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N° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES OBSTACLES AU CONTRÔLE ET À LA RÉPRESSION DE LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE ET DU BLANCHIMENT DES CAPITAUX EN EUROPE 

Président
M.
Vincent PEILLON,

RAPPORTEUR
M.
Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

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TOME II
La lutte contre le blanchiment des capitaux en France :
un combat à poursuivre
Volume 2 - Auditions
Pour en faciliter la consultation en ligne, ce volume a été scindé en 6 parties (le sommaire des auditions est repris dans la première partie)

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission
Retour au sommaire des annexes
Suite des annexes

Troisième partie

- M. Jean-François THONY, responsable du programme des Nations unies pour la lutte contre le blanchiment, le 10 novembre 1999


273

- Mme Dominique de LA GARANDERIE, Bâtonnier de l'Ordre des avocats à la Cour d'appel de Paris, et MM. Etienne TARRIDE et Jean-Paul LEVY, Avocats, le 17 novembre 1999



289

- M. Jean-René FARTHOUAT, Vice-président du Conseil national des barreaux, le 17 novembre 1999


307

- M. Philippe AUDRAS, Président de la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM), le 1er décembre 1999


319

- M. René RICOL, membre du Comité exécutif de la Fédération internationale des professionnels comptables (IFAC), le 1er décembre 1999


327

- MM. Claude FATH, Président de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA), Philippe LABORDE, Directeur, et Gilles COSSIC, adjoint du Directeur, le 8 décembre 1999



341

- M. Michel PRADA, Président de la Commission des Opérations de Bourse (COB), le 8 décembre 1999


349

- MM. Dominique LEDOUBLE, Président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables, et Xavier AUBRY, Vice-président, le 18 janvier 2000


363

- MM. Michel LECLERCQ, Président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) et Jean-François LADURELLE, Président du groupe de travail « lutte contre le blanchiment », le 18 janvier 2000



373

Audition de M. Jean-François THONY,

responsable du programme des Nations unies
pour la lutte contre le blanchiment

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 10 novembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. Jean-François THONY : Je vous remercie de me donner la possibilité, qui nous est en effet rarement offerte, d'exprimer du point de vue des Nations unies, notre perception de la situation.

Je suis magistrat français et responsable, depuis 1997, du Programme mondial contre le blanchiment de l'argent constitué par un petit groupe d'experts qui travaillent sur cette question spécifique en étudiant ses aspects économiques, financiers ou juridiques. Ce programme est en plein essor et n'a pas encore atteint sa pleine maturité.

Avant d'exercer ces fonctions, j'ai été juge d'instruction, substitut et procureur de la République en France. En 1991, j'ai rejoint les Nations unies comme conseiller juridique au Programme mondial contre le blanchiment de l'argent avant d'en prendre la direction.

Je vous présenterai tout d'abord l'évolution du phénomène du blanchiment aux niveaux international, européen et français. J'analyserai plus en détail la situation de la France, pour vous indiquer si son cadre juridique et institutionnel me semble adapté. J'évoquerai enfin le problème des centres offshore ainsi que le rôle que devraient jouer les Nations unies dans la lutte contre la délinquance financière.

S'agissant de l'évolution du blanchiment d'argent au niveau international, quatre points me paraissent essentiels :

On note premièrement une évolution des méthodes de blanchiment, qui atteste de l'adaptation constante des organisations criminelles aux mesures mises en place par les États, que ce soit au niveau international ou national. Même si cela démontre une certaine efficacité puisque les organisations criminelles sont obligées de réagir, il leur reste malheureusement encore suffisamment de territoires pour pouvoir blanchir l'argent sale. Toutefois, la lutte contre le blanchiment d'argent n'a commencé, au niveau international, qu'il y a une dizaine d'années - soit une période relativement courte au regard de la construction du droit et de la connaissance du problème. De ce point de vue, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir.

Le recours aux transactions en liquide lors des transactions criminelles apparaît moins systématique. On se dirige de plus en plus vers le troc, c'est-à-dire une livraison de drogue contre une cargaison de vodka, ou une caisse d'armes contre une caisse de téléphones mobiles, revendus pour le compte de sociétés écrans.

On s'aperçoit également que les organisations criminelles procèdent, de moins en moins, à l'étape initiale du placement dans les pays dotés d'une législation anti-blanchiment. L'argent circule : il est « prélavé » dans des pays sans contrôle ou à fort taux de corruption, en Afrique par exemple, avant de revenir dans les pays de collecte et de subir d'autres étapes du blanchiment.

En second lieu, les analyses sur le phénomène du blanchiment lui-même évoluent. Des montants absolument considérables de milliers de milliards de dollars par an sont parfois évoqués. Or, bien qu'aucun élément ne permette même de donner des fourchettes d'estimation même grossières, le montant annuel du blanchiment de l'argent serait plutôt compris entre 100 et 300 milliards de dollars - comme il a été parfois dit.

De surcroît, Les stratégies de blanchiment des organisations criminelles ne sont pas aussi évoluées qu'on pourrait l'imaginer. En réalité, la sophistication des méthodes de blanchiment s'accroît avec le caractère structuré de l'organisation criminelle et la concentration du pouvoir économique entre ses mains. Finalement, seul le petit groupe des organisations criminelles les plus puissantes est en mesure d'utiliser des méthodes très sophistiquées de blanchiment.

Enfin, l'évolution la plus inquiétante, au niveau international - surtout en Europe -, concerne la criminalité organisée en provenance des pays de l'Est et de la Russie, à un moment où les organisations sud-américaines liées au trafic de drogue, sans être en perte de vitesse, sont sérieusement désorganisées.

Dans ce contexte, le point le plus préoccupant est qu'il y a plus de failles dans l'appareil de lutte internationale contre le blanchiment que de véritables écrans de protection. Les Nations unies estiment que seuls environ quarante pays dans le monde sur les 188 États membres sont actuellement équipés du point de vue juridique et institutionnel pour lutter efficacement contre le blanchiment.

Ce chiffre est en évolution rapide car les pays qui mettent en place des législations spécifiques sont de plus en plus nombreux mais leur proportion reste néanmoins encore trop faible.

Reste le problème des paradis financiers, dont on commence à prendre conscience, alors qu'il y a encore cinq ans, il n'y avait aucune véritable prise en compte de ce problème au niveau des stratégies internationales.

En Europe, la situation est dominée par le problème de l'argent sale en provenance des pays de l'Est, arrivé très vite après la chute du mur de Berlin, et qui passe par toutes les nuances de couleur, du noir au gris. Beaucoup de liquidités avaient été accumulées avant même la chute du mur, que ce soit par des organisations criminelles ou des particuliers ayant amassé l'argent de la corruption. En effet, en Union soviétique, il n'était pas nécessaire d'être à la tête d'une organisation criminelle pour accumuler de l'argent mal gagné : il suffisait de s'occuper de l'achat des pommes dans une centrale d'achat pour que, en changeant un centime sur une facture, vous soyez en mesure d'accumuler progressivement des capitaux - mais sans pouvoir les sortir du pays.

Les organisations criminelles, notamment celles venues du Caucase, ont attendu la chute du mur pour sortir ces richesses qui s'accumulaient. De ce fait, une invasion extrêmement rapide d'argent sale venue des pays de l'Est s'est mêlée à de l'évasion fiscale et à une évasion de capitaux légitimes de personnes souhaitant placer leur argent. Un cabinet de consultants estimait récemment que, depuis 1993, environ 140 milliards de dollars sont sortis de l'ex-Union soviétique, soit un chiffre supérieur au montant cumulé de l'aide internationale et des investissements directs étrangers en Russie. Il est finalement sorti plus d'argent de ce pays qu'il n'en est rentré.

Ce blanchiment de l'argent des pays de l'Est s'est effectué, au début, selon la technique traditionnelle des « nouveaux riches », sous forme d'investissements dans des équipements de luxe ou dans l'immobilier sur les Riviera française, espagnole et italienne. Progressivement, les techniques se sont sophistiquées et sont devenues beaucoup plus complexes : elles utilisent désormais des mécanismes passant par les centres offshore, notamment dans les îles du Pacifique, pour revenir ensuite vers les pays européens.

Cette situation est tempérée par le fait que, très rapidement, l'Europe a réagi par l'adoption d'une directive en 1991, c'est-à-dire peu de temps après la convention de 1988 qui a véritablement lancé la lutte contre le blanchiment au niveau international. Cette directive, rapidement reprise dans la plupart des pays européens - hormis quelques retardataires qui s'y sont finalement conformés -, a permis de « limiter les dégâts » en matière de blanchiment de l'argent en Europe.

On s'aperçoit en effet, que dès lors qu'un minimum de règles sont mises en place, elles ont aussitôt un effet dissuasif. A cet égard, je voudrais citer l'exemple de l'affaire Jurado. Cet individu, sorti de Harvard et possédant nombre de diplômes, était devenu le financier du cartel de Cali. A partir du Luxembourg où il s'était installé, il plaçait l'argent du cartel dans tous les pays d'Europe et envoyait régulièrement des memoranda manuscrits à Cali indiquant la marche à suivre. Leur saisie a permis de comprendre comment réagissent et s'adaptent les organisations criminelles.

Jurado conseillait ainsi à ses interlocuteurs de ne pas placer leur argent dans tel pays venant d'adopter une législation sur le blanchiment, et d'aller plutôt dans tel autre. Cela montre l'effet dissuasif que peut avoir une législation spécifique. Néanmoins, seuls quarante pays dans le monde en sont dotés et il y a donc encore une marge importante de progrès.

Le revers de la médaille de la mise en place, en Europe, de structures de lutte contre le blanchiment, c'est que le continent devient une merveilleuse machine à blanchir car le fait même que l'Europe se soit protégée contre le blanchiment implique que les capitaux venant d'un pays européen ont nécessairement le label d'argent « propre ». La stratégie des organisations criminelles consiste donc à essayer, petit à petit, de faire entrer de l'argent en Europe pour le faire ensuite ressortir parfaitement « nettoyé », du fait que l'on imagine mal que de l'argent sale puisse venir d'Europe. C'est un effet pervers de la mise en place des mesures de répression.

La dernière réflexion sur la situation en Europe est évidemment liée à la présence en son sein de paradis financiers, et au problème de l'harmonisation fiscale qui compliquent encore le débat.

Par ailleurs, il est vraisemblable que l'euro pourrait devenir un facteur de blanchiment par lui-même. On peut penser que l'euro deviendra vite une monnaie refuge pour les organisations criminelles, non pas tant en raison de ces fameuses grosses coupures en euros qui permettraient de « comprimer » l'argent sale, mais surtout par le fait que cette monnaie aura cours des Caraïbes jusqu'aux portes de la Pologne. Cela offre la possibilité de circuler sans contrôle, avec de l'argent sale, dans tous les pays d'Europe.

S'agissant de la France, je voudrais insister sur les investissements mafieux russes, certainement plus importants que les investissements mafieux des autres organisations criminelles - d'Amérique du sud, notamment. On n'est pas suffisamment soucieux des investissements liés au blanchiment qui continuent à se développer dans l'immobilier sur la Côte d'azur, devenue une vaste machine à laver de l'argent sale. Comme cet argent s'investit très souvent en liquide dans de l'immobilier de luxe, il ne passe pas nécessairement par les circuits financiers surveillés et échappe par conséquent aux mesures de lutte contre le blanchiment.

Il y a une indifférence totale vis-à-vis de ce problème. J'ai essayé vainement d'en discuter avec la profession immobilière. Lors d'une réunion de la Fédération Internationale des Professions Immobilières (FIABCI) qui avait lieu à Paris, j'ai indiqué la nécessité de prendre conscience des dangers existants. Le représentant russe m'a dit que de tels propos étaient risqués et que si je m'étais exprimé en Russie, mes jours auraient été en danger.

M. le Président : Parlez-vous de la profession française ?

M. Jean-François THONY : Je parle de la profession immobilière sur le plan international, mais c'est particulièrement vrai en France.

M. le Président : Dites-vous bien que c'est particulièrement vrai en France ?

M. Jean-François THONY : Oui, la profession immobilière française est un secteur présentant un risque particulier. Mais la législation vient d'être récemment modifiée en France et les agents immobiliers, fort heureusement, font désormais partie des professions concernées par les mesures de prévention. C'est un progrès qu'il convient de saluer.

Ces investissements mafieux russes se tournent désormais de plus en plus vers des investissements de type industriel, avec l'entrée dans la capital de grosses entreprises françaises. Même si l'appareil industriel n'est pas globalement en danger, il y a là une menace. Si on ne prend pas conscience des risques futurs, en termes de prise de contrôle de certains secteurs économiques, on risque de se retrouver un jour avec des entreprises ou des banques passées sous la coupe d'organisations criminelles.

Face à tous ces éléments, le cadre institutionnel français est-il adapté ? En ce qui concerne le cadre juridique, on peut décerner un satisfecit à la France, qui est intervenue très tôt et a été relativement innovante sur un certain nombre de points.

Quelques corrections resteraient encore à apporter comme le fait que l'incrimination du blanchiment ne vise pas l'auteur des faits principaux mais uniquement ceux qui ont apporté leur concours. Cela ne correspond plus, à l'heure actuelle, à l'évolution de la pensée sur ces infractions. Historiquement, on avait appliqué au blanchiment les concepts juridiques liés au recel, qui ont pour conséquence qu'on ne peut être concomitamment auteur et receleur d'une infraction. En fait, cela limite considérablement les possibilités de poursuite contre les personnes auteurs d'infractions et qui blanchissent leur propre argent. Cela fait partie de ces points qu'il serait nécessaire d'améliorer, de même que l'absence de sanctions pour le défaut de déclaration de soupçons ou des imperfections dans le domaine de la confiscation.

Le problème, en France, ne se situe pas au niveau juridique, mais plutôt institutionnel, notamment avec la structure TRACFIN, sans qu'il faille pour autant remettre en cause TRACFIN dans son principe même.

Au niveau des instances d'enquête, l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) manque cruellement de moyens.

En ce qui concerne la justice elle-même, on pourrait aussi faire beaucoup pour améliorer les conditions dans lesquelles elle fait son travail.

En matière de lutte contre le blanchiment en France, il y a donc un problème structurel majeur.

Quant au rôle que peuvent et doivent jouer les Nations unies, celui-ci est très important puisque le blanchiment de l'argent est par nature international et doit donc être pris en compte à ce niveau. Ce rôle peut se situer à différents niveaux : la négociation et la publication de documents et guides de référence pour aider les États, la mise en place harmonisée de mesures de prévention contre le blanchiment, la création d'un réseau international d'échange d'informations portant sur la surveillance de l'application des normes et sur l'évolution de la situation du blanchiment.

En fait, même si elles commencent à le faire, les Nations unies ne remplissent pas complètement ce rôle à l'heure actuelle. Deux raisons peuvent être avancées :

- la première, qui est aussi la principale, est que ce rôle est essentiellement rempli par le Groupe d'action financière internationale (GAFI), dont certains pays contestent actuellement la légitimité et les méthodes ;

- la seconde est que les circonstances et les moyens des Nations unies ne le permettent pas aujourd'hui.

Je résume quelques propositions qui seraient de nature à enrichir et développer la stratégie internationale de lutte contre le blanchiment :

- mesures pour mieux appréhender le phénomène de blanchiment, car nos connaissances demeurent très lacunaires ;

- mesures destinées à établir des règles internationales, qui soient mises en _uvre d'une manière harmonisée ;

- mesures pour aider les Etats à mettre en place ces règles et surveiller leur application ;

- mesures pour faciliter l'échange d'informations en temps réel au niveau international. De telles mesures sont urgentes : en effet, les transactions internationales suspectes se font désormais au rythme de l'électronique, alors que les échanges d'informations se comptent plutôt en mois.

En ce qui concerne la stratégie interne à la France, l'ancien magistrat que je suis estime qu'il faut continuer à innover sur le plan de la législation, corriger ses imperfections, revoir l'articulation des structures, développer le renseignement en matière financière et améliorer la coopération avec le secteur financier et bancaire, d'une part, et entre les administrations qui luttent contre le blanchiment, d'autre part.

En ce qui concerne l'établissement d'un cadre juridique international, il conviendrait d'y réfléchir sous forme soit d'une convention internationale sur le blanchiment, soit de dispositions substantielles au sein de la convention sur le crime organisé en cours de négociation à Vienne. Malheureusement, pour différentes raisons politiques, il semble qu'on se mette d'accord sur un plus petit dénominateur commun en ce qui concerne les dispositions sur le blanchiment - c'est-à-dire pratiquement rien sur ce thème, si ce n'est la reprise de ce qui s'est dit jusqu'alors. Il faudrait en fait développer des institutions internationales permettant un échange d'informations en temps réel, surveiller l'évolution de la situation et la mise en _uvre des dispositions et instaurer un ensemble de règles minimales pour lutter contre le blanchiment dans les paradis financiers.

M. le Président : Je vous remercie pour le caractère direct et franc de votre intervention, ce qui n'est pas toujours chose aisée lorsqu'on appartient à un organisme international.

Vous venez de déplorer la concurrence des initiatives internationales de l'OCDE et de l'Europe depuis une dizaine d'années.

Le GAFI, dans le cadre de l'OCDE, semble une référence incontournable pour tous les pays développés avec, d'une part, ses quarante recommandations et la nécessité pour les pays membres de s'y conformer et, d'autre part, la production de rapports et le système d'évaluation mutuelle.

Vous nous avez dit vous interroger sur la légitimité du GAFI et ses méthodes. Votre interrogation, que nous partageons en partie, est soulevée par nombre de praticiens. Pourriez-vous apporter quelques précisions et développer ces points ?

M. Jean-François THONY : Comme je l'ai indiqué, il existe au sein des Etats membres de l'ONU une certaine contestation de la légitimité et des méthodes du GAFI. S'agissant de la légitimité, je rappelle que le GAFI n'a aucun mandat de la communauté internationale. Ce groupe, mis en place par le G7, a volontairement limité le nombre de ses membres à un certain nombre de pays et refuse, à l'heure actuelle, de s'étendre à d'autres pays que ceux qui lui semblent, selon ses propres termes, « stratégiquement importants ».

Je ne remets pas en cause le travail exceptionnel accompli par le GAFI pour établir des normes ou réfléchir sur l'évolution des tendances du blanchiment, ainsi que le mécanisme de l'évaluation mutuelle. C'est une excellente façon sous la pression des pairs, de mettre en _uvre les mesures de lutte anti-blanchiment.

Toutefois, le problème est que ces normes ont été établies en fonction des impératifs propres aux pays du G7, c'est-à-dire principalement pour empêcher, à l'intérieur des pays du GAFI, le blanchiment de l'argent qui vient de l'extérieur. Il n'y a eu aucune prise en compte des problèmes qui peuvent se poser ailleurs, notamment aux pays à forte économie en liquide ou producteurs de drogue.

Cette légitimité est le problème central, à l'heure actuelle, des négociations de la convention sur le crime organisé. Les pays du GAFI souhaitent non seulement imposer l'adoption de ses recommandations par l'ensemble de la communauté internationale, sans qu'elle puisse en discuter le contenu, mais aussi faire du GAFI l'organisme qui surveillerait la mise en place de ladite convention internationale.

Nous en arrivons aux méthodes. Les pays non-GAFI n'ont pas la possibilité de discuter les recommandations, mais doivent les adopter. Si ces pays les adoptent, ils n'auront pas le droit de discuter les éventuelles modifications qui leur seraient apportées et celles-ci s'imposeraient à eux en tant que parties à la convention sur le crime organisé. C'est sur la base de ces points qu'un certain nombre de pays contestent vivement, au sein du Comité ad hoc sur la rédaction de la nouvelle convention, les dispositions sur le blanchiment.

M. le Président : Vous avez évoqué, tout en les contestant, les chiffres relatifs au blanchiment, qui avaient été donnés par des personnalités éminentes - y compris le directeur général du FMI.

Puis vous êtes revenu sur un constat plus global, en indiquant qu'on connaît très mal le phénomène du blanchiment. Ces propos sont un tant soit peu étonnants. En effet, nombreux sont ceux qui ont pour objectif essentiel de produire de l'analyse, de la réflexion et par conséquent de la connaissance, sur ce sujet. Nous sommes même impressionnés par la multiplication et la concurrence des structures. J'aimerais donc que vous précisiez ce que vous voulez dire.

Quels sont, dans le cadre de l'ONU, les missions et les objectifs que vous vous fixez, à court et moyen terme ? Quelles sont les stratégies que vous adoptez, selon que vos partenaires sont des pays en développement ou des pays déjà développés - puisque vous formulez à cet égard une critique du GAFI.

M. Jean-François THONY : Sur le problème de la connaissance, la première constatation est qu'à l'heure actuelle, on n'est pas en mesure d'avoir des chiffres même approximatifs sur l'économie criminelle et le montant du blanchiment. Ce sont des ordres de grandeur qui vont de un à dix. Vous observerez qu'il n'est pas nécessaire de savoir combien de vélos sont volés, chaque année, pour arrêter les voleurs de vélo... Certes ! Mais il est exact que, sur ce point, nous sommes dans le flou le plus total.

Que représente l'économie criminelle ? Comment circulent les flux criminels d'un pays à l'autre ? Quelle est la part de l'économie criminelle dans l'économie offshore ? Quelles sont les tendances régionales ? Ces données n'existent pas. On ressort, en les reprenant à son compte, des chiffres qui ont eux-mêmes été sortis d'un chapeau. Le directeur général du FMI a estimé que 2 à 5 % du produit mondial relevait de l'économie « sale ». On ne sait d'où viennent ces chiffres ni à quelle réalité ils correspondent - d'autant que le FMI n'a pas de structure de recherche en ce domaine...

Sur le plan de la connaissance, nous avons donc encore beaucoup à faire. C'est l'un des aspects du programme mondial contre le blanchiment. Nous avons établi notre stratégie autour de trois axes principaux :

- développer la connaissance, non pas pour faire de l'analyse pour elle-même, mais pour donner aux États qui veulent structurer la lutte contre le blanchiment au niveau national, les clefs leur permettant de comprendre le phénomène et d'adapter la lutte à leurs problèmes particuliers ;

- aider ces Etats, qui n'ont pas nécessairement les ressources nécessaires et l'expertise suffisante, à mettre en place ces outils - par exemple, sous forme de législation. Nous avons ainsi mis au point un modèle de loi, condensé de ce qui a semblé à un groupe d'experts être les dispositions les plus innovantes des législations de tous les pays du monde. Ce modèle reprend d'ailleurs beaucoup des dispositions françaises.

Nous travaillons avec les États sur la base de ce modèle de loi. Cela permet d'avoir des législations harmonisées ab initio d'un pays à l'autre, avec plus ou moins de réussite. Nous avons travaillé avec la Russie pour la mise au point d'une loi sur le blanchiment ; vous en connaissez le succès... Mais dans d'autres pays, cela a plutôt bien fonctionné. Cette aide concerne également la formation des agents ;

- nous avons voulu apporter une assistance concrète, différente des moyens d'assistance et de coopération technique traditionnels des nations unies. La forme la plus absurde en est ces séminaires de trois jours qui se tiennent de par le monde ; au bout de trois jours, on s'en va et le pays reste sans véritables moyens.

Partant du constat que les Etats ne sont pas outillés pour faire face à des investigations criminelles qui sont, par essence, complexes et internationales, nous mettons des agents expérimentés à disposition des États qui en font la demande. Ces agents restent aussi longtemps que nécessaire - six mois, voire un an - dans un pays et travaillent sur les enquêtes. Bien entendu, ces agents n'interviennent pas comme enquêteurs mais comme techniciens permettant d'établir des connexions avec d'autres services d'enquête dans d'autres pays. Ainsi, ils font part de leur expérience, de leurs contacts et de leurs réseaux. C'est une aide véritablement pratique.

Un agent doit ainsi partir en début d'année prochaine en Afrique du sud et plus tard à la Jamaïque et à la Barbade. Nous ne pouvons affecter plus de trois agents par an dans un pays pour des questions de ressources, mais nous essayons de créer ce réseau d'enquêteurs qui aidera les pays.

M. le Président : Lorsque nous avons reçu le secrétaire général du GAFI, nous avons été surpris d'apprendre qu'il n'y a que trois ou quatre permanents. De quels moyens dispose quant à lui le Programme des Nations unies ?

J'aimerais ensuite en venir aux paradis financiers et à leur présence en Europe. Notre Mission est en effet centrée sur l'Europe : pouvez-vous nous dire, par rapport à vos analyses, quels sont les véritables « trous noirs » sur le continent européen ?

M. Jean-François THONY : En ce qui concerne les moyens, nous ne sommes pas à plaindre. Nous sommes dotés d'un budget suffisant qui s'élève à 5 millions de dollars pour la période de 1997-2000, principalement alimenté par une contribution de l'Italie - la France contribuant également à hauteur d'environ 150 000 dollars par an.

Notre équipe, lorsqu'elle sera au complet, comprendra environ une dizaine de professionnels : des juristes, un groupe d'économistes chargé de la recherche, des banquiers et des enquêteurs financiers. C'est une structure solide. Le jour où nous aurons cette équipe au complet et opérationnelle, ce sera un bel outil au sein des Nations unies.

Je suis gêné pour parler des paradis fiscaux d'une manière spécifique sur le continent européen, puisque ce sont plutôt des problèmes politiques et fiscaux qui sont posés.

La France est entourée d'une véritable ceinture de paradis financiers. Cette ceinture a un effet de cordon sanitaire dans la mesure où les flux financiers criminels s'orientent plus facilement autour de la France que vers la France même : la France n'est pas un des pays les plus à risques, en matière de blanchiment. D'autres pays d'Europe, notamment la Grande-Bretagne, sont à plus exposés car Londres est une place offshore. La Grande-Bretagne, le Luxembourg, la Suisse et les îles de la Manche sont des pays de blanchiment.

Je voudrais aborder la question totalement liée de l'harmonisation fiscale au sein de l'Union européenne. Ces paradis financiers ont été créés ou se sont développés principalement pour accueillir l'argent de l'évasion fiscale, d'où qu'il vienne. Mais c'est ce cynisme et ce discours : « Nous ne cherchons pas savoir d'où vient l'argent. », qui a permis aux organisations criminelles de foncer dans la brèche et d'utiliser les mêmes méthodes que l'évasion fiscale pour blanchir l'argent.

Un paradis financier est un mélange des trois niveaux de protection suivants :

- un secret bancaire hermétique ;

- une réglementation offshore très laxiste, permettant pratiquement de faire toute opération tant qu'elle n'est pas à destination du pays lui-même ;

- une vente de la souveraineté des États, c'est-à-dire la mise à disposition, comme un service financier, de la protection offerte par la souveraineté. L'exemple le plus typique est celui des Seychelles, qui avaient mis au point une législation offrant presque l'immunité diplomatique à tous ceux qui investissaient dix millions de dollars dans le pays.

Les centres offshore se sont développés dans l'indifférence générale et ont été utilisés par la plupart des pays occidentaux, notamment par ceux-là même qui ont pris aujourd'hui l'étendard de la croisade anti-paradis fiscaux.

Dans un article que j'avais publié en 1993, j'avais dénoncé un immense trou dans la législation internationale en matière de paradis fiscaux - dans l'indifférence générale, d'ailleurs... Les paradis financiers sont très largement utilisés par la plupart des pays occidentaux, même les plus moralistes. Tous les pays du GAFI ont des banques qui ont elles-mêmes des filiales dans les paradis fiscaux. J'ai calculé, concernant les Iles Caïmans sur lesquelles j'ai des données plus spécifiques, qu'à l'heure actuelle, pas loin de six cents établissements financiers (dont environ 90 trusts et 510 banques) y sont installés : environ vingt-six banques locales, cinquante banques privées étrangères, le reste étant constitué de filiales de banques des pays occidentaux. Douze banques françaises, qui ont pignon sur rue en France, ont des filiales aux Iles Caïman. Je ne porte le blâme sur aucune de ces banques. Mais lorsque la législation française sur le blanchiment impose d'être très pointilleux sur l'origine des fonds, il est évident qu'on préfère passer par les filiales de ces banques dans ces pays-là pour faire les transactions.

L'ambassadeur de France au Panama, dans un rapport remarquable de 1989, indique que la filiale panaméenne d'une banque française connue était la plus rentable des filiales de cette banque.

Ce n'est pas une banque ou un pays qu'il faut dénoncer, mais le système offshore, dont non seulement les banques françaises ou d'autres pays, mais également les entreprises, font usage. Les transactions à destination des pays sous embargo ou les transactions douteuses des États passent toutes par les paradis fiscaux.

Paradoxalement, le problème est d'avoir réussi la mondialisation qui permet aux capitaux de circuler de façon totalement libre sur l'ensemble de la planète. Dans le même temps, on a conservé un système de taxes purement national : rien n'est plus national, hormis la justice, que la collecte de la taxe. On arrive ainsi à une distorsion où les capitaux circulent internationalement de façon totalement libre, quand la taxe reste, elle, purement nationale. C'est tout le c_ur du problème.

Le problème est moins celui de l'argent criminel dans les paradis fiscaux qui intéresse les politiques que celui de l'évasion fiscale. Je le dis plus en tant que citoyen français que représentant des Nations unies.

M. le Rapporteur : Notre perspective n'est plus le diagnostic, qui a été fait depuis longtemps. Le gouvernement français lui-même s'exprime régulièrement et imperturbablement sur cette question qu'il fait inscrire dans les agendas diplomatiques et les ordres du jour des enceintes internationales où nous sommes entendus et respectés. Le sommet de Tampere en est une illustration. Nous sommes là non pour dénoncer un système, mais pour le démanteler.

Pouvez-vous nous dire comment on participe aujourd'hui, par des décisions concrètes et précises, à ce démantèlement ? Quelles propositions feriez-vous pour amorcer un changement de logique ? Il est en effet difficile de transformer un tel système, si bien incrusté dans les mécanismes mondiaux et l'économie réelle. Le commerce international honnête, légal et nécessaire au développement de nos économies, s'est servi de ces circuits et s'en sert encore. On l'a vu dans l'affaire des paradis fiscaux utilisés par les grandes entreprises industrielles américaines. Quelles sont aujourd'hui les décisions concrètes que pourraient prendre des gouvernements nationaux ou des organisations supranationales telles que l'Union européenne ?

M. Jean-François THONY : Il faut être très pragmatique sur ce sujet. L'objectif de faire disparaître les paradis financiers n'est pas réaliste, en tout cas à court terme. On ne peut contester le droit à un Etat d'établir ses propres régimes fiscaux et juridiques internes.

En revanche, on essaie de tirer parti de la vague de la mondialisation. Heureusement, le montant des capitaux internationaux « propres » est largement plus important que celui de l'argent « sale ». Les paradis financiers veulent avoir accès à cet énorme marché financier qui s'est développé et où les avoirs circulent maintenant d'autant plus aisément que les transactions se font de manière électronique.

Pour y avoir accès, ces centres doivent donner l'image de lieux à la fois sûrs et stables avec une réputation crédible. A cet égard, les plus sérieux des centres offshore ne peuvent plus avoir cette étiquette d'argent sale collée à leur réputation.

Nous avons joué sur cet aspect, en faisant savoir aux centres offshore que s'ils voulaient développer cette image de centre « propre », ils devraient mettre en _uvre différents moyens.

Parmi les moyens que nous proposons, il y a d'abord la transparence dans les transactions financières - ou tout du moins la possibilité, par le biais de la voie judiciaire, d'avoir accès à l'identité des ayants droit économiques des sociétés et des trusts. On peut ainsi, d'une manière acceptée à l'heure actuelle par les paradis financiers, mettre fin au régime des sociétés écrans, qui n'ont en fait aucun but légitime et ne correspondent à aucun besoin économique sérieux.

Il conviendrait également de rendre efficace l'application des mesures de lutte contre le blanchiment aux filiales des banques étrangères dans les paradis financiers. A l'heure actuelle, selon la directive européenne, les institutions financières situées sur le territoire européen doivent appliquer à leurs filiales dans les paradis financiers les mêmes régimes de contrôle qu'à elles-mêmes. En fait, cela n'est pas fait et rien ne permet de le contrôler. C'est à ce niveau-là qu'il faudrait agir.

Par ailleurs, il conviendrait de pouvoir contrôler, de façon beaucoup plus systématique, les comptes correspondants dans les banques européennes en provenance des paradis financiers.

Enfin, il faudrait exiger de ces pays qu'ils répondent aux standards de coopération internationale, notamment sur l'entraide judiciaire.

Ces mesures simples, pratiques et sans aucun caractère d'extravagance, peuvent être acceptées par les paradis financiers eux-mêmes dans leur souci d'acquérir une certaine légitimité.

Le Programme des nations unies contre le blanchiment développe actuellement un programme spécifique baptisé « forum offshore » qui devrait permettre une discussion approfondie avec les places financières concernées.

M. le Président : Soyons précis sur le mélange de la question fiscale et de la lutte contre le blanchiment. Vous dites que, dans le fond, la volonté d'un certain nombre d'Etats de lutter contre une concurrence fiscale dommageable, pour des raisons d'intérêt national, vient polluer le débat sur la lutte contre l'argent sale. Est-ce bien cela ?

M. Jean-François THONY : On peut aboutir à régler conjointement le problème fiscal car, dès lors qu'on institue la transparence, on limite de fait l'évasion fiscale. Or s'attaquer de front aux paradis financiers à travers la question fiscale ne peut aboutir à rien.

J'étais la semaine dernière au Liban. Nous y rencontrons les plus grandes difficultés à parler du secret bancaire, même en convainquant les autorités des risques économiques qu'elles prennent en développant un discours qui laisse à penser qu'elles sont prêtent à accueillir tout l'argent du monde même criminel. Elles répondent que ces arguments sont ceux des pays occidentaux, qui ne viennent au Liban que pour défendre leurs propres intérêts - dont les intérêts fiscaux. J'ai beaucoup travaillé aussi avec les Iles Caïmans qui ont exactement le même axe de réflexion.

On peut faire avancer ces Etats, sous réserve de ne pas évoquer la question fiscale. Pour nous, le plus important reste la lutte contre les organisations criminelles et l'argent sale. En utilisant cette lutte contre le blanchiment de l'argent des organisations criminelles à d'autres fins, on n'aboutira à rien.

M. le Président : Vous avez fait une distinction entre les paradis fiscaux qui veulent être propres et ceux qui ne le veulent pas. Pour ces derniers, qui ne veulent se plier ni à vos règles ni à vos recommandations déontologiques, se pose la question des sanctions.

M. Jean-François THONY : Il est clair qu'un certain nombre de pays ne répondront pas à l'appel. D'ailleurs, ils ne le peuvent pas car ils n'ont pas une masse critique suffisante en termes d'économie et de marché financier pour pouvoir faire appel aux capitaux « propres ». Ceux-là se concentrent sur les capitaux d'origine criminelle.

Dès lors qu'un tri a pu être fait entre les Etats avec lesquels on pourrait arriver à quelque chose et les autres, on peut se concentrer plus utilement sur les mauvais de la classe et mettre en _uvre diverses sanctions. Elles peuvent aller de l'obligation, pour les institutions financières, de déclarer systématiquement les transactions en provenance ou en direction de ces pays, jusqu'à un embargo des transactions financières en provenance de ces Etats.

Le GAFI envisage d'ailleurs cette obligation de déclaration des transactions dans une de ses recommandations.

M. Jacky DARNE : Il est assez fréquent de mélanger indûment fiscalité et blanchiment dans les paradis fiscaux. A mon sens, il existe trois niveaux différents.

Il y a celui de l'optimisation fiscale, à ce stade le contrôleur du fisc ne pourra rien dire car un certain nombre de textes et d'opérations auront été respectés.

Le paradis fiscal joue alors de son avantage comparatif et attire des entreprises ou leurs filiales.

La législation fiscale peut permettre de le combattre, par exemple en imposant le bénéfice réalisé dans le paradis financier comme s'il l'avait été en France. Il n'est donc pas nécessaire de s'adresser au paradis fiscal qui pourrait arguer alors de sa souveraineté de modifier sa législation.

A un deuxième stade, l'entreprise va frauder fiscalement pour domicilier fictivement des opérations ou des bénéfices dans un lieu sous-imposé. Dans ce cas, les prix de transfert, facturés à un niveau puis refacturés à un autre pour localiser le bénéfice dans le lieu le moins imposé, seront utilisés. On passe alors à une fraude fiscale organisée pour payer moins d'impôts.

C'est aux entreprises françaises ou aux systèmes de contrôle de collaborer. En cas de refus, le contrôle des filiales et la validation des comptes doivent permettre de dire s'il y a non-respect des dispositions légales et de taxer ces opérations comme fraude fiscale. Le système d'impôts et de législation européenne devrait permettre, en grande partie, de réguler ce problème.

Le troisième niveau consiste à mettre les fonds dans des centres où, plus que l'aspect fiscal, il y a non-coopération judiciaire et le secret bancaire, même s'il ne peut y avoir d'argent sale sans fraude fiscale, puisque la prostitution, la drogue ou les commissions occultes pour des marchés d'armement sont toujours de la fraude qui prend un aspect fiscal.

Dans ce cas, si la filiale d'une banque française n'applique pas les procédures du GAFI, il faut s'interroger et dire que les filiales de nos banques détournent complètement ce sur quoi elles s'engagent.

Dès lors que 188 pays sont représentés aux Nations unies, estimez-vous qu'un certain nombre d'Etats trouveront un avantage comparatif à ne pas faire de coopération judiciaire ou à ne pas lever le secret bancaire ? Dans un débat aux Nations unies, quelle est l'attitude des pays non membres du GAFI ? Sont-ils peu désireux, comme au niveau de l'OMC en matière sociale, d'appliquer les normes qui pourraient mettre en péril leurs économies ? Un principe de réalité les amène-t-il à dire : « Ne nous obligez pas à des coopérations qui sont des législations de riches alors que nous sommes pauvres, et qui nous désavantagent ? Laissez-nous un temps de rattrapage. » ou bien : « Si vous ne permettez pas les commissions ou la corruption dans nos pays, vous mettez en danger notre économie. »

M. Jean-François THONY : C'est effectivement souvent le cas. Cette réflexion imparable m'a été faite un jour : « Faire le tri entre l'argent propre et l'argent sale est un luxe de pays riche. » C'est vrai dans une certaine mesure. Des pays, qui ont désespérément besoin d'investissements, ne veulent pas prendre le risque de limiter les investissements par des mesures de contrôle.

Le Liban est caractéristique de ce point de vue. Il a un énorme besoin d'investissements pour la reconstruction et une volonté de redevenir la Suisse du Moyen-Orient. D'autres pays sont dans le même cas, par exemple les pays baltes. Lors de visites en 1992-93, un président de banque centrale, devenu premier ministre par la suite, nous avait dit : « Pour nous, un dollar est un dollar. » Malgré nos avertissements, dans les deux années qui ont suivi le système bancaire s'est totalement effondré, en raison de l'infiltration de l'argent sale dans un certain nombre de banques et de l'effet domino que cela a provoqué.

Le FMI et la Banque mondiale ne nous aident pas beaucoup, dans la mesure où ils prônent une dérégulation. Des pays nous ont souvent dit vouloir mettre en place des mesures, mais que le FMI et la Banque mondiale leur interdisaient toute mesure qui limiterait la fluidité des échanges de capitaux.

Il n'est pas difficile de convaincre ces États des risques économiques qu'ils prennent en fermant les yeux sur l'argent sale. Nous disposons de suffisamment d'exemples, tels que celui de l'Albanie, pour réussir à le prouver. Le problème réside dans cet aspect « croisade morale », car c'est ainsi que cela est ressenti par ces pays. Il convient alors d'utiliser des arguments qui les convainquent de leurs propres intérêts - et non pas leur demander d'adopter les quarante recommandations du GAFI... Il faut leur démontrer la vulnérabilité du pays et la fragilité de leur économie, qu'ils sont une cible de choix pour la criminalité organisée dont ils doivent se protéger. Lorsqu'on tient ce discours, on arrive à obtenir des résultats, de la même façon que nous pouvons avancer avec certains paradis financiers.

