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N° 3413

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 novembre 2001.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE (1) SUR LES ÉVÉNEMENTS DE SREBRENICA

Président

M. François LONCLE,

Rapporteurs

MM. René ANDRÉ et François LAMY,

Députés

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Tome II

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

Relations internationales

La mission d'information commune sur les événements de Srebrenica est composée de : M. François Loncle, Président ; Mme Marie-Hélène Aubert, Vice-présidente ; MM. René André et François Lamy, Rapporteurs ; MM. Roland Blum, Pierre Brana, René Galy-Dejean, Jean-Noël Kerdraon, François Léotard, François Liberti.

SOMMAIRE DES COMPTES RENDUS D'AUDITIONS

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Jeudi 14 décembre 2000

- Amiral Jacques LANXADE, chef d'état-major des armées (1991-1995) 7

Jeudi 21 décembre 2000

- M. Gilles HERTZOG, auteur du documentaire Srebrenica, une chute sur ordonnance 28

Jeudi 11 janvier 2001

- M. Henry JACOLIN, ambassadeur de France en Bosnie-Herzégovine (1993-1995) 54

- Général Christian QUESNOT, chef de l'état-major particulier du Président de la République (1991-1995) 67

Mercredi 24 janvier 2001

- M. Alain JUPPÉ, Ministre des Affaires étrangères (1993-1995), Premier ministre (1995-1997) 83

Jeudi 25 janvier 2001

- Général Bernard JANVIER, commandant des forces de paix des Nations unies en ex-Yougoslavie (1995) 106

- Général Philippe MORILLON, commandant de la FORPRONU (octobre 1992-juillet 1993), commandant de la Force d'action rapide (1994-1996) 140

Mardi 30 janvier 2001

- M. Jean-David LEVITTE, conseiller diplomatique du Président de la République (mai 1995-décembre 1999) 155

Jeudi 8 février 2001

- Général Jean HEINRICH, directeur du renseignement militaire (1992-1995) 179

- Général Jean COT, commandant de la FORPRONU (1993-1994) 199

Jeudi 15 février 2001

- Général Raymond GERMANOS, sous-chef opérations à l'état-major des armées (1994-1995) 225

- M. François LÉOTARD, Ministre de la Défense (29 mars 1993-11 mars 1995) 247

Jeudi 22 février 2001

- Général Bertrand de LA PRESLE, commandant de la FORPRONU (1994-1995) 278

- Commissaire Jean-René RUEZ, chef de l'équipe Srebrenica du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie 309

Jeudi 1er mars 2001

- Général Hervé GOBILLIARD, commandant du secteur de Sarajevo de la FORPRONU (1994-1995) 327

Jeudi 29 mars 2001

- M. Daniel O'BRIEN, directeur de l'antenne médicale de Médecins sans frontières à Srebrenica (1995), et Mme Christina SCHMITZ, infirmière de Médecins sans frontières à Srebrenica (1995) 352

Jeudi 5 avril 2001

- M. Jean-Claude MALLET, directeur chargé des Affaires stratégiques au
ministère de la Défense (1991-1998) 378

Jeudi 12 avril 2001

- M. Hans VAN MIERLO, Ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas (1994-1998), et M. Joris VOORHOEVE, Ministre de la Défense des Pays-Bas (1994-1998) 402

Jeudi 19 avril 2001

- Général Cees NICOLAI, chef d'état-major de la FORPRONU pour la Bosnie-Herzégovine (février-septembre 1995) 435

- Colonel Thomas KARREMANS, commandant du Dutchbat à Srebrenica (janvier-juillet 1995) 457

Jeudi 26 avril 2001

- M. Yasushi AKASHI, représentant spécial du Secrétaire général pour l'ex-Yougoslavie (du 3 janvier 1994 au 30 octobre 1995) 478

- M. Charles MILLON, Ministre de la Défense (1995-1997). 496

Jeudi 10 mai 2001

- M. Hervé de CHARETTE, Ministre des Affaires étrangères (1995-1997) 516

Jeudi 17 mai 2001

- M. Pierre SALIGNON, directeur des opérations de Médecins sans frontières, chargé du programme Balkans 534

Jeudi 14 juin 2001

- M. Jean-Bernard MERIMÉE, représentant permanent de la France au Conseil de sécurité et chef de la mission permanente française près les Nations unies à New York (1991-1995) 568

Jeudi 21 juin 2001

- M. Thierry TARDY, chercheur en relations internationales, auteur notamment de La France et la gestion des conflits yougoslaves (1991-1995) 588

- Général Bernard JANVIER, commandant des forces de paix des Nations unies en ex-Yougoslavie (1995) 609

Mercredi 27 juin 2001

- Entretien avec M. Sead AVDIC, Président de la Chambre des représentants de Bosnie-Herzégovine 632

- Entretien avec des représentants des associations « Mères de Srebrenica et Podrinje », « Srebrenica 1999 » et « Mères de Srebrenica et de Zepa » 639

Jeudi 28 juin 2001

- Commentaire de M. Jean GAGNON, enquêteur du TPIY 664

- Entretien avec M. Sefket HAFIZOVIC, maire de Srebrenica, Mme Milka RANKIC, maire-adjoint, M. Desnica RADIVOJEVIC, président de l'assemblée municipale, M. Sadik AHMETOVIC, vice-président de l'assemblée municipale, et les représentants de la communauté internationale présents à Srebrenica. 668

Vendredi 29 juin 2001

- Entretien avec M. Jovan DIVJAK, général serbe de l'armée régulière bosniaque. 684

- Entretien avec des représentants de l'association « Femmes de Srebrenica ». 695

- Entretien avec M. Alija IZETBEGOVIC, Président de la République de Bosnie-Herzégovine 709

Samedi 30 juin 2001

- Entretien avec M. Smail CEKIC, directeur de l'Institut de recherches sur les crimes contre l'humanité et le droit international, université de Sarajevo 719

- Entretien avec M. Hasan MURATOVIC, alors Ministre de la République de Bosnie-Herzégovine, chargé des relations avec les Nations unies 731

- INDEX 747

Audition du commissaire Jean-René RUEZ,

chef de l'équipe Srebrenica
du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPI-Y)

(jeudi 22 février 2001)

Présidence de M. René André, Vice-président

Le Président René André : Nous accueillons le commissaire Jean-René Ruez, qui est policier, chef de l'équipe Srebrenica du Tribunal pénal international (TPI). A ce titre, depuis cinq ans, il est chargé de réunir les preuves sur les massacres et leurs auteurs.

M. Jean-René Ruez : Le but aujourd'hui est essentiellement pour moi de vous faire un rappel des faits. J'ai pu constater par certaines lectures qu'un certain nombre de faits ne sont pas compris à cent pour cent sur la manière dont les événements se sont déroulés à Srebrenica après le 11 juillet 1995.

L'enquête commence le 11 juillet 1995 après les frappes aériennes, ce que je vais exposer maintenant ne fait pas partie de l'enquête, n'a pas encore été présenté devant le TPI, donc, c'est sujet à caution. Normalement, je peux vous parler librement. Quatre-vingts pour cent de l'enquête sont dans le domaine public depuis le procès du général Krstic. Il y aura certainement peut-être des questions auxquelles je ne pourrai pas répondre étant encore soumis à la nécessité des intérêts de l'enquête, des autres procédures et des informations qui, obtenues sous la règle 70, ne peuvent être divulguées qu'après avoir sollicité l'autorisation des agences qui nous fournissent ce type de renseignement.

Pour comprendre comment les gens sont arrivés dans l'enclave de Srebrenica, il faut rappeler qu'en 1992, à l'occasion de la campagne dite de « nettoyage ethnique », les premières villes tombées ont été Zvornik, Vlasenica et enfin Bratunac.

Au mois d'avril 1995 à Bratunac, la population avait été sollicitée de remettre ses armes stockées, armes de chasse ou autres, et avait reçu des garanties de sécurité. Un grand nombre de ces personnes se sont transportées à Bratunac, et celles qui ne l'ont pas fait ont vu leurs villages encerclés, et certaines ont été massacrées. Lors de ce rassemblement de populations dans Bratunac, un premier massacre a eu lieu et a concerné entre 150 et 300 personnes qui enfermées dans l'école Vuk Karadzic ont été massacrées à l'aide d'objets contendants et d'autres choses. La fosse commune rattachée à ce massacre a été découverte en décembre 2000, donc, très récemment. Elle se trouve à proximité de la ville de Bratunac et devra être exhumée. Pour l'instant, ce n'est pas encore fait. Ainsi, ceux qui n'ont pas réussi à fuir vers le territoire à l'époque occupé par les Musulmans se sont retrouvés dans cette enclave.

S'agissant des événements qui se déroulent à partir du 11 juillet, vous connaissez déjà probablement tous les scénarios concernant les demandes de frappe aérienne ou autres et qui ne font pas l'objet de l'enquête du TPI.

Le 11 juillet 1995, tous les responsables militaires et civils de l'enclave réalisent qu'elle va tomber. La population décide de prendre deux directions. Tous les hommes valides, la majorité d'entre eux, se réunissent dans une zone de l'enclave et, dans la nuit du 11 au 12, commencent à s'exfiltrer de l'enclave en colonne par un pour traverser un champ de mines, dans le but de longer la route Bratunac, Konjevic, Polje, ensuite de remonter la vallée de la Cerska et de s'échapper dans cette direction.

L'armée est en tête, environ un tiers de ces personnes portent des armes et environ deux tiers sont non armés. La majorité d'entre eux ne connaissent pas les lieux étant originaires d'autres régions.

Le même jour, toutes les femmes, les enfants, les hommes qui ne veulent pas abandonner leur famille se transfèrent en direction de Potocari où se trouve la base des Nations unies dans l'enclave. La nuit du 11 au 12 juillet se passe dans le calme pour ceux-là pendant que les autres commencent à subir les premières attaques visant à briser la colonne.

Le 12 juillet, la colonne perce les lignes serbes à hauteur de la vallée de la Cerska et ne rencontre aucune opposition. C'est une force assez massive et le périmètre n'est pas encore complètement saturé par les forces serbes. Une fois que la plus grande masse d'hommes en armes est passée, toute cette zone est bloquée et tout le monde se retrouve piégé dans cette partie du territoire.

Dans la nuit du 12 au 13 juillet, les forces serbes qui se trouvent à Srebrenica, donc, essentiellement une brigade de la police spéciale du ministère de l'Intérieur, ainsi que des éléments de la brigade de Bratunac, commencent à séparer les hommes des femmes et des enfants, se rendant sur leur lieu d'habitat provisoire, c'est-à-dire des usines qui se trouvent à cet endroit-là, ainsi que des champs à l'air libre. Tous les hommes sont emmenés dans des lieux de détention, essentiellement une maison qui se trouve juste en face du quartier général des forces onusiennes présentes dans l'enclave.

Le 13 juillet, l'évacuation-déportation de cette population commence. Les hommes sont systématiquement séparés de leur famille et parqués dans une maison. Une fois que la maison est pleine, des autobus arrivent, se chargent de les emmener à Bratunac qui devient donc le premier lieu de détention pour les hommes qui sont séparés de leurs femmes et de leurs enfants.

A l'occasion du transfert de la population en autobus, il y a un certain nombre de points de contrôle militaires où les hommes qui ont réussi à monter à bord sont séparés également. Le dernier lieu de séparation est une petite école en limite de zone de séparation, zone de confrontation à l'époque, l'école de Tisca. Un certain nombre d'exécutions se déroulent à l'occasion de ce processus, au moment où les gens sont débarqués des autobus.

La colonne continue son chemin pendant cette période de temps. Il y a des combats extrêmement violents avec les forces serbes qui essayent de leur monter des embuscades sur le trajet. A un moment, une partie de la colonne se déroute pour faire croire à une attaque sur Zvornik afin de libérer la pression justement sur le reste de la colonne. C'est dans la journée du 13 juillet que le plus grand nombre de prisonniers est capturé. Au cours d'activités militaires pendant la nuit, infiltration de la colonne et bombardement de la colonne, les gens sont paniqués et ne savent pas où aller.

Les forces serbes le long de la route donnent des garanties de sécurité à l'aide de mégaphones à tous les gens qui sont dans la forêt. Le matériel qui a été volé aux Casques bleus est utilisé. Des promesses de sécurité sont données, du genre : « Rejoignez-nous. Vous allez rejoindre vos femmes et vos enfants. La Croix-Rouge est là. Les Nations unies sont là. » Aussi, un certain nombre de personnes décident de se rendre, et cela génère un mouvement massif de redditions. Les lieux sur lesquels les gens sont parqués en attente de transfert sont essentiellement un terrain de football à Nova Kasaba et plusieurs champs à un lieudit Sandic. De là, au cours de la journée du 13 juillet, ils sont systématiquement transférés sur Bratunac par camions ou par autobus et rassemblés dans plusieurs bâtiments publics à Bratunac. Le premier bâtiment utilisé était un hangar, puis une école. Au final, ces lieux sont tellement pleins que les gens restent à bord de convois d'autobus et de camions qui restent parqués en ville.

Le premier massacre a lieu dans l'après-midi du 13 juillet. Un vaste groupe de prisonniers est emmené dans un hangar à Kravica. Une fois que ce hangar est totalement plein de prisonniers, les gardes ouvrent le feu par toutes les ouvertures, jettent des grenades à l'intérieur et massacrent l'intégralité des personnes qui y sont enfermées. J'en évoque également un autre proche de l'intersection de Konjevic-Polje où plusieurs groupes de prisonniers sont exécutés à l'arme automatique. En fait tout un tas de petites exécutions soit individuelles, soit avec quelques petits groupes ont lieu dans cette zone. En fin de journée, lorsqu'il n'y a plus de moyens de transport et s'il reste des prisonniers sur un champ, l'ordre est de les exécuter.

Au final, le 14 juillet au matin, l'intégralité des prisonniers se trouve dans la ville de Bratunac. L'évacuation de ces prisonniers commence. Je passe sur les promesses faites par le général Mladic qui se rend sur pratiquement tous ces lieux de détention. Il tient plus ou moins systématiquement le même discours à la population, lui demandant si elle le reconnaît, et lui fait un petit discours pour expliquer vers quelle misère la politique d'Izetbegovic l'a menée. Il donne aux gens des garanties de sécurité, leur promettant qu'ils vont rejoindre leurs familles, qu'ils vont faire l'objet d'un échange de prisonniers.

Le 14 juillet au matin, on évacue le premier lieu de détention, un hangar, où pendant la nuit une cinquantaine de personnes ont été tuées à l'arme blanche et à coups d'objets contendants.

Les prisonniers sont emmenés dans un convoi d'autobus. Ils prennent la direction de Zvornik, tournent en direction de Tuzla, mais finalement sont orientés sur une école, que nous appelons l'école de Orahovac, à ne pas confondre avec Orahovac au Kosovo. Ils sont parqués dans un gymnase au fur et à mesure de la journée, convoi après convoi. Ce gymnase est rempli de prisonniers.

Au même moment, d'autres convois évacuent les prisonniers de Bratunac, dépassent Zvornik, puis tournent à gauche et emmènent tous ces gens dans une école qui s'appelle l'école de Petkovci. Même scénario, au fur et à mesure de la journée, l'école est remplie. Il n'y a pas de gymnase. C'est une école à deux étages. Toutes les salles de classe sont pleines. Là, les prisonniers subissent énormément de mauvais traitements.

En milieu d'après-midi, après la visite du général Mladic sur le site d'Orahovac, les prisonniers sont emmenés dans un petit camion, groupe après groupe, vers un champ qui se trouve à 800 m de l'école où un commando d'exécuteurs les attend et systématiquement les exécute petit camion après petit camion. L'exécution dure toute l'après-midi et continue pendant la nuit. Durant l'exécution, un bulldozer est sur place et creuse une fosse commune pour enterrer les gens. L'exécution se termine en fin de soirée. Le scénario est le même à l'école de Petkovci, les prisonniers sont embarqués sur un camion. Ceux-là n'ont pas de bandeau sur la tête. Ils sont emmenés sur le plateau d'un barrage qui se trouve à proximité où là aussi un commando d'exécuteurs les attend et les exécute les uns après les autres leur demandant de choisir un espace libre parmi les cadavres qui jonchent le sol.

Toujours le même jour, il y a eu un détournement d'autobus avec 150 personnes à bord qui ont été emmenées dans la vallée de la Cerska où elles sont exécutées immédiatement et tombent sur le bas côté de la route. Une excavatrice arrive, prend de la terre sur une petite colline juste à côté et enterre ces gens. Le site ici a été exhumé. Les 150 cadavres ont été retrouvés les mains attachées et les pieds également pour certains d'entre eux.

Durant la journée du 15 juillet, l'évacuation continue. Un certain nombre de prisonniers sont mis dans une école et de là emmenés par camions sur un site d'exécution qui se trouve au bord de la vallée de la Drina où environ 500 personnes sont exécutées sur place et enterrées dans une fosse commune qui se trouve sur le site d'exécution.

Pendant la journée du 15 juillet, le transfert de prisonniers de Bratunac en direction de Pilica où se trouve une école avec un gymnase continue. Le gymnase est totalement plein et l'école à deux niveaux l'est aussi. Au cours de la nuit du 15 au 16 juillet, un autobus arrive avec des prisonniers qui sont exécutés sur place car probablement il n'y a plus de place à l'intérieur.

Mais en fait l'exécution ne commence que le lendemain, 16 juillet, autobus après autobus, selon le même scénario, promesse d'être échangés et de rejoindre leurs familles. Les gens sont emmenés de 10 heures du matin à 3 heures de l'après-midi à la ferme de Branjevo où les attend un commando d'exécuteurs qui se conduit d'une façon particulièrement sauvage sur ce site-là et exécute un nombre de personnes évalué par un des membres du commando d'exécution à 1 200. Le chiffre pour l'instant n'est pas confirmé. La confirmation de toutes ces données ne se fera que lorsque l'intégralité des exhumations aura été effectuée. Ce même jour, comme l'école de Pilica était pleine, des prisonniers ont été emmenés à la maison de la culture de Pilica où une fois l'exécution de la ferme de Branjevo terminée, les exécuteurs ont reçu l'instruction d'aller tuer ceux qui se trouvaient à l'intérieur de cette maison de la culture. Cela se passe effectivement pendant la journée du 16 juillet, et tous les gens à l'intérieur sont massacrés.

Il faut bien préciser et insister sur le fait qu'il ne s'agit pas du tout d'une action comme on en a malheureusement trop connu dans la période de conflit entre 1992 et 1995 où l'armée rentrait dans une zone et tuait tout le monde. Là, il s'est agi d'un processus parfaitement organisé avec déplacement systématique de gens. Qu'ils aient été militaires ou civils n'a plus vraiment fait de différence, ce sont tous des prisonniers emmenés d'abord dans des lieux de détention puis transférés à l'écart de cette zone pour des raisons évidentes de discrétion, et emmenés jusqu'à 70 kilomètres de distance dans des écoles, par des officiers de sécurité du Drina Corps ayant la veille repéré les lieux de détention, les sites d'exécution et organisé le transfert d'équipements lourds pour les enterrer. Les exécutions s'étalent sur une durée de trois jours, le 14, le 15 et le 16 juillet. Le 17 juillet, tout est terminé. Les fosses communes sont refermées.

Ultérieurement, à la fin du mois de septembre - début du mois d'octobre, avant la signature des accords de Dayton, les auteurs de ces atrocités réalisent qu'il y aura certainement une enquête pour essayer de déterminer la véracité des rumeurs qui ont été lancées par la presse en juillet 1995, tout le monde hurlant au massacre certain de ces prisonniers. Une opération aussi massive que l'opération d'extermination est déclenchée visant à effacer les traces du crime en exhumant les corps de toutes les fosses communes, que nous appelons les fosses communes principales, et les répartir dans un certain nombre de fosses communes, que nous appelons les fosses communes secondaires.

On trouve les fosses communes secondaires le long d'une petite piste qui va sur Zvornik où il y en a sept, de même autour d'un village, Lipje, où il y en a quatre. Dans la vallée de Chenchai dont le lieudit principal s'appelle Kamenica, nous avons découvert douze fosses communes secondaires et, au Sud de l'enclave de Srebrenica, six.

La comparaison des pièces à conviction que l'on peut retrouver dans les fosses communes principales avec celles que l'on peut retrouver dans les fosses communes secondaires, par exemple les étuis utilisés par les armes ayant servi à tuer les gens, l'analyse du sol et d'autres éléments, permettent d'opérer des connexions entre fosses principales et fosses secondaires. Nous avons déjà exhumé trois fosses communes dans cette zone-là qui correspondent aux corps qui ont été exécutés à l'école d'Orahovac. Les éléments retrouvés dans les fosses communes secondaires de Lipje correspondent au « déménagement », si je peux m'exprimer ainsi, de la fosse commune qui se trouvait initialement sur le plateau du barrage de Petkovci.

Sur les sites de la vallée de Chenchai, nous en avons pour l'instant exhumé trois qui correspondent aux éléments retrouvés à la ferme de Branjevo. De même que la partie Est correspond au site d'exécution de Kozluk.

Aujourd'hui, le nombre minimum d'individus exhumés est de 2 028. C'est un chiffre extrêmement réducteur qui correspond au nombre minimum d'individus après détermination effectuée par les pathologistes à l'occasion des autopsies. Ce chiffre pourra être précisé lorsque toutes les exhumations seront complétées et sera certainement supérieur.

Il reste actuellement une vingtaine de fosses communes secondaires à exhumer. Nous savons très précisément où se trouve chacune d'entre elles. Chacune a fait l'objet d'une vérification du contenu. Effectivement, il y a de multiples restes humains dans chacune de ces fosses qui renferme entre 80 et 180 individus. A la fin, c'est probablement un nombre supérieur à 4 000 personnes dont on pourra dire qu'elles ont été exécutées de sang-froid dans ce processus organisé et systématique.

Ce chiffre est important car plusieurs données flottantes le concernent. Le premier chiffre que tout le monde utilise est légèrement inférieur à 8 000 personnes disparues, d'après les déclarations de familles à la Croix-Rouge internationale. Ce chiffre-là est également un minimum, certaines familles ayant entièrement disparu. Le meilleur exemple qui démontre cela est actuellement le cas de M. Hasan Nuhanovic dont le père a été désigné négociateur avec le général Mladic et le général Krstic dans la ville de Bratunac. Cet homme ensuite a été séparé et porté disparu. M. Hasan Nuhanovic a donc perdu sa mère, son père et son frère. Si lui n'avait pas été un interprète des Nations unies et emmené avec les forces onusiennes lorsqu'elles ont quitté l'enclave, la famille Nuhanovic aurait entièrement disparu et on ne la retrouverait pas sur le livre des personnes manquantes. Un certain nombre d'événements se sont produits qui font que certaines personnes ont disparu, mais que leur mort ne fait pas l'objet d'une enquête criminelle. Il y a ainsi toutes celles qui sont mortes au combat et celles qui se sont suicidées. Le seul chiffre à retenir est celui des personnes qui sont passées par un processus d'arrestation, détention, transfert, exécution et atteindra probablement 4 000 à 5 000 personnes à l'issue des exhumations.

Il est difficile de donner la durée prévue pour ces exhumations. Avec un effort conjoint du TPI et désormais du Gouvernement bosniaque cela prendrait probablement deux ans pour être complet mais cela pourrait durer un peu plus longtemps en raison du planning chargé du TPI et du fait que d'autres dossiers impliquent également ce genre d'activité. La date de finalisation de l'ensemble ne peut pas être connue pour l'instant.

Autre point important, j'ai entendu dire que les paramilitaires étaient impliqués dans cette affaire. En fait, Arkan n'a pas participé à cette opération. Toutes les exécutions ont été commises par les unités régulières du Drina Corps ou par des unités spéciales rattachées à l'état-major général de l'armée, 10ème groupe de sabotage pour l'exécution de la ferme de Branjevo, 4ème bataillon de la brigade de Zvornik pour l'exécution de Orahovac et le jardin, 6ème bataillon pour les exécutions sur le plateau du barrage Petkovci.

Telles sont les données essentielles que je pensais devoir résumer pour vous.

M. François Léotard, Rapporteur : Monsieur le Commissaire, nous vous remercions de la précision de vos informations. J'ai été frappé par la masse des documents lorsque je me suis rendu au TPI, nous y retournerons dans quelques semaines. Cela m'amène à vous demander quelles seraient ou quelles sont à l'heure actuelle, si vous pouvez nous le dire, car il y a eu aussi des inculpations qui ne sont pas publiques, les personnes qui sont mises en cause par le TPI au-delà de M. Mladic lui-même. En d'autres termes, a-t-on une appréhension précise des chefs de corps, des officiers ou sous-officiers ou des exécuteurs eux-mêmes qui pourraient être mis en cause par le TPI ?

Vous avez indiqué qu'il n'y pas de milice en cause, mais plutôt des corps constitués de l'armée serbe, le Tribunal a-t-il entre ses mains des éléments d'instructions qui ont été données à ces forces ? J'imagine qu'elles ont été plutôt orales, mais existe-t-il des textes, des documents écrits mentionnant la détermination de la hiérarchie de l'armée bosno-serbe et serbe d'opérer ce type de massacre ?

M. Jean-René Ruez : Les inculpations publiques sont celles du général Mladic et de Karadzic spécialement sur les événements de Srebrenica, elles datent de novembre 1995. Il y a eu également l'inculpation publique du général Krstic arrêté le 2 décembre 1998 dans un délai record, une dizaine de jours après la notification officielle de son inculpation. D'autres inculpations dites secrètes existent sur lesquelles bien sûr je ne peux fournir aucun élément.

Sur les ordres donnés, comme vous le dites, Monsieur le Ministre, rien n'est écrit. Les ordres étaient certainement oraux. De toute façon, le ménage a été fait avant que nous puissions effectuer des perquisitions au quartier général de la brigade de Zvornik et de la brigade de Bratunac. Une analyse extrêmement détaillée a été faite du matériel récupéré. Elle est toujours en cours compte tenu de la masse de documents. Pour cela, je vous renvoie au témoignage de M. Richard Butler, l'analyste militaire qui, ayant travaillé sur tous ces documents, a pu reconstituer vraiment avec un monceau de détails le déroulement de l'opération tant militaire que d'extermination de ces prisonniers.

Le document le plus marquant qui fait référence à cette situation est un rapport du commandant de la brigade de Zvornik, le colonel Vinko Panurevic, qui le 15 juillet, relatant les activités militaires qui à ce moment-là avaient lieu au Sud de l'enclave de Srebrenica, envoie un mémorandum brûlant à son état-major demandant qui a eu cette idée de mettre plus de 3 000 prisonniers sur son secteur. Et il se plaint d'être aspiré dans des opérations de sécurité et de « restauration de terrains », « la restauration de terrains » faisant référence à l'inhumation de toutes ces victimes. C'est le document le plus clair dont nous disposons comme aveu écrit de ce qui s'y est déroulé. A part cela, il n'y a pas d'ordres écrits que nous ayons retrouvés.

Le Président René André : Je voudrais vous poser une question qui paraîtra bien subjective. Comment expliquez-vous, Monsieur le Commissaire, ce déferlement de haine et cette inhumanité ? Avez-vous trouvé trace au cours de ces trois ou quatre journées de quelques signes d'humanité du côté serbe ?

M. Jean-René Ruez : Il y avait un signe d'humanité auquel on a cru pendant quelque temps dans la mesure où certains témoins survivants sur des lieux de détention font état du fait qu'à un moment l'ordre visiblement était de sauver la vie des enfants de moins de quinze ans. Donc, les enfants de moins de quinze ans étaient sollicités de se lever. Certains qui avaient l'air physiquement plus vieux que quinze ans ont été obligés de se rasseoir, d'autres qui avaient moins de quinze ans, mais qui se demandaient quel traitement spécial les attendaient n'ont pas osé se lever. Un certain nombre d'entre eux l'ont fait et ont été séparés. On a l'exemple sur le champ de Sandic et également à l'école de Orahovac. Une seule interrogation subsistait : on n'était jamais tombé sur un témoignage de l'un de ces enfants. Or le Gouvernement bosniaque à l'époque avait quand même fait un effort massif pour auditionner un grand nombre de gens qui étaient arrivés à Tuzla et on trouvait surprenant que l'on ait pu rater ce genre de témoignage. Malheureusement, les corps d'enfants de moins de quinze ans ont été retrouvés dans la fosse commune de Glogova l'année dernière. A priori, il est probable qu'un officier de sécurité, constatant ce qui se passait, a renversé l'ordre en disant : « Ces gens sont des témoins. On ne peut pas se permettre de laisser des témoins derrière. » On a donc retrouvé un certain nombre de corps avec une balle à travers la colonne vertébrale.

Le Président René André : Comment expliquez-vous cette inhumanité, cette violence, cette haine ?

M. Jean-René Ruez : Il n'existe aucune explication du comportement individuel des exécuteurs sur les sites. L'aspect le plus surprenant de cela concerne l'attitude du général Mladic, lequel a fait des déclarations publiques dans un journal dont je n'ai plus le nom en tête, en 1994 à un moment où il n'était pas encore inculpé et où il parlait librement. Il exposait ses buts concernant la population de cette partie du Nord-Est de la Bosnie, il était très clair : il voulait exterminer tout le monde pour faire payer à ceux qui vivaient dans cette zone le prix de leur collaboration avec les Turcs et surtout de l'écrasement d'une révolte au début du XIXème siècle.

M. Pierre Brana : Vous avez indiqué que des autobus et des camions avaient été utilisés pour transporter tous ces prisonniers. Etaient-ce des réquisitions de véhicules civils ou étaient-ce des camions militaires ? De même, vous avez pensé qu'il n'y avait pas de différence entre les prisonniers civils et militaires. Y avait-il une différence entre les hommes armés et les hommes non armés ?

S'agissant de la tentative d'effacer les traces, notamment l'ouverture de fosses dites fosses communes secondaires, est-ce des militaires qui ont procédé à cette opération ou a-t-on utilisé des civils ?

Vous avez parlé de 2 028 individus exhumés. Sont-ce tous des hommes ou y a-t-il des femmes, des enfants ? Les viols font-ils partie de votre mission pour la recherche des criminels ?

M. Jean-René Ruez : Concernant les moyens de transport utilisés, effectivement, c'est une réquisition à la fois des moyens de l'armée, mais également de moyens privés par appel public effectué à la radio par les représentants du Parti démocratique serbe local pour attirer sur Bratunac tous moyens de transport disponibles. Les autobus utilisés appartenaient à des compagnies de transport privé, Drina Trans, Centro Trans, mais également à des mines de bauxite de Milici. Tout véhicule avec capacité de transport appartenant à un particulier a été réquisitionné, ce n'était pas du matériel militaire.

M. Pierre Brana : Mêmes les premiers jours ?

M. Jean-René Ruez : Dès le 11 juillet.

M. Pierre Brana : Y avait-il une différence entre civils et militaires, les prisonniers étaient-ils des hommes pris les armes à la main ou pas ?

M. Jean-René Ruez : Ce point a été utilisé par la propagande serbe, donc, il est effectivement important de le clarifier. En fait, toute personne en âge de porter les armes peut être considérée comme un combattant dans ce genre de contexte. Le nombre de combattants au sein de l'enclave était uniquement déterminé par le nombre d'armes légères disponibles. Si 5 000 armes légères étaient disponibles, vous aviez 5 000 combattants. Cependant la question n'a plus vraiment d'importance à partir du moment où ces gens-là ont été arrêtés et détenus. Ils sont protégés par les conventions internationales, on ne peut plus considérer que ce sont des morts au combat même s'ils portent un uniforme.

S'agissant du traitement des prisonniers, selon qu'ils portaient un uniforme et une arme, il y avait une différence significative : la mort était beaucoup moins rapide pour ceux qui portaient un uniforme et des armes. C'est pourquoi avant de se rendre, la plupart des hommes se sont débarrassés de leurs armes. Il existe des témoignages invérifiables indiquant que, si quelqu'un était pris l'arme à la main, on lui faisait creuser sa tombe avant de l'exécuter, ce qui n'était pas le cas pour quelqu'un qui arrivait sans arme à la main. Mais d'un point de vue judiciaire le statut de civil ou de militaire n'est plus une question.

M. Pierre Brana : Qui a creusé les fosses communes secondaires ?

M. Jean-René Ruez : La création de fosses communes secondaires est une opération confidentielle menée par l'armée.

M. Pierre Brana : Les victimes exhumées, étaient-ce des hommes, des femmes, des enfants ?

M. Jean-René Ruez : Les exhumations concernent essentiellement des hommes. La cible du général Mladic à l'occasion de cette opération était les hommes en sachant que tuer tous les hommes dans une famille revient en fait à détruire l'existence de tous ses autres membres. Quand dans la société bosniaque, une femme avec trois enfants n'a plus de frères, de pères, de grands-pères, d'oncles, plus personne, vous imaginez l'existence difficile qui l'attend. Ces personnes vivent aujourd'hui cette existence difficile.

M. Pierre Brana : Les viols font-ils partie de votre mission ?

M. Jean-René Ruez : Cet aspect-là effectivement fait aussi partie de l'enquête, mais est malheureusement « subsidiaire » par rapport à l'extermination systématique de tous les mâles qui ont été récupérés. Mais le fait est que, parmi les séparations qui ont eu lieu par exemple dans la nuit du 12 au 13 à Potocari, les femmes également ont été séparées. Il est très difficile d'obtenir des témoignages en matière de viol en Bosnie, mais il est notoire que, par exemple, une personne s'est suicidée en arrivant à Tuzla suite au viol qu'elle a subi. Il y a eu effectivement cet aspect-là dans le dossier, mais il est « secondaire ». C'étaient certainement les comportements d'individus qui ont été lâchés libres de faire ce qu'ils voulaient pendant ces journées-là. Il y avait un permis de tuer pour tout le monde. Il faut savoir que la police était présente et qu'il y a eu collusion totale entre les policiers, les politiques et les militaires. Tout le monde est impliqué dans cette atrocité, conférant un sentiment de légitimité à tous ceux qui ont voulu agir et à la façon dont ils voulaient se comporter.

