthorn Sripanngern,

secrétaire général de la Ligue de l'Union Mon

M. Tyler Giannini a exposé qu'il était avocat et directeur de l'ONG EarthRights International. Depuis 1995 il a réuni témoignages et documentation sur les violations des droits de l'Homme en Birmanie. Au procès contre Unocal, il représente les villageois birmans. Depuis 1995, EarthRights international a interviewé les habitants de la région du gazoduc qui ont quitté leur village et leur foyer pour la Thaïlande. Le travail forcé, le déplacement de populations, la torture, le viol, les extorsions de fonds, les exécutions extra-judiciaires sont les principaux chefs d'accusation des violations des droits de l'Homme portés par les victimes contre les compagnies pétrolières opérant dans la région.

Il a fait état de deux témoignages. Le premier est celui d'une femme venant du village de Mi Chaung Long, l'un des treize villages identifiés comme faisant partie du périmètre du chantier. Elle avait vécu dans ce village toute sa vie. Dans les années 1991-1992 les militaires exigèrent que les villageois abandonnent leur village et ils n'avaient pas le choix. Certains ont fui vers la frontière thaïlando-birmane. D'autres ont accepté d'être relogés là où le gouvernement le souhaitait. Elle et sa famille ont choisi de se cacher dans la jungle près de son village. Après la signature du contrat, elle était encore cachée dans la forêt quand certaines unités militaires assurant la sécurité dans le secteur du gazoduc, la découvrirent. Elle berçait sont bébé en cuisinant sur un foyer à l'air libre. Les soldats lui ont interdit de rester, l'ont insultée, l'ont battue à coups de pied avec une telle violence qu'ils la laissèrent inconsciente et que le bébé qu'elle tenait tomba dans le feu et fut tué. L'unité qui a commis cette exaction était l'une de celles qui avait été envoyée sur le site du chantier et qui collaborait étroitement avec Total. Cette femme est l'un des plaignants dans le procès en cours à Los Angeles.

Le deuxième témoignage concerne un homme qui a eu à transporter du matériel pour les unités militaires opérant dans la zone du gazoduc. M. Tyler Giannini a lu des extraits de son témoignage effectué sous serment au cours du procès. "En 1994, certaines compagnies étrangères se sont installées, l'armée les a obligés à travailler notamment à construire des pistes d'atterrissage pour les hélicoptères et à faire du portage pour ses équipes de sécurité. Seuls les villageois qui pouvaient payer l'armée étaient dispensés du travail forcé. L'armée contactait la police qui contactait les chefs de villages qui obligeaient les villageois à travailler. Ces derniers effectuaient du portage au profit des unités militaires chargées de la sécurité des étrangers. Si un étranger mourait, les villageois devaient payer une forte somme. Ce porteur a rencontré des étrangers, il a pu leur parler et leur expliquer ce qu'il faisait (portage et préparation des pistes d'hélicoptères). Les étrangers ont demandé si les soldats en uniforme étaient toujours autour d'eux quand ils effectuaient ces tâches. Il le leur a confirmé. Le fait que des étrangers l'aient vu et salué alors qu'il était forcé de travailler sur le chantier du gazoduc par des soldats birmans en uniforme démontre que les compagnies étrangères savaient que des abus étaient commis en relation avec ce chantier."

Plus tard dans les mêmes conditions de témoignage, le Président d'Unocal a admis dans sa déposition que des porteurs avaient été utilisés en liaison avec ce projet et bien plus qu'ils étaient forcés au travail.

M. Tyler Giannini dispose d'un document fourni par Total remis à un diplomate américain lors d'une conférence en janvier 1996. Ce document contient un tableau qui démontre que des paiements ont été effectués auprès des villageois recrutés par l'armée pour la période du 2 décembre 1995 au 17 janvier 1996. Il contient des dates, des numéros de bataillons de l'armée, le nombre de villageois, le montant des sommes versées et précise que des rations alimentaires provenant de Total ont été fournies aux villageois travaillant avec les bataillons. Dans ce document, il apparaît qu'entre décembre 1995 et janvier 1996, Total a payé 463 villageois recrutés par l'armée et il était prévu que Total devait chaque semaine leur fournir, comme aux militaires, une ration alimentaire. Un témoignage de villageois corrobore le contenu du document. Le témoin a déclaré que le chef du village leur avait expliqué qu'ils devaient travailler pour des étrangers qui construisaient le gazoduc. Effectivement, il reconnaît avoir été rémunéré mais en fait cela ne l'intéressait pas et il n'avait pas d'autre choix que d'accepter ce travail. Ce témoin confirme que les travaux étaient toujours effectués sous la surveillance de l'armée ce qui a été vérifié par d'autres témoignages.

Cela démontre que l'armée birmane était impliquée dans le projet de gazoduc et qu'elle était présente lors des opérations de "nettoyage" préalables à la construction des infrastructures nécessaires au chantier (routes, héliports, etc.). Le fait que Total et Unocal aient payé ces villageois prouve qu'ils ont travaillé sur le gazoduc mais n'enlève rien au caractère forcé du travail effectué. Dans la définition légale du travail forcé, la rémunération n'entre pas en ligne de compte. C'est la façon dont le travail est effectué qui importe. Or, les villageois étaient forcés de travailler par les militaires. Certains bataillons, 273 et 282 sont appelés "bataillons de Total" par les gens sur place. Ces informations ont été transmises par des déserteurs qui confirment qu'ils ont reçu de l'argent de Total.

Sur le plan économique, le gazoduc est important pour le régime birman. Il lui rapportera entre 150 et 400 millions de dollars par an. Cette somme est considérable eu égard à la taille de l'économie birmane et si on prend en compte l'état de ses réserves financière. Le flou sur les chiffres s'explique car le contrat avec les autorités birmanes n'est pas public. On ne peut y avoir accès, et on n'a aucun moyen d'en connaître les clauses. En raison du caractère très fermé et secret du régime birman, il est impossible de savoir quel contrat les autorités birmanes ont signé et quel est le montant des taxes. Quoi qu'il en soit, les sommes en jeu sont considérables. Tout porte à croire que la Junte attend beaucoup de ces devises qui seront importantes pour la pérennité du régime.