M. le Président : S'agissant de TRACFIN et de l'organisation de la justice en France, ainsi que du manque de moyens de la structure policière, quelles propositions vous sembleraient opérationnelles, en regard du constat dressé tant par la Mission que par vous-même d'un fonctionnement insuffisamment performant ?

M. Jean-François THONY : Le problème structurel de TRACFIN vient de son appartenance de fait aux douanes. Je dis bien « de fait » car rien ne prévoit, dans la réglementation, qu'il en soit nécessairement ainsi. Cette « captation » par la direction des douanes pose un double problème, dont le premier se situe dans le cadre de la coopération avec les banques. En effet, les banques ont une certaine réticence à collaborer avec une administration qui lutte également contre l'évasion fiscale. Les banques ont la possibilité de ne dénoncer que les faits en rapport avec le crime organisé ou le blanchiment. Mais en dénonçant ces faits à une administration « fiscale », il est difficile de les convaincre que si ces faits s'avéraient n'être que de nature fiscale, d'évasion fiscale ou d'infraction douanière, ils seraient laissés de côté.

Un autre problème réside dans la coopération avec les autres agences, notamment la police. La traditionnelle rivalité entre la douane et la police, qui n'est pas spécifique à la France, empoisonne le débat.

Il faut se diriger vers une structure plus autonome, vis-à-vis notamment de l'administration des finances. A la base, ce fut une bonne idée de faire dépendre TRACFIN du ministère des finances, qui est l'interlocuteur naturel des banques. Aujourd'hui, le schéma le plus prôné, ne serait-ce qu'au niveau international et dans notre modèle de loi, est le schéma belge ou hollandais d'une structure indépendante, voire disposant d'un budget indépendant ponctionné sur les banques (Belgique). Ce système fonctionne bien.

Quant au second problème structurel de TRACFIN, il se situe au niveau de son mandat qui est beaucoup trop limité. On peut donner aux organismes de renseignements financiers des mandats très larges ou très limités. Ils peuvent être l'organe politique de coordination au niveau national comme en Espagne, des organes de renseignements comme en Angleterre ou encore des organes de mise en _uvre des politiques avec un pouvoir de réglementation comme aux Etats-Unis.

En France, TRACFIN se contente de faire de la centralisation et de la pré-enquête. C'est dommage car beaucoup plus de tâches sont à mener, notamment dans le domaine du renseignement financier. Nous devons faire plus de renseignement financier, seul moyen d'atteindre des résultats dans la lutte contre le blanchiment. Cet organisme devrait également former les banquiers, faire de la sensibilisation, de l'analyse et de la recherche. On pourrait lui donner beaucoup plus d'ambitions.

M. le Président : Etes-vous pour lui donner plus de pouvoir d'enquête et le judiciariser ?

M. Jean-François THONY : La tendance, au niveau international, est de bien séparer les deux fonctions : d'un côté, le renseignement financier, la collecte et l'analyse d'informations ; de l'autre, l'enquête et les poursuites.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous du fonctionnement des renseignements généraux qui opèrent en dehors de toute enquête judiciaire et peuvent renseigner toute autorité, avec l'autorisation du gouvernement pour lequel ils travaillent ? Considérez-vous que la réorientation qui avait été décidée il y a une dizaine d'années a porté ses fruits ?

M. Jean-François THONY : On ne peut lutter contre le crime organisé avec les moyens traditionnels, les menottes dans une main et le code de procédure pénale dans l'autre. Il faut des méthodes d'enquêtes différentes, pénétrer au c_ur des organisations criminelles et non se contenter d'attendre les livreurs de courrier. Quand je parle de renseignement, c'est aussi cela : des méthodes actives d'enquête, d'infiltration et de provocation. Les Américains font des choses extraordinaires, dangereuses parfois, qui consistent à monter de véritables banques qui vont recueillir l'argent sale afin de remonter jusqu'au c_ur des organisations criminelles.

M. le Président : S'il faut transformer TRACFIN en une véritable agence de renseignement économique, telle que vous venez de la décrire, ce ne sont pas les actuels fonctionnaires de TRACFIN qui peuvent le faire. Cela reviendrait plus aux agents de l'OCRGDF.

M. Jean-François THONY : TRACFIN ne pourrait pas, dans l'optique où je situe l'activité de renseignement en général - c'est-à-dire en y intégrant des méthodes de type policier -, faire ce type d'activités.

En revanche, TRACFIN pourrait effectuer un travail de renseignement, sous forme d'une collecte d'informations plus générales consistant à enregistrer les déclarations de soupçon, analyser les organisations criminelles et leurs méthodes de travail. Les Américains de FINCEN le font très bien avec le « data mining » qui permet, avec l'informatique, de détecter des tendances suspectes dans les flux financiers et de rapprocher ces éléments douteux identifiés avec d'autres anomalies issues des bases de données, par exemple téléphoniques.

M. le Président : Sur la question des moyens de l'autorité ?

M. Jean-François THONY : En tant que citoyen français, j'estime que la justice travaille avec des moyens du XIXème siècle.

L'une des mesures que l'on pourrait envisager serait, comme dans le domaine du terrorisme, une compétence nationale en matière de poursuites pour véritablement avoir des pôles d'experts. Les pôles économiques et financiers sont un progrès énorme s'ils se traduisent dans les faits. Avec ces moyens, nous pourrons beaucoup faire avancer les choses.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de Mme Dominique de LA GARANDERIE,
Bâtonnier de l'Ordre des avocats
à la Cour d'appel de Paris,

accompagnée de MM. Etienne TARRIDE et Jean-Paul LÉVY,
Avocats

(procès-verbal de la séance du 17 novembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

Mme Dominique de la GARANDERIE : Les avocats ont été directement interpellés, avec une certaine médiatisation, sur leur rôle éventuel dans le cadre d'opérations de blanchiment d'argent. Il me faut dire ici, qu'indépendamment de l'indignation que peut ressentir une profession qui se sent mise en cause dans ces conditions, celle-ci a évidemment été d'ores et déjà amenée à réfléchir à la situation des avocats par rapport à ce fléau qu'est le blanchiment d'argent et aux risques auxquels nos démocraties se trouvent ainsi exposées.

Il est certain que le rôle essentiel que joue l'avocat dans la société, lui impose de participer par ses réflexions et propositions à la lutte contre le blanchiment.

En revanche des limites existent, directement liées à cette obligation fondamentale qu'est le secret professionnel. Il nous appartient d'expliquer que ce secret professionnel, consubstantiel à notre activité est nécessaire pour recevoir les confidences de ceux qui ont besoin de connaître et de comprendre le droit. L'expression populaire « Nul n'est censé ignorer la loi » suppose qu'elle est connue de chacun et, pour la connaître, il faut pouvoir prendre des conseils et avoir la certitude que ce qui est dit n'est pas répété.

La préservation du secret professionnel fait partie de nos préoccupations majeures et inspire donc les propositions que nous pouvons faire.

Nous ne pouvons qu'être hostiles au projet de modification de la directive européenne de 1991 étendant à notre profession une obligation de dénonciation en cas de soupçon, c'est-à-dire un système à deux degrés : d'une part, la notion de dénonciation - et nous préférons même dire qu'il s'agit de délation, parce que le poids des mots est important ; d'autre part, le soupçon - mais comment peut-on définir le soupçon dans le cadre d'une relation entre l'avocat et son client ?

Ces deux degrés nous préoccupent, en ce qu'ils portent chacun atteinte à un principe fondamental qui est, pour nous, directement lié aux équilibres de la démocratie. Il y a lieu de réfléchir à une échelle de valeurs : certes, il faut se mobiliser contre le blanchiment d'argent ; mais il importe encore plus de préserver la solidité des relations de nos concitoyens avec leurs avocats. Nous considérons que les personnes qui viennent confier leur secret ne doivent pas perdre cette confiance dans leur conseil, sous prétexte qu'elles ont pour interlocuteurs désormais un professionnel chargé de soupçonner.

Quelles propositions peut-on alors faire et comment les avocats peuvent-ils, concrètement, participer à la lutte contre le blanchiment d'argent de façon assez efficace ? J'observe que ce ne sont pas des avocats français ou européens dont parle en général la grande presse internationale, à propos du blanchiment d'argent. Pourquoi ? Parce que notre activité rencontre des limites strictes en France et dans d'autres pays de l'Union, qui interdisent notamment le maniement de fonds autrement que dans des conditions très particulières et très encadrées.

Je veux rappeler que nous ne sommes pas des agents d'affaires et que nous avons même l'interdiction de l'être en application de la loi et de notre règlement intérieur.

Il faut garder à l'esprit les fonctions des avocats en France et se souvenir des limites posées à leurs activités. Le rôle de l'avocat, c'est d'abord de donner des conseils et de défendre. Cela signifie que son activité est protégée par un secret professionnel. Ce secret est indivisible, et il n'y a pas lieu de distinguer entre secret professionnel dans le cadre d'un conseil ou dans le cadre de la défense : la loi le dit (art. 66-5), la chambre commerciale de la Cour de cassation le dit, la Cour européenne des droits de l'homme le confirme. On peut même dire que, dans le cadre de son contrôle des décisions de la Commission des opérations de bourse ou du Conseil de la concurrence, la Cour d'appel de Paris a confirmé que le secret est indivisible et couvre donc bien les actes de conseil comme les actes de défense.

Par conséquent, nous avons une jurisprudence homogène qui ne connaît qu'une exception celle de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui considère qu'il n'y aurait que l'acte de défense à être couvert par le secret. On peut même dire que sa position est encore beaucoup plus restrictive car, à l'occasion du contrôle des perquisitions, seule l'action de défense d'un avocat dans un dossier précis, où son client est mis en examen, est couverte par le secret.

Pour autant, je ne pense pas que cette exception puisse déséquilibrer l'ensemble du système fondé sur le texte de la loi et un faisceau de jurisprudences concordantes y compris celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Tout laisse à penser que la chambre criminelle sera, elle aussi, contrôlée un jour sur ce point par la Cour européenne des droits de l'homme. Par conséquent, par référence à ce secret indivisible, le projet de modification de la directive de 1991, qui s'appuie sur la distinction entre la défense et le conseil, ne peut pas être soutenu.

Ces deux remarques préliminaires, l'une sur le secret et l'autre sur son indivisibilité, doivent nous permettre de savoir exactement de quoi nous parlons.

Les avocats peuvent-ils être conduits à opérer des maniements de fonds ? Oui, dans une certaine mesure : ils peuvent intervenir pour recevoir des fonds d'un client qu'ils transmettent à un autre client. Le système français oblige néanmoins les avocats à faire transiter toutes leurs opérations financières par un compte de règlement pécuniaire d'avocat (CARPA).

Ces comptes font l'objet d'un contrôle à un double niveau. Le maniement de fonds est d'abord contrôlé par le bâtonnier, ce qui impose d'ailleurs la mise en place d'un système informatique lourd.

Ce contrôle est doublé d'une surveillance des CARPA au niveau de l'UNCA (Union nationale des CARPA). L'UNCA a été elle-même assez récemment dotée d'une commission de contrôle, c'est-à-dire qu'un corps d'inspection qui contrôle les CARPA et donne des informations sur leur fonctionnement.

Ainsi, grâce aux CARPA, se met en place une traçabilité des mouvements financiers d'autant plus complète qu'il y a une interdiction de déposer des espèces. Nous pouvons détecter - et nous l'avons déjà fait - des mouvements anormaux.

Dans le cadre de la révision de la directive européenne de 1991, nous avons proposé à la Commission européenne de venir voir la CARPA de Paris, qui est la plus importante. Nos interlocuteurs ont non seulement été intéressés, mais même absolument impressionnés par cet outil exceptionnel. C'est là une des propositions majeures que nous pouvons faire pour participer à la lutte contre le blanchiment d'argent : généraliser le système des CARPA au sein de l'Union européenne.

Nous avons déjà des discussions avec nos confrères européens et nous leur avons expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une exception française, mais probablement au contraire d'un « modèle » français. Les discussions avancent très vite avec certains, plus lentement avec d'autres parce que nos confrères de certains pays de l'Union européenne tirent avantage de maniements de fonds qui sont libres. Il y a là un risque de perte d'intérêt pour eux ou pour leurs clients, alors que le dépôt CARPA profite à la collectivité, notamment à travers la formation professionnelle et l'accès au droit. L'approche française est donc infiniment plus solidaire qu'elle ne l'est ailleurs.

Pour toutes ces raisons, nous considérons que c'est une proposition qui mérite d'être étudiée, y compris au niveau européen. Nous pensons même qu'il serait utile d'avoir une commission de réflexion sur une amélioration éventuelle du contrôle, de façon à proposer à nos confrères européens un système totalement transparent - notamment quant à la traçabilité des fonds.

Se pose néanmoins la question de l'avocat qui, de bonne foi et sans détecter les turpitudes de son client, participerait à un acte pouvant parachever un processus de blanchiment.

Nous pourrions probablement, là aussi, participer assez activement à la lutte contre le blanchiment par la mise en place d'une véritable formation-information des avocats, car les confrères imprudents ou mal informés peuvent courir plus de risques que d'autres. Il y aurait probablement là une action efficace à mener pour faire prendre conscience à tous nos confrères de la nécessité de connaître l'origine des fonds, d'identifier le client et de mettre en lumière la cause du contrat.

Ce sont des réflexes à créer et il faut une formation d'excellence dispensée tant à l'école de formation des avocats, que dans le cadre de la formation continue, en concertation avec des organismes spécialisés comme TRACFIN et le GAFI. Ces organismes ont des informations très complètes qui pourraient permettre, si elles nous parvenaient, d'avoir une formation solide et de créer des dispositifs d'alerte permettant aux professionnels de détecter un risque.

Toutefois, si l'avocat est complice de son client et qu'il a volontairement mis en place une opération de blanchiment, il sera poursuivi et condamné, tant par la société que par l'Ordre des avocats : c'est une évidence. En cas d'urgence, l'article 23 de notre règlement intérieur permet de prendre des mesures immédiates d'interdiction d'exercer la profession à l'encontre d'un avocat qui, à l'évidence, s'écarte de ses obligations déontologiques. Il nous est d'ailleurs déjà arrivé d'appliquer l'article 23 alors que celui qui était poursuivi pour le blanchiment a été relaxé ultérieurement.

Si l'opération passe par un compte CARPA, nous avons maintenant des moyens de détection. Autrement, nous n'avons pas plus de moyens que les policiers ou le procureur.

En revanche, faut-il sanctionner la faute d'imprudence ? Je faisais tout à l'heure allusion à cet avocat qui méritait d'être informé et formé. Va-t-on créer pour lui une obligation de prudence, qui peut entraîner une sanction en cas de manquement ? Je crois ne pas m'avancer en disant qu'il n'y a aucun doute pour la profession : si l'imprudence doit aboutir à un blanchiment et que cette imprudence est inadmissible et intolérable, il y a là une faute qui sera sanctionnée. Je considère que c'est, là aussi, une action positive de lutte contre le blanchiment d'argent.

Si nous refusons absolument que l'avocat participe d'une façon quelconque, de près ou de loin, à une opération de blanchiment, faut-il pour autant que celui-ci, dans sa relation avec son client, puisse le soupçonner et transmettre un éventuel soupçon à son égard ? On passe cette fois-ci à une démarche qui est purement intellectuelle. Je ne vous renverrai pas aux définitions du dictionnaire sur le soupçon, mais on y parle de « conjectures » : on est donc très loin d'un élément objectif ou même seulement d'un début d'élément quelconque.

Et c'est bien là qu'est le danger. C'est prendre un risque considérable que de vouloir imposer à un avocat, dont le métier est précisément d'avoir un rapport de confiance, de se défier et de rechercher tous les éléments de défiance, or telle est la logique du soupçon.

Puis vient la dénonciation, que nous considérons comme de la délation. Si nous acceptons la délation sur le seul fondement d'un soupçon, il n'y a plus de limite. Le blanchiment ne justifie pas à lui seul qu'on puisse franchir ces deux étapes. La délation ne peut être admise.

Certes, nous pourrions faire comme nos confrères chinois qui expliquent qu'ils ne trahiront jamais leur secret professionnel en leur qualité d'avocat, mais qu'ils iront, en tant que citoyens, dire à la police ce qu'ils ont entendu...

Cette culture n'est pas la nôtre. Nous savons aussi, sans vouloir agiter des moments pénibles de notre histoire, ce qu'ont représenté les périodes de délation.

Il y a un point qui ne peut pas être atteint pour nous, c'est celui de la dénonciation. Il n'en est pas question. Ceux qui voudraient l'imposer prendraient un très gros risque pour notre démocratie.

Nous sommes très vigilants. Nous avons déjà condamné des confrères pour violation du secret professionnel. Nous considérons que c'est une obligation absolue pour l'ensemble de la profession. Nous considérons aussi que les avocats ne sont pas les complices de leurs clients et que lorsque nous disons avec assurance, conviction et engagement que nous pouvons proposer des garanties, nous sommes capables de le faire.

Des normes de contrôle sont évoquées par un certain nombre de pays, mais qui nous semblent réglementer davantage une relation de compétitivité entre les entreprises que la lutte contre le blanchiment. Pour ce qui nous concerne nous pensons que, à défaut de normes, il est possible de renforcer la notion de prudence pour en faire un haut standard d'obligation qui permettrait de donner toutes les garanties à la lutte contre le blanchiment.

M. le Président : Merci beaucoup, Madame le bâtonnier, pour la très grande clarté de votre intervention concernant la défense du secret professionnel. Vous avez exposé vos inquiétudes devant les propositions de modification de la directive européenne de 1991 en même temps que vous avez fait des contre-propositions sur lesquelles je voudrais revenir afin que vous nous précisiez les modalités du contrôle mis en place, en particulier des comptes CARPA.

Nous avons reçu M. Yves Godiveau, responsable de l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Il a évoqué la difficulté à sensibiliser un certain nombre de professions et indiqué que les responsables de la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment avaient plus de mal à vous convaincre de la nécessité d'agir que d'autres professions. Il a ainsi déclaré : « Il suffit d'entendre les discussions sans fin que nous pouvons avoir avec les ordres professionnels pour se rendre compte de la difficulté à faire passer le message. Peu de gens se sentent concernés. Je peux vous citer l'exemple précis de l'utilisation d'un compte CARPA par une organisation criminelle dans la banlieue parisienne. Ce n'est la faute de personne. Personne ne se sent en mesure de sanctionner l'avocat qui, en l'occurrence, a prêté son compte ».

Interrogé sur le montant des sommes en jeu et il a répondu : « Il s'agit d'une restitution de 1,3 million de francs ; cela permet d'acheter un fonds de commerce de restauration ».

J'ai noté votre volonté de pouvoir contrôler le système des comptes CARPA. Pourriez-vous préciser exactement quelles sont les modalités de votre contrôle et nous expliquer, en référence à l'exemple précité, comment un tel dysfonctionnement a pu se produire et sera évité à l'avenir ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Vous posez une question éminemment embarrassante en ce qu'elle concerne l'organisation de notre profession, sur le plan national. Il est clair qu'une CARPA comme celle de Paris, avec ses 14 000 avocats, est une machine très lourde - alors qu'un barreau de 20 ou 50 avocats ne fonctionne pas de la même manière.

Il faut des logiciels et des équipements. Un regroupement des CARPA est actuellement en cours pour permettre ces contrôles, détacher en quelque sorte les petites CARPA de la zone géographique proche de leur Ordre, les rassembler et avoir une gestion et un contrôle de gestion qui soient plus équilibrés. Cette question, d'intérêt collectif pour la profession, du regroupement des CARPA est en cours d'organisation.

Quant à la CARPA de Paris, tout y est contrôlé - depuis le dépôt du chèque, à l'entrée, jusqu'au chèque validé par l'avocat, à la sortie. Tout est contrôlé, y compris les conventions, que les confrères doivent transmettre à la CARPA avec une série d'éléments complémentaires quand il y a des interrogations à l'occasion du contrôle du Bâtonnier.

Je vous donne un exemple : un chèque est déposé à la CARPA, tiré sur une banque française connue. L'avocat mentionne le nom de l'affaire concernée et celui du destinataire du chèque qui va bénéficier des fonds qui passent par la CARPA. Il n'y a donc pas d'anonymat. Si, par hasard, le chèque n'est pas adressé au destinataire prévu dans le dossier, la question est automatiquement posée par le système informatique de savoir pourquoi ce chèque est établi au nom de deux ou de trois personnes, pourquoi il n'est pas établi au nom de la personne visée dans le dossier etc.

Dans un tel cas des documents peuvent être demandés à l'appui de l'explication, c'est-à-dire qu'il y a un contrôle très approfondi.

A supposer que le confrère ne se soit pas avisé qu'un problème pouvait se poser, il s'en rend compte évidemment à partir du moment où la question lui est posée. Cela rend impossible les détournements de fonds. Pourquoi ? Parce que les chèques sont établis par la CARPA, libellés à l'ordre du destinataire et simplement validés (c'est-à-dire signés) par l'avocat, qui n'est titulaire que d'un sous-compte CARPA - le compte principal étant tenu par le bâtonnier. C'est un contrôle qui est contraignant et nous vaut d'ailleurs régulièrement des critiques de nos confrères, qui le trouvent excessivement lourd - parce qu'il y a aussi un délai d'encaissement et, bien sûr, de remise du chèque.

M. Jean-Paul LÉVY : Si on veut véritablement arriver à un système performant, il s'agit d'organiser les moyens et de mettre en place une traçabilité des fonds, comme dans tous les problèmes de blanchiment.

La CARPA fonctionne comme un système bancaire. Il y a, en amont, un banquier qui reçoit les chèques et tient le compte de la CARPA.

Un certain nombre d'informations doivent, à ce moment-là, nous être communiquées pour favoriser le repérage d'opérations inhabituelles. Il est évident que ce contrôle ne peut être efficace qu'à partir du moment où ces informations nous parviennent. Or force est de constater que nous n'en sommes pas destinataires, notamment en ce qui concerne les bassins bancaires « à risque ».

Troisièmement, pour que le contrôle soit pleinement efficace, il faut la présence, comme aux Etats-Unis, de ce qu'on appelle des « officiers de veille » en matière bancaire. Mais il faut payer ces officiers, nous le faisons déjà avec les moyens dont nous disposons, mais il faudrait un financement public supplémentaire si on veut aller beaucoup plus loin.

J'ajoute enfin, que le cas précité de l'utilisation litigieuse d'un compte CARPA semble s'être produit en banlieue parisienne. Or, si notre compétence est immense, elle s'arrête tout de même aux fortifications de la capitale...

Dans cette affaire une procédure disciplinaire a été engagée qui nous permet, en même temps qu'un sursis à statuer est ordonné, parce que l'instruction judiciaire n'est pas terminée, de prendre une mesure de sûreté, et d'interdire à l'avocat l'exercice de sa profession à titre provisoire. En l'espèce, nous avons considéré que les éléments déjà au dossier faisaient état de risques suffisants, pour que nous prenions une telle sanction en vertu du principe de précaution.

M. le Président : Nous sommes très sensibles à la défense que vous faites de votre secret professionnel, notamment lorsque vous évoquez, à travers sa remise en cause, une remise en cause des principes mêmes de la démocratie. Cela ne peut pas nous laisser insensibles, vous vous en doutez bien.

J'ai également eu le sentiment que, plutôt que d'argumenter sur la nature particulière de ce secret professionnel par rapport à d'autres professions qui le revendiquent également, il se manifeste une forme de mépris à l'égard de ceux qui sont maintenant assujettis à la déclaration de soupçon

Vous avez parlé de délation et évoqué des périodes sombres de l'histoire. Je m'étonne ! Prenons les notaires : on peut considérer que la confiance est également nécessaire dans la relation du notaire avec son client et qu'ils seraient fondés, de ce point de vue, à avoir des réticences. Les banquiers peuvent aussi invoquer cette notion de confiance.

Quand ces professions acceptent le mécanisme de la déclaration de soupçon, fondée sur des faisceaux plus objectifs que subjectifs de présomptions - ce qui ne veut pas dire « faire de la délation » -, un mécanisme est enclenché qui participe au respect de l'ordre public. Ces professions ne peuvent être accusées - ce que vous faites indirectement -d'entamer un processus de remise en cause des principes démocratiques, en se laissant aller à des attitudes profondément négatives.

Je voudrais donc, plutôt que d'être négatifs à l'égard de la déclaration de soupçon, que vous soyez plus positifs par rapport à la nature particulière de votre secret et que vous soyez capables de nous dire pourquoi il y aurait un glissement préjudiciable, si on distinguait la défense et le conseil. Les avocats exercent des activités de conseil « pur » dans un certain nombre de cas et celles-ci ne sont pas très différentes, de ce point de vue, des activités d'autres professions qui ont accepté de se soumettre à la déclaration de soupçon.

Je voudrais que vous nous disiez pourquoi la nature de votre exercice professionnel, y compris dans une activité exclusive de conseil, suppose de maintenir ce secret - autrement qu'en invoquant ce seul élément qu'est la notion de confiance -, car la confiance n'existe pas que dans votre profession.

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Poser ce genre de question, c'est comme demander à quelqu'un pourquoi il veut avoir un enfant. Y a-t-il une réponse ?

Cela peut vous paraître surprenant, mais il est vrai que l'avocat est à ce point impliqué dans sa relation d'intimité avec son client, qu'il ne se pose plus la question.

Vous la posez dans des termes comparatifs, en nous disant : « Regardez le banquier et le notaire » : il n'y a aucun mépris à l'égard de quiconque. Il y a au contraire la spécificité de l'activité des avocats par rapport à des professions proches pour être juridiques, comme celles des notaires ; mais nous n'avons pas le même métier ni surtout les mêmes règles déontologiques.

En revanche, la réaction viscérale que nous avons en matière de secret est exactement la même chez les notaires lorsque est évoquée la question des testaments parce qu'ils sont là précisément en relation d'intimité avec leurs clients.

Si on considère que le droit des affaires doit, par nature, être suspecté, alors la discussion n'était effectivement plus possible.

M. Etienne TARRIDE : Monsieur le Président, je suis en parfait accord avec vos propos. Il y a bien, aujourd'hui, un impératif de lutte contre le blanchiment de l'argent et contre les délits et infractions en amont. Par ailleurs, il n'y a effectivement pas en soi de caractère péjoratif ou scandaleux dans la notion de déclaration de soupçon.

Pourquoi ce système ne m'apparaît-il alors pas applicable à la profession d'avocat ? Pour une raison toute simple : dès lors que des individus qui blanchissent de l'argent fréquentent un cabinet d'avocat, nous sommes toujours dans un cadre contentieux. Par définition, nous sortons du conseil car, dès l'instant où le soupçon existe, d'une part l'affaire devient une affaire pénale, et d'autre part nous sommes chargés, à partir de ce moment-là, des intérêts d'un délinquant.

Le problème qui se pose est celui de la manière dont, tout en maintenant le secret professionnel, nous pouvons coopérer à la lutte contre le blanchiment.

Je voudrais d'abord rappeler qu'il arrive aux avocats de violer leur secret professionnel. Cela m'est arrivé personnellement une fois, quand un individu est venu me dire comment, à quelle heure et par quel moyen il allait tuer sa femme. J'ai violé le secret professionnel en le dénonçant. Je le dis en présence du bâtonnier. Je lui donnerai, le cas échéant, la date et l'heure : si elle me fait comparaître devant le conseil de l'Ordre, j'indiquerai que je recommencerai à la première occasion.

Il m'est arrivé, cinq fois depuis trois ans, d'aller à la septième section du parquet de Paris indiquer qu'un de mes confrères avait une information décisive sur une infraction qui allait se commettre. Je n'ai pas donné le nom du confrère, j'ai juste donné les indications permettant d'éviter cette infraction. Là encore, c'est une question de conscience.

Notre coopération doit contribuer à ce que les gens qui blanchissent de l'argent sachent que, s'ils vont voir un avocat, soit celui-ci sera considéré a priori comme complice soit il ne leur sera d'aucune aide. C'est ce qu'on appelle, en termes de lutte contre l'infraction internationale, « la stratégie de l'entonnoir » - à savoir qu'on finit par savoir, au bout d'un certain temps, que les avocats sollicités par les blanchisseurs sont nécessairement leurs complices. Peut-être y en a-t-il. Personnellement, je doute qu'il y en ait plus d'un ou deux.

Ce que nous pouvons et devons faire, c'est sanctionner de manière impitoyable les avocats qui ne cesseront pas immédiatement de donner des conseils à des gens dont ils peuvent se rendre compte qu'ils blanchissent des fonds criminels.

S'agissant des comptes CARPA, les contrôles sont tels qu'il est très difficile aujourd'hui de faire passer de l'argent blanchi, ou en voie de blanchiment, par un tel compte.

Le problème qui se pose est plutôt celui de la constitution d'une société sans maniement de fonds.

Il faut bien comprendre que l'avocat, qui s'aperçoit que l'origine des fonds n'est pas sûre, doit arrêter immédiatement son concours. A partir du moment où nous obtiendrons ceci de nos confrères - ce qui sera facile -, l'avocat ne sera plus considéré comme l'un des maillons possibles d'une opération de blanchiment.

J'ajoute que l'obligation de soupçon et de déclaration - à supposer que la représentation nationale décide de l'instaurer - n'aurait, en fait, aucune efficacité : elle ne dissuadera pas d'éventuels avocats complices et elle n'aura naturellement aucun effet sur des avocats naïfs. Nous ne protégerons les avocats naïfs qu'en les informant très précisément des questions à poser, et qu'en leur rappelant que des fonds d'origine très incertaine ne doivent jamais donner lieu, de leur part, à opération de transfert ou à acte légal (constitution de société, cession, achat).

Mais je crains qu'il y ait une réaction négative de beaucoup de confrères si la déclaration de soupçon leur était imposée par la loi, et qu'on aille ainsi à l'encontre du but recherché. J'observe, une fois de plus, qu'il est infiniment plus facile de plaider que de juger et, Dieu merci, je n'ai pas l'obligation de me trouver dans la deuxième situation...

M. Jean-Paul LÉVY : Permettez-moi d'ajouter un mot. L'exercice de la profession d'avocat est régi par la loi et les dispositions du règlement intérieur, en particulier celui du barreau de Paris, qui interdisent à l'avocat de participer à la rédaction d'un acte qui permet de mettre en place une activité illicite ou frauduleuse. Il faut savoir que la complicité - ou même l'imprudence -engagera la responsabilité disciplinaire de l'avocat.

En second lieu, nous avons les moyens de faire de l'information. Je vais vous donner un exemple extrêmement simple. Nous avons été mis en présence d'un certain nombre d'escroqueries, dites « escroqueries à la nigériane ». Nous avons immédiatement diffusé une information dans le Bulletin du bâtonnier, mettant en garde contre certaines officines ou contre des démarchages auprès des confrères afin de les voir prêter leur compte CARPA à des opérations irrégulières. Cette mise en garde a aussi son effet.

Les avocats reçoivent aussi des mailings faits par des sociétés, souvent suisses d'ailleurs, qui leur proposent de mettre à leur disposition des structures écrans. Il est évident que nous avons alerté nos confrères, parce qu'il nous semblait qu'il y avait là en germe des opérations illicites.

Un avocat a aussi le droit de refuser un dossier, ou un client qui vient le voir en lui proposant de faire telle ou telle affaire, ou en lui demandant telle ou telle consultation. L'avocat a le droit de lui dire « Monsieur, je ne veux pas ». Il faut, là aussi, développer la vigilance et l'esprit de responsabilité de nos collègues. Nous avons, à Paris, un institut de formation continue avec des commissions qui sont ouvertes, des séminaires et des conférences qui sont organisées et permettent cette démarche de sensibilisation.

Lorsque nous avons mis en place le mécanisme des chèques établis directement par la CARPA, nous avons déclenché à ce moment-là une campagne d'information massive et tous les avocats ont suivi un séminaire d'information, pendant deux ou trois mois, sous l'autorité du bâtonnier et des responsables de la CARPA.

Il y a donc des possibilités efficaces et réalistes, qui permettent de sensibiliser en amont tout en évitant d'avoir recours à l'obligation de dénonciation.

Il n'y a pas de mépris de notre part à l'égard de cette obligation de dénonciation. Il y a seulement l'intime conviction que le secret professionnel est consubstantiel à notre profession et que cette consubstantialité est même relevée par les promoteurs de la directive, qui soulignent, qu'il appartient à chaque État membre, concernant plus particulièrement la profession d'avocat, de mettre en place cette obligation en liaison avec les ordres professionnels.

On peut aussi imaginer, au travers de cette obligation de soupçon - si respectable qu'elle soit -, qu'une extension puisse s'opérer et qu'on dise, par exemple : « Puisque vous avez une obligation de dénonciation en matière de blanchiment d'argent ou de lutte contre la délinquance financière, pourquoi n'en serait-il pas ainsi en matière de terrorisme ou de criminalité ? » Pourquoi ne pas imaginer que vous soyez contraint de dénoncer, en toute hypothèse, le client qui viendrait vous avouer qu'il a commis ou qu'il veut commettre une infraction ? On se retrouve à ce moment-là dans la situation de l'avocat chinois, décrite tout à l'heure par Madame le Bâtonnier.

M. le Rapporteur : Je remercie les trois intervenants du barreau de Paris d'avoir bien cadré la question du secret professionnel, en plaçant le débat sur la distinction entre les fonctions de conseil et celle de défense.

On retrouve cette dichotomie à la fois dans la directive de 1991, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, dans les propositions du rapport Canivet sur les perquisitions dans les cabinets d'avocat et même dans le débat interne à la Cour de cassation, entre la chambre criminelle et la chambre commerciale - puisqu'on voit bien qu'il est acquis, au paragraphe 24 de la directive, qu'il est inapproprié que celle-ci impose l'obligation de communiquer d'éventuels soupçons en matière de blanchiment de capitaux, dans le cas où un avocat indépendant ou un cabinet juridique représente un client dans une procédure judiciaire formelle (c'est-à-dire identifiée, qu'elle soit civile ou pénale).

La question de la défense est distinguée de celle du conseil, puisque des tempéraments sont apportés à ce principe au paragraphe 25.

Je tiens à vous indiquer que, dans les négociations diplomatiques que la France mène avec les autres pays européens - notamment sur le terrain de la coopération judiciaire internationale - nous demandons aux Luxembourgeois et aux Anglais de répondre à nos commissions rogatoires dans des conditions de célérité, de précision et d'absence de voie de recours semblables à celles que nous offrons à nos partenaires. Il nous est alors répondu : « Mais quand accepterez-vous d'imposer une obligation de déclaration de soupçon à vos avocats ? ». Nous sommes donc nous-mêmes l'objet de pressions internationales sur cette question et je voudrais vous sensibiliser à cette problématique.

J'ajoute que nous revenons de Suisse avec plusieurs membres de la Mission. Les Suisses ont assujetti leurs avocats-conseils à une obligation de déclaration de soupçon passant par l'Ordre, c'est-à-dire mettant en quelque sorte en application le point 25 de la directive, alors qu'ils ne sont pas membres de l'Union européenne.

Je voudrais que nous examinions cette particularité française, qui fait que les professions ont été fusionnées à une époque où ces questions ne se posaient pas et que nous n'avons plus aujourd'hui, rétrospectivement, la distinction entre le conseil et la défense.

La loi du 2 juillet 1998 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier modifie la loi du 12 juillet 1990 en ajoutant à la liste des personnes, institutions et organismes auxquels s'impose la déclaration à TRACFIN, « les personnes qui réalisent, contrôlent, conseillent des opérations portant sur l'acquisition, la vente, la cession, ou la location de biens immobiliers ». De nombreux avocats ne « réalisent » pas - ce n'est pas leur métier -, ne « contrôlent » pas, mais « conseillent » des opérations portant sur l'acquisition, la vente, la cession ou la location de biens immobiliers.

Je voudrais savoir comment le barreau de Paris fait application de ces dispositions et comment vous vous situez dans la distinction entre défense et conseil, qui est nécessaire et qu'on retrouve dans toutes les propositions. Est-il possible d'évoluer sur cette question ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Je voudrais d'abord vous préciser, pour y avoir participé, que la commission Canivet n'a travaillé que sur le contrôle en amont ou en aval de la décision de saisie lors d'une perquisition par le juge d'instruction. La discussion sur l'indivisibilité du secret et l'articulation des métiers de conseil et de défense est, par conséquent, une discussion que les magistrats ne souhaitaient pas évoquer dans le rapport.

C'est pourquoi en accord avec le président Canivet, c'est l'Ordre des avocats qui a rédigé une note de trois pages pour rappeler la position de la chambre criminelle et situer les difficultés par rapport à l'ensemble de la jurisprudence, qui lui est contraire.

Il ne faut donc pas faire dire à la commission Canivet ce qu'elle ne dit pas. Et je rappelle que seule la chambre criminelle de la Cour de cassation fait cette différence entre le conseil et la défense.

Vous faites allusion à la situation des avocats anglo-saxons. Il est évident que les Anglo-saxons sont dans une situation différente de la nôtre, non pas parce qu'il y a les « Sollicitors », d'un côté, et les « barristers », de l'autre, mais parce que les « Sollicitors » peuvent effectuer des actes qui nous sont interdits. Toute la confusion vient précisément de cette notion communautaire « d'avocat » sans sphères d'activité identiques.

Si nous devons changer de système en France, si on s'achemine vers un modèle anglo-saxon avec une source créatrice de droit qui n'est plus la loi mais le contrat, disons-le clairement, mettons en place d'autres mécanismes et d'autres institutions et alignons-nous. En revanche si nous restons dans le système français et de droit continental, qui n'est pas le même, gardons notre spécificité.

Il est clair que dans les pays européens, nous avons véritablement un front commun parce que nous faisons, dans l'immense majorité des cas, le même métier.

M. Jean-Paul LÉVY : Vous venez de dire, Monsieur le rapporteur, que la loi de 1998 étend aux notaires cette obligation de dénonciation. Je ne pense pas qu'elle l'étende aux avocats. La loi ne distingue pas, nous n'avons pas à distinguer : c'est un adage de l'école exégétique, que je fais mien en l'espèce.

Deuxième réponse : en l'état actuel des choses, il n'a jamais été recherché l'application de ces dispositions et aucun reproche n'en a été fait à l'Ordre ou aux avocats.

En ce qui concerne le problème de la distinction entre défense et conseil, si on analyse la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, il n'est pas fait de distinction dans l'arrêt AMS entre l'activité de défense et l'activité de conseil : le secret professionnel s'applique à l'activité de conseil, puisque c'était précisément une consultation qui était reprochée à un Sollicitor - qu'il avait faite sur les conditions d'entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun.

Dans l'arrêt rendu contre l'Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme considère que le secret professionnel relève de la protection de la vie privée de l'individu et aucune distinction n'est faite entre conseil et défense.

En ce qui concerne notre propre jurisprudence, il faut analyser la dernière jurisprudence de la Chambre criminelle. Un arrêt de juin 1999, précisément relatif à la saisie de documents dans un cabinet d'avocat, pose en principe que le secret professionnel est général, absolu et d'ordre public. Mais en application d'un principe de proportionnalité, l'arrêt dit immédiatement après - ce que nous critiquons - que l'impératif de recherche de la vérité est, d'une certaine façon, supérieur et permet l'appréhension des éléments mêmes du délit. Il faut voir cet arrêt lui-même à la lecture du dossier qui l'a provoqué.