M. Pierre Brana : Y a-t-il eu une limite d'âge pour les exécutions, si l'on peut parler ainsi bien sûr ?

M. Jean-René Ruez : Non, c'est l'apparence qui comptait. Un enfant de douze ans ressemblant à un enfant de dix-sept ans était en âge de porter les armes, donc, était exécuté.

M. François Lamy, Rapporteur :  Vous avez parlé d'un massacre organisé et donné des informations selon lesquelles des bus, des cars avaient été réquisitionnés ou récupérés à partir du 11 juillet. Avez-vous des éléments d'information sur une planification éventuellement antérieure de ce massacre ?

M. Jean-René Ruez : Non, il n'y a pas d'éléments concernant une planification antérieure. En fait, la prise de l'enclave n'était pas planifiée. Le plan d'opération pour cette offensive est daté du 5 juillet. Je crois que la composante défense antiaérienne de cette opération date du 6 ou du 7 juillet, la date peut être précisée. Mais, en fait, la décision de s'emparer de l'enclave n'est pas prise avant le 9 juillet au moment où le général Mladic s'est rendu compte que la défense de l'enclave ne se ferait pas. Le but initial était de réduire l'enclave à la limite de la ville de Srebrenica même et de la transformer en gigantesque camp de réfugiés à ciel ouvert, afin de forcer les Nations unies à procéder à l'évacuation de la zone.

M. François Lamy, Rapporteur : Cette affirmation est-elle basée sur des documents dont vous avez eu connaissance ?

M. Jean-René Ruez : Oui, tout à fait. On a en notre possession les plans d'opération. L'élément composante aérienne est important car je sais que la Mission d'information souhaite se pencher sur ce point. Le général Mladic a prévu et anticipé le fait qu'il y aurait des frappes aériennes, ce qui paraît assez antinomique avec tout accord préalable sur le fait qu'elles n'aient pas lieu.

M. François Lamy, Rapporteur : De quelle façon l'a-t-il anticipé ?

M. Jean-René Ruez : Il a prévu les moyens antiaériens qu'il estimait nécessaires pour abattre les avions de l'OTAN qui viendraient effectuer des frappes aériennes sur ce secteur.

M. François Lamy, Rapporteur : Quels ont été les moyens dont vous avez disposé pour retrouver à la fois les fosses communes primaires et secondaires selon votre terminologie. Je suppose que vous avez disposé de photographies satellites.

M. Jean-René Ruez : Nous avons disposé de photographies aériennes.

M. François Lamy, Rapporteur : De quelle époque datent-elles et par quel Etat ont-elles été fournies au TPI ?

M. Jean-René Ruez : J'en ai apporté quelques-unes puisque ce sont maintenant des documents publics que nous avons utilisés pour le procès du général Krstic. La méthode de recherche des fosses, pour les fosses communes principales, est d'abord fondée sur les témoignages des survivants. Compte tenu de la façon dont les exécuteurs ont procédé il y a des survivants sur tous les sites d'exécution. A part Kozluk où il n'y en a aucun et la maison de la culture de Pilica où il n'y a pas de survivant, mais un auteur, Drasen Erdemovic de la ferme de Branjevo, témoin de ce qui s'est passé à la ferme Pilica, tous les autres sites ont été trouvés en resserrant d'après les témoignages des survivants la zone où ils pensent que le crime s'est déroulé. Sur cette base-là, nous avons demandé, par l'intermédiaire du Département d'Etat américain, accès à de l'imagerie aérienne qui nous a permis de trouver avec précision les endroits où le sol avait été perturbé. Une fois cette démarche-là effectuée, on s'est rendu sur place pour creuser à l'endroit et vérifier s'il y avait des restes humains dans les trous.

Pour ce qui est de la découverte des fosses communes secondaires, c'est différent. Pour certaines, je peux difficilement vous dire comment, mais la grande majorité d'entre elles ont été découvertes par les Américains qui nous ont orientés sur les sites. Comme par exemple les douze sites de la vallée de Cancari, les quatre sites de Lipje et les sept situés juste à l'Ouest de Zvornik. Toutes ces informations-là nous ont été données par les services de renseignement des Etats-Unis.

M. François Lamy, Rapporteur : De quand datent les premières images aériennes ? Disposez-vous d'images aériennes antérieures à la chute, pendant la chute, après la chute ? Y avait-il des moyens d'information à ce moment-là ou pas ?

M. Jean-René Ruez : Oui, je vais vous en présenter quelques-unes. Le 17 juillet 1995, voici la photographie de la ferme de Branjevo où l'on voit encore des cadavres sur le champ d'exécution. Le champ d'exécution allait d'ici à là, ici un équipement lourd, une excavatrice a déjà collecté les corps et les dépose dans la fosse commune. Toute cette partie-là du terrain est encore recouverte de cadavres. Le 21 septembre, voilà la ferme de Branjevo une fois l'opération d'exhumation terminée avec la fosse commune ici et le 27 septembre, voici l'opération de déménagement des corps de la ferme de Branjevo avec une nouvelle tranchée et l'équipement lourd parqué dans le périmètre de la ferme.

Voici une fosse commune que je ne vous ai pas indiquée, c'est la fosse commune de Glogova qui est le réceptacle de tous les cadavres exécutés entre Bratunac et Konjevic Polje. Quand je dis fosse commune, en réalité, il s'agit d'un site de multiples fosses communes.

Voici une photo du 17 juillet 1995 montrant des excavations récentes dans ce village détruit. C'est un village qui a été nettoyé ethniquement en 1992, avec un bulldozer à l'intersection. Pour l'opération de déménagement, vous avez sur la gauche un des deux sites avec la photo datée du 27 juillet 1995 et à droite une excavatrice en train de travailler sur ce site le 20 octobre 1995. Voilà le 30 octobre 1995, une nouvelle photographie avec une excavatrice en train d'opérer sur le deuxième site de Glogova. Nous avons effectivement selon les sites plusieurs dates, mais les plates-formes qui ont pris ces images-là ne volaient pas tous les jours.

M. François Lamy, Rapporteur : Savez-vous exactement quelle est la date des premières photographies ? Au moment des massacres, vous ne disposez pas du tout de photographies ?

M. Jean-René Ruez : On ne dispose d'aucune photographie montrant une exécution en cours si c'est ce que vous voulez savoir. On a toujours des photographies avant et des photographies après.

M. François Léotard, Rapporteur : S'agissant d'éventuels refus d'exécuter, avez-vous des informations selon lesquelles certains soldats auraient refusé d'exécuter ou auraient exprimé des sentiments humains devant ce drame et quel aurait été leur sort ?

En ce qui concerne les méthodes de travail du TPI et sa façon de procéder, les règles de droit sont fixées par la charte fondatrice, par les documents fondateurs du TPI et sont de droit anglo-saxon, je crois, pour l'essentiel. De quelle manière se fait la réception des témoignages ? J'ai assisté une fois à un procès d'un criminel croate, comment recevez-vous les témoignages ? Avez-vous dans les semaines ou les mois à venir des audiences intéressantes, importantes ? Sur Srebrenica, y a-t-il des personnes qui vont être interrogées ? Y a-t-il actuellement des prisonniers en dehors de ceux qui ont déjà été jugés ou qui sont en cours de jugement ? Y a-t-il des personnes qui sont actuellement emprisonnées par le TPI et qui n'ont pas encore témoigné ?

Avez-vous le sentiment que les Gouvernements respectifs jouent le jeu ? Vous êtes fonctionnaire français, le président du TPI est un juge français, le Gouvernement français apporte-t-il les moyens nécessaires ? D'autres gouvernements le font-ils de la même manière ou non ?

Le Président René André : Je me permets de compléter la question de Monsieur le Rapporteur. Y a-t-il eu une évolution dans le temps des différents Gouvernements sur leur coopération ? Se montrent-ils plus coopérants maintenant qu'au début ? Et comment sont exécutés les ordres d'arrestation donnés par le TPI ?

M. Jean-René Ruez : Pour ce qui concerne les refus d'exécuter, les exécuteurs de la ferme de Branjevo, après avoir passé de 10 heures du matin à 3 heures de l'après-midi à exécuter des gens dans cette ferme, ont été instruits de se rendre à la maison de la culture de Pilica. Les membres du 10ème groupe de sabotage ont refusé de commettre les exécutions à la maison de la culture de Pilica en disant : « On en a assez fait pour aujourd'hui, on arrête. » Une des raisons pour lesquelles ils ont pu agir ainsi est que d'autres personnes - à ce stade, on peut seulement dire qu'elles sont originaires de Bratunac - se sont immédiatement portées volontaires pour le faire à leur place. L'officier qui a donné l'ordre n'a donc pas eu à sévir contre ceux qui ont refusé de participer à cette deuxième phase des exécutions.

Pour ce qui est des refus, c'est un aspect que nous n'avons pas encore développé devant le Tribunal et qui fait en fait partie de l'enquête en cours, mais il n'y a pas de raison de le cacher plus longtemps. Nous savons par des interceptions téléphoniques et radios qui ont été opérées à l'époque par l'armée bosniaque que ce sont les bleus, c'est-à-dire la police qui porte des uniformes camouflés bleus, qui ont refusé d'effectuer ce travail. Nous avons accès aux interceptions de l'armée bosniaque, nous utilisons à l'occasion du procès Krstic ces écoutes, qui ne sont pas encore validées tant que les juges ne se seront pas prononcés sur leur qualité. C'est la raison pour laquelle il y a eu un vent de panique au sein du Drina Corps et de l'état-major général pour trouver des gens pour mener ces exécutions. Tout cela s'est fait très vite, ils ont dû prendre des décisions très rapides. Ce sont les seuls cas de refus que nous connaissons sur ce dossier-là.

M. François Lamy, Rapporteur : Cela veut dire que certains des auteurs de ces massacres, des auteurs directs, habitent encore sur place ?

M. Jean-René Ruez :  A part ceux qui pensent être inculpés et qui ont pris la fuite, tous les auteurs habitent sur place et occupent des positions au sein de la police, de l'armée, et du personnel politique.

M. François Léotard, Rapporteur : Avez-vous des prisonniers actuellement au TPI à La Haye ?

M. Jean-René Ruez : Actuellement, à part le général Krstic, nous n'avons pas de prisonnier détenu dans le cadre de ce dossier.

Le Président René André : Vous n'avez pas répondu sur la collaboration des divers Gouvernements.

M. Jean-René Ruez : Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question, je suis un membre du bureau du procureur et je n'ai pas de liens structurels avec le président du TPI. C'est une question qu'il faudra adresser au procureur. Pour ce qui est des renseignements obtenus, je ne peux parler que du dossier qui me concerne. Nous avons eu une excellente collaboration de la part des Américains et également des Anglais. Nous n'avons pas fait appel à la France pour obtenir des renseignements, donc, je ne peux pas évaluer la qualité de la collaboration que nous aurions reçue.

M. François Léotard, Rapporteur : Combien de policiers français sont actuellement affectés au TPI ?

M. Jean-René Ruez : Actuellement, nous sommes trois. Moi même qui suis venu à la demande du ministère en 1995 sur la demande du Tribunal, et deux autres qui ont été obligés de se mettre en détachement pour convenance personnelle pour se rendre sur place.

M. Pierre Brana : D'après les premiers résultats de l'enquête ou des interrogatoires, avant la chute de Srebrenica, y a-t-il des signes comme quoi, au niveau de l'état-major qui allait prendre la poche, il aurait été dit : « Si l'on prend la poche, il va y avoir des exécutions » ? A-t-il été question au cours des débats militaires de ce problème ? A-t-on des informations à ce sujet ?

M. Jean-René Ruez : Les officiers de sécurité du Drina Corps qui étaient en rapport avec les observateurs militaires, dans les mois qui ont précédé, ont sans cesse posé des questions sur quelle serait l'attitude de la communauté internationale au cas où l'enclave serait prise. Egalement, pendant le printemps 1995, les services de sécurité de l'état-major général bosno-serbe ont essayé de monter des opérations d'assassinat contre M. Naser Oric pour l'attirer dans un piège, réunion avec garantie de sécurité, mais en fait dans le but de l'assassiner sur le trajet. Ils n'ont pas eu besoin de se donner cette peine puisque c'est en fait le Gouvernement bosniaque qui a retiré M. Naser Oric et ses meilleurs officiers de l'enclave. Une démarche particulièrement bizarre effectivement dans la mesure où, sans la présence de ce personnage et de ses assistants, il était clair que la volonté de défense de l'enclave était très sévèrement limitée.

Le Président René André : Quelle appréciation portez-vous sur cette décision de le retirer ?

M. Jean-René Ruez : C'est très difficile à apprécier car on rentre en plein dans les théories de conspiration. Il est possible de dire aujourd'hui que les autorités bosniaques ont indirectement participé à la sécurité juridique d'un grand nombre des auteurs de crime en ne présentant pas de la façon la plus claire et la plus honnête possible des éléments d'information qu'ils avaient en leur possession et qui nous auraient permis d'avancer considérablement dans cette enquête. Si l'on avait eu accès au matériel à disposition de l'armée bosniaque, c'est-à-dire tout ce qui est écoute radio et téléphonique, il est clair que l'on aurait eu beaucoup plus d'informations sur un certain nombre de ces auteurs bien plus tôt que la date à laquelle nous les avons eues, c'est-à-dire il y a seulement quelques semaines.

M. Pierre Brana : Je voudrais poursuivre mon idée. Même si les massacres sont séparés les uns des autres, n'apparaît-il pas dans l'enquête une organisation, c'est-à-dire des ordres centralisés, même s'ils sont oraux ? Ce sont des décisions tellement lourdes à prendre pour un lieutenant ou un capitaine de décider de fusiller systématiquement des prisonniers, c'est tellement abominable qu'il faut bien qu'il y ait eu un lien. A-t-on pu lors des interrogatoires entendre, par exemple, quelqu'un dire : « Oui, il y avait un ordre qui nous est arrivé de... »

M. Jean-René Ruez : L'opération elle-même est certainement sortie du cerveau de général Mladic. C'est fortement probable. Elle était gérée par l'état-major général, essentiellement par les services de renseignement et de sécurité. Le colonel Ljubo Beara était le maître d'_uvre de l'organisation de cette opération d'extermination. C'est une opération conjointe Drina Corps et l'état-major général de l'armée déclenchée au plus haut niveau. En fait, les cerveaux sont à l'état-major général, les exécutants au niveau du Drina Corps qui a mis ses moyens à disposition, mais ce n'est certainement pas à leur initiative.

M. François Léotard, Rapporteur : Si j'ai bien compris, à l'instant, vous avez dit ou laissé entendre que certains éléments d'information venant de l'actuel Gouvernement bosniaque ne vous seraient pas parvenus ou que vous seriez en attente de les avoir. C'est très important. Pourriez-vous faire la même remarque sur d'autres documents que vous auriez demandés à d'autres Gouvernements et que vous n'auriez pas ? Je précise puisque nous sommes ici au Parlement de la République française, y aurait-il un ou des documents que le procureur aurait demandés aux autorités françaises et qui n'auraient pas été fournis ou qui vous seraient utiles dans les investigations auxquelles vous procédez ?

M. Jean-René Ruez : Pour ce qui concerne Srebrenica, non. Pour le reste, les dossiers actuellement en cours ou à venir, seul le procureur pourrait répondre à votre question.

Le Président René André : Monsieur le Commissaire, avez-vous d'autres éléments d'information à nous apporter ?

M. Jean-René Ruez : Non.

Le Président René André : Je vous remercie beaucoup.

Audition du général Hervé GOBILLIARD

commandant du secteur de Sarajevo de la FORPRONU (1994-1995)

(jeudi 1er mars 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Mon Général, nous vous remercions de votre présence aujourd'hui. Vous faites partie des responsables militaires très importants que nous tenions à auditionner. Vous avez été commandant de la FORPRONU dans le secteur de Sarajevo en 1994 et 1995 et vous assuriez, en juillet 1995, l'intérim du général Rupert Smith, commandant de la FORPRONU pour la Bosnie-Herzégovine. Vous êtes depuis inspecteur de l'armée de Terre.

Je tiens à souligner, pour votre propre information, que c'est à la suite d'une demande du ministère de la Défense que votre audition, comme celle des généraux Cot, Janvier et Morillon, a lieu à huis clos, c'est-à-dire hors présence de la presse. Pour notre part, nous le déplorons, mais nous nous soumettons à cette consigne. Nous nous exposerions sinon à un refus probable des interlocuteurs que nous tenons absolument à rencontrer dans le cadre de ces auditions.

Nous vous remercions de votre présence et espérons que cette forme d'audition, qui ne nous convient guère, n'empêchera pas une liberté totale de parole, bien au contraire. Après votre exposé liminaire, les rapporteurs et les membres de la commission vous poseront des questions.

Général Hervé Gobilliard : Lorsque j'ai été désigné pour prendre le commandement du secteur de Sarajevo, dans le cadre de la FORPRONU, je commandais la 11ème division parachutiste, succédant au général Germanos.

Je suis arrivé à Sarajevo le 23 septembre 1994 et ma mission a pris fin le 12 août 1995. Mon supérieur hiérarchique, dans le cadre de l'ONU, était le commandant de la Bosnie-Herzégovine, à l'époque le général Michael Rose qui sera remplacé, en janvier 1995, par un autre Britannique, le général Rupert Smith.

En tant que commandant de secteur, ma mission comportait deux grands volets : assurer le bon fonctionnement de l'aéroport et l'escorte des convois afin de ravitailler la ville de Sarajevo. Déjà, avant le début de mon séjour, la mission avait légèrement évolué puisque nous devions contrôler la zone démilitarisée autour de Sarajevo, à la suite d'un accord conclu en août 1993.

Après l'accord de février 1994, à la suite du bombardement meurtrier sur le marché de Markale, le contrôle de cette zone démilitarisée est resté l'une des missions principales de la FORPRONU. En vertu de cet accord, toutes les armes d'un calibre supérieur à 12 mm devaient être évacuées. Au fil du temps et de l'évolution des événements, d'autres missions se sont ajoutées à celles que je viens de décrire, à savoir l'interposition entre les belligérants, la réduction de l'efficacité des tireurs serbes embusqués et la mission de traversée de l'aéroport que nous avons appelée la politique des routes bleues.

Mes responsabilités territoriales et opérationnelles n'ont pas changé durant mon séjour. Dans ma zone de responsabilité, outre Sarajevo et un cercle d'un rayon de vingt kilomètres autour de la ville, il y avait également l'enclave de Zepa, qui était tenue par une partie d'un bataillon ukrainien, le reste du bataillon étant stationné à Sarajevo. Gorazde et Srebrenica n'étaient pas dans ma zone de responsabilité, mais se trouvaient sous les ordres d'un autre commandant de secteur avec lequel je n'ai jamais eu de contact pendant mon séjour d'un peu plus d'un an. Ce dernier relevait, comme moi-même, du commandant de la FORPRONU pour la Bosnie-Herzégovine.

A l'intérieur même de la ville de Sarajevo, j'étais en relation permanente avec la municipalité et les autorités politiques. Dans ce cadre, nous assurions l'escorte des convois, mais aussi le transport des marchandises pour approvisionner la population. Nous étions pratiquement les seuls à conduire les camions dans les zones difficiles.

Contrairement à ce que beaucoup pensent ou ont pensé, il n'y avait pas que des Français à Sarajevo. J'avais deux adjoints, un colonel égyptien et un colonel ukrainien. De mon arrivée jusqu'en janvier 1995, mon chef d'état-major était un Français. Il a ensuite été remplacé par un Russe en janvier 1995. Les deux adjoints égyptien et ukrainien ne s'occupaient pas de la partie opérationnelle, mais étaient chargés du fonctionnement interne des unités.

Lorsque je suis arrivé à Sarajevo, les effectifs du secteur étaient d'environ 5 000 hommes, dont 3 000 Français, 500 Russes, 515 Ukrainiens et 400 Egyptiens. La FORPRONU, dans le secteur, comprenait 6 bataillons auxquels il faut ajouter 1 détachement de 150 hommes de l'armée de l'Air française qui était en charge de l'aéroport. Il y avait, dans le secteur, 17 nationalités sous mes ordres, certaines n'étant représentées que par quelques éléments.

Sur le plan opérationnel, je disposais au total de 6 bataillons : 3 français, 1 égyptien, 1 russe et 1 ukrainien. L'aéroport était sous la responsabilité d'un bataillon français, le FreBat2, et la ville de Sarajevo sous la responsabilité du FreBat4. Quant au mont Igman, unique zone cordon ombilical entre Sarajevo et le reste de la Bosnie, il était sous les ordres d'un troisième bataillon français, le FreBat5.

Le bataillon égyptien, stationné dans la ville, avait peu d'activités. Le bataillon russe s'était installé en zone serbe, à Gorbavica. Quant au bataillon ukrainien, une partie était stationnée à Sarajevo, une autre à Zepa. La mission de ces bataillons était triple : tenir les points sur la ligne d'interposition, tenir un certain nombre de points de contrôle (Check Points) et assurer le contrôle des points de rassemblement des armes dont 8 en secteur serbe. Ces zones étaient situées, en grande partie, en secteur serbe, souvent à l'intérieur de casernes occupées par des soldats serbes fortement armés, en nombre supérieur et susceptibles d'être très rapidement renforcés. Cette situation plaçait déjà nos hommes en position d'otages virtuels. Le choix de l'emplacement de chaque point avait été déterminé en février 1994, avec l'accord de la « faction hôte » et dans la dynamique de paix qui prévalait à l'époque, les modalités de déploiement des pièces et du contrôle de leur présence ayant été fixées par les Bosno-Serbes eux-mêmes et acceptées par la FORPRONU.

S'agissant des dépôts bosniaques, il en allait tout différemment, les armes étant regroupées à Sarajevo, dans une caserne gardée par le contingent ukrainien.

S'agissant des autres zones de sécurité, notamment de Srebrenica, elles relevaient directement de la compétence du commandant de la FORPRONU, le général britannique Rupert Smith. Les troupes y stationnant n'étaient pas placées sous mon commandement et je n'étais pas destinataire des informations en leur provenance, me consacrant intégralement à la mission qui m'avait été confiée dans le secteur de Sarajevo.

Le général Smith, à l'époque de Srebrenica, n'était pas secondé par un officier général adjoint, mais disposait d'un chef d'état-major, le général néerlandais Nicolai. Ainsi lorsque le général britannique, commandant la FORPRONU, s'absentait du théâtre, c'était le général le plus ancien qui prenait le commandement en tant qu'Acting Commander. C'est à ce titre que j'ai été appelé au commandement de l'ensemble de la Bosnie le 1er juillet 1995, tout en continuant à assumer ma mission de commandant du secteur de Sarajevo.

Avant d'en arriver plus particulièrement à Srebrenica, je souhaite souligner que, depuis dix mois à Sarajevo, au moment des événements de juillet, j'avais constaté que les Bosno-Serbes ne reconnaissaient que le rapport de force. J'en avais fait directement l'expérience à plusieurs reprises, en particulier en décembre 1994 quand j'avais donné l'ordre de détruire une pièce antichar bosno-serbe qui tirait sur la présidence bosniaque et lors de la reprise du pont de Vrbanja et du chantage qui s'en est suivi. C'est donc fort de cette expérience personnelle que j'ai assumé le commandement de la Bosnie, à compter du 1er juillet. J'ajouterai que j'ai pris le risque de lancer l'opération de reprise du pont de Vrbanja alors même qu'il y avait, depuis la veille, de très nombreux otages aux mains des Serbes. Le premier briefing auquel j'ai participé sur Srebrenica a eu lieu le 8 juillet, en fin d'après-midi. Il a été mené par le chef d'état-major de Rupert Smith, le général Nicolai. Avant cette date, je ne disposais d'aucune information sur cette enclave. C'est lors de ce briefing que j'ai appris que le poste Uniform, au Sud de la zone de Srebrenica, avait été attaqué par les Serbes et que les Néerlandais s'étaient repliés, en forçant un Check Point bosniaque, et avaient eu un soldat tué.

Il m'a indiqué qu'il avait appelé au téléphone l'adjoint de Mladic, le général Tolimir, qui lui avait répondu que les Bosniaques utilisaient des équipements des Nations unies, raison pour laquelle les Serbes avaient attaqué. Il m'a également indiqué qu'il avait appelé l'adjoint du général Janvier pour lui recommander de ne pas donner suite à une demande d'appui aérien émanant des Néerlandais à Srebrenica, puisque le poste avait été évacué.

Le lendemain 9 juillet, vers 17 heures, lors d'une nouvelle réunion au QG de la FORPRONU à Sarajevo, j'apprends que les Serbes ont avancé de plus de quatre kilomètres dans le coin Sud-Est de la poche, soit deux kilomètres au Nord d'une ligne qu'ils avaient eux-mêmes acceptée comme limite Sud de l'enclave. L'avance était faite avec 120 fantassins et 4 chars. Simultanément les Serbes étaient entrés avec 20 hommes et un char au Nord-Est de la poche et détenaient 15 Néerlandais à Bratunac, au Nord-Est de Srebrenica, mais hors de l'enclave.

Après discussion avec le général Janvier au téléphone, vers 18 heures 50, les Néerlandais disposant encore de quelques dizaines d'hommes et d'un missile antichar Dragon au Sud de Srebrenica, je donne l'ordre au général Nicolai d'informer les Néerlandais de Srebrenica de mettre sur pied une position de blocage en vue d'interdire la poursuite de l'attaque des Serbes, d'avertir ces derniers qu'ils doivent se replier au Sud d'une ligne qu'ils avaient eux-mêmes acceptée comme limite Sud, et qu'un délai de trois heures leur était donné, sans quoi je faisais intervenir les avions.

A 19 heures 15, le 9 juillet, je signe la demande d'appui aérien qui sera retransmise sur Zagreb à l'état-major du général Janvier. Je demande que les avions soient en alerte au-dessus de l'Adriatique, dès la première lueur, le 10 juillet au matin.

A 21 heures 30, le bureau du général Janvier avise mon état-major que les avions seront en vol dès le 10 juillet, à 6 heures du matin, conformément à ce que nous avions souhaité à Sarajevo. Le 10 juillet dans la matinée, j'apprends que Srebrenica est sous les tirs d'artillerie et que depuis le 9 juillet, ce ne sont pas 15 soldats néerlandais qui ont été capturés par les forces bosno-serbes, mais 30. A 19 heures 15, 80 fantassins serbes attaquent vers Srebrenica en direction du Nord et engagent la position de blocage néerlandaise.

J'ai le sentiment que les combattants bosniaques cherchent à imbriquer encore plus leurs positions dans celles des Casques bleus, comme du reste ils ont toujours tenté de le faire, notamment à Sarajevo, et qu'ils n'ont pas la réelle volonté de défendre l'enclave de Srebrenica. Cela confirme l'impression que j'avais eue le matin même, lors d'une réunion à Sarajevo avec M. Muratovic, Ministre bosniaque des relations avec l'ONU, qui portait essentiellement sur le déploiement de la Force de réaction rapide (FRR) et l'acheminement de l'aide humanitaire. Le Ministre a uniquement évoqué les événements en cours sur Srebrenica et m'a donné l'impression de ne pas vouloir trop s'engager sur ce sujet.

Le soir à 19 heures 30, je demande au général Janvier, dans une conversation téléphonique, d'envoyer l'appui aérien rapproché (CAS).

A 20 heures 30, lors d'un nouveau contact téléphonique avec le général Janvier, je lui indique que je suis prêt à me rendre à Srebrenica. Puis la conversation se poursuit sur d'autres sujets.

Une heure après, les Néerlandais occupent le Sud de la ville. Le commandant du bataillon néerlandais demande que les avions soient au-dessus de Srebrenica pour 6 heures le 11 juillet.

A 22 heures 30, troisième entretien téléphonique avec le général Janvier qui me confirme que les avions seront au-dessus de l'Adriatique à 6 heures du matin. A 23 heures 30, j'apprends que le général Janvier a eu au téléphone le général serbe Tolimir qui aurait donné l'ordre de cesser l'attaque sur Srebrenica. Le général Janvier lui aurait précisé que les avions seraient en l'air à 6 heures et qu'ils agiraient si les Serbes poursuivaient leur attaque.

Le 11 juillet à 9 heures, la situation est calme à Srebrenica. Les Néerlandais sont toujours en position de blocage au Sud de la ville. Les Bosniaques sont positionnés entre les Néerlandais et les Serbes. Des combats entre Bosniaques et Serbes ont lieu sur le mont Kaf, au Sud-Ouest de l'enclave. Le commandant néerlandais Karremans craint un débordement par l'Ouest.

A 11 heures 30, deux obus tombent sur Srebrenica venant du Nord de l'enclave. Cette fois, les positions des Casques bleus sont directement attaquées. A 14 heures 45, les deux premiers avions sont sur zone et larguent leurs bombes. J'ai appris par la suite que les 6 autres appareils n'avaient pu être opérants, faute de contrôleurs au sol susceptibles de leur indiquer leurs cibles. A 16 heures 10, l'enceinte néerlandaise de Srebrenica est prise par les Serbes, mais le QG de la FORPRONU, au Nord de la poche, donc à Potocari, est toujours aux mains des Néerlandais et de nombreux réfugiés y affluent.

Vers 17 heures, j'ai une conversation téléphonique avec le général Gvero, un adjoint de Mladic. Il me reproche d'avoir fait intervenir les avions et je lui indique que les avions continueraient à bombarder si les Serbes poursuivaient leur attaque. A 18 heures 30, après contact téléphonique avec le général Janvier, je signe un ordre pour le commandant néerlandais, lui demandant de défendre les réfugiés et les civils ainsi que les positions à Potocari qu'ils tiennent encore et qu'en aucun cas, ils ne doivent rendre les armes et les équipements militaires.

A 19 heures, les Serbes bombardent autour de l'enceinte de Potocari. A 22 heures 45, le général néerlandais Nicolai m'informe que le commandant du Dutchbat, le colonel Karremans, doit rencontrer les Serbes dont Mladic. Potocari est calme. La plupart des soldats bosniaques ont quitté l'enclave. Il est décidé sur place, entre Karremans et Mladic, que des discussions auront lieu le lendemain entre Serbes et Néerlandais, au sujet des otages, des points encore tenus par les Néerlandais et des réfugiés.

Le lendemain, le général Smith revient à Sarajevo et je reprends ma mission principale du secteur de Sarajevo.

Avant de répondre à vos questions, je souhaiterais vous dire ma grande fierté d'avoir été là-bas un général français qui commandait en particulier à des soldats français, lesquels ont fait mon admiration. Dans un contexte très difficile, ils ont eu un rôle et une attitude exemplaires.

Ils ont su développer des trésors d'intelligence et des capacités d'analyse immédiate des situations pour gérer les paradoxes et les ambiguïtés de l'instant présent, qui étaient souvent très différents et parfois opposés à ceux d'un après immédiat. Ils ont su discerner l'essentiel et trouver la vraie réponse adaptée au bon moment, tout en anticipant les conséquences et les répercussions à terme des décisions prises à l'instant. Ils ont découvert la complexité et la versatilité extraordinaires des situations qui rendent les partenaires d'un instant capables de devenir, en quelques secondes, des adversaires acharnés.

Ils ont été plongés dans des situations de crise les plus variées, stressantes, déstabilisantes, contrastées et parfois extrêmes. Ils se sont comportés magnifiquement, qu'ils soient appelés ou engagés. Je tenais à le dire fortement, avec toute l'affection et l'admiration qu'en tant que chef, je leur porte, en souvenir en particulier des 27 morts que j'ai eus là-bas pendant mon séjour, morts pour la paix.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Mon Général, pour la force et la clarté de votre intervention. J'aurais quatre questions.

Vous avez indiqué que vous étiez responsable de Zepa, mais non pas de Srebrenica. En termes de volume militaire sur le terrain, y avait-il, selon vous, une différence de capacité militaire ou de mission entre Zepa et Srebrenica ? Aviez-vous, s'agissant de Zepa, le même sentiment que, depuis plusieurs mois, les missions humanitaires étaient rendues impossibles ou difficiles du fait de la mauvaise volonté des Serbes ?

Vous dites par ailleurs avoir signé un ordre adressé au commandant néerlandais, dans la soirée du 11 juillet. Cet ordre indiquait notamment au commandant néerlandais, le colonel Karremans, de ne pas rendre les armes mais de défendre les populations. Pourrait-on avoir copie de cet ordre ?

Troisièmement, beaucoup de journalistes ont glosé sur la communication téléphonique entre le général Janvier et un interlocuteur français dans la journée du 10 juillet. Il semblerait que ce soit vous. Pouvez-vous nous le confirmer ? Par ailleurs, quelle a été la teneur de cette communication ?

Enfin pourriez-vous nous faire un schéma récapitulant le cheminement exact des demandes de frappes aériennes, c'est-à-dire, à partir du colonel néerlandais, qui reçoit la demande, vers qui est-elle répercutée - jusqu'à M. Boutros Boutros-Ghali pour certaines frappes ou M. Kofi Annan pour d'autres ?

Général Hervé Gobilliard : S'agissant de la différence de traitement entre Zepa et Srebrenica, il m'est très difficile de répondre pour Srebrenica car j'ai été plongé dans la crise de Srebrenica, sans aucune préparation sur la connaissance de la zone. En revanche, sur Zepa, depuis quelques mois, il y avait d'énormes difficultés d'approvisionnement de l'enclave, à tel point qu'à plusieurs reprises, j'ai dû envoyer mon adjoint, le colonel ukrainien - puisqu'une partie de ses hommes était à Zepa - pour tenter de négocier auprès des Serbes la liberté de circulation des camions de ravitaillement. Nous avons été assez fréquemment présents dans la zone de Zepa.

M. François Léotard, Rapporteur : Combien d'hommes y avait-il à Zepa ?

Général Hervé Gobilliard : 70 à 80 hommes - soit la moitié d'un bataillon ukrainien - qui n'avaient pas une capacité de réaction coordonnée efficace. Il y avait manifestement une pression sur l'enclave de Zepa pour gêner le ravitaillement de cette population dont nous avions la responsabilité.