Le gaz n'arrive pas encore en Thaïlande car la centrale électrique de Rachaburi n 'est pas encore terminée. Cela est en partie dû aux violations des droits de l'Homme et aux atteintes à l'environnement provoquées par le projet en Thaïlande et en Birmanie. Les autorités thaïlandaises ont tenté d'obtenir des crédits garantis par la Banque mondiale en septembre 1998 mais la Banque informée par EarthRight international et d'autres ONG des conditions d'exécution de ce projet a refusé de garantir le crédit.

M. Pierre Brana a demandé ce que savaient les compagnies pétrolières de la situation sur le terrain, si l'épisode des porteurs avait eu lieu lors de la phase de défrichage et si Total avait souhaité régulariser la situation de certains travailleurs a posteriori.

Il s'est enquis des tâches effectuées par les villageois. Ont-ils été cantonnés au portage préparatoire au chantier, ou ont-ils travaillé sur le chantier proprement dit ?

Il a souhaité savoir quand le chantier proprement dit a commencé, et à quelle date les compagnies pétrolières ont procédé à des sondages et ont commencé à avoir des équipes présentes sur place.

M. Tyler Giannini a apporté les précisions suivantes.

Le gisement de gaz a été découvert en 1982 par une compagnie japonaise et la Thaïlande s'y est rapidement intéressée. Les négociations s'intensifièrent au début des années quatre vingt dix et le contrat fut signé en juillet 1992. Unocal devint partenaire en 1993. A partir d'avril 1991, trois bataillons vinrent s'installer dans la zone du gazoduc où aucune base militaire n'était implantée. Leur nombre a augmenté et avec l'arrivée de chaque bataillon, les exactions (travail forcé, déplacement de population), etc. se sont accrues pour construire les campements militaires. L'exécution du projet débute en 1995. En fait autour de 1994 et 1995, une reconnaissance initiale a été effectuée. A ce propos, M. Tyler Giannini a cité Unocal "Nous avons demandé à deux experts de la forêt vierge d'inspecter diverses options pour le tracé lors d'un voyage en Birmanie en mai 1994. Au vu du rapport d'Unocal Myanmar aux actionnaires (juillet 1994) des événements se sont produits antérieurement. Puis il y eut davantage d'activité à l'approche de 1995".

Lors de sa déposition sous serment le Président d'Unocal a précisé qu'un consensus s'est dégagé sur le fait que les porteurs pouvaient être soit des conscrits, soit des villageois et que leur paiement en dépendait.

Evoquant le document transmis par Total qui démontrait le paiement de villageois embauchés par l'armée, il a précisé que sur le tableau figurait le nom du bataillon et le nombre de villageois dédommagés ce qui montrait que les compagnies pétrolières avaient utilisé l'armée pour recruter des villageois et pour les dédommager du travail forcé qu'ils avaient accompli.

Il était difficile de savoir si Total voulait ou non régulariser une situation mais selon l'Organisation internationale du travail, le paiement d'un salaire n'exclut pas le travail forcé. Le travail forcé se caractérisant par l'obligation pour une personne d'accepter de travailler. D'après nombre de témoignages, il apparaît que lorsque l'armée birmane recrutait des villageois pour travailler sur le projet, ceux-ci n'avaient aucun moyen de s'y soustraire et n'avaient pas le droit de refuser. La question de savoir si Total savait ou aurait dû savoir ne réduit pas sa responsabilité, d'autant que la compagnie ne pouvait ignorer que c'était l'armée qui les embauchait. On ne sait pas si le travail effectué était du portage ou concernait les infrastructures. Certaines victimes ont pu être employées à différentes tâches, notamment au débroussaillage,

Les premiers voyages de Total dans la zone du gazoduc ont eu lieu en 1994 et à partir de 1995-1996, des équipes de Total supervisaient les travaux d'infrastructure. Les villageois savaient qu'ils préparaient le terrain pour la construction d'un gazoduc.

M. Michel Diricq a ajouté que certains témoignages de victimes, apportés devant la Cour de justice de Californie dans le procès en cours contre Unocal, font état de travaux imposés en 1997, du fait des soldats birmans qui assuraient la sécurité du gazoduc.

M. Pierre Brana a fait observer que les villageois birmans étaient certainement tous soumis à la pression des militaires, mais il a estimé nécessaire d'établir s'il y a eu un lien direct entre le travail forcé et les compagnies pétrolières.

Il a souhaité mieux connaître les dates des témoignages pour vérifier si ce lien était direct ou indirect.

M. Tyler Giannini a fait état du témoignage d'un villageois expliquant que leur chef leur avait ordonné d'aller travailler sur la route du gazoduc, expliquant qu'ils seraient payés par les étrangers. Comme les militaires avaient donné cet ordre, les villageois ont été obligés de travailler et ont été payés en présence d'étrangers. Dès le départ des employés étrangers, les soldats birmans les ont fait venir un par un et rendre l'argent gagné. Ce témoignage est cohérent avec le document de Total précité qui démontre que Total a recruté des villageois birmans par l'intermédiaire de l'armée et que Total a payé en janvier 1996 des rations de nourriture pour des villageois travaillant dans des bataillons. Cela indique également que Total ne pouvait ignorer que le recrutement des villageois était effectué par les militaires.

L'ensemble de ces faits et de nombreux témoignages semblent indiquer que la compagnie savait qu'il y avait du travail forcé et que, le sachant, elle a laissé le recrutement se faire par l'armée. Un déserteur de l'armée a indiqué que certains bataillons (273 et 282) étaient appelés "bataillon Total", ce qui semble corroborer ces liens. D'autres déserteurs ont précisé que certains bataillons avaient reçu des paiements de Total.