Si on fait l'analyse de la jurisprudence, il est évident qu'une contradiction fondamentale existe entre deux chambres de la Cour de cassation, la chambre commerciale en ce qui concerne le problème des perquisitions fiscales et la chambre criminelle en ce qui concerne les perquisitions.

Quand on fait l'analyse des différents systèmes européens, il n'y a en fait que la « law society » qui a un système de déclaration de soupçon : la « law society » a un bureau qui fonctionne en son sein, dans lequel des Sollicitors sont appointés et exercent cette obligation de dénonciation. Ce sont les seuls. Il est vrai que leur activité est fondamentalement différente de la nôtre. Les Allemands, les Italiens, les Espagnols n'ont pas un tel système.

C'est peut-être difficile à comprendre : mais si on passe à une obligation appliquée comme celle de la « law society », on passe à un tout autre système - qui n'est pas le nôtre. On s'aperçoit que le droit dit « romano-germanique » recule partout. N'en serait-ce pas, en l'espèce, une nouvelle preuve si nous avions recours à un tel système ?

M. le Président : Madame le bâtonnier, je comprends votre colère parce que vous défendez un principe qui vous semble essentiel. Mais je me demande si nous ne sommes pas d'ores et déjà, pour une part au moins, dans un autre système si l'on regarde l'activité des avocats.

Dans votre estimation, quel est le nombre de vos collègues chez lesquels l'activité de conseil devient prééminente, voire exclusive ? N'est-ce pas là une réalité de l'évolution professionnelle du métier d'avocat et n'est-ce pas pour cela qu'on entretient, finalement, une certaine confusion en ce moment ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Je ne comprends pas votre question. Cela signifie-t-il que l'évolution de la profession d'avocat en direction du conseil rend les avocats différents sur le plan déontologique et sur le plan de l'éthique ?

M. le Président : Ma question ne va pas jusque là. Je pense que les interrogations viennent du fait que l'activité de conseil - au sens où on l'entend traditionnellement : montage de sociétés etc. - prend plus d'importance et qu'un certain nombre de personnes s'interrogent sur les nécessités d'intervenir sur cet aspect du travail.

Etes-vous capable d'estimer aujourd'hui le nombre des avocats dont l'activité est exclusivement une activité de conseil auprès de sociétés, de montage juridique etc. - ce qui ne correspond pas à l'idée la plus traditionnelle qu'on a de l'avocat ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Je ne suis pas en mesure de vous transmettre d'évaluations chiffrées, sauf celles qui figurent dans la presse et dont je ne sais pas vraiment comment elles sont obtenues. Je ne m'avancerai pas sur ce terrain de la ventilation du chiffre d'affaires de la profession entre le conseil et le contentieux. Mais quand je lis la presse, je sais que ce sont les grands cabinets qui travaillent en réseau avec les experts-comptables et les commissaires aux comptes, qui font le plus gros chiffre d'affaires de la profession. C'est une donnée objective.

Je sais pour lire la presse, que les cabinets anglo-saxons sont les premiers de la place de Paris et ceux-ci, d'une très grande compétence, sont connus avec une réputation de haute tenue dans leur pays mais je ne crois donc pas que cela doive remettre en cause le rôle de l'avocat en France.

Il est vrai qu'il est maintenant possible, notamment grâce aux nouveaux modes de communication, de confier n'importe quel dossier à un intermédiaire situé à l'extérieur de la France, et que par exemple la rédaction des actes d'une fusion-acquisition n'a pas besoin, à bien y réfléchir, d'être faite ici.

Néanmoins chacun souhaite le développement de la place de Paris sur le plan économique, juridique et financier et je ne pense pas que le développement, dans le seul domaine des affaires de ces confrères, doit nous remettre en cause.

M. Michel HUNAULT : J'ai particulièrement apprécié que Madame le Bâtonnier ait rappelé la volonté des avocats de ne pas être des complices du blanchiment.

J'avais, comme elle le sait, fortement réagi aux accusations de Mme Eva Joly, qui avaient scandalisé l'ensemble des avocats.

Je souhaiterais également remercier M. Jean-Paul Lévy d'avoir rappelé qu'il y a en amont un banquier avec des obligations et que, lorsqu'il y a un contrôle aussi important que celui que vous avez rappelé pour la CARPA de Paris, tout est fait pour assurer la sécurité des transactions et garantir l'origine licite des fonds.

Je ne voudrais pas qu'on laisse entendre, à partir d'un exemple qu'a pu donner M. Yves Godiveau lors de son audition, que plusieurs avocats se prêteraient à des opérations de blanchiment. Cela me rappelle une précédente commission d'enquête parlementaire sur les tribunaux de commerce où Monsieur le rapporteur ici présent, qui était également le rapporteur de cette commission d'enquête, a jeté le discrédit sur les juges consulaires à partir de quelques cas isolés. Je ne participerai en aucun cas à une Mission qui laisserait entendre que les avocats seraient complices d'opérations de blanchiment.

Nous savons que l'Europe du droit n'existe pas aujourd'hui, en dépit des avancées du Sommet de Tampere. Les textes que nous pouvons adopter au niveau national trouvent rapidement leurs limites, puisqu'il n'y a pas de réciprocité en matière civile : on le voit tous les jours en matière de droit de la famille, mais c'est également vrai en matière de droit pénal.

Il y a aujourd'hui de plus en plus de confrères qui sont amenés à participer à des opérations qui dépassent le cadre national, faisant appel à des capitaux étrangers. Et certains pays européens ne respectent pas cette réglementation sur le blanchiment, parce que la convention du Conseil de l'Europe qui a institué cette législation n'est pas applicable dans leur droit interne.

Ma question concerne la coopération judiciaire internationale, et plus précisément en Europe : savez-vous quel est le sentiment de nos confrères européens à ce sujet ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Une réponse générale, d'abord, qui me tient à c_ur : certes, la société civile et les professionnels doivent participer à la lutte contre le blanchiment, mais il faudrait peut-être aussi que les États s'occupent des paradis fiscaux, et il y en a. Cela me semble être l'approche prioritaire. Que les professions puissent être mises en cause, même de façon détournée, au titre d'une participation au blanchiment me semble déplacé eu égard à ce qu'est la responsabilité des Etats. Je déplore d'avoir lu dans la presse que les discussions de Tampere ne permettent pas d'espérer un aboutissement quelconque sous forme de sanction à l'égard des paradis fiscaux.

Lorsque vous posez la question d'une action concertée des barreaux au niveau européen, j'ai envie de vous demander si vous ne pensez pas que les Etats devraient d'abord s'en occuper. Nous avons au moins, pour ce qui nous concerne, deux organisations au niveau européen : le Conseil consultatif des barreaux européens (CCBE) et la Fédération des barreaux d'Europe (FBE). Ces deux organisations n'ont pas la même composition : pour ce qui concerne le CCBE, il y a des ordres et des syndicats ; pour ce qui concerne la FBE, ce sont des barreaux qui adhèrent à la Fédération.

Au sein de ces deux organisations, nous discutons de ces questions et nous sommes tous d'accord pour dire que le secret professionnel est indivisible et qu'il ne faut pas y toucher à l'occasion du blanchiment d'argent.

Mais nous militons, aussi, parce que nous sommes convaincus que la proposition française sur les CARPA est une proposition sérieuse et d'avenir. Pour avoir participé personnellement à une réunion en Allemagne à Munich, je peux vous dire que, lorsque nous défendons ce système, nous ne sommes pas toujours bien accueillis par tous les barreaux. En Allemagne, il est clair que les dirigeants des organismes professionnels sont persuadés que c'est une excellente idée, mais ils doivent faire face aux résistances de leurs barreaux.

Nous ne désespérons pas de pouvoir convaincre nos confrères que cet outil, auquel nous croyons et que nous voulons imposer par la force de la conviction, représente la bonne voie.

A cette même réunion des barreaux des pays de l'Est se sont déclarés preneurs du système immédiatement car ils y voyaient effectivement le moyen d'une garantie qu'ils ne pourraient pas donner autrement. Ils sont probablement parmis les plus motivés pour transposer notre système CARPA.

M. Jacky DARNE : Nous avons entendu des organismes français ou internationaux de surveillance, de réflexion et de contrôle, dire que des problèmes objectifs se posaient aujourd'hui en matière de blanchiment de l'argent, par des professionnels qui appartiennent à la banque, au notariat, aux comptables ou aux barreaux. En disant cela, ils ne mettent pas en cause ces professions mais constatent simplement que des criminels s'adressent à ces professionnels qui, par des règles de diligence, pourraient contribuer à réduire ces actes de délinquance.

Certaines ont réagi d'une façon que je crois positive. J'ai lu récemment, par exemple, que la Fédération internationale des experts-comptables (IFAC), a noué un ensemble de relations et un dialogue avec le GAFI. Ce sont naturellement des professions tenues par leur secret professionnel, mais qui s'interrogent sur leur pratique.

Les organisations internationales auxquelles vous participez, et votre organisation, sont-elles à même de faire des propositions de collaboration à ces organismes, de façon à examiner les cas qui posent problème ? Ceux qui sont souvent évoqués mettent en jeu des cabinets qui appartiennent à différents pays - ce qui rend les communications plus commodes -, mais ce ne sont pas les seules hypothèses. Vous paraît-il possible d'avoir un travail durable avec ces organismes pour contribuer à ce que les professionnels que vous êtes participent à la lutte contre la criminalité ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Nous regrettons précisément d'avoir peu d'informations actuellement en provenance de TRACFIN ou du GAFI. Il est clair qu'un travail en commun, ainsi qu'une information qui nous serait donnée, nous permettraient d'en tirer vraiment la meilleure substance. C'est non seulement un souhait, mais c'est une demande.

Nous sommes certains, parmi les propositions que nous faisons à titre de contribution à la lutte contre le blanchiment, qu'il y a ce volet essentiel de l'information et de la formation de nos confrères, tant à l'école qu'en formation continue. Il faut faire naître ces réflexes qui leur permettront de ne pas se laisser entraîner par ce qui ne serait d'ailleurs même pas de l'imprudence, mais une méconnaissance de procédés infiniment sophistiqués.

M. Jean-Paul LÉVY : Vous faites allusion à des règles de diligence qui existent effectivement dans certaines professions. Je crois en particulier que, dans le domaine de la corruption d'agents publics étrangers, qui est différent mais dont vous vous occupez, les Américains ont édicté ces règles de diligence particulière. C'est un système différent, parce que certaines défenses légales n'existent pas en droit français.

Mais on peut imaginer - et nous y réfléchissons - la mise en place d'une sorte de « manuel de précaution » qui permettrait, d'une part de signaler aux avocats les situations dangereuses et, d'autre part de leur offrir une grille de vérification et d'identification des problèmes qui leur sont posés.

Nous sommes bien évidemment demandeurs d'un échange d'informations, mais à la condition que cet échange d'informations s'appuie sur des instruments : c'est-à-dire qu'il faut un officier de veille, sinon ce n'est pas la peine. Si on veut une veille TRACFIN, il faut avoir un correspondant comme dans les banques. Il faudra à ce moment-là établir des programmes qui seront effectivement plus compliqués.

M. Jacky DARNE : On voit justement aujourd'hui dans les banques la mise en place de « guides de diligence » avec des systèmes d'auto-contrôle à l'intérieur de l'établissement.

Vous paraît-il raisonnable, à l'intérieur de l'Ordre des avocats par exemple, qu'on dise en matière de constitution de sociétés : voilà les règles que vous devez respecter. La profession est-elle à même de diligenter un système d'auto-contrôle qui puisse s'assurer que les procédures sont effectivement respectées ? Est-ce une piste de travail que vous explorez ?

M. Jean-Paul LÉVY : C'est non seulement une piste de travail, mais les instruments existent déjà : l'article 17-9 de la loi de 1971 permet un contrôle comptable des opérations CARPA, mais également de la comptabilité du cabinet.

M. Jacky DARNE : C'est un peu plus qu'un simple contrôle comptable, c'est d'une méthodologie qu'il s'agit.

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Nos outils méritent probablement d'être précisés, mais nous en avons déjà. Mon souci est simplement de ne pas mettre en place des normes, parce que nous rentrerions alors dans un mécanisme complètement différent. Comment ces normes, d'origine privée, s'articuleraient-elles avec les règles communautaires ou d'origine étatique ? On entre ici dans des sphères qui dépassent notre débat, mais qui me préoccupent personnellement.

M. Gilbert LE BRIS : Il me semble qu'il existe le « c_ur du métier » et ce que j'appellerais sa « périphérie ».

Il est évident que le c_ur du métier est, pour vous, la défense et que peut-être le conseil en constitue la périphérie. Le c_ur du métier de notaire est d'être un officier ministériel et d'avoir une charge publique. Il est aussi commerçant à la périphérie de son métier, c'est-à-dire qu'il fait de la vente de maisons comme peut le faire un agent immobilier, un marchand de bien etc. Il est évident qu'il ne peut pas avoir les mêmes contraintes dans l'un et l'autre de ces métiers.

De la même façon, le métier de défense est, pour vous, un peu différent du métier de conseil. Mais on assiste, dans les deux cas, à une cristallisation de la déontologie sur le c_ur du métier, alors que l'évolution des choses fait effectivement que des activités d'une autre nature sont exercées en parallèle.

N'y a-t-il pas un risque d'instrumentalisation des avocats à travers ce processus de conseil ? Quelqu'un qui aurait envie de blanchir de l'argent ne préférera-t-il pas aller voir un avocat pour monter une SCI, sachant qu'il bénéficiera là du secret absolu, plutôt que d'aller voir un notaire qui aurait l'obligation de déclarer ses soupçons ? N'y aurait-il donc pas, dans ce cas, une distorsion de concurrence entre ces deux professions ?

Ma deuxième question porte sur les transactions immobilières. Réalisées devant notaire, elles sont authentiques et bénéficient d'une identification des ayants droit et donc d'un suivi possible des parties à l'opération. On peut donc penser qu'une extension de l'acte authentique à la constitution de sociétés civiles immobilières (SCI) et aux cessions de titres des sociétés civiles immobilières, serait une bonne chose car on sait que l'achat d'immobilier est une forme de blanchiment d'argent très répandue, particulièrement dans certaines régions de France.

Il semblerait que les avocats aient une certaine réticence à ce qu'il y ait cette authentification des SCI et des cessions de parts de SCI. Pourriez-vous nous donner votre position sur ce sujet ?

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Il y a longtemps que les notaires souhaitent avoir le contrôle de la constitution des SCI. C'est un discours qu'on entend depuis des années mais qui se raccroche, cette fois-ci, à la question du blanchiment.

Ce qui me semble vraiment intéressant dans ce que vous venez de dire, c'est que, parlant des banquiers, des notaires et des avocats, vous avez toujours situé les aspects commerciaux à la périphérie de leur activité. Il est vrai que les notaires vendent et achètent des immeubles, il est vrai que nous ne le ferons jamais et que c'est bien ce qui nous différencie des « Sollicitors ». Là, nous avons une spécificité qui n'est pas seulement liée à la défense.

M. Jean-Paul LÉVY : Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Je note que le débat sur l'acte authentique pour les SCI est un débat récurrent. Il l'est aussi, par exemple, en matière de signature électronique, dont les notaires essaient d'obtenir la garantie et le monopole.

Je crois que ce sont des logiques de concurrence qui _uvrent à cet instant et je ne pense pas qu'on doive s'arrêter à cet argument.

Vous parlez d'un risque d'instrumentalisation de l'avocat. Oui, le risque existe, comme il existe un risque d'instrumentalisation du notaire. J'en veux pour preuve une décision rendue par la chambre criminelle en 1997, qui a rejeté le pourvoi d'un notaire se voyant reprocher sa participation à une opération de blanchiment d'argent dans le cadre de l'acquisition d'un immeuble. Il s'agissait d'un blanchiment provenant d'un trafic de stupéfiants. Cette décision a été commentée par le professeur Jacques-Henri Robert dans la Revue de droit pénal : elle lui a semblé suffisamment topique pour retenir son attention parmi 350 décisions de droit des affaires.

A ma connaissance, aucune décision n'a été rendue par la chambre criminelle en ce qui concerne un avocat.

Mme Jacqueline MATHIEU-OBADIA : Je voudrais remercier Madame le Bâtonnier de ses propos concernant le secret professionnel. Je ne suis pas juriste mais médecin, et le secret professionnel est ce qui nous caractérise aussi. A travers ce secret professionnel, tel que vous l'avez expliqué en toute simplicité, on sent parfaitement la réalité de votre profession qui n'est comparable à aucune autre, certainement pas à celle des notaires ou des banquiers. Il y a quelque chose de tout à fait différent et vous avez remarquablement éclairé cette sensation d'intimité qui existe entre deux personnes.

Si la représentation nationale en venait à faire en sorte que ce secret professionnel n'existe plus, elle porterait une responsabilité majeure dans le désastre qui s'ensuivrait pour notre société. Je le dis comme je le sens et en tant que médecin.

M. le Rapporteur : Je veux tout d'abord remercier mes honorables confrères - car, derrière les parlementaires, il y a quelques avocats ici : M. André Vallini, M. Michel Hunault et moi-même - de cette discussion franche.

Il faut que vous mesuriez, Madame le Bâtonnier, que nous avons des questions importantes à traiter dans un cadre international exigeant, et qui le sera de plus en plus dans la mesure où nous sommes nous-mêmes d'une extrême fermeté vis-à-vis des États réticents à organiser la lutte contre le blanchiment à l'intérieur de leurs frontières.

Nous avons posé nos questions en référence à la proposition de modification de la directive de 1991, sur laquelle la représentation nationale va devoir proposer des mesures d'adaptation et d'ajustement conformes à nos traditions juridiques.

Les propositions que vous nous faites aujourd'hui sont satisfaisantes sur le terrain du maniement de fonds par les avocats, la CARPA étant, en quelque sorte, un instrument bancaire, celui-ci peut être assujetti aux déclarations de soupçon à TRACFIN. De même, me semble satisfaisante la « stratégie de l'entonnoir » : soit rendre l'avocat complice et l'exposer alors à des mesures pénales et disciplinaires, soit le rendre inutile dans une quelconque activité de blanchiment, fût-ce indirectement ou par imprudence.

En revanche, votre réponse sur les SCI n'est pas satisfaisante. En tout cas, elle ne me satisfait pas, dans la mesure où la SCI est un instrument de blanchiment aujourd'hui incontestable et que le mécanisme de quasi-endossement des titres immobiliers, qui sont transformés en « papiers », ne garantit pas aujourd'hui leur traçabilité.

Nous aurons donc à faire des propositions sur ce terrain. Mais on ne peut pas dire qu'on ne veut pas porter atteinte au secret professionnel - ce que nous comprenons, comme nous comprenons son appartenance consubstantielle aux valeurs démocratiques que nous défendons tous ici, M. Michel Hunault comme nous-mêmes - et, qu'en même temps, on ne peut rien changer au fonctionnement actuel des SCI en confiant, par exemple, aux notaires une authentification et une vérification des ayants-droit économiques se dissimulant derrière les sociétés.

Un certain nombre d'actes vont devoir s'accomplir en toute transparence. Si le secret professionnel ne peut être levé, il faudra bien que ces actes soient confiés à d'autres professions qui, elles, travaillent dans d'autres conditions. On ne peut pas tout avoir les parts de marché - pour parler crûment - et la défense du secret professionnel sur ce point. C'est un des exemples qui montrent qu'il va falloir qu'on se revoie.

Mme Dominique de LA GARANDERIE : Monsieur le rapporteur, je ne sais pas s'il faut qu'on se revoie pour discuter du blanchiment au travers des sociétés civiles immobilières.

Certes, on peut imaginer qu'il y ait une polarisation sur les sociétés civiles immobilières pour blanchir de l'argent. Je ne pense pas qu'il existe des informations statistiques ou des exemples convaincants pour illustrer cette thèse.

Je rappelle aussi, pour mémoire, que les exemples qui ont été donnés d'avocats pouvant aider au blanchiment, étaient des exemples anglo-saxons.

Que vous nous expliquiez qu'il faut céder sur ce terrain au nom d'un principe qui nous honore mais qui ne nous permet pas de prétendre à des actes qui, par définition, permettraient le blanchiment, c'est peut-être une approche largement théorique de la question. C'est la raison pour laquelle je me suis permise de rappeler l'origine de la revendication des notaires.

En revanche, je tiens à insister sur les propositions que nous faisons et que j'ai déjà exposées pour participer à la lutte contre le blanchiment.

M. le Président : Je vous remercie de votre disponibilité et des réponses que vous avez bien voulu apporter à nos interrogations.

Audition de M. Jean-René FARTHOUAT,
Vice-président du Conseil national des barreaux

(procès-verbal de la séance du 17 novembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Jean-René FARTHOUAT : Monsieur le Président, j'ai beaucoup d'observations à faire sur un plan général.

Le problème qui se pose est de savoir si les avocats sont des vecteurs privilégiés de la délinquance financière et du blanchiment d'argent. Un certain nombre d'affirmations ont été récemment lancées, qui ont provoqué quelque émotion à l'intérieur de notre profession et ont d'ailleurs été suivies de rectifications de la part de leurs auteurs. On a pensé que les avocats français n'étaient pas nécessairement les plus visés par les propos tenus dans ce domaine, et qu'il y avait peut-être plus de risques de délinquance d'avocats dans d'autres pays.

Si on regarde les choses sur le plan statistique, on s'aperçoit que le nombre d'avocats effectivement mis en cause dans des problèmes de délinquance financière ou de blanchiment d'argent est tout à fait infime.

Au cours de ces dernières années, je me souviens qu'un de mes confrères, pour des opérations à la Réunion, a été placé en détention et condamné ultérieurement.

Hors quelques exemples très ponctuels, je ne vois donc pas qu'il y ait une implication particulière de la profession d'avocat dans la délinquance financière. Il y a une sorte de fantasme qui court, selon lequel notre profession serait maintenant contaminée par des risques depuis qu'elle est devenue une profession unique en fusionnant avec les conseils juridiques. Ceux-ci seraient, dans l'esprit de certains, des gens « de sac et de corde » n'ayant pas les mêmes conceptions déontologiques que les avocats.

Je m'inscris en faux contre ces allégations. La quasi-totalité de mes confrères, anciens conseillers juridiques, me paraissent avoir une conception déontologique tout à fait saine et solide. Ils avaient d'ailleurs « fait le ménage » chez eux avant de fusionner avec les avocats.

Le blanchiment a, par définition, un caractère occulte et, lorsque j'affirme qu'on n'a pas beaucoup de traces statistiques d'avocats participant à des opérations de blanchiment, encore faudrait-il être capable de les déceler. J'ai été frappé, jusqu'ici, de voir très peu de ces opérations de blanchiment se faire en France : c'est, en général, dans des îles sympathiques et accueillantes que ces opérations ont lieu.

Quand l'avocat incriminé est identifié, il est poursuivi et condamné et fait, de surcroît, l'objet des sanctions disciplinaires qui s'imposent.

J'ajouterai deux observations.

En premier lieu, l'avocat ne fait pas, en principe, d'intermédiation - tout au moins, il n'en fait pas d'une manière habituelle. Il peut arriver que l'avocat en fasse ponctuellement, et ce n'est pas en soi un péché que de faire de l'intermédiation. Si un de mes clients me dit demain : « Je suis à la recherche d'une société susceptible de travailler avec moi », je lui ouvrirai mon carnet d'adresses et n'en rougirai pas ; ce que je n'ai pas le droit de faire, c'est d'en faire ma profession habituelle et de devenir un intermédiaire habituel dans ce domaine.

Par conséquent, le fait que nous ne soyons pas des intermédiaires, notamment des intermédiaires financiers, écarte d'ores et déjà de nous un certain nombre de tentations et de risques.

En second lieu nous avons, s'agissant de maniement de fonds, le système des caisses de règlement pécuniaire d'avocats (CARPA) offre un certain nombre de garanties. Ce système fait d'une part l'objet d'un contrôle interne par les caisses elles-mêmes, mais aussi d'une surveillance externe assurée, en vertu des textes, par une commission de contrôle des caisses de règlement pécuniaire, composée de quatre censeurs qui sont le bâtonnier de Paris, le président de l'UNCA (c'est-à-dire de l'Union des caisses), le président de la conférence des bâtonniers et le président du Conseil national des barreaux.

Ce système nous donne des garanties tout à fait sérieuses, car le risque en matière de blanchiment d'argent repose dans le maniement des fonds. Nous manions les fonds par l'intermédiaire de ces caisses : une fois que nous avons reçu les fonds - qu'il nous est interdit de recevoir en espèces -, nous les déposons dans des banques où s'exerce le système normal de contrôle. TRACFIN joue pleinement son rôle et les choses sont contrôlées à partir du moment où je reçois un chèque d'un de mes clients.

Je voudrais vous citer une anecdote. A la veille de la fin de mon mandat de bâtonnier de Paris, j'ai été alerté - c'était un 22 ou 23 décembre - par les services de contrôle de ma caisse de règlement pécuniaire me disant qu'on avait déposé un chèque de 1 million de dollars qui donnait quelques inquiétudes. Tellement d'inquiétudes, même, qu'on s'est aperçu qu'on était en présence d'une vaste escroquerie et que j'aurais terminé mon mandat avec un déficit de 1 million de dollars si on n'avait pas été vigilant - ce qui n'aurait pas augmenté ma popularité auprès de mes confrères ! Le système de contrôle a joué à plein et sans aucune difficulté. Le juge d'instruction a été saisi dans l'heure et les mesures nécessaires ont été prises.

Y a-t-il néanmoins des opérations particulièrement dangereuses qu'il faudrait écarter de la profession d'avocat ?

J'aurais dû vous dire dès le début de mon intervention que nous ne pouvons pas accepter, ou envisager d'accepter, de pouvoir être des dénonciateurs. Il est impossible de concilier une obligation de dénonciation fondée sur le soupçon et notre éthique professionnelle. Le serment de respecter le secret n'est fait ni dans l'intérêt de nos clients, ni dans notre intérêt personnel : il répond à une fonction sociale, celle de la nécessité pour le citoyen de pouvoir se confier à quelqu'un qui est tenu par un secret absolu.

On ne peut pas imaginer demander à la profession d'avocat de devenir une profession de délateurs. Madame la ministre de la Justice, à Lyon, a récemment évoqué ce problème à l'occasion de la Convention des avocats de 1999. Lorsqu'elle a expliqué qu'on pourrait envisager, dans notre intérêt, une possibilité de dénonciation, le chahut qui a accueilli ce propos, alors que tout le reste de son intervention avait été chaleureusement approuvé, donnait l'idée de la détermination de notre profession.

Je n'imagine pas que la représentation nationale transforme une profession millénaire, précisément fondée sur ce secret professionnel, et lui impose une obligation de délation. Doit-on néanmoins écarter les avocats de la réalisation de quelques opérations, parce qu'ils ont cette obligation de ne pas dénoncer ?

Il ne m'a pas totalement échappé que de bons esprits pouvaient se dire que, dans certaines constitutions de sociétés par exemple - que ce soit des sociétés civiles immobilières ou des fiducies (pour autant, d'ailleurs, que le droit français connaisse exactement la fiducie, ce qui n'est pas tout à fait le cas) -, il faudrait écarter les avocats de ce type d'opérations.

J'observe que les constitutions de société passent d'abord par les banques, s'agissant du dépôt du capital. Lorsque je constitue une société, parmi celles que je peux constituer - parce qu'il y en a déjà un certain nombre, notamment les sociétés anonymes, pour lesquelles je passe nécessairement à un moment donné par l'intermédiaire d'un notaire -, je dépose le montant du capital à la caisse de règlement pécuniaire, où il va donc faire l'objet des contrôles qui s'imposent.

Je ne vois donc pas quelles garanties supplémentaires une profession, qui aurait une faculté de dénonciation, pourrait apporter par rapport à la nôtre.

J'en aurai terminé en disant qu'il y a vraisemblablement des possibilités pour essayer d'être encore plus vertueux que nous ne le sommes. Je pense notamment qu'une amélioration de l'information serait éminemment souhaitable. Nous recevons tous, régulièrement, des lettres émanant de personnages mystérieux, installés en général dans des pays africains anglophones et nous proposant des opérations formidables de transfert de fonds, dans lesquelles on est susceptible de pouvoir prendre sa retraite le lendemain du jour où on les a faites compte tenu du montant des honoraires qu'on va percevoir. L'entourage du bâtonnier à Paris, et mes confrères en province de la même manière, alertent depuis des années l'ensemble de la profession sur les risques que cela peut présenter.

Voilà les quelques observations liminaires que je pouvais faire.

M. le Président : Votre exposé, très convaincant, nous renvoie en même temps au problème soulevé par le projet de modification de la directive européenne de 1991. La plupart des acteurs de la lutte contre le blanchiment disent qu'il est essentiel d'obtenir la mobilisation des professions qui peuvent se trouver à un maillon de la chaîne du blanchiment, et qu'il faut qu'elles mettent en place des dispositifs internes d'autorégulation permettant de lutter contre ce blanchiment.

Les mêmes acteurs - police, juges etc. -, expliquent que les partenaires les plus difficiles à convaincre sont souvent les avocats. Vous semblez dire que ce lien entre le blanchiment d'argent et la profession d'avocat est si ténu qu'un peu d'information doit suffire à s'en prémunir. Tout ce qui est prévu par la modification de la directive de 1991 serait donc inutile, mais pourrait, en revanche, provoquer des effets pervers importants concernant le secret professionnel et la préservation des droits de la défense.

Est-ce bien là ce que vous voulez dire ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Ce que j'ai dit très clairement au début de mon intervention, c'est qu'il ne suffit pas de prétendre : il faudrait aussi qu'on commence à apporter quelques preuves de ce qu'on avance.

Sur quel fondement se base-t-on pour dire qu'il y aurait une participation ou une intervention de la profession d'avocat dans le blanchiment d'argent ? Je me sens très thomiste à cet égard, c'est-à-dire que j'aimerais bien qu'on me démontre la réalité de cette accusation. Il est tout à fait clair que Mme Eva Joly, qui a allumé la mèche publiquement dans son intervention devant la presse anglo-saxonne, a expliqué ensuite que ce n'était pas les avocats français qu'elle visait, mais les avocats anglo-saxons. Or les avocats anglo-saxons, qui sont installés en France, sont soumis à la législation et à la déontologie française et je ne vois pas de réalité à cette accusation.

M. le Président : Nous avons auditionné M. Yves Godiveau, chef de l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), qui nous a déclaré : « Je peux vous citer l'exemple précis de l'utilisation d'un compte CARPA par une organisation criminelle dans la banlieue parisienne. Ce n'est la faute de personne, personne ne se sent en mesure de sanctionner l'avocat qui, en l'occurrence, a prêté son compte ». Alors que le rapporteur, lui demandait d'estimer les sommes en jeu, il a répondu : « Il s'agissait d'une restitution de 1,3 million de francs. Cela permet d'acheter un fonds de commerce de restauration ».

Il n'est pas question ici de stigmatiser une profession dans son ensemble - qu'il s'agisse des avocats, des notaires, des experts-comptables etc. -, mais on peut imaginer qu'un certain nombre de vos collègues résistent peut-être moins bien que d'autres aux tentations que vous évoquiez et que, si on ne souhaite pas l'intervention de la loi ou de textes européens ou internationaux, il faut tout de même que la situation puisse se concevoir.

C'est sur ce point précis que je voudrais avoir votre sentiment, avant d'aborder d'autres questions plus précises. Pensez-vous qu'il est possible, comme c'est le cas chez les notaires, que certains avocats puissent se prêter à des opérations douteuses, soit de façon intentionnelle, soit par impudence ou maladresse ou qu'il ne peut s'agir que d'un cas marginal ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Je n'ai pas dit que cela ne nous concernait pas. J'ai dit que l'affirmation selon laquelle les avocats seraient le vecteur privilégié, ou l'un des vecteurs privilégiés, du blanchiment de l'argent est un fantasme. Je ne dis naturellement pas qu'il n'y a pas des avocats qui peuvent être naïfs ou malhonnêtes.

Je préside une des sections disciplinaires de mon Ordre. Trois sections se réunissent une fois par mois et nous traitons tous les ans, à Paris, 150 à 160 dossiers d'avocats qui ont commis des infractions de caractère divers et que nous sanctionnons.

L'idée que l'avocat serait « par essence » protégé du péché, quel qu'il soit, est indéfendable. Il est possible, bien entendu, que des avocats soient naïfs ou malhonnêtes. Mais ce n'est pas la même chose d'être naïf ou malhonnête. Je note d'ailleurs que, dans votre exemple, il est dit qu'on n'a pas poursuivi l'avocat. Et si on ne l'a pas poursuivi, c'est simplement parce qu'il ne s'est pas aperçu de ce qui s'était passé : on l'aurait poursuivi s'il avait été complice du délit.

L'obligation de dénonciation n'aurait, par conséquent, strictement rien changé au problème. Je n'ai pas à dénoncer la totalité de ce que je vois, j'ai à dénoncer si j'ai un soupçon : c'est ce que nous dit la directive. Il n'a pas eu de soupçon. C'est passé entre les mains d'une banque, la banque n'a pas eu de soupçon : c'est donc que l'opération n'était visiblement pas une opération de blanchiment d'argent. Et ce n'est pas en imposant une obligation de délation que vous allez changer quoi ce que ce soit à ce type d'activité.

Ce que nous disons nous-mêmes, c'est que nous devons nous interdire toute opération qui paraîtrait, si peu que ce soit, susceptible de ne pas être honnête.

Quand un client vient me voir et me demande quelque chose, j'ai le devoir d'analyser ce qu'il demande et de savoir si je peux, en conscience, lui rendre le service. Si je constate qu'il ne me donne pas d'indications satisfaisantes sur l'origine de l'argent avec lequel il va monter une société ou procéder à un achat, je lui réponds que je ne suis pas son homme et que je me refuse à faire l'opération. Je ne peux pas le dénoncer, parce que c'est radicalement contraire à mon éthique, mais cela ne change rien in fine.

Si vous nous mettiez dans la situation de devoir dénoncer, les délinquants iraient voir d'autres gens, qui ne présentent aucune garantie sur le plan déontologique et éthique et qui font des opérations malhonnêtes. C'est comme cela que les choses se passent.

Il est rare, Monsieur le Président, qu'on demande en définitive à des gens qui sont soumis à une déontologie de faire des opérations malhonnêtes. On le demande en général à des gens qui font ces opérations parce que personne ne les sanctionne.

Je ne comprends pas la portée de votre question. Les avocats sont susceptibles de commettre des infractions : c'est rare, mais c'est tout à fait possible, et ils sont alors sanctionnés. Nous ne réclamons aucun privilège. Le tribunal condamnera l'avocat qui sera pris la main dans le sac, et son Ordre le radiera ou le suspendra selon la gravité du délit commis. Mais, de là à dire qu'il devrait dénoncer son client...

M. le Rapporteur : Monsieur le bâtonnier, que feriez-vous à la place du législateur pour répondre au paragraphe 25 de la directive, qui distingue le secret de l'avocat-défenseur et celui de l'avocat-conseil et prescrit aux professions d'organiser le système de dénonciation ? Nous allons avoir à résoudre ce problème et à le surmonter, dans le respect évidemment d'un secret professionnel que vous décriviez comme étant l'intérêt de la société et non la propriété d'une corporation ou de quelques personnes. Comment voyez-vous ce problème ?

J'enchaînerai sur une deuxième question. Quelle est aujourd'hui la position déontologique de l'Ordre sur une pratique qui semble se développer et consiste, pour certains de nos confrères, à vendre leur talent pour concevoir des montages dans des centres offshore et aider ainsi leur client à exporter des capitaux dans des conditions apparemment légales, mais qui permettent de soupçonner une sorte de soutien logistique et intellectuel à une évasion fiscale - voire à des pratiques encore plus condamnables ?

Comment fixez-vous des limites à ce comportement ? Je voudrais savoir s'il y a déjà eu des décisions sur ces questions. A votre connaissance, ce cas s'est-il déjà présenté -notamment celui d'avocats qui font du démarchage, adossés souvent à des sociétés anglo-saxonnes et utilisant les moyens de communication moderne pour vendre leurs services ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Je vais d'abord répondre à votre seconde question, parce que c'est finalement la plus facile. Je n'ai aucun doute sur ce point : je ne dois pas me contenter de faire des choses apparemment légales, je dois faire des choses honnêtes et, à partir du moment où ce qui m'est demandé ou ce que je vais faire est susceptible de ne pas être conforme à l'honnêteté, je ne dois pas m'y prêter.

Cela ne veut pas dire que je ne peux pas donner des conseils en matière fiscale à mes clients. Mes confrères fiscalistes donnent des conseils sur la manière dont on peut interpréter la loi dans le sens le plus favorable au contribuable. C'est le jeu de la fiscalité. Le fisc ne se prive d'ailleurs pas de contester certaines interprétations et les juridictions viennent dire si elles sont fondées ou non. La loi le permet : je ne « trafique » pas la loi, je dis simplement que je vais pouvoir faire une opération financière parfaitement légale et honnête si je rapproche tel et tel texte. Et c'est au législateur ou au pouvoir réglementaire, s'ils considèrent que cette opération ne leur plaît pas et ne correspond pas à ce qu'ils veulent, de corriger la loi ou le règlement pour éviter cette opération. Autre chose est de proposer à mon client, lorsque j'ai le soupçon que l'opération qu'il me demande a pour objet de blanchir des capitaux dont l'origine serait illicite, une opération qui va précisément le permettre.

Vous avez parlé du démarchage. J'aimerais que vous me disiez, parce que je suis sûr que les Ordres seraient extrêmement intéressés, qui sont les cabinets qui font du démarchage pour ce type d'opérations. Il suffirait à mon sens que les procureurs généraux alertés saisissent les bâtonniers de ce type de comportement et leur demandent d'exercer les poursuites disciplinaires qui s'imposent : un avocat qui ferait du démarchage pour dire : « Je suis capable de vous monter des opérations dans des paradis fiscaux, vous allez voir ce que vous allez voir », est un avocat qui se met en infraction avec sa déontologie et est, par conséquent, susceptible d'être poursuivi.

Je suis tout à fait clair et formel sur ce point : je n'ai pas eu connaissance d'opérations de cette nature mais je suis absolument certain que si les procureurs généraux, quels qu'ils soient, saisissent un bâtonnier d'une infraction de cette nature, elle sera poursuivie.

La directive, telle que je l'ai lue, n'impose pas de rendre obligatoire la délation pour toute profession. Il existe une hiérarchie des valeurs et je crois personnellement que le secret professionnel est une valeur essentielle. Je dois d'ailleurs dire que la représentation nationale, qui n'est pas très écoutée par les juges à cet égard, a indiqué dans des textes d'une grande clarté, que le secret de l'avocat ne concernait pas seulement son activité judiciaire mais également son activité juridique dans tous les domaines. La chambre criminelle de la Cour de cassation a une interprétation assez singulière sur ce point, alors que la chambre commerciale et la chambre civile donnent des textes une interprétation conforme à la volonté du Parlement.

Je suis tout à fait certain que les barreaux de tous les pays européens sont dans le même état d'esprit que le barreau français. Il existe une organisation, qui s'appelle la Fédération des barreaux d'Europe, et réunit les barreaux de pratiquement tous les pays de la Communauté et au-delà. Nous nous sommes réunis à plusieurs reprises sur ce sujet. Nous sommes très conscients de la nécessité de mettre en _uvre tous les mécanismes possibles pour protéger nos confrères et les inciter au respect de la loi, mais la limite extrême - qui est celle de l'obligation de délation du soupçon - ne nous paraît pas accessible.