M. François Léotard, Rapporteur : Je vous prie de m'excuser, Mon Général, mais 70 à 80 hommes ne représentent pas la moitié d'un bataillon.

Général Hervé Gobilliard : Ce bataillon ukrainien comprenait 300 hommes. C'étaient donc 80 hommes avec ceux qui étaient toujours en mouvement à l'extérieur. Normalement, un demi-bataillon comprend 120 à 150 hommes.

S'agissant de la copie de l'ordre du 11 juillet, je n'en dispose pas. Cet ordre appartient aux archives de l'ONU. Toutefois, je sais qu'il a été publié dans la presse en Grande-Bretagne, il y a trois ans, dans un journal britannique puisqu'on m'a donné des photocopies du journal, mais non pas de l'ordre.

En ce qui concerne mes entretiens téléphoniques avec le général Janvier, je suis très affirmatif sur le fait que je me suis entretenu quatre fois avec lui au téléphone, dans la soirée du 10 juillet, chaque fois pour évoquer l'ensemble de la situation. Toutefois, nos communications téléphoniques n'étaient pas faciles. Sarajevo était alors bombardée en permanence. Je jonglais avec les téléphones et j'ai pu le joindre avec un téléphone chiffré. La ligne était assez mauvaise, mais nous avons pu néanmoins nous entretenir.

S'agissant des demandes de frappes aériennes, pour ce qui me concerne, le schéma est très simple. Le colonel Karremans, en charge de Srebrenica, estime nécessaire une demande d'appui aérien. Cette demande, qui est adressée à son supérieur hiérarchique direct, en l'occurrence Rupert Smith lorsqu'il était présent et, pour cette période, à moi-même, parvient à la salle des opérations de l'état-major de la FORPRONU à Sarajevo. Cette première demande du 8 juillet, dont on parle beaucoup, ne m'est jamais parvenue. Il m'a été rapporté qu'à la suite d'un entretien entre Nicolai et Karremans, il n'avait pas été jugé nécessaire d'envoyer les avions pour le 8 juillet.

En revanche, pour le 9 juillet, compte tenu de la pénétration serbe, j'ai estimé qu'il était souhaitable d'envoyer le CAS. En conséquence, j'ai signé, à 19 heures 15, la demande d'appui aérien que j'ai adressée immédiatement à l'état-major de la force à Zagreb pour étude et décision.

M. François Léotard, Rapporteur : Cela signifie que la demande du 8 juillet du colonel Karremans vers le général Nicolai, donc vers vous, n'est restée qu'orale.

Général Hervé Gobilliard : A ma connaissance, cette demande n'a donné lieu à aucun document écrit et elle ne m'est jamais parvenue. Il m'a été rapporté oralement qu'il y avait eu une demande de Karremans, mais qu'elle n'avait pas été prise en considération.

M. François Lamy, Rapporteur : Je reviens à l'affaire du pont de Vrbanja. Qui a réellement pris la décision de cette action ? En effet, l'amiral Lanxade nous a indiqué que c'était lui, sans même en référer au Président de la République. Toutefois j'ai cru comprendre tout à l'heure que c'était vous qui aviez pris la décision.

Général Hervé Gobilliard : Par la suite, j'ai appris que dans la journée du 26, une réunion s'était tenue chez le Président de la République. Le seul interlocuteur que j'ai eu au téléphone a été le général Germanos qui m'a informé que des ordres allaient arriver. Ces ordres, qui ne s'adressaient qu'à moi, me demandaient de respecter les règles de la légitime défense. Ensuite je n'ai plus eu de contact avec le général Germanos, sous-chef des opérations de l'EMA.

Dans la nuit, j'apprends dans la salle des opérations, par l'intermédiaire du colonel Sandal, commandant le bataillon numéro 4, que les Serbes ont pris le pont de Vrbanja par la ruse, habillés en soldat français, sans qu'un coup de feu soit tiré. Fort de cette orientation de légitime défense, j'ai estimé alors que j'étais tout à fait dans le cadre de la légitime défense. J'ai donc donné l'ordre de reprendre le pont de Vrbanja, sans intervention auprès du général Germanos, mon seul interlocuteur, ou de qui que ce soit d'autre.

Nous avons repris ce pont en déplorant malheureusement 2 morts et 17 blessés. Du côté serbe, il y a eu 4 tués et des prisonniers serbes. Ce n'est qu'après l'opération, qui a duré 1 heure 18 - du premier coup de feu vers 8 heures au dernier vers 9 heures 18 - que j'ai rendu compte à Paris du déroulement des affaires.

M. François Lamy, Rapporteur : Sur la période où vous prenez le commandement pendant l'absence du général Smith, qui vous donnait les renseignements sur l'avance des Serbes sur Srebrenica et comment vous parvenaient-ils ?

Général Hervé Gobilliard : Avant le 8 juillet, je n'avais aucune information. En arrivant, étant Acting Commander, j'étais dans la salle des opérations du commandement de Bosnie-Herzégovine (BH Command) de Rupert Smith et l'officier de renseignement, à intervalles plus ou moins réguliers, faisait un bilan de ses connaissances du terrain.

M. François Lamy, Rapporteur : Comment obtenait-il ces informations ?

Général Hervé Gobilliard : Uniquement par téléphone. Je n'ai entendu parler d'aucune reconnaissance aérienne. Je ne saurais vous dire si c'était Karremans ou un de ses adjoints qui téléphonait directement à l'officier des opérations, mais il est certain que ces renseignements parvenaient à l'officier par la voie téléphonique.

M. François Lamy, Rapporteur : Un de nos interlocuteurs nous a expliqué que vous auriez tenté de rassembler des forces et proposé de marcher sur Srebrenica, sans précision de date. Est-ce un fait avéré ?

Général Hervé Gobilliard : Le 10 juillet au soir, dans le cours d'une conversation avec le général Janvier, j'ai évoqué le fait que j'étais prêt à me rendre à Srebrenica pour effectuer une simple reconnaissance, puis la conversation a continué sur d'autres sujets. Il n'y a pas eu de réponse. Ayant la responsabilité de Srebrenica, j'avais estimé que le 10 juillet au soir, mon rôle était peut-être d'aller discuter de vive voix là-bas avec les Serbes, de la même façon que j'étais allé en août à Zepa discuter avec Tolimir, au moment de l'évacuation de la poche. Je devais d'ailleurs rencontrer Mladic, mais c'est Tolimir qui était là. Cette proposition est venue dans le cours de la conversation, mais il ne s'agissait pas du tout de l'organisation d'une structure de force pour intervenir car, de toute façon, je n'en avais pas les moyens.

M. François Lamy, Rapporteur : Sur les événements de Srebrenica, toute la controverse repose en partie sur la question des frappes aériennes et de savoir si elles ont eu lieu au bon moment. Quelle est votre opinion sur l'efficacité des frappes tactiques aériennes ? Aurait-il fallu les accentuer pour empêcher les Serbes de prendre la poche ?

Général Hervé Gobilliard : L'intervention de l'appui aérien rapproché était clairement définie lorsque les forces de l'ONU étaient attaquées. La grande ambiguïté, tout comme à Sarajevo, était que les Bosniaques tentaient très souvent d'être au plus proche des forces de la FORPRONU. Je l'ai d'ailleurs constaté à plusieurs reprises à Sarajevo, notamment lors d'une nuit où nous avons reçu 3 000 obus, lorsque les Bosniaques étaient à un mètre cinquante de mes forces.

L'appui aérien était prévu dès lors que les forces des Nations unies étaient engagées par les Serbes. C'est pourquoi le 11 juillet à 14 heures 45, ont eu lieu les premiers bombardements car, manifestement, les Néerlandais étaient engagés par les Serbes à Potocari.

M. François Lamy, Rapporteur : Fort de votre expérience de commandant des troupes à Sarajevo, considérez-vous que les frappes tactiques d'appui rapproché étaient utiles et efficaces vis-à-vis des Serbes ou au contraire, accentuaient-elles la difficulté ou l'ambiguïté en raison des risques de prises d'otages ?

Général Hervé Gobilliard : Chaque fois que j'ai utilisé l'arme aérienne sur le terrain à Sarajevo, les Serbes reconnaissaient le rapport de force. Le 22 juillet 1995, lorsque deux de mes capitaines ont été tués à Sarajevo, j'ai fait riposter au mortier en tirs d'efficacité directe 94 obus qui ont causé pas mal de dégâts chez les Serbes. Dans le mois qui a suivi, les Serbes n'ont pas tiré un seul coup de feu.

Je ne saurais dire si cela est toujours efficace, mais, sur Sarajevo, cela a porté ses fruits à chaque fois. A Sarajevo, je connaissais la mentalité et les réflexes du Romania Corps qui encerclait Sarajevo. C'était principalement une affaire de lutte de volonté entre deux chefs.

Il est plus difficile de dire si cela a été efficace sur Srebrenica. Pour ma part, fort de mon expérience antérieure, j'ai néanmoins estimé le 9 juillet qu'il fallait que je demande un appui aérien. Etait-ce outrancier ou pas ? Je ne sais pas. Mais, en ma qualité d'Acting Commander, j'ai pris la responsabilité de faire cette demande d'appui.

M. François Lamy, Rapporteur : Avec le recul, quelle est votre opinion sur la façon dont les forces néerlandaises et leurs chefs se sont comportées sur le terrain ? En effet, vous nous avez indiqué que vous aviez donné l'ordre aux Néerlandais de rester sur place et de défendre leurs positions. Il en a été tout autrement sur le terrain.

Général Hervé Gobilliard : Il est très difficile de se mettre à la place du colonel Karremans. Je peux simplement dire qu'à chaque fois que j'ai donné l'ordre à des soldats français de mener des actions de force, ils ont exécuté les ordres et se sont battus comme doivent se battre des soldats. Je ne veux porter aucun jugement sur mes amis néerlandais.

M. Pierre Brana : Dans le rapport du Secrétaire général de l'ONU, un passage concernant la journée du 11 juillet m'a beaucoup préoccupé. J'aimerais que vous nous donniez votre sentiment.

Je cite : « Le bataillon néerlandais a été informé par le secteur Nord-Est vers 4 heures du matin, le 11 juillet, que 46 cibles avaient été identifiées et que les appareils de l'OTAN allaient atteindre les cibles vers 6 heures 50. En conséquence, vers 7 heures du matin, le personnel du bataillon néerlandais se trouvait dans les abris de la base, attendant des frappes aériennes et non une opération d'appui aérien rapproché. Lorsque les frappes ne se sont pas concrétisées, le commandant adjoint du bataillon a, semble-t-il, téléphoné au chef des opérations au secteur Nord-Est. Celui-ci lui aurait répondu qu'il n'y avait aucune trace d'une demande de frappes aériennes, non plus que d'une demande d'appui aérien rapproché ».

Kofi Annan ajoute un peu plus loin : « Les rapports écrits officiels qui existent, c'est-à-dire les échanges entre les forces de paix des Nations unies à Zagreb et le siège de l'ONU à New York, montrent seulement que les forces de paix des Nations unies comptaient sur un appui aérien rapproché, à l'aide d'appareils de l'OTAN en cas de besoin. Le quartier général de la FORPRONU à Sarajevo semblait penser de même, ce qui amène à conclure qu'à un stade quelconque entre Sarajevo, Tuzla et Srebrenica le message n'a pas été transmis correctement par téléphone par Sarajevo ou a été mal compris par ceux qui l'ont reçu au secteur Nord-Est et au bataillon néerlandais de Srebrenica ».

Au siècle de la communication, cela fait froid dans le dos d'imaginer que, dans une telle situation, le message n'a pas été transmis correctement ou mal compris. Qu'en pensez-vous ?

Général Hervé Gobilliard : C'est en lisant ce rapport des Nations unies que j'ai eu connaissance de cette affaire des cibles du secteur Nord-Est. Je n'ai jamais eu aucun contact avec le secteur Nord-Est, ni avec son chef ou son état-major, avant ou pendant les événements de Srebrenica. Je ne sais pas si Nicolai a eu des contacts.

Pour ma part, en tant qu'Acting Commander, je venais assurer l'intérim du commandement, mais beaucoup de choses se passaient entre l'état-major, Nicolai qui était permanent, et le secteur Nord-Est. Je suis de votre avis que c'est préoccupant. Toutefois, à Sarajevo, je n'ai pas eu ce sentiment car j'avais vraiment l'impression de recevoir les renseignements me permettant d'agir. J'ai été désigné Acting Commander sur Srebrenica pour prendre des décisions, me semble-t-il, mais j'étais peu informé de l'amont de la décision. Ma première mission était de régler les affaires sur Sarajevo. Je ne me rendais pas toutes les heures au QG de la FORPRONU. Néanmoins je suis de votre avis qu'il y a une anomalie quant au fait que la communication ait aussi mal fonctionné entre le secteur Nord-Est et le quartier général de la FORPRONU à Sarajevo.

M. Pierre Brana : On peut se demander s'il n'y a pas lieu d'approfondir les moyens utilisés de manière à s'assurer qu'un message est bien reçu. Dans un passé bien lointain, il me semblait que lorsqu'on passait un message, on devait en accuser réception et le répéter pour s'assurer qu'il avait été bien compris.

Général Hervé Gobilliard : C'est un schéma tout à fait classique en national, mais la grande difficulté était que nous étions dans un organisme international. Il y avait à la fois des renseignements internationaux, très filtrés, et des renseignements nationaux. Cette dualité d'opposition d'intérêts est génératrice de problèmes. Tout le travail du chef militaire sur le terrain consiste à traduire des intentions, des orientations, des souhaits ambigus en ordres exécutables, car le lieutenant doit exactement savoir ce qu'il doit faire.

L'affaire de Vrbanja en est une illustration. J'ai estimé qu'il fallait donner cet ordre de reprendre le pont parce que la coupe était pleine. Mais c'était plus facile à faire à Sarajevo. Dans l'affaire du pont de Vrbanja, j'ai écarté mon chef d'état-major russe : je ne voulais pas qu'il soit informé de l'action car il en aurait immédiatement prévenu Mladic. L'ambiguïté se situe au niveau de cet aspect national et international.

Le Président François Loncle : Cela restera un des points importants pour notre rapport final.

M. Pierre Brana : Avez-vous contacté le général Rupert Smith sur son lieu de permission pour l'informer de la situation ?

Général Hervé Gobilliard : Personnellement, je ne l'ai eu qu'une seule fois au téléphone, pratiquement à la fin, lorsqu'il m'a parlé de la FRR. Mais je sais qu'il téléphonait très fréquemment à son Military Assistant qui était un Britannique. Il a donc suivi les événements.

M. Pierre Brana : A-t-il cherché à vous contacter ?

Général Hervé Gobilliard : Non. Néanmoins, j'ai été surpris qu'il parte.

Le Président François Loncle : A cet égard, quel a été votre sentiment, quand vous avez été appelé à le remplacer, sur cette absence et ce non-retour ? Savez-vous exactement ce qu'il a fait tout au long de cette absence et n'étiez-vous pas pressé de demander qu'il revienne à son poste plutôt que d'aller s'entretenir avec le Secrétaire général de l'ONU à Genève ?

Général Hervé Gobilliard : Je ne sais pas du tout ce qu'il a fait durant son absence. On m'a demandé d'être Acting Commander, j'ai exécuté les ordres, je n'ai pas à avoir d'état d'âme. A aucun moment, je n'ai eu l'idée de le rappeler ou estimé qu'il devait immédiatement revenir. On m'a investi de cette responsabilité, par conséquent je l'assume. Je ne veux pas penser qu'il aurait pu détenir des renseignements sur une attaque éventuelle de Srebrenica et qu'il serait parti. Cette idée ne m'a absolument pas effleuré l'esprit. Il est parti, et les événements ont eu lieu à ce moment-là. Je ne lui fais aucun procès. On me demande de le remplacer, je le remplace. Il revient à son poste quand les autorités le jugent utile.

Mon rôle d'Acting Director s'est fait dans des conditions quelque peu difficiles car mes relations avec Nicolai étaient bonnes, mais sans plus, pour diverses raisons. Notamment, sur la question de la liberté de mouvements à Sarajevo, car j'estimais que les Néerlandais l'avaient peut-être négociée dans de mauvaises conditions.

Le Président François Loncle : Lui avez-vous demandé de revenir ?

Général Hervé Gobilliard : Ce n'était pas à moi de lui demander de revenir.

M. Pierre Brana : Je suis maire d'une petite commune. Si un incident grave se produisait, de quelque nature que ce soit, mon premier adjoint m'appellerait pour m'en informer, sans pour autant me demander de revenir. Ce serait ensuite à moi de prendre la décision de revenir ou non. N'est-ce pas l'usage dans l'armée ?

Général Hervé Gobilliard : Je n'étais pas son adjoint, j'étais celui qui le remplaçait pendant son absence. Certes, pour ma part, dans une telle situation, je serais immédiatement revenu puisque c'était de ma responsabilité. Je n'ai pas quitté Sarajevo, sauf entre les 16 et 17 juillet pour les funérailles de ma mère, car j'estimais que ma mission était là-bas. Supposons que je m'absente et que des événements se produisent, j'aurais immédiatement demandé au Gouvernement français de me trouver un avion car je n'aurais pas pu rester en France en pensant à mes soldats en train de se faire tuer. Mais je ne veux pas porter de jugement sur un frère d'arme britannique.

M. Pierre Brana : Ma question s'adresse au militaire, technicien des armes. Estimez-vous que, seules, les forces bosniaques à Srebrenica étaient en mesure de pouvoir s'opposer à la chute de cette ville, qu'elles avaient les moyens militaires pour ce faire ou non ?

Général Hervé Gobilliard : Il m'est très difficile de répondre, compte tenu de la non-connaissance de l'amont du dossier. Personnellement, je pense qu'elles n'avaient pas les moyens suffisants pour ce faire. Toutefois, si vous ne montrez pas systématiquement une certaine volonté, le camp adverse poursuivra automatiquement son action.

A un moment donné, il a été dit que Mladic avait prémédité l'affaire. Toutefois, je ne pense pas qu'il l'ait préméditée au départ, mais je crois qu'il a senti une très forte vulnérabilité, à la fois dans la volonté bosniaque et peut-être dans la volonté internationale. Il a saisi sa « chance » et en a profité pour donner toute l'expression la plus brutale à son nationalisme exacerbé.

Mladic est un joueur d'échecs, c'est ainsi que je l'ai décodé. Il n'attaque que lorsqu'il sent que la défense adverse est vulnérable. Je l'ai senti dans l'affaire du pont de Vrbanja où, après la prise du pont, il a essayé de me jouer un chantage assez incroyable en brutalisant les soldats, en simulant des exécutions et me disant que, si je ne rendais pas les prisonniers serbes faits pendant l'attaque du pont, il tuerait les soldats français. Pour lui, il s'agissait de se mettre d'accord tous les deux sur un échange des otages français contre les prisonniers serbes. J'ai refusé ce chantage et il n'a rien fait aux otages. J'ai vraiment l'impression que la notion de rapport de forces est un élément déterminant dans les réactions des Serbes.

M. Pierre Brana : D'une manière générale, pendant tout votre commandement, avez-vous relevé des liens entre l'armée bosno-serbe et celle de la Fédération yougoslave ?

Général Hervé Gobilliard : Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne connais pas la Bosnie ; j'étais englué à Sarajevo dont je ne connais que les caves et les immeubles abîmés, et les soldats bosniaques et bosno-serbes qui y stationnaient. Je n'ai participé à aucune discussion politique. Quand je rencontrais MM. Izetbegovic ou Silajdzic, le sujet de nos entretiens portait sur Sarajevo et rien d'autre.

Mme Marie-Hélène Aubert : J'aurais une question technique concernant les contrôleurs au sol. Il nous a été dit que les frappes aériennes n'avaient pu avoir lieu le 11 juillet au matin parce que les contrôleurs au sol n'étaient pas sur place.

Je ne suis pas spécialiste en la matière, mais il me semblait que les avions disposaient de systèmes de repérage ou de cibles prédéterminées, et qu'ils n'avaient pas forcément besoin de contrôleurs au sol. Quelle est la fonction de ces contrôleurs au sol et que faut-il pour les déployer ? Y a-t-il une trace écrite ou orale de ce constat, à savoir lorsque le général Janvier indique qu'on ne peut effectuer les frappes du fait que les contrôleurs au sol ne sont pas déployés ?

Général Hervé Gobilliard : S'agissant de la deuxième partie de votre question, je ne peux pas vous donner de réponse. La seule chose que je sache, c'est que seuls 2 avions ont largué des bombes et pas les 6 autres.

On utilise les observateurs ou contrôleurs aériens au sol car, dans les situations sur le terrain, les éléments sont très fluctuants. Entre le moment où la demande d'appui aérien est signée et celui où les avions arrivent sur les lieux, il s'écoule parfois deux ou trois heures. Pendant ce laps de temps, la situation a évolué. Pour pouvoir atteindre sa cible, sans provoquer de dégâts dans les populations ou ses propres troupes, on dispose au sol d'officiers ou de sous-officiers qui ont des moyens techniques pour dialoguer soit en radio, soit d'une manière automatique avec les avions et qui illuminent les cibles, de façon à ce que les avions bombardent les chars serbes ou la concentration d'infanterie qui a bougé. La présence de contrôleurs au sol est indispensable pour guider les avions.

La situation d'Air Strike est tout à fait différente car les cibles - citernes d'essence, gare, etc. - sont déterminées. Les coordonnées de la cible sont enregistrées dans le logiciel de l'avion qui va automatiquement sur son objectif. La position des cibles n'évolue pas.

Les premiers contrôleurs aériens ont pu guider les premiers avions, mais ensuite il n'y en a plus eu pour les autres avions. Peut-être ont-ils fui. A Sarajevo, j'avais des contrôleurs aériens. Lors des bombardements du 23 septembre 1994, les contrôleurs aériens ont eu chaud, mais ils sont restés sur le terrain, c'est leur métier. A Srebrenica, ils sont partis. Les 6 autres avions n'ont pas pu bombarder en raison de ces conditions techniques, car la lisibilité de la cible n'était plus bonne.

M. François Léotard, Rapporteur : Quelle était la nationalité des contrôleurs aériens ?

Général Hervé Gobilliard : Je ne sais pas.

Mme Marie-Hélène Aubert : C'est un point à éclaircir car c'est donné comme la raison essentielle de l'arrêt des frappes. Il serait intéressant de savoir les raisons pour lesquelles il n'y en avait plus et pourquoi ils sont partis.

M. François Léotard, Rapporteur : Selon David Rohde, ils ont eu peur et ont fui avec les Néerlandais.

Mme Marie-Hélène Aubert : Ma deuxième question porte sur l'ampleur des massacres qui ont lieu et leurs préparatifs. Vous avez dit avoir eu plusieurs fois le général Janvier au téléphone. J'imagine que, s'il téléphonait régulièrement, c'est qu'il était très préoccupé à ce sujet. A partir de quel moment avez-vous été informé ou inquiet, même si l'attention était surtout portée sur Sarajevo, de l'ampleur de la tragédie qui était en train de se jouer et, le sachant, avez-vous envisagé de faire quelque chose ?

Général Hervé Gobilliard : Quand le général Smith est rentré le 12 juillet, il a repris en totalité les commandes et je n'ai plus du tout été mis dans la boucle du renseignement sur Srebrenica. Je n'ai appris que bien longtemps après ce qui s'était passé. De plus, je n'ai eu aucune information soit directement soit par des comptes rendus, parce que déjà en juillet, j'avais beaucoup de problèmes à régler à Sarajevo.

Mme Marie-Hélène Aubert : Le 11 juillet, imaginait-on qu'il pourrait y avoir des massacres ?

Général Hervé Gobilliard : Pas à ma connaissance.

Mme Marie-Hélène Aubert : Concernant l'absence de Rupert Smith, étaient-ce des congés programmés ?

Général Hervé Gobilliard : Je n'ai eu connaissance de son absence que lorsqu'il était déjà parti. La situation était telle à Sarajevo, avec des morts, des blessés, la population à protéger, les Serbes qui commençaient à faire des travaux d'excavation pour pénétrer sous les immeubles pour aller tuer des gens, des Snipers à neutraliser, que je n'ai pas eu d'état d'âme. J'ai appris son départ vers le 4 ou le 5 juillet.

Le Président François Loncle : Etait-ce une fausse permission ou une mission ?

Général Hervé Gobilliard : Je ne sais pas. On m'a informé que j'étais Acting Commander en raison de l'absence du général Smith, mais je ne savais pas où il était. C'est bien longtemps après que j'ai appris qu'il avait été, à un moment donné, à Split et, à un autre, dans une ville suisse. Je n'ai absolument pas gambergé sur cette absence.

M. Pierre Brana : Vous avez donc appris qu'il était parti, mais sans savoir exactement à quelle date. En l'absence d'un général de cette importance, n'y avait-il pas automatiquement un remplacement à la minute même où il quittait son commandement ?

Général Hervé Gobilliard : Il y avait de fait un remplacement. Comme les affaires étaient calmes le 1er juillet jusqu'au 7 ou 8, le général Nicolai, chef d'état-major, expédiait les affaires courantes de la Bosnie et n'estimait pas nécessaire de faire intervenir le commandant du secteur de Sarajevo, qui avait d'autres choses à faire, même étant Acting Commander. C'est le général Nicolai qui était le chef d'état-major. En l'absence du général Smith, il réglait toutes les questions classiques sans m'en parler.

M. Pierre Brana : Comment se passaient les relations officielles entre vous et le général Nicolai ?

Général Hervé Gobilliard : Le 8 juillet, parce que la situation commençait à « chauffer », le général Nicolai ou le military assistant de Rupert Smith m'a appelé pour que j'assiste à une réunion au QG de la FORPRONU, qui était situé de l'autre côté de la ville. Lors de ce premier briefing, on m'a exposé la situation à Srebrenica.

Mme Marie-Hélène Aubert : Pourriez-vous préciser pourquoi vous n'aviez pas de bonnes relations avec le général Nicolai ? Aviez-vous des divergences sur des points précis ?

Général Hervé Gobilliard : Le prédécesseur du général Nicolai, également Néerlandais, avait signé un accord avec les Serbes de Pale sur la liberté de mouvement général qui avait des répercussions sur le secteur de Sarajevo. Pour ma part, j'avais estimé que cet accord entre les Serbes et les Nations unies sur la liberté de circulation était un mauvais accord. Il m'avait piégé et lié les mains.

Dès l'arrivée de Nicolai, je lui avais indiqué que l'accord m'empêchait de remplir ma mission d'approvisionnement de la ville, car les Serbes avaient les clés d'entrée et de libre circulation des camions. Je lui avais demandé d'essayer de renégocier puisque c'était de sa responsabilité de chef d'état-major de la Bosnie-Herzégovine. Nous avions eu quelques mots et j'avais senti qu'il ne souhaitait pas renégocier l'accord avec les Serbes. Notre différend portait sur Sarajevo, non sur Srebrenica.

Mme Marie-Hélène Aubert : Vous avez dit que vos entretiens avec M. Izetbegovic portaient essentiellement sur Sarajevo. Toutefois, à cette période-là, n'a-t-il jamais évoqué la question de Srebrenica ? Vous avez en effet indiqué également que vous aviez le sentiment que les Bosniaques n'avaient pas la volonté de défendre cette ville.

Général Hervé Gobilliard : Pendant la période du 8 au 12 juillet, je n'ai eu de contact qu'avec Muratovic et aucun avec Izetbegovic ou Silajdzic. Lors de mes entretiens avec Izetbegovic ou Silajdzic, nous n'avions évoqué que les affaires de Sarajevo.

M. François Lamy, Rapporteur : Cela signifie donc que les autorités bosniaques ne vous ont fait aucune demande d'intervention pendant la période où vous commandiez l'ensemble des troupes de l'ONU en Bosnie.

Général Hervé Gobilliard : Les autorités bosniaques ne m'ont rien demandé, à tel point que j'en ai été surpris. Muratovic, qui était mon interlocuteur permanent, Ministre des relations avec l'ONU, en pleine crise de Srebrenica, m'a beaucoup plus parlé du déploiement de la FRR et de l'approvisionnement de Sarajevo que de Srebrenica.

Le Président François Loncle : Nous touchons là un point sensible sur ce qui pourrait être une part de responsabilité des politiques bosniaques musulmans dans les événements de Srebrenica. Sur le plan militaire, vous avez évoqué le fait que les forces bosniaques donnaient l'impression de vouloir s'imbriquer dans celles de l'ONU, et non d'agir pour leur propre compte. Ensuite, vous avez évoqué ce que vous avez appelé la double fragilité dans la défense de Srebrenica, double fragilité émanant de la partie bosniaque, d'une part, et de la communauté internationale, d'autre part, dont Mladic a profité.

Quelle est votre analyse sur la part de responsabilités politiques, au plus haut niveau, de la partie bosniaque dans ce laisser-faire ? L'idée machiavélique, qui a parcouru certains esprits, consistait à penser qu'en jouant la politique du pire, les responsables bosniaques allaient mettre la communauté internationale devant ses responsabilités, à savoir le pire étant atteint, il faut par conséquent agir une fois pour toutes contre les Serbes.

Général Hervé Gobilliard : Je ne veux pas faire de supputation sur ce qui aurait pu se passer. Je n'ai vu que des faits et, ce qui a attiré mon attention, c'est cette espèce de fuite de Muratovic sur ce dossier de Srebrenica. Je le rencontrais tous les jours, donc je le connaissais relativement bien. Je n'ai pas senti, de son côté, une volonté très forte de défendre cette enclave.

Pour ce qui concerne la communauté internationale, ce n'est que par la suite, en lisant la presse, que j'ai eu ce sentiment. J'étais persuadé que les avions allaient arriver le matin à 6 heures, comme, du reste, me l'affirmait le général Janvier. A cette époque, j'avais quantité de problèmes à régler sur le terrain, car il y a eu beaucoup de morts et de blessés à Sarajevo. Je n'ai pas réfléchi à la possibilité d'un plan machiavélique.

M. François Léotard, Rapporteur : Si le Parlement français a souhaité s'interroger sur cette tragédie de Srebrenica, c'est parce que nous avions des officiers généraux en position de donner des ordres et que des observations, des interrogations et des critiques ont été faites, notamment par des journalistes et des organisations non gouvernementales. Nous réfléchissons à cette part éventuelle de responsabilité française. Je partage votre conclusion sur le rôle exemplaire des officiers et des militaires français. Néanmoins, notre devoir est de mener à bien, avec un maximum d'intransigeance, ce travail que nous avons accepté de faire et d'établir avec la plus grande clarté le déroulement des événements.

Dans votre intervention, vous avez indiqué qu'il vous est arrivé de neutraliser des tireurs dans un certain nombre d'endroits. Même si cela n'était pas totalement conforme aux pratiques de l'ONU, il fallait le faire, notamment pour tous ceux qui tiraient sur les avions en approche de la piste et sur les civils, à partir d'immeubles. Pouvez-vous confirmer l'attitude des forces françaises vis-à-vis d'un certain nombre d'individus qui ont pratiqué ce type de meurtre ?

Ensuite, il y avait six zones de sécurité. Or les seules deux zones de sécurité qui ont été maintenues libres étaient des zones tenues pour l'essentiel par des forces françaises. Est-ce la traduction d'un patriotisme excessif ou bien les forces françaises, qui étaient sur Bihac et sur Sarajevo, ont-elles réussi à protéger ces zones parce qu'existait une réelle volonté militaire et politique pour ce faire ?

Enfin, à l'aide de ce tableau que l'on vient d'apporter, pourriez-vous nous retracer deux schémas de transmission des ordres : le premier qui n'aboutit pas et le second qui monte jusqu'à M. Akashi, puis M. Annan ?

Général Hervé Gobilliard : Sur ce dernier point, une fois que j'avais transmis les demandes au général Janvier, je ne savais pas ce qu'il s'ensuivait.

Le 8 juillet, le colonel Karremans, chef du bataillon sur le terrain, fait une demande orale au chef d'état-major du BH Command, le général Nicolai. Ce dernier la refuse car il la considère comme non opportune. La demande s'arrête à ce niveau. Elle a donc échoué.

Le 9 juillet, idem : la demande arrive au général Nicolai, qui m'en informe. J'ai eu auparavant un contact téléphonique avec le général Janvier et j'approuve la demande. J'envoie la demande à l'état-major du général Janvier. Ensuite, comme c'est une intervention lourde, est-ce le général Janvier qui a la liberté d'accepter cette demande ou est-ce M. Akashi qui donne l'ordre ? Je pense qu'avant le 11 juillet, le général Janvier n'avait pas la liberté de l'accepter. Il me semble qu'il a fallu attendre, dans l'appréciation de M. Akashi, le fait que les forces de la FORPRONU soient engagées.

M. François Léotard, Rapporteur : Etes-vous d'accord pour que nous présentions ce schéma aux militaires néerlandais que nous auditionnerons ?

Général Hervé Gobilliard : Oui.

M. François Léotard, Rapporteur : Votre réponse quant à la neutralisation de certains tireurs peut ne pas apparaître au procès-verbal car je crains que la décision prise ne soit pas conforme aux règles de l'ONU.

Général Hervé Gobilliard : Un chef sur le terrain ne peut en permanence voir ses hommes se faire tuer, sans analyser l'événement et prendre des mesures à la marge de son mandat. Voyant que des Snipers, en toute impunité, tiraient sur des malheureux innocents et sur des soldats de la FORPRONU, j'ai donné l'ordre de riposter dans certaines conditions, ce que les soldats français ont fait.

Les soldats français avaient une mission de protection de la population. Pour la remplir, ils ont versé leur sang, que ce soit à Bihac ou à Sarajevo, ce qui est tout à leur honneur. Il est parfois difficile pour les chefs militaires de constater que cet extraordinaire désintéressement et respect de la mission, même s'il est difficilement compréhensible, n'est pas reconnu par les citoyens français. J'ai été particulièrement frappé par le fait que les soldats que j'ai eus sous mes ordres à Sarajevo, qu'ils soient appelés ou engagés, sont les mêmes que ceux qui ont combattu pendant la guerre de 1914-18 ou à la libération de Paris. Il est faux de dire que cette jeunesse n'est pas capable de se battre. Je suis très admiratif de ces soldats français ainsi que de leurs épouses qui, lorsqu'on leur apprenait la mort de leurs conjoints, réagissaient avec une dignité incroyable.