M. Pierre Brana a voulu savoir si les déserteurs et les villageois ayant reçu de l'argent de Total étaient nommément désignés.

Il a souhaité des précisions sur les compagnies pétrolières mises en cause dans les procès en cours aux Etats-Unis et sur les principaux chefs d'accusation.

M. Tyler Giannini a apporté les précisions suivantes.

Il dispose des noms des villageois et des déserteurs, mais ne pouvait en faire état, pour des raisons de sécurité, car même si certains sont réfugiés en Thaïlande, ils ne sont pas à l'abri, notamment les déserteurs, de recherches effectuées par l'armée birmane. En outre, l'armée thaïlandaise renvoie en principe en Birmanie les déserteurs birmans.

Les compagnies Premier Oil, Nippon Oil et Petrol of Malaysia qui utilisaient les infrastructures liées au projet Yadana partageaient avec Total et Unocal les mêmes responsabilités car elles utilisaient les mêmes corridors de sécurité que l'armée birmane. Ces compagnies sont en relation directe avec l'armée birmane, qu'elles utilisent comme agent de sécurité.

Dans cette perspective en tant qu'employeurs, les compagnies pétrolières sont responsables de leurs agents de sécurité. En outre, un certain nombre de témoignages concordants montre que des étrangers ont été transportés par l'armée birmane. Il est établi que l'armée birmane a été l'agence de sécurité des compagnies pétrolières ; or, c'est une mauvaise agence de sécurité, impliquée dans des assassinats et de multiples violations des droits de l'Homme. Les principaux chefs d'accusation du procès sont les suivants : assassinats, exécutions extra-judiciaires, tortures, viols, déplacements de populations, rackets, travail forcé, et crimes contre l'humanité. Ces chefs d'accusation extrêmement larges correspondent aux définitions de la législation de différents Etats américains. La loi américaine permet aux étrangers victimes de violations de leurs droits caractérisées et reconnues par la communauté internationale d'ester en justice contre des entreprises ayant des liens suffisants avec l'Etat dans lequel la plainte est portée.

Mme Ester Saw Lone a remercié la mission d'information d'avoir accepté de l'entendre à propos de la situation de la population Karen vivant dans la zone du gazoduc. Elle a fui pour la région de Merguitavoy où elle a été enseignante pendant 17 ans avant de fuir en Thaïlande. En 1985 elle est devenue membre de l'organisation des femmes Karen qui tente de les aider à résoudre leurs problèmes quotidiens. En avril 1993, avec d'autres femmes, elle a créé un Centre de développement des femmes autochtones pour que celles-ci puissent s'entraider. Elle dût, pour des raisons liées à sa sécurité personnelle, émigrer en Australie en 1995 et obtint la nationalité de ce pays. En avril 1998 elle est revenue à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie pour travailler avec EarthRight International sur les droits des femmes et a interrogé beaucoup de réfugiés venant de la zone du gazoduc dont certains sont plaignants au procès.

Engagée dans l'enseignement et l'organisation des mouvements de femmes, elle a souhaité témoigner en tant qu'enseignante, mère et Karen, l'un des peuples de Birmanie qui aime la justice et la paix. Dans la région de Merguitavoy, elle a participé à la création d'une école d'une trentaine d'enfants, l'aggravation de la situation politique en Birmanie a poussé de plus en plus de familles à fuir vers cette région. L'école a fait face à cet afflux. De trente enfants au départ, près de 600 enfants y ont été scolarisés. La plupart des enfants avaient la même histoire personnelle extrêmement douloureuse. Leurs villages avaient été investis par l'armée birmane, leur père et leurs frères obligés de travailler comme porteurs ou tués par l'armée, parfois ils avaient vu leur mère ou leur s_ur maltraitée, voire violée par les forces birmanes. Leurs habitations avaient été confisquées et ils étaient obligés de partir à cause des ordres de déplacement du régime militaire. Ces enfants n'ont jamais connu la paix et la sérénité. Les soldats birmans n'ont jamais eu pitié d'eux alors qu'ils étaient innocents, ce qui crée dans leur existence des traces très profondes, dont on ne peut imaginer la portée. L'école a été détruite par une offensive de l'armée birmane en février 1997. Les enfants et les enseignants ont trouvé refuge au camp de Tam Hin. Elle leur a rendu visite en mai 1998, mais n'a pas pu retrouver les nombreux enfants qu'elle avait éduqués. Certains avaient été tués en 1997 lors de combats entre militaires birmans et l'Union nationale karen, d'autres étaient morts de maladies faute de médicaments pour les soigner. Les ONG ont fait de nombreuses recherches sur les violations des droits de l'Homme commises en Birmanie par la Junte et les ont décrites dans de nombreux livres et rapports dont le contenu bouleverse le lecteur, mais les témoignages qu'elle a entendus de la part de ceux qui avaient souffert sont encore plus poignants. Les Karen qui sont vulnérables simplement parce qu'ils sont Karen, ont besoin de l'aide internationale en raison de la politique menée par la Junte et des offensives militaires lancées pour les décimer. Elle a supplié le gouvernement français et le peuple français qui accordent un prix très élevé aux droits de l'Homme et qui ont beaucoup aidé les peuples de la Birmanie de continuer.

M. Sunthorn Sripanngern, né dans l'Etat Mon a évoqué la situation dans la zone du gazoduc. Les Mons, les Karens, les Tavoyans et les Thaïlandais sont contre ce projet qui ne leur a apporté que du sang et des larmes. Depuis le début du chantier, le gouvernement a chargé l'un des chefs de la région côtière d'assurer la sécurité de la région ce qui a entraîné de nombreuses violations des droits de l'Homme. Quatre bataillons sont engagés pour assurer la sécurité intérieure dans la zone et vingt bataillons pour contrer les forces karens et s'occuper de la sécurité intérieure. Depuis le début du chantier on a constaté des violations des droits de l'Homme, des déplacements forcés de population et du travail forcé de portage dans la zone du gazoduc.