M. Gilbert LE BRIS : Vous nous avez dit que les caisses de règlement pécuniaire des avocats (CARPA) constituaient un mécanisme très protecteur et sécurisant pour éviter le blanchiment de l'argent.

Néanmoins, lorsque vous dites que c'est à la banque de faire jouer le mécanisme de la déclaration de soupçon quand la pureté des fonds n'est pas évidente, on se heurte à un problème, qui est celui de ce qu'on pourrait appeler la « chaîne des confiances » en matière de blanchiment d'argent. La banque, quand l'argent vient d'un avocat respectable, a tendance à faire confiance, une autre banque prendra ensuite cet argent, en faisant confiance car il provient d'une autre banque etc. Bref, une fois que l'argent est entré dans cette sphère, il est insoupçonnable. On peut donc se demander si ce n'est pas toujours au niveau du premier échelon qu'il est pertinent de se mobiliser pour lutter contre le blanchiment et que c'est là, finalement, que les obligations doivent exister.

En vous demandant vos remarques sur cette « chaîne de confiance », j'aurais une question à vous poser : depuis que la fusion a été réalisée entre les conseils juridiques et les avocats, on se trouve face à une profession qui intervient dans des domaines beaucoup plus diversifiés qu'auparavant. Il y a eu une extension de la déontologie des avocats et du secret professionnel qui l'accompagne, à l'ensemble des matières traitées. Or, certaines d'entre elles sont devenues beaucoup plus sujettes à caution. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Sur le premier point, ce que vous dites m'étonne un peu. C'est tout de même aux banquiers, dont c'est le métier, de déceler les choses ! Quand on m'apporte un chèque d'un million de dollars tiré sur une banque australienne, je suis amené à poser des questions ; mais si on m'amène un chèque de 500 000 francs tiré sur le Crédit commercial de France et émis par une société dont mon client est le président-directeur général, que voulez-vous que je soupçonne à cet égard ?

Ou alors, il faut interdire à tout le monde, en dehors du service de la répression des fraudes, de manier de l'argent. C'est une solution assez radicale...

Encore une fois, je revendique pour ma profession l'obligation et le devoir d'être circonspect. La différence entre le banquier et moi, c'est que je montre moi-même la porte quand je vois quelque chose d'anormal, et je dis au client : « Ce n'est pas ici, vous partez ». Le banquier, lui, va avoir une obligation de dénonciation.

C'est la différence qui existe entre nous. Et ne me dites pas que le danger sera alors que le délinquant aille voir quelqu'un d'autre qui n'aura pas mon scrupule ! S'il va voir quelqu'un d'autre qui n'a pas mon scrupule et n'est pas avocat, cela prouve que les choses marchent mal ; cela ne prouve pas du tout que j'ai la moindre responsabilité dans ce système.

La Banque nationale de Paris, que je connais puisque c'est elle qui travaille avec la caisse de règlement pécuniaire de Paris, ne se prive pas, à l'heure actuelle, de s'interroger sur tel ou tel chèque qui lui est remis. On ne nous fait pas une confiance aveugle.

Je vous ferai d'ailleurs observer que le raisonnement serait le même s'agissant d'un notaire ou d'un huissier - toutes professions extrêmement convenables et honnêtes. Ce n'est donc pas une spécificité de la profession d'avocat. Le notaire, qui ne voit pas que le chèque est un chèque douteux, va le déposer à sa banque et c'est bien celle-ci, dont c'est la vocation, qui pourra vraisemblablement s'en percevoir le plus facilement.

Deuxième observation : mes confrères venant de l'ancienne profession de conseiller juridique sont des gens très convenables et d'une bonne valeur morale et déontologique. Depuis que la profession de conseiller s'est créée et s'est dotée d'un certain nombre d'organes de surveillance, elle a fait un remarquable ménage. En définitive, ce qui a rendu difficile la fusion entre les avocats et les conseils juridiques, c'est qu'on se trouvait en présence d'une profession qui était d'un haut niveau de technicité, de compétence et de règles morales, et qui avait pris une part fort importante du marché du droit parce qu'elle présentait des garanties équivalentes à celles des avocats. Cela aurait été plus facile pour nous d'absorber une profession douteuse et d'aller y faire le ménage.

Le secret des affaires est aussi un élément de confiance tout à fait important. J'ai quelque doute lorsque je vois, à l'heure actuelle, des sociétés françaises très importantes qui ont comme conseils de grands cabinets anglo-saxons. Les renseignements tirés de l'analyse des bilans de la société Renault se retrouvent en effet vraisemblablement, par cet intermédiaire, le lendemain à Détroit aux Etats-Unis... Or le secret des affaires existe et doit être protégé. C'est un secret qui est de même nature que celui de la confession, qui est d'ailleurs le seul vrai secret.

M. le Rapporteur : Nous avons un médecin parmi nos collègues et je crois que Mme Mathieu-Obadia est froissée, monsieur le bâtonnier.

M. Jean-René FARTHOUAT : Vous avez maintenant un certain nombre d'obligations de dénonciation, notamment en ce qui concerne la maltraitance des enfants, par exemple.

Mme Jacqueline MATHIEU OBADIA : Pas du tout, nous n'avons à nous ouvrir qu'au juge et dès lors qu'il y a déjà une action intentée en justice.

M. Jean-René FARTHOUAT : Vous avez donc un secret qui est, à mon sens, écorné et qui s'écorne de plus en plus.

Mme Jacqueline MATHIEU OBADIA : Je suppose que vous écornez aussi votre secret professionnel si vous êtes au courant d'une action criminelle qui va se produire.

M. Jean-René FARTHOUAT : Justement : non. C'est le grand dilemme que nous connaissons bien : si je connais le délinquant comme citoyen, je vais bien entendu aller le dénoncer ; mais si je le connais comme avocat, c'est-à-dire si quelqu'un vient me voir et me dit « J'ai l'intention de me livrer à une action criminelle », je n'ai pas le droit de le révéler.

Je peux vous dire que je l'ai personnellement vécu il y a 35 ans. J'étais tout jeune avocat, une de mes clientes a sorti de son sac, devant moi, un pistolet et m'a dit : « La première balle est pour M. X » qui était un journaliste célèbre du Monde « et la seconde balle est pour son avocat ». J'ai essayé de raisonner ma cliente, mais j'ai tout de même passé une assez mauvaise nuit.

Alors j'ai été voir mon bâtonnier qui m'a répondu : « Mon petit, vous allez m'amener votre cliente. ».

Au cours du rendez-vous elle a ressorti son revolver et a dit ce qu'elle avait l'intention de faire.

Maintenant que c'est prescrit, je peux dire que le journaliste et l'avocat ont fait l'objet d'une surveillance pendant quinze jours à leur insu, que Monsieur le Préfet de police, respectueux du secret professionnel, avait organisée.

M. Jacky DARNE : Monsieur le bâtonnier, j'aimerais comprendre comment se passe la relation entre l'avocat et son client sur des opérations de blanchiment, puisqu'il y a naturellement autant de probabilité que les avocats interviennent dans ce type d'opération que pour les autres professions.

On peut dire que les opérations de blanchiment passent fréquemment par des mécanismes liés aux sociétés commerciales : constitution, augmentation de capital, création de filiales étrangères, contrats de transfert, commissions etc. Les avocats intervenant dans ce domaine sont aussi exposés que d'autres et participent, volontairement ou en général involontairement, à ce type d'opération.

Comment cela peut-il se dérouler ? Il est plutôt rare, à mon sens et contrairement à ce que vous indiquiez, que le délinquant s'adresse à un conseiller qui n'a aucune réputation. Il a, au contraire, tout intérêt à avoir la caution de quelqu'un d'honorablement connu sur la place : un bon cabinet, un bon notaire, une bonne banque, etc. Mais il va évidemment présenter son opération sous les jours les plus favorables.

Vous avez dit vous-même que la capacité d'investigation de l'avocat était faible. On va lui soumettre un chèque, qu'il n'aura guère les moyens d'examiner. Il va constituer une société, qu'elle soit civile ou anonyme - le cas échéant, en faisant appel à d'autres compétences professionnelles que les siennes.

L'opération va se nouer. La réalité du blanchiment, c'est qu'on aura créé une coquille animée par des hommes de paille. Mais on va voir très rapidement apparaître le bénéficiaire réel des opérations, le bénéficiaire économique, celui qui est à leur origine. Cela va se voir, en général, à l'occasion de procurations qui seront données sur des comptes en banque, de délibérations d'assemblée où on va donner des pouvoirs ou de conventions entre des sociétés où apparaîtront des contrats de transfert.

La suspicion ne sera donc pas souvent immédiate.

Vous êtes, à ce moment-là, dans une relation de conseil. Vous n'êtes pas dans une situation de défense. De même, le banquier va ouvrir un compte et s'apercevoir, un an ou deux ans après, qu'un mouvement d'argent est suspect ou que tous ces échanges de chèques ne sont pas normaux ; il pourra, à ce moment-là, dénoncer.

Vous pouvez vous-même, de la même façon, déceler l'opération. Ne trouvez-vous donc pas normal, dans cette fonction, d'être assujetti à un mécanisme de déclaration de soupçon ? Je ne suis plus un avocat de la défense, je ne suis pas dans un métier où je défends quelqu'un qui m'a confié son dossier pour une affaire quelconque ; je suis quelqu'un qui a mis sa compétence au service d'un client, dont je m'aperçois par la suite que celui-ci agit de façon douteuse.

Les banquiers, pour éviter de respecter leur obligation de déclaration de soupçon, convoquent la personne et lui disent : « On a aujourd'hui des problèmes, vous feriez mieux de trouver un autre banquier pour vos opérations ». Quelle est la conséquence de cette attitude ? C'est que les criminels internationaux ne sont pas poursuivis, puisque les banquiers ne vont finalement pas les signaler au Parquet.

Ne croyez-vous pas qu'on pourrait décider, s'agissant des avocats, que tout ce qui est relatif aux actes des sociétés commerciales entre dans le champ de la déclaration de soupçon, sans faire de distinction absolue entre la défense et le conseil ? Il s'agit simplement de dire que le conseil aux sociétés se trouve dans un champ particulier et que, si vous avez un soupçon au cours de la vie d'un dossier, vous le signalez à TRACFIN qui enquêtera.

M. Jean-René FARTHOUAT : Nous avons la conviction que si nous entrons dans la voie de l'exception, nous détruisons le secret professionnel.

M. Jacky DARNE : Le croyez-vous très sérieusement ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Très sérieusement. Il n'y a pas de secret professionnel qui puisse être à géométrie variable.

M. Jacky DARNE : Mais les experts-comptables sont, en général, en même temps commissaires aux comptes. On est en présence de deux statuts contradictoires : l'un avec secret professionnel (l'expert-comptable), l'autre avec obligation de révélation des faits délictueux (le commissaire aux comptes). On est capable de faire la différence quand on est commissaire aux comptes, et d'écrire au procureur : « Monsieur le procureur, il y a un abus de bien social, poursuivez ». En ce qui me concerne et dans mon exercice professionnel, je me suis en tout cas toujours senti tenu par le secret professionnel, mais jamais par la complicité : c'est-à-dire que si un client me demande de faire quelque chose d'illégal, je lui dis de sortir par la porte ou je le passe par la fenêtre. On est capable de distinguer ce qui est révélation de ce qui est secret professionnel. Pourquoi les avocats n'y arriveraient-ils pas ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Si nous n'avons pas pu résoudre le problème de la multi-disciplinarité ou de la multi-professionnalité avec les experts-comptables, c'est précisément parce qu'ils sont tous commissaires aux comptes, qu'ils ont une obligation de dénonciation et que nous considérons qu'il y a une incompatibilité à exercer nos deux professions à l'intérieur de structures communes. C'est l'écueil sur lequel nous avons buté.

Si je rentre dans votre raisonnement, je trouve que vous illustrez complètement, par votre exemple, l'exactitude de mon indication : à savoir qu'à partir du moment où vous me dites « Vous devez dénoncer le crime », je ne dois pas seulement le dénoncer en matière financière, je dois le dénoncer dans tous les domaines.

M. Jacky DARNE : Pourquoi ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Parce que le crime financier n'est pas le pire. C'est un crime épouvantable, mais le crime de sang est aussi un crime tout à fait répréhensible. Nous considérons par conséquent qu'il ne peut pas y avoir de demi-mesure dans ce domaine.

Mais nous sommes extrêmement prudents dans le domaine financier et il faut que nous nous retirions immédiatement lorsqu'on s'aperçoit que la société que nous conseillons est en train de nous demander des choses répréhensibles. Un de mes confrères a été condamné pour proxénétisme et complicité de proxénétisme hôtelier. Le fait que le gérant de l'hôtel change tous les six mois et qu'on lui demande de convoquer une assemblée générale tous les six mois pour nommer un nouveau gérant aurait dû, ont dit le parquet et le tribunal de grande instance de Paris, l'alerter et lui faire comprendre que ce changement de gérant traduisait une volonté d'échapper aux dispositions pénales.

Celui de mes confrères qui, dans un dossier financier, se livrera à des actes qui auraient dû l'amener, à l'évidence, à se rendre compte qu'il était à l'intérieur d'une société où on se livrait à du blanchiment, deviendra complice de ce blanchiment et devra être condamné.

M. le Rapporteur : Monsieur le bâtonnier, nous sommes sous le charme de votre conviction quant au secret absolu et indivisible, et l'exemple contraire des médecins donne à réfléchir. Cependant, la responsabilité de l'Etat est d'organiser la transparence d'un certain nombre d'actes. Vous renvoyiez d'ailleurs, tout à l'heure, à la responsabilité du législateur en matière de traçabilité des flux financiers.

La question de l'authentification d'un certain nombre d'actes, pour entourer lesdits actes des garanties nécessaires, nous amène à poser le problème du transfert à d'autres professions du soin d'opérer leur passation - s'agissant notamment de la création de sociétés, civiles immobilières.

Cela poserait-il problème à votre profession si nous contournons l'obstacle du secret en transférant la confection des ces actes, dans lesquels peuvent se loger des activités de blanchiment, à d'autres professions qui en recueilleraient le monopole et en seraient les gardiens ?

M. Jean-René FARTHOUAT : Tout ce qui est de nature à nous ôter une légitime partie de notre activité, pour la réserver à une autre profession dont nous considérons qu'elle ne donne pas plus de garanties que nous, nous pose problème. Il est tout à fait évident que la profession d'avocat vivra très mal qu'on vienne lui dire, parce qu'elle ne dénonce pas, qu'on va réserver tel ou tel secteur de son activité à la profession de notaire qui, elle, est une profession qui dénonce.

Mais je crois en plus, monsieur le député, que l'on ferait fausse route étant donné l'histoire récente des grands scandales immobiliers. Dans toutes les grandes affaires, que ce soit la Garantie foncière ou autres, vous trouvez des notaires qui ont participé à des opérations déclarées par les tribunaux comme étant des opérations de délinquance.

Ce n'est donc pas l'obligation de dénoncer qui donne une garantie. Vous n'aurez donc jamais une garantie absolue parce que, quelle que soit la profession, vous aurez des hommes dont la conscience n'est pas suffisante, mais je ne crois pas que ce soit en réservant certaines opérations à telle ou telle profession, qui a son quota d'indésirables et d'indélicats, que vous ferez avancer les choses.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Philippe AUDRAS,
Président de la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM)

(procès-verbal de la séance du 1er décembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Philippe Audras, président de la FNAIM.

Monsieur le président, l'immobilier fait partie des secteurs économiques utilisés par les criminels pour blanchir des capitaux, et la profession immobilière s'est récemment trouvée soumise, en France, comme dans d'autres pays, à l'obligation de déclaration de soupçon. Nous voulons donc aborder avec vous la façon dont votre profession considère ce problème et met en _uvre cette nouvelle obligation.

M. Philippe AUDRAS : Monsieur le président, messieurs les députés, je rappellerai tout d'abord que la FNAIM est un syndicat professionnel et qu'à ce titre, sa fonction essentielle est de faire du lobbying politique pour la défense de ses adhérents. Nous n'avons donc pas de pouvoir disciplinaire sur nos adhérents. Nous ne sommes pas un ordre, même si nous essayons de mettre en place certains moyens pour moraliser la profession dans tous les domaines.

Ce n'est pas la première fois que nous nous préoccupons du problème de l'argent sale, notamment à travers une revue professionnelle, Infos FNAIM, destinée à nos adhérents. Dès 1992, nous avons attiré leur attention sur les risques de blanchiment d'argent dans l'immobilier. Nous avons renouvelé cette information en 1997, en 1998, et dans le dernier numéro de décembre 1999 dont je vous ai apporté une photocopie.

Le secrétaire général adjoint de TRACFIN avait lui-même attiré mon attention sur ce sujet, et je lui avais promis que, d'ici à la fin de l'année, nous ferions un article dans notre revue professionnelle afin de sensibiliser nos adhérents.

En tant que président de la fédération, je me rends dans les assemblées générales de chambre où je suis amené à parler de ce problème, notamment dans les régions les plus sensibles, c'est-à-dire la région Provence-Alpes-Côte d'azur (PACA) et les régions touristiques.

M. le Président : Pouvez-vous nous dire comment votre profession a été informée de l'existence de ce mécanisme de déclaration de soupçon et comment elle a accueilli cette nouvelle obligation ? En outre, pouvez-vous nous dire si des déclarations de soupçon ont déjà été faites ?

M. Philippe AUDRAS : Je suis tout à fait incapable de vous répondre, car, à ma connaissance, aucun de mes confrères n'a appelé la fédération pour lui faire part de ses soupçons sur l'origine de l'argent d'un acquéreur.

Ce que je puis vous dire, en revanche, c'est que mes collègues ont beaucoup de mal à admettre qu'il n'existe aucun lien entre TRACFIN et l'administration fiscale ! Nous insistons donc tout particulièrement dans le numéro de décembre de notre revue professionnelle, en expliquant aux adhérents que TRACFIN est intéressé non pas par les valises de billets, mais par leur origine, et qu'il n'y a aucun lien avec l'administration fiscale ; un magistrat siège même au sein de TRACFIN pour veiller à ce que les informations ne circulent pas entre les deux organismes.

M. le Président : Voulez-vous dire par là que les professionnels de l'immobilier ont accueilli cette obligation avec réticence ? La vivent-ils comme une tracasserie administrative, sont-ils inquiets ou ont-ils accueilli cette obligation de façon extrêmement favorable ?

M. Philippe AUDRAS : Je n'ai observé aucune réaction particulière. Pour ma part, je leur explique qu'ils ne risquent rien à établir des déclarations de soupçon, qu'il suffit d'envoyer une lettre à TRACFIN qui prendra le relais, que leur responsabilité sera dégagée et qu'ils ne pourront ainsi être soupçonnés d'une quelconque connivence avec les détenteurs de l'argent sale.

M. le Président : S'il s'avère qu'un de vos adhérents ne respecte pas les règles de bonne conduite et n'établit pas de déclaration de soupçon, ne pensez-vous pas que le fait que vous ne soyez pas un ordre et que vous ne disposiez donc pas de moyens de sanction pose un problème pour la qualité même de la profession ? Quelles sont vos perspectives de ce point de vue ?

M. Philippe AUDRAS : En effet, la fédération ne dispose pas de pouvoir disciplinaire. En revanche, notre profession a l'obligation de garantir les fonds de nos mandants par un établissement financier ; or 99 % de nos adhérents sont à la caisse de garantie de l'immobilier de la FNAIM - en fait, on ne peut pas être à la FNAIM sans être à cette caisse de garantie. Cette caisse effectue des contrôles et a la possibilité, quand elle découvre que des malversations se sont produites dans un cabinet, de radier l'adhérent.

Si un adhérent ne respecte pas les textes de la loi Hoguet ou commet des fraudes sur les ristournes que touchent les syndics de copropriétés - et à l'heure actuelle, dans la région parisienne, une centaine de dossiers sont chez le juge -, la caisse de garantie peut lui retirer sa garantie ; or qui dit retrait de garantie dit retrait de la carte professionnelle. Et le retrait de garantie entraîne une information de l'ensemble des mandants des cabinets et un affichage dans toutes les copropriétés, ce qui génère une perte de clientèle certaine.

M. le Président : S'agissant de la sensibilisation de la profession, organisez-vous des formations pour apprendre à vos adhérents ce qui doit constituer un soupçon parmi l'ensemble des transactions qu'ils ont à traiter ? Avez-vous recensé les signes méritant d'être considérés comme des indices potentiels de blanchiment ?

M. Philippe AUDRAS : Ce problème est facile à appréhender avec la clientèle locale dont on connaît le train de vie ; si nous savons que telle personne gagne environ 10 000 francs par mois et qu'elle se propose d'acheter un appartement à 3 millions de francs, nous pouvons avoir des doutes.

Lorsqu'on a affaire à une clientèle étrangère, les choses sont beaucoup plus difficiles, car il n'est pas écrit sur la tête des gens s'ils sont ou non malhonnêtes ; c'est plus une impression. Mais peu importe, j'explique à nos adhérents que s'ils ont un soupçon, ils ne doivent pas hésiter à le déclarer à TRACFIN qui fera son travail. Le secrétaire général adjoint m'a expliqué que TRACFIN reçoit environ 1 000 dossiers par an ; parmi ces 1 000 dossiers, 900 sont directement classés, 100 sont traités et 10 sont véritablement intéressants.

M. le Président : Ce problème, dont vous avez parfaitement conscience, suppose une réflexion sur les mécanismes par lesquels, dans votre profession, opèrent ceux qui veulent blanchir de l'argent. Si l'attention s'est portée sur la profession d'agent immobilier, c'est sans doute parce que, à travers les affaires jugées ces dernières années, on a pu constater que les blanchisseurs avaient recours aux agences immobilières.

Si j'ai bien saisi vos propos, aucune réflexion n'a été menée pour indiquer aux agents immobiliers les critères ou les indices qui doivent les amener à établir une déclaration de soupçon. Vous leur dites simplement d'en établir un maximum, TRACFIN faisant ensuite le tri.

M. Philippe AUDRAS : Nous bénéficions de nombreuses formations professionnelles, mais nous n'avons pas de formation spécifique sur ce sujet mais peut-être devrions-nous en ouvrir une.

M. le Président : TRACFIN ne vous a-t-il pas proposé de faire une formation ?

M. Philippe AUDRAS : Le secrétaire général adjoint m'a en effet demandé si TRACFIN pouvait venir parler de ce problème - par exemple à l'occasion d'une assemblée générale -, et bien entendu, je ne m'y suis pas opposé. Mais la chose n'est pas si simple, la fédération compte 7 000 adhérents, mais les assemblées générales ne réunissent que les présidents de chambre, soit environ 300 personnes. Nous ne pouvons donc sensibiliser nos 7 000 adhérents que par notre revue professionnelle.

M. le Président : Savez-vous quels sont les secteurs, dans votre profession, les plus utilisés par les blanchisseurs ?

M. Philippe AUDRAS : Ce sont les transactions. Je ne vois pas comment, en administrant des biens, nous pourrions blanchir de l'argent ! Il faudrait que je sois le gérant de 50 appartements appartenant à un même propriétaire et que j'ai des doutes sur ce dernier pour faire une déclaration à TRACFIN !

Les propriétaires de biens habitent en général le département, ce sont des personnes que nous connaissons de père en fils et sur lesquelles nous n'avons absolument aucun soupçon ; 99 % des soupçons que l'on peut avoir, dans notre, profession, ont lieu dans le domaine de la transaction.

M. le Président : Et sur quelles transactions ?

M. Philippe AUDRAS : Je ne peux pas vous le dire. En revanche, si cela vous intéresse, il m'est tout à fait possible de faire réaliser une enquête dans les régions PACA et Île-de-France, régions les plus représentatives pour ce genre d'activités. Bien entendu, je ne vous garantis pas que tous les adhérents répondront à cette enquête, mais je pourrais le faire de façon anonyme avec le questionnaire suivant : « Avez-vous déjà envoyé une déclaration de soupçon à TRACFIN et pour quel motif ? Quels critères avez-vous employé pour étayer vos soupçons ? Etc. ».

M. le Président : Je vous remercie, ce serait très intéressant. Nous avons rencontré le conseil supérieur du notariat, un certain nombre d'intervenants spécialisés, les services du ministère de l'intérieur, et tout le monde évoque cette question de l'immobilier. Les sources sont toujours un peu vagues, mais quelques affaires révèlent bien des achats immobiliers. Si vous parvenez, par une enquête interne, à obtenir des éléments plus concrets, cela nous intéresserait.

M. Jacky DARNE : De nombreux intervenants nous ont affirmé que le blanchiment d'argent dans la région PACA, en provenance de pays de l'Est, est important. J'imagine que l'on doit assister à une flambée des prix d'une certaine catégorie de l'immobilier qui doit entraîner une légitime inquiétude des professionnels, car des investissements de cette sorte désorganisent forcément le marché.

Ne serait-il pas utile d'ouvrir une réflexion avec les adhérents de votre fédération qui travaillent dans cette région pour leur expliquer que si ces investissements et cette flambée des prix leur rapportent beaucoup d'argent, il s'agit d'une gangrène qui gagne la région et qu'il convient de traiter ?

Ma seconde question sera plus brutale : ne pensez-vous pas que les professionnels de l'immobilier, dans cette région, y trouvent leur compte et, par conséquent, qu'ils ont tendance à fermer les yeux sur certaines pratiques ?

Par exemple, il est évident que si une personne se présente pour acheter une propriété de luxe sans discuter du prix, cette personne peut être suspecte. Par ailleurs, certains professionnels ferment les yeux sur des pratiques telles que le paiement partiel en espèces. Il s'agit là - ne pas discuter le prix et payer une partie en espèces - de deux indices troublants qui ne peuvent pas échapper à un professionnel aguerri !

M. Philippe AUDRAS : Monsieur le député, lorsque nous avons eu la visite du représentant de TRACFIN, il nous a dit : « Nous effectuerons d'abord la transaction dans son intégralité afin que l'agent immobilier puisse toucher sa commission et nous remontrons ensuite la filière ».

En ce qui concerne la flambée des prix dans la région PACA, ce que vous dites est vrai mais, il ne faut pas oublier que les prix avaient beaucoup plus chuté que dans le reste de la France. On sait très bien que les régions les plus sensibles sont PACA et l'Ile-de-France, qui subissent les plus fortes hausses, mais également les plus fortes baisses - de l'ordre de 25 % contre 10 % dans le reste de la France.

M. Jacky DARNE : Vous êtes tout de même d'accord avec moi lorsque je vous dis qu'un blanchisseur ne discute jamais le prix ? Il n'a donc pas le comportement que l'on peut attendre d'un acheteur.

M. Philippe AUDRAS : Tout à fait, il ne discute pas le prix, ne visite pas la propriété trois fois, etc. Il est vrai que si l'on réalise une enquête auprès de mes confrères de la PACA, l'on pourrait avoir des résultats intéressants.

M. Jacky DARNE : Vous paraît-il possible de mobiliser la profession pour lui faire comprendre qu'elle est assise sur une branche qui va casser ? Les agents immobiliers ne sont pas inquiets ?

M. Philippe AUDRAS : Vous savez bien que l'intérêt individuel passe avant l'intérêt général !

M. Gilbert LE BRIS : Monsieur le président, sur quels indices doit-on se fonder pour établir une déclaration de soupçon ? Parce que le prix que l'on ne discute pas, ça peut être le coup de c_ur. Néanmoins il s'agit d'un critère que l'on peut mettre en avant, tout comme le paiement en espèces des 10 % ou le changement d'acheteur au dernier moment.

N'y a-t-il pas un jeu entre l'agent immobilier se disant que le notaire, avant d'établir l'acte authentique, examinera de près la situation de l'acheteur, et le notaire connaissant bien cet agent immobilier qui a pignon sur rue, considérant qu'il n'y a aucune raison de s'interroger ? N'y a-t-il pas là, pour le blanchisseur, un moyen de ne pas se faire remarquer ? Il s'agit évidemment d'une question qui tient plus d'une intuition que d'une réalité.

Ma seconde question est relative aux sociétés civiles immobilières pour lesquelles un certain nombre d'éléments - la constitution, les modifications statutaires, les ventes - ne font pas l'objet d'un acte authentique. Pensez-vous que le fait de ne pas passer par ce sas qu'est l'acte authentique constitue une possibilité supplémentaire de blanchir de l'argent, ou que cela n'a aucune incidence ?

M. Philippe AUDRAS : En ce qui concerne votre première question, je ne pense pas que les agents immobiliers et les notaires comptent mutuellement les uns sur les autres.

Je souhaiterais revenir sur le paiement en espèces qui a été évoqué tout à l'heure, pour dire que si cela existait il y a une vingtaine d'années, notamment lorsque les plus-values étaient taxées, ce n'est plus la règle aujourd'hui. En effet, ce que l'on ne paie pas au départ, on le paie à l'arrivée.

J'exerce à Grenoble, je réalise sur les transactions immobilières un chiffre d'affaires de 1,8 million de francs contre 17 millions de francs en administration de biens, mais je puis vous affirmer que l'on ne voit plus personne venir avec une valise de billets. Il est donc vrai que si un acheteur se présente de la sorte, il peut y avoir soupçon.

En ce qui concerne les SCI, je sais que mes amis notaires revendiquent l'acte authentique pour les cessions de parts de SCI. J'ai eu l'occasion d'aller à leur congrès au mois d'octobre à Marseille, où Mme Guigou a dit qu'elle était favorable à l'acte authentique, mais que l'acte sous seing privé valait tout autant dans certains cas. Personnellement, je ne crois pas que cela changerait grand-chose.

M. Gilbert LE BRIS : Puisque vous faites beaucoup d'administration de biens, est-ce qu'il arrive qu'un propriétaire demande que les loyers soient versés à une tierce personne ?

M. Philippe AUDRAS : Je gère environ 3 500 logements à Grenoble, je n'ai jamais rencontré un tel cas de figure, hormis le cas où il y a une donation, chez le notaire, de l'usufruit à un enfant ou à un parent. Il nous arrive, en revanche, qu'une personne demande à rester discrète sur le fait qu'elle se soit portée caution !

M. Gilbert LE BRIS : Légalement, rien n'empêche un propriétaire de demander que les loyers soient versés à une tierce personne ?

M. Philippe AUDRAS : Si un propriétaire que je connais bien me demande de verser les loyers à sa fille, je lui demanderai tout de même s'il a fait une donation, car elle risque d'avoir des problèmes avec le fisc.

M. le Rapporteur : Avez-vous rédigé un petit manuel à l'usage de vos adhérents - ou envisagez-vous de le faire - rappelant les critères de suspicion comme la nationalité, avec l'exemple de la société fiduciaire domiciliée dans les Iles vierges britanniques ? L'OCDE publiera dans six mois une liste de lieux non coopératifs ; les capitaux provenant de ces lieux seront considérés comme suspects. Ce manuel pourrait rappeler à vos adhérents que la déclaration de soupçon permet de bénéficier de l'irresponsabilité pénale ; il s'agit de l'un des éléments de la construction d'une relation de confiance que TRACFIN à mis en _uvre à l'égard des intermédiaires financiers.

M. Philippe AUDRAS : Non, nous n'envisageons pas de rédiger un tel manuel. Nous n'avons d'ailleurs jamais fait de livret spécifique sur tous les problèmes qui peuvent exister dans notre profession. Les informations importantes sont communiquées à nos adhérents par notre revue professionnelle - dix numéros pas an -, notamment l'évolution de la législation et les nouvelles obligations des professionnels de l'immobilier en ce qui concerne TRACFIN. Je vous lis un passage de ce que les adhérents pourront trouver dans la revue du mois de décembre : « Les professionnels de l'immobilier bénéficient d'une exonération de responsabilité pénale, civile et professionnelle lorsqu'ils ont de bonne foi déclaré leurs soupçons à TRACFIN. »

M. le Rapporteur : Vous pensez donc qu'il appartient à TRACFIN de sensibiliser les professionnels de l'immobilier ?

M. Philippe AUDRAS : Le passage que je viens de vous lire est bien destiné à les sensibiliser, non ? Il s'agit d'une revue non pas destinée au grand public, mais aux véritables professionnels.

M. le Rapporteur : En vous écoutant, monsieur le président, j'ai ressenti la méconnaissance que vos adhérents pouvaient avoir de ces dispositions.

M. Philippe AUDRAS : C'est tout à fait probable, oui.

M. le Rapporteur : Il y a donc un gros travail de sensibilisation à faire.

M. Philippe AUDRAS : C'est certain, mais nous ne pouvons pas les prendre par la main et les forcer à déclarer leurs soupçons !

M. Jacky DARNE : La fédération exerce-t-elle un contrôle sur place des agents immobiliers ?

M. Philippe AUDRAS : Absolument pas. Nous ne disposons d'aucun pouvoir de contrôle.

M. Jacky DARNE : Dans ce cas, qui vérifie le respect des règles professionnelles ?

M. Philippe AUDRAS : Cela est vérifié par notre caisse de garantie. Comme je l'expliquais tout à l'heure, 99 % des adhérents de la FNAIM sont affiliés à la caisse de garantie de l'immobilier de la FNAIM ; or celle-ci vérifie, par exemple, la représentation des fonds des mandants...

M. Jacky DARNE : ... et les garanties financières.

M. Philippe AUDRAS : Pas seulement, elle contrôle également de plus en plus le respect de la législation. Je vous cite un exemple concernant les copropriétés : si les convocations d'assemblée générale et les comptes rendus ne sont pas effectués convenablement, si les travaux sont commandés avant le délai imposé par l'article 42, la caisse de garantie réprimande les professionnels.

M. Jacky DARNE : Ce système de contrôle vous paraît-il suffisant ou estimez-vous qu'il serait nécessaire d'organiser un contrôle déontologique par la profession elle-même ?

M. Philippe AUDRAS : C'est en effet quelque chose que nous souhaitons, mais les textes actuels ne nous le permettent pas ; il faudrait, pour cela, nous transformer en ordre, or il ne semble pas que cela soit envisagé par la Chancellerie à l'heure actuelle.

En revanche, nos amis de la Confédération nationale des administrateurs de biens, avec qui nous entretenons d'excellents rapports, sont en train de mettre au point un comité d'éthique et de déontologie auquel nous allons adhérer. Ce comité sera chargé, lorsqu'une plainte sera déposée par un tiers à l'encontre d'un professionnel et que l'affaire n'aura pas pu être réglée au niveau départemental, de traiter le dossier.

Ce comité sera composé de trois anciens professionnels de renom et de trois personnalités indépendantes, compétentes en matière d'éthique et de déontologie ; Alain Etchegoyen, que vous connaissez sans doute, a déjà accepté de siéger.

M. Jacky DARNE : Certains de vos adhérents possèdent-ils des établissements à l'étranger ?

M. Philippe AUDRAS : Je n'en connais pas, non. Je ne parle évidemment pas de l'immobilier d'entreprise, car il est évident que tous les grands de l'immobilier d'entreprise à Paris, ou bien sont des filiales de groupes étrangers, ou bien ont des filiales à l'étranger.

M. Jacky DARNE : Et ces grands groupes ne sont pas adhérents à la FNAIM ?

M. Philippe AUDRAS : Si, bien sûr. Auguste-Thouard l'est par une petite porte, par l'intermédiaire du groupe Vendôme-Rome. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment fonctionne ce groupe, même si je connais le président qui m'invite tous les ans à déjeuner parce qu'il est persuadé que je ne l'aime pas, ce qui est faux.

M. Jacky DARNE : Vous gérez 3 500 logements, vous faites un peu de transaction, vous avez donc une action locale. Alors, à part l'Italien qui traverse la frontière pour acheter...

M. Philippe AUDRAS : Ils vont à Nice les Italiens.

M. Jacky DARNE : Ils viennent également dans les Alpes.

M. Philippe AUDRAS : Moins, ou alors dans les stations de ski.

M. Jacky DARNE : Les grands groupes dont on vient de parler ont, contrairement à vous, un réseau international considérable. Comment procèdent-ils aux transferts de fonds et comment fonctionne leur gestion immobilière ?

M. Philippe AUDRAS : C'est très compliqué et il s'agit d'ailleurs d'un problème sur lequel j'ai attiré l'attention de la Chancellerie qui en est tout à fait consciente, car ils sont perpétuellement en infraction. En effet, quand ils effectuent des « négociations » entre une société propriétaire d'un immeuble en France et une société qui est à l'autre bout du monde, ces deux sociétés sont déjà d'accord sur le bien et le prix. Il n'y a donc pas de réelle transaction, on leur demande simplement de monter l'affaire ; ils travaillent ainsi un an ou deux sur le projet - aidés par des juristes, des fiscalistes, des avocats, des notaires, etc. - qui, quelquefois n'aboutit même pas.

Selon la loi Hoguet, ils n'ont le droit de percevoir des honoraires que si la transaction aboutit ; or, ils en touchent, quel que soit le résultat. Ils jouent donc non pas un rôle de transactionnaire, mais de conseil et ils sont hors loi Hoguet tout en y étant soumis, ce qui pose un problème sur le plan pénal.

M. Jacky DARNE : Ils n'ont jamais été poursuivis ?

M. Philippe AUDRAS : Non, jamais. Mais il suffit qu'un juge s'intéresse de plus près à cette pratique et vous savez ce que c'est que la justice à l'heure actuelle, et il peut mettre en examen le patron d'une de ces grosses boîtes qui se fait payer en honoraires, non pas en France, puisqu'il ne peut pas, mais en Angleterre ou aux Etats-Unis, au titre de la société mère.

Par ailleurs, pour toute négociation, la loi Hoguet impose au professionnel de posséder un mandat ; celui qui n'en a pas peut être pénalement poursuivi. Or les anglo-saxons ne connaissent pas le mandat.

L'Etat français ne se rend pas compte que le monde évolue très vite et qu'il conviendrait d'adapter nos textes à notre nouvelle façon de travailler.

M. le Président : Monsieur le président, avez-vous le sentiment que cette lutte contre le blanchiment d'argent doit être maintenant un élément essentiel dans votre profession, ou pensez-vous que cela reste anecdotique ?

M. Philippe AUDRAS : Je suis parfaitement conscient que nous devons arriver à sensibiliser mes confrères sur ce problème et à attirer leur attention sur les risques qu'ils prennent à ne pas dénoncer les soupçons qu'ils pourraient avoir - alors que cette déclaration de soupçon les exonère de leur responsabilité pénale. Il convient simplement de leur faire prendre conscience que les risques sont bien réels et qu'ils ont des obligations.

Monsieur le président, je suis donc tout à fait disposé à mener une enquête - notamment en région PACA - afin de savoir s'ils sont ou non sensibilisés à ce problème, et si des déclarations ont déjà été établies. Mais personnellement, je ne le pense pas.

M. le Président : Monsieur le président, je vous remercie.

Audition de M. René RICOL,
Membre du Comité exécutif
de la Fédération internationale des professionnels comptables (IFAC)

(procès-verbal de la séance du 1er décembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Dans la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux, les professions comptables jouent un rôle d'autant plus important que, selon les différentes personnalités que nous avons auditionnées depuis juin 1999, le blanchiment utilise de plus en plus les entreprises.

C'est en votre qualité de membre du comité exécutif de l'IFAC que notre Mission a souhaité vous entendre.

M. René RICOL : En France, deux organisations différentes existent : l'Ordre des experts-comptables et la Compagnie des commissaires aux comptes. Alors que le premier, soumis à un secret professionnel très strict, effectue essentiellement des missions d'assistance, la seconde gère les missions professionnelles légales et connaît une obligation de révélation des faits délictueux qui s'exécute à partir des indications données en 1985 par la Chancellerie, conjointement avec la Compagnie, sur les procédures à suivre.