M. François Lamy, Rapporteur : Disposiez-vous d'une instruction personnelle secrète et, dans l'affirmative, a-t-elle changé pendant votre séjour à Sarajevo, du fait du changement de Ministre de la Défense survenu à cette époque ?

Général Hervé Gobilliard : Je n'ai eu aucune instruction personnelle et secrète. C'est d'ailleurs logique car le commandant du secteur de Sarajevo n'était pas à un niveau hiérarchique suffisant pour disposer de ce genre d'instruction.

M. François Lamy, Rapporteur : Nous avions une force navale dans l'Adriatique qui n'était pas sous commandement de l'ONU. Qui pouvait utiliser ces forces qui avaient pour mission de protéger ou d'évacuer les soldats français ? Quels étaient les rapports entre le général commandant la force à Sarajevo et ces forces françaises ?

Général Hervé Gobilliard : Le général commandant la force à Sarajevo n'était pas français, mais mandaté par l'ONU, donc international.

L'évacuation des blessés et des malheureux camarades morts était faite par des moyens nationaux. Parfois, les Serbes ont refusé l'évacuation. Deux de mes soldats sont morts, faute de soins, car les Serbes ont refusé leur évacuation aérienne. Cela a été pour moi un événement dramatique.

Concernant les moyens, il est évident que j'avais des relations avec le général Germanos, qui était le sous-chef des opérations, mais lui était lié par des accords internationaux. Il en référait au chef d'état-major des armées (CEMA) et au Ministre. Tous les moyens avaient été acceptés par la communauté internationale. L'ambiguïté initiale est que nous sommes partis en Bosnie pour faire du maintien de la paix ou de l'interposition dans un pays en guerre : comment maintenir la paix alors qu'elle est absente ?

Nous avons reçu des mortiers de 120 en juin 1995. Cela a été une opération très difficile à mener parce que les Serbes ont cru que nous avions pris parti pour les Bosniaques. Lorsque les hélicoptères du porte-avions français ont transporté, au-dessus du mont Igman, les mortiers pour les y installer et disposer ainsi d'une capacité onusienne, mais aussi nationale, cela a été une opération gigantesque. D'ailleurs, les hélicoptères se sont fait tirer dessus. Il a fallu que nous leur donnions tous les itinéraires pour pouvoir passer sans problème.

Au départ, lorsque nous sommes intervenus, les « factions » avaient accepté les différents moyens. Nous avions accepté qu'il y ait des Sagaie, mais pas de chars, pas de mortiers de 120, uniquement le type d'armement adapté aux missions de ravitaillement, de protection des populations, d'interposition et de maintien de la paix. C'est pourquoi j'ai demandé à plusieurs reprises que l'on change mon mandat pour passer d'une action de maintien de la paix à une action plus coercitive avec des moyens adéquats.

Quand je suis allé à Zepa avec 2 véhicules blindés légers (VBL) et 1 canon de 20 mm et que nous nous sommes retrouvés encerclés par 3 000 Serbes, je n'en menais pas large. Je n'avais absolument pas les moyens de mener une action de force sur Srebrenica et, pour ce faire, j'aurais dû demander des autorisations des alliés et des moyens aériens. C'était une opération très lourde. Y aurait-il eu consensus international pour mener cette opération ?

M. François Lamy, Rapporteur : Des reconnaissances aériennes ont été effectuées très régulièrement au-dessus de la Bosnie. Qui demandait ces reconnaissances et qui récupérait ces informations ?

Général Hervé Gobilliard : Les renseignements dont je disposais étaient les renseignements ONU qui étaient destinés à Rupert Smith ou à Michael Rose, c'est-à-dire la chaîne onusienne. Il y avait également les renseignements nationaux émanant de la Direction du renseignement militaire (DRM), du commandement des opérations spéciales, etc.

Pour ma part, je n'avais pas connaissance de ces renseignements nationaux, sauf de temps à autre quand je recevais une information du général Germanos ; mais je n'étais pas dans la boucle, étant onusien. Ceux de la DRM qui étaient sur le terrain rendaient compte à Paris, mais n'informaient pas les militaires sur le terrain. Heureusement qu'au Kosovo, la chaîne de renseignement s'est faite tout autrement.

Le Président François Loncle : Les militaires responsables recevaient-ils des renseignements ?

Général Hervé Gobilliard : C'étaient des renseignements très fragmentaires et limités, et seulement en insistant beaucoup sur le terrain. C'est un des grands enseignements qui a été tiré de cette guerre. En effet, l'état-major des armées a mis en place une organisation beaucoup plus rationnelle et adaptée. Le Kosovo est l'illustration d'une bonne chaîne de renseignement alors que la Bosnie est tout le contraire.

Le Président François Loncle : Même pendant la guerre du Golfe, l'état-major français recevait de bonnes informations.

Général Hervé Gobilliard : Mais l'état-major français, c'était la division Daguet, qui était en flanc garde du 18ème corps, et qui avait une autonomie divisionnaire. Il y avait donc une chaîne de renseignement qui s'intégrait dans la chaîne alliée de la coalition. Or le Français en Bosnie était sous mandat ONU. La grosse difficulté, pour un Gouvernement, est de donner des soldats avec un élastique et d'essayer de les récupérer.

M. Pierre Brana : Vous avez dit deux choses qui m'ont paru terribles. La première est votre entretien avec le général Mladic qui vous a indiqué que s'il n'y avait échange de prisonniers, les otages seraient fusillés.

Général Hervé Gobilliard : Je n'ai jamais su si c'était Mladic ou son colonel adjoint, Indic, qui était la véritable éminence grise de Mladic à Sarajevo.

M. Pierre Brana : Voilà un général d'une armée régulière, un militaire de haut rang, qui agit en contradiction absolue avec les règles de la guerre et la convention de Genève. Quelle est votre réaction ?

Général Hervé Gobilliard : Il faut le traduire devant le Tribunal international parce que c'est un criminel de guerre. Mon séjour de dix mois à Sarajevo m'a permis de bien saisir la mentalité serbe. Pour eux, nous étions pro-Bosniaques, ce qui est assez surprenant. J'ai toujours considéré Mladic, non pas comme un général, même s'il était dans une armée régulière, mais comme un nationaliste et un criminel de guerre. Il avait, entre ses mains, un certain nombre de mes soldats - Français, Canadiens ou Polonais. J'ai refusé ce chantage « soldats français contre prisonniers serbes » qui me semblait totalement inacceptable.

Le Président François Loncle : Certains de nos interlocuteurs l'ont qualifié de fou.

Général Hervé Gobilliard : Je ne suis pas certain que ce soit le cas. Certes sa fille s'est suicidée. Pour lui, le Musulman ne devait pas exister et, dans son schéma mental de la Grande Serbie, c'était faire _uvre de salubrité que de tuer les Musulmans.

Le Président François Loncle : Avez-vous entendu, de sa part, des propos racistes ?

Général Hervé Gobilliard : En ce qui concerne les Musulmans, oui, mais les autres Serbes étaient du même acabit. En liminaire de toutes les réunions pour la cessation des hostilités, la liberté de mouvement, la traversée de l'aéroport, il y avait toujours un couplet sur le Champ des Merles, la Grande Serbie.

M. Pierre Brana : Oui, mais ce sont plus des propos nationalistes que racistes. Le deuxième point qui me parait épouvantable, c'est le fait que 2 soldats vont mourir parce que les Serbes empêchent leur évacuation. Y a-t-il eu une réaction officielle ?

Général Hervé Gobilliard : Bien sûr, en tant que général et responsable, j'ai préparé un communiqué international à l'encontre des Serbes pour pointer du doigt cette affaire. A chaque fois, il y avait une réaction de ma part ou de celle de M. Akashi. D'ailleurs je crois que c'est lui qui a préparé ce communiqué, à la suite de la mort de nos garçons.

M. Pierre Brana : En fait, ces militaires de haut rang avaient une attitude que l'on ne peut pas qualifier de militaire.

Général Hervé Gobilliard : Ce ne sont pas des militaires, c'est l'inverse de ce qu'est le chef.

Le Président François Loncle : Qui placez-vous dans cette catégorie de criminels ?

Général Hervé Gobilliard : Mladic, Indic, Tolimir, Milosevic qui était le patron du corps qui encerclait Sarajevo. C'était un ivrogne qui était un homme de paille. Celui qui commandait le corps était Indic, l'adjoint de Mladic, ce dernier étant véritablement le chef d'orchestre.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup pour la précision de vos réponses et pour cette audition qui nous est précieuse.

Audition de M. Daniel O'BRIEN,

directeur de l'antenne médicale de Médecins sans frontières à Srebrenica (1995),

et de Mme Christina SCHMITZ,

infirmière de Médecins sans frontières à Srebrenica (1995)

(en présence de M. Jean-Hervé Bradol, Président de MSF)

(jeudi 29 mars 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Je remercie M. O'Brien, citoyen australien, d'être venu devant la Mission d'information. M. O'Brien, vous étiez médecin à l'antenne Médecins sans frontières (MSF) de Srebrenica en 1995. Vous êtes donc un témoin privilégié de ce drame. J'accueille aussi Mme Christina Schmitz, une infirmière allemande qui était elle aussi à Srebrenica en juillet 1995 pour le compte de MSF.

M. Daniel O'Brien : Je vous remercie. A mes côtés se trouve donc Christina Schmitz, ma collègue, qui était également à mes côtés à l'époque et, si vous le voulez bien, c'est elle-même qui va commencer.

Mme Christina Schmitz : Je suis Christina Schmitz, infirmière, et j'ai coordonné les activités de MSF du 24 juin 1995 au 21 juillet 1995 sur place, à Srebrenica. Nous sommes là pour partager avec vous notre témoignage des événements que nous avons vus avant, pendant et après la chute de l'enclave mais aussi pour parler au nom de la population, puisqu'aucun ressortissant bosniaque n'a été invité, à notre connaissance, à porter son témoignage sur les événements. Pour nous, les habitants de Srebrenica mais également pour la communauté internationale, il nous faut savoir qui est responsable de cette tragédie.

Le sort de Srebrenica et de sa population reste un souvenir très douloureux pour moi-même, pour Daniel et pour bien d'autres collègues de MSF. Entre autres, cela tient au fait qu'en travaillant dans la zone de sécurité depuis mars 1993, MSF a en quelque sorte participé à l'illusion que la population serait protégée. Nous ne nous sommes pas posé assez rapidement la question de la durée de cette protection. A partir de quel moment l'enclave n'en serait plus une, à partir du moment où la protection ne tiendrait plus et dans quelles circonstances ?

Le 11 juillet 1995, nous avons appris que c'était ce jour-là que cette protection s'arrêtait.

Nous étions l'un et l'autre sur place lorsque l'enclave a été envahie. Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont été déportés, des milliers d'hommes ont été séparés et tués. Nous ne pouvons ni ne voulons oublier et nous voulons que d'autres, surtout les responsables de cette tragédie, ne puissent pas oublier, et que l'on fasse la lumière sur les responsabilités et, par conséquent, l'échec des uns et des autres.

Environ 40 000 personnes, dont la plupart étaient déplacées, habitaient l'enclave depuis mars 1993 lorsque le général Morillon a déclaré Srebrenica zone protégée en s'engageant à fournir une protection à la population sous l'égide des Nations unies. Les conditions de vie étaient pénibles. C'était comme si on avait été dans une prison à ciel ouvert ou dans un ghetto. Les gens étaient entièrement tributaires de l'aide humanitaire qui, souvent, n'arrivait pas en quantité suffisante. Seul le minimum vital de médicaments, d'aliments et d'objets était autorisé par les autorités bosno-serbes. On vivait constamment sous la menace d'une attaque, privés de liberté et devant un avenir incertain pendant des années. Il s'agissait seulement de survivre.

Au moment de notre arrivée, le 25 juin 1995, du fait du blocus imposé par les forces serbes, l'équipe habituelle de 5 expatriés a dû être ramenée à 2 personnes en juin 1995, à savoir Daniel et moi-même. Nous n'avions pas l'avantage d'avoir avec nous le chirurgien de MSF à Srebrenica. Notre travail consistait à apporter à l'hôpital et dans des postes de santé une assistance médicale et technique. Nous soutenions également un centre social où vivaient 98 personnes âgées.

Avant le 11 juillet, nous étions régulièrement en contact avec les autorités locales, avec le personnel local de l'hôpital et les représentants des Nations unies, mais également avec notre équipe de coordination à Belgrade.

Daniel et moi-même avons rencontré le 28 juin le commandant de la FORPRONU à Srebrenica, Thom Karremans, qui nous a promis que l'enclave ne tomberait jamais. Une fois Srebrenica prise, nous avons eu des contacts avec la FORPRONU, notamment avec le commandant Franken, mais également avec le personnel médical et d'autres représentants des Nations unies. J'ai assisté à des réunions entre la FORPRONU et les commandants bosno-serbes et je me suis trouvée deux fois en présence de Ratko Mladic.

Nous allons chronologiquement vous décrire la période qui s'est déroulée du 4 au 21 juillet.

Le mardi 4 juillet, nous avons été informés d'une concentration importante d'hommes de troupes bosno-serbes, mais également de matériel lourd, d'artillerie et de chars autour de l'enclave. C'est un membre du HCR, entré ce jour là avec un envoi de nourriture, qui nous avertit.

Le 5 juillet, lors du point de sécurité quotidien, ces informations ont été confirmées et une nouvelle équipe médicale de la FORPRONU a été autorisée à rentrer. Ce jour-là, nous avions donc deux équipes médicales dans la zone de sécurité avec des médicaments, du matériel et un hôpital bien équipé à Potocari, la principale base des Nations unies, dans le Nord de l'enclave.

M. Daniel O'Brien : Jeudi 6 juillet vers 4 heures 30 du matin, nous avons été réveillés par le bruit d'explosions. L'armée bosno-serbe avait commencé à bombarder le Sud de la zone de sécurité. Cela s'est poursuivi pendant trois heures et a été très intense. Entre 8 heures 30 et 9 heures du matin, 10 obus ont atteint le centre de Srebrenica.

Afin d'essayer de faire face à l'arrivée de blessés, nous organisons la sortie de l'hôpital de tous les patients qui ne sont pas dans un état grave. Les obus ont continué de tomber pendant toute la journée. L'après-midi, nous avons entendu le klaxon d'un camion qui annonçait l'arrivée des premiers blessés à l'hôpital. Il s'agissait d'enfants atteints lorsqu'ils jouaient dans le parc, dans le centre-ville. Un garçon était déjà mort, décapité, et les autres enfants avaient d'horribles blessures dues à des éclats d'obus.

Nous nous sommes rendus à l'hôpital pour travailler avec le personnel afin de traiter les blessés. A la fin de la journée, nous avions accueilli 13 blessés et 4 sont décédés à l'hôpital. Il s'agissait tous de civils.

Mme Christina Schmitz : Nous avons demandé une assistance à la FORPRONU pour une jeune fille gravement blessée, assistance refusée en raison d'un manque de matériel et de capacités de réanimation, nous a-t-on dit. Une transfusion qui avait été promise pour un patient a également été refusée.

Un jour plus tard, le vendredi 7 juillet, les obus ont continué de tomber, notamment sur Potocari. Nous sommes allés chercher des blessés en ville, mais également à Potocari en utilisant notre véhicule personnel, ce qui était risqué puisque le bombardement continuait pendant ce temps-là, mais nous n'avions pas le choix.

Tout au long de la journée, 7 civils blessés sont arrivés, dont 5 nécessitaient des interventions importantes. Au cours des douze heures suivantes 3 sont décédés.

M. Daniel O'Brien : Le lendemain, samedi 8 juillet, le docteur Eliaz Pilav, le chirurgien de l'hôpital de Srebrenica, était fatigué et vraiment à la limite d'une crise de nerfs : lui et son équipe n'avaient pas arrêté de travailler pendant les deux derniers jours et chacun était véritablement à la limite de ses capacités sur un plan physique et émotionnel. Non seulement le travail était très lourd mais l'hôpital était exposé aux obus. En outre, ceux qui étaient blessés et tués devant eux ne leur étaient pas inconnus : il s'agissait de proches et d'amis.

Des obus sont encore tombés à l'heure du petit-déjeuner, après quoi il y a eu une accalmie jusqu'à l'heure du déjeuner. Les accalmies étaient souvent plus difficiles à supporter, car les gens commençaient à sortir de leurs habitations et de leurs bunkers pour trouver de l'alimentation et de l'eau. Ils avaient également l'espoir que les envois d'obus aient cessé pour de bon. A ce stade, la population avait encore le sentiment de confiance que l'armée bosno-serbe n'allait pas progresser vers l'enclave. Je pense que les gens avaient confiance et s'attendaient à ce que les Nations unies les protègent.

Lorsque les obus ont recommencé à tomber, cela a inévitablement provoqué de nouvelles pertes civiles.

Pendant l'après-midi, nous avons reçu des informations de la part des observateurs militaires des Nations unies indiquant que les forces bosno-serbes avaient pris le premier poste d'observation de la FORPRONU, Foxtrot, et avaient donc atteint pour la première fois la ligne de front dans le Sud de l'enclave. Un soldat des Nations unies fut gravement blessé et trouva la mort peu de temps après. D'après la FORPRONU, il avait été tué par les combattants bosniaques.

Dans la ville, les transporteurs de troupes blindées des Nations unies se déplaçaient dans un va-et-vient continu le long de la route. Nous avons entendu des avions qui volaient très haut en pensant qu'il s'agissait d'avions de l'OTAN, mais rien ne s'est passé.

Avec les nouvelles qui se propageaient dans la ville indiquant que l'armée bosno-serbe avait pénétré dans l'enclave, j'ai constaté un sentiment de crainte et d'appréhension qui saisissait la population, même les plus stoïques des personnels.

Le dimanche 9 juillet, les tirs d'obus se sont poursuivis pendant toute la journée et l'hôpital restait très actif. A un moment, des victimes sont arrivées alors qu'un obus avait atteint une salle remplie de gens dans la ville. Parmi les autres blessés, je me souviens très bien d'un chef d'établissement scolaire qui a provoqué beaucoup d'émoi parmi le personnel hospitalier.

Mme Christina Schmitz : On nous a ensuite informés qu'un deuxième poste d'observation des Nations unies avait été pris et que des Casques bleus avaient été pris en otage par l'armée bosno-serbe à Bratunac. Au cours de la journée, l'armée bosno-serbe a avancé en dépit de quelques man_uvres de défense entreprises par les résistants. Les trois observateurs militaires des Nations unies postés en ville se sont retirés l'après-midi à Potocari sans nous en informer. Le danger se rapprochait, la population avait de plus en plus peur et se sentait de plus en plus isolée et abandonnée.

Au terme de quatre jours de bombardement, les forces bosno-serbes étaient sur le point de pénétrer dans l'enclave sans qu'une opposition ne se soit manifestée de la part des troupes des Nations unies.

Le 10 juillet 1995, un jour plus tard, nous avons été réveillés par le bruit de violents combats plus au Sud. Un peu plus tard, nous avons été informés par la FORPRONU qu'il s'agissait d'une offensive des Bosniaques. L'hôpital a été alors débordé, avec un grand nombre de nouveaux blessés qui sont arrivés. On entendait constamment les cris des blessés. Selon la FORPRONU, en dépit des bombardements, la situation de l'enclave demeurait stable.

Vers 10 heures, un obus a éclaté près de l'hôpital, soufflant les vitres de la salle d'opération et de la pharmacie. L'hôpital de la ville avait été aussi pris pour cible. Les Nations unies nous ont aidés à réparer les fenêtres. Quel signe d'impuissance de leur part !

Vers 16 heures, la ligne de front s'est rapprochée. Le chirurgien de l'hôpital avait demandé une assistance aux équipes médicales de la FORPRONU. L'équipe chirurgicale bosniaque, en sous-effectif, travaillait 24 heures sur 24 et avait besoin d'un coup de main. J'ai envoyé un télex à la base de la FORPRONU à Potocari, mais on m'a refusé cette assistance pour le motif suivant : « Les soins médicaux doivent aller prioritairement à mes soldats », comme l'a dit le commandant.

Pour nous, il était difficile de comprendre que la FORPRONU, qui avait deux équipes médicales, refuse son assistance à ce moment crucial. Il s'agissait de blessés civils et il n'était même pas question pour eux d'opérer ces civils.

M. Daniel O'Brien : Le soir, la rumeur s'est propagée selon laquelle l'armée bosno-serbe avait pénétré dans le Sud de la ville. J'aurai du mal à décrire cela correctement, mais cela a entraîné un sentiment de panique et d'hystérie totale parmi la population. Toute la population de la partie Sud et centrale de Srebrenica s'est répandue dans le Nord de la ville autour de notre hôpital. Les gens avaient véritablement le sentiment que s'ils tombaient entre les mains des Bosno-Serbes, ils seraient sans nul doute tués. Cette crainte était tout à fait palpable.

Notre bunker contenait à peu près 80 personnes, la plupart venant de l'hôpital local, qui souhaitaient ardemment, en tant que seuls représentants, à l'époque, du monde extérieur, que nous puissions les protéger. Elles nous ont suppliés d'utiliser notre radio pour dire au monde extérieur ce qui se passait. « Les Nations unies ont promis de nous protéger », disaient-ils, « Nous vous supplions de faire quelque chose avant qu'il ne soit trop tard ». Nous nous sentions complètement désemparés, mais nous avons tenté de les rassurer.

La FORPRONU nous a appris que l'armée bosno-serbe n'était pas encore entrée dans la ville et que la FORPRONU essayait de la bloquer avec quatre transporteurs blindés sur la route, au Sud de Srebrenica. De plus, nous avons été informés que si l'armée bosno-serbe devait franchir cette ligne, elle donnerait l'ordre de procéder à des attaques aériennes.

Le lendemain matin, le mardi 11 juillet, était une belle journée ensoleillée. Le matin était calme, sans obus, mais l'hôpital et son voisinage étaient entourés de milliers de personnes qui y avaient passé la nuit et qui avaient trop peur de regagner leur habitation dans l'autre partie de la ville. En début de matinée, nous avons constaté qu'un grand nombre de gens prenaient la route vers Potocari. Trois soldats britanniques se trouvaient devant le bâtiment des PTT, en face de l'hôpital, et lorsqu'ils sont sortis, les gens ont commencé à courir en craignant que les attaques aériennes ne commencent.

Il nous semblait que les gens avaient commencé à perdre foi en la protection de la FORPRONU. Une infirmière à l'hôpital m'informa catégoriquement que les Nations unies n'allaient pas venir à la rescousse. De plus, les médecins ont insisté pour organiser l'évacuation des 80 patients de l'hôpital vers Potocari. Ils se souvenaient de Vukovar, en octobre 1991, où environ 200 patients et membres du personnel médical de l'hôpital avaient été tués par les soldats serbes, et ils redoutaient que les mêmes événements ne se reproduisent. D'après le docteur Eliaz Pilav (le chirurgien), la FORPRONU leur avait interdit de le faire, mais ils furent néanmoins envoyés dans deux camions parce qu'ils pensaient qu'une fois arrivés, la FORPRONU ne pouvait pas refuser de les accueillir.

Mme Christian Schmitz : A midi, le bombardement a repris et un début de panique s'est manifesté. Les gens ont commencé à fuir vers le Nord en direction de Potocari. La FORPRONU nous a dit avoir demandé des frappes aériennes et nous a demandé de nous préparer. Le maire de Srebrenica est venu dans le bunker pour nous informer que l'armée bosno-serbe commençait à pénétrer dans la ville, et ce n'est que vers 15 heures, l'après-midi, que nous avons commencé à voir les premières frappes aériennes, les premiers avions. Déjà, la ville s'était vidée de ses habitants et l'armée bosno-serbe avait sensiblement progressé vers le centre de la ville.

Nous avons décidé de suivre la population et nous sommes allés à l'hôpital pour essayer de réunir les patients restants. Nous manquions de place. J'ai donc dû laisser un certain nombre de malades âgés à l'hôpital. J'ai essayé de revenir en arrière, mais la FORPRONU m'a déconseillé de le faire en raison de l'arrivée imminente de l'armée bosno-serbe.

Sur la route de Potocari, c'était le chaos. Il faisait très chaud, les gens couraient dans tous les sens ; ils portaient des enfants qui hurlaient et leurs affaires dans des petits sacs en plastique. Des Casques bleus marchaient aux côtés de la population. Les bombardements continuaient depuis les montagnes. Je me souviens très bien avoir été bloquée à un moment par un camion des Nations unies. Nous avons été témoins des efforts que faisaient les gens pour monter sur le camion et faire n'importe quoi pour se faire transporter jusqu'à Potocari.

M. Daniel O'Brien : Nous avons rejoint la base de la FORPRONU à Potocari. Les Casques bleus avaient déjà installé un hôpital de fortune dans un couloir sombre. Cinquante-cinq patients étaient arrivés, mais tous les médecins sur place et bon nombre des membres du personnel hospitalier n'étaient pas arrivés. Ils craignaient d'être tués, s'ils devaient être remis à l'armée bosno-serbe.

Cependant, la FORPRONU a refusé de remettre ses médicaments à Médecins sans frontières parce qu'elle souhaitait les garder pour ses propres soldats. Je n'avais que l'approvisionnement d'urgence. Il s'agissait de liquide intraveineux et de quelques comprimés anti-douleur qui ne suffisaient pas pour traiter tous ces patients. A l'extérieur du site, environ 20 000 personnes cherchaient un abri parmi les bâtiments détruits en essayant d'échapper aux bombardements qui se poursuivaient.

La FORPRONU a accepté environ 5 000 personnes au sein de sa base à Potocari, protégée des obus et loin du regard des soldats bosno-serbes.

Mme Christina Schmitz : Dans une réunion avec le commandant Franken, celui-ci m'a dit qu'il avait essayé d'obtenir des forces bosno-serbes, qui étaient déjà à Potocari, que l'on puisse revenir en ville pour prendre des médicaments dans notre stock, mais que Mladic lui avait dit que tout était vide. Ensuite, Mladic a demandé des autocars des Nations unies pour évacuer la population et a offert de la nourriture et des médicaments.

A l'issue de cette journée, tard le 11 juillet, je continuais à penser que la population et nous-mêmes serions autorisés à retourner à Srebrenica, que c'était temporaire. Je n'arrivais pas à comprendre que l'enclave était finalement tombée et qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible.

Le mercredi 12 juillet, l'armée bosno-serbe a annoncé un cessez-le-feu jusqu'à 10 heures, en demandant à la FORPRONU de recommander à tous les combattants locaux de rendre leurs armes en échange de la sécurité de la population déplacée. Cependant, à ce moment-là, la FORPRONU avait déjà perdu tout contact avec les autorités locales.

A 9 heures 45, le bombardement reprend. Le commandant Franken m'informe que l'armée bosno-serbe a essayé de pénétrer avec des chars dans l'enclave depuis Bratunac, qui se trouve face à Potocari, côté serbe.

Ce n'est que plus tard, dans la matinée, que les militaires de la FORPRONU ont reçu l'ordre de se mettre en situation de non-combat car ils n'étaient plus sous la menace d'une attaque. Ils ont alors proposé l'accès à toutes leurs installations médicales et à leurs médicaments.

A ce moment-là, je me déplaçais constamment et je faisais des allers-retours entre l'hôpital improvisé de MSF et la population qui se trouvait à l'extérieur pour essayer de m'occuper des gens, des blessés. Les conditions étaient abominables. Les gens n'avaient aucun abri, n'avaient pas de quoi manger, n'avaient pas de quoi boire et gisaient dans leurs excréments.

Nous avons alors été informés que Mladic allait commencer la déportation de la population à Tuzla et l'évacuation des blessés au stade de football de Bratunac. Je suis allée le trouver pour contester cette intention, mais il m'a dit de faire mon boulot et il m'a tourné le dos pour partir.

Ensuite, on nous a annoncé que les plans avaient été changés, et la déportation a commencé, mais il s'agissait uniquement des gens qui avaient été déplacés par les forces bosno-serbes. Tout cela était tellement bien organisé que nous étions convaincus que c'était prévu et qu'il y avait un plan.

Devant le secteur des Nations unies, les hommes devaient se signaler et donner leurs coordonnées dans une maison où 35 hommes ont été retenus. J'ai exprimé mes vives préoccupations au commandant Franken ; il m'a assuré qu'ils étaient bien traités. J'en ai parlé également au commandant Karremans qui s'est dit sûr qu'aucun de ces hommes ne serait tué. Malgré tout, peu de temps après, j'ai entendu le bruit d'armes légères autour de cette maison.

Vers 19 heures, l'évacuation des malades, qui attendaient à la base de la FORPRONU depuis deux jours, a commencé dans des véhicules conduits par des Casques bleus. C'était le chaos. Tout le monde voulait faire partie du convoi puisque tout le monde y voyait une possibilité de salut. Il est difficile de faire comprendre le désespoir, mais les gens sautaient sur les camions et d'autres ont demandé qu'on évacue leurs parents ou leurs malades. Neuf infirmières bosniaques et un technicien médical ont pu accompagner ce convoi.

A 7 heures du matin, jeudi 13 juillet, la déportation des civils a repris. Les Casques bleus essayaient de maintenir un bon ordre en formant une chaîne humaine. Tous ceux qui auraient pu arrêter cet exode de masse ou qui pensaient qu'il était possible de stopper cet exode devraient être forcés de constater de visu le climat de panique et de désespoir de cette population. On poussait les gens comme des animaux. Il y avait des enfants qui hurlaient dans les bras de leurs mères qui fuyaient, désespérées.

L'après-midi, un père qui portait dans ses bras un bébé d'un an est venu me trouver. Il pleurait et il était accompagné d'un soldat bosno-serbe en arme. J'ai compris qu'ils devaient être séparés. Il m'a remis son bébé. C'est une scène horrible que je ne pourrai jamais oublier. J'ai dû écrire le nom de l'enfant et j'ai su que ce père n'allait plus jamais revoir sa petite fille.

Plus tard, j'ai été informée par la FORPRONU que des cadavres gisaient derrière l'usine. Un soldat de l'armée bosno-serbe m'a dit que si je voulais y aller pour en avoir la confirmation, avec un militaire des Nations unies, libre à moi, mais qu'il ne pourrait garantir ma sécurité. Je n'y suis pas allée.

L'après-midi, j'ai vu un Bosniaque qui faisait une crise d'hystérie et qui se faisait tabasser. Depuis leur arrivée à Potocari, 7 femmes avaient donné naissance à des bébés dans le couloir qui nous servait d'hôpital, dans la saleté, dans les immondices et le désespoir.

Vers 16 heures, la partie extérieure du camp était vide et la déportation des personnes déplacées a commencé à l'intérieur de l'enceinte de la FORPRONU. Les Casques bleus ont aidé les personnes déplacées à se rendre jusqu'à la porte extérieure et on nous a dit qu'à l'extérieur de l'enceinte, les gens étaient pris par des militaires qui séparaient les hommes, les femmes, les enfants et les personnes âgées, et que les gens étaient mis sur des véhicules distincts. 25 000 personnes ont ainsi été évacuées en l'espace de deux jours.

Après plusieurs jours de négociation, un convoi du HCR, avec de la nourriture, a reçu l'autorisation de se rendre à Potocari. Ensuite, une délégation de militaires bosno-serbes s'est rendue sur la base des Nations unies. Cette mission a passé dix minutes dans le camp en interrogeant un certain nombre de patients de l'hôpital de MSF. Notre traducteur local a été chargé de rédiger une liste de tous les patients afin de demander les autorisations pour leur évacuation médicale.

Entre-temps, j'ai demandé à la FORPRONU l'autorisation de revenir à Srebrenica pour prendre les quelques malades restants. Flanquée d'une escorte bosno-serbe dans une autre voiture et d'un observateur militaire des Nations unies, j'ai trouvé 3 malades au centre social et 3 à l'hôpital. Plus tard, nous avons entendu le bruit d'armes légères à proximité dans la forêt.

Un jour plus tard, le commandant Franken tente d'évacuer les malades restants. Un convoi de la FORPRONU est arrivé l'après-midi avec des médicaments et 35 000 litres de gas-oil, dont 30 000 ont été confisqués par l'armée bosno-serbe, qui a également gardé le matériel. Il était très astucieux, de la part de l'armée bosno-serbe, d'avoir permis l'entrée du convoi précisément au moment où la population n'était plus là.

Le samedi 15 juillet, on nous a informés que les otages de la FORPRONU détenus à Bratunac depuis le début de l'offensive avaient été libérés pour être envoyés à Belgrade, en Serbie.

Je me suis renseignée auprès du commandant Franken sur le lieu où se trouvaient les hommes qui avaient été séparés et il m'a informé que certains jeunes étaient effectivement arrivés à Kladanj et qu'un groupe de 700 à 1 000 hommes était détenu à Bratunac.

Le lendemain, le dimanche 16 juillet, 9 Casques bleus toujours détenus dans un poste d'observation par les soldats bosniaques ont été libérés et ont pu regagner le site des Nations unies à Potocari.

M. Daniel O'Brien : Le lundi 17 juillet, le commandant Nikolic, le commandant bosno-serbe local de Bratunac, a insisté pour pénétrer à l'intérieur du périmètre des Nations unies pour inspecter chacun des 55 malades de notre hôpital avant qu'ils ne soient autorisés à être évacués avec le CICR vers Tuzla. Il passait de lit en lit à l'hôpital en dialoguant avec pratiquement chaque malade et, en quittant l'hôpital, il avait inscrit 7 noms sur une feuille de papier en informant tout un chacun que ces 7 hommes devaient rester à Bratunac, à la clinique locale et que, là, ils seraient pris en charge par le ministère bosno-serbe de la santé. Le commandant Franken a demandé qu'un anesthésiste de la FORPRONU déjà à Bratunac suive ces patients.