Plus de treize villages occupés par des Mons et des Karens ont été déplacés ce qui a entraîné le déplacement de plus de 3.000 familles et de quatorze monastères. Les Mons, les Karens, les Tavoyans n'ont nullement bénéficié de ce projet contrairement aux affirmations de Total qui prétend les avoir aidés en bâtissant des écoles et des hôpitaux. Les habitants de cette région ont en réalité terriblement souffert ; ils n'étaient même pas autorisés à pêcher et à cultiver librement leurs terres. Des ONG françaises comme Médecins du Monde aident les Mons mais de son côté Total, société française, accroît leur souffrance. Les Mons ne sont même pas autorisés à enseigner leur propre langue, leur culture et leur littérature dans les écoles.

Mme Marie-Hélène Aubert a expliqué que la mission avait déjà auditionné des personnalités diverses s'intéressant au gazoduc de Yadana et qu'elle s'était rendue en Birmanie où elle avait pu s'entretenir avec Mme Aung San Suu Kyi qui avait réitéré son opposition à ce type d'investissement en Birmanie tant que le régime en place est ce qu'il est.

Elle a rappelé que la mission avait entendu plusieurs témoignages et pris connaissance de nombreux documents faisant état de travail forcé dans cette région du monde lié ou pas, c'est à déterminer, au chantier. Elle a demandé comment faire en sorte que les grandes multinationales que sont les compagnies pétrolières puissent réaliser des investissements dans des contextes mieux régulés en termes sociaux et environnementaux.

Elle a voulu savoir si la compagnie Premier Oil qui exploite le gisement de Yetagun avait avec l'armée birmane, les mêmes types de relations que Total et Unocal.

S'agissant de la sécurité, elle a souhaité savoir si un contrat liait Total et Unocal aux autorités birmanes et si ces contrats étaient secrets et censés le rester.

Elle s'est enquise de l'état et de la durée de la procédure contre Unocal et Total et de la possibilité d'avoir accès aux contrats et aux documents concernant les liens éventuels avec l'armée birmane. La mission avait demandé ce type de documents lors de son passage à Bangkok, elle ne les a pas reçus.

Elle a souhaité des précisions sur les fondements juridiques du procès. En quoi sur le plan purement juridique les compagnies pétrolières Unocal et Total peuvent-elles être poursuivies et être tenues pour responsables dans la mesure où c'est l'armée birmane qui est directement coupable des exactions commises ?

M. Tyler Giannini a répondu à ces questions.

En général les relations des compagnies opérant en Birmanie avec l'armée birmane sont semblables et les différences ne sont pas significatives. Premier Oil, Nippon Oil, Petrol of Malaysia collaborent avec le régime et ont avec lui des arrangements concernant leur sécurité.

Dans un document émanant de Total et datant de 1992, il est expressément stipulé que la MOGE (Myanmar Oil and Gas Enterprise) assistera les contractants en assurant leur sécurité. Il ne connaît pas le contrat de Premier Oil mais il doit ressembler à celui de Total.

En principe les contrats ne sont pas publics. On peut les obtenir auprès de Total. Il y a de nombreux documents concernant le procès contre Unocal. Les contrats y figurent, mais ils sont secrets. Les documents estampillés secrets ne peuvent être divulgués sauf si on en fait une demande argumentée auprès du Tribunal. Cette situation est rare aux Etats-Unis où en principe l'accès au document est aisé.

Deux actions ont été intentées à Los Angeles à partir de 1996 contre Total et Unocal. Seule l'action contre Unocal a été déclarée recevable. Le Tribunal s'est déclaré incompétent pour instruire le procès contre la Junte birmane, la MOGE et Total. Cette décision a fait l'objet d'un appel. Le procès est en phase d'instruction. Des milliers de documents, plaintes, dépositions écrites de témoins ont été transmis par toutes les parties. La procédure et les échanges d'informations sont restés secrets pour des raisons liées à la sécurité des plaignants. La phase d'enquête devrait se terminer fin 1999 et le procès pourrait avoir lieu au printemps 2000 mais ceci n'est pas certain.

Le procès est intenté sur la base de la loi américaine qui permet à des personnes n'ayant pas la nationalité américaine de porter plainte pour violation du droit commun des gens ou violation des règles internationales communément appliquées et reconnues (torture, exécution sommaire, viol, travail forcé, génocide). Ceci implique qu'un citoyen paraguayen torturé dans son pays puisse poursuivre son tortionnaire aux Etats-Unis. Pour la première fois une société commerciale est mise en cause devant les tribunaux américains sur le fondement de cette loi. En général des actions ont été intentées contre les gouvernements d'un Etat responsable de violations des droits de l'Homme. Le procès contre Unocal constitue un précédent intéressant car la loi américaine traite les sociétés comme des individus responsables. Leur responsabilité peut être établie sur deux fondements. Premièrement dans cette affaire les compagnies Total, Unocal et MOGE sont liées par des accords, elles sont donc partenaires. En droit américain chacun est tenu pour responsable des agissements de son partenaire. Deuxièmement, il est établi que le régime politique birman a agi comme l'agent ou l'intermédiaire des compagnies en assurant leur sécurité. En droit américain, on doit également répondre des intermédiaires que l'on a choisis. Les compagnies pétrolières avaient les moyens de savoir que l'armée birmane commettait régulièrement des exactions et des violations des droits de l'Homme. Aussi les compagnies pourraient-elles être tenues pour responsables des agissements coupables de leur agent.

M. Michel Diricq a précisé que les amis birmans avec lesquels "Info Birmanie" était en contact s'étonnaient que la mission pose encore la question de la responsabilité des compagnies pétrolières dans les atteintes aux droits de l'Homme commises dans la région du gazoduc ; c'est aussi l'attitude des membres français de l'Association. Il est impossible d'investir en Birmanie sans impliquer et recourir à l'armée, notamment dans les régions où vivent les minorités ethniques. Total n'aurait pas pu investir dans ce pays sans garantie de sécurité de l'armée, comme le montre l'interview de M. Hervé Madéo, ancien responsable de Total Myanmar, dans "Reuters financial report, Energy News" du 16 octobre 1992.