Les membres de l'Union européenne et d'autres pays, sont regroupés dans une très ancienne organisation, la Fédération européenne des experts-comptables, qui débat directement avec la Commission européenne des sujets qui nous intéressent et représente nos positions.

Enfin une organisation mondiale, l'IFAC (International federation of accountants), regroupe les 100 pays (140 institutions) dans lesquels les professions comptables sont organisées de manière indépendante par rapport aux pouvoirs publics. Nous examinons en ce moment la candidature de la Chine, qui ne remplit pas à l'heure actuelle cette condition.

L'IFAC représente officiellement la profession au plan international et gère un ensemble de comités plus ou moins autonomes. L'un d'entre eux, l'IASC, qui va devenir indépendant, est relativement connu car il traite de la normalisation comptable mondiale. Un second comité, l'IAPC, est chargé d'élaborer des normes d'audit qui doivent être respectées par tous les pays membres. Reste un ensemble d'autres comités, comme le comité d'éthique qui définit les règles applicables à nos professions au plan international.

L'IFAC prépare actuellement un contrôle de qualité de ses membres et ceux qui ne respecteront pas ses critères en seront exclus. Cette décision peut être lourde de conséquences, car elle mettra les professionnels de ces pays dans l'incapacité d'effectuer un ensemble d'opérations, notamment celles placées sous contrôle de la Banque mondiale.

Nous avons, dans le cadre de l'IFAC, examiné les opérations ou les risques liés à la corruption et au blanchiment d'argent, puisque bon nombre de pays membres sont convaincus qu'il s'agit du problème majeur des années qui viennent. Dès 1994, lorsque j'étais président de l'Ordre des experts-comptables, j'indiquais que ce qui rendait la corruption encore plus dangereuse que par le passé, c'est qu'elle pouvait être liée à une opération de blanchiment et dans ce cas, on entre dans un système, non plus de corruption simple, mais totalement mafieux.

En 1997, à Paris, à l'occasion du congrès mondial de L'IFAC, le président de la Banque mondiale a considéré, avec raison, que les auditeurs ne pouvaient rester sans réagir et qu'ils étaient impliqués, tout autant que les banques. Nous nous sommes donc saisis du sujet.

Après un certain temps - les choses étant longues à se mettre en _uvre dans les organisations internationales - nous avons tout d'abord adopté une recommandation demandant à chacun des Etats membres de nous indiquer les actions menées et celles envisagées pour lutter contre le blanchiment.

A ce stade, nous avons reconnu collectivement qu'il convenait de s'intéresser non seulement aux faits avérés de corruption et de blanchiment, mais également aux cas de doutes.

L'adoption dans cette même recommandation votée par le conseil, du principe, prévoyant que les déclarations seraient transmises à une autorité indépendante de la profession a constitué une autre étape décisive.

Ainsi, deux évolutions majeures ont-elles eu lieu au niveau international : la dénonciation d'un simple soupçon et la transmission de cette déclaration à des autorités indépendantes, comme le procureur de la République ou son équivalent. C'est là une vraie révolution car jusqu'alors seule la France reconnaissait à l'auditeur légal, c'est-à-dire au commissaire aux comptes, la possibilité d'informer le procureur de la République. Tous nos confrères considéraient cela comme une trahison du secret professionnel.

Cette disposition mettra certainement du temps avant d'entrer réellement en application. Mais on voit certains pays comme le Royaume-Uni, commencer à progresser sur ce sujet.

Dans cette même recommandation nous avons déclaré que, seuls, nous ne pouvions pas faire grand-chose. Lors du débat entre la profession et la Securities and Exchange Commission (SEC) - organisme très puissant aux Etats-Unis équivalent de notre Commission des opérations de bourse - cette dernière estimait que, lors de la crise asiatique, les auditeurs n'avaient pas fait leur travail et s'interrogeait sur les actions que la profession était disposée à mettre en _uvre pour mettre fin à cette situation. Il est fantaisiste d'imaginer que les auditeurs sont seuls responsables de la crise asiatique. Ils avaient d'ailleurs relevé un ensemble de points préoccupants qu'ils avaient traité avec diverses institutions, par exemple au Japon avec le MITI.

Si aucune volonté politique n'est clairement affirmée, il est certain qu'on ne fera rien car je ne connais aucun auditeur, dans le monde, qui ira contre la volonté affirmée de son régulateur - c'est-à-dire sa tutelle ou le gouvernement de son pays. A juste titre, le texte de l'IFAC a clairement stipulé que nous resterons vigilants à ne pas être les seuls à nous engager dans ce combat.

Je remarque qu'une volonté quasi-générale se fait jour de « jouer le jeu », en informant de tout soupçon relatif à une opération de blanchiment d'argent sale ou de corruption. Toutefois, comment définir le soupçon alors qu'il est souvent difficile de faire la distinction entre des opérations de corruption, de blanchiment d'argent, de fraude fiscale ou d'optimisation fiscale - voire une opération fiscale de nature courante ?

Nous arrivons alors à la vraie difficulté. Nous sommes prêts à informer, tout en étant conscients que, dans certains pays, la législation en matière fiscale n'est pas toujours très claire. En France la loi peut ensuite être « précisée »par des instructions administratives dont nous ne sommes pas toujours certains qu'elles correspondent dans l'esprit et les faits à l'intention du législateur.

En conséquence, comment garantir à ceux sur lesquels nous transmettons des informations que ces dernières ne seront pas utilisées à d'autres fins - notamment fiscales ? Sinon, il n'y a plus de secret professionnel et encore moins de défense des intérêts légitimes des contribuables.

En second lieu, nous savons parfaitement que la corruption est généralisée dans un ensemble de pays. Il faut que l'attitude de la communauté internationale soit cohérente à leur égard. Par exemple, on nous presse d'être fortement présents dans les pays de l'Est, et notamment en Russie. Comment penser sérieusement que nous sommes en mesure, lorsque nous implantons des établissements dans ces pays, de nous mettre à l'abri des phénomènes de corruption ?

Si nous voulons vraiment avancer dans la lutte contre la corruption, ces pays doivent faire l'objet d'un traitement particulier. On ne peut se contenter de soumettre nos professions à une obligation d'information ; ou alors, toutes les opérations entre la France et la Russie, car il peut y avoir un doute sur quasiment chacune d'entre elles, feront l'objet d'une information.

Nous voulons donc connaître, au plan international, la position des gouvernements des pays membres de l'OCDE sur cette situation.

Nous constatons que beaucoup de textes visent le processus de blanchiment pendant qu'il se produit. Mais que se passe-t-il une fois l'argent blanchi ? Certains Etats, notamment les Etats-Unis, estiment que, par définition, l'argent est « blanc » une fois blanchi : si vous lisez attentivement les textes américains, des règles très précises s'appliquent pendant le processus de blanchiment mais, une fois celui-ci effectué, les textes deviennent muets.

Nous disons que les chances sont raisonnables de découvrir l'opération pendant le processus de blanchiment, et encore plus importantes après. Comment traiter ces capitaux qui se révèlent être des capitaux blanchis et qui sont, pour la plupart, investis sur des places financières nationales ? Dans ce cas de figure, les auditeurs ne peuvent agir seuls. Ils ont besoin du soutien des Etats.

Cela pose un réel problème. On ne peut ni considérer que cet argent est devenu légal ni le retirer de la circulation, car cela risquerait d'entraîner une crise économique sans précédent.

La position de la profession au niveau national et international, est la suivante : accepter de participer, mais sans rester silencieux. Nous nous interrogeons collectivement, sur le point de savoir s'il existe une véritable volonté politique susceptible de s'exprimer.

En résumé, nous avons deux types d'interrogation. Tout d'abord, il s'agit de s'assurer que les faits qui feront l'objet d'une obligation d'informer concerneront uniquement la corruption, le blanchiment de l'argent ou les faits délictueux. Par ailleurs, nous attendons une véritable volonté politique internationale : en effet, on sait qu'un certain nombre de pays avec lesquels nous travaillons sont des pays douteux.

En revanche la levée partielle du secret professionnel, qui a demandé un an et demi de discussions, est une révolution importante pour les auditeurs dans le monde, jusqu'alors autant arc-boutés sur celui-ci que le sont les avocats en France. Lors de la première réunion, seuls la France, l'Italie et deux représentants américains à titre personnel, car ils considéraient cet aspect essentiel, avaient voté « pour » au sein du conseil de l'IFAC. Nous avons réussi, quelques mois plus tard, à obtenir la quasi-unanimité du conseil sur ce texte. Toutefois, la contrepartie de ce mouvement est que l'on va désormais rappeler les conditions de notre engagement à haute et intelligible voix.

M. le Président : Vous dites qu'un auditeur - un expert-comptable, par exemple - ne peut faire la différence entre l'optimisation fiscale, la fraude fiscale et le blanchiment. Je suis étonné qu'avec quelques critères, vous ne puissiez distinguer clairement ce qui relève de l'optimisation fiscale et ce qui relève du blanchiment. On devrait pouvoir faire la différence !

Vous dites ne pas en avoir les moyens. Mais disposez-vous d'études ou avez-vous travaillé entre vous pour réfléchir sur les procédés comptables les plus fréquemment utilisés par ceux qui cherchent à blanchir les capitaux ?

M. René RICOL : Quand, en 1994, j'ai déclaré être préoccupé au plus haut point par ces opérations, un dispositif - notamment une commission de réflexion - a alors été mis en place. Il avait été proposé à la Chancellerie la mise en place d'un observatoire, l'idée étant de se faire une opinion sur la situation réelle et de trouver le moyen de gérer le secret professionnel tel qu'il existe aujourd'hui. Notre proposition aurait été d'avoir un magistrat à mi-temps au sein de l'Ordre et de convenir que tout professionnel ayant une interrogation puisse venir le voir.

Si le magistrat avait considéré que les faits rapportés étaient préoccupants, il aurait eu tout loisir d'informer et d'enclencher la procédure judiciaire.

Il n'a pas été donné suite à cette idée, car elle entraînait des problèmes juridiques très complexes. Je le regrette, parce que cela aurait permis à la profession, qui ne dispose d'aucune expérience, de traiter de cas concrets. Imaginons des données reposant sur un millier de cas : cela aurait permis de savoir précisément de quoi on parle.

En fait, cela a débouché sur la signature d'un vague protocole, il y a un an, avec la Chancellerie.

Aujourd'hui personne ne peut dire sérieusement qu'il possède une connaissance précise et factuelle des cas qui peuvent se présenter, pas plus en France qu'ailleurs. Chaque fois que nous nous sommes interrogés sur les cas qu'on imagine s'apparenter à une opération de blanchiment ou de corruption, notre réponse reste théorique car non étayée par des cas pratiques.

Je prends l'exemple d'un salon de coiffure. En contrôlant le nombre de clients quotidiens et les recettes en fin de journée, vous notez un écart de dix mille francs en liquide par jour : le blanchiment est évident.

Mais dès lors que l'on sort de situations aussi grossières, l'honnêteté impose de dire que les faits qui peuvent amener un soupçon ne sont pas évidents à caractériser : on n'est pas certain que ce soit une opération de blanchiment, de corruption, d'évasion ou d'optimisation fiscale.

Pas plus qu'on ne sait dire ce que peut représenter la corruption exportée. Par exemple, nous n'avons pas de preuves mais de fortes présomptions sur le fait que, dans un certain nombre de pays, il n'est toujours pas possible de signer un contrat important dans le domaine de la défense ou de l'industrie sans qu'il y ait des opérations de corruption.

Nous estimons que plusieurs pays, notamment les Etats-Unis, exportent la corruption. Beaucoup d'entre nous ne pensent plus que les entreprises américaines versent directement de l'argent à un pays pour obtenir des marchés. En revanche, assez probablement, les fonds viennent d'un autre pays pour le même marché, et cette information est crédible.

Par conséquent, nous informerons l'autorité publique de tout élément de nature à créer une interrogation et sur lequel on ne saura apporter une réponse. Il y aura probablement, dans une proportion significative, des cas de pure fiscalité.

M. le Président : Je voudrais revenir sur le deuxième point qui me préoccupe dans vos propos. Vous avez raison de dire qu'il faut être vigilant lorsque vous faites des déclarations de soupçon, car elles ne doivent pas porter sur des questions fiscales. Il faut donc une étanchéité nette vis-à-vis de l'administration fiscale.

Dans le système TRACFIN tel qu'il fonctionne, cette garantie a été donnée à la profession bancaire. Dois-je comprendre que votre inquiétude persiste, c'est-à-dire que vous continuez de penser que le système ne donne pas des assurances suffisantes ?

M. René RICOL : TRACFIN me semble fonctionner plutôt bien et j'ai trouvé les contacts avec TRACFIN et l'OCRGDF très fructueux et efficaces. En effet, nous arrivons à travailler efficacement en mettant de côté la règle de droit absolue. La manière de fonctionner de TRACFIN me parait globalement plutôt convaincante.

Nous n'avons certainement pas, au plan mondial, une sécurité absolue. De plus, mon intime conviction est que si notre démarche n'est pas collective et internationale, ses effets seront extrêmement limités. Si une personne ne peut plus aujourd'hui monter des opérations de corruption à partir de son pays, elle passera par un autre. Ce n'est évidemment pas satisfaisant !

Je voudrais ajouter un autre élément. Actuellement en France, nous vivons dans une atmosphère pénale très pesante, voire insupportable. Il serait injuste et malhonnête d'en rendre responsable les magistrats. Ce ne sont pas les magistrats qui décident de déclencher quantité d'opérations pénales, mais le tissu économique et les conseils juridiques de celui-ci. Tout se passe comme si on se mettait à utiliser la menace de poursuites pénales comme une arme pour atteindre des objectifs économiques. Cette situation me semble regrettable.

Nous avons appris à vivre avec la révélation des faits délictueux, nous apprendrons à vivre avec les déclarations de soupçon. Toutefois, notre motif d'inquiétude serait que ces textes soient pervertis, comme ont pu l'être d'autres textes dans le passé.

Nous serions, somme toute, plus à l'aise si, dans le temps où l'on introduit de telles dispositions, on prenait aussi des mesures simples pour ramener à de plus justes proportions l'utilisation du droit pénal dans la vie économique quotidienne. J'ai de nombreuses suggestions, dont l'une est extrêmement simple : quand une entreprise fait l'objet d'une dénonciation qui s'est révélée sans fondement, le « retour de bâton » doit être tel qu'il dissuade de recommencer.

Aujourd'hui, lorsque vous êtes conseil d'une entreprise qui vous dit que X. a monté un dossier contre elle et vous demande de regarder ses comptes pour voir s'il n'y aurait pas matière à incrimination pénale, il devient de plus en plus compliqué de refuser. En fait, dans beaucoup de cas, on se borne à organiser la paix armée. Mais c'est un vrai détournement de la loi pénale.

M. Jacky DARNE : Je salue l'ouverture d'esprit des professionnels comptables et leur volonté de lutter contre la criminalité financière. J'ai à la fois des demandes très précises d'information sur ce qui existe actuellement comme règles et normes, et des questions plus générales.

Tout d'abord, quel est le statut du document de l'IFAC que vous avez mentionné et qui n'est pas diffusé comme une recommandation ? Un tel document s'impose-t-il aux adhérents nationaux, qui ont ensuite obligation de le diffuser, ou est-ce une déclaration d'intention généreuse, mais sans effet ? Pourrions-nous disposer d'un exemplaire de ce document, ainsi que du matériau accumulé par l'IFAC sur cette question ?

M. René RICOL : Les pays membres de l'IFAC n'ont théoriquement pas le choix, s'ils veulent rester membres, de faire autre chose que de déférer aux demandes du conseil. Cela figure dans les statuts. En réalité, cette déclaration de principe a été assez souvent bafouée et, depuis environ un an maintenant, on note la montée en puissance d'autres organismes comme l'IASCO, qui réunit les bourses de valeurs, la SEC américaine ou la Banque mondiale.

Aujourd'hui, et ce sera encore plus vrai demain, il me semble qu'il est de plus en plus difficile à un pays de refuser de déférer, pour la partie comptable, aux positions prises par le conseil.

M. Jacky DARNE : « Déférer » signifie qu'on va demander à l'organe professionnel national, qui peut être un Ordre chez nous, de les transformer en recommandations internes ?

M. René RICOL : Tout à fait.

M. Jacky DARNE : Les ordres professionnels des différentes organisations nationales en Europe ont-ils, de leur propre chef, pris l'initiative de traduire et de diffuser la recommandation de l'IFAC ?

M. René RICOL : Aujourd'hui, par exemple, la totalité des normes d'audit que l'on trouve dans les pays d'Europe sont une traduction pure et simple des normes de l'IFAC, ajustées au fur et à mesure que les normes de l'IFAC évoluent. Elles peuvent toutefois intégrer quelques compléments nationaux : par exemple, le commissariat aux comptes comprend d'autres dispositifs que de simples règles permettant d'exprimer une opinion sur les comptes présentés - par exemple, les procédures d'alerte et d'autres éléments.

La position prise par le conseil de l'IFAC consiste à dire que nous sommes concernés par le problème et que nous devons informer de nos soupçons une autorité indépendante, sans toutefois pouvoir mettre de côté l'aspect fiscal. Chaque pays membre a aujourd'hui l'obligation d'informer l'IFAC de ce qu'il a déjà fait et de ce qu'il compte faire en liaison avec son gouvernement national.

Nous reprenons maintenant ce dossier pour réfléchir à la rédaction d'une norme : une fois que nous aurons revu et analysé tout ce qui se faisait, nous définirons la position qu'il faut traduire, de fait, dans les réglementations professionnelles nationales, sous réserve qu'elle soit compatible avec la loi de chacun des Etats. En France, ce sera plus facile que dans d'autres pays.

Je ne peux vous transmettre les documents de travail en raison de nos engagements de confidentialité absolue. En effet, sur les principes généraux que j'ai indiqués et notre appréciation sur certains pays, nous sommes en fait allés plus loin que de simples idées. Nous avons travaillé avec un engagement total de confidentialité à l'égard de ceux qui nous ont transmis les informations.

En revanche, j'ai l'accord du président en exercice pour vous donner copie de la prise de position envoyée à chacun des pays membres.

M. Jacky DARNE : Une difficulté que nous percevons, au travers des auditions que nous avons menées, concerne les cabinets internationaux non seulement d'audit, mais également d'avocats et d'autres professions. Ce sont de fait, les grands cabinets mondiaux qui ont une fonction générale de contrôle d'un certain nombre de groupes multinationaux.

Il est parfois reproché à ces cabinets de jouer un rôle qui dépasse celui du simple conseil et d'être « facilitateurs » de montages et d'opérations extrêmement compliquées, qui facilitent le blanchiment et échappent au système bancaire qui, lui, est astreint aux déclarations de soupçon. Je pense à des accords d'entreprise, des sociétés-écrans, des créations de filiales, des opérations en fonds propres etc.

Comment l'IFAC analyse-t-elle cette domination forte de cabinets internationaux qui peuvent crédibiliser un certain nombre d'opérations, alors que leur implantation en différents points de la planète les rend peut-être les plus fragiles in fine ?

Je reprends l'exemple de la Russie pour illustrer mon propos. J'imagine que sont présents, dans les grandes villes russes, un certain nombre de gros cabinets internationaux. Comment tiennent-ils compte des recommandations générales de l'IFAC dans un environnement économique aussi incertain et les sollicitations dont ils peuvent faire l'objet ne les conduisent-ils pas à permettre une certaine organisation du blanchiment ?

M. René RICOL : Je souhaiterais traiter d'abord de la situation des avocats, partie intégrante du tout puisque les réseaux pluridisciplinaires ont également une structure d'avocats.

De manière générale nous sommes convaincus, parce que nous en voyons les exemples manifestes dans certains pays, que la fonction d'avocat est un fondement de la démocratie. Par conséquent, que les avocats ne soient pas soumis aux mêmes obligations de révélation que nous, ne nous choque pas dans le principe.

En revanche, nous ne pouvons tolérer les quelques déclarations malencontreuses dans la presse française de certains d'entre eux, qui n'hésitent pas à dire : « Puisque nous sommes soumis à un secret professionnel absolu, si un client vient nous voir pour l'aider à blanchir de l'argent, il aura toutes les garanties. » Très sincèrement, cette déclaration est extrêmement choquante : le minimum serait que, si un client vient les voir pour une opération de blanchiment de l'argent de la corruption, ils quittent ce client dans l'instant. Sinon, il s'agit de complicité.

Nous pouvons admettre que nous ayons, en tant qu'auditeurs, une obligation d'action positive d'informer. On peut l'accepter parce que notre rôle est différent de celui des avocats ; mais nous considérons qu'ils ne peuvent être ni complices, ni en aucune manière prêter à suspicion de complicité.

La deuxième observation est qu'il ne faut pas non plus en arriver à un dévoiement des procédures. Il ne faudrait pas qu'il devienne dangereux pour une entreprise d'aller voir un auditeur et beaucoup plus sécurisant d'aller voir un avocat, car, nous le savons, il y a un certain nombre de zones de chevauchement. Il ne faudrait pas que ce soit l'occasion pour eux de faire une campagne sur le mode « Venez chez nous, c'est plus sûr que d'aller chez le voisin ».

S'agissant des réseaux internationaux, je constate que les cinq grands cabinets mondiaux ont un pouvoir considérable. Ces réseaux sont d'abord fondés sur la performance économique. Du point de vue des mouvements financiers, on s'aperçoit d'emblée que la place de New York a un impact considérable et que, par conséquent, la SEC a une influence sur eux bien supérieure à celle que peut avoir la Commission des opérations de bourse en France. Si ces cabinets sont présents dans certains pays, c'est donc au moins avec l'assentiment tacite des autorités américaines : il serait innocent de penser le contraire.

Par ailleurs, il me semble qu'on ne peut pas traiter tous les « big five » de la même manière : certains sont totalement intégrés, d'autres plus fédérés et les équilibres de pouvoirs n'y sont pas identiques. Au vu de la situation actuelle, j'ai le sentiment qu'ils sont - en tout cas, leurs états-majors - parmi les plus sensibilisés au risque d'image. Je pense que ces grands cabinets sont les plus disposés à mettre en place des procédures de contrôle afin de se mettre à l'abri de reproches. Probablement ont-ils le sentiment de pouvoir être utilisés comme vecteurs du blanchiment et qu'avec le nombre de leurs collaborateurs, c'est peut-être plus compliqué de s'en prémunir. La preuve en est que nous discutons actuellement de la mise en place de structures notamment de contrôle de qualité au plan mondial, concernant les structures transnationales et notamment les cinq premiers cabinets. Ces contrôles de qualité se coupleraient avec les auto-contrôles, les contrôles nationaux (tels que ceux effectués en France) et d'autres contrôles plus spécifiques. J'ai le sentiment aujourd'hui qu'il y a une sincère volonté de clarté.

Certains cabinets ont incontestablement favorisé des transferts d'actifs vers les paradis fiscaux, mais cela a plus été vrai par le passé qu'aujourd'hui.

On retombe alors sur une question fondamentale que pose l'IFAC : Monaco est aux portes de la France ; le Liban se transforme aujourd'hui en paradis fiscal - voire en plaque tournante de l'argent sale ; à l'Ile Maurice, à deux encablures de la Réunion, une officine nouvelle s'ouvre tous les jours. On ne peut s'empêcher dans ces cas précis, d'en revenir à la question de la volonté politique des gouvernements de s'engager véritablement dans la lutte contre le blanchiment.

Il y a une forme de non-dit. Les entreprises transnationales, dans un consensus général - y compris des gouvernants -, veulent se développer dans tous les pays émergents et utilisent à cette fin un ensemble de paradis fiscaux pour pouvoir commissionner, non pas depuis leur propre pays, mais à distance. Si l'auditeur en place s'en rend compte, qu'il soit membre d'un réseau international ou non, il lui est extraordinairement compliqué de réagir car il a la quasi-certitude qu'en cas de réaction, il ne s'occupera plus de ce dossier.

M. Jacky DARNE : Quelle est la solution pour vous ? Par exemple, l'interdiction de filialiser dans tel ou tel lieu ?

M. René RICOL : Nous allons être obligés d'indiquer publiquement qu'une liste de mouvements est formellement interdite et d'en tirer les conséquences.

Les auditeurs, qu'ils soient membres de réseaux internationaux ou pas, ne sont pas des surhommes. Il y a un écart entre le discours politique général, qui parle d'agir et le fait, sur une opération précise, de dire à tel groupe de faire ou de ne pas faire. On passe alors en première ligne et les pressions arrivent. Beaucoup d'Etats tiennent un discours officiel qui parle d'éradiquer la corruption mais on constate qu'elle continue d'exister sur le terrain.

M. Gilbert LE BRIS : Mme Elisabeth Guigou, Garde des Sceaux, nous avait signalé qu'un protocole d'accord avait été signé avec les experts-comptables, visant à conforter la profession dans sa lutte contre le blanchiment de l'argent. Ce protocole prévoyait qu'une commission ad hoc devait se réunir quatre fois par an. A-t-on, depuis, avancé en ce domaine ?

Par ailleurs, votre « prédécesseur » Frank Harding - puisque vous allez lui succéder - a déclaré qu'il appartient aux Etats de légiférer pour libérer les professionnels de leur devoir de confidentialité vis-à-vis de leurs clients et de leurs personnels. Partagez-vous son analyse ?

M. René RICOL : Il me serait difficile de ne pas être en accord avec la position de Frank Harding, car cela reflète clairement ce que j'avais proposé - et écrit. Il faut, dans un certain nombre de pays, libérer les auditeurs du secret. Les professionnels du chiffre sont d'accord là-dessus.

Lorsque j'ai amorcé les contacts avec la Chancellerie, l'accueil a été favorable. Mais ensuite les choses ont traîné et se sont délitées. Je ne sais si des réunions opérationnelles se sont tenues ou pas. Très clairement, on a travaillé en deçà de nos possibilités.

Aujourd'hui, disposer d'un ensemble de cas concrets représenterait pour nous un atout considérable. Ainsi sur mille cas de soupçon exprimés, après examen nous pourrions dresser une première typologie. Nous serions beaucoup plus à l'aise, sachant enfin de quoi nous parlons.

Par exemple, en vous promenant dans Paris, vous ne pouvez manquer de remarquer le nombre incroyable de salons de coiffure, tous disposant d'équipements onéreux mais avec une clientèle plus ou moins nombreuse, voire inexistante. Comment ces salons font-ils pour subsister ? C'est une interrogation, non une accusation. Il aurait été intéressant de lancer avec l'aide d'un magistrat, une enquête auprès de tous les experts-comptables de ces salons, aux fins d'explication ou de tests de contrôle.

M. Jacky DARNE : Je n'en crois rien du tout. Les professionnels de l'investigation sont parfaitement capables de connaître la situation économique d'un salon de coiffure. Il n'est pas nécessaire de disposer d'un magistrat, d'engager des réformes ou de repenser les procédures. Nous avons les outils adéquats pour déterminer si des déclarations de recettes représentent deux fois les recettes réelles ou seulement la moitié.

Le salon de coiffure qui n'a pas de clientèle trouvera un équilibre économique avec des recettes de prostitution, de drogue, de trafic de voitures volées etc. Il existe des monographies professionnelles. Ainsi, on peut savoir combien de temps est nécessaire pour accomplir telle ou telle prestation dans un salon. S'il y a trois clientes, on multiplie et on voit si le chiffre d'affaires est d'aplomb ou pas. Pour un salon de coiffure, il n'est pas nécessaire d'avoir des capacités d'investigation dans un paradis fiscal !

Dire, comme vous l'avez fait tout à l'heure, qu'il est difficile de déterminer ce qui relève du blanchiment, de la fraude fiscale ou de la corruption n'est pas exact : je dis les choses telles quelles.

A l'inverse, on peut avoir un soupçon sans pouvoir toujours démontrer le fait. Le policier lui-même n'arrivera peut-être pas à remonter la chaîne.

On voit si une commission a été versée ou pas. Si elle est rendue légale par le pays, on la constate, on la comptabilise, on la déduit ou pas fiscalement ; bref, on voit bien les mouvements. Si c'est fait dans l'illégalité, un certain nombre d'éléments ressortent.

Si un cadre prend dans la caisse, on le voit dans les comptes.

Réciproquement, on peut déterminer si de l'argent arrive, dont la justification est telle que, probablement, il est sans cause licite.

On s'interroge alors sur la nature de l'opération qui fait l'objet de ce mouvement. Sans réponse satisfaisante, on a un soupçon, même si on se trouve dans l'incapacité de préciser l'origine des fonds : l'argent d'un héritage mal acquis, celui du proxénétisme ou d'un casino fictif dans le garage.

Pour le commissaire aux comptes, les dénonciations sont acquises. Dans les autres cas, si cette déclaration de soupçon est généralisée, en tant que professionnel vous devez déceler l'opération anormale. Ce n'est ni une abstraction, ni une affaire compliquée.

Ma réserve, s'agissant de votre intervention, est que je vous trouvais un peu en deçà de ce que l'on est en mesure de faire.

M. René RICOL : Je vais vous répondre très concrètement.

Avec le procureur Eric de Montgolfier, nous avons en 1985 rédigé une procédure, validée par la Chancellerie et adressée aux procureurs et aux membres de la Compagnie des commissaires aux comptes. Cette procédure a eu des effets très bénéfiques, non seulement parce que nous sommes devenus plus pragmatiques, mais parce que nous disposions ainsi d'un processus dans lequel avancer de bonne foi. Elle a permis de faire diminuer le nombre de mises en cause de commissaires aux comptes et a incité les gens à informer les parquets

Elle a surtout permis de décontracter les relations entre ceux qui devaient informer et ceux qui recevaient l'information.

Mon père avait une formule à laquelle je tiens beaucoup : « Il ne suffit pas d'organiser, il faut ensuite tenir la main pour que cela marche. » J'ai la conviction qu'il ne suffit pas d'un texte : si on veut réellement que cela fonctionne, il faut établir des contacts. Dans certaines régions ont été conservés, à l'usage des commissaires aux comptes, des « comités du doute ». De façon informelle et non prévue par la loi une permanence, qui se tient souvent au siège de la Compagnie, est assurée par un représentant du parquet qui reçoit les professionnels. On constate que cela fonctionne.

S'agissant de ma seconde observation, je reprendrai l'exemple des salons de coiffure. Au-delà de l'examen de la caisse créditrice, il faudrait, à un moment donné, interroger les experts-comptables sur les pourcentages de recettes en espèces, en chèque ou en Carte bleue et traiter les écarts types. Puis, avec l'aide de quelques policiers postés à proximité, on observe les salons de coiffure qui enregistrent beaucoup plus d'espèces que les autres ou ceux qui ne sont pas du « bon côté » de l'écart type.

C'est en ce sens qu'aujourd'hui, nous n'avons pas une vraie connaissance des faits. Il est facile de voir qui a déposé plus d'espèces à la banque qu'il n'a rendu de prestations effectives. On repère les cas grossiers, mais qu'en est-il des autres ?

Dans le cas des salons de coiffure, je fais confiance à mes confrères pour identifier la caisse créditrice. Mais il reste un travail de fond à accomplir. Il s'agirait de faire une moyenne nationale et de chercher l'écart-type. Nous pourrions alors immédiatement repérer les salons complètement hors du champ normal de l'activité.

Maintenant, prenons la situation à l'autre extrémité du processus. Aujourd'hui, dans une société qui compte quelques dizaines ou centaines de milliers de clients, les contrôles auparavant faits sur pièce le sont maintenant par le croisement des données informatiques. On découvre ainsi les problèmes par exception. A moins d'un pur hasard, il n'existe aucun moyen raisonnable permettant de dire que l'on va identifier un phénomène global de surfacturation à 10 %. On ne le repérera pas, du fait que l'on s'assure de façon statistique et non exhaustive, de l'existence d'une facture, d'un bon de commande et autres documents.

M. Jacky DARNE : Je ne suis pas entièrement d'accord. Un système de surfacturation ne se fera pas au hasard, avec un client anonyme. Dans la plupart des cas, les personnes sont en connivence et cherchent à se partager les profits. Cela se fera avec des filiales, des dirigeants, des conventions réglementées et des documents qui doivent faire l'objet de rapports.

Vous avez mentionné, tout à l'heure, les paradis fiscaux. On sait localiser le profit et le chiffre d'affaires dans le lieu le plus anonyme possible, exerçant le moins de contrôles judiciaires et ayant la fiscalité la plus basse.

Cependant, pour rapatrier ou se partager l'argent, on doit passer par des systèmes de facturation. Le paradis fiscal ne possédant aucune activité industrielle, il faut alors fausser le système de facturation : seront facturés des commissions, des prestations commerciales, des services généraux et autres. Ce sont des contrats dont le spécialiste que vous êtes peut dire qu'ils opèrent un transfert anormal de localisation de l'activité et que vous pouvez alors dénoncer. Cela ne concerne pas, en général, un client anonyme.

M. René RICOL : Je suis d'accord que lorsque dans une entreprise, on repère des opérations avec un paradis fiscal sous convention ou non-article 101, il convient de les examiner et de se poser la question de leur réalité.

M. Jacky DARNE : Si on passe de l'argent dans un paradis fiscal sous couvert de conventions, êtes-vous d'accord pour dire que, très probablement, dans un pourcentage significatif de cas, il y aura une anomalie ?

M. René RICOL : Oui. Mais ne parlons pas uniquement de ce que nous devons faire devant des cas évidents.

Je vais être concret. Je suis persuadé qu'il existe encore aujourd'hui, dans le financement des partis et de l'activité politiques, des opérations de corruption, qui se font beaucoup plus intelligemment qu'hier et différemment. Elles se traduisent comptablement par un ensemble de phénomènes de surfacturation tout à fait disséminés. Les gens face auxquels nous nous trouvons ne sont pas idiots : ils passent leur surfacturation sur plusieurs éléments, procédé que nous ne décelons que par hasard.

Par chance, les commissaires aux comptes ont, dans les entreprises, des correspondants qui les alertent des opérations inhabituelles ou anormales. On leur garantit un secret absolu. Quelles que soient les techniques de ce métier, je persiste à penser que le commissaire aux comptes ou l'expert-comptable a tout intérêt à se déplacer, car la relation de confiance nouée avec le chef comptable lui permet, de temps à autre, de mettre le doigt sur une anomalie.

Nous sommes d'accord sur le fait que les utilisations de paradis fiscaux constituent un élément d'alerte, qu'il convient d'aller fouiller plus précisément. Mais j'ai l'absolue conviction que les systèmes qui se mettent en place actuellement, sont beaucoup plus morcelés.

Cela me conduit à un dernier point. Nous ne voulons pas nous retrouver piégés dans un système consistant à dire que les auditeurs n'ayant pas vu ou voulu voir tel élément manifeste, sont nécessairement complices. Dans ce métier, on peut passer à côté d'un élément qui paraîtra totalement évident par la suite. Je crains un texte à portée absolue qui fasse que, chaque fois que nous laisserons passer quelque chose, nous en subirons les conséquences. Nous sommes disposés à opérer un basculement, mais nous voulons qu'on nous reconnaisse le droit à l'erreur, à être comme tout le monde et par moment fatigué, idiot ou incompétent.

M. Jacky DARNE : Vous avez évoqué, à plusieurs reprises, les problèmes de corruption. Cela pose la question de l'indépendance in fine de l'auditeur. Lorsque les dirigeants sont eux-mêmes partie prenante d'un système de corruption impliquant des personnes internes ou externes à l'entreprise, le contrôleur est, certes, un conseiller payé par l'entreprise ou un commissaire aux comptes soumis à renouvellement, mais pèse néanmoins sur eux un certain nombre d'obligations et de contraintes.

M. René RICOL : Mon cabinet intervient sur la moitié des grandes opérations financières de la place. J'ai récemment écrit au président de la Commission des opérations de bourse, pour lui signifier que suite à mon refus sur une affaire, car il ne pouvait en être autrement, et contrairement à tous les usages, je n'ai pas été nommé sur les opérations qui ont suivi. Ceci n'est pas franchement de nature à soutenir le courage dans l'expression de l'opinion...

Quels que soient les systèmes de désignation des commissaires aux comptes, à la fusion ou aux apports, dans ce pays demeure l'idée que lorsque quelqu'un refuse une opération qui ne lui semble pas convenable, ce refus n'est pas vécu sereinement. Immédiatement, on vous dit qu'il n'est pas correct, voire qu'il travaille pour l'adversaire. C'est considéré comme une agression personnelle à l'égard du dirigeant, une défiance envers sa moralité, toutes sortes de choses hors propos.

Nous avons certainement des progrès à faire pour vivre sereinement les contrôles, car ils font partie de notre vie. Que le contrôle s'exerce et aboutisse nécessairement à des conclusions parfois différentes de celles des services, n'est pas encore passé dans les m_urs. Ce n'est pas uniquement une question de système, mais aussi d'usages et de mentalité.

M. François LONCLE : J'aurais deux interrogations.

Nous sommes restés un peu sur notre faim : vous avez fait allusion à une atmosphère pénale pesante, en exonérant les magistrats et en l'imputant au tissu économique. J'aimerais quelques précisions sur ce point.

Par ailleurs, vous avez fait allusion au fait que, selon vous, le financement illégal des partis politiques continuerait. C'est en dire trop ou pas assez. Je sais que votre expression est personnelle, mais j'aimerais savoir comment ce financement se poursuit.

M. René RICOL : S'agissant du premier point, je suis frappé d'entendre un ensemble de discours convenus sur les magistrats. On dit qu'ils exagèrent. Mais lorsqu'on se penche sur les conditions de saisine on s'aperçoit que, dans neuf cas sur dix, les affaires pénales viennent de dépôts de plainte avec constitution de partie civile. Ce ne sont donc pas les magistrats qui se sont saisis d'eux-mêmes.

Il faut fermement réprimer l'utilisation du pénal à des fins qui ne sont pas celles pour lesquelles il a été créé (c'est-à-dire la défense de la société), mais qui sont des fins liées à la poursuite d'objectifs économiques personnels.

S'il y avait demain une réglementation du traitement de la dénonciation anonyme, ce serait une bonne chose. Si on cherchait systématiquement le dénonciateur, cela permettrait de respirer plus tranquillement.

Sans jeter une pierre dans le jardin des avocats, ce ne sont pas les auditeurs qui conseilleront à leurs clients de déposer une plainte avec constitution de partie civile...

S'agissant des partis politiques, il y a aujourd'hui deux catégories d'acteurs : ceux qui ont compris que les choses ont changé et les autres. Ceux qui en parlent honnêtement vous diront que, pendant très longtemps, le financement d'actions politiques et de campagnes électorales a été considéré comme normal, car aidant des personnes défendant des opinions en lesquelles on croyait. Des magistrats le disent et c'est la vérité : personne n'y voyait aucun mal, car c'était devenu un usage. Assez justement, les uns et les autres ont été collectivement rappelés à l'ordre.

En revanche, certains n'ont toujours pas compris qu'il était désormais interdit de financer une campagne d'affichage. Sur ces matières où nous avons un rôle à jouer en tant qu'experts-comptables et commissaires aux comptes, nous sommes mal à l'aise pour le faire dans un cadre purement pénal. En effet, nous avons conscience que les changements d'habitudes ne se font pas en deux ou cinq ans. Il faut du temps pour faire évoluer les choses.

Nous avons le sentiment qu'il faut imaginer, en dehors de la révélation pure et dure des faits au parquet, des systèmes permettant de corriger les erreurs.

Il faudrait que soit admis et consacré le fait d'avoir une marge d'appréciation dans notre profession. Par ailleurs, lorsque nous décelons une anomalie qui peut avoir un caractère pénal et que nous la faisons corriger, il faut que nous puissions être dispensés d'en informer le procureur de la République.