A 18 heures 15, tous les patients étaient dans les voitures du CICR et quittaient Potocari, à l'exception des 7 hommes sur la liste qui avaient été séparés par l'armée bosno-serbe et étaient transportés par la FORPRONU à Bratunac. Là, ils furent remis au CICR pour être laissés au centre de soins à Bratunac.

Enfin, après plusieurs journées de négociation, le soir, nous avons reçu des informations de la part de l'armée bosno-serbe indiquant que, fort heureusement, tout le staff local de MSF, c'est-à-dire 8 membres du personnel MSF et 5 membres de leurs familles, avaient été amnistiés et pouvaient être évacués avec nous.

Le mardi 18 juillet, la FORPRONU nous a informés qu'elle était également d'accord pour procéder à notre évacuation avec les 8 personnels de MSF, les 5 membres de leurs familles et 2 citoyens vers le territoire croate. Ces 2 citoyens avaient été trouvés par des soldats bosno-serbes au Sud de Srebrenica et amenés vers nous. Nous les avons pris en charge, puisque la FORPRONU ne pouvait pas accepter de les prendre sous sa responsabilité.

Le mercredi 19 juillet, nous avons été informés qu'à la suite d'une réunion entre Rupert Smith et Radko Mladic, tous ceux qui habitaient la base des Nations unies à Potocari auraient la possibilité de partir avec le convoi de la FORPRONU le vendredi 21 juillet.

Ce même vendredi 21 juillet, le convoi s'ébranlait vers Potocari, avec nos 3 voitures MSF et 163 véhicules de la FORPRONU. Le commandant Nikolic a fait ses adieux aux portes du site de la FORPRONU. Mladic, avec une grande délégation comprenant la presse serbe et le commandant Karremans, chef de la FORPRONU à Srebrenica, nous attendaient côté bosniaque du pont de fer avant que nous partions vers le territoire serbe.

Nous sommes arrivés à Zagreb en début de matinée le 22 juillet avec les 15 membres de notre staff local et leurs familles, y compris 9 jeunes hommes.

Nous tenons à signaler que, parmi les 128 membres du personnel, 21 ont été portés disparus et que, parmi les 13 membres du staff national de MSF, l'un a été tué en juillet 1995. Il s'appelait Meho Bosnjakovic et il travaillait en tant que logisticien avec MSF. Nous tenons à rendre hommage ici à toutes ces personnes.

Mme Christina Schmitz : Pour conclure, je dirai que nous sommes convaincus que la communauté internationale n'a pas pu ou n'a pas voulu assurer la protection promise. Au départ, au moment de la création de l'enclave protégée, les forces dépendaient du général Morillon puis, par la suite, du général Janvier.

Des milliers de femmes et d'enfants ont été déportés et ont perdu leur maison, leur fils, leur mari. Plus de 7 000 hommes ont été massacrés et ce en présence de forces de maintien de la paix. Personne aujourd'hui ne peut dire : « Je ne le savais pas ».

Nous voulons la justice, non pas seulement à la suite des actions des Nations unies, mais également à la suite des atrocités commises par l'armée bosno-serbe.

Le récit horrible que vous venez d'entendre, c'est ce dont nous avons été les témoins, mais la réalité des événements est infiniment plus grave et plus horrible encore.

Nous sommes membres de la communauté internationale et nous avons honte que, cinquante ans après la deuxième guerre mondiale, une telle tragédie ait pu se produire en Europe, alors que les gens savaient. Nous espérons que, jamais, cela ne pourra être oublié.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup, Monsieur O'Brien et Madame Schmitz. Nous avons tous mesuré le degré de votre émotion. Merci de ce récit très précis.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Monsieur le Président. Madame, je voudrais d'abord vous dire tout le respect que nous avons pour la souffrance que vous avez exprimée et le sentiment de gratitude que je souhaite vous traduire de la part du Parlement français pour avoir bien voulu participer à l'effort de vérité que nous engageons dans cette Mission d'information. Vous me permettrez de rendre un hommage tout particulier à vos camarades disparus, à ceux qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes dans cette tragédie pour soigner des malades, des femmes et des enfants.

Je voudrais poser quelques questions qui s'adressent autant à vous-même, comme personne ayant vécu ce drame, qu'à l'organisation de Médecins sans frontières.

Premièrement, vous est-il arrivé ou va-t-il vous arriver de témoigner devant le TPI et pouvez-vous nous dire dans quelles conditions s'est passé ce témoignage, s'il a pu contribuer à l'émergence de la vérité de la part des magistrats qui ont ou qui auraient enregistré votre témoignage ?

Deuxièmement, puisque votre Président est présent, votre organisation a-t-elle tiré des conséquences ou des conclusions de cet échec formidable de la communauté internationale, notamment dans ses relations avec l'ONU ? Avez-vous été consultée dans la rédaction du rapport de M. Brahimi sur les opérations de maintien de la paix ?

Troisièmement - je rentrerai un peu plus dans les détails, si vous le permettez - y avait-il des médecins de MSF dans les colonnes à pied qui ont fui la zone de Srebrenica ? Cela ne figure pas dans votre déposition, mais y a-t-il eu des gens qui ont suivi ces malheureuses personnes qui ont fui à pied et qui ont contribué pour beaucoup à l'ampleur de la catastrophe ?

Quatrièmement, pouvez-vous nous donner votre jugement sur les zones de sécurité ? Vous avez terminé en disant que des assurances vous avaient été données par le général Morillon. A votre avis, eût-il été préférable de ne pas créer ces zones, qui ont effectivement laissé espérer à des populations civiles qu'elles pouvaient être protégées ?

J'ai une dernière question, mais le Président me permettra sans doute de revenir ensuite sur quelques points plus précis. Quel était exactement le statut des membres de MSF ? Quelles étaient les nationalités de vos camarades, de vos collègues, médecins ou infirmiers ? Vous avez évoqué à un moment les deux équipes médicales de la FORPRONU. Etaient-ce des médecins ou des militaires médecins ? Etaient-ils tous néerlandais ? Nous aimerions avoir une information sur ces deux équipes médicales qui auraient, d'après vous, refusé d'opérer des civils. Etaient-ce des médecins militaires ou des civils néerlandais ou d'autre nationalité ?

Enfin, à qui s'adressait la radio de MSF et quel en était le circuit de diffusion ? Vous avez évoqué une radio qui était à votre disposition, si j'ai bien compris, mais peut-être me suis-je trompé. Vers qui émettait-elle ?

Mme Christina Schmitz : C'était un télex.

M. François Léotard, Rapporteur : D'accord. Donc quel en était le destinataire ?

Mme Christina Schmitz : La première question porte sur Médecins sans frontières et sur nos témoignages éventuels au TPI. J'ai passé une journée avec l'un des enquêteurs et j'ai effectivement apporté un témoignage en donnant un récit qui a été noté, et il est convenu qu'en cas de besoin, le TPI m'invitera à me présenter. Je me présenterai donc devant le TPI s'il le faut et si on me le demande. Le témoignage existe, mais je ne me suis pas rendue physiquement à La Haye, pour répondre à la première question.

Sur les leçons tirées de Srebrenica, je ne pense pas que nous soyons les mieux placés, tous les deux, pour répondre à cette question. Je pense que Pierre Salignon vous répondra mieux en mai. En tant qu'ONG, nous allons évidemment continuer à nous engager dans des situations comme cela, mais nous ne tenons pas à nous prononcer aujourd'hui sur les éventuelles leçons que nous aurions pu tirer de Srebrenica.

Troisième question : la question de la présence au sein de la colonne de membres de l'organisation. Il y avait sûrement des locaux (les docteurs Eliaz Pilav, Fatima, Branka...) mais je pense qu'il n'y avait aucun étranger, aucun « international ».

Quatrièmement, vous m'avez demandé une appréciation personnelle des zones protégées et si on avait créé un faux espoir. Pour Srebrenica, oui : il est clair que les gens étaient sûrs de bénéficier d'une protection. Fausse ou inexistante ? Encore une fois, ce n'est pas à moi qu'il appartient de porter un jugement, de manière générale, sur les zones protégées.

M. Daniel O'Brien : Ensuite, vous avez posé une question sur les deux équipes médicales de la FORPRONU. Leur composition était analogue ; je sais que les deux avaient des anesthésistes, des chirurgiens et également un certain nombre de médecins, d'infirmières et de paramédicaux. Je ne connais pas l'effectif exact et je ne sais pas exactement combien de personnes se trouvaient dans chaque catégorie, mais c'était la structure générale, à ma connaissance. Il y avait donc deux chirurgiens au total.

M. François Léotard, Rapporteur : Est-ce que c'étaient des médecins militaires ?

M. Daniel O'Brien : Oui. Il s'agissait de médecins militaires.

Il reste la question sur la radio de MSF. C'est une radio émetteur-récepteur qui permettait une communication avec Belgrade et avec personne d'autre. Nous étions donc régulièrement en contact avec notre base pour être informés sur la situation et pour recevoir des conseils sur la conduite à tenir de notre côté. Nous étions en relation uniquement avec notre centre, mais ces informations que nous avons transmises à Belgrade ont été reprises dans les communiqués de MSF qui, ensuite, ont été diffusés dans le monde entier.

Mme Christina Schmitz : Avant le 11 juillet, les communications avec la FORPRONU se faisaient uniquement au moyen du télex. Donc lorsque je dis que j'ai demandé une assistance médicale, j'ai envoyé et reçu en réponse un télex.

Le Président François Loncle : J'ai une question à vous poser pour poursuivre. Puisque vous avez indiqué à plusieurs reprises que cette attaque et ces massacres étaient prévisibles, pourquoi MSF n'a-t-il pas évacué ou tenté d'évacuer son personnel bosniaque ?

Mme Christina Schmitz : Je dirai tout d'abord que la question reste posée à tout un chacun. Etait-ce prévisible ? Les autres savaient-ils ? Saviez-vous que ces choses se passaient ? Nous ne le savions pas mais, avec le recul, il semblerait que cela ait été prévisible. Pourquoi n'avons-nous pas retiré nos personnels bosniaques ? Nous souhaitions rester avec la population, quoi qu'il arrive. Si nous avions retiré à la fois notre staff international et national pendant la chute de l'enclave, qui serait resté avec la population à l'époque ? Nous ne le savions pas et je tiens à vous l'assurer : j'avais la certitude que j'allais y retourner. Nous ne savions pas que l'enclave allait être prise.

Le 11 juillet, comme je l'ai dit, je pensais que j'allais pouvoir y retourner et que ce serait uniquement un déplacement temporaire des gens.

M. Pierre Brana : Vous avez dit tout à l'heure que le colonel Karremans, le 28 juin, avait déclaré que l'enclave ne tomberait pas. A ce moment-là, avez-vous connaissance de menaces ? Les informations qui vous parviennent font-elles état de troupes serbes qui se concentreraient autour de l'enclave ? En effet, à partir du moment où on dit que l'enclave ne tombera pas, cela suppose qu'a priori, des menaces existeraient. Ont-elles été portées à votre connaissance ?

Deuxièmement, vous avez signalé, le 9 juillet, des actes de défense par des résistants bosniaques. Je voudrais donc savoir comment ils étaient armés, si c'étaient des individualités éparses ou des petites troupes organisées avec un commandement.

Vous avez également indiqué que, le 11 juillet, vers 15 heures, des premiers avions procédaient à des bombardements. Que bombardaient ces avions ?

Enfin, pour le jeudi 13, avec beaucoup d'émotion, que nous avons tous partagée, vous avez donné votre récit de ce père et de sa petite fille. Est-ce que, à ce moment-là, vous soupçonniez que ces séparations d'hommes, de femmes et d'enfants recelaient la tragédie que l'on a connue par ailleurs ? Est-ce que, à ce moment-là, ont commencé à être connus de vous, mais également de la population, les massacres qui avaient débuté ?

Je ne suis peut-être pas clair. Est-ce que, au moment où vous avez vécu cet épisode tragique de ce père et de sa petite fille, vous commenciez à vous douter de ce qui allait arriver, c'est-à-dire que les hommes allaient être fusillés et qu'il allait y avoir cette tragédie ?

Enfin, j'ai une dernière question. Quand vous arrivez le 22 à Zagreb, avez-vous à ce moment-là des informations sur les massacres ?

Mme Christina Schmitz : Merci d'avoir posé ces questions. S'agissant de la question de la réunion avec Karremans le 28 juin, le but de la réunion était simplement de se présenter et d'entendre un récit de la situation de sécurité au sein de l'enclave. A l'époque, nous n'avions pas conscience de menaces. Il s'agissait de savoir quel était le dispositif de sécurité au sein de l'enclave. Est-ce qu'on s'attendait à des changements ? Cela portait vraiment sur la situation générale en matière de sécurité.

Deuxièmement, concernant les combattants bosniaques, vous avez demandé s'il s'agissait d'individualités ou de petits groupes armés. Nous ne connaissions pas l'équipement, le nombre d'éléments et les armes dont ils disposaient. Je me souviens que le pédiatre en chef, un responsable de l'hôpital, non pas après le 11 mais pendant les bombardements, entre le 6 et le 11, se présentait en uniforme en portant une arme. A part cela, nous n'avons jamais rencontré les gens et nous ne savions pas quels étaient leur nombre, leur équipement, leurs armes et la taille des groupes.

Sur la question des frappes aériennes, je donne la parole à Daniel.

M. Daniel O'Brien : Là aussi, sur la question de savoir ce que les avions bombardaient, nous nous ne l'avons pas vu. C'était vers le Sud de la ville, nous avons vu les avions arriver et entendu deux grandes explosions qui auraient pu correspondre à un largage de bombes, mais nous n'avons pas vu sur quoi ces bombes étaient lâchées. Les gens de la FORPRONU nous disaient que certains blindés avaient été pris pour cible, mais nous n'étions pas des témoins oculaires.

Mme Christina Schmitz : J'en viens à votre question portant sur le moment où le père m'a remis son enfant. Vous avez demandé si, à ce moment précis, nous avions connaissance de ce qui se passait, des massacres et des séparations des familles. Nous avions en effet l'idée qu'il y avait des séparations et des problèmes, mais je ne peux pas affirmer aujourd'hui que nous avions conscience de ce qui s'est véritablement passé. Si nous l'avions su, nous aurions été beaucoup plus forts dans nos agissements et dans nos messages vers le monde extérieur à Belgrade.

Nous n'avions que cet exemple où les hommes étaient détenus. Il faut savoir que tout s'est passé très vite et que nous n'étions que deux. Nous étions vraiment pris de vitesse. Les choses allaient très vite et lorsqu'un événement se produisait, il était vite dépassé par un autre. Nous n'avions pas de recul pour suivre les événements. Nous étions vraiment pris dans l'engrenage des événements. Je dois donc dire que nous n'étions pas au courant de l'étendue de ce qui s'est passé, pas plus le 22 juillet, lors de notre arrivée à Zagreb. Ces tristes nouvelles ne nous sont parvenues que par bribes par la suite.

M. Daniel O'Brien : Je veux rajouter quelque chose. Il y avait des craintes, en effet, car la population locale et le personnel sur place savaient que les hommes étaient séparés et ils nous disaient qu'ils allaient être tués sans nul doute. Des craintes étaient donc exprimées autour de nous, mais c'est à chacun de se faire une opinion. En ce qui me concerne, j'ai du mal à concevoir que, lorsqu'on voit des milliers de gens et des personnes que l'on connaît avec des soldats des Nations unies, alors que le monde savait ce qui se passait, que le monde savait qu'ils étaient là, avec des gens qui vivaient ensemble auparavant, qu'ils seraient embarqués et tous exécutés. Non, je ne pouvais pas y croire à l'époque. Donc même si ces craintes nous étaient exprimées, j'avais suffisamment confiance en l'humanité pour qu'au plus profond de moi-même, je ne puisse pas y croire.

Malheureusement, ce n'était pas le cas. Avec le recul, il apparaît que nous étions naïfs. Les locaux, eux, le savaient.

Le Président François Loncle : Je vais intervenir avant de donner la parole à Marie-Hélène Aubert. On observe dans vos réponses toute la difficulté du caractère prévisible ou non de l'issue. Il est difficile d'être affirmatif, même si vous avez tenté de l'être pendant votre récit sur ce point particulier. C'est l'un des problèmes qui nous occupent au long des auditions.

Cependant, votre conclusion est une accusation rude sur ce que vous avez appelé au début la « responsabilité de la communauté internationale ». Quand on parle de communauté internationale, chacun sait que cela ne veut pas dire grand-chose ou que cela veut tout dire. Autrement dit, cette expression « communauté internationale » est une façon d'exonérer tout le monde.

Je souhaiterais pour ma part que vous puissiez nous préciser davantage - vous l'avez fait un peu - les responsabilités - personnes, pays, militaires, civils, responsables politiques - que vous souhaitez énoncer avec plus de précision dans cette affaire tragique. L'expression « communauté internationale » n'est pas suffisante, si vous me le permettez.

Mme Christina Schmitz : Je suis entièrement d'accord avec vous pour penser que la communauté internationale, c'est à la fois tout le monde et personne. Nous en sommes tous membres, mais les questions que vous vous posez sont également celles que nous nous posons et c'est bien pour cela que nous sommes là. Nous voulons savoir, grâce à vous, grâce à la communauté internationale, qui était responsable et de quoi.

Ce n'est pas à une ONG qu'il appartient de dire : « C'était tel pays, telle organisation ou telle nationalité ». C'est la question que nous nous posons, mais les gens de Srebrenica se demandent aussi qui sont les responsables. A ce jour, nous ne le savons toujours pas.

Le Président François Loncle : Mon intention n'était pas de vous inciter à être procureur, dénonciateur ou accusateur. J'évoquais simplement votre vécu, que vous avez décrit avec tant de précision, et les informations dont vous pouviez disposer. Il est clair aussi - cela n'aura échappé à personne - que ce n'est pas par hasard si vous avez cité le nom de deux militaires.

Mme Marie-Hélène Aubert : Merci. Je tiens tout d'abord à dire que je partage et que nous partageons tous votre émotion face à la tragédie dont vous avez été témoins.

Vous avez dit que vous aviez des contacts par télex avec la FORPRONU et le colonel Karremans en particulier, mais aviez-vous aussi des conversations avec les Casques bleus que vous pouviez côtoyer ? Quel était leur état d'esprit, leur vision de la situation et leurs relations avec la population ?

D'après ce que vous nous dites, les propos de la FORPRONU ont sans cesse été rassurants, à savoir que l'enclave ne tomberait pas, que la situation était stabilisée, etc. Pourtant, dès le 6 juillet, il y a eu des bombardements et des obus, et vous n'avez pas mentionné dans votre témoignage de réaction de la FORPRONU à ce sujet. On peut en effet imaginer que s'il y a des bombardements, il pourrait se passer quelque chose et qu'il y aurait une réaction de la FORPRONU. Avez-vous eu des contacts à ce moment là ?

Vous dites que vous avez pris contact par télex pour avoir une assistance médicale, mais est-ce que, dans ce même télex, vous sollicitiez aussi une assistance tout court ou demandiez des précisions sur la situation ?

Ma deuxième question concerne le sentiment de la population bosniaque dans la zone de sécurité de Srebrenica et l'attitude des « forces » bosniaques. Avez-vous été informés du départ de Naser Oric, par exemple ? Avez-vous eu le sentiment qu'il y avait une confiance totale de la part de la population et des forces bosniaques à l'égard de la FORPRONU pour protéger la zone ou avez-vous été informés de projets de défense de la zone par les Bosniaques ou non ?

J'ai une dernière question. Vous avez dit que vous avez rencontré à deux reprises Ratko Mladic. Quelle perception avez-vous eue de cet homme ?

Mme Christina Schmitz : Je commencerai par votre première question sur les Casques bleus, leur perception de la chose et leurs réactions, et si nous avons demandé des informations et une assistance au-delà des deux télex dans lesquels nous demandions une assistance médicale.

A deux reprises, j'ai effectivement demandé une assistance à la FORPRONU par télex et j'ai dit que nous voulions continuer à travailler à l'hôpital, que nous souhaitions rester sur place aux côtés de la population, mais j'ai demandé des consignes et un arrêt des bombardements. J'ai dit que nous ne pouvions pas continuer sous les bombardements. J'ai donc demandé deux fois aux Casques bleus de Potocari de m'accorder une assistance pour la population.

Quelle était la perception des Casques bleus ? Entre le 6 et le 11 juillet, il n'y a eu pour ainsi dire pas du tout de contact personnel. Nous étions à 5 kilomètres de Potocari. J'y suis allée une fois pour demander une assistance, mais il y avait peu de contacts. Parfois, ils sont venus dans l'immeuble des PTT et il y avait parfois des réunions, mais toujours de courte durée.

Lorsque nous étions à Potocari, c'est-à-dire du 11 au 21, j'avais l'impression que les gens - ils étaient peu nombreux, 300 à peu près - étaient choqués. J'étais en contact régulièrement avec le commandant Franken et, sincèrement, je pense qu'il a fait ce qu'il a pu, mais peu importe. Quand je lui ai demandé des choses, il essayait de les obtenir. Par exemple, il a essayé d'organiser l'évacuation médicale des malades qui restaient après le 13. Je ne peux pas vous dire grand-chose d'autre.

M. Daniel O'Brien : Vous avez parlé du moral des gens, de leur attitude et de leur réaction. Nous avions des contacts limités au début, mais j'ai l'impression que leur moral était très faible. Pourquoi ? Sans doute parce que les locaux avaient toutes les peines du monde à passer la ligne de front. Les militaires qui étaient partis en congé n'avaient pas eu l'autorisation de revenir. Ils étaient donc en sous-effectifs. Je ne sais pas pourquoi. Ils n'avaient pas forcément toujours de quoi manger à leur faim et ils devaient se contenter de rations de survie.

L'hygiène était mauvaise : il n'y avait pas de douches, par exemple, et ils me disaient qu'ils ne savaient pas ce qu'on attendait d'eux. Ils étaient conscients de l'angoisse au sein de la population locale, mais également de l'hostilité dans l'esprit des Serbes. Donc le moral était détestable.

Mme Christina Schmitz : Je réponds à la question sur le départ de Oric. Nous ne savions pas qu'il était dans l'enclave ; nous n'étions pas informés sur sa présence dans l'enclave pendant que nous y étions et je ne peux donc pas parler de son départ entre le 6 et le 11. J'ai rencontré Kamic - je ne connais pas son nom de famille - qui était son adjoint. Quant à Naser Oric, je ne peux pas vous en parler.

Sur l'éventuelle intention de monter une défense, là aussi, il est difficile de répondre. Nous recevions les informations par bribes. Il nous était donc difficile de connaître les intentions des combattants bosniaques.

M. Daniel O'Brien : J'ajoute que, jusqu'au début des bombardements, je ne suis pas convaincu d'avoir vu des combattants locaux. S'il y en avait, ils étaient peu nombreux. D'ailleurs, la première fois que je pense avoir vu des combattants locaux, c'était le jour de la chute de l'enclave, lorsque tout le monde a pris la fuite. Effectivement, on en a vu quelques-uns, mais soit il n'y en avait pratiquement pas, soit nos informations étaient insuffisantes.

Mme Christina Schmitz : Vous avez demandé ce que j'ai ressenti face à Mladic. Il se fichait de ce que je disais. En même temps, il était troublé par ma présence. Ce moment a été éphémère.

La deuxième fois - je faisais des allers-retours entre l'intérieur et les gens à l'extérieur - il se trouvait à côté des autocars. Il m'a regardée avec l'air interrogateur parce que je me dirigeais vers les cars. Je lui ai demandé si je pouvais aller chercher les blessés et il m'a dit : « Oui, sans problème ». Tout cela était traduit ; il ne s'exprimait pas en anglais.

Sinon, j'hésiterais à parler de ses attitudes ou de ses perceptions. L'armée bosno-serbe était euphorique. C'est clair. Il y avait de l'enthousiasme. Beaucoup avaient pris une cuite et il y avait une ambiance de beuverie dans la victoire.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voudrais ajouter une question concernant l'organisation de la déportation. Vous avez dit que, vu la façon dont c'était organisé, vous aviez eu le sentiment que c'était planifié. Pouvez-vous préciser votre sentiment à ce sujet ? Pourquoi avez-vous pensé que c'était planifié ? D'où venaient tous ces bus ? Qui mettait les gens dans les bus et les camions ? Qu'est-ce qui vous a donné ce sentiment ?

Mme Christina Schmitz : Je le pensais et j'en étais convaincue parce qu'alors que les gens étaient réunis à Potocari, le 11, dès le lendemain, à midi, des camions et des bus sont arrivés en grand nombre. Karremans m'a parlé d'environ 70 véhicules. Cela fait une sacrée file d'attente et cela ne s'improvise pas. Ce n'est pas une coïncidence ; il n'y a pas 70 autocars et camions qui se pointent à Bratunac. Pour moi, c'était prévu et c'étaient les soldats des forces bosno-serbes qui canalisaient les gens vers les cars et qui formaient une haie le long des véhicules pour empêcher les gens qui auraient souhaité ne pas y monter de le faire.

M. Jean-Noël Kerdraon : Dans le récit très précis que vous nous avez fait, ce dont nous vous remercions, avec la forte émotion que vous avez exprimée, vous nous avez indiqué que, le 11 juillet, une infirmière a dit : « La FORPRONU ne nous aidera pas ». Pouvez-vous m'indiquer la nationalité de l'infirmière qui a dit cela ?

M. Daniel O'Brien : C'était une Bosniaque. Elle était en poste à l'hôpital. Alors que je cherchais à rassurer les gens en disant que les choses allaient bien se passer, j'ai été très frappé par la manière dont elle m'a dit de but en blanc : « Non, l'ONU ne nous aidera pas ; il ne faut pas compter sur ces gens-là ». Cela a été, pour moi, le signe révélateur de cette perte de confiance des gens.

Par ailleurs - je ne l'ai pas dit dans mon récit -, les médecins locaux, que je connaissais bien et qui se sont donnés énormément de mal dans des conditions invraisemblables pour essayer de faire face à des traumatismes abominables et des situations désespérantes, avaient été d'un grand calme, d'une grande sérénité et d'un grand courage jusqu'à ce dernier jour, cette dernière matinée où ils n'étaient pratiquement plus en mesure de travailler parce qu'ils savaient que l'enclave allait tomber. Tous, hommes comme femmes, étaient convaincus de leur propre sort. Ils savaient qu'ils seraient massacrés s'ils tombaient entre les mains des Bosno-Serbes.

M. François Léotard, Rapporteur : A la fin de votre déposition et de votre texte, vous faites appel au mot « justice » à très juste titre. La Mission d'information va rencontrer les associations des familles de disparus, à la fois ici, à Paris, et sur place. Il est évident que le jugement des criminels de guerre est le seul très modeste apaisement que l'on peut apporter à leur souffrance.

Vous avez dit que vous avez fait un témoignage écrit devant le TPI. Je suis étonné de la modestie des questions qui vous sont posées par le Tribunal pénal international alors que vous êtes des témoins essentiels de ce drame.

Le libre accès des médecins aux victimes est l'un des aspects du droit de la guerre, si on peut employer ce terme et, en tout cas, des conventions de Genève. Vous avez fait une évocation très juste de la seconde guerre mondiale. La question que je vous pose est la suivante : vous est-il possible de donner des noms de personnes susceptibles d'être accusées de crime de guerre, en dehors de personnalités, hélas, comme M. Mladic, des noms de subordonnés pour des actes de cruauté ou des traitements inhumains ? Il est très important, en effet, que ce ne soient pas simplement les « patrons » de cette horreur qui puissent être jugés mais aussi, éventuellement, des personnes qui auraient utilisé des méthodes cruelles ou inhumaines.

Je retourne la question dans l'autre sens, toujours par référence à la seconde guerre mondiale : y a-t-il eu des médecins d'origine serbe qui auraient sauvé l'honneur ? Y a-t-il des femmes et des hommes que vous avez rencontrés dans ce drame qui ont porté secours, bien qu'ils fussent d'origine serbe, à des victimes bosniaques, notamment des médecins ?

M. Daniel O'Brien : J'ai vu des crimes de guerre, bien sûr. Le bombardement de civils non armés est un crime contre l'humanité. J'ai vu chaque jour, jour après jour, des cas de ce type qui impliquaient des civils qui ont été blessés ou tués. Quant à savoir qui appuyait sur la détente, je ne peux pas le dire, bien sûr. Selon les informations que je reçois du TPI, il n'y a pas de preuves exploitables. Je n'ai pas été témoin de viols ni d'exécutions sommaires.

J'étais à l'hôpital ; je voyais les conséquences des crimes de guerre, mais je n'ai pas vu les auteurs de ces actes à l'_uvre. Il n'y avait pas, dans l'enclave, de médecins serbes. Ils étaient tous Bosniaques et ils étaient peu nombreux. Ils étaient 4 plus moi-même alors que la population comptait 40 000 âmes. Comme vous le savez, d'après notre récit, non seulement au cours des bombardements mais également avant ceux-ci, cette population vivait dans des contraintes et des difficultés considérables. L'accès des convois militaires était fort limité et nous avions nous-mêmes des difficultés pour avoir accès aux convois médicaux. Les médicaments arrivaient très difficilement.

J'ai donc travaillé avec 4 médecins locaux qui ont été remarquables. Si je peux retirer quelque chose de cette expérience, ce sera ce dont, face à des brutalités sans nom, l'être humain est capable. Les médecins et les infirmières locaux ont fait tout leur possible pour la population locale. Ce sont des gens qui m'ont profondément marqué.

M. Pierre Brana : Un soldat néerlandais a été tué par une balle bosniaque. Quelles ont été les réactions parmi la population que vous côtoyiez et quelles ont été également les réactions parmi le bataillon néerlandais, ou du moins ce qui est parvenu à vos oreilles ?

Mme Marie-Hélène Aubert : Les 12 et 13 juillet, vous notez que vous avez entendu énormément de coups de feu d'armes légères. Pouvez-vous préciser de quel type d'armes il s'agissait ? Vous dites dans le même temps que vous avez discuté avec le colonel Karremans, qui était sûr qu'aucun des hommes ne serait tué. J'imagine que les Casques bleus entendaient aussi bien que vous ces coups de feu. N'y a-t-il pas eu de réactions non plus de la part des commandants de la FORPRONU à ce sujet ? Ces coups de feu n'inquiétaient-ils que les populations et vous mêmes ?

Mme Christina Schmitz : S'agissant de votre première question concernant le soldat néerlandais tué, c'était au moment où l'enclave a été bombardée. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, nous n'avions pas beaucoup de contacts avec les Casques bleus ni avec la population. Lorsque nous n'étions pas à l'hôpital, nous étions dans l'abri qui se trouvait dans le sous-sol de l'hôpital et nous ne nous sommes pas beaucoup déplacés. Par conséquent, je ne pourrais pas vous dire aujourd'hui quelle était la réaction de la population suite à la mort du soldat néerlandais, ni les sentiments des Casques bleus.

S'agissant des coups de feu d'armes légères, j'ai le souvenir d'avoir exprimé ma préoccupation au commandant Franken, qui était lui-même inquiet. Il a envoyé un certain nombre d'hommes vers cette maison - c'est ce qu'il m'a dit - pour voir comment les hommes étaient traités. Encore une fois, comme je l'ai dit à la fin de mon exposé, nous ne pouvons dire ici que ce que nous savions et ce que nous avons vu. Ce n'est qu'une toute petite partie de ce qui s'est passé.

Ce qui se passait dans la structure interne des Casques bleus de la FORPRONU à Potocari, je ne peux pas le dire. Quelles ont été leur réactions et quel a été leur degré de préoccupation face aux événements ? Je ne peux pas me prononcer là-dessus. Je peux dire ce que nous avons tenté de faire. Nous avons essayé d'exprimer nos craintes et nos préoccupations à chaque fois qu'il y avait lieu de le faire, mais je ne pourrais pas vous dire quelles étaient les décisions internes qui furent prises. Je n'en avais pas connaissance.

Le Président François Loncle : Je voudrais vous demander ce que vous avez pensé du rapport de Kofi Annan, le rapport de l'ONU dont vous avez eu certainement connaissance. Cela correspond-il à ce que vous attendiez de conclusions lucides de l'ONU par rapport aux événements que vous avez vécus ?

Mme Christina Schmitz : Je préférerais que cette question soit posée à Pierre Salignon au mois de mai. Je n'ai pas pris connaissance de ce rapport et je ne peux donc pas répondre à cette question aujourd'hui.

M. Daniel O'Brien : Je n'ai pas lu non plus ce rapport et je ne peux donc pas me prononcer à son sujet.

Le Président François Loncle : Il faut vous le procurer ; il est parfaitement disponible. Je poserai bien sûr cette question à M. Salignon. Est-il indiscret de vous demander, en tant que praticiens et membres de Médecins sans frontières, si vous avez, depuis, en tant qu'infirmière ou médecin, exercé sur d'autres lieux ou d'autres régions et si vous avez pu malgré tout surmonter ces atrocités ?

Mme Christina Schmitz : Depuis Srebrenica, je travaille continuellement avec MSF. Je suis revenue du Soudan dimanche ; je suis revenue plus tôt en raison de l'audition d'aujourd'hui qui me paraissait importante.

Après Srebrenica, j'ai vécu une période assez difficile de dix-huit mois au cours de laquelle j'ai été suivie par un psychologue et j'ai été traversée par de nombreux sentiments de culpabilité parce que nous, MSF, n'avions pas pu empêcher ce qui s'est produit.

Par la suite, j'ai pu reprendre mes activités et cela n'a fait que renforcer ma motivation. Je me souviens très bien qu'au mois de mai 1999, alors que j'étais à Kukes, un petit village d'Albanie, j'ai vu les gens quitter le Kosovo et j'imaginais très bien comment cela pouvait être à l'intérieur. Par comparaison avec la situation de Srebrenica en 1995, à l'époque j'étais à l'intérieur alors que, cette fois-là, j'étais à l'extérieur et j'accueillais la population sous la contrainte, dans des situations très difficiles. Cela n'a donc fait que renforcer et accroître ma motivation.