Mme Marie-Hélène Aubert a rappelé qu'elle ne posait la question de la responsabilité des compagnies pétrolières implantées en Birmanie qu'en termes juridiques, moins évidente que leur responsabilité au plan moral et éthique. Les fondements juridiques du procès contre Unocal et Total sont très importants car les Etats-Unis et la France n'ont pas la même tradition juridique.

Elle a demandé sur quelle période portaient les accusations contre les compagnies. A partir de quel moment peut-on considérer que les exactions commises étaient liées au chantier du gazoduc ? Quand le pré-chantier a-t-il commencé ? Comment la situation a-t-elle évolué dans le temps ?

Précisant qu'en Birmanie lors de sa rencontre avec la mission d'information, Total avait reconnu avoir eu connaissance de travail forcé et assuré y avoir mis bon ordre sur le chantier du gazoduc, elle a souhaité savoir qui assurait matériellement les paiements et si les compagnies pétrolières géraient elles-mêmes l'embauche. Le système consistant à payer l'armée pour l'emploi de villageois a-t-il perduré ?

Elle s'est enquise de l'existence de contrat de travail entre employés birmans et Total. Considérant que les chantiers pétroliers sont susceptibles d'attirer des villageois au chômage, elle s'est renseignée sur le système de recrutement de Total. La compagnie a-t-elle ouvert un bureau d'embauche ?

M. Tyler Giannini a apporté les précisions suivantes.

Le gisement de gaz a été découvert en 1982 par une compagnie japonaise et la Thaïlande s'y est rapidement intéressée. Les négociations s'intensifièrent au début des années quatre vingt dix et le contrat fut signé en juillet 1992. Unocal devint son partenaire en 1993. A partir d'avril 1991, trois bataillons viennent s'installer dans la zone du gazoduc où aucune base militaire n'était implantée. Leur nombre a cru et avec l'arrivée de chaque bataillon, les exactions (travail forcé, déplacement de population), etc. se sont multipliées pour construire les campements militaires. L'exécution du projet débute en 1995, la pression sur la région est très forte de 1995 à 1996 où les gros travaux d'infrastructures sont effectués. Le document de Total précité le démontre. Le camp de base de Total a été construit en octobre 1995 ainsi qu'une piste d'atterrissage pour les avions et douze pistes pour les hélicoptères. L'infrastructure du chantier a du être achevée en 1996 et l'inauguration du gazoduc a eu lieu en juillet 1998. Le travail forcé a commencé au début du chantier et continue encore. Les villageois effectuent du portage au profit des militaires qui assurent la sécurité des installations. Les abus continuent car le besoin de sécurité demeure. Le procès commence en 1996 et porte selon les cas sur des périodes différentes car les règles de prescriptions sont diverses et complexes. La question n'est pas encore réglée. Cependant la loi précitée sur laquelle est fondée l'action en justice ne contient pas de dispositions à ce sujet, il est donc possible de remonter loin dans le temps.

S'agissant des conditions d'embauche et de travail, il est évident que les compagnies pétrolières ont payé les employés birmans venant de Rangoon pour travailler sur le chantier. On ne nie pas que des salaires aient été versés à des travailleurs volontaires. Selon lui, il y a eu deux sortes de travailleurs : ceux qui embauchés à long terme, signaient un contrat et des journaliers dont un livre de paiement démontre l'existence. Parmi les journaliers, certains pouvaient être volontaires, d'autres forcés de travailler par l'armée même s'ils étaient payés.

Mme Marie-Hélène Aubert s'est renseignée sur la défense d'Unocal, et sur l'issue du procès en appel sur la recevabilité de l'action intentée aux Etats-Unis contre Total.

Elle s'est étonnée que M. Sunthorn Sripanngern ait fait état d'interdiction de pêcher dans la zone du gazoduc alors que lors de sa mission en Birmanie, elle avait visité un village de pêcheurs dans cette région.

Elle a demandé l'avis de ses interlocuteurs sur ce que devrait être désormais le comportement responsable d'une entreprise en Birmanie.

M. Tyler Giannini a estimé que Total ne s'était pas assuré du caractère volontaire ou non du travail effectué par les porteurs au profit de l'armée qui assurait la sécurité des installations du gazoduc. A ce stade, il ignore quelle sera la défense d'Unocal au procès de Los Angeles et le sort de l'appel concernant la recevabilité de l'action contre Total.

M. Sunthorn Sripanngern a expliqué que les pêcheurs dans la zone du gazoduc étaient obligés de payer l'armée birmane pour obtenir l'autorisation de pêcher.

Mme Ester Saw Lone a souligné qu'il ne fallait pas investir en ce moment en Birmanie. Le régime militaire n'a aucune légitimité. Une pause dans les investissements serait souhaitable.

M. Michel Diricq a indiqué que les contacts établis avec les représentants des démocrates birmans l'amenaient à penser que ceux-ci attendaient à présent deux choses : que la France ne ferme pas les yeux devant les meurtres commis au nom de la sécurité du gazoduc de Total ; mais également que la vente du gaz à la Thaïlande soit bloquée pour éviter que la Junte n'achète des armes et ne blanchisse l'argent de la drogue avec le produit de la vente. En outre, le gouvernement français a la possibilité d'exiger cela de Total par l'intermédiaire de son représentant au Conseil d'administration et conformément aux conventions liant Total à l'Etat. A cet égard, il a cité "Total 1998, Rapport annuel" remis aux actionnaires de lors de l'Assemblée générale de mai 1999 approuvant les comptes 1998. Pour des questions relatives au contrôle ou à des actes affectant la politique étrangère ou de défense du gouvernement, en cas de désaccord entre le représentant de l'Etat et le Conseil d'administration, après une deuxième délibération de celui-ci, la question sera soumise à l'arbitrage du Vice-Président du Conseil d'Etat, à la diligence du gouvernement".