Nous ferions des progrès considérables si nous disposions d'une petite marge de man_uvre. Quitte à l'organiser dans le cadre d'un comité de contrôle, elle nous permettrait d'agir de façon appropriée sur un ensemble de cas, notamment dans la vie politique, et d'éviter le tout (dénonciation) ou rien (abstention).

Nous sommes là pour que les choses se passent correctement. Si, au lieu de nous laisser dans un système manichéen qui consiste soit à approuver purement et simplement, soit à aller rendre compte au procureur de la République, on admettait que cette profession - qui, après tout, n'est pas totalement indigne - puisse avoir une marge d'appréciation, nous serions beaucoup plus à l'aise. Il nous suffirait de savoir jusqu'à quels montants et dans quelles conditions nous avons la faculté de faire rembourser, sans plus créer de préjudice pour personne et sans déclencher la « bombe atomique » de la procédure pénale.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de MM. Claude FATH, Président,

Philippe LABORDE, Directeur,

et Gilles COSSIC, adjoint du Directeur,

du groupement assurances de personnes
à la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA)

(procès-verbal de la séance du 8 décembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Votre intervention nous permettra de cerner les difficultés que peut rencontrer sur ces questions votre profession et de connaître les efforts entrepris pour lutter contre le blanchiment.

M. Claude FATH : Je m'efforcerai avant tout de répondre à vos questions sur l'activité des sociétés d'assurance françaises et sur les règles, que nous nous sommes fixés ou que la loi nous a fixées, pour lutter contre le blanchiment des capitaux et la délinquance financière, au sens général du terme. Je vous ai apporté toutes les recommandations professionnelles que nous avons diffusées à nos membres.

Je rappellerai en introduction que le groupement des assurances de personnes fait partie de la Fédération française des sociétés d'assurances qui émet périodiquement, sur l'ensemble des sujets, des recommandations. Ces recommandations s'imposent à l'ensemble de ses membres et celles concernant la lutte contre le blanchiment des capitaux ont été édictées au fur et à mesure que les textes législatifs ou réglementaires ont évolué. J'espère que l'ensemble de ces recommandations sont appliquées par les sociétés adhérentes.

Je voudrais dire ici - au passage, je signale que je suis responsable de l'assurance vie dans le groupe Axa - qu'aucune société du marché ne va chercher à faire, ne serait-ce que pour une petite partie de son chiffre d'affaires, des opérations douteuses de cette nature. C'est parfaitement inutile et n'aurait aucun sens économique. Si des cas ont pu se produire, je n'en connais pas personnellement, ce sont véritablement des accidents et ce n'est en aucun cas une politique. Le marché français est un marché actif, en croissance, sur lequel l'activité de l'assurance vie, la collecte d'épargne, la population à l'âge de la retraite, sont suffisamment importantes. Il permet d'éviter toute tentation de blanchir des capitaux d'origine douteuse.

Le fonctionnement même de l'assurance vie en fait sans doute l'un des vecteurs les moins intéressants pour blanchir des capitaux. Si vous aviez à blanchir de l'argent d'origine douteuse, je ne pense pas que vous choisiriez le système de l'assurance vie. En effet, les sociétés d'assurance vie déclarent, à la fin de chaque année, de façon nominative, toutes les sommes sorties de leurs caisses. C'est une obligation qui incombe aux sociétés d'assurance et pas aux autres intervenants du marché financier. Nous établissons un imprimé fiscal unique sur lequel nous déclarons toutes les sommes et les plus-values attachées à ces sommes, versées au cours de l'année à un assuré quelconque. Enfin, tous les contrats d'assurance sont nominatifs.

Aujourd'hui, nous avons mis en place un dispositif ainsi que des textes réglementaires. On signale parfois à TRACFIN, telle ou telle chose qui nous paraît douteuse, mais j'ai le sentiment que nous en trouvons de moins en moins. L'imprimé fiscal unique est un élément assez dissuasif, surtout si le bénéficiaire ne veut pas rester longtemps. Un aller-retour sur l'assurance, même si les plus-values financières sont faibles et qu'elles sont taxées à 35 %, donne lieu à une déclaration. Si j'ai un compte bancaire et que je retire de l'argent sur ce compte, il n'y a pas de déclaration de clôture. Lorsque vous clôturez un contrat d'assurance vie, il y a une déclaration. Ce n'est donc pas un bon vecteur pour blanchir des capitaux.

Nous avons beaucoup travaillé à la mise en _uvre des textes pour lutter contre la délinquance financière. Nous les avons traduits dans nos recommandations qui doivent être appliquées par l'ensemble des sociétés adhérentes à la Fédération. Pour le reste, personne ne devrait a priori trouver un intérêt quelconque.

M. le Président : Merci beaucoup pour ces propos introductifs qui sont rassurants. Vous avez évoqué ces recommandations. Les professionnels de l'assurance ne disposent pas, comme les experts-comptables ou comme les avocats, d'un ordre. Quels sont les moyens que vous avez de contrôler le suivi de vos recommandations ? Quelles sont les éventuelles sanctions dont vous disposez ?

M. Claude FATH : Nous ne disposons pas d'un ordre, c'est vrai. Il existe des ordres d'experts-comptables, d'avocats, de médecins, dentistes, etc. Tout professionnel qui contrevient aux règles de son ordre peut faire l'objet de sanction. On peut radier un avocat, exclure un médecin. Mais ce sont des mesures extrêmes. Il faut déjà qu'il ait commis bien des choses peu convenables pour en arriver là.

La Fédération a quand même des moyens à sa disposition. Nous pouvons rappeler une société adhérente qui ne respecterait pas nos recommandations à son devoir de respect. Nous pouvons aller jusqu'à l'exclusion de la Fédération - c'est prévu dans nos statuts - d'une entreprise d'assurance qui ne respecterait pas nos recommandations. Tout comme nous pouvons ne pas admettre une société d'assurance à la Fédération, quand nous considérons que ses dirigeants, sa solvabilité, ou sa politique ne nous inspirent pas confiance.

Vous avez connu un exemple qui vous a amenés à légiférer cette année, puisque la loi sur la sécurité financière et la protection de l'épargne est directement la conséquence de la défaillance d'une société d'assurance vie que nous avions refusé d'admettre dans notre Fédération.

La Fédération est très active et les compagnies participent à son organisation
- assemblée générale, comité directeur -, à tout un ensemble d'instances, et nous nous connaissons. Si quelqu'un s'écarte des normes, on s'en explique.

M. le Président : Précisément sur cette question des mécanismes de contrôle, quels sont les moyens dont vous disposez pour assurer le suivi des recommandations ?

M. Gilles COSSIC : Les recommandations existent pour le blanchiment, mais aussi dans d'autres domaines. Il y a tout d'abord une confraternité vigilante qui amène éventuellement certains assureurs à dénoncer les pratiques d'autres assureurs. Ils savent qu'en s'adressant à l'organisme professionnel, la confidentialité de la diffusion de l'information au niveau de la profession est garantie. Simplement, on intervient auprès des sociétés concernées. Le degré extrême est celui de l'exclusion. Depuis que je suis dans cette profession, cela n'est arrivé qu'une fois. En effet, une société, à maintes reprises, n'avait pas respecté les recommandations.

C'est surtout par le biais des assureurs eux-mêmes que nous sommes informés de choses qui relèvent du respect de la déontologie. A ce moment-là, on intervient auprès de la société, au niveau de la direction générale, et cela redescend assez vite. Une observation de la profession a une vraie valeur parce que nous parlons de la même chose. Parfois c'est plus rapide et plus efficace qu'un texte théorique qu'il faudrait un jour appliquer. Une société mise en cause fait l'objet d'une intervention de la profession et, généralement, la situation est redressée très rapidement.

M. le Président : Sur l'utilisation de l'assurance vie comme vecteur du blanchiment, il y a ce qui est de l'ordre du fantasme, de l'abus médiatique et il y a les réalités. Il est essentiel pour nous, de faire la part des choses.

En même temps, un certain nombre de rapports -je pense aux rapports du GAFI- ou d'experts que nous avons rencontrés, policiers, juges, disent que les blanchisseurs se servent beaucoup moins des banques qu'auparavant et davantage, sans doute, des compagnies d'assurance. Ils évoquent très souvent le détournement possible des contrats d'assurance vie. J'aimerais que vous reveniez sur cette question.

Dans d'autres pays d'Europe, nous rencontrons les mêmes réflexions. Par exemple, en Belgique, où les assureurs participent au bureau qui correspond à TRACFIN, les responsables disent qu'ils ont plus de mal à avoir des déclarations de soupçon de la part des assurances ou bien que les compagnies d'assurance n'ont pas encore pris la même conscience que les banquiers du danger.

Alors que votre profession est désormais soumise à la déclaration de soupçon, j'aimerais que vous nous précisiez si c'est là une impression infondée ou si vous avez vous-même une réelle inquiétude. Je souhaiterais aussi que vous nous précisiez les moyens qui pourraient être utilisés par les blanchisseurs pour se servir des produits proposés par les compagnies d'assurance, et tout particulièrement, de l'assurance vie.

Vous semblez considérer que des mécanismes préventifs existent déjà, en particulier ce système de déclaration fiscale, et qu'a priori, il n'y a pas de raison que les blanchisseurs utilisent les compagnies d'assurance, et en particulier l'assurance vie. Or, de nombreuses personnes que nous avons rencontrées - et l'obligation de déclaration de soupçon va dans ce sens - disent précisément l'inverse. Je souhaiterais donc que vous puissiez techniquement nous apprendre comment les blanchisseurs peuvent se servir des contrats d'assurance vie.

M. Claude FATH : Regardons le fonctionnement pratique de la souscription d'un contrat d'assurance sur la vie. Pour qu'il y ait un contrat d'assurance vie, il faut un souscripteur, un assuré, ce n'est pas nécessairement la même personne, et il faut un paiement. Tout est nominatif ; l'identité du souscripteur et de l'assuré (date de naissance, lieu de naissance, etc.) est précisée. Il faut un paiement. Aujourd'hui, ce paiement ne peut pas être fait en espèces, sauf dans la limite de droit commun du paiement en espèces de 20 000 F.

En matière de contrôle et de déclaration de soupçon, il y a en amont l'établissement bancaire ou l'établissement financier. Si le paiement est effectué par chèque, c'est à l'établissement bancaire qu'il appartient de faire les vérifications sur l'origine des fonds, et non pas à la compagnie d'assurance. Si le chèque est tiré sur la Société Générale, la BNP, ou le Crédit Lyonnais, c'est bien à la Société Générale, à la BNP, ou au Crédit Lyonnais qui a ouvert le compte de procéder aux opérations de contrôle, et à une éventuelle déclaration de soupçon. Si je reçois un chèque tiré sur une banque française, je n'ai ni les raisons ni les moyens de soupçonner quoi que ce soit. Ce n'est pas moi qui ai reçu l'argent qui a alimenté le compte sur lequel le chèque est débité. Les textes en vigueur sont très clairs : c'est à l'établissement financier qui a ouvert le compte de procéder aux contrôles.

Si nous recevons des chèques tirés sur des banques exotiques, ces établissements n'étant pas soumis aux mêmes règles de déclaration de soupçon, il nous appartient en revanche de vérifier d'où vient cet argent. Cela fait l'objet des recommandations que nous avons publiées. En France, sur des banques établies en France, le contrôle de la moralité du titulaire du compte appartient à la direction bancaire.

Pourquoi l'assurance vie serait-elle un bon système de blanchiment de capitaux ?

Mis à part les petites sommes, jusqu'à 20 000 F, les fonds parviennent toujours aux sociétés d'assurance sous formes de chèques ou de virement.

Supposons maintenant qu'un blanchisseur ait pu donner à penser au banquier qu'il était parfaitement honorable. Vous avez parlé de fantasme et de réalité. Je souhaite moi aussi faire le tri entre les deux. Combien de fois ai-je entendu des choses de cette nature ? Je voudrais bien que l'on me fasse part de deux ou trois dossiers, cela m'intéresserait de voir comment on a pu utiliser l'assurance vie qui est un diablement mauvais vecteur puisqu'il faut un chèque tiré sur une banque convenable, une déclaration, une personne physique. Il ne peut y avoir d'assurance vie sans personne physique. L'assurance vie, même souscrite par une personne morale, repose sur la tête d'une personne physique. Il n'y a assurance que s'il y a aléa ; et l'aléa, dans un contrat d'assurance vie, est la probabilité du décès de l'assuré. S'il n'y a pas cette caractéristique, ce n'est pas de l'assurance vie, mais autre chose. Le fait déclencheur du paiement de la prestation est la mort de l'assuré. Les autres déclencheurs de paiement, c'est une décision de l'assureur ou du souscripteur de mettre fin à son contrat avant son terme. Pour cette raison, les opérations sont entièrement nominatives.

Je rappelle enfin que depuis la loi de finances pour 1999, le capital décès fait l'objet d'une déclaration, ce qui n'était pas le cas précédemment, si on fait exception des souscriptions faites sur les têtes de plus de 70 ans et dépassant 200 000 F de prime. Aujourd'hui, puisque l'exonération fiscale est limitée, en cas de décès de l'assuré, à un million de francs, tous les capitaux issus de versements effectués depuis le 1er janvier 1999 font l'objet d'un enregistrement au lieu du domicile de l'assuré décédé. Il y a une centralisation des déclarations des diverses sociétés d'assurance, de façon à déterminer l'assiette de la taxe de 20 % qui dépasse un million de francs. C'est une nouveauté. C'est encore quelque chose qui réduit l'intérêt de l'assurance vie pour le blanchisseur.

Si j'avais à blanchir des capitaux, spontanément, ce n'est pas vers l'assurance vie que je me tournerais. Je chercherais d'autres voies ou alors je ne le ferais pas en France. Si vous avez un contrat de 10 millions de francs et que vous retirez 500 000 F, nous le déclarons.

M. le Président : Je comprends très bien votre réaction.

M. Claude FATH : Si des experts ont porté à votre connaissance des cas réels où il y a eu effectivement utilisation de l'assurance vie pour blanchir des capitaux, cela m'intéresse.

M. le Président : Je vous transmets des propos qui figurent dans de nombreux rapports publiés et qui concernent l'assurance, ce qui explique que vous soyez maintenant soumis à la déclaration de soupçon. Vous nous dites qu'on ne vous a pas relaté des faits concrets. Cela me laisse entendre que vous n'avez pas eu l'occasion de rencontrer, soit des responsables de TRACFIN, soit des policiers de l'Office central, soit des juges, alors que vous êtes maintenant une profession importante soumise à cette déclaration de soupçon. En fait, c'est tombé du ciel, mais vous n'avez jamais eu un séminaire, une rencontre, avec les gens chargés de la répression du blanchiment.

M. Gilles COSSIC : Il y a eu plusieurs rencontres, notamment au moment du lancement de l'opération, à partir de 1990, qui ont donné lieu à des échanges entre TRACFIN et des représentants de la profession. Nous avons également eu la visite de représentants de pays étrangers, notamment les représentants du gouvernement américain, qui sont venus nous expliquer les risques reposant à la fois sur la profession de l'assurance, mais aussi sur d'autres secteurs. La réponse a toujours été la même. Il peut exister des cas.

Le dernier rapport de TRACFIN, de juin 1999, explique qu'en 1997, « un effort spécifique a porté sur le secteur des assurances, traditionnellement très attaché au secret. Ce secteur appliquait la loi de 1990 et n'avait présenté depuis l'origine qu'une centaine de déclarations, alors même que les produits d'assurance paraissaient constituer de bons vecteurs de blanchiment ». Les gens qui font ce type de déclarations, bien souvent, ne connaissent pas tout à fait le fonctionnement de l'assurance. La question qui me vient tout de suite est de demander pourquoi ce sont de bons vecteurs ?

J'ajoute que dans la seule année 1997, le nombre de déclarations de soupçon émanant de compagnies d'assurance est passé de 105 à 238, et que près de 10 affaires ont été transmises au Parquet. Il y a eu un bond, semble-t-il, en 1997. Nous n'avons que les rapports statistiques de TRACFIN. On voit bien qu'il peut exister quelques cas, mais ce ne sont a priori que quelques cas parce que le fonctionnement du contrat d'assurance se prête assez peu à ce genre d'opération.

Il y a eu une visite des représentants de TRACFIN à la Fédération, qui ont expliqué qu'il y avait une chute des déclarations. Depuis 1997, il y a donc de nouveau une chute par rapport à des chiffres à l'origine assez bas. Jusqu'à maintenant, le secteur de l'assurance était considéré comme un vecteur relativement peu adapté aux opérations de blanchiment, et le débat portait notamment sur les contrats de capitalisation anonymes qui, entre-temps, ont subi une aggravation extraordinaire de leur fiscalité. Compte tenu de l'augmentation des contraintes, si on ne veut pas être surveillé, ce n'est pas en France qu'il faut venir. Les textes fiscaux sont assez durs. L'imprimé fiscal unique est un moyen extraordinaire qui conduit le tiers à déclarer à l'administration. On voit bien que notre système est plutôt bouclé de toutes parts.

Les gens qui ont des intentions de blanchiment savent parfaitement que la France n'est pas un bon pays pour envisager une quelconque opération de ce type et c'est sans doute encore plus vrai si l'on veut se servir de l'assurance.

Il va y avoir dans les prochains mois une réunion d'information de TRACFIN auprès de l'ensemble des adhérents de la profession pour leur expliquer quelques méthodes de blanchiment et leur préciser les cas de figure qui pourraient être rencontrés par un assureur français. Quand on demande aux gens comment il faut faire pour frauder, ils ont tendance à dire : « Je ne sais pas frauder, je ne l'ai jamais fait ».

M. le Président : Pour nous, c'est un vrai sujet. Vous dites clairement que les imputations présentes dans le rapport que vous avez vous-même cité sont, à votre connaissance - et elle est la meilleure puisque vous êtes les professionnels du secteur - tout à fait exagérées et illégitimes. Nous parlions tout à l'heure de faire le tri entre l'abus et la réalité. Selon vous, c'est un discours ambiant qui, dans le fond, repose sur très peu de bases solides et vous contestez ces allégations.

M. Gilles COSSIC : C'est un peu plus subtil. Nous ne contestons pas le fait que TRACFIN dise que les déclarations de soupçon en provenance des compagnies d'assurance passent de 105 à 238 cas. Ce sont leurs données et il n'y a pas de raison de dire que leurs chiffres ne sont pas bons. Nous voyons bien quand même que 238 cas sur la France entière ne représentent jamais que 238 cas.

De plus, il y a un problème de réseau. Une grande partie des contrats souscrits dans ce pays passe par des réseaux clairement identifiés qui connaissent leurs clients.

Un agent général qui fait souscrire un contrat à un de ses clients qu'il a depuis quinze ans, le connaît. Le métier d'un courtier est de connaître son client. Ce dernier n'est pas quelqu'un qui vient devant un guichet anonyme. La méthode même de distribution de l'assurance vie fait que nous avons une connaissance du client qui est bien souvent supérieure à un autre type de réseau de distribution.

M. Claude FATH : Aujourd'hui, en France, à peu près 60 % du chiffre d'affaire de l'assurance vie est réalisé par les réseaux bancaires, le réseau de la Poste et les réseaux des caisses d'épargne. Le premier collecteur d'épargne d'assurance, en France, est la CNP. Le deuxième est soit Axa, soit Predica, c'est-à-dire le Crédit Agricole. Après, il y a Natiovie, BNP, Société Générale, etc. Il y a les établissements bancaires, sans compter le grand vecteur pour la CNP qu'est la Poste.

Or, quand vous êtes dans le système banque-assurance, vous êtes dans une logique un peu différente de celle évoquée jusqu'à maintenant, où les fonds sont d'abord sur le compte de la banque.

Je fais une parenthèse. Il y a un mois, nous avons reçu le texte que l'Assemblée nationale a adopté concernant la limitation à 20 000 francs par an des sommes pouvant être payées en espèces, en une ou plusieurs fois, sur un contrat d'assurance sur la vie. On m'a demandé si je pensais opportun de réagir pour le compte de la profession à ce sujet. Nous en avons discuté entre nous. Le directeur du groupement d'assurances de personnes a décidé de ne pas en parler, bien que ce texte nous paraisse un peu soupçonneux à l'égard de l'assurance, méconnaître la réalité de la distribution de l'assurance, et introduire une discrimination entre sociétés d'assurance.

Si dans une société dite traditionnelle, un client souscrit un contrat, il paie par chèque ou en espèces et, normalement, le contrôle doit se faire au niveau de cette agence. Si le même client est client d'une société d'assurances qui est filiale d'une banque, le problème ne se présente pas de la même façon. Je dépose 20 000 francs en espèces sur mon compte en banque, ensuite je les vire sur mon contrat d'assurance vie. Je peux recommencer l'opération aussi souvent que je le souhaite. Reprenez le texte de la loi. Je ferme cette parenthèse. Ce n'est pas tout à fait le sujet que vous évoquez, mais il est connexe.

Je rappelle que nous intervenons en aval et non pas en amont. Nous ne recevons pratiquement pas, dans nos sociétés, de paiements de primes d'assurance en liquide. Déjà, nous ne sommes pas équipés. La plupart du temps, nous n'avons pas de caisses dans nos compagnies. En outre, tous les chèques que nous recevons sont déposés sur des comptes bancaires.

De mémoire, dans le groupe au sein duquel j'exerce, j'ai dû signer en tout et pour tout trois déclarations de soupçon pour TRACFIN, et ceci depuis le début de l'entrée en vigueur de ces dispositifs. Ce n'est pas du tout que j'ai donné des instructions à mes services en disant que cela ne m'intéressait pas, bien au contraire.

Pratiquer le blanchiment des capitaux, à l'évasion fiscale, cela ne nous intéresse pas. Je connais pratiquement tous les responsables des sociétés d'assurance vie dans ce pays et je crois que cela n'intéresse personne. Aucun d'entre nous n'a envie de se retrouver embarqué dans une affaire de blanchiment pour avoir fait un contrat de 5, 10, ou 50 millions de prime. Dans nos sociétés, j'ai signé de nombreuses instructions, à l'époque, pour mettre le contrôle en place. Est-ce que j'ai des raisons de penser que mes collaborateurs n'exécutent pas les instructions qu'on leur donne ? Non. Si je pensais que dans tel service, ce que j'écris est tenu pour anodin, inintéressant, je pense que je remplacerais rapidement le responsable de ce service. Nous n'avons aucun intérêt à faire ces choses-là.

Nous avons peu de déclarations du fait même que nous intervenons en aval et non pas en amont. C'est normalement aux banques de contrôler la provenance des fonds qu'elles reçoivent et qui alimentent les comptes d'où sortent les chèques qui peuvent alimenter l'achat d'un contrat d'assurance vie, d'une voiture, ou d'autre chose.

Le rapport de TRACFIN constate qu'il y a peu de déclarations de soupçon en provenance des sociétés d'assurance et sous-entend qu'elles ont donc manqué de vigilance. Si c'est le cas, il devrait alors être facile, sur tout ce que nous aurions laissé échapper, de nous citer quelques exemples.

Nos relations avec TRACFIN sont peu fréquentes. On peut rencontrer des gens, mais ce n'est pas organisé. Je n'ai pas d'opinion sur l'activité de TRACFIN, mais si TRACFIN en a une sur la mienne, je serais tout à fait prêt pour qu'au niveau institutionnel, c'est-à-dire entre nos organisations, il y ait des échanges approfondis et que l'on passe du concept intellectuel du montage que l'on pourrait utiliser pour faire quelque chose de frauduleux, au cas pratique. Je ne demande pas mieux que l'on me mette en face des réalités, s'il y en a.

Je suis plutôt demandeur. Je n'ai pas du tout envie que l'on soupçonne la profession de l'assurance vie. Je tiens mon métier et mon activité comme parfaitement honorables. C'est un soupçon à l'égard de la profession.

M. le Président : Nous vous comprenons parfaitement. Quelle était la nature des trois cas que vous avez évoqués et pour lesquels vous avez eu l'occasion de signer une déclaration de soupçon ?

M. Claude FATH : Autant que je me souvienne, il s'agissait de contrats dont il nous semblait que l'assuré n'était pas tout à tout à fait clair. Quand on fait une déclaration de soupçon, je pense qu'il serait tout à fait indispensable d'avoir un retour de la part de TRACFIN, cela permettrait une meilleure organisation : « Vous nous avez déclaré en date du tant, un soupçon concernant monsieur X ; on a classé le dossier sans suite ou bien on a pu constater qu'il n'en était rien. ». Vous avez parlé tout à l'heure de coopération. Quand on déclare quelque chose, on a besoin de savoir si nous nous sommes trompés et si nous avons injustement déclaré. Nous faisons actuellement un peu plus de déclarations de soupçon dans le groupe, puisque nous avons pris le contrôle et absorbé l'UAP depuis deux ans et demi qui avait une pratique de déclaration assez fréquente.

Encore une fois, je ne trouve pas anormal qu'il n'y ait environ que 200 déclarations de soupçon, compte tenu du fait que nous nous trouvons en aval et que nous n'avons pas à contrôler les situations qui ont permis l'ouverture du compte bancaire.

Nous sommes cependant tout à fait ouverts.

M. le Président : Voulez-vous ajouter quelque chose avant que nous nous séparions ?

M. Claude FATH : Sur ce sujet de blanchiment de capitaux, de délinquance financière, je suis demandeur d'une réunion organisée entre TRACFIN et la profession des assureurs afin de parler de cas. Nous-mêmes regarderions au préalable dans nos sociétés. Je peux demander aux sociétés appartenant à notre Fédération de dire ce qu'elles ont déclaré depuis les six derniers mois. Nous pourrions regarder pour quelles raisons les déclarations ont été faites, l'importance des capitaux en question, et les gens de TRACFIN diraient ce qu'ils en ont fait. Ceci afin de passer progressivement du fantasme à la réalité.

M. le Président : Si vous me permettez de rebondir, la Mission vous demanderait bien de vous adresser aux membres de la profession pour connaître le nombre de déclarations de soupçon et faire une typologie des localisations et des opérations sous-jacentes qui ont justifié ces déclarations. Si vous pouviez le faire, nous vous en serions très reconnaissants. Ce serait un instrument de réflexion pour nous.

Pour ce qui concerne TRACFIN, nous jouerons modestement les intermédiaires.

Audition de M. Michel PRADA,
Président de la Commission des Opérations de Bourse (COB)

(procès-verbal de la séance du 8 décembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Michel Prada, président de la Commission des opérations de bourse.

M. Michel PRADA : Monsieur le président, messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité à vous faire-part de mon expérience sur ces sujets compliqués dont le champ est variable et dont les définitions ne sont pas simples ; je ne sais donc pas dans quelle mesure ce que je vais vous dire correspondra exactement à ce que vous attendez. Mais bien entendu, je serai prêt à répondre à vos questions.

Tout d'abord, j'essaierai de rappeler quel est le rôle de la COB en matière de lutte contre la délinquance financière, et accessoirement de blanchiment des capitaux, avant de décrire les difficultés qu'elle doit surmonter ou qui handicapent son action en la matière et d'évoquer enfin les actions que nous avons engagées pour contribuer à la solution des problèmes.

La mission de la COB est centrée sur la protection de l'épargne et s'exerce principalement à l'occasion de deux types d'opérations, soit l'appel public à l'épargne, soit l'exercice des métiers de gestion de portefeuille, ou de gestion pour compte de tiers, collective ou sous mandat.

L'angle sous lequel la COB intervient est toujours assez spécifique. Il s'agit bien de poursuivre des agissements qui ont un caractère frauduleux, mais dans la mesure où ils ont porté atteinte aux droits des investisseurs, des actionnaires, des porteurs de titres, obligataires ou assimilés, et d'une manière générale aux droits des investisseurs en produits dérivés ou des détenteurs de patrimoines confiés en gestion.

Les grandes catégories de délits - ou de manquements - que nous essayons de poursuivre sont, d'une part, des agissements boursiers - délits d'initié, manipulations de cours, fausses informations -, et, d'autre part, des pratiques qui sont contraires à nos règlements dans le domaine de la gestion pour le compte de tiers. Nous intervenons à l'occasion d'enquêtes ou de procédures récurrentes qui rentrent dans le cadre de notre mission d'agrément des sociétés.

A l'occasion de ces opérations, il nous arrive de déceler d'autres manquements ou d'autres délits qui sont punissables, soit pénalement, soit par référence aux règlements des autres autorités de contrôle. Dans ce cas de figure, la COB apparaît plutôt comme un fournisseur d'informations, soit pour le parquet, saisi au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, soit pour les autres autorités compétentes ; nos principaux partenaires dans ce domaine sont le Conseil des marchés financiers, qui a compétence sur les entreprises d'investissement, la Commission bancaire qui couvre également les entreprises d'investissement et bien entendu tous les établissements de crédit et les sociétés financières, enfin, le Conseil de discipline de la gestion, structure ad hoc des professionnels de la gestion.

S'agissant du parquet, la plupart des opérations dont nous l'informons sont relatives, outre les infractions aux articles 10.1 et 10.3 de l'ordonnance du 28 septembre 1967 relative à la COB, à des infractions à la législation sur les sociétés : abus de biens sociaux, faux bilans ou escroqueries.

Dans ce cadre général de notre activité, nous pouvons être confrontés occasionnellement à la problématique du blanchiment. Il faut savoir que cette problématique ne relève pas de notre compétence première et que nous la décelons, éventuellement, en deux types de circonstances.

D'une part, lors des enquêtes que nous menons sur des opérations financières qui nous conduisent à intervenir chez des intermédiaires - le plus souvent des sociétés de bourse - pour identifier les transactions qui sont faites sur le marché. A cette occasion, on peut, éventuellement, subodorer l'existence de man_uvres de blanchiment qui relèvent plutôt de ce que l'on appelle les phases deux ou trois du blanchiment - la conversion ou l'intégration, le lessivage ou l'essorage, le lavage ou le recyclage - que du début du processus. Lorsque nous avons l'intuition qu'il pourrait y avoir une opération de cette nature, il s'agit toujours de mécanismes très complexes faisant intervenir plusieurs pôles dont certains se trouvent à l'étranger, généralement dans des centres offshore, et assez souvent avec l'utilisation de produits dérivés.

D'autre part, lors de nos procédures d'agrément et de contrôle des sociétés de gestion de portefeuilles pour compte de tiers. Ces sociétés sont tenues, de par nos règlements 96-02 et 96-03 relatifs à leur organisation, de posséder des dispositifs de vigilance sur le blanchiment. A ce titre, nous intervenons plutôt pour nous assurer que le dispositif est en place, mais nous ne faisons généralement pas de contrôle systématique sur le fond.

Je rappellerai enfin que le contrôle des entreprises d'investissement relève plus systématiquement du Conseil des marchés financiers et de la Commission bancaire. Il me semble que les opérations boursières se situent plutôt à l'aval du processus de blanchiment, et qu'en réalité le moment sensible est celui où l'on transforme l'argent en monnaie scripturale, qui va ensuite réintégrer le circuit par des voies diverses et variées, alors que l'identification en fin de parcours est relativement difficile à faire.

Quels sont les problèmes que la COB rencontre, d'une manière générale, dans l'exercice de sa mission de surveillance et de lutte contre la fraude financière ?

Une première difficulté technique est intrinsèque à l'activité financière telle qu'elle se déroule aujourd'hui : elle tient à la complexité croissante des opérations financières et à la difficulté de l'établissement de la preuve dans un univers marqué par la dématérialisation, par l'électronisation et par un jeu d'opérations de plus en plus nombreuses qui s'exécutent à une très grande vitesse avec des pôles multiples.

Sur le plan institutionnel, je ne ressens pas de difficultés particulières. Bien entendu, il y a les lourdeurs classiques de procédure chaque fois que des autorités ont à travailler ensemble, mais d'une manière générale, nous avons de très bonnes relations avec les différentes autorités financières, les autorités de contrôle, le parquet ou les autorités de police.

Le seul point que je pourrais signaler est le suivant : pour des raisons que je n'ai pas identifiées, nous n'avons pas accès au bulletin numéro deux du casier judiciaire au motif que nous sommes une autorité administrative indépendante et que l'on a un peu de mal à nous situer dans la typologie des autorités de contrôle. Il paraît très clair que nous sommes une autorité de contrôle, mais nous n'avons accès qu'au bulletin numéro trois, alors que le bulletin numéro deux nous serait nécessaire pour, notamment à l'occasion des agréments, contrôler un certain nombre de choses. Il existe bien des procédures par lesquelles la COB peut accéder à ce bulletin dans certains cas de figure, mais celles-ci sont lourdes, et je me demande si nous ne pourrions pas proposer cette modification dans le cadre du dispositif d'amélioration de la régulation que nous mettons en _uvre avec nos partenaires, sur l'initiative du Premier ministre.

En fait, la difficulté majeure que nous rencontrons vient de l'internationalisation des opérations ; et l'on peut l'analyser de deux manières.

Premièrement, avec les juridictions coopératives - c'est-à-dire nos homologues des principaux grands pays -, et malgré l'existence d'accords de coopération en matière d'échanges d'informations, la difficulté tient à l'hétérogénéité des droits et des architectures des systèmes de surveillance. Dans certains cas, nos homologues n'ont pas les mêmes compétences que nous et ne peuvent donc pas travailler immédiatement avec nous. D'autre part les manquements ou les délits que nous avons qualifiés ne sont pas obligatoirement qualifiés de la même manière par nos partenaires. Enfin, il n'y a pas toujours de convention pénale et certains de ces pays protègent leurs nationaux de manière extrêmement rigoureuse, ce qui rend l'échange d'informations, bloqué par toutes sortes d'interdits en aval des procédures, extraordinairement difficile.

Par exemple, il n'existe pas aujourd'hui de définition internationale, ni même européenne, de la manipulation de cours. En outre, la qualification de la manipulation de cours n'est pas la même selon les pays. En France, il s'agit d'un manquement que la COB peut sanctionner alors que c'est un délit pénal aux Pays-Bas. Mon collègue hollandais ne connaît donc pas ce sujet et il est incapable de me répondre ou de m'aider. Il doit me diriger vers l'autorité pénale, mais je ne dispose pas des moyens pour m'y adresser directement, je suis obligé de passer par l'autorité judiciaire française. Nous mettons donc des mois, voire des années pour débrouiller les dossiers.

Je peux également vous citer l'exemple du Japon qui possède un dispositif de protection de ses nationaux tel que nous n'avons pas encore réussi, après des années, à signer un accord de coopération avec lui.

Telles sont les difficultés que nous pouvons rencontrer. Il ne s'agit pas de difficultés liées à une mauvaise volonté, mais essentiellement des obstacles de nature juridique et ceci se traduit par des délais tels que, bien entendu, les procédures sont très difficiles à conduire.

Le problème le plus sérieux est bien entendu celui des centres offshore. Ceux que nous qualifions de non coopératifs ont deux caractéristiques. D'une part, leurs dispositifs de régulation sont souvent totalement inexistants, donc de facto nous n'avons pas d'interlocuteurs sérieux - car il n'y a personne. D'autre part, ils ont ce principe général extraordinairement difficile à surmonter qui est « l'interfaçage » entre ce que les Anglais appellent le beneficial owner, c'est-à-dire l'usufruitier et la véritable personne concernée par l'opération et la contrepartie qui est le nominee account et le trustee. On ne peut pas casser ce clivage pour essayer de reconstituer la filière et savoir qui est à l'origine de l'opération que l'on est en train de suivre.

Quelles sont enfin les actions que nous engageons pour contribuer à la solution du problème ?

Bien entendu, nous ne pouvons pas agir seuls en ce domaine, tout un travail de coopération internationale est à l'_uvre depuis maintenant plusieurs années. Par son caractère formaliste, cette espèce de diplomatie de régulation peut donner un sentiment de lenteur, mais ce processus s'intensifie et permet d'avancer progressivement.

Il existe trois niveaux de travail, qui sont d'ailleurs liés les uns aux autres. Au premier niveau de coopération bilatérale, nous essayons d'établir, avec nos homologues, des MOU, mémorandum of understanding, par lesquels nous définissons les conditions précises dans lesquelles nous allons pouvoir échanger de l'information et travailler ensemble.

Ces MOU ont l'avantage de permettre de bien identifier les différences architecturales et de compétences, et de savoir quel cheminement utiliser pour arriver à un résultat le plus rapidement possible. Dans certains cas, la mise au point de ces mémorandum constituent l'occasion de créer une relation avec nos partenaires telle qu'elle permet de mener des opérations conjointes. Nous menons ainsi des opérations conjointes avec la Security and Exchange Commission (SEC), et mes collaborateurs sont allés interroger des citoyens américains aux Etats-Unis. Nous avons également effectué des opérations de cette nature avec les Britanniques. Ces pratiques tout à fait nouvelles dans le domaine financier tendent maintenant à se développer, ce qui accélère considérablement les choses.

Au niveau européen, nous avons créé, fin 1997, le Forum européen des commissions de valeurs mobilières. Cette institution, qui s'est dotée d'une charte, d'un président et d'un secrétariat général, que la France a prise en charge au départ, peut constituer l'embryon d'un dispositif organisé de coopération au niveau des 17 pays de l'espace économique européen.

Ce Forum a deux grandes activités. La première est d'essayer d'harmoniser nos concepts ; il existe en effet, entre les directives et les droits nationaux, des problèmes d'interprétation, des écarts relativement significatifs de culture, de pratique, etc.

La seconde est de coopérer pour lutter contre la délinquance. Là, nous avons réussi, dans un délai d'ailleurs inespéré au départ, à signer un MOU multilatéral sur une charte assez précise. Nous avons, un peu de manière politique, baptisé la fédération de nos responsables de la surveillance « Fescopol », et, depuis un an, ces responsables travaillent ensemble et se voient très régulièrement en dehors de leur hiérarchie.

Le troisième niveau est bien entendu celui de la coopération mondiale. Il a aujourd'hui plusieurs bases.

Tout d'abord, il existe une organisation internationale des commissions de valeurs mobilières (OICV) dans laquelle la COB joue un rôle relativement important. J'en ai été le président - je suis actuellement le président du comité technique - et nous y sommes très actifs, puisque nous présidons le groupe de travail sur la surveillance.

Nous essayons, à travers l'OICV, de faire adopter des principes que l'ensemble des participants devront mettre en _uvre. Nous utilisons, pour cela, une diplomatie un peu épuisante et lassante, consistant à jouer de l'influence - s'agissant non pas d'une organisation inter-étatique, mais de régulateurs, il n'y a pas de véritables autorités ni de véritables moyens - mais cette dynamique produit certains effets sur les comportements des régulateurs les moins coopératifs.

Le deuxième travail que nous conduisons se fait maintenant à l'intérieur du Forum de stabilité financière créé par le G7 il y a quelques mois, après la crise asiatique, sur proposition de l'ancien président de la Bundesbank. Il s'agit d'un lieu où se rencontrent les ministères des finances, les directions du Trésor, les banques centrales, les régulateurs et les grandes organisations internationales de régulation, dans le domaine bancaire, des assurances et des valeurs mobilières.

Ce forum a créé un groupe de travail sur les centres offshore qui partait à l'origine sur une piste qui ne nous paraissait pas très satisfaisante car exclusivement liée à la problématique macro-économique de la stabilité financière. Nous avons réussi à faire comprendre qu'il fallait traiter non seulement ces aspects macro-économiques, mais également les problèmes de non-coopération. Au demeurant, il apparaissait assez clairement qu'il existait un lien entre les deux : l'absence de transparence des centres offshore provoquait, d'une certaine manière, des fuites dans le système de maîtrise du système financier mondial. Le forum est donc en train de conduire un travail énergique pour définir, identifier et stigmatiser les centres offshore les plus problématiques au regard de la transparence financière.