Il est vrai qu'étant de nationalité allemande, du fait de l'histoire allemande, cela m'est très difficile et que, jusqu'à ce jour, je n'ai pas pu prendre suffisamment de recul, mais en fait, je ne souhaite pas non plus avoir ce recul. Je ne souhaiterai jamais avoir une attitude détendue à l'égard de ce qui s'est passé. Je préfère être touchée et marquée et qu'il en soit de même pour les autres, même aujourd'hui.

M. Daniel O'Brien : Moi de même. Je pense que, sans nul doute, cela a changé ma vie. On ne peut pas oublier ces événements et cela donne une autre façon de voir la vie, le bien ou le mal dans la société et ce qui peut arriver. On éprouve un plus fort sentiment de justice de s'occuper de ceux qui sont démunis et qui n'ont pas de voix, non seulement en Australie mais en dehors de l'Australie. Ces gens existent partout et ce sentiment a été renforcé chez moi.

Bien sûr, c'est traumatisant et cela vous accompagne, mais je dois être la voix de tous ceux qui ont été les victimes de ce qui s'est passé à Srebrenica et qui ne peuvent plus parler. Etant deux personnes qui n'étions pas des locaux et qui ne faisions pas partie de l'armée, nous sommes bien placés pour donner vraiment un regard sur ces événements que peu de gens ont pu avoir. Nous sommes la voix de bon nombre de ces gens qui ont péri. J'ai travaillé en Géorgie l'an dernier avec des réfugiés tchétchènes, où la situation était semblable, non pas la chute de Srebrenica mais les conditions dans leur pays et la manière dont ils ont vécu à la suite de leur fuite, dans des conditions sensiblement analogues. Cela m'a rappelé des souvenirs.

Cela nous motive à faire davantage, car on voit combien les gens ont besoin de cette aide.

Le Président François Loncle : Merci infiniment, en particulier de ces dernières réponses qui nous ont beaucoup touchés les uns et les autres.

Le Président de Médecin sans frontières, M. Bradol est parmi nous. S'il souhaite s'exprimer, je lui donnerai volontiers la parole, puisqu'il nous fait l'honneur d'être présent avec ses collègues.

M. Hervé Bradol : Merci, Messieurs et Madame. J'aimerais simplement préciser le contexte dans lequel se déroule cette audition. Tout d'abord, il s'agit du personnel de terrain de Médecins sans frontières, de gens qui étaient enfermés dans une situation et qui étaient arrivés très peu de temps auparavant, en juin. Leur témoignage, avec une grande honnêteté - quand nous en avons discuté avec eux, c'est aussi le conseil que nous leur avons donné - se limite à ce qu'ils ont vu eux-mêmes.

Par conséquent, les autres éléments d'information dont nous disposons et les positions de notre organisation sur cette histoire, comme l'a dit plusieurs fois Christina, vous seront communiqués par Pierre Salignon lors de l'audition du 17 mai.

Le Président François Loncle : Merci. Nous avons tous mesuré, en particulier les membres de la Mission d'information, à quel point ce témoignage était fort, important et déterminant et à quel point leur investissement humain nous a touchés et se poursuit.

Merci beaucoup, Madame Schmitz et Monsieur O'Brien. Merci de ce que vous avez pu nous dire et merci, surtout, pour ce que vous faites.

Audition de M. Jean-Claude MALLET,

directeur chargé des Affaires stratégiques au ministère de la Défense (1991-1998)

(jeudi 5 avril 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Claude Mallet, directeur des Affaires stratégiques au ministère de la Défense de 1992 à 1998, qui est depuis Secrétaire général de la Défense nationale.

M. Jean-Claude Mallet : Je souhaite dire en préalable que c'est pour moi un honneur d'apporter une contribution aux travaux de cette Mission d'information, qui restera modeste après les très importantes auditions auxquelles elle a procédé et qui ont apporté un très grand nombre d'informations. J'ai vécu la tragédie de Srebrenica, lorsque j'étais directeur chargé des Affaires stratégiques au ministère de la Défense, depuis Paris au ministère de la Défense et ensuite directement depuis Strasbourg, au cours du sommet franco-allemand du 11 juillet, dont M. Jean-David Levitte a retracé le déroulement avec beaucoup de précision.

Je vous présenterai tout d'abord les missions de la Délégation aux Affaires stratégiques et de son directeur chargé des Affaires stratégiques au ministère de la Défense. Cette direction, à caractère politico-militaire, a été créée en juin 1992, en même temps que la Direction du renseignement militaire. En particulier, elle prépare aussi bien des notes de synthèse sur les crises en cours que les travaux sur la programmation militaire et de défense, destinés à conseiller le Ministre de la Défense en matière de politique de défense et de gestion de crise. Elle contribue, pour le Ministre de la Défense, à la préparation des conseils restreints auquel il participe régulièrement autour du Président de la République. A l'époque dont nous parlons, se tient en moyenne un conseil restreint par semaine.

En tant que directeur chargé des Affaires stratégiques, j'avais également la fonction d'assurer des relations très étroites avec mes homologues des pays alliés, de façon quasi quotidienne avec mon homologue britannique, directeur des Affaires politiques du ministère de la Défense, et mes homologues américain et allemand. Je suis à la tête d'une équipe qui, grâce à l'appui des Ministres de la Défense successifs pour lesquels j'ai travaillé, soit quatre Ministres, est passée d'une vingtaine à une centaine de personnes durant cette période. Une grande partie de cette équipe est mobilisée, de façon quasi permanente, depuis 1992, c'est-à-dire depuis sa création, pour la crise bosniaque. Au passage, je rends hommage à ces équipes qui, aux côtés de celles de la Direction du renseignement militaire ou de l'état-major des armées, ont assuré pour les autorités françaises un travail continu, en particulier durant les terribles hivers de 1992, 1993 et 1994.

Pour bien appréhender les événements qui se sont déroulés à Srebrenica, il convient de se remémorer la situation dans laquelle nous sommes au début du mois de juillet 1995. A cet égard, j'aborderai cette présentation en distinguant trois points. Je vous rappellerai d'abord le contexte de la problématique des zones de sécurité, élément important à avoir en tête lorsque l'on examine le cas de Srebrenica. Puis je vous donnerai un aperçu du déroulement de la crise, vu de mon poste de directeur chargé des Affaires stratégiques pendant les événements. Enfin, je vous donnerai une indication sur les suites immédiates de la chute de Srebrenica dans la gestion de la crise bosniaque.

D'abord, un mot sur les zones de sécurité pour comprendre certaines des ambiguïtés qui ont été très abondamment développées, soulignées, devant la Mission d'information et également dans le rapport du Secrétaire général des Nations unies, M. Kofi Annan, qui a été rendu public à la fin de l'année 1999.

Le débat sur les zones de sécurité, depuis leur institution par des résolutions du Conseil de sécurité, notamment en 1993, a toujours fait se confronter deux écoles. Il y a d'abord une école minimaliste, très fortement ancrée dans la culture du maintien de la paix classique, qui est celle des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Cette école peut tirer ses arguments, dans la conception, la mise en place et la mise en _uvre des zones de sécurité, de la faiblesse relative, mais néanmoins réelle, des moyens mis à disposition, notamment en 1993, pour gérer ces zones. Face à cette école minimaliste, il existe une école plus offensive, davantage axée sur la protection des zones elles-mêmes et la volonté de donner un coup d'arrêt aux avancées serbes.

Comment se situe la position française dans ce débat ? Tout d'abord, je voudrais rappeler que la France n'a cessé, en particulier depuis juillet 1992 et l'arrivée des forces françaises à Sarajevo pour sécuriser l'aéroport, de prendre des initiatives afin de donner corps à des capacités de réaction et de protection militaires, tant à Sarajevo que dans les autres parties de la Bosnie. Cela l'a conduit à augmenter ses moyens militaires successivement en juillet et octobre 1992, au printemps et à l'été 1993, etc.

Les zones de sécurité, dans leur conception telle qu'elle est en 1995, résultent, comme l'a rappelé M. Alain Juppé, d'une initiative française prise en mai 1993 et qui a donné lieu à la résolution 836 du Conseil de sécurité. Un mémorandum de mai 1993 auquel il est d'ailleurs fait référence dans la résolution 836 expose en détail les options de protection des zones de sécurité que le Gouvernement français propose à ses partenaires du Conseil de sécurité.

Ces options, dont il a été question à diverses reprises devant la Mission d'information, aboutissent à un chiffrage des unités nécessaires, corrélé à des définitions de mission pour les forces et de situations dans lesquelles l'utilisation de la force devrait être envisagée par les Nations unies. Elles figurent dans le mémorandum français qui a donné lieu à cette résolution 836. De là naît sans doute une partie importante des ambiguïtés qui vont affecter la gestion de la crise bosniaque dans les années suivantes. Toutefois, quand cette initiative est prise en mai 1993, la position française est de donner corps à une capacité plus robuste de réaction des forces des Nations unies sur le terrain et une capacité, le cas échéant, de protéger ces zones de sécurité.

Je m'attarderai sur la résolution 836 parce qu'elle explique un certain nombre de choses. Une partie importante des phrases de cette résolution servira ensuite de mandat aux forces déployées à Sarajevo, Srebrenica, Gorazde, Zepa, Bihac, etc., phrases qui sont directement tirées de cette initiative française.

« Le mandat de la FORPRONU est étendu :

« - à la dissuasion des attaques contre les zones de sécurité. [Une option indiquait que l'on pouvait s'opposer à des attaques, on a choisi de dissuader les attaques].

« - aux contrôles de cessez-le-feu.

« - à favoriser le retrait des unités paramilitaires.

« - à occuper quelques points essentiels du terrain. »

Je vous cite les options qui n'ont pas été retenues, à savoir la capacité à maintenir ouvert un ou plusieurs corridors logistiques à travers les zones serbes, la capacité de regrouper les armements lourds, de procéder à la démilitarisation. Toutes ces missions rentraient dans le cadre d'une option « lourde », si celle-ci avait été retenue.

Quelle utilisation de la force était autorisée ? Elle est décrite dans le paragraphe 9 de cette résolution : « En riposte à des bombardements par toute partie contre les zones de sécurité, à des incursions armées, à des obstacles délibérés mis à l'intérieur de ces zones ou dans leurs environs, à la liberté de circulation de la FORPRONU. »

La négociation a conduit à ajouter, dans ce paragraphe 9, que la FORPRONU était autorisée à prendre toutes les mesures nécessaires pour se défendre si elle était confrontée à de telles situations. De là est née l'une des ambiguïtés qui a été largement développée à plusieurs reprises devant la Mission d'information.

Depuis 1993 et l'adoption de cette résolution, des crises récurrentes ont affecté les zones de sécurité : en février 1993, bombardement de Markale à Sarajevo, premier ultimatum de l'OTAN, desserrement provisoire de l'étau serbe ; en avril 1994, deuxième ultimatum de l'OTAN en raison d'une offensive serbe sur Gorazde ; en novembre et décembre 1994, offensive serbe sur Bihac.

En décembre 1994 et mai 1995, on assiste à une sorte de crise de la conception des zones de sécurité. Plusieurs travaux du Secrétariat général des Nations unies et des chefs de la FORPRONU conduisent à mettre en doute l'efficacité du concept mis en _uvre sur le terrain, en raison notamment de la répétition de ces crises et de la faiblesse chronique des moyens et des capacités de réaction de la FORPRONU. Au début du printemps 1995, la FORPRONU apparaît de plus en plus comme paralysée et comme prise à la gorge par les forces serbes. Puis survient la crise des otages, à la suite de l'ultimatum du général Rupert Smith du 24 mai, après les bombardements des zones de sécurité des 25 et 26 mai. Cette crise durera du 26 mai au 18 juin 1995.

S'agissant des textes qui établissent l'action des Nations unies, ce sont souvent des compromis qui résultent de négociations menées à New York. En fait, les documents, lorsqu'ils partent de Paris, tels que le mémorandum de 1993, sont rédigés dans des termes qui reflètent la netteté de la position française. Ensuite, ils font l'objet de négociations avec les membres, en particulier les membres permanents du Conseil de sécurité qui, durant cette période, ne sont pas toujours d'accord sur la façon de gérer la crise bosniaque. Des débats permanents ont lieu sur la référence ou non au chapitre VII de la Charte des Nations unies, ou sur les phrases très ciselées concernant l'emploi de la force dans les circonstances visées. Dans ce contexte, la position française, quant à la défense des zones de sécurité, reste quasiment la même, mais n'est pas toujours suivie par ses partenaires. C'est le résultat de ces débats, bien sûr, que la chaîne de commandement des Nations unies, notamment la chaîne militaire, doit appliquer sur le terrain, au nom de l'ensemble de la collectivité que représente le Conseil de sécurité

Avec la crise des otages et cette prise de conscience de la paralysie croissante de la FORPRONU, un tournant intervient en mai-juin 1995 : il y eut des initiatives françaises dans cette période. Au début de 1995, le grand débat qui agite les chancelleries et les responsables militaires et politiques jusqu'aux plus hauts niveaux, est le maintien ou non de la FORPRONU. Des plans sont faits dans ce domaine.

La double orientation prise, les 27 et 28 mai 1995, par le nouveau Gouvernement français, sous l'impulsion du Président de la République, est extrêmement déterminée et se traduit par un mémorandum adressé à nos alliés, qui comporte deux volets :

1) Il faut, pour rester, adopter une posture beaucoup plus déterminée, étayée par des moyens militaires supplémentaires sur le théâtre, y compris le cas échéant le déploiement d'une capacité de réaction rapide.

2) Il faut soutenir une démarche politique lancée et relancée par une réunion à niveau ministériel du Groupe de contact.

Je rappelle que, lorsque ce mémorandum est diffusé par la France, sous l'impulsion des plus hautes autorités de l'Etat, qui décident de renforcer leur capacité militaire de réaction et d'action sur le terrain, nous sommes en pleine crise des otages. Ce mémorandum, adressé le 28 mai à nos partenaires, lance un mouvement qui aboutira, le 3 juin, à la réunion des Ministres de la Défense de l'Union européenne et de l'OTAN - c'est une première - avec les grands partenaires de la FORPRONU. Cette réunion décide la création de la Force de réaction rapide (FRR) qui associe notamment, sur le terrain, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas.

Ayant rappelé ce contexte et les éléments de continuité, mais aussi de rupture, je reviens sur le déroulement de la crise de Srebrenica du 6 au 12 juillet 1995, telle que j'ai pu la vivre. Quelle est la situation début juillet ? Il règne une tension croissante sur l'ensemble des zones de sécurité, en raison notamment des conséquences des tentatives bosniaques à la mi-juin pour desserrer l'étau de Sarajevo, mais surtout d'une volonté du général Mladic de reprendre la situation en main quasiment sur tous les théâtres, mais en particulier autour de Sarajevo. Selon de nombreux témoignages, on observe une très grande nervosité chez le général Mladic à l'égard de l'arrivée de la Force de réaction rapide (FRR) sur le terrain. Celle-ci, qui commencera à se déployer sur le théâtre yougoslave vers le 22 ou 23 juin, mettra beaucoup de temps à parvenir de ses lieux de stationnement, situés à proximité de la côte, jusqu'en Bosnie, en raison des réticences croates et bosniaques. Nous sentons également une volonté serbe de tester la FRR et en particulier les pays qui la composent.

Les préoccupations prioritaires à l'époque pour la France, que l'on retrouve dans les débats qui se tiennent début juillet notamment pour la préparation des conseils restreints, se concentrent sur deux enjeux : la liberté d'accès à Sarajevo, et le déploiement de la FRR et son articulation avec les forces des Nations unies.

Je rappelle le bilan de la situation à Sarajevo, que nous présentons au Ministre de la Défense avant un conseil restreint du début du mois de juillet. Il fait état, en quelques semaines, de 60 morts, 450 blessés, la fermeture la plus longue que nous ayons connue de l'aéroport, en particulier fermé même aux avions de la FORPRONU depuis le 25 mai. Il n'y a eu aucun précédent à cette fermeture, ni au niveau des bombardements sur Sarajevo, depuis février 1994. Ce sont ces événements que soulignent, à l'époque, les notes que nous adressons au Ministre de la Défense, dont il tient compte dans les propositions qu'il présente alors au Président de la République. Tel est le cadre des préoccupations majeures des autorités françaises.

Le 6 juillet, à Paris, nous recevons le général Janvier. Dans les réunions auxquelles j'ai assisté, sont essentiellement évoqués la FRR, l'accès à Sarajevo, les options ouvertes devant nous et l'articulation entre la FRR et la FORPRONU. Il n'y a pas un mot sur Srebrenica le 6 juillet 1995, premier jour du déclenchement des opérations serbes sur la ville, je veux dire rien sur Srebrenica au sens où il y aurait une crise ou une offensive de l'armée serbe.

Par ailleurs, avec le recul que nous avons maintenant du déroulement des événements sur le terrain, notamment au travers du rapport du Secrétaire général des Nations unies, je suis frappé par le décalage fréquent, parfois grave, entre la situation sur le terrain et les informations disponibles à Paris à l'intention des plus hautes autorités. La comparaison du récit, qui figure dans le rapport du Secrétariat général des Nations unies, et des données en notre possession à cette époque est révélatrice. Certains décalages sont dus au fait que les informations rassemblées par les services de renseignement datent de la veille, d'où un décalage de 24 heures. Ainsi nous trouvons des informations sur les mouvements serbes du 6 juillet dans les indications qui nous sont fournies le 7. A ce stade de la crise, ce décalage dans la diffusion des informations peut encore être considéré comme acceptable, car nous ne sommes pas au point le plus chaud. En revanche, au moment de l'accélération de la crise, ce type de décalage aura des répercussions de plus en plus graves et préoccupantes.

Ensuite, comme l'a souligné devant vous le général Heinrich, notre dispositif de renseignement connaît certaines lacunes. Les Français ne disposent pas ou guère d'éléments permettant de les renseigner directement sur la situation dans les zones de sécurité où ils n'ont pas déployé d'unités militaires. Cet état de fait a perduré, dans notre dispositif de renseignement, malgré des enseignements que nous aurions dû tirer des problèmes déjà rencontrés à Gorazde ou à Srebrenica.

Enfin, je ferai une dernière observation générale, qui concerne le caractère contradictoire, très évolutif, avec des retournements de tendances et d'analyses, des appréciations qui remontent au moment le plus chaud de la crise. Ces contradictions sont très fréquentes dans la gestion des crises chaudes. Dans le cas de Srebrenica, elles ont des conséquences absolument dramatiques.

Vu de Paris, il convient de distinguer deux temps dans ce déroulement : la situation jusqu'au 10 juillet au matin et la situation à partir du 10 juillet au matin. Jusqu'au lundi 10 juillet au matin, dans les discussions auxquelles je participe, il n'y a quasiment aucune prise de conscience de la gravité de la situation et de l'action en cours. La situation de Srebrenica n'est pas évoquée lors des réunions des vendredi 7 juillet (visioconférence franco-britannique) et samedi 8 juillet (réunion interne avec le cabinet militaire du Ministre de la Défense comme chaque samedi matin).

Sur le terrain, l'offensive lancée le 6 juillet a marqué une pause le 7 juillet, puis se développe de nouveau dans l'après-midi du samedi 8 juillet. Pour ma part, il n'y a pas trace dans mes souvenirs d'une information, remontant jusqu'aux chef de cabinet militaire, sous-chef opérations, chef d'état-major ou encore leurs équivalents au ministère des Affaires étrangères, directeur des Affaires politiques, etc., qui aurait concerné les demandes d'appui aérien des 6 et 8 juillet, enregistrées dans le rapport des Nations unies, encore moins le 9 juillet qui est un dimanche, à supposer qu'il y ait eu, ce jour-là, une demande d'appui aérien, ce qui est controversé.

Nous savons depuis, par différents témoignages, que c'est le dimanche 9 juillet que le général Mladic, à partir du plan qu'il a élaboré et signé le 5 juillet, décide non seulement de poursuivre l'action, mais de prendre la totalité de l'enclave.

J'en viens à la journée du 10 juillet. Au début de la matinée, les autorités françaises prennent brutalement conscience de la situation sur le terrain. Nous savons que les Serbes se trouvent, le 9 juillet au soir, à moins d'un kilomètre de la ville, qu'ils contrôlent la moitié Sud de l'enclave, que 30 Néerlandais sont entre leurs mains avec, d'après ce qui nous est dit, un statut controversé d'otage ou de prisonnier. L'information qui remonte sur ce dernier point, à ce moment-là dans la capitale, n'est pas claire.

Cette prise de conscience brutale aboutit à de fréquentes réunions de crise aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères, dont il ressort des décisions et des prises de position publique de soutien à l'avertissement lancé par la FORPRONU, la veille au soir, et de propositions de soutien aux autorités néerlandaises si elles le demandent. En interne, demeurent des interrogations, d'une part, sur les intentions réelles des Serbes et, d'autre part, sur la raison du non-déclenchement du soutien aérien rapproché. Puis, une fois que la gravité de la situation est constatée, nous faisons la comparaison entre ces éléments de base, qui sont ceux de la protection des zones de sécurité, et le fait que le soutien aérien rapproché n'a pas été déclenché. Nous en sommes à ce moment-là au stade des recherches d'explications.

Dans le même temps, nous préparons activement le sommet franco-allemand de Strasbourg au cours duquel auront lieu des consultations aux plus hauts niveaux et des réunions du Président de la République avec le Premier ministre, le Ministre de la Défense et le Ministre des Affaires étrangères, et le chef d'état-major des armées. Dans la journée du 11 juillet, se tiennent des réunions franco-françaises puis franco-allemandes. Il est demandé, notamment à la Direction des Affaires stratégiques, du renseignement militaire et à l'état-major des armées, de préparer un dossier faisant le point sur la situation afin que les autorités politiques disposent du maximum d'informations. Ce dossier est réalisé dans la soirée du 10 juillet. Il est affiné dans la matinée du 11 juillet.

Le 11 juillet, un point de situation se tient au ministère de la Défense avec le cabinet du Ministre, l'état-major des armées, la Direction du renseignement militaire et la délégation aux Affaires stratégiques, pour la préparation du sommet. Les informations dont nous disposons sur la situation sont relativement stationnaires. On nous indique qu'il y a effectivement un dispositif d'arrêt depuis le 9 juillet au soir, qu'une demande de soutien aérien rapproché a été faite et qu'un ultimatum serbe aurait été délivré dans la soirée du 9 ou du 10 juillet ; ce dernier point n'est pas très clair dans les informations qui nous parviennent.

Globalement, notre analyse de la situation est la suivante : d'une part, la situation est vraiment grave et, d'autre part, si nous ne réagissons pas très fortement, c'est l'ensemble du dispositif mis en place, notamment depuis le 3 juin avec la Force de réaction rapide, d'origine française et franco-britannique, qui sera mis en péril. Nous considérons également, dans notre analyse, qu'indépendamment des objectifs permanents de l'armée serbe de Bosnie d'éliminer la zone de sécurité de Srebrenica, ce n'est pas par hasard qu'une pression forte s'exerce sur l'un des trois pays ayant choisi de s'engager avec des moyens terrestres, dans la FRR. Nous sommes là devant un test majeur de volonté face au général Mladic.

Comment le sommet franco-allemand se déroule-t-il ? Le Ministre de la Défense français s'y rend, accompagné du chef d'état-major des armées, de son conseiller diplomatique, de son chef de cabinet militaire et du directeur chargé des Affaires stratégiques. Trois réunions sont organisées. La première se tient avec les Ministres français et allemand de la Défense ; la seconde avec les Ministres de la Défense et les Ministres des Affaires étrangères français et allemand ; enfin, le conseil de défense et de sécurité, avec le Président de la république et le Chancelier. Nous apprenons par l'amiral Lanxade, dès la première réunion au niveau des Ministres de la Défense, qu'un soutien aérien rapproché a été déclenché à 14 heures 40. Nous ignorons alors, pendant ces deux premières réunions, que Srebrenica est tombée. Dans le rapport de M. Kofi Annan, Srebrenica est considérée comme tombée à 14 heures 07, lorsque le drapeau serbe a été hissé sur le bâtiment de la boulangerie, à l'extrémité Sud de la ville. A l'époque, nous l'ignorons, à l'heure que j'évoque, c'est-à-dire entre 15 et 16 heures.

Puis se tient le conseil de défense et de sécurité franco-allemand. Il vous a été décrit avec précision par M. Jean-David Levitte. Je me souviens de deux appels du Ministre des Affaires étrangères néerlandais durant le conseil. Dans le premier cas, la position est plutôt une demande de soutien franco-allemand, peut-être aussi d'intervention de la FRR. A peu près 40 minutes après, ou peut-être moins, ce serait à vérifier au vu des documents du conseil, arrive un nouvel appel. A chaque fois, M. Kinkel sort, ensuite il revient. C'est un nouvel appel indiquant qu'il faut absolument éviter une intervention et laisser faire les commandants sur le terrain. Ce sont les termes qu'emploie M. Kinkel ; si ma mémoire est bonne, il annonce par ailleurs que la ville est tombée. Le Président de la République, qui a immédiatement une réaction d'indignation, donne instruction immédiate au chef d'état-major des armées, à son chef d'état-major particulier, au chef du cabinet militaire du Ministre de la Défense et au directeur des Affaires stratégiques, tous présents lors de la réunion, de réfléchir à des options de réaction possibles et de les préparer. Le soir, à notre retour de Strasbourg, nous préparons un document d'options destiné à une réunion au plus haut niveau, qui aura lieu le lendemain, c'est-à-dire le 12 juillet.

Le 12 juillet, le directeur des Affaires stratégiques, en l'occurrence moi-même, fait un point de la situation pour le Ministre de la Défense, catastrophé par les événements qui viennent de se dérouler. En fait, se trouve en jeu la crédibilité globale de l'action qui avait été engagée, notamment depuis le mémorandum du mois de mai et la création de la Force de réaction rapide le 3 juin. Les options étaient soit une action de force, soit un retrait et un risque d'atrocités à Srebrenica, alors que la férule du général Mladic s'était abattue sur plusieurs dizaines de milliers de personnes qui étaient en train de quitter la ville. Nous espérions que la présence internationale à Srebrenica serait un élément qui imposerait une certaine retenue aux Serbes. En revanche, pour ma part, je n'avais aucune illusion sur le fait que des atrocités seraient commises (nous l'avons écrit), sans aller toutefois jusqu'à imaginer les atrocités planifiées telles qu'elles vous ont été décrites.

Quelles leçons tirons-nous de ces événements ? D'abord, la conviction de la nécessité de la progression la plus rapide possible de la FRR vers les zones de déploiement où elle peut avoir une activité opérationnelle. Deuxièmement, la nécessité de mener une action de renseignement sur les zones de sécurité les plus menacées. Indépendamment de Zepa qui, pour des raisons stratégiques, ne paraît plus guère défendable, c'est Gorazde qui paraît être la plus menacée, selon les informations obtenues à la suite de diverses actions immédiates de renseignement demandées. En effet, quelques jours plus tard, nous repérons des mouvements d'unités serbes se dirigeant sur Gorazde. On débat alors des modalités de protection de Gorazde.

Puis, le débat porte sur le fait de savoir s'il faut ou non reprendre Srebrenica. Dans le même temps, nous concentrons notre attention sur le général Mladic pour anticiper ses actions sur Gorazde et envisager les nôtres pour l'en empêcher.

Par ailleurs, nous allons très vite tirer les enseignements de l'échec flagrant, dramatique et tragique du mécanisme de déclenchement du soutien aérien au profit de la FORPRONU, dans le cas de Srebrenica. S'enclenche à ce moment le mouvement irréversible qui conduira à la conférence de Londres du 21 juillet et qui comportera deux enjeux essentiels : d'une part, la simplification de la chaîne de commandement et de la chaîne de décision pour l'emploi de l'arme aérienne, d'autre part, l'extension de la planification possible des frappes aériennes sur le territoire tenu par les Serbes de Bosnie.

La France, dans cette perspective, a deux objectifs. Tout d'abord, pour sauver Gorazde, il semble nécessaire de prévoir une opération peut-être héliportée avec nos alliés sur l'enclave. Par ailleurs, en tout état de cause, il convient de simplifier, voire étendre, les moyens de déclenchement d'une opération aérienne. C'est ce qui sera décidé, le 21 juillet 1995, après de très nombreuses discussions et plusieurs réunions multilatérales à haut niveau - l'autorisation étant donnée de préparer un plan de frappes sur les Serbes de Bosnie, très vaste, et comportant trois phases. Cela évoque la mécanique déployée à une plus grande échelle au Kosovo ; cette approche par phases a été conçue dans la deuxième moitié du mois de juillet en ce qui concerne les Serbes de Bosnie.

Notre stratégie devient de plus en plus claire, axée sur une double capacité : une capacité de frappe aérienne élargie et une capacité terrestre, jugée indispensable pour pouvoir maîtriser les réactions serbes face aux frappes aériennes. C'est donc le déploiement accéléré de la FRR avec notamment les canons tractés de 155 mm.

Nous faisons savoir au général Mladic, par un message rude qui lui est délivré le 23 juillet par trois officiers généraux français, américain et britannique, que cette capacité sera employée si jamais il bouge, notamment sur Gorazde. La composition de cette délégation est destinée à montrer qu'il n'y a aucune ambiguïté sur la décision prise à Londres le 21 juillet 1995.

Pour conclure, dans cette période de basculement des moyens dont se dote la communauté internationale pour faire face à l'action du général Mladic, on passe progressivement, puis brutalement, de la logique des Casques bleus, qui était celle des Nations unies, à une logique de coalition en termes d'organisation institutionnelle et militaire.

La FRR n'est pas sous Casques bleus, mais sous uniforme national. L'action de l'OTAN est une action autorisée par le Conseil de sécurité et le Secrétaire général des Nations unies. Le message délivré au général Mladic l'est par les trois principales puissances engagées de façon massive dans les opérations, notamment aériennes, à savoir la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Cette logique de coalition est celle qui, in fine, le 30 août, déclenchera, suite à l'attentat d'origine serbe de Markale, les bombardements et les tirs de l'artillerie française - 600 coups de canon sur les pièces serbes dans les premières minutes de l'opération à 3 heures du matin -, puis les opérations aériennes par vagues successives avec une extension à l'ensemble du territoire serbe. Ces opérations aboutiront à la capitulation des Serbes de Bosnie.

Le Président François Loncle : Je vous remercie pour votre exposé dont chacun aura noté, s'agissant du récit quotidien, la grande clarté. Vous avez soulevé d'immenses questions s'agissant de la responsabilité de l'ONU, et donc des grandes puissances, même si vous opposez, à la fin de votre exposé, la problématique Casques bleus à celle de l'OTAN. Dans un cas comme dans l'autre, ce sont les grandes puissances qui décident.

Vous avez également éveillé des interrogations sur la défaillance de notre dispositif de renseignement, notamment dans la période qui précède la prise de conscience réelle de la gravité de la situation à Srebrenica.

M. François Léotard, Rapporteur : Je vous remercie pour la rigueur de votre exposé. Je commencerai tout d'abord par vous demander si la Mission d'information peut obtenir l'ensemble des notes de la Délégation aux Affaires stratégiques qui auraient pu concerner cette tragédie, et si cela n'est pas possible, en savoir les raisons. Pourriez-vous faire ces démarches auprès de vos autorités de tutelle, ministère de la Défense et Premier ministre ? La Mission d'information souhaite savoir exactement quels étaient les documents et les informations que les autorités administratives et les militaires français avaient en leur possession à l'époque des faits.

J'en viens à une question qui relève de vos fonctions de cette époque. L'analyse stratégique dont vous étiez chargé, qui suppose une étude assez fouillée des risques, des comportements, de l'histoire, de la géographie d'une région en amont de cette crise, impliquait-elle une appréhension assez forte et assez subtile des facteurs ethnico-religieux à l'_uvre dans la région, notamment l'affrontement sanglant, lourd et cruel entre les Bosniaques Musulmans et les Serbes orthodoxes ? Ces facteurs, qui étaient à l'_uvre d'une façon très brutale depuis plusieurs années - je pense notamment à la chute de Vukovar en 1991 - ne permettaient-ils pas aux différents observateurs et décideurs de prévoir que des atrocités allaient être commises ? Vous avez vous-même indiqué que vous pensiez que des atrocités allaient être commises à Srebrenica. Différents facteurs, tels que le rôle de la Drina, la volonté des habitants de Sarajevo d'avoir un lien humain et géographique avec le Sandjak, avec le Kosovo et la partie albanophone de la région, montrent que Srebrenica était une étape importante pour les uns et pour les autres.

Je suis frappé par le fait que les états majors, le Quai d'Orsay, les diplomates, les Ministres, vous-même, avaient conscience de cette puissance de la haine religieuse ou ethnique dans cette partie du monde. En prolongement à cette question, je suis étonné que, suite à l'attitude du Président de la République, fin mai début juin 1995, marquée par le mémorandum français et une nouvelle fermeté, durant un mois et demi jusqu'au 10 juillet, notamment pendant la séquence décisive des 6, 7 et 8 juillet, on semble avoir laissé la population de Srebrenica à son triste sort. Or, pendant cette période d'un mois et demi environ, les ONG, les journalistes et les témoins faisaient état de la famine qui régnait à Srebrenica, des bombardements quotidiens et déjà du début des atrocités et du blocage des forces de l'ONU.

En d'autres termes, il y a cette période d'un mois et demi au cours de laquelle il semblerait qu'on ait sous-estimé les événements qui allaient se produire alors que l'on connaissait, depuis quatre ans, les atrocités commises lorsque les Serbes s'emparaient d'une ville. A cet égard, l'exemple de Vukovar est terrifiant puisqu'on avait sorti les gens de l'hôpital pour les tuer. Comment se fait-il que, pendant un mois et demi, il y ait un étrange trou noir alors que, sur le terrain, beaucoup d'observateurs prédisaient ce qui risquait de se produire : je pense à la famine, à la situation sanitaire, etc.