Audition de M. Jean-Claude Milleron,

administrateur français à la Banque mondiale

et au Fonds Monétaire International

le vendredi 4 juin 1999 à 11 heures 45

M. Jean-Claude Milleron a exposé qu'il n'était pas un spécialiste de l'économie pétrolière et qu'il était en poste depuis seulement quinze mois.

Lorsqu'il était secrétaire général adjoint à l'ONU au département de l'information économique et sociale et de l'analyse des politiques, il s'était efforcé de promouvoir, avec des responsables de la Banque mondiale, une approche nouvelle des questions de développement. Il avait créé un groupe composé de M. Amartya Sen, prix Nobel d'économie 1998, M. Joseph Stiglitz, actuellement économiste en chef de la Banque mondiale, et d'autres personnalités éminentes pour réfléchir sur le thème : "quelles sont les conditions préalables pour les marchés fonctionnent dans les économies en développement". Les marchés ont des défaillances qui conduisent à des décisions peu acceptables au plan social et environnemental. Les politiques de développement doivent les pallier, ce qui a des effets sur le secteur énergétique. Le Président de la Banque mondiale M. James Wolfensohn, a proposé un cadre de référence général visant d'une part à conférer plus de pouvoir à ceux qui travaillent sur le terrain, et d'autre part, à promouvoir l'idée que la croissance du produit intérieur brut n'est pas la seule composante du développement ; les aspects sociaux, éducatifs, la qualité de la vie, doivent aussi être pris en compte.

Expliquant que le bureau de l'administrateur français à la Banque mondiale se composait de quatre fonctionnaires sans capacité d'expertise approfondie dans les domaines sectoriels, M. Jean-Claude Milleron a abordé trois points : les évolutions récentes du secteur de l'énergie, les objectifs de la Banque mondiale dans ce domaine et les différents instruments à la disposition de cette institution.

Secteur en évolution, l'énergie reste essentielle pour le développement, car c'est un secteur d'infrastructure dont l'ensemble de l'économie d'un pays dépend. L'absence de sécurité des approvisionnements est coûteuse. Dans la plupart des pays, l'Etat a joué le rôle important d'acteur et de planificateur dans ce domaine. Aujourd'hui, il se borne à déterminer un cadre législatif et réglementaire propre à en assurer le bon fonctionnement. Il convient donc de laisser le secteur privé déterminer la meilleure façon de produire.

L'environnement est devenu un aspect essentiel de la réflexion en matière énergétique. La plupart des projets de ce secteur ont des effets sur l'environnement. Si les pays industriels développés ont édicté des normes, dans les pays en développement, le manque de transparence et les difficultés de mise en _uvre et de respect des règles quand elles existent, demeurent. Les groupes pétroliers ne respectent pas toujours les normes en vigueur dans leur Etat d'origine quand ils opèrent ailleurs. Actuellement, dans les pays où elle intervient, la Banque mondiale juge insuffisante l'application de ces normes par les compagnies pétrolières. Dans ces pays, les équipements sont insuffisamment entretenus et mal gérés, ce qui génère des pertes de brut ou des fuites de gaz graves pour l'environnement au niveau global et local.

La Banque mondiale considère qu'il faut encourager les pays en développement à utiliser le gaz naturel dont la croissance atteint 6% par an, et promouvoir un véritable réseau de distribution. Les problèmes de transport des hydrocarbures restent majeurs ; beaucoup de ressources restent inexploitées par manque d'accès aux marchés internationaux. Cette question centrale au niveau international doit être traitée au niveau multilatéral. Les progrès seront lents dans ce domaine et les ONG devraient contribuer à la réflexion.

Dans les pays en développement, les fluctuations des prix du pétrole restent un problème lancinant tant pour les producteurs que pour les consommateurs. Quand les prix sont élevés, ils représentent une manne pour les producteurs, les incitant à la facilité, alors qu'ils devraient en profiter pour procéder à des réformes et des ajustements utiles. A contrario, pour les pays importateurs, les coûts de la hausse ont un impact direct sur leur économie et pèsent sur leur population.

Les objectifs de la Banque mondiale dans le domaine des hydrocarbures visent à éviter de se substituer aux acteurs tout en travaillant avec eux. Par rapport au secteur privé, elle doit être un catalyseur et définir un cadre favorable au développement (politique macro économique adaptée) et à l'investissement étranger. Il lui faut tempérer les risques non commerciaux (géopolitiques, environnementaux, sociaux) et poursuivre un dialogue avec les ONG sur ces sujets.

La Banque mondiale doit prêter assistance aux gouvernements pour qu'ils prennent en compte l'intérêt public en assurant la libre concurrence entre modes d'apport de l'énergie, une plus grande transparence et en luttant contre la corruption. L'absence de transparence est, selon M. Michel Camdessus, directeur général du FMI, l'un des facteurs explicatifs essentiels de la crise asiatique ; or elle reste un problème central dans la mise en _uvre de normes dans le secteur énergétique. En Afrique la corruption demeure extrêmement préoccupante.

La Banque mondiale s'efforce de mener des actions pour tempérer les risques sociaux et environnementaux. Elle contribue directement au financement de projets jugés sains économiquement quand les ressources du secteur privé font défaut. Il lui appartient de fournir des cautions couvrant les risques non commerciaux pour les projets ayant un impact de développement important. Elle assiste les pays pour établir un cadre légal et réglementaire propre à favoriser l'investissement dans le domaine de l'énergie et à renforcer l'efficacité du système. Elle aide à la restructuration du secteur de production publique par la création de filiales ou par la privatisation. Elle encourage les pays à explorer toutes les alternatives et rappelle que le gaz est un substitut intéressant au charbon et au pétrole. Elle s'efforce de promouvoir auprès des populations rurales et urbaines pauvres l'abandon des combustibles traditionnels (bois, résidus agricoles) au profit de produits plus propres et plus efficaces. Elle tente d'aider les gouvernements à procéder au nettoyage écologique des installations existantes de pétrole et de gaz en cas de défaillance de l'entretien et de la maintenance. Elle intervient dans la mise en place d'instrument de suivi de l'impact social et environnemental de projets ou d'installations pétrolières et gazières.