Bien entendu, nous participons à d'autres instances et notamment au groupe d'action financier, le GAFI. Cette participation est assez récente, car curieusement la COB n'était pas membre du GAFI jusqu'à l'année dernière, mais nous y participions au travers de l'OICV.

Voilà donc le tableau rapidement brossé de ce que nous essayons de faire. Vous voyez que par rapport à la délinquance financière liée à la criminalité et au blanchiment, nous ne sommes pas les principaux opérateurs ; nous sommes des opérateurs qui apportons de l'information et identifions des pistes. Nous sommes beaucoup plus focalisés sur les délits financiers de caractère boursier. Au demeurant, lorsque nous sentons que quelque chose relève de cette problématique, nous transmettons, la plupart du temps, immédiatement au parquet, car il est clair que la police et la justice sont mieux armées que nous pour agir en la matière.

Je terminerai cet exposé par la question cruciale des centres offshore et des juridictions non coopératives. Si l'on n'arrive pas, d'une manière ou d'une autre, à les isoler, voire à leur faire accepter les règles du jeu, la réussite de la bataille sera hautement problématique.

Il est évident que le problème n'est pas très facile et qu'il existe beaucoup de faux-semblants. Lorsqu'on regarde ce que sont ces centres offshore, beaucoup d'entre eux entretiennent des liens étroits avec des pays réputés coopératifs et normalement gérés ; et pourtant, l'on n'y arrive pas. Il me semble que l'une des méthodes que l'on peut mettre en _uvre dans le domaine financier pour essayer de réduire le champ de man_uvre de ces opérateurs est de créer, par la coopération internationale, des conditions contraignantes ou pénalisantes applicables à tous ceux qui travaillent avec ces centres.

Les réflexions sur la stabilité financière, sur les ratios de fonds propres et les ratios prudentiels, devraient prendre en compte l'obligation d'augmenter les différentes contraintes qui s'imposent aux intermédiaires financiers travaillant en partenariat avec des centres de cette nature. On aura en effet beaucoup de mal à les attaquer directement, mais si l'on décide que, lorsqu'on travaille avec tel ou tel centre, le ratio de fonds propres est multiplié par 3, 4 ou 5, l'on peut avoir un impact. En outre, nos partenaires, qui sont probablement un peu plus libéraux que nous sur tous ces sujets, accepteraient mieux cette idée que celle de l'intervention directe qui pose des problèmes politiques et diplomatiques.

M. le Président : Monsieur le président, je vous remercie. Nous sommes tout à fait conscients que la mission première de la COB n'est absolument pas de lutter contre le blanchiment. Cependant, toutes les analyses, qui se sont multipliées ces dernières années sur ce sujet, démontrent que l'utilisation de la bourse par les blanchisseurs est croissante, pour des raisons que vous avez d'ailleurs évoquées, c'est à dire, l'ampleur, la rapidité et l'ouverture des marchés financiers.

Les rapports du GAFI évoquent l'utilisation de produits dérivés. Nous voudrions profiter de votre compétence éminente pour connaître les mécanismes de la vie boursière les plus utilisables - et les plus utilisés - par les blanchisseurs, sachant que pour nous le marché des produits dérivés reste quelque chose de très abstrait.

M. Michel PRADA : Il ne faut jamais prétendre être ce que l'on n'est pas, et je ne suis pas un spécialiste des produits dérivés ! Pour pouvoir en parler, il faut les utiliser quotidiennement. Chaque fois que vous démontez un mécanisme de produits dérivés, vous le comprenez - car il est relativement simple - mais si vous ne vous en servez pas pendant huit ou quinze jours, vous oubliez la mécanique. Je n'aurai donc pas la prétention, ici, de vous faire une description sophistiquée des montages.

En revanche, je pourrai vous faire passer des informations sur ce sujet avec des exemples d'enchaînement, de swap, d'options put call, de straddle, de mécanismes aux noms poétiques relativement simples, à première vue mais, qui nécessitent une pratique quasi quotidienne pour les comprendre véritablement.

Ce que l'on peut retenir, c'est que la technique des produits dérivés met en présence des opérateurs qui sont dans différentes sociétés de bourse, l'un d'entre eux étant à l'étranger avec une correspondance dans un centre offshore. Ces opérateurs vont convenir de faire simultanément un certain nombre d'opérations, dont certaines seront délibérément perdantes, dans une société où l'on va introduire la formule du lavage ; ainsi le gain se trouvera localisé à un endroit où l'on ne pourra plus l'identifier.

Nous avons soulevé un cas - qui est actuellement sous enquête - concernant trois opérateurs, deux Français et un Britannique, et un correspondant dans un centre offshore. Nous sommes en train de reconstituer cette affaire, mais je ne sais pas du tout si elle aboutira ni si elle relève du blanchiment. Cependant, l'on voit très bien comment l'opérateur français a organisé des prises de position perdantes à l'extérieur, dans des limites imposées par son supérieur ; il a donc exposé sa firme à une perte. Le gain, dans la contrepartie, a été localisé à l'étranger, et l'on peut supposer qu'ils étaient de mèche.

Mais nous ne savons pas si la perte a été causée au détriment de la maison d'origine, ou si celle-ci est complice de l'opération et qu'elle a donc accepté de perdre de l'argent en sachant que son origine était frauduleuse. Ce sont des jeux de swap, des jeux d'options, des put, des call, des mécanismes qui s'empilent dans le temps d'une manière extraordinairement complexe.

Il s'agit probablement de l'un des mécanismes par lesquels l'on peut arriver à blanchir de l'argent. Mais le blanchiment a, au départ, un coût : il faut accepter de perdre pour récupérer à la sortie.

M. le Président : Vous avez évoqué le forum de stabilité financière et les trois groupes de travail, notamment celui qui concerne les centres offshore.

Vous ne nous avez pas parlé des hedge funds, à qui nous pourrions imposer les mêmes règles qu'aux offshore, par exemple des obligations prudentielles supplémentaires. Aujourd'hui, et vous le savez puisque vous contrôlez ces opérations boursières, la présence des hedge funds est tout de même massive. Et nous aimerions que vous nous expliquiez pourquoi il y aurait plus de résistance pour les hedge funds que pour les centres offshore.

M. Michel PRADA : Les hedge funds ont été découverts tardivement, à l'occasion de l'affaire LTCM. Ce sujet commence seulement maintenant à se clarifier.

Lorsque l'affaire LTCM s'est produite, j'ai eu une première réaction en disant « cette affaire n'aurait pas pu se produire en France, où tous les intermédiaires sont bien contrôlés. ». En réalité, on pourrait, avec ironie, penser que notre protection provient en fait de l'absence de ces grands spéculateurs mondiaux à la réputation de « génies financiers... »

Qu'est-ce qu'un hedge fund ? Il s'agit d'un fonds constitué par des investisseurs - qui ne sont pas nécessairement des professionnels -, des épargnants qui ont de l'argent et qui décident de se grouper pour effectuer des opérations sur le marché. Il ne s'agit donc pas obligatoirement d'entités soumises à régulation. Il faut avoir cela à l'esprit, car ce fut une découverte dans l'affaire LTCM : des opérateurs, n'ayant pas le statut financier les plaçant dans le champ d'intervention d'un quelconque régulateur bancaire, de valeurs mobilières ou d'assurance, échappaient à cette régulation sans qu'il y ait irrégularité.

Normalement, ces opérateurs n'auraient pas dû pouvoir mettre en péril la stabilité du système. Ces spéculateurs ont, pendant plusieurs années, remarquablement joué et bien réussi. Au départ, ils intervenaient avec leurs propres fonds, sans effet de levier. Mais ils ont réussi à obtenir des rendements tels que lorsqu'ils ont proposé à des intervenants régulés de leur prêter de l'argent en leur démontrant l'extrême rentabilité des opérations qu'ils effectuaient, ils ont capté non seulement leur confiance, mais également leur intérêt, car ils pouvaient représenter la contrepartie d'opérations que les régulés faisaient pour leur propre compte. Et la mécanique s'est nourrie d'elle-même par un mécanisme d'effet de levier dont personne n'a vérifié l'ampleur et le risque phénoménal qu'il faisait peser. Dans la surveillance des régulés, ces postes n'apparaissaient pas de manière évidente, et du côté des hedge funds eux-mêmes, personne ne surveillait l'effet de levier.

C'est seulement lorsque LTCM a connu des difficultés pour s'être trompée sur l'évolution des taux en Russie que l'on s'est rendu compte que l'effet de levier de LTCM était absolument colossal ! Et qu'avec une mise de 2 ou 3 milliards de dollars, ils avaient en réalité exposé près de 100 milliards de dollars !

Les régulateurs ont été pris à rebours parce qu'ils n'avaient pas vu que toute une partie du dispositif leur échappait complètement, avec effet de levier. Si ces hedge funds n'avaient pas eu d'effet de levier, ils auraient perdu les fonds qu'ils avaient misé, mais cela n'avait rigoureusement aucune importance. En revanche, ils exposaient les crédits considérables qui leur avaient été accordés par de très grandes banques, crédits qui étaient théoriquement sécurisés par des collatéraux, eux-mêmes représentés par des titres d'Etat pour des volumes colossaux. Lorsqu'il a fallu envisager la livraison de ces collatéraux - qui étaient eux-mêmes souvent prêtés au énième degré - on s'est rendu compte qu'il y avait un risque majeur de liquidité. La Federal reserve bank a donc organisé la sortie de LTCM.

Les leçons que l'on peut en tirer aujourd'hui sont multiples.

Premièrement, on s'est posé la question de savoir si la réponse à cette affaire était d'instaurer une régulation directe à l'égard des hedge funds. Mais cela est difficile pour deux raisons. Tout d'abord, si on les régulait à un endroit, ils iraient dans un autre - et notamment dans les centres offshore. Ensuite, il ne s'agit pas d'intermédiaires financiers. Et il n'y a pas plus de raison de réguler un hedge fund- personne privée qui mise son argent sur le marché - qu'un autre acteur économique.

Après tout, si, étant titulaire d'une immense fortune, je me mettais demain à spéculer sur le dollar de Hongkong, au nom de quoi me régulerait-on ? La problématique de la régulation directe passe par une difficulté institutionnelle qui n'est pas facile à résoudre - et à laquelle s'ajoute la difficulté des centres offshore.

Nous avons découvert une piste fructueuse : si nous ne pouvons pas réguler directement les hedge funds, ne doit-on pas réguler indirectement ceux qui leur prêtent l'argent ? Est-il normal que les douze ou quatorze intermédiaires financiers qui se sont retrouvés piégés dans cette affaire aient été aussi aveugles ? Et qu'ils aient laissé se développer sans aucune information, sans aucun contrôle des risques, des positions aussi considérables sur un opérateur sous prétexte qu'il était conseillé par deux prix Nobel ?

Actuellement, le groupe de travail que préside M. Howard Davies, et qui fait la synthèse des groupes préexistants, s'oriente plutôt vers une forme de régulation indirecte qui ferait peser sur les banques et les entreprises d'investissement, des obligations de contrôle et de reporting sur les positions qu'elles prennent à l'égard de ces opérateurs non régulés.

On se pose tout de même la question de savoir si dans certains cas de figure, on ne peut pas identifier les hedge funds et, sinon les réguler directement, du moins leur demander de rendre compte. Il s'agit là d'un débat que l'on a actuellement avec les Américains et les Britanniques. Les Américains étaient à l'origine extrêmement hostiles, craignant de voir partir ces hedge funds sur des centres offshore ; il semble qu'ils soient en train d'évoluer. La conclusion vers laquelle on s'oriente actuellement est la suivante : avoir un système le plus rigoureux possible de régulation indirecte, via les pourvoyeurs de crédits aux hedge funds, et une obligation, pour ces entités, de rendre compte - selon une périodicité qu'il reste à déterminer - de leur position et de leur effet de levier.

Indépendamment des régulateurs, les banquiers qui se sont exposés dans cette affaire sont les premiers à avoir compris qu'il fallait faire attention. Ils ont donc déjà mis en place leurs propres modèles pour résoudre ce type de problème.

Il faut se poser plus largement la question de savoir comment ce type de dysfonctionnement peut se produire et pourquoi le marché, réputé parfait, peut connaître des dérapages aussi colossaux. J'ai le sentiment qu'il y a un besoin profond de réconciliation entre le fonctionnement des marchés, d'une part, et la macro-économie, d'autre part.

Ce que je constate dans la crise asiatique - dont les hedge funds n'ont été que l'un des vecteurs - c'est qu'il y a eu une déconnexion complète entre la réalité macro-économique - et une certaine défaillance de l'information macro-économique - et les mouvements des marchés. Si les marchés avaient été rappelés à l'ordre par des messages clairs et des informations beaucoup plus complètes sur la réalité de la situation des pays concernés, il n'y aurait peut-être pas eu ce phénomène fou que l'on a connu dans les pays du sud-est asiatique, mais également en Russie. Il suffisait d'aller en Russie pour se rendre compte que les marchés étaient complètement déconnectés de la réalité.

Je vous renvoie au livre d'André Orléans sur le sujet. La façon dont il montre comment les marchés, si on ne les ramène pas à la raison, développent de manière parfaitement logique des conventions qui les conduisent à l'absurde, est très convaincante.

C'est donc moins, à mon avis, le problème du contrôle direct des opérateurs qui est en cause que le problème de la réconciliation de la macro et de la micro - économie et de la pertinence des données macro-économiques. Il est préoccupant que l'on n'ait pas été capable de mettre en évidence ce que les Anglais appellent le mismatching entre les capitaux à court terme et les investissements à long terme. Il suffisait de travailler un peu sérieusement les balances des paiements pour s'en rendre compte. Il est tout à fait étonnant que l'on n'ait pas réussi à identifier suffisamment tôt les phénomènes de prix par rapport aux phénomènes de change. Et là, il y a quand même une défaillance du système macro-économique ; c'est ce qui a été mis en cause, entre autres, à l'occasion de cette crise.

M. le Président : Vous avez indiqué que les sociétés de bourse ne posaient aucun problème, qu'elles étaient parfaitement contrôlées. Pouvez-vous nous préciser quels sont ces mécanismes de contrôle ? En outre, dans quelle mesure ces sociétés font-elles preuve de vigilance concernant les questions de blanchiment ?

M. Michel PRADA : Si j'ai dit cela, je suis allé trop loin, car il existe quelques problèmes. Je voulais faire la différence entre les établissements de crédit, les sociétés financières et les entreprises d'investissement, sociétés de bourse, d'une part, les sociétés de gestion pour compte de tiers, d'autre part.

La COB a une mission d'agrément et de surveillance des sociétés de gestion de portefeuille qui ne manipulent pas les fonds. Elles reçoivent de leurs clients des mandats et les opérations financières proprement dites sont réalisées par des intermédiaires qui, eux, ont accès au marché et sont donc des sociétés de bourse.

En dehors des enquêtes, la COB a pour mission de surveiller les sociétés de gestion pour compte de tiers. Cette surveillance porte sur la partie du système qui en réalité ne comporte pas de manipulations physiques de fonds. Elle concerne les conditions dans lesquelles sont gérés les SICAV ou les OPCVM, l'ensemble de ces opérations donnant lieu à des mouvements de fonds qui vont faire intervenir, soit la banque, soit l'entreprise d'investissement.

Dans ce contexte, les conditions dans lesquelles sont approvisionnés les comptes chez le dépositaire ne sont pas le fait de la société de gestion. C'est-à-dire que si demain je vais dans une société de gestion pour lui confier ma fortune, ce n'est pas elle qui va voir arriver les fonds ; c'est le dépositaire banquier ou l'entreprise d'investissement auprès de laquelle je vais ouvrir mon compte. La société de gestion va ensuite me demander quel type de gestion je souhaite - prudente, à risque - et va exécuter fidèlement le mandat que je lui ai confié.

Lorsque nous contrôlons une société de gestion, nous vérifions qu'elle est convenablement organisée, que les dirigeants sont honorablement connus - d'où mon petit problème concernant le bulletin numéro deux du casier judiciaire -, qu'elle a bien prévu les séparations de fonction, ainsi que les dispositifs permettant la détection éventuelle d'une opération de blanchiment. Mais tout cela est procédural.

On ne peut donc pas exclure qu'une société de gestion arrive à passer entre les mailles, et soit éventuellement douteuse sur le plan de son fonctionnement - ce qui serait une défaillance de notre contrôle. On ne peut pas exclure non plus qu'elle compte parmi ses collaborateurs des individus douteux qui participent à des opérations, et à, ce moment-là, on ne les découvrira que si l'on mène une enquête et que l'on trouve des preuves.

Ce que j'ai voulu dire, c'est que le suivi régulier des opérations financières proprement dites relève plus de la technique de la Commission bancaire, que de la COB. Je ne voulais pas dire que nous avions moins de responsabilités ou moins de chance de nous trouver en présence de personnes indélicates.

J'ai l'intuition qu'il convient de centrer la réflexion sur la manière dont on fait entrer l'argent sale dans le circuit. Pour ce faire, on part en général d'un centre offshore ; or on n'accède pas, là, à l'origine des choses. Une fois que l'argent est entré dans le circuit, on peut le faire passer sur un autre compte chez un dépositaire et l'on demande à quelqu'un de le gérer. Il est extrêmement difficile, à ce moment-là, pour le gérant, de remonter la filière.

C'est la raison pour laquelle le nombre de déclarations qui identifient des cas douteux est infiniment plus grand dans le secteur bancaire que dans le secteur boursier. Je ne dis pas du tout que le secteur boursier ne couvre pas - peut-être sans le savoir - des opérations qui trouvent leur origine en amont, dans le secteur bancaire. Je ne dis donc pas que l'un est mieux surveillé que l'autre. Je dis simplement que plus vous avancez dans le processus de blanchiment, plus il est difficile de trouver son origine. Et l'origine du processus se situe plutôt dans la partie circulation et manipulation de fonds, jeux des comptes, etc.

Bien sûr nous avons des doutes sur quelques opérateurs et certaines maisons. Et il nous appartient d'éviter le pire. Mais je ne suis pas sûr que nous y parvenions.

M. le Président : Un certain nombre de spécialistes de ces questions nous affirment que de grandes entreprises, pour effectuer des opérations légales, utilisent les mêmes circuits que les blanchisseurs. Et ils citent souvent l'utilisation des centres offshore et la façon dont se préparent les OPA. Pouvez-vous nous donner des exemples sur cette question ?

M. Michel PRADA : Vous me posez là une « colle » ! Voilà quatre ans que je suis à la COB, ce n'est pas un sujet que j'ai abordé de cette manière. Je n'ai pas d'exemples à vous donner, mais je peux me renseigner.

M. le Président : Le personnel de la COB bénéficie-t-il de formations spécifiques sur ces questions de blanchiment ? En outre, une coopération, sous une forme ou sous une autre, avec TRACFIN existe-t-elle ?

M. Michel PRADA : Oui, tout à fait. Le personnel de la COB est très sensibilisé à cette question. La COB est composée de deux grands services opérationnels sur les opérations qui se font au jour le jour : d'une part, le service des opérations financières qui traite des offres publiques et des émissions, et, d'autre part, un service qui s'occupe de l'agrément et de la surveillance des sociétés de gestion pour compte de tiers. Ces deux services font non pas de l'inspection, mais de l'administration : ils délivrent des visas, des agréments, etc.

Ensuite, il y a le service de l'inspection, chargé de la surveillance. Ce service est composé de deux catégories de personnes : d'une part, des personnes qui, un peu comme des traders, surveillent sur écran le marché en permanence afin de détecter tout phénomène anormal sur le sous-jacent ou sur le dérivé. Ils travaillent avec des logiciels leur permettant d'identifier des anomalies ; nous avons mis au point un système sophistiqué permettant de détecter des anomalies et de cibler les points qu'il convient de surveiller.

D'autre part, la population des enquêteurs, composée de juristes, de policiers, de comptables et de personnes venant de la Banque de France. Il s'agit de personnes dont le métier consiste à mener des enquêtes sur pièces et sur place. De ce fait, ces personnes sont formées techniquement à toutes les procédures de marché, juridiquement à toutes les règles qu'il convient d'appliquer, et sont sensibilisées à tous les « trucs » qu'elles sont susceptibles de rencontrer.

Nous sommes en liaison avec TRACFIN, avec les parquets et les services de police de Paris, la commission bancaire, les équipes du Conseil des marchés financiers etc. Cette coopération se passe relativement bien, il n'y a pas de problème particulier.

Pouvons-nous dire que nous sommes suffisamment armés ? Non, il n'y a pas de limite. Le personnel de la COB n'est pas très nombreux. Il compte 240 personnes, parmi lesquelles une cinquantaine s'occupe de la surveillance. Ce n'est pas mal, cela nous permet de procéder à 1 000/1 200 surveillances pointues par an et à 70/90 enquêtes approfondies. Celles-ci vont déboucher sur un classement dans 20 % de cas, une transmission au parquet dans 25 %, une procédure COB - qui peut coexister avec une procédure du parquet - dans 25 % et, pour le solde, à une transmission à d'autres autorités telles que la Commission bancaire ou le Conseil des marchés financiers.

Les collaborateurs de la COB sont des personnes de très bonne qualité, elles sont jeunes, toniques et compétentes, et elles seraient beaucoup plus capables que moi de vous répondre sur l'empilement des produits dérivés. De plus, elles ont des relations tout à fait normales avec leurs homologues. Il arrive d'ailleurs que le parquet nous demande d'analyser des opérations et sollicite notre expertise.

M. le Rapporteur : Monsieur le président, je vous remercie des passionnants éclairages que vous nous apportez, qui sortent d'ailleurs de la compétence stricto sensu de la COB, et qui donnent beaucoup de force aux analyses que vous venez de développer.

Nous nous sommes aperçus, au fil de nos investigations, que des banques françaises, et d'autres pays d'ailleurs, multipliaient les filiales dans les centres offshore et y adossaient du refinancement, des échanges de flux dans les comptabilités respectives filiales/maison mère. Nous sommes extrêmement inquiets de ce phénomène qui se multiplie.

Je voudrais tout d'abord savoir si vous confirmez cette pratique. Ensuite, quelles mesures précises et concrètes, sur le plan législatif, pourrions-nous immédiatement prendre, dans cette stratégie d'encerclement des centres offshore, pour obliger nos établissements bancaires - puis européens - à cesser des relations contestables avec ces zones, de la même manière que des établissements bancaires issus de ces zones disposent de filiales sur notre territoire ?

M. Michel PRADA : Je ne suis pas forcément le mieux placé pour vous répondre, car il s'agit d'un sujet qui relève plus de l'autorité bancaire que de l'autorité boursière.

Tout d'abord, la définition des centres offshore n'est pas absolument claire ; à l'origine, ce sont des places où l'on fait des opérations financières - pour le compte de personnes non-résidentes - qui ne sont donc pas nécessairement turpides.

Ensuite, ces centres offshore sont souvent assimilés à des paradis de blanchiment et/ou à des paradis fiscaux. Or la distinction est extrêmement importante. Incontestablement, il y a dans les centres offshore, ou du moins au regard de la pure délinquance financière, une problématique fiscale. Et celle-ci est au c_ur du développement des filiales de toutes les banques du monde entier ; il n'y a pas d'exception. Je ne connais pas de pays aussi vertueux soit-il qui interdise à ses banques d'être implantées dans un certain nombre de paradis fiscaux. Parce que cela correspond à des nécessités que ces établissements rencontrent dans la concurrence pour faire des affaires.

Il est peut-être artificiel de distinguer l'aspect fiscal et l'aspect proprement délinquance, mais lorsque l'aspect fiscal correspond à une décision souveraine d'une organisation politiquement indépendante de ne pas lever l'impôt sur les opérations qui se font chez elle, on est dans le domaine du droit international, et sauf à organiser chez soi un verrouillage complet de son dispositif, on a énormément de mal à échapper à cette attraction.

La vraie difficulté est là. Tous les grands établissements qui travaillent au niveau international et qui procèdent à des montages complexes profitent de ce système. A une époque - je vous donne un exemple -, tous les montages de leasing d'avions se faisaient dans un paradis fiscal dans lequel on organisait des systèmes très compliqués, avec des taux zéro sur des produits américains. Toutes les banques du monde finançaient ainsi tous les avions de toutes les compagnies du monde.

Il est donc très difficile de faire le partage entre ce système et la partie « turpide », la partie véritablement blanchiment de la délinquance, de la drogue, de la prostitution, etc.

Lorsque vous parlez avec les responsables des centres offshore, vous avez le sentiment qu'il y a deux catégories de personnes - je ne dis pas qu'elles ne se recoupent pas dans certains cas. D'abord des techniciens de très haut niveau, des juristes éminents qui ont appartenu à de très grandes banques, à des établissements de contrôle et de surveillance dans leur pays d'origine, et qui vous disent qu'ils sont d'une limpidité totale. Simplement il existe chez eux des possibilités juridiques et fiscales que nous n'avons pas ici. D'autre part, des personnes dont la compétence et le comportement ne sont pas exactement de même nature...

Personnellement, je ne suis pas suffisamment compétent sur ce sujet, mais je dois dire que dans la compétition dans laquelle nous sommes, compte tenu du développement de l'économie de marché que nous connaissons et des enjeux qui s'y attachent, je n'aperçois pas la possibilité d'avoir une action autonome, dont je crois que le seul effet serait de pénaliser gravement nos opérateurs. Il ne peut y avoir qu'une démarche internationale, volontariste et conduite conjointement avec énergie par les grands pays qui sont en compétition.

M. le Président : Monsieur le président, je vous remercie. Avez-vous un point particulier à rajouter ?

M. Michel PRADA : Etant donné que je suis assez engagé dans l'international depuis quelques années, je puis vous dire qu'il existe une vraie volonté et une vraie préoccupation d'avancer, et que des progrès sont enregistrés. La COB, aujourd'hui, travaille mieux avec certaines juridictions avec lesquelles nous n'avions aucune relation voilà encore trois ou quatre ans.

Quelle est la raison de cette amélioration de nos rapports avec ces juridictions dites non coopératives ? Ces juridictions sont au fond plus tentées par la respectabilité qu'attirées par le désir de rester à la marge. Elles se rendent compte que coopérer dans le champ qui est le nôtre est utile, même si elles refusent absolument de changer leur fiscalité.

Il est vrai qu'à côté de cette dynamique positive, il subsiste des hypocrisies considérables et que le temps que nous passons sur les préliminaires est excessif. Ne serait-ce que sur les définitions de termes ; nous ne sommes pas capables encore aujourd'hui de faire des listes ! Il n'est pas exclu cependant que le groupe de travail du Forum établisse une liste, ce qui serait un progrès considérable, car lorsqu'on parle de ces sujets, on n'évoque jamais de nom !

La crise de 1997/1998 et l'affaire de LTCM ont fait très peur et la maîtrise du système a été remise en question et revue à la lumière du rôle des centres offshore. Les grands pays ont vraiment eu le sentiment que la maîtrise du système pouvait leur échapper.

Il s'agit donc d'un fait générateur de progrès lié non pas à la délinquance, mais à l'instabilité. Mais on peut peut-être arriver à réconcilier les deux.

M. le Président : Monsieur Prada, je vous remercie.

Audition de M. Dominique LEDOUBLE

accompagné de M. Xavier AUBRY,
respectivement Président et Vice-Président
du Conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables

(extrait du procès-verbal de la séance du 18 janvier 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Dominique LEDOUBLE : Monsieur le président je rappellerai tout d'abord quelques notions importantes concernant les experts-comptables, puis la position et l'action de la profession dans la lutte contre le blanchiment.

La profession comptable, en France, comporte une particularité puisqu'elle est divisée en deux branches : l'expertise comptable et le commissariat aux comptes. Le législateur a en effet estimé qu'il existait deux formes d'exercice de la profession comptable libérale, qu'il a encadrées de régimes juridiques radicalement différents.

L'expert-comptable a pour mission d'établir, sur demande de celle-ci, les comptes d'une société et de la conseiller. Il s'agit donc d'une mission de nature contractuelle, extrêmement variée, que seuls les experts-comptables possédant un diplôme et faisant partie de l'Ordre peuvent remplir.

Les commissaires aux comptes ont une mission spécifique et légale qui est de certifier les comptes de toutes les entités visées par la loi. Cette dichotomie très marquée est une spécificité de notre pays et elle est importante, car elle permet de comprendre certaines positions françaises dans le débat européen.

Pour présenter rapidement notre profession, sachez qu'il existe 17 000 experts-comptables dans 8 000 cabinets qui emploient environ 110 000 personnes pour un chiffre d'affaires de 45 milliards de francs. Par ailleurs, un million d'entreprises font appel plus ou moins régulièrement à un expert-comptable.

Mes prédécesseurs et moi-même avons été rapidement sensibilisés au problème du blanchiment de l'argent - dès les textes de 1990 - et nous avons compris que la profession avait tout intérêt à se mobiliser, à s'informer, avant même qu'un texte ne crée une obligation en la matière. Nous avons donc essayé de travailler très tôt avec des organismes tels que TRACFIN, l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), ou le service central de prévention de la corruption.

A partir de là, nous avons réfléchi à la meilleure méthode pour alerter nos confrères et les sensibiliser. Nous avions envisagé de créer des formations pour leur expliquer les typologies des cas suspects. Cette recherche nous a permis de découvrir l'extraordinaire difficulté de ce sujet : il est en effet très difficile d'établir des typologies et de sortir des généralités pour détailler des cas concrets.

Nous avons tout de même consacré un numéro spécial de notre revue à ce sujet et organisé plusieurs réunions dans les conseils régionaux.

Dans un second temps, nous avons souhaité aller plus loin avec l'aide de la Chancellerie. Nous lui avons demandé de mettre à notre disposition un magistrat spécialisé qui puisse répondre à nos confrères qui auraient des questions ou des doutes à exposer. Au départ, la Chancellerie a accepté, mais elle s'est vite aperçue qu'il n'était pas évident pour elle de mettre à temps complet un magistrat pour le bénéfice unique d'un Ordre professionnel et que cela pouvait, en outre, poser des problèmes juridiques. Ce magistrat aurait pu être appelé à traiter d'une affaire dont il aurait eu, par ce biais, une connaissance préalable. La Chancellerie a donc reculé et elle a refusé mais nous avons cependant convenu de nous voir régulièrement.

Au niveau international, nous participons à l'ensemble des travaux se déroulant sur ce sujet, soit au plan européen, soit au plan mondial.

Il est difficile d'aborder dans les mêmes termes ce type de problème parce que les sensibilités et l'organisation de la profession diffèrent d'un pays à l'autre. En matière de blanchiment, que ce soit au niveau européen ou au niveau mondial, on a davantage cherché à savoir ce que devait faire l'auditeur légal que le conseil du client parce qu'il y a maintenant un minimum d'harmonisation de la profession de commissaire aux comptes dans les différents pays européens.

C'est dans ce contexte que nous avons pris connaissance du projet de directive ordonnant à la profession comptable - on se demande d'ailleurs s'il n'y a pas un malentendu - de déclarer ses soupçons. Nous aurions pu penser que, compte tenu du travail qui a été effectué sur ce sujet, nous allions aborder ce projet de directive sereinement. J'ai eu l'occasion de mettre cette question à l'ordre du jour du conseil au mois de décembre, et je me suis aperçu que cela n'était absolument pas le cas ! Au-delà de l'aspect technique du texte, ce projet de directive suscite chez mes confrères une réaction extrêmement vive en raison de l'atteinte portée au secret professionnel.

Depuis 1935, le commissaire aux comptes est astreint à une obligation de révélation des faits délictueux au procureur de la République, et garde, par ailleurs, une certaine distance avec le client, ce qui n'est pas le cas pour un expert-comptable qui crée un rapport de confiance avec ses clients qui ont volontairement fait appel à lui.

Or la déclaration de soupçon touche au statut même de cette relation de confiance avec les clients. Il n'est donc pas étonnant que les réactions des professionnels soient vives même si aucun expert-comptable digne de ce nom ne peut refuser de participer à la répression du crime organisé.

La grande difficulté est de mettre en place et d'avaliser une mesure qui risque progressivement de réduire à néant le secret professionnel. Nous sommes prêts à apporter notre pierre à la lutte contre le crime organisé, mais dans des conditions nous garantissant que nous n'aboutirons pas à une obligation de délation généralisée des délits qui peuvent être commis par l'ensemble des entreprises.

L'un de nos confrères habitant le sud de la France nous disait que dans cette hypothèse, il allait envoyer au procureur de la République, en même temps que ses v_ux, la liste complète de sa clientèle afin de se couvrir ! Même s'il s'agissait là d'un effet de tribune, sa réflexion n'était pas totalement absurde.

S'agissant du déclenchement de la procédure, j'ai travaillé pour la commission Mattéoti, et les termes « déclaration de soupçon » nous rappellent des législations antérieures que l'on aimerait oublier. Nous préférerions parler de « faits objectifs, précis et concordants, ou d'indices objectifs tendant à démontrer que... », ce qui éviterait également de tomber, passez-moi l'expression, dans le « délit de sale gueule ». Il ne s'agit là que d'une question de rédaction, mais les mots ont leur importance, notamment dans cette affaire qui remue les gens émotionnellement.

On dispose de repères puisque l'obligation de révélation de faits délictueux incombant aux commissaires aux comptes existe depuis très longtemps, et que la jurisprudence est maintenant précise en la matière. Le « fait délictueux » est aujourd'hui objectivement déterminé, alors que le soupçon nous semble être une notion très subjective.

Par ailleurs, sauf à vider de son sens la distinction entre un régime légal et un régime contractuel, il convient de réserver une mesure aussi dérogatoire aux faits graves, c'est-à-dire à la lutte contre le blanchiment de l'argent sale, ce qui veut dire que ne seraient concernées que les infractions encourant quatre ou cinq ans de prison. En raison de leur prolifération, si de nombreux délits sont concernés par cette loi, on multipliera les occasions de déclenchement de la procédure.

J'observe aussi qu'il existe une guerre des services. J'ai été contacté par trois ministères me disant tous qu'ils étaient les seuls compétents en la matière ! Nous souhaitons donc savoir de façon très claire qui est responsable de cette procédure exceptionnelle : la justice, les finances ou l'intérieur ? Il conviendrait que l'administration chargée de cette procédure ne fasse que cela et soit d'une discrétion absolue selon le modèle prévu pour TRACFIN.

A propos de l'identification des clients, la directive évoque des « documents probants vérifiant l'identification des clients ». S'agissant des personnes morales, l'on peut toujours demander des extraits du registre du commerce mais cela s'arrête assez vite dans certains pays comme, par exemple, aux Pays-Bas.

Nous savons que la transposition d'une directive européenne en droit français n'est pas un exercice facile mais celle-ci pose un réel problème de rédaction.

Les gouvernements européens souhaitent, par cette directive, que certaines professions s'impliquent davantage dans la lutte contre le blanchiment d'argent, mais s'ils donnaient eux-mêmes l'exemple, cette volonté serait certainement plus probante !

S'agissant de la partie contractuelle de notre activité, même si les experts-comptables ne se trouveront pas confrontés à ce type de situation très souvent, je voudrais attirer à nouveau votre attention sur la nécessité de préserver la relation de confiance entre l'expert-comptable et son client. Il convient donc de concilier le fond, la lutte contre le crime organisé, que personne ne conteste, et le respect de cette relation. Nous savons que cet équilibre est difficile à trouver.

M. Xavier AUBRY : Monsieur le président, avant de mener notre réflexion sur le projet de directive européenne, nous avons travaillé avec différents organismes chargés de lutter contre le blanchiment de capitaux, et notamment TRACFIN, que nous avons rencontré à de nombreuses occasions. Nous avons tenté, avec cet organisme, de rechercher une caractérisation de certaines opérations de blanchiment afin de les transformer en cas pratiques, pour les évoquer auprès de nos confrères dans une action de sensibilisation et de formation.

Comme vous le savez, tous les cas qui nous ont été décrits sont horriblement compliqués et dépassent largement le cas d'une société, d'un territoire, pour impliquer des quantités de lieux et de sociétés.

Notre profession, qui est prête à participer à la lutte contre le blanchiment de capitaux, considère avec beaucoup d'humilité la possibilité d'intervenir. Toute opération de blanchiment est composée d'une séquence d'opérations dont l'expert-comptable ne verra qu'une toute petite fraction ; il est limité au champ de son client et ne sera jamais en amont ou en aval pour pouvoir suivre l'opération dans son intégralité. De ce fait, même si l'expert-comptable est diligent, il aura beaucoup de mal à mettre à jour des indices.

Nous nous sommes néanmoins livrés à une réflexion et nous avons consacré un numéro de notre revue à ce sujet mais nous sommes malheureusement restés au niveau des banalités. Il nous sera difficile d'aller plus loin.

Si nous voulons que la profession joue véritablement le jeu, il convient de lui assurer, comme pour les banques, que la déclaration de soupçon sera entourée du plus grand secret et que la responsabilité de l'expert-comptable sera exonérée, qu'il y ait ou non-déclaration de soupçon, à partir du moment où il a fait preuve d'une diligence normale.

M. Dominique LEDOUBLE : J'ai oublié de vous préciser qu'il nous est strictement interdit de manier ou de gérer les fonds de nos clients.

M. le Président : Nous sommes tout à fait conscients que votre profession a cherché à s'impliquer positivement dans la lutte contre le blanchiment, et il est intéressant de savoir que le passage des intentions aux actes est difficile.

Vous avez indiqué certaines réticences concernant la déclaration de soupçon et vous vous êtes posé la question de savoir si vous aviez les moyens d'établir objectivement des faisceaux d'indices. Avez-vous lancé une réflexion à ce sujet avec TRACFIN ?

Comptez-vous le faire et pensez-vous que des éléments objectifs pourraient permettre, dans l'examen d'une comptabilité, une relative détection de la fraude ?

M. Xavier AUBRY : Nous nous sommes en effet livrés à cette réflexion et nous devons faire preuve de beaucoup d'humilité. Une fois qu'une opération de blanchiment est décelée, elle nous paraît, a posteriori, évidente.

De nos discussions avec TRACFIN, nous avons effectivement dégagé quelques idées, mais qui sont restées de l'ordre des généralités. Nous avons par ailleurs mis à jour une double difficulté. Si certains de nos confrères ont parfois été confrontés à des opérations de cette nature, il est difficile de le savoir et nous avons des difficultés à recenser les cas pour les exploiter. De plus, les organismes chargés de la lutte contre le blanchiment éprouvent eux-mêmes des difficultés à conceptualiser cette notion de soupçon.

Bien entendu, nous pouvons repérer toute une série de sociétés qui s'emboîtent, des commissions versées pour des prestations qui n'existent pas, des sociétés qui font régulièrement des pertes mais qui n'ont jamais de difficultés de trésorerie, des sociétés qui ont des majorations de stocks, qui vendent rapidement un bien qu'elles viennent d'acheter avec une plus-value considérable comme dans l'immobilier. Mais nous ne pouvons pas clouer au pilori toutes les activités susceptibles d'être le réceptacle d'opérations de blanchiment.

Nous devons donc rassembler le maximum d'informations sur les opérations de blanchiment qui ont été dénouées, afin de concrétiser les cas sur lesquels nous devons être plus vigilants. Nous sommes bien évidemment preneurs de telles informations, mais nous n'avons pas encore suffisamment de matière. Nous avons commencé ce travail avec TRACFIN, mais il existe peut-être d'autres organismes - tels que le ministère de l'intérieur - qui détiennent des informations qui pourraient nous intéresser et nous aider à attirer l'attention de nos confrères sur ce sujet.

M. le Président : Si je vous demande quelles sont les manipulations ou les techniques les plus fréquemment utilisées en termes comptables par les blanchisseurs, vous ne pouvez pas me répondre ? Vous ne pouvez pas me dire si ces techniques ont évolué au cours de ces dernières années ?