Vous avez évoqué la visioconférence du 7 juillet avec la Grande-Bretagne et la réunion du samedi 8 juillet. Est-ce que nos alliés britanniques et hollandais avaient, à cette époque, la même conception de la crise proprement dite de Srebrenica ? Vous avez indiqué, lors de votre exposé, que le général Mladic avait voulu tester, au travers des forces hollandaises stationnées à Srebrenica, l'un des trois partenaires de la FRR. En était-on conscient ? Les Britanniques et les Français avaient-ils ou non la volonté d'être associés à ce drame que vivaient les soldats néerlandais, et donc de les défendre, de les protéger et de les aider ? Envisageaient-ils de ne réagir que sous la pression du Gouvernement néerlandais et, dans le cas contraire, de ne pas intervenir ? Quelle était, à ce moment-là, la position des Britanniques et des Hollandais ?

M. Jean-Claude Mallet : Au préalable, je ferai une remarque sur vos propres observations. Il est tout à fait clair que les grandes puissances engagées dans une logique de coalition et celles qui siègent au Conseil de sécurité sont les mêmes. D'ailleurs il faut prendre garde à ne pas employer un langage qui pourrait très vite stigmatiser les Nations unies. En fait, nous sommes les Nations unies, d'autant que nous sommes membre permanent du Conseil de sécurité. Cela vaut pour tous les membres permanents du Conseil de sécurité. En revanche, la logique militaire est différente. La logique de l'organisation spécifique, avec la culture, qui imprégnait l'ensemble du dispositif Casques bleus, celui qui avait été choisi notamment depuis 1992, était une logique très attachée à une démarche de maintien de la paix, y compris en raison des moyens dont disposaient les commandants militaires et le Secrétaire général des Nations unies. Entre mai et juillet, nous avons basculé d'une logique de type Casques bleus à une logique pratiquement d'imposition de la paix.

D'ailleurs, si ma mémoire est bonne, lorsque le général Janvier enverra un ultimatum au général Mladic, lui expliquant pourquoi il allait être frappé, il a parlé d'un changement de logique : on passait d'un maintien à une imposition de la paix. Ce sont donc la dynamique, l'organisation militaire, le processus de décision et d'emploi de la force qui sont différents. Vous avez à juste titre souligné que ce sont les mêmes Etats, pour partie, car certains Etats n'étaient présents que dans le ciel, alors que les autres étaient présents dans le ciel et sur terre. Cela concerne en l'occurrence nos alliés britanniques, néerlandais et nous-mêmes.

S'agissant de la communication des notes et des documents, la Mission d'information doit s'adresser au Ministre de la Défense à qui je rendrai compte de votre demande. Cette décision doit être prise par le Gouvernement.

S'agissant de l'analyse stratégique et de la prise en compte des facteurs ethnico-religieux, à mon sens, ce facteur a été manipulé par Milosevic et les responsables serbes de Bosnie, qu'il s'agisse de Karadzic ou de Mladic. Cette manipulation est peut-être ce qu'il y a de plus condamnable, car c'est une exaltation de sentiments liés à des traditions religieuses, historiques, détournées au service de buts politiques. Il y a une logique politique implacable dans le dessein du général Mladic, lorsqu'il souhaite effacer de la carte les zones de sécurité qui se trouvent à l'Est ou au Nord-Est de la partie serbe de la Bosnie.

Pouvait-on prévoir les atrocités commises, il est clair que nous les pressentions, mais pas à l'échelle qui vous a été décrite en détail, notamment par le commissaire Ruez. Je vous ai cité le point fait pour le Ministre de la Défense dans la matinée du 12 juillet. Nous avions deux obsessions en permanence pendant toute la période 1992-1995. Je rappelle le nombre des victimes à Sarajevo : 60 morts en trois semaines et 480 blessés en raison des bombardements, un Français perdu dans ces actions ; donc un souci aussi de protection des unités militaires. On avait bien à l'esprit les atrocités.

A mon sens, il me semble que deux logiques ont pu inspirer la tête troublée du général Mladic lorsqu'il a fait planifier les opérations d'élimination sanglante révélées par la suite : rayer de la carte la présence bosniaque dans la zone de Srebrenica et exercer une action de terreur dissuasive à l'égard de cette population. C'est la raison pour laquelle, comme l'indique le rapport du Secrétariat général des Nations unies, tous les hommes sont éliminés, on ne laisse que des femmes et des enfants. Or, on sait que dans la société bosniaque, la capacité de résistance d'un noyau familial réduit à sa composante féminine et aux enfants est faible. Nous sommes donc face à une opération politique systématique, organisée, planifiée et exécutée avec un sang-froid terrifiant. L'existence de ce sang-froid terrifiant dans la pratique de la soldatesque serbe, mais surtout dans la tête de ses dirigeants, est connue. Son application à Srebrenica n'est pas spécifiquement anticipée. En revanche, la capacité des officiers généraux serbes à déclencher ce type d'action est connue. J'ajoute que les Nations unies obtiendront progressivement des informations sur la situation.

Lorsque vous évoquez un trou noir d'un mois et demi, ce n'est pas ainsi que nous l'avons vécu. En effet, sur le terrain, il se passe énormément de choses, la situation n'arrête pas de bouger. De mémoire, à la mi-juin, les Bosniaques déclenchent une offensive pour desserrer l'étau autour de Sarajevo et progressent. Je me souviens de collaborateurs au ministère de la Défense disant que le mythe de l'invincibilité serbe commençait à être ébranlé. Ensuite il y a une forte réaction serbe et des bombardements qui font plusieurs dizaines de morts. Nous sommes à Sarajevo ; pour autant, pendant cette période, nous n'oublions pas la situation à Srebrenica. D'ailleurs, si jamais (ce qui n'est pas le cas) on avait tendance à l'oublier, le Secrétaire général, les responsables politiques et diplomatiques et le général Janvier le rappelleraient. Il y a un besoin impératif de pouvoir accéder à la ville pour soulager la situation de famine. Des plans sont élaborés, notamment par le général Janvier et son état-major et le général Rupert Smith, pour pouvoir ravitailler, y compris par des hélicoptères, la poche de Srebrenica et passer au-dessus des routes terrestres où les Serbes rançonnent jusqu'à 50 % des convois qui y passent. Le souci de ravitaillement de la poche de Srebrenica est donc bien présent en permanence dans la tête des responsables des Nations unies.

Pour ce qui est des autorités françaises, il faut bien considérer le poids gigantesque et l'impact médiatique considérable des événements qui se déroulent à Sarajevo. Nous y sommes très fortement présents, du fait de notre mission, avec une très grande responsabilité et dans une situation particulièrement difficile. C'est sur Sarajevo que se concentre la réflexion, d'autant que nous pensons que la clef de voûte du système serbe est le siège de Sarajevo. Si nous faisons sauter ce verrou, l'ensemble du système des Serbes de Bosnie s'effondrera. C'est ce qui arrivera fin août-début septembre. Nous avons donc bien cette préoccupation et d'ailleurs le général Janvier nous fait part des projets qu'il peut avoir, du type opérations héliportées.

Quant à la relation avec les Britanniques et les Néerlandais, à la fois durant cette période et les moments de la crise, il y a une concertation permanente franco-britannique, depuis que les Britanniques ont également décidé de s'engager à terre sur le théâtre ex-yougoslave. Face à la crise, les responsables militaires et politiques français ont réfléchi très rapidement au soutien qu'ils pouvaient apporter au bataillon néerlandais. L'idée de mettre à disposition des hélicoptères (8 Gazelle et sept Puma), alors stationnés sur le porte-avions Foch, afin de soulager la situation du contingent, a été évoquée, notamment le lundi 10 juillet. Ceci montre donc qu'il y avait une volonté forte d'être présent. Notre perception, pour la journée du 10 juillet, était que les Néerlandais, en dépit de la grande difficulté de la situation, considéraient qu'il fallait tenir. Pour ce faire, ils avaient d'ailleurs donné leur accord aux demandes de déclenchement d'appui aérien rapproché pour la journée du 10 juillet.

Une très grande solidarité s'était instaurée entre Français, Britanniques et Néerlandais, d'autant que nous étions tous engagés dans les moyens terrestres militaires qui allaient être déployés au titre de la FRR. Je voudrais nuancer mes propos lorsque j'ai indiqué que le général Mladic voulait nous tester. Sa première motivation était bien de prendre Srebrenica et d'effacer de la carte cette épine qui lui avait causé ces pertes dans le passé. Mais, dans le contexte général, il montrait une grande nervosité à l'égard de la FRR. Il me semble que cela rentre en partie dans son calcul.

Le Président François Loncle : Vous avez minutieusement décrit les événements. Je suis frappé du fait que, du 6 au 10 juillet, la question de Srebrenica ne semble pas avoir été évoquée lors des différentes rencontres, réunions et conférences auxquelles vous avez assisté. Vous rappelez la visite du général Janvier à Paris, le 6 juillet. Il assiste à des entretiens. Il n'évoque ni la situation à Srebrenica, ni la possibilité d'une offensive.

M. Jean-Claude Mallet : Il ne parle pas de l'offensive.

Le Président François Loncle : Le général Janvier décrit-il alors la situation de Srebrenica ?

M. Jean-Claude Mallet : En fait, les principaux sujets des rencontres sont la FRR et la situation de Sarajevo. Mais comme il est question d'accompagnement de convois humanitaires, d'ouverture de corridors et de soulagement de la situation des zones de sécurité, il est clair que la situation de Srebrenica a dû être évoquée. Néanmoins, la question de l'offensive serbe ne l'a pas été.

Le Président François Loncle : Vous reconnaissez implicitement que la focalisation des esprits sur la situation de Sarajevo a quelque peu occulté Srebrenica et les dangers qui la menaçaient.

M. Jean-Claude Mallet : Tout à fait.

Le Président François Loncle : Nous sommes dans la situation d'une prise de conscience tardive et d'une absence d'informations réellement fiables. Comment expliquez-vous toutes ces défaillances de notre dispositif de renseignement ?

Vous avez évoqué l'échec du déclenchement du mécanisme de soutien aérien. Comment l'expliquez-vous ? Quelle est votre analyse des zones de sécurité dont vous dites implicitement qu'elles étaient devenues des zones d'« insécurité » ?

S'agissant des Américains, ma question sera quelque peu caustique. Quelle différence faites-vous entre la logique militaire Casques bleus et la logique zéro mort qui est celle, depuis la guerre du Golfe, des Etats-Unis ? Les autorités françaises ont-elles eu, au cours des réunions auxquelles vous avez assisté, une appréciation sur l'absence très controversée du général Rupert Smith, pour cause de permission et de non-retour ?

M. Jean-Claude Mallet : Sur les défaillances du système de renseignements, je dois apporter une nuance. Je ne suis que directeur des Affaires stratégiques. De ce fait, je n'ai pas forcément accès à la totalité des éléments de renseignement qui parviennent à nos plus hautes autorités, à savoir le Président de la République, le Premier ministre et le Ministre de la Défense, même si pour ce dernier, je pense avoir une bonne connaissance des informations, étant chargé de lui préparer les synthèses et les dossiers, notamment pour les conseils restreints. Toutefois, il peut y avoir certains éléments fournis par les services de renseignement dont je n'ai pas eu connaissance. Je crois qu'il faut relativiser mon positionnement à cette époque. Je peux néanmoins affirmer, de mémoire, mais de façon formelle que, dans les réunions auxquelles j'ai fait allusion, le déclenchement d'une réunion spécifique sur la crise de Srebrenica n'intervient que le lundi 10 juillet au matin. Par ailleurs, je pense que des comptes rendus de situation ont été établis par l'état-major des armées ou la Direction du renseignement militaire à l'époque, pour souligner que la situation s'était aggravée à Srebrenica et qu'il y avait eu des bombardements.

Je rappelle la chronologie de l'offensive serbe sur Srebrenica. La première action serbe, qui a lieu le jeudi 6 juillet, a vraisemblablement été indiquée dans le point de situation de la Direction du renseignement militaire du vendredi 7 juillet. Toutefois les coups de canon, les avancées et les pressions serbes sur les zones de sécurité étaient quotidiennes. L'ensemble des zones était sous la pression croissante du général Mladic qui voulait renverser une situation dont il sentait peut-être qu'à défaut, elle risquait de lui échapper. Le vendredi 7 juillet marque une pause dans la zone de Srebrenica. Il n'y a pas particulièrement d'alertes à ce moment-là, avec un redémarrage de l'offensive serbe le samedi 8 juillet en fin de matinée ou début d'après-midi. Quand on examine la chronologie de cette époque, aucune défaillance notable ne peut être relevée. Il aurait fallu deviner, de Paris, qu'une opération majeure se déroulait, chose que les responsables militaires sur place n'avaient même pas envisagée. Les travaux menés a posteriori ont montré que les militaires eux-mêmes s'interrogeaient sur le sens, la portée et l'ampleur de l'action engagée par le général Mladic dans la zone.

Après la journée du jeudi 6 juillet, ce sont, semble-t-il, les actions menées le samedi 8 juillet après-midi et le dimanche 9 juillet, qui donnent leur dimension à l'offensive du général Mladic. D'ailleurs, nous savons, grâce aux documents retrouvés depuis, que ce n'est que le 9 juillet que le général Mladic décide de s'emparer de l'ensemble.

Quant à la remontée d'informations, cette remontée est du type classique. De ce fait, les informations ne sont pas évoquées dans le cadre des réunions qui se tiennent à des niveaux plus élevés, notamment dans la journée du vendredi et le samedi matin. Les événements les plus graves se dérouleront le samedi après-midi et le dimanche, y compris avec une très forte montée en puissance de la mobilisation, au sein même de l'état-major des Nations unies, à Zagreb et dans d'autres lieux. Ce ne sera que le lundi 10 juillet au matin que nous prendrons conscience de la gravité de la situation.

Notre système de renseignement a-t-il été défaillant ? L'une des difficultés auxquelles les Français se sont trouvés confrontés a été que notre dispositif ne nous permettait pas d'obtenir directement du renseignement fortement charpenté dans les zones de sécurité où nous n'étions pas déployés. Peut-être aurions-nous dû tirer des enseignements des précédentes crises, car nous avions déjà été confrontés à ce type de problème et c'est une question qui fut souvent évoquée.

Le Président François Loncle : D'autant que cela n'est pas forcément dû à un manque de moyens. Si l'on se réfère à la participation française dans la guerre du Golfe, le principal enseignement qu'en a tiré le Gouvernement, notamment M. Pierre Joxe, a été que le dispositif de renseignement français et sa capacité étaient tout à fait insuffisants. On a dû mettre des moyens supplémentaires au fil des années. Par conséquent, il est faux de mettre cette défaillance sur le compte des moyens. Les différents témoignages nous indiqueront s'il s'agit d'erreurs d'appréciation, de professionnalisme, ou de tel ou tel manque approprié.

M. Jean-Claude Mallet : Lorsque l'on se trouve dans des situations extrêmement chaudes, la confusion s'installe, y compris du fait de l'évolution très rapide des points de vue. Quand on considère la situation telle que décrite dans le rapport du Secrétaire général des Nations unies, l'appréciation même des commandants sur le terrain à Srebrenica ou à Sarajevo évolue. La situation est dramatique, puis se calme. Les informations qui remontent vers Sarajevo ou Zagreb sont tantôt dramatisantes, tantôt s'efforçant de calmer le jeu. Il faut avoir conscience que nous sommes devant des hommes qui sont pris dans une situation de guerre. Toutefois, il est certain qu'il nous a manqué une appréciation fine sur les opérations des Serbes de Bosnie des 8 et 9 juillet, qui étaient destinées à frapper et à démanteler les Check-Points des Nations unies. A une relecture a posteriori du récit, on constate effectivement que les forces serbes tirent directement sur des positions qui seront évacuées une à une. Nous sommes typiquement dans une situation où les résolutions du Conseil de sécurité permettent à la FORPRONU de déclencher l'action aérienne. C'était l'une de nos interrogations au petit matin du 10 juillet : pourquoi le soutien aérien rapproché n'avait-il pas été déclenché ? Nous n'avions pas connaissance à l'époque que les premières demandes, faites en ce sens, avaient été arrêtées dans la chaîne de décision.

Sur l'échec du mécanisme, il faut distinguer entre le soutien aérien rapproché et les frappes aériennes. Le soutien aérien rapproché est l'utilisation de quelques avions de frappe au sol, sur des cibles déterminées et repérées par les contrôleurs aériens qui les indiquent au pilote. Quant aux frappes aériennes, ce sont des bombardements de zone. Il faut donc bien distinguer les soutiens aériens rapprochés et les frappes aériennes au sens d'un bombardement de zones, comme ce fut le cas au Kosovo, ainsi que le 30 août et les jours suivants de 1995.

A ma connaissance, compte tenu à la fois des concepts et des mécanismes alors à l'oeuvre entre les Nations unies et l'OTAN, personne ne songe à déclencher sur Srebrenica des frappes aériennes du type de celles que l'on utilisera autour de Sarajevo le 30 août 1995. En effet, ce concept n'est pas présent dans les esprits ; la planification existe peut-être à l'OTAN et ce sont plutôt des opérations massives. Une opération de frappe aérienne, que je distingue du soutien aérien rapproché, ne se fait pas sans mobiliser au minimum 60 avions. Cela peut entraîner des risques pour la population civile et les forces alliées sur le terrain.

Il ne me semble pas que la question se soit véritablement posée à l'époque. Ce n'est qu'après la conférence de Londres que le choix politique aura été fait par avance, à savoir que si les Serbes bougent, des frappes aériennes étendues seront utilisées. L'instrument de soutien aérien rapproché est fait pour donner un coup de semonce à une avancée ou une violation relativement limitée. Il n'est pas conçu pour arrêter une offensive ou frapper durement les moyens logistiques des forces serbes.

Par ailleurs, chacun a pu tirer les conséquences, notamment dans la période de juillet, de la complexité assez effrayante du mécanisme de remontée des demandes de soutien aérien rapproché. Si l'on considère les consultations demandées au commandant de la FORPRONU, l'organisation à l'intérieur même de la chaîne des Nations unis entre la partie militaire et la partie civile, les interactions entre la chaîne Nations unies proprement dite et la chaîne OTAN, encore que ce système ait été organisé de façon en principe efficace, le système - très stigmatisé - de double clé, tous ces facteurs expliquent que le mécanisme qui était entre les mains des chefs militaires sur place ne pouvait répondre à la situation à laquelle, sur le terrain, était confronté le bataillon néerlandais.

J'ajoute que, durant toute cette période, nous avons été confrontés à une guerre de l'information et de la désinformation de la part des Serbes de Bosnie. Ils n'hésitaient pas, notamment, à laisser courir des bruits selon lesquels toute opération, après la crise des otages, entraînerait des représailles sanglantes, ce dont le général Mladic s'est fait l'écho à plusieurs reprises. Ces événements prenaient place dans le contexte de la crainte qu'inspirait aux Serbes de Bosnie le déploiement à venir de la FRR. Par ailleurs, du côté des autorités politiques, des Nations unies ou des commandants de la FORPRONU, il fallait tenir compte de l'indispensable prudence à respecter après la crise des otages qui a duré du 25 mai au 18 juin. Il est certain qu'après cette crise, qui a vu 400 soldats de la FORPRONU pris en otage, les commandants sur place ont développé un inévitable réflexe de prudence.

Ce sont les éléments qui peuvent expliquer le manque de réaction s'agissant de Srebrenica. A ma connaissance, personne n'a prononcé un veto sur l'emploi de la force aérienne. C'est un mythe. En revanche, il y eut un réflexe de prudence inévitable et des précautions prises par les commandants en place, après la crise très grave qu'a traversée la FORPRONU dans la période fin mai jusqu'au 18 juin.

Enfin, l'ensemble du dispositif de remontée de décisions, par rapport à la rapidité d'évolution de la situation sur le terrain, ne pouvait être efficace. Dès lors que les Serbes avaient décidé le 9 juillet - ce que nous ne savions pas - qu'ils allaient prendre la totalité de la poche, il aurait fallu avoir à disposition les éléments d'intervention immédiats et massifs, ce qui n'était ni le cas, ni l'esprit des instruments dont disposait alors la FORPRONU.

Quant à l'analyse du concept de zone de sécurité, nous en tirons un bilan contrasté. On peut soutenir, de façon tout aussi pertinente dans les deux cas, qu'il s'agit d'un instrument, parmi ceux dont s'est dotée la communauté internationale pour gérer la crise bosniaque, qui a permis de sauvegarder des dizaines de milliers de vies humaines. Dans le même temps, ce fut un échec frappant et sanglant s'agissant de Srebrenica. Seule une volonté politique pouvait véritablement décider de passer de l'autodéfense de la FORPRONU à la défense des zones de sécurité. Ces choix ou ces possibilités ont été évoqués à plusieurs reprises, et la tendance des autorités françaises a toujours été d'être en avant.

Vous évoquiez nos relations avec les Britanniques. Pendant toute la période 1992-1995, nous avons eu avec eux des débats parfois vifs pour savoir s'il fallait ou non employer la force, l'arme aérienne, défendre Sarajevo, le cas échéant par des ultimatums. Les Britanniques étaient pris de court par notre démarche, car leur approche de l'évolution était beaucoup plus froide, alors que nous avions des réactions plus latines, avec une volonté de réagir vite et fort. Toutefois, lorsque la France a décidé, le soir même du premier attentat de Markale en février 1994 de déclencher un ultimatum avec une saisine du Conseil de sécurité, MM. Léotard et Juppé ont pris ensemble cette décision quasi-immédiatement, puis cela a été une initiative franco-britannique. Dans les moments de crise très chaude tel que celui-ci, une évidence s'imposait aux autorités politiques.

Si j'en reviens aux zones de sécurité, il est certain que, sous certains aspects, elles ont permis de sauvegarder des vies humaines et d'éviter que le territoire de la Bosnie-Herzégovine ne soit complètement mis en pièces. Sans aucun doute, cela a exercé un effet de ralentissement des avancées de l'armée serbe de Bosnie. En revanche, en tant qu'instrument sur le long terme, sur une période de trois ans, avec une très grande difficulté de résister au siège et les cas de conscience graves posés à nos soldats, au regard des pertes que nous avons subies, il est certain que le bilan n'est pas positif, voire tragique. Mais fort heureusement, nous en avons tiré des enseignements pour la suite.

S'agissant des Américains et de la logique zéro mort, cela n'a jamais été une logique française. Les Américains étaient dans une situation telle qu'en permanence ils étaient gênés. Tout d'abord ils avaient une politique de soutien, concret et militaire, vis-à-vis des Bosniaques, occultée de leurs alliés, mais soupçonnée par eux. Par ailleurs, ils devaient faire face à un Congrès qui menaçait régulièrement de lever l'embargo sur les armes. Enfin, ils avaient la maîtrise de l'arme aérienne dans le cadre de l'OTAN, mais ils savaient pertinemment qu'un emploi indiscriminé de cette arme aérienne, alors que leurs alliés les plus proches de l'Alliance atlantique étaient engagés au sol, ne pouvait pas être déclenché sans concertation préalable. Ils étaient donc dans une position relativement inconfortable, ce qui ne les empêchait pas de jouer sur tous les tableaux.

Quant au fait de basculer d'une logique à une autre, c'est véritablement ce qui se passe. A Paris, nous avons le sentiment que l'organisation du système des Casques bleus est prise à la gorge par l'armée du général Mladic au printemps 1995 et qu'il est indispensable de desserrer l'étau si nous voulons rester, ce qui est la consigne du Président de la République à la fin du mois de mai. Pour desserrer l'étau, il faut y mettre des moyens nationaux et coordonnés entre Français, Britanniques et Néerlandais. C'est la logique que nous avons appliquée. Pour faire écho à votre remarque caustique, cette logique du zéro mort dans le concept militaire américain ne concerne que la force qui intervient, mais pas les autres forces engagées sur le terrain. S'agissant de mon appréciation quant au départ en permission du général Rupert Smith, nous avons dû en être informés tout au début du mois de juillet peut-être le 1er juillet. Nous en avons pris acte. Mais pour ma part, très honnêtement, je n'ai aucun commentaire spécifique à apporter. C'est le général Gobilliard qui, je crois, a pris le relais.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais souligner un point qu'il est utile de rappeler à la Mission d'information. Sur les six zones de sécurité, les seules maintenues et protégées sont celles où la responsabilité militaire était essentiellement française, à savoir Bihac et Sarajevo. Toutes les autres zones sont tombées, c'est-à-dire Srebrenica, Gorazde, Zepa et Tuzla.

M. Jean-Claude Mallet : Gorazde n'est pas tombée.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais faire le rapprochement entre les événements qui se sont déroulés il y a peu à la frontière entre le Kosovo et la Macédoine et les aveux récents de M. Milosevic qui dit avoir financé les forces serbes en Bosnie. Nous assistons maintenant à une pression des albanophones du Kosovo sur la frontière macédonienne. Qu'en tirez-vous comme analyse sur les rôles respectifs des uns et des autres, notamment sur le fait que la chaîne hiérarchique serbe était bien la suivante : Milosevic, Karadzic et Mladic ? Pensez-vous que c'est cette chaîne qui apparaîtra dans les dépositions qui seront, un jour ou l'autre, celles de M. Milosevic devant le TPI ? J'espère que M. Mladic pourra le confirmer une fois incarcéré.

Par ailleurs, quelles étaient vos relations avec la galaxie ONU ? Je pense à Mme Ogata pour le Haut Commissariat pour les Réfugiés, MM. Boutros Ghali, Annan et Akashi. S'agissant de Srebrenica, on ne parle que de Médecins sans frontières (MSF), mais pas du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui avait pourtant un représentant espagnol très actif en Bosnie. La disparition du CICR dans cette affaire est étrange, car aucune des lois de la guerre n'a été respectée.

Pensez-vous qu'il y a eu un abandon volontaire de l'enclave par les forces bosniaques, au regard notamment du départ de M. Naser Oric quelques semaines avant l'offensive et les faibles combats entre les forces bosniaques dans l'enclave et les forces serbes ? Cela participait-il d'une stratégie de M. Izetbegovic et de ses collaborateurs, à savoir focaliser les forces sur Sarajevo et laisser tomber l'enclave de Srebrenica, soit parce qu'ils ne pouvaient la défendre, ce qui est compréhensible en termes militaires, soit parce que cela faisait partie d'une stratégie qui accepterait la progression serbe dans ou au-delà de la vallée de la Drina en faisant fi des populations bosniaques ?

M. Jean-Claude Mallet : S'agissant de la relation entre Milosevic et les Serbes de Bosnie qui a fait l'objet de nombreux débats, il convient d'apporter quelques nuances. A l'époque, je n'avais aucun doute sur une collusion quasi collégiale entre Milosevic, Karadzic et Mladic, cette collusion éclatait notamment lors de réunions dont nous avions les comptes rendus. Par ailleurs, nous avions des informations selon lesquelles l'armée serbe de Bosnie était payée par Belgrade. Pour nous, la dynamique était claire. Il est certain qu'il y avait un camp serbe ; que ce camp ait connu des divisions et des dissensions, qui ont éclaté en août 1995, lorsque Mladic a été renvoyé, c'est certain. Mais en tant que directeur chargé des Affaires stratégiques, j'ai toujours raisonné sur la base d'une idée simple, à savoir qu'il y avait un camp serbe engagé dans une certaine politique et qu'il y avait une solidarité politique et idéologique dans la démarche serbe. Nous avions également des éléments concrets de soutien des Serbes de Belgrade vers les Serbes de Bosnie.

La responsabilité de Belgrade, dans cette affaire, est écrasante, d'autant que des informations, parfois erronées, pouvaient passer par Milosevic vers les hauts responsables, notamment MM. Annan et Akashi, et le général Janvier. S'agissant de Srebrenica, nous en avons des traces dans le rapport du Secrétaire général. Pour ma part, je n'ai aucun doute sur la collusion et le caractère quasi collégial de la gestion de ces affaires, même si on a pu discerner quelques dissensions.

Quant à savoir s'il y a eu une volonté délibérée des Bosniaques d'abandonner la zone à son triste sort, honnêtement, je ne le sais pas. En revanche, le fait que Oric ait été « exilé » plusieurs semaines avant l'opération a certainement joué sur le moral des forces bosniaques qui étaient dans la poche. Je peux vous faire part de mon sentiment personnel, qui n'est étayé par aucun élément. Je doute que l'abandon de Srebrenica ait fait partie d'une stratégie délibérée des Bosniaques. En effet, Srebrenica était pour les autorités bosniaques un atout dans un jeu complexe, et bien évidemment une épine dans le pied du général Mladic. Ceci est un raisonnement rationnel, mais il est possible qu'on ait dû faire face à une réalité qui ne l'était pas.

S'agissant de mes relations avec la galaxie onusienne, elles étaient relativement limitées. Nous avions des relations régulières avec le général  de La Presle, devenu le conseiller de Carl Bildt. Nous en avions également avec New York, car le travail de l'administration centrale, en particulier du ministère de la Défense, consistait à faire passer au Secrétariat des Nations unies à New York, via notre représentation permanente au niveau du Conseil de sécurité, les idées françaises.

Je me suis moi-même rendu plusieurs fois à New York, à cette période. D'ailleurs l'une de ces visites a permis d'apporter une contribution modeste. En effet, juste après la décision du 3 juin de lancer la FRR, mon homologue britannique, David Omand, et moi-même nous sommes rendus, le 7 juin, à New York pour présenter à M. Kofi Annan, à l'époque Secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, le concept de Force de réaction rapide, d'origine franco-britannique, qui avait été approuvé par les Ministres de la Défense de l'Union européenne et de l'OTAN. Il s'agissait de la conception de l'articulation de cette force avec la FORPRONU, le fait que la FRR devait être sous uniforme national, d'où des règles d'engagement différentes de celles qui avaient pu prévaloir jusqu'à présent parmi les Casques bleus, etc. Nous avons ainsi préparé le terrain, le 7 juin, pour la résolution qui deviendra par la suite la résolution 998 du Conseil de sécurité, adoptée le 16 juin suivant. Hormis cela, les relations avec, par exemple, Mme Ogata ne se traitaient pas à mon niveau.

Sur le CICR, je n'ai aucun avis particulier à exprimer. Je sais qu'en dehors du bataillon néerlandais et de MSF, plusieurs représentants du système des Nations unies ont été présents dans la poche de Srebrenica.

Audition conjointe de M. Hans VAN MIERLO,
Ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas (1994-1998),

et de M. Joris VOORHOEVE,
Ministre de la Défense des Pays-Bas (1994-1998)

(jeudi 12 avril 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Nous accueillons aujourd'hui les anciens Ministres des Affaires étrangères et de la Défense des Pays-Bas en 1995. Je souhaite remercier très sincèrement M. Hans Van Mierlo, qui a été Ministre de la Défense des Pays-Bas en 1981 et 1982 puis d'août 1994 à 1998, Vice-Premier ministre et Ministre des Affaires étrangères. Il a été nommé Ministre d'Etat par la Reine. Ce sont des fonctions qu'il assume toujours.

M. Joris Voorhoeve a enseigné les relations internationales. Il a été Ministre de la Défense des Pays-Bas de 1994 à 1998. Après avoir été réélu au Parlement en 1998, il a été nommé au Conseil d'Etat des Pays-Bas, organe dont le rôle est assez proche de notre Conseil d'Etat. Nous avions invité les deux anciens Ministres à venir s'exprimer devant nous. Ils ont souhaité le faire au cours d'une audition commune. C'est pourquoi nous les recevons ensemble.

Messieurs les Ministres, nous vous remercions très sincèrement d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. La Mission d'information qui a été créée à l'Assemblée nationale avec le concours de la Commission de la Défense et de la Commission des Affaires étrangères vise à faire la lumière sur les faits et à voir quelles mesures doivent être adoptées pour éviter leur renouvellement. Vous avez été des témoins privilégiés de ce drame et je vous remercie par avance de toutes les informations que vous nous donnerez. Je vous invite à prendre la parole dans l'ordre que vous souhaitez. Ensuite, les deux Rapporteurs et mes collègues, membres de la Mission d'information, vous poseront toutes les questions nécessaires dans un débat qui, depuis le début, se déroule en toute liberté.

M. Hans Van Mierlo : Monsieur le Président, je vous remercie pour vos paroles d'accueil ainsi que de nous permettre de nous exprimer en néerlandais.

J'étais Ministre des Affaires étrangères au moment de la crise et de la chute de Srebrenica en 1995.

Je vous remercie de l'invitation à comparaître devant vous. Il est heureux que dans un autre pays, une enquête parlementaire soit instituée afin de rechercher les conditions tragiques entourant la chute de la zone de sécurité de Srebrenica. Tout comme en France, le Parlement des Pays-Bas s'est penché sur cette affaire et, à l'heure actuelle, l'Institut néerlandais pour la documentation en matière de guerre étudie encore cette question sur le plan historique. De surcroît, les Nations unies ont publié un rapport le 15 novembre 1999 dont il faut faire mention ici. Toutes ces enquêtes sont certes utiles pour se forger une idée des événements au cours de cette semaine fatale de juillet 1995. Comment les choses ont-elles pu aller si loin ?

Je voudrais également exprimer l'espoir que notre présence ici contribuera à éclaircir des malentendus qui peuvent peut-être exister dans l'opinion publique. Je commencerai par dire combien les Pays-Bas apprécient le rôle de la France qui consiste à maintenir la paix en Bosnie-Herzégovine. Nos deux pays ont _uvré dans des conditions quasi impossibles et ont continué à faire de leur mieux pour permettre à la mission des Nations unies de réussir. Je réitérerai également toute ma sollicitude pour toutes les victimes tombées du côté de la France. Votre pays, Monsieur le Président, a également travaillé dans un territoire extrêmement dangereux.