La Banque mondiale et les institutions multinationales peuvent faciliter les relations entre Etats et investisseurs privés par le jeu de garanties et de cautions car rien ne peut être effectué sans engagement parallèle des Etats. Elle dispose pour cela d'instruments regroupés en trois catégories, les prêts, les cautions et les autres types de services. Deux catégories de prêts coexistent : les prêts traditionnels au taux du marché et les prêts concessionnels à taux plus faibles destinés aux pays les plus pauvres. Les prêts s'adressent en général à des entités publiques qui nécessitent, si elles ne sont pas l'Etat, la garantie souveraine ; ces prêts visent à faciliter le développement de structures d'accompagnement du projet (voies d'accès, structures pour les personnes, éducation, santé etc. ). La Société financière internationale, institution du secteur privé du groupe de la Banque mondiale, accompagne les investissements dans le secteur privé.

De nouveaux instruments ont été développés. La banque effectue des prêts pour l'apprentissage, l'éducation et l'innovation (Learning and Innovation Loans) qui sont destinés à favoriser une capacité autonome institutionnelle d'innovation et de développement. Ils ont un rôle de catalyseur. Elle effectue des financements d'ajustement dans le temps pour encourager des concours financiers durables, ce qui est important dans le secteur de l'énergie. Les garanties du groupe de la Banque mondiale : Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), Agence internationale pour le développement (AID) ou l'Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) ont pour objet d'encourager l'investissement privé en garantissant des risques y compris géopolitiques à long terme (engagements contractuels de gouvernements envers les promoteurs privés, expropriations, risques de transferts...).

La Banque met à disposition d'autres services pour favoriser la restructuration des secteurs ou leur privatisation, la mise en place d'un cadre légal ou contractuel dans les investissements, l'émergence d'autres marchés et le respect de normes sociales et environnementales. Ces services disposent d'une forte connotation multilatérale. La Banque collabore avec le PNUD sur le programme ESMAP (Energy Sector Management Assistant Program) pour obtenir des dons pour résoudre les problèmes énergétiques des pays les plus pauvres. Les coûts ont évolué favorablement. Comme le bureau de l'administrateur français, la Banque souhaite travailler avec les ONG et, sur ce point, une évolution positive se fait sentir.

Abordant la question de la transparence, Mme Marie-Hélène Aubert a évoqué le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun en demandant des précisions sur la façon dont ce dossier était traité par l'administrateur français. Comment collabore-t-il avec le ministère des Affaires étrangères, la Présidence de la République qui s'intéresse vivement à ce dossier, le ministère de l'Economie et des Finances, les différentes instances de la Banque mondiale, les autres représentants dans cette institution et les ONG ? Comment sont élaborées les instructions qu'il reçoit ?

Constatant que la France voulait faire aboutir le projet d'oléoduc en dépit de nombreuses réticences, elle a voulu savoir comment s'articulaient les objectifs de la Banque mondiale (transparence, évaluation des risques) et les instructions données par l'exécutif français. Elle s'est enquise de la position actuelle de la France sur le projet d'oléoduc et de la date à laquelle le Conseil d'administration de la Banque mondiale examinerait le dossier.

M. Jean-Claude Milleron a répondu à ces questions.

Les pays membres expriment directement leur point de vue sur les dossiers par la voix de leur représentant au Conseil d'administration. Ces prises de partie formelles s'accompagnent cependant de nombreux modes d'expression ou de concertation plus informels. Les autorités françaises et notamment le Président de la République ont exprimé leur intérêt pour le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun dont le Conseil d'administration n'a pas encore été saisi. En général, sur un projet de cette nature, l'administrateur contribue à faire connaître l'avis de la France quand le Conseil d'administration l'examine. Actuellement compte tenu de l'importance de ce projet, il est étudié dans les différents services concernés à Paris qui en assureront l'instruction technique quand la Banque mondiale le présentera trois semaines avant la réunion de son Conseil d'administration. L'administrateur français ne dispose pas dans son équipe de spécialiste d'économie pétrolière ; il travaille en liaison avec les administrations parisiennes et les services compétents de la Banque mondiale qui reçoivent les ONG. L'administrateur joue un rôle d'intermédiaire voire de catalyseur ; il prend contact avec les services de la Banque pour comprendre comment ils opèrent, puis il assure la liaison avec son ministère de tutelle par l'intermédiaire de cette direction du Trésor. Les dossiers sont instruits conjointement par cette direction et le cabinet du ministre, les instructions qu'il reçoit émanent de la direction du Trésor et constituent la synthèse des analyses effectuées tant par la direction des matières premières et des hydrocarbures du secrétariat d'Etat à l'industrie que par les directions concernées du ministère des Affaires étrangères.

Dans le circuit décisionnel complexe de la Banque mondiale, le Conseil d'administration a un rôle central. Au sein de ce Conseil, des contacts informels se nouent sur des dossiers importants. Les ONG expriment leur point de vue et inspirent les interventions de certains représentants. Actuellement le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun est dans une phase préliminaire. Quand il sera examiné pour décision et engagement financier par le Conseil d'administration, un vote formel aura lieu si un consensus suffisant ne se dégage pas clairement ; la France ne représente qu'une petite partie des votes (5%).

S'agissant du projet lui-même, on s'accorde à le considérer comme important pour le Tchad car il représenterait 7% du PIB de ce pays. Ses aspects environnementaux ont été examinés de près et un nouveau round est en cours d'analyse ; puis une synthèse s'effectuera. La France réfléchit à une position sur le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun, elle ne cherchera pas à le bloquer si elle obtient des garanties suffisantes. La décision devrait être prise avant ou après l'été.