M. Xavier AUBRY : On vous donnera des éléments de réponse, mais ils représentent très peu de chose par rapport à l'ingéniosité de ceux qui procèdent à des opérations de blanchiment. Par exemple, si une entreprise voit sa trésorerie maintenue à flot par des injections d'argent provenant de circuits extérieurs, nous n'avons aucune possibilité de remonter en amont pour connaître l'origine des fonds. Nous ne pourrons que constater dans les comptes l'enregistrement régulier d'opérations avec des pièces justificatives ; si celles-ci sont fausses, il nous est très difficile de le découvrir.

Nous pouvons donc, en quelque sorte, conjecturer, mais rien ne nous prouve que cela se passe de cette façon.

M. Dominique LEDOUBLE : Nous vous communiquerons les résultats de nos réflexions que nous avons mis par écrit. Bien entendu, certains éléments nous paraissent suspects comme un salon de coiffure rutilant où il n'y a jamais personne ou une blanchisserie qui n'a aucun client et qui fonctionne très bien depuis dix ans. Nous pouvons vous citer ce type d'exemples, mais, en général, lorsqu'on les théorise, c'est qu'ils ne sont plus utilisés. En outre, nous ne souhaitons pas clouer au pilori des professions ou des régions entières.

Nous souhaitions initialement repérer une demi-douzaine de cas types pour les étudier et établir une sorte de questionnaire permettant aux confrères de ne pas passer à côté de certaines opérations. Malheureusement, nous nous sommes aperçus que ce n'était pas si facile à mettre en _uvre.

M. Xavier AUBRY : Contrairement à nous, un établissement bancaire traite un certain nombre d'opérations financières, et si l'une d'elles lui paraît étrange il doit faire une déclaration de soupçon. Un expert-comptable peut se procurer le nom de certains établissements financiers qui sont sur une liste rouge ou noire et qui sont implantés dans des lieux connus pour faciliter des opérations de transfert de pays à pays, mais il dispose en la matière de moins d'informations qu'un banquier.

Par exemple, lorsqu'il verra arriver un virement de l'étranger, il aura beaucoup de difficulté à déterminer ce qui est ou non normal dans une opération de cette nature. Il interrogera le dirigeant qui aura, par tous les moyens, la possibilité de lui confirmer qu'il s'agit du produit d'une commission. Nous pouvons donc théoriser un peu les opérations, mais il est beaucoup plus difficile de passer à une action directe sur le terrain.

M. Dominique LEDOUBLE : En discutant de ce sujet avec nos confrères, nombreux sont ceux qui nous ont affirmé qu'ils n'avaient jamais été confrontés à ce type de problème. Or si nous savons les sensibiliser, nous manquons de matière, de cas réels à leur exposer. TRACFIN ne dispose pas non plus de centaines de cas à nous présenter et nous n'avons pas encore travaillé avec la police judiciaire même si nous devons nous voir.

M. Jacky DARNE : Messieurs, vos propos témoignent d'une grande prudence. Je souhaiterais pour ma part distinguer deux types de comptable : le complice et celui qui révèle les malversations.

D'après le GAFI, le comptable complice existe bel et bien. Cet organisme publie chaque année un rapport d'activité et je voudrais vous lire un passage du rapport de 1998/1999 : « Une autre tendance parfaitement manifeste des mécanismes de blanchiment de capitaux décrit par les experts du GAFI réside dans le rôle croissant joué par les prestataires de services professionnels. Les comptables, avocats et agents de création de société apparaissent toujours plus souvent dans les enquêtes anti-blanchiment. En créant et en administrant des entités étrangères ayant la personnalité morale qui recèlent des mécanismes de blanchiment, ce sont ces prestataires qui apportent de plus en plus le perfectionnement apparent et la couche supplémentaire de vernis de respectabilité de certaines opérations de blanchiment. Ces services sont proposés non seulement dans des zones extraterritoriales, mais également dans les pays membres du GAFI. Une délégation a ainsi décrit un mécanisme de blanchiment dans lequel un groupe criminel avait choisi un cabinet d'avocats chargé d'agir en son nom pour l'achat d'une société (...). »

Chaque année, le rapport fait allusion à l'intervention de cabinets professionnels - comptables, avocats, etc. Comment votre organisation professionnelle pourrait-elle instaurer des mécanismes de contrôle qui permettraient d'empêcher que certains professionnels ne deviennent les complices d'opérations illégales, même si l'objectif est non pas le blanchiment de l'argent, mais la fraude fiscale ?

Par ailleurs, ne qualifions-nous pas trop facilement de fraude fiscale des opérations de blanchiment d'argent ? Un rapport antérieur du GAFI spécifie que « le trafic de stupéfiants semble encore constituer la première source de revenus d'activités criminelles, mais les différents types de fraude, financement de l'Union européenne, taxe sur la valeur ajoutée, liquidation de biens, fraude fiscale, constituent la principale autre source de fonds illégaux, voire la première dans certaines juridictions. »

La fraude fiscale, qui n'est pas assimilée au blanchiment d'argent par le professionnel, n'est pas poursuivie ni déclarée dans les mêmes conditions.

M. Dominique LEDOUBLE : Nous effectuons régulièrement des contrôles dans tous les cabinets, puisque notre objectif est de les contrôler tous les cinq ans. Nous vérifions non seulement leur organisation, mais également certains dossiers afin de savoir comment ils sont traités.

Nous pourrions, sans aucun problème - simplement en modifiant les textes -, indiquer aux contrôleurs de vérifier si le cabinet a une antenne à Antigua ou à Saint-Martin, et si le comptable s'est posé un minimum de questions quand il est notifié dans un dossier que le financement d'une société provient d'une banque offshore ou que le dirigeant réalise des profits anormaux par rapport, par exemple, à sa branche d'activité.

Je ne suis pas certain que cela aura une grande efficacité sur le nombre de cas détectés, mais cela pourrait être un bon moyen de prévention. Les experts-comptables sauront que, lors de leur prochain contrôle, on leur posera des questions sur leur bureau situé dans un endroit exotique. Par ailleurs, cela nous permettra de leur expliquer que ces opérations existent, qu'il convient de disposer de critères précis pour choisir un client et qu'il n'est pas bon d'accepter tout le monde.

C'est donc une chose que l'on peut faire mais je vous rappelle que nous ne contrôlons les cabinets que tous les cinq ans et que l'on ne peut contrôler qu'a posteriori.

Il est d'autre part très difficile de faire la différence entre un montage sophistiqué, une évasion fiscale et une fraude caractérisée. Cela est d'autant plus difficile que la législation est compliquée, et que la pression fiscale étant ce qu'elle est, nous recevons quotidiennement des offres d'institutions financières du monde entier. Trois fois par an, nous recevons un coup de fil de Londres, du Luxembourg ou de Suisse, pour nous proposer des produits performants et tout à fait légaux ; ils nous proposent même de racheter des entreprises ou des fonds de commerce mis en vente par nos clients moyennant une commission.

Dans ce type de proposition, une partie est légale, l'autre pas tout à fait et la troisième franchement frauduleuse. Le problème est donc de faire un tri, ce qui n'est pas simple.

Le ministère des finances nous a posé la question de savoir s'il ne serait pas opportun d'élargir la fraude fiscale. Personne ne contestera, me semble-t-il, que l'élargissement puisse porter sur la fraude organisée à la TVA intra-communautaire. Mais ce type de fraude n'est tout de même pas comparable à celle commise par un chef d'entreprise qui a vendu sa société au Luxembourg dans des conditions avantageuses. Il convient de bien déterminer les limites du système.

M. Jacky DARNE : Les commissaires aux comptes ont une obligation de révélation de faits délictueux. Dans les premières années de cette obligation, les commissaires aux comptes disaient que s'ils devaient révéler toutes les infractions dont ils avaient connaissance, ils en révéleraient tous les jours ! Ensuite, la doctrine a fixé des règles, le champ a été défini : les faits doivent être liés à l'entreprise, significatifs par rapport au chiffre d'affaires, etc.

De la même façon, ne pourrait-on pas - y compris dans les cas de fraudes fiscales - définir un certain nombre d'indices représentatifs d'opérations de blanchiment et pouvant être révélés ?

M. Dominique LEDOUBLE : Il ne s'agit pas tout à fait de la même situation. Le commissaire aux comptes a une mission légale, bien définie ; s'il ne révèle pas certains faits délictueux, on peut lui reprocher un manque de diligence. L'expert-comptable, lui, a une mission contractuelle qui dépend de la volonté du client et il ne verra pas toujours la totalité des opérations.

Par ailleurs, tous les chefs d'entreprise vous le diront, on dit plus de choses à son expert-comptable qu'aux commissaires aux comptes. Mais cela nous permet de régulariser, petit à petit, des situations qui nous paraissent anormales et je crois honnêtement que l'on a participé à la réduction de l'évasion fiscale. Ce type de relations suppose une confiance totale. En nous obligeant à établir des déclarations de soupçon, nous entretiendrons des relations comparables à celles que les chefs d'entreprise entretiennent avec les commissaires aux comptes, c'est-à-dire « pas vu pas pris ». Nous ne serons donc plus des conseillers, mais des contrôleurs et nos clients ne feront plus appel à nous avec la même confiance.

Il conviendrait donc de ne pas casser ces relations privilégiées qui nous ont amenés à faire évoluer les gens, à faire prendre à nos clients les bonnes décisions.

Il est vrai aussi que les termes « déclaration de soupçon » choquent davantage que la procédure qu'il y a derrière.

M. Jacky DARNE : Je voudrais revenir sur les opérations que les experts-comptables ont à traiter. Je ne suis pas sûr que le volume des opérations que le banquier peut constater soit plus important que celui que connaît l'expert-comptable qui arrête les comptes annuels d'une entreprise. Le banquier - également soumis à l'obligation de déclaration de soupçon -, qui est chargé de gérer un immense volume d'affaires, pourrait très bien nous dire qu'il n'a pas vocation à décortiquer chaque mouvement.

Les banquiers s'acquittent de cette obligation de déclaration de soupçon d'une façon variable, selon les établissements, les pays et leur bonne volonté. Cependant, les mécanismes d'auto-contrôle mis en place sont très importants, le personnel est formé et un responsable est même désigné pour ce type d'activité.

En ce qui concerne le secret professionnel, existe-t-il une grande différence entre le secret auquel les banquiers sont tenus et la relation de confiance qui s'établit entre un expert-comptable et son client ? Je ne le pense pas. Et pourtant l'obligation de déclaration de soupçon ne semble pas les perturber outre mesure.

Le GAFI affirme que les notaires, les agents immobiliers et d'autres professionnels seront assujettis à la déclaration de soupçon. Pourquoi pas les experts-comptables ? Je vous lis un autre extrait d'un rapport du GAFI : « En Belgique, l'élargissement du champ d'application de la loi de 1993 aux huissiers de justice, notaires, réviseurs d'entreprise, experts-comptables externes, agents immobiliers, fait l'objet d'un projet de loi. En Finlande, une nouvelle loi de prévention des infractions obligera ces mêmes professionnels à des déclarations. En Italie, les dispositions de la loi anti-blanchiment de 1991 seront bientôt étendues aux sociétés exerçant des activités susceptibles de blanchiment, casinos, avocats, comptables, bijoutiers. En Suède, un projet de loi est à l'étude pour introduire des obligations déclaratives. (...) »

Il paraît donc évident que la déclaration de soupçon est utile pour lutter contre la criminalité internationale et qu'il est intéressant de l'élargir à un plus grand nombre de professionnels. D'autant que la criminalité évolue : lorsqu'un mécanisme de prévention est mis en place, les criminels choisissent une autre voie et d'autres systèmes de fraude. L'efficacité de la lutte réside donc dans l'élargissement de la déclaration de soupçon.

S'agissant de votre profession, cette obligation est déjà instaurée dans certains pays ou sur le point de l'être. Ne pensez-vous pas qu'il y a une nécessité professionnelle à accepter cet élargissement, notamment dans le but d'une harmonisation européenne, voire internationale ?

M. Dominique LEDOUBLE : Nous ne sommes pas contre le principe de la déclaration de soupçon, nous souhaitons simplement qu'un équilibre soit trouvé entre ce principe et le maintien de notre relation de confiance avec nos clients.

Sur le plan international, les réactions sont très variables ; nos confrères allemands, par exemple, sont tout simplement révulsés - bien plus que nous. En revanche, les Italiens sont plus ouverts. Tout dépend des traditions - secret ou non -, de l'organisation des professions.

M. Arthur DEHAINE : L'efficacité de cette mesure doit être étudiée. Si j'étais un voyou, je ne ferais pas appel à un expert-comptable, membre de l'Ordre, soumis à la déclaration de soupçon ! J'irais chez un autre comptable ! Travailler efficacement, comme le disait très justement M. Ledouble tout à l'heure, c'est remettre dans le droit chemin des gens qui vous font confiance parce qu'aucun couperet ne tombe derrière !

Un expert-comptable est tenu d'instaurer une relation de confiance avec ses clients. Si la déclaration de soupçon devient obligatoire, la confiance tombe et les clients disparaissent. Est-ce là notre objectif ?

Par ailleurs, je puis vous en parler en tant que professionnel, il est extrêmement rare que l'on vous parle de blanchiment ; aucun de mes clients ne m'a parlé d'une telle opération ! La fraude fiscale, en revanche, est un sport national ; il s'agit d'interpréter la loi jusqu'à la frontière de l'illégalité.

En ce qui concerne les mécanismes, la profession pourrait, bien entendu, vous en décrire un certain nombre mais on ne peut pas mettre des noms derrière. C'est ça qui ne va pas.

S'agissant des experts-comptables et des commissaires aux comptes, la distinction est simple : un client peut tout dire à son expert-comptable qui est tenu au secret professionnel, alors qu'il ne doit rien dire au commissaire aux comptes qui est soumis à une révélation des faits délictueux. La nuance est importante, et je ne crois pas qu'assujettir les experts-comptables à l'obligation de déclaration de soupçon rendra la lutte contre le blanchiment plus efficace. D'autres que les experts-comptables savent également tenir des comptes et les personnes impliquées dans le blanchiment d'argent ne viennent pas dans nos cabinets lorsqu'ils souhaitent réaliser des opérations de grande envergure.

M. Dominique LEDOUBLE : Je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambiguïté : nous n'avons pas d'états d'âme sur l'objectif et nous avons même essayé d'avancer sur le problème alors qu'il n'y avait pas de texte ! Il s'agit simplement d'un mécanisme fortement dérogatoire à la culture générale de la profession. Il convient donc de définir le champ d'application de cette déclaration de soupçon afin de ne pas la rendre obligatoire pour des « petites choses » n'en valant pas la peine. Sinon, cela modifiera le type de relation que l'expert-comptable peut avoir avec ses clients.

Il conviendra de préciser le champ d'application de la loi et les causes de déclenchement de la déclaration de soupçon ; il faudra calibrer la mesure par rapport à l'objectif souhaité.

En ce qui concerne l'ensemble des mesures à caractère dissuasif, nous n'avons, en revanche, aucune arrière-pensée, et nous avons même été à l'avant-garde sur ce thème.

M. le Président : M. Ledouble, je vous remercie.

Audition de M. Michel LECLERCQ,
Président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC),
accompagné de M. Jean-François LADURELLE,

Président du groupe de travail « lutte contre le blanchiment » de la CNCC

(procès-verbal de la séance du 18 janvier 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Michel LECLERQ : Monsieur le président, il nous sera difficile de vous donner notre sentiment sur le phénomène du blanchiment et son ampleur, car nous ne sommes pas au c_ur de ses mécanismes. Nous ne pourrons donc pas vous livrer de statistiques, comme celles qu'on peut lire dans la presse, mais l'on peut penser que la suppression du contrôle des changes ne peut que faciliter les opérations de blanchiment.

En revanche, je puis vous expliquer ce que nous faisons et ce que nous pouvons faire pour participer à la prévention et à la détection des opérations de blanchiment.

Nous avons pris connaissance du projet de directive européenne qui concerne notre profession, et nous aurons, M. Ladurelle et moi-même, un certain nombre de commentaires sur son application pratique.

Tout d'abord, cette obligation n'est pas, pour les commissaires aux comptes, quelque chose de nouveau. Nous devons en effet révéler les faits délictueux dont nous avons connaissance à l'occasion de l'exercice de notre mission, depuis le décret-loi de 1935.

Entre les pouvoirs publics chargés de la répression des délits, notamment financiers, et les commissaires aux comptes, une vieille complicité s'est instaurée qui remonte à plusieurs décennies. Nous sommes donc moins gênés que d'autres professions pour révéler des faits liés au blanchiment. Notre seul problème est de savoir comment nous allons pouvoir concilier ces deux obligations, la déclaration de soupçon risquant de faire double emploi avec notre obligation de révélation.

Je souhaiterais ouvrir une parenthèse pour vous dire que ces termes « déclaration de soupçon » me choquent un peu. Nous sommes partagés entre l'obligation d'accomplir notre devoir de citoyen en participant à la répression de ces grandes fraudes nationales et internationales et les tristes souvenirs qu'évoquent une dénonciation ou une déclaration de soupçon. En effet, qu'est-ce qu'un soupçon, sur quoi est-il fondé ? Si mon voisin roule dans une voiture qui me paraît trop luxueuse pour lui, est-ce un début de soupçon ?

Cela étant dit, il convient non pas de s'attacher aux mots, mais aux faits. La réflexion que mène la Compagnie des commissaires aux comptes - en liaison avec la Chancellerie -, l'amène plutôt à considérer que les obligations de révélation de faits délictueux et de déclaration de soupçon couvrent le même domaine. En effet, lorsque nous avons un soupçon, il est fondé sur des faits, et si ceux-ci sont délictueux, nous avons obligation de les révéler.

La différence qui existe entre ces obligations est double puisqu'elle porte à la fois sur l'identité de la personne à qui nous devons nous adresser et sur la procédure. La révélation de faits délictueux se fait non pas auprès de TRACFIN, mais du Procureur de la République qui, s'il le juge nécessaire, va ordonner une enquête préliminaire à la police judiciaire. De plus, notre révélation n'est pas obligatoirement secrète.

En revanche, le secret de la déclaration de soupçon est envisagé, et j'attire l'attention sur le fait que la superposition d'une nouvelle obligation déclarative risque d'entraîner de sérieuses difficultés d'application au regard de la procédure de révélation des faits délictueux.

Telles sont les observations que je souhaitais vous livrer sur ce sujet, en insistant sur le fait qu'il conviendrait de faire entrer la déclaration de soupçon dans le champ de l'obligation de la révélation de faits délictueux.

M. Jean-François LADURELLE : Monsieur le président, j'ajouterais que l'obligation de révélation de faits délictueux au Procureur de la République est unique, à la fois en France, dans le milieu des professions libérales, et dans l'Union européenne. Il serait donc bon, dans la définition des nouveaux textes, de ne pas méconnaître cette particularité française.

Ensuite, la révélation de faits délictueux a été pratiquement définie après consultation entre la Compagnie nationale des commissaires aux comptes et la Chancellerie ; une norme professionnelle encadre de manière précise cette démarche. Cette norme couvre d'ailleurs le cas où le professionnel a connaissance de certains faits mais n'est pas tout à fait en mesure de déterminer s'il y a lieu ou non de les révéler. Il est prévu que, dans un tel cas, le professionnel puisse faire part de ses interrogations, de ses doutes, auprès du Procureur de la République.

Il est important de bien comprendre que l'actuelle souplesse de l'obligation de révélation de faits délictueux permet de répondre à de nombreuses situations, y compris au nouveau délit de blanchiment, créé par la loi du 13 mai 1996. En revanche, une simple superposition de textes risquerait d'entraîner des difficultés d'application.

M. Michel LECLERQ : Un commissaire aux comptes pourrait être confronté à des opérations de blanchiment dans deux hypothèses. Soit l'on est commissaire aux comptes d'une entreprise destinée à blanchir de l'argent, et l'on s'apercevra dans certains cas que l'activité de l'entreprise est artificielle. C'est la raison pour laquelle les personnes qui blanchissent de l'argent prennent la précaution de choisir des entités juridiques ou géographiques qui ne sont pas soumises au contrôle du commissaire aux comptes.

Soit l'on est commissaire aux comptes d'une entité elle-même soumise à l'obligation de déclaration de soupçon, une banque par exemple, et notre mission n'est pas de contrôler tous les mouvements, mais de révéler des faits délictueux dont nous avons connaissance. Ce qui veut dire que nous n'avons pas l'obligation de mener des investigations spécifiques, d'être trop actifs dans la recherche des délits.

Je ne veux pas dire par-là que nous ne participons pas à la lutte contre le blanchiment, mais nous n'en serons pas des acteurs prépondérants, la plupart des mouvements financiers de nos clients nous échappant.

M. Jacky DARNE : Savez-vous combien de faits délictueux révélés par les commissaires aux comptes étaient en fait des opérations de blanchiment d'argent sale cette année ?

M. Michel LECLERQ : Non, nous n'avons aucune statistique. La révélation de faits délictueux est une affaire ne concernant que le commissaire aux comptes et le parquet ; elles ne sont pas centralisées.

M. Jacky DARNE : Savez-vous combien il y a eu de révélations de faits délictueux pour le dernier exercice ?

M. Michel LECLERQ : Non, je n'en ai aucune idée. Mais je dois vous avouer que je devrais le savoir ; en effet, nous sommes soumis à une déclaration d'activité annuelle dans laquelle nous devons signaler nos révélations de faits délictueux. Cependant, nous avons un problème de centralisation : 200 000 mandats sont effectués chaque année et l'informatique ne traite pas les déclarations arrivant en retard.

M. Jacky DARNE : On s'aperçoit aujourd'hui que les entreprises honorablement connues - y compris françaises - utilisent des filiales localisées dans des paradis fiscaux ou dans des centres offshore, qui peuvent être des territoires européens et qui disposent d'organisations professionnelles bancaires ou judiciaires plus tolérantes à l'égard du blanchiment.

Pensez-vous que le contrôle du commissaire aux comptes sur ces établissements extérieurs permet de déceler un certain nombre d'opérations de blanchiment ?

M. Michel LECLERQ : Tout d'abord, un problème de droit se pose. Comme vous venez de le dire, nous avons affaire à des sociétés se trouvant à l'étranger : rentrent-elles ou non dans le champ de la consolidation ? Si la réponse est négative, le commissaire aux comptes ne va pas mener d'investigations particulières.

Si ces sociétés rentrent dans le champ de la consolidation, ce ne sera pas le commissaire aux comptes français qui procédera à l'audit de ces filiales, mais un commissaire aux comptes local. Ceci ne veut pas dire que le commissaire aux comptes français, en charge du contrôle de la consolidation de la société mère, ne mènera pas d'investigations. Mais elles seront menées au second degré. Il s'inquiétera de savoir si le commissaire aux comptes local a procédé aux vérifications nécessaires.

M. Jean-François LADURELLE : D'une manière générale, il existe un certain nombre de réalités fondamentales dans la vie des entreprises et par voie de conséquence, dans l'exercice de leur contrôle - interne ou externe - qu'il convient de garder présentes à l'esprit.

Le commissaire aux comptes, le réviseur comptable ou l'auditeur externe, ne peut pas être la première ligne de protection contre les actes irréguliers, les fraudes ou la corruption. Les experts évoquent souvent quatre lignes de défense successives.

La première relève de la direction de l'entreprise et de la manière dont elle définit et diffuse sa stratégie au sein de l'entreprise ainsi que de la cohérence entre ses propres comportements et les politiques annoncées.

La deuxième est constituée de l'ensemble des procédures et contrôles qui permettent de mettre en _uvre cette politique.

La troisième, pour les entreprises qui ont une certaine dimension, est assumée par des organes internes à l'entreprise mais qui disposent d'une position de relative indépendance par rapport à la gestion courante, ce qui permet d'exercer une fonction de contrôle interne, d'audit ou de contrôle des risques.

Enfin, la quatrième ligne de défense relève du réviseur externe, l'auditeur ou le commissaire aux comptes. Toutefois, ses pouvoirs sont limités, il intervient par sondage...

M. Jacky DARNE : Permettez-moi de vous interrompre. Le blanchiment de l'argent a pour objectif de rendre légal de l'argent qui ne l'est pas au départ. Comment transfère-t-on cet argent ? Prenons l'exemple d'une société qui doit blanchir des commissions illégales qui lui ont été versées pour l'obtention d'un marché. Le mécanisme peut reposer sur des prix de transfert ou des factures de commissions entre une société française et une société étrangère.

De nombreuses opérations de ce type peuvent échapper à l'analyse du commissaire aux comptes qui peut penser qu'il s'agit d'une convention réglementée. Je suis tout à fait conscient que le commissaire aux comptes n'est que la quatrième ligne de défense, mais pensez-vous que les normes professionnelles insistent suffisamment sur ce problème ?

M. Jean-François LADURELLE : Il s'agit d'un domaine complexe où les techniques évoluent en permanence, et l'on doit s'assurer périodiquement que les normes professionnelles sont suffisantes pour contribuer à la détection des opérations de blanchiment. La Compagnie des commissaires aux comptes réalise ce travail et vérifie régulièrement que tel ou tel aspect est bien pris en considération.

Je crois sincèrement que les normes de la profession permettent aux professionnels diligents de faire ce qu'il est raisonnable de faire. Je vous ai parlé des quatre lignes de défense car toutes les parties prenantes doivent être conscientes qu'il existe des limitations à ce que peut faire un professionnel - ce qui ne veut pas dire qu'il ne peut rien faire.

Il doit par exemple porter une appréciation sur le fonctionnement du contrôle interne de l'entreprise. Il me paraît donc naturel, compte tenu du développement de ces phénomènes, qu'une attention de plus en plus grande soit accordée à la manière dont l'entreprise traite ses problèmes d'irrégularité, de blanchiment, de corruption.

Je voudrais simplement vous rappeler que jusqu'à aujourd'hui, en raison de la concurrence internationale, le versement de commissions sur certains grands contrats à l'exportation était considéré comme légal, puisqu'elles étaient même fiscalement déductibles moyennant justification.

M. Michel LECLERQ : Je voudrais revenir sur les quatre lignes de défense, car l'on pourrait se demander si la quatrième - les commissaires aux comptes - est bien utile ! En réalité, c'est celle qui justifie les trois premières. En effet, lors du contrôle des procédures internes de l'entreprise, nous vérifions que ces lignes de défense existent bel et bien.

Ou bien la direction de la société agit en connaissance de cause et on ne pourra déceler la fraude que si l'on tombe - par hasard - sur un mouvement suspect ou bien ces opérations sont réalisées à l'insu des dirigeants de l'entreprise, et il nous faudra aussi beaucoup de chance pour tomber sur une opération qui nous paraisse suspecte.

M. Arthur DEHAINE : Messieurs les commissaires, connaissez-vous le nombre de sociétés - SARL, SA, entreprises individuelles et familiales - en France et le chiffre d'affaires que cela représente ?

M. Michel LECLERCQ : Nous estimons aujourd'hui qu'il y a 200 000 entités économiques soumises au commissariat aux comptes, sur un total d'environ 2 millions d'entreprises dont 1 000 sont cotées. Mais parmi ces sociétés cotées, nombreuses sont celles qui possèdent des filiales que nous avons du mal à comptabiliser ; il y en a environ 10 000.

Mme Jacqueline MATHIEU-OBADIA : Depuis l'obligation de dématérialisation des titres, on devrait pouvoir nous donner le nombre exact de sociétés cotées.

M. Michel LECLERQ : Nous avons ce chiffre, mais je ne l'ai pas en mémoire ; il est environ de 1 000, sans compter les filiales non cotées des sociétés cotées.

Mme Jacqueline MATHIEU-OBADIA : Combien existe-t-il de commissaires aux comptes ?

M. Michel LECLERQ : Nous sommes entre 12 000 et 13 000 commissaires aux comptes, personnes physiques ; la moitié a un exercice professionnel significatif en commissariat aux comptes.

M. le Président : A propos de la déclaration de soupçon, vos collègues experts-comptables, ainsi que les avocats, ont, tout comme vous, fait allusion à une période sombre de notre histoire pour affirmer que ces termes n'étaient pas appropriés. J'avoue que je vois assez mal le lien ! Je suis même étonné que l'on prenne comme argument cette période qui encourageait le soupçon de nature raciale pour contester cette disposition visant à lutter contre la criminalité organisée.

Sur le fond de l'affaire, le soupçon a, il est vrai, un sens très large, et l'on saisit bien la différence qui peut exister entre un soupçon et le fait délictueux qui est accompli. La déclaration de soupçon est donc plus large que la révélation de faits délictueux. Vous nous avez expliqué que vous aviez la possibilité, si vous aviez un doute, d'aller en parler avec le Procureur de la République. La différence est que cette possibilité deviendrait une obligation.

M. Michel LECLERQ : Ce n'est pas tout à fait cela, je crois que je me suis mal exprimé.

Mais je voudrais avant tout revenir sur les termes « déclaration de soupçon » et la référence que nous avons pu faire à une époque sombre de l'histoire française. Les mots tels que « soupçons » ou « délation » ont une connotation péjorative. Il s'agit peut-être simplement d'un problème de vocabulaire, mais ils véhiculent des sentiments, et il convient d'être très vigilant sur les mots que l'on utilise.

La différence entre la révélation de faits délictueux et la déclaration de soupçon, c'est que, dans le premier cas, on a des faits précis que le commissaire aux comptes considère comme des éléments matériels d'un délit. Il nous est demandé, non pas de révéler l'élément intentionnel, mais l'élément matériel du délit. Dans un certain nombre de cas, on se pose la question de savoir si l'on doit matérialiser cette révélation, et l'on va s'en ouvrir au Procureur de la République.

Prenons un exemple concret. Le Président d'une société anonyme familiale a un compte courant débiteur de 30 000 francs car il a dépensé un peu plus que ce que son salaire l'autorisait à faire. C'est un délit. Que dois-je faire ? Je vais trouver le Procureur qui me conseille simplement d'avertir le dirigeant de la société, et s'il rembourse, cette affaire n'ira pas plus loin. Dans un tel cas, je n'ai pas matérialisé la révélation, j'ai simplement consulté le Procureur de la République qui m'a conseillé d'agir ainsi.

Avec la déclaration de soupçon, nous n'avons pas de faits tangibles. Nous devons nous fonder, par exemple, sur la notion de train de vie, sur l'activité de l'entreprise - qui, par exemple, a vendu un fonds de commerce un peu cher. Mettre en marche la machine judiciaire sur un simple soupçon insuffisamment étayé risque de porter un préjudice très grave à des personnes qui peuvent être totalement honnêtes. En revanche, nous sommes tout à fait d'accord pour participer à la lutte contre la grande criminalité.

M. le Président : Je vous rappelle néanmoins qu'aucune procédure judiciaire n'est mise en route puisque votre déclaration est envoyée à TRACFIN. C'est à lui qu'il appartient, en fonction de sa banque d'informations économiques, d'enquêter et de prendre la décision de transférer, ou non, au parquet.

Votre semblez inquiets sur le fait qu'une telle déclaration va « judiciariser » la vie économique dans des proportions inquiétantes mais TRACFIN, qui est un filtre entre vous et le parquet, empêche cette « judiciarisation » et vous décharge du travail d'investigation.

C'est la raison pour laquelle je comprends difficilement vos inquiétudes. Lorsqu'on établit une déclaration de soupçon, c'est justement parce que l'on a de fortes présomptions mais que l'on n'a pas les moyens d'investigation nécessaires pour les étayer.

M. Michel LECLERQ : Je me permets d'avoir toujours quelques réticences ! Je n'en ai aucune pour la révélation de faits matériels, y compris d'opérations de blanchiment, en revanche - et je parle là non pas au nom de la Compagnie des commissaires aux comptes mais en mon nom propre -, j'aurais du mal à me contenter d'une appréciation purement subjective pour agir.

Etant donné que notre mission nous conduit, à mener des investigations, j'aurais tendance à enquêter avant de déclencher une procédure.

M. le Président : Aux Pays-Bas, il existe une commission de révision permanente, qui associe des professionnels, et qui fixe des critères objectifs pour que les banques et les autres intermédiaires financiers puissent bien comprendre ce qu'est la déclaration de soupçon.

Votre profession serait-elle capable de participer à l'élaboration de normes objectives encadrant le déclenchement de la déclaration de soupçon ?

M. Michel LECLERQ : Tout à fait. Nous sommes prêts à participer à ce type de groupe de travail.

Mme Jacqueline MATHIEU-OBADIA : Monsieur le président, je me permettrai de revenir sur les termes « déclaration de soupçon ». Vous dites ne pas comprendre notre réticence à l'égard de ces mots ; cela est certainement dû à votre jeune âge. Pour certaines personnes qui ont quelques décennies de plus que vous, il y a, dans les mots « déclaration de soupçon » toute une remontée de souvenirs abominables qui milite pour une modification de vocabulaire. Cela étant dit, sur le fond, nous sommes tous d'accord avec vous.

M. le Président : Madame Mathieu-Obadia, sachez que de par mes origines familiales, je suis sensible à ce problème. Mais il sera extrêmement difficile pour des organisations professionnelles de se retrancher derrière cet argument pour refuser cette obligation. Les déclarations de soupçon seront réalisées sur des critères bien définis et s'appliquant à la grande criminalité.

Vous procédez par référence à une période de l'histoire qui, pour les personnes qui ont été marquées par ces événements, apparaît comme profondément indécente parce que déplacée.

Mme Jacqueline MATHIEU-OBADIA : D'où l'utilité, monsieur le président, de changer de termes et de remplacer les mots « déclaration de soupçon » par « présomption de doutes ». Vous ne pouvez pas lutter contre des réactions physiques ; elles s'effaceront avec les années, mais elles sont aujourd'hui encore très vives. Bien entendu, vous êtes tout à fait libre de garder ces termes, mais vous risquez de choquer des personnes qui, pourtant souhaitent véritablement lutter contre la grande criminalité.

M. Jean-François LADURELLE : Je voudrais à mon tour m'exprimer en mon nom personnel sur ce sujet. Notre profession coopère depuis longtemps avec les autorités publiques dans le domaine de la lutte contre les activités délictueuses. Nous participons, en effet, par le biais de notre obligation de révélation de faits délictueux, à la remontée des informations nécessaires au parquet pour décider de l'opportunité ou pas de déclencher certaines procédures.

Nous sommes la seule profession libérale en France et en Europe à savoir une obligation de révélation.

Superposer à cette obligation très étendue une nouvelle obligation fondée sur des critères légèrement différents est source de difficultés, d'interrogations, d'incertitudes dans la pratique professionnelle sur un point qui, je le rappelle, n'est pas le point principal de notre activité, même s'il est important. Il est donc légitime que nous nous posions des questions.

Outre la distinction entre le soupçon et le fait avéré, je voudrais attirer votre attention sur un autre point : le caractère secret de la déclaration de soupçon telle qu'elle est prévue par le projet de directive et la directive actuelle qui ira à l'encontre d'autres obligations du commissaire aux comptes.

En effet, le commissaire aux comptes qui découvre des irrégularités significatives se doit d'en rendre compte dans les rapports qu'il établit. Comment va-t-il faire coexister l'obligation de rendre compte aux utilisateurs de ses rapports et l'obligation de tenir secrète sa déclaration de soupçon ?

L'obligation de révélation de faits délictueux est peut-être plus souple et mieux adaptée aux nécessités de la profession puisqu'elle permet de garder la démarche secrète si le professionnel le juge opportun, sans en faire une obligation.

En résumé, nous éprouvons des difficultés à distinguer le soupçon des faits avérés et à devoir travailler avec plusieurs interlocuteurs, sans que les textes actuels assurent la complémentarité entre les différents types d'obligation. Le commissaire aux comptes devra, par exemple, être considéré comme diligent, même s'il n'a pas fait de révélation au Procureur de la République.

Qu'est-ce qui justifie le secret de la déclaration de soupçon, si ce n'est que l'on a affaire à la grande criminalité ? Pourquoi imposer à un commissaire aux comptes un secret qui va à l'encontre de sa responsabilité première ? Même dans le cas où ce secret serait légitime, il convient de se poser la question sur la manière dont le commissaire aux comptes assumera ses autres responsabilités.

M. le Président : Quels sont les résultats de vos discussions avec la Chancellerie au sujet de la compatibilité de vos deux obligations ? Avez-vous réussi à lui faire prendre conscience de cette difficulté ?

M. Jean-François LADURELLE : Les discussions sont en cours, mais nous pensons avoir sensibilisé nos interlocuteurs de la Chancellerie, d'une part, au caractère très particulier de notre profession et de notre obligation de révélation de faits délictueux, et, d'autre part, aux problèmes posés par la coexistence de ces deux obligations - dont l'une est secrète.

Je pense pouvoir affirmer que la Chancellerie a bien compris ces particularités, mais je ne pourrais pas dire si elle a d'ores et déjà pris position et décidé que l'obligation de révélation de faits délictueux tiendrait lieu de déclaration de soupçon pour notre profession, ce que nous souhaiterions. En effet, nous manions aisément cette obligation de révélation de faits délictueux, ce qui n'est pas le cas de la déclaration de soupçon.

M. Michel LECLERQ : Nous pensons que la révélation de faits délictueux englobe la déclaration de soupçon ; il ne s'agit pas d'un manque de civisme ou d'un refus de participer à la lutte contre la corruption.

Pour revenir à l'importance des mots, je rappelle que les commissaires aux comptes ne dénoncent pas, mais ils révèlent des faits délictueux.

M. le Président : Je n'ai pas bien compris votre conclusion. Je pense que la notion de soupçons est plus large que la révélation des faits délictueux. Vous considérez que votre profession n'a pas à participer à ce mécanisme, sans pour autant estimer que la révélation de faits délictueux couvre la déclaration de soupçon.

M. Michel LECLERQ : Si l'on suppose que le soupçon n'est pas fondé sur des faits, alors, effectivement, la révélation de faits délictueux ne recouvre pas la déclaration de soupçon.

M. Arthur DEHAINE : D'autant que la jurisprudence portant sur la révélation de faits délictueux est extrêmement importante depuis 65 ans. Si l'on accepte la déclaration de soupçon, il faudra attendre longtemps l'application d'une nouvelle jurisprudence alors que l'on a déjà une référence claire en ce qui concerne la révélation de faits délictueux ; pourquoi ne pas s'y référer ?

M. Michel LECLERQ : La définition de la révélation de faits délictueux est par ailleurs très exigeante. Si, par exemple, le commissaire aux comptes ne révèle pas au Procureur de la République une affaire qui est connue du public, il commet un délit.

Alors si le soupçon, c'est simplement le sentiment de..., la perception de..., c'est autre chose que la révélation de faits délictueux. Mais il faudra bien, pour incriminer une personne qui n'aura pas agi, se fonder sur un fait.

Aujourd'hui, nous sommes déjà tenus de révéler le délit de blanchiment d'argent. Nous n'avons pas besoin d'être assujettis aux dispositions de la nouvelle loi puisque nous sommes déjà obligés de révéler un délit de droit commun prévu par le code pénal.

M. Jean-François LADURELLE : Qui est donc plus large que le périmètre envisagé par la directive !

M. Michel LECLERQ : Pour terminer, je voudrais insister sur le fait que nous ne nous mettons absolument pas en retrait de ce mouvement international qui consiste à lutter contre la grande criminalité et le blanchiment d'argent. Simplement, nous avons déjà une obligation qui va dans ce sens.

Vous parliez tout à l'heure d'un groupe de travail, monsieur le président, nous sommes, bien entendu, prêts à y participer.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

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2311 - Rapport d'information de M. Arnaud Montebourg. Tome II : La lutte contre le blanchiment des capitaux en France : un combat à poursuivre Volume 2 - Auditions (3ème partie)