Concrètement, comme chaque administrateur, il recevra un dossier de la Banque mondiale trois semaines ou un mois avant le Conseil d'administration. Il le transmettra à Paris qui analysera les aspects techniques et environnementaux. Quant à lui, il indiquera à son ministère de tutelle les positions prises par les autres administrateurs. Des éléments de compromis peuvent être dégagés avec la recherche d'une solution qui soit la meilleure possible. Son rôle est d'indiquer les positions en présence, ce qui peut provoquer des contacts informels, entre membres du G7 ou de l'Union européenne. Le processus de décision de la Banque mondiale est assez complexe mais fonctionne mieux qu'aux Nations Unies car le Conseil d'administration ne comportant que vingt quatre membres, les échanges sont plus aisés.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si les garanties, sur le projet Tchad-Cameroun, en terme de gestion financière, de transparence et de risques environnementaux étaient suffisantes car les administrateurs d'autres pays ont exprimé des réserves.

S'exprimant à titre personnel et en tant qu'économiste, M. Jean-Claude Milleron a estimé que l'intérêt du projet en terme de développement était significatif et important pour le Tchad et intéressant pour le Cameroun. Il représente un saut de 5 à 10 % du produit intérieur brut, ce qui est considérable. En outre, pour la Banque, ce projet est intéressant car il aura un effet multiplicateur considérable. Sur les aspects environnementaux, les responsables de la Banque ont réexaminé certains aspects mais il n'est pas en mesure d'en juger lui-même à ce stade. Il est en outre utile que des contre-pouvoirs s'exercent sur ces points.

Evoquant la convention de l'OCDE sur la corruption d'agents publics, Mme Marie-Hélène Aubert s'est interrogée sur la capacité des Etats tchadien et camerounais de respecter les lois qu'ils ont adoptées dans le domaine pétrolier. Comment peut-on progresser sur la question de la gestion financière de la rente pétrolière et de la lutte contre la corruption ? Suffit-il de faire voter des dispositifs dont on n'est pas sûr qu'ils soient respectés ? Au Cameroun les représentants français étaient les premiers à déplorer la corruption et la difficulté d'y faire appliquer les lois et conventions ratifiées, faute de structures d'Etat et d'administrations compétentes. Quels sont les outils dont dispose la Banque mondiale pour faire respecter ces normes ? De quels recours et possibilités de sanctions dispose-t-elle ?

M. Jean-Claude Milleron a apporté les précisions suivantes.

Les organisations multinationales contribuent à l'élaboration de codes de bonne conduite dans le domaine fiscal et monétaire, mais ces éléments de cadrage risquent de rester à l'état de v_u pieu sans moyen de mise en _uvre. Au niveau international, on bute sur l'absence d'un pouvoir politique assurant cette application. Les institutions internationales disposent toutefois de leviers pour faire appliquer ces normes. Elles peuvent les intégrer dans les règles de conditionnalité de prêts ou de dons et sanctionner publiquement ceux qui ne les respectent pas en s'appuyant sur l'opinion publique mondiale.

La Banque mondiale peut, en croisant certaines données, s'apercevoir d'erreurs ou de manipulations, ce fut le cas récemment pour un Etat. Actuellement quand ce pays vient à l'examen au Conseil d'administration de la Banque, la vigilance de ce dernier est accrue. Si les organisations internationales ne disposent pas de "pouvoirs de police", elles peuvent effectuer des audits externes, mais il n'est pas toujours aisé de détecter les tricheries et de les prouver. La fraude est difficile à cerner quand elle ne concerne qu'une ou deux personnes. Les contrats d'études importants liés aux infrastructures entraînent parfois des actes de corruption.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si les procédures étaient les mêmes pour tous les projets, quels étaient les délais impartis aux administrateurs pour les étudier et si l'administrateur français disposait de moyens suffisants pour effectuer ce travail. Elle a souhaité savoir si, par rapport aux pays de l'Union européenne, la France investissait suffisamment dans les institutions internationales. Peut-elle faire plus ?

M. Jean-Claude Milleron a précisé que les projets de petite taille sont approuvés tacitement, dès lors qu'après un certain délai, l'examen par le Conseil d'administration de la Banque n'est pas demandé. En général les administrateurs reçoivent le dossier trois à quatre semaines avant la réunion du Conseil d'administration, ce délai est parfois insuffisant pour consulter la capitale, car l'administrateur et son équipe ne connaissent pas tous les détails techniques d'un dossier. L'administrateur français dispose d'une petite équipe multiculturelle (un ingénieur, un cadre venant de l'agence française de développement et un fonctionnaire détaché du ministère des Affaires étrangères) ; l'étoffer serait certes utile mais il reste hors de portée de couvrir, de manière autonome, des domaines aussi variés que la santé, l'éducation, l'environnement, les hydrocarbures, etc.

A la Banque mondiale, l'Union européenne n'est pas représentée en tant que telle, les structures de représentation au sein de la Banque comme au FMI sont complexes. Un même administrateur peut être le représentant de différents pays (certains appartenant à l'Union, d'autres non) parfois en conflit d'intérêt et doit s'exprimer en tenant compte des positions définies par chacun de ses mandants. Depuis deux mois un observateur de la Banque centrale européenne est invité au Conseil d'administration pour éviter les contradictions avec la politique monétaire de l'Union. En poids relatif les Etats-Unis représentent 17 % ou 18 % et la France 5 % des votes.

N°1859. - Rapport d'information de Mme Marie-Hélène AUBERT et MM. Pierre BRANA et Roland BLUM déposé en application de l'article 145 du Règlement par la commission des affaires étrangères sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental.

N°1859-02. - Rapport d'information de Mme Marie-Hélène AUBERT et MM. Pierre BRANA et Roland BLUM déposé en application de l'article 145 du Règlement par la commission des affaires étrangères sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental.

1 épouse et conseiller financier de M. Pacary, intermédiaire spécialisé dans le cofinancement des dettes des collectivités locales et le gage des ressources pétrolières