Je suis devenu Ministre le 22 août 1994. Avant cela, le 16 avril 1993, Srebrenica avait été déclarée zone de sécurité par le Conseil de sécurité. A l'époque, cette enclave risquait d'être prise par l'armée bosno-serbe le 18 avril. Un accord fut signé entre Mladic et son homologue Halilovic pour que les Casques bleus canadiens puissent contrôler cette trêve et le désarmement des militaires bosniaques. Le 10 mai, la France propose de reprendre le concept de zone de sécurité de la résolution 824. Il est question d'une option lourde et d'une option légère de protection. L'option lourde prévoit 40 000 hommes pour protéger les 6 enclaves. L'option légère prévoit 7 600 hommes pour dissuader l'agression. Nous savons que ce minimum n'a jamais été réalisé. Et même, il a été décidé que jamais ces 7 600 hommes ne seraient mis à disposition.

Au sommet européen de Copenhague en juin 1993, la France et les Pays-Bas étaient les deux seuls pays s'étant déclarés prêts à proposer des unités supplémentaires. Pour la France, il s'agissait d'un bataillon d'infanterie et, pour les Pays-Bas, d'une unité logistique de 400 hommes. En septembre 1993, ceci est élargi pour en arriver à un bataillon d'infanterie renforcé. En novembre, à la demande des Nations unies, ce bataillon est envoyé à Srebrenica. Personne ne voulait partir et personne ne voulait prendre la relève.

En février 1994, le Dutchbat se rend à Srebrenica après que le Secrétaire général des Nations unies, M. Boutros-Ghali ait déclaré à La Haye que nous pouvions être assurés d'un appui aérien en cas de nécessité. Pour le Parlement néerlandais, il s'agissait là d'une considération très importante. Les Pays-Bas fournissaient de surcroît une compagnie pour ce que l'on appelait le SAFNA. Le bataillon n'avait pas pour tâche de protéger de manière armée cette enclave. De facto, ce n'était pas possible. Il s'agissait d'une réalisation modeste de l'option légère, au-dessous du niveau minimal.

Au moment du déploiement, une partie des armes lourdes et la plus grande partie des munitions, les armes antichars et les mortiers avaient été « arrêtés » par les Bosniaques et les Serbes. Pour ce qui est du combat, de manière délibérée, ceci avait été exclu.

La raison pour laquelle cette mission était considérée comme acceptable était due aux éléments suivants : la zone de sécurité était une construction provisoire en attente d'un règlement de paix censé être imminent. Il y avait un accord de non-agression avec les Serbes, avec une possibilité de déploiement de l'arme aérienne, ainsi qu'une garantie de ravitaillement. Il n'y avait pas d'autre option pour le remplacement des Canadiens.

Dans la pratique, rien de tout cela n'a été réalisé. De plus en plus on prolongeait le provisoire. Le règlement de paix n'a pas été réalisé. La promesse de non agression a été violée. Le ravitaillement a été bloqué et le recours à l'arme aérienne était de moins en moins possible. D'abord, il y a eu des prises d'otages, dont les plus importantes ont eu lieu à Pale. Après quoi, l'arme était devenue non fiable.

Deuxièmement, la défense antiaérienne serbe s'est améliorée et troisièmement, le processus de paix ne devait pas être entaché d'attaques fortes. Les procédures complexes, tant des Nations unies que de l'OTAN, rendaient très difficile l'action aérienne ainsi que la question du Last Resort et de l'autoprotection.

De plus, les Pays-Bas, qui certes participaient, n'étaient pas membres du Groupe de contact. J'avais trouvé une compensation satisfaisante puisque j'avais des contacts avec mon homologue allemand, M. Klaus Kinkel, qui siégeait au Groupe de contact alors que celui-ci ne fonctionnait pas très bien. De manière régulière, je voyais aussi Hervé de Charette et mon collègue britannique.

La situation à Srebrenica devenait de plus en plus difficile et tendue. Le dernier convoi a atteint l'enclave le 18 février 1995 pour le ravitaillement en combustible. Après cela, des discussions ont eu lieu avec les alliés, mais la conclusion a été qu'il n'y avait plus suffisamment de moyens pour forcer ce ravitaillement par la route alors que le ravitaillement aérien était trop risqué. A la fin de décembre 1994 fut mis en place un processus pour renforcer la FORPRONU par une Force de réaction rapide. Les Pays-Bas avec la France et le Royaume-Uni étaient un des éléments moteurs permettant le renforcement nécessaire de la FORPRONU. En juin 1995, le Conseil de sécurité autorise l'élargissement de la FORPRONU pour en arriver à une Force de réaction rapide de 12 500 hommes. Cette unité ne sera mise en place pour devenir opérationnelle qu'à la fin de l'été 1995. Cela suscite des malentendus.

Il était donc trop tard pour pouvoir jouer un rôle éventuel de protection des enclaves en Bosnie orientale. L'effectif autorisé de cette Force de réaction rapide était bien en dessous de ce qui avait été considéré comme nécessaire, c'est-à-dire 25 000 à 40 000 militaires pour ces 6 zones de sécurité.

C'est une erreur de dire qu'il était techniquement possible de protéger Srebrenica par une Force de réaction rapide, voire de reprendre Srebrenica. De plus, les Pays-Bas ne disposaient pas d'un service de renseignement dans cette zone ; les services de renseignement des pays présents travaillaient pour eux-mêmes et opéraient séparément comme cela a été dit à votre Mission d'information, entre autres par le général Heinrich, qui a fait mention également de la faiblesse des résultats obtenus.

Le 6 juillet a eu lieu une attaque des Bosno-Serbes. Pendant longtemps, on a pensé qu'il ne s'agissait pas pour eux de prendre Srebrenica, mais une route dans la partie Sud et ensuite dans la partie Nord de l'enclave. Pour autant que nous étions autorisés à savoir, les services de renseignements étaient du même avis. C'est du moins ce qui nous avait été dit. Ce n'est que vers le 9 juillet que cet avis change. Là où était le Dutchbat, il y avait déjà des prévisions angoissées selon lesquelles les Serbes bosniaques voulaient plus que la route au Sud. Le commandant néerlandais avait demandé un appui aérien. L'ex-Ministre de la Défense reviendra sur cette question plus amplement.

Lorsque le 10 juillet, lors du sommet, on comprend que la situation est beaucoup plus sérieuse qu'on ne le pensait, on appelle le Ministre de la Défense au nom du général Janvier. Celui-ci demande si le Gouvernement des Pays-Bas est toujours d'accord pour une action aérienne alors qu'une quarantaine de militaires néerlandais sont pris en otage selon les postes d'observation. Alors que la pratique auprès des pays depuis Pale était que dans ces circonstances, une action aérienne était considérée comme très dangereuse et non souhaitable, le Ministre Voorhoeve répond que, quel que soit le degré du danger, un appui aérien est indispensable pour la protection de Srebrenica. Sur le plan moral, il aurait été irresponsable de dire non. Mais les Nations unies décident le lendemain, le 11 juillet à 12 heure 15, de mettre en place un appui aérien alors que cela se révèle déjà trop tard.

Le premier appui aérien a été exécuté à 14 heures 40, alors que l'attaque sur Srebrenica avait déjà beaucoup progressé. Deux F 16 néerlandais lancent des bombes qui détruisent un char. La veille au soir et dans la matinée du 11, des milliers de soldats musulmans qui auraient pu protéger Srebrenica, avec ou sans succès, avaient déjà commencé à se retirer de Srebrenica. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi cela s'est produit. Srebrenica avait-elle été abandonnée par la direction bosniaque ? Etait-ce dû à un désordre total ? Etait-ce un malentendu ? Beaucoup sont tombés dans les mains de Mladic et ont été massacrés. Srebrenica était totalement sans protection. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi le commandant musulman Naser Oric s'était retiré avec une vingtaine de ses meilleurs officiers quelques mois auparavant.

Après ce premier appui aérien, les premiers soldats bosno-serbes se trouvent dans les rues de Srebrenica. C'est alors qu'un deuxième appui aérien semble se dessiner. Entre-temps, le général Mladic, après cette première attaque aérienne avec des résultats faibles, fait savoir officiellement qu'il attaquerait à l'artillerie lourde ce territoire s'il y avait une autre action aérienne. Au quartier général, en dehors des soldats néerlandais des Nations unies, des milliers de réfugiés, des enfants, des femmes, s'étaient rassemblés là en pleine angoisse.

Cette action aérienne aurait donc été totalement inutile parce qu'il était trop tard, et que, de facto, Srebrenica était déjà tombée. Cela aurait entraîné un véritable bain de sang. A l'époque, il y avait, réunis au ministère de la Défense des Pays-Bas, le Premier ministre, le Ministre de la Défense et moi-même. Nous pensions de façon unanime qu'une deuxième action aérienne était totalement inutile. Etant donné qu'il risquait de s'ensuivre un bain de sang, c'était totalement irresponsable.

La requête a donc été formulée de ne pas mettre en place cette deuxième action. Cela a été transmis aux Nations unies. Or, le commandant en place de la FORPRONU à Sarajevo, le général Gobilliard, était arrivé à la même conclusion dix minutes auparavant et avait déjà annulé cette attaque aérienne. A l'époque, j'avais des contacts quotidiens avec mon collègue Kinkel mais aussi avec d'autres collègues. Mais j'étais surtout en contact avec lui, et par son intermédiaire, avec le Groupe de contact.

Nous n'avons pas enregistré ces conversations téléphoniques. Il est donc difficile de savoir quand, comment et où nous avons eu ces conversations téléphoniques. Mais je me souviens très bien de la prise de Srebrenica au moment où M. Kinkel participait au sommet à Strasbourg. Lors de cette conversation téléphonique, j'ai ajouté qu'étant donné les risques, nous ne voulions plus d'attaque aérienne. Je viens d'apprendre que le Président Chirac avait « explosé » de désappointement. Cela, je ne le savais pas. A l'époque, il avait proposé de reprendre Srebrenica. Je n'avais pas été mis au courant non plus. Quelques jours plus tard, j'en fus informé lors de la crise de Gorazde. Il était question notamment des réfugiés et des personnes prises en otage. Mais pour pouvoir être libre aussi vite que possible, j'ai demandé à M. Kinkel, lors d'une conversation téléphonique, de demander aux Russes, qui siégeaient aussi au Groupe de contact, de faire intervenir Tchourkine. Nous ne pensions pas qu'il était utile de reprendre Srebrenica.

En fait, tout le monde partageait cet avis : les Américains, les Britanniques, les Allemands et les Français comme l'a confirmé l'amiral Lanxade devant votre Mission d'information. La Force de réaction rapide n'était pas encore prête pour intervenir. Quant à une action de parachutistes, il n'y avait même pas les capacités de transport comme l'a déclaré un officier français devant la Mission d'information.

J'ai cependant besoin d'apporter quelques corrections à l'image qui s'est dessinée après les témoignages de mon ex-collègue, M. Juppé, et l'ex-conseiller du Président Chirac. Le fait que les Pays-Bas ne voulaient plus d'action aérienne, alors que c'était encore possible, pourrait faire penser que les Pays-Bas auraient de cette manière provoqué la chute de Srebrenica ou au moins accéléré cette chute avec toutes les conséquences atroces qui en ont résulté.

Il est possible que les témoignages de MM. Juppé et Levitte aient visé à répondre aux rumeurs selon lesquelles il y aurait eu des accords entre les militaires français de la FORPRONU et les autorités militaires et civiles bosno-serbes, ou entre les militaires français et le Président français. Si cela devait être le cas, il est utile de vous rappeler qu'à aucun moment, une telle suggestion du côté du Gouvernement des Pays-Bas n'a été faite. Je soulignerai une fois de plus que nous nous distançons de telles insinuations.

Le Ministre français des Affaires étrangères, M. Juppé, était très impliqué dans cette affaire bosniaque. Je me souviens qu'il a été rappelé très peu de temps avant les élections par le Président Mitterrand afin d'en discuter. A son retour, il m'a dit d'un air sombre que le Président avait déclaré que la Bosnie était morte. Personnellement, je pensais que le Président Mitterrand ne croyait plus à la réalisation d'un concept multiethnique de la Bosnie, qui était l'objectif de la FORPRONU. Puis fut élu le Président Chirac. J'avais l'impression que le Premier ministre, M. Juppé, était animé par ce concept bosniaque ou que le Président en était animé.

Après la chute de l'enclave, nous n'avons pas été informés des exécutions massives en cours, mais il y avait beaucoup d'inquiétude. C'est pourquoi, à l'époque, j'ai tenté, par téléphone, d'attirer l'attention quant à la nécessité d'un contrôle international du sort des réfugiés, et notamment des hommes musulmans qui avaient été capturés.

Le 14 juillet, nous avons constaté que de plus en plus les choses devenaient inquiétantes. Le 15 juillet, j'ai téléphoné à Carl Bildt, le médiateur européen qui se trouvait alors à Belgrade. Il était en conférence entre autres avec Mladic et Milosevic. J'ai prié Bildt instamment de transmettre à Mladic que le Dutchbat ne pouvait pas partir tant que la Croix-Rouge internationale ou le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés n'avait pas envoyé d'observateurs. Mladic a accepté. Cette requête a été répétée à Mladic quelques jours plus tard par le général Smith. Un accès était prévu au Reception Point où les hommes bosniaques emprisonnés étaient interrogés par les autorités bosno-serbes. Cette acceptation, tout comme la précédente, ne fut pas honorée. Nous savons aujourd'hui pourquoi : ces hommes avaient été exécutés avant même l'arrivée des observateurs. Tous les hommes bosniaques, tout de suite après la chute de Srebrenica, avaient trouvé la mort.

Pour finir, Monsieur le Président, on pourrait se demander - et je l'ai fait moi aussi - si les choses se seraient passées autrement avec la présence d'un autre pays à Srebrenica. Il n'est pas simple de répondre à cette question. Je ne saurais dire ni prétendre que rien ne vaut un soldat néerlandais. Il faudrait pour cela faire montre d'une autosatisfaction dont le seul souvenir de l'horrible drame de la chute de Srebrenica suffirait à attester l'incongruité. Il est possible qu'un bataillon d'un grand pays aurait davantage été en mesure de sécuriser le ravitaillement ou aurait disposé d'un pouvoir de dissuasion politique plus imposant face aux Serbes. Mais ce dont je suis persuadé, c'est que les soldats, de quelque pays qu'ils eussent été, auraient éprouvé la même impuissance dans les conditions déplorables de l'époque.

M. Joris Voorhoeve : Monsieur le Président, j'ai été Ministre de la Défense du 22 août 1994 au 3 août 1998. Vous cherchez à tirer les leçons de la prise catastrophique de Srebrenica afin de mieux préparer des opérations de paix futures.

Lorsque je fus nommé Ministre au mois d'août 1994, je me suis rendu début septembre à Srebrenica afin d'y rencontrer le bataillon néerlandais des Nations unies présent depuis six mois et afin de discuter avec ces militaires pour savoir si cette enclave était défendable ou non. L'avis militaire était que cette enclave, étant donné sa position en territoire serbe, entourée de l'artillerie des Serbes, tomberait aussitôt que les Serbes lanceraient une attaque. On espérait donc une solution internationale négociée.

Je commencerai par quelques mots sur le concept de zone de sécurité et je parlerai des propositions néerlandaises qui étaient parallèles aux propositions françaises afin d'en faire un concept plus efficace. Je reviendrai ensuite sur la décision de déployer cette Force de réaction rapide. Après quoi je résumerai ce qu'il convient de faire pour éviter des atrocités comme ce fut le cas en Bosnie puisque cela a coûté 250 000 morts.

Avec votre accord, Monsieur le Président, j'entrerai également dans plus de détails s'agissant de la question de l'appui aérien.

Je commencerai par le concept des zones de sécurité.

Le concept de zone de sécurité m'a toujours semblé vicié - ou alors, il aurait fallu qu'il s'agisse de véritables zones de sécurité, c'est-à-dire sécurisées et protégées par un groupe d'Etats bien armés, portant ensemble la responsabilité de cette zone sécurisée avec, si possible, une alliance, toute personne pénétrant dans ce domaine de sécurité devant être désarmée. Il s'agissait de mettre en place une administration appropriée et d'éviter que des expéditions militaires soient entreprises à partir de cette zone de sécurité.

Par conséquent, les réfugiés, la population qui se trouve dans une zone de guerre, peuvent s'y considérer en sécurité. Mais les conditions pour la mise en place de cette zone de sécurité n'étaient pas présentes alors que, par résolution, les Nations unies avaient déclaré cette zone, zone de sécurité.

Les points faibles de cette politique de zone de sécurité ont fait l'objet de nombreuses discussions. Des tentatives furent faites pour internationaliser l'enclave de Srebrenica. Cela nécessitait la présence de plusieurs pays, notamment de ceux disposant d'une force de dissuasion. Pour diverses raisons, ils n'y étaient pas, ils ne le voulaient pas pour Srebrenica. Puis, nous avons discuté de la possibilité d'échange de territoires, les Musulmans auraient laissé ces enclaves vulnérables en échange de territoires près de Sarajevo.

La proposition avait été faite également d'évacuer de manière préventive la population de ces enclaves, non seulement par le Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mais aussi par la France. Mais le Gouvernement bosniaque ne le souhaitait pas, se fondant sur l'idée d'une Bosnie multiethnique. Les enclaves orientales représentaient un symbole de pays multiethnique. Pour la mise en place, pour l'institution d'une zone d'exclusion totale comme cela valait pour Sarajevo et Gorazde, il n'y avait pas un grand enthousiasme international.

A vingt kilomètres autour de l'enclave, toutes les armes lourdes devaient disparaître. Il n'y avait pas beaucoup d'enthousiasme non plus pour l'institution d'un corridor terrestre pour établir un lien entre les enclaves et la Bosnie centrale ni pour la mise en place d'un pont aérien afin d'assurer le ravitaillement. Ce ravitaillement aurait pu être assuré par des hélicoptères armés. Malheureusement, il n'y avait pas assez d'appuis pour soutenir de telles propositions.

Deuxièmement, la Force de réaction rapide -M. Van Mierlo l'a déjà décrit- le manque de volonté des parties en présence pour en arriver à un accord gênait beaucoup de pays notamment la France, et ce, dès 1995. Les Casques bleus des Nations unies étaient constamment sous la menace des Serbes et les Etats-Unis ne participaient pas non plus. La question était de savoir si on allait se renforcer ou se replier.

En décembre 1994, une réunion fut organisée à La Haye avec les représentants militaires de la FORPRONU. Des propositions furent faites pour renforcer la FORPRONU. Ces propositions ont été réitérées en janvier et en mai 1995, mais ce n'est que le 2 juin 1995 qu'une telle Force de réaction rapide fut instituée ici à Paris. La communauté internationale a suivi la proposition française, soutenue par les Britanniques ; proposition faite après les événements tragiques du mois de mai 1995 quand 400 militaires des Nations unies avaient été pris en otage par les Serbes. On avait pu voir l'événement sur les écrans de télévision du monde entier. On pouvait voir comme on les avait attachés en cas d'attaque aérienne. Ceci montrait comme on allait maltraiter les forces de la FORPRONU.

La France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ont offert des unités pour arriver à 12 500 hommes. Il a fallu beaucoup de temps pour parvenir à un accord avec la Croatie et la Bosnie quant au déploiement de cette Force de réaction rapide.

De même qu'il a fallu négocier longuement lors des discussions internationales les Rules of Engagement de cette Force de réaction rapide. Ce n'est que des semaines après la prise des enclaves de Srebrenica et Zepa que cette Force de réaction rapide a été mise en place près de Sarajevo et enfin « engageable ».

Se pose également la question de savoir s'il y aurait eu une possibilité internationale pour mettre en place cette Force de réaction rapide pour l'enclave orientale. Comme nous le savons, cette Force de réaction rapide est intervenue fin août avec succès près de Sarajevo. La déclaration de Londres du 21 juillet 1995, dix jours après la chute de Srebrenica, avait créé les conditions nécessaires à la mise en place d'une telle Force de réaction rapide. Cela signifiait donc un renversement dans les engagements de la communauté internationale contre les provocations et les violences des Serbes. C'est à partir de cette date qu'ils pouvaient compter sur une réaction robuste.

Je souhaiterais tirer quatre leçons en vue d'opérations de paix futures.

Premièrement, une force de paix qui court le risque d'être confrontée à une violence sérieuse doit pouvoir disposer d'une Force de réaction rapide avec un armement lourd et des hélicoptères armés.

Deuxièmement, une force de paix doit être dirigée par un ou deux membres permanents du Conseil de sécurité. Les Nations unies en tant qu'organisation ne sont pas à même de mettre en place des forces de guerre. Imposer la paix comporte les mêmes ingrédients que la guerre : une force brute, une précision, une rapidité et surtout une capacité à surprendre l'ennemi. Il faut pouvoir agir contre les actions des terroristes menées contre la population civile. Il faut donc une dissuasion politique et militaire.

Troisièmement, il faut un mandat général avec des instructions quant à la violence.

Quatrièmement, cela va de soi, il ne faut pas de position isolée ou indéfendable, encerclée par l'ennemi.

Monsieur le Président, j'ai cru comprendre que votre Mission d'information se pose des questions quant à l'appui aérien. Avec votre autorisation, je pourrais peut-être revenir de manière plus détaillée sur l'évolution, les décisions qui ont mené à cet appui aérien, du moins, autant que j'en ai été informé.

Je commencerai par décrire rapidement la politique des Nations unies en vue d'un appui aérien au début de juillet 1995. Cette politique a été modifiée à la suite de la déclaration de Londres et à la suite du déploiement de cette Force de réaction rapide.

Premièrement, cette politique a été fondée sur les positions du Force Commander et du commandement de la FORPRONU. Il s'agit des dispositions 2/95 du 29 mai 1995. Le commandant y écrit à propos de la nomination du général Janvier : « L'exécution du mandat est secondaire à la sécurité du personnel des Nations unies. L'intention est d'éviter toute perte de vie lorsque des positions sont défendues alors que celles-ci ne sont pas indispensables et pour éviter toute prise d'otage ».

Je vous cite encore cette directive du 29 mai : « Les positions qui peuvent être renforcées ou qui peuvent être reprises par une contre-attaque ne doivent pas être abandonnées. Les positions qui sont isolées en territoire serbe et dont le soutien ne peut être assuré, peuvent être abandonnées lorsque les commandements supérieurs en prennent la décision, à la discrétion du commandement supérieur, lorsque ces positions sont menacées et lorsque le commandement supérieur estime que des vies risquent d'être perdues. Les camps ne doivent pas être abandonnés alors que la population peut être transférée vers d'autres lieux. Quoi qu'il en soit, il faut porter le plus grand soin pour éviter de ne pas être surpris par les forces serbes qui pourraient utiliser un équipement appartenant aux Nations unies. »

Le 2 juillet, le général Janvier écrit - je traduis de l'anglais - : « Nous devons absolument éviter toute action qui pourrait dégénérer et entraîner une confrontation, une escalade et une tension et l'utilisation potentielle de l'arme aérienne. C'est la raison pour laquelle j'estime que votre suggestion [il fait allusion à sa discussion avec le général Rupert Smith] pour utiliser la route du mont Igman, même après notification aux Serbes, n'est pas appropriée dans les circonstances actuelles. Deuxièmement, la sécurité de toutes nos forces armées [il fait allusion aux forces armées des Nations unies] est ma priorité absolue. »

Que se passe-t-il sur le plan pratique ? Le 6 juillet, il y a un contact téléphonique entre le commandant néerlandais du Dutchbat à Srebrenica et le chef d'état-major du général Rupert Smith, le général Nicolai. Ils discutent des éventualités d'un appui aérien. Le général Nicolai - j'ai cru comprendre que vous l'entendrez et vous allez donc pouvoir en discuter avec lui - est d'avis qu'il y a d'autres possibilités.

Concrètement, il était préférable de quitter ce poste d'observation tenu par 8 militaires. Ce poste, d'ailleurs, avait été attaqué par les forces serbes. Je dis bien « poste d'observation » ; il s'agit d'un poste peint en blanc, très visible, sur une colline. Par conséquent, c'est une cible très facile pour l'artillerie. Le critère de mise en place d'une arme aérienne de dernier recours (Last Resort) n'était pas encore réalisé. Il me semble que le général Nicolai qui n'en a pas discuté avec les autorités néerlandaises, mais dans la chaîne de commandement des Nations unies, respectait l'esprit des dispositions. Il en a discuté également avec l'état-major à Zagreb et il agissait au nom du général Gobilliard, Acting Commandant. Comme vous le savez, le général Smith, depuis le 1er juillet, était parti en vacances.

Nous en arrivons maintenant au 8 juillet, lorsque le commandant du Dutchbat, le lieutenant-colonel Karremans a réitéré sa demande d'appui aérien puisque les Serbes avaient continué à menacer les postes d'observation de cette enclave. Cette requête en conformité avec les critères fut une fois de plus soumise à l'état-major à Zagreb et, une fois de plus, il a été estimé que la situation de Last Resort n'existait toujours pas. Il fut discuté d'une présence aérienne au-dessus de l'enclave comme signal, comme menace vis-à-vis des militaires serbes.

Un jour plus tard, le 9 juillet, le chef d'état-major du général Smith, le général Nicolai, qui travaillait avec le général Gobilliard, transmet par écrit sa requête d'appui aérien rapproché. Cette demande est signée par le général Gobilliard et envoyée au général Janvier. Le quartier général des forces des Nations unies à Zagreb estime que le Dutchbat doit prendre une Blocking Position. A partir du 10 juillet, celle-ci devait être mise en place au Sud de Srebrenica avec des blindés des Casques bleus néerlandais qui devaient prendre une position bloquante pour montrer aux Serbes qu'il ne fallait pas aller au-delà. Il a été décidé le 10 juillet, en deux temps, en deux créneaux, que des forces aériennes devaient être prêtes.

Or, ce 10 juillet, une nouvelle demande d'appui aérien rapproché est soumise au quartier général à Zagreb. Ce jour-là, le 10 juillet, c'est la première fois que les autorités néerlandaises sont consultées quant à cette mise en place éventuelle d'un appui aérien rapproché. Comme l'a dit le Ministre des Affaires étrangères, on m'a demandé si les Pays-Bas voyaient une objection à la mise en place de cette force aérienne alors que plus de 30 soldats néerlandais avaient été pris en otage par les Serbes. La réponse a été que cette arme aérienne devait être engagée.

Cela n'a pas été le cas ce soir-là, et ce pour un certain nombre de raisons. D'abord, l'obscurité s'était déjà installée ; ensuite, il y avait un risque que des cibles non visées soient également bombardées ; enfin, parce que les attaques serbes se sont arrêtées ce soir-là.

Le lendemain, ce jour fatal du 11 juillet, une fois de plus, il est décidé deux créneaux aériens où des avions seraient présents. Autrement dit, une présence aérienne pour éventuellement se rendre au-dessus du terrain.

Pour des raisons qui restent inexpliquées, le commandant du Dutchbat pensait qu'une frappe aérienne serait mise en place. Il dit qu'il pensait qu'une frappe aérienne attaquerait l'artillerie serbe. En attente de cette frappe aérienne, il n'a donc pas réitéré sa demande de soutien aérien rapproché. Il attendait une grande présence aérienne à partir de 6 heures du matin. Comme il ne voyait rien venir, il a réitéré sa demande de réaction aérienne à 10 heures 30. Lorsque cette demande fut soumise à Zagreb à M. Akashi, ce premier créneau était déjà terminé. Il n'y avait donc plus qu'un seul créneau qui ne pouvait commencer qu'à 14 heures. Du moins, c'est ce que nous avons reconstitué après coup. A l'époque, à Srebrenica, on ne le savait évidemment pas. Le Ministre des Affaires étrangères a également déclaré qu'à 11 heures 30, M. Akashi a signé cette demande d'appui aérien sous le nom de code de Smoking Gun qui prévoyait l'attaque de l'artillerie serbe. Il apparaissait donc nettement qu'il y aurait des incendies ou du moins, des feux.

A 14 heures 30, 8 avions se trouvent au-dessus de l'enclave en 4 sorties de 2 avions. On ne pouvait envoyer que 2 avions à la fois s'agissant d'une vallée étroite. Quatre F16 néerlandais, 4 avions américains. Les premiers ont démarré à 14 heures 40. Ils ont lancé 2 bombes, dont l'une a détruit un char serbe et l'autre a partiellement détruit une autre cible. Cette action a entraîné des protestations serbes, l'attaque du QG du Dutchbat à Potocari et l'attaque du QG des Nations unies à Tuzla, au Nord-Ouest, et à Sarajevo.

A 16 heures 30, les Nations unies sont informées à Sarajevo que l'enclave est tombée entre les mains des Serbes. A 16 heures 35, le QG de la FORPRONU décide d'arrêter ce soutien aérien rapproché et renvoie les avions vers la Holding Area au-dessus de la Bosnie centrale. Du moins, c'est ce qui a été décidé par la chaîne de commandement des Nations unies.

A La Haye où nous nous trouvions, la situation était la suivante : peu après 16 heures ce 11 juillet, le Gouvernement néerlandais est informé que le général Mladic a téléphoné à la FORPRONU et a menacé d'attaquer Srebrenica, de tuer les otages si l'OTAN poursuivait cet appui aérien. Le Premier ministre des Pays-Bas, le Ministre des Affaires étrangères et moi-même étions ensemble au ministère de la Défense. Nous en avons discuté et nous avons décidé que la poursuite d'un appui aérien alors que l'enclave était déjà entre les mains des Serbes pouvait entraîner un bain de sang. C'est pourquoi j'ai demandé à M. Akashi de mettre fin à tout appui aérien qui était devenu inutile. Vous devez comprendre également qu'entre-temps, 25 000 réfugiés s'étaient rassemblés autour du camp des Nations unies à Potocari. Par conséquent, des tirs de mortiers auraient pu entraîner des conséquences épouvantables. M. Akashi a consulté son conseiller militaire et m'a dit qu'il était d'accord avec moi.

A La Haye, nous pensions que notre requête politique avait été transmise aux Nations unies et que par conséquent, l'attaque aérienne avait été arrêtée. Or, j'ai été informé ultérieurement que les choses ont évolué différemment. Le commandant de la FORPRONU à Sarajevo qui avait déjà été informé de ces menaces avait donné l'ordre d'arrêter cet appui aérien dix minutes avant notre requête. C'est la conclusion de 4 personnes : le général Gobilliard, son assistant militaire, le chef d'état-major du général Rupert Smith, le général Nicolai et son assistant militaire.

Voilà, Monsieur le Président, un exposé détaillé quant à cet appui militaire. Cela pourrait susciter l'impression que si l'ordre d'un appui militaire aérien était venu plus tôt, l'enclave ne serait pas tombée. Mais c'est une hypothèse qui ne peut être prouvée. Elle est plausible, mais ne peut être prouvée. L'histoire ne fait jamais savoir quelles sont les alternatives. Nous ne savons pas non plus comment Mladic aurait réagi à une attaque aérienne. Nous savons qu'il avait plutôt tendance à attaquer la population avec des tirs de mortier. Je n'en dirai pas plus. Ce n'est qu'une hypothèse, importante certes, mais il n'est pas prouvé que la faiblesse de cet appui aérien aurait été déterminante. Ce n'est qu'un aspect de la situation dans ce drame épouvantable et ses conséquences atroces.

Monsieur le Président, permettez-moi de conclure par un plaidoyer. Je pense que vous le partagerez. Il est grand temps que le général Mladic, M. Karadzic et les commandants de ce général Mladic soient attrapés et jugés. Bien que M. Milosevic ait été arrêté pour être jugé et qu'il sera probablement jugé pour ses crimes de guerre, nombreux sont ceux qui ont beaucoup de sang sur les mains et qui sont encore en liberté.

M. François Léotard, Rapporteur : Comme vous l'avez fait, je voudrais remercier les deux anciens Ministres qui sont venus témoigner devant le Parlement français et leur demander de remercier les autorités néerlandaises d'aujourd'hui qui ont donné la permission à cette Mission d'information d'interroger prochainement les militaires, le colonel Karremans et le général Nicolai.

Nous souhaitons également que notre travail se fasse dans un esprit de coopération avec la commission historique mise sur pieds par le Gouvernement néerlandais.

Enfin, c'est une affirmation établie : les Pays-Bas ont toujours été, même sans être membre du Groupe de contact, extrêmement attentifs à une politique de fermeté et de présence militaire en Bosnie. Elle s'est traduite ensuite par la participation à la Force de réaction rapide.

La séquence du 6 au 11 juillet a été très abondamment analysée par M. Joris Voorhoeve. Si je traduis bien ses propos, le Gouvernement néerlandais a été pour la première fois consulté en tant que tel sur l'hypothèse de frappes aériennes le 10 juillet. On fait souvent une confusion quand on parle des autorités néerlandaises entre le Gouvernement qui siège à La Haye et les officiers généraux qui sont sur le terrain et qui sont soumis à une hiérarchie des Nations unies. Souvent, les commentaires portés sur cet échange d'informations entre le Gouvernement et ses officiers généraux portent sur le rôle du général Nicolai qui était sous l'autorité de l'ONU, puisqu'il était à la fois l'adjoint du général Smith et du général Gobilliard.

La question est la suivante : M. Voorhoeve s'est exprimé à la télévision néerlandaise -cela a été confirmé par M. Van Mierlo- pour dire oui à la frappe aérienne malgré le risque qui pesait sur les soldats néerlandais. A quelle date avez-vous dit cela, Monsieur le Ministre ? C'était courageux puisqu'il fallait convaincre l'opinion néerlandaise qu'il pourrait y avoir des morts du côté du Dutchbat. Etiez-vous conscient que ces bombardements pouvaient entraîner des disparitions du côté des forces néerlandaises sur le terrain ? Quelle était l'opinion publique néerlandaise ?

La seule mort du côté des Casques bleus a été provoquée par un tireur bosniaque, désespéré de voir que la population n'était pas protégée. Quelle a été votre réaction quand vous avez appris la mort de ce soldat ? Cette mort a-t-elle contribué à l'orientation prise par le Gouvernement néerlandais qui voulait quitter cette zone depuis plusieurs semaines ? Y a-t-il eu des demandes officielles formulées par le Gouvernement néerlandais de quitter la zone de Srebrenica avant le 6 juillet ou début juillet ? Il est entendu que depuis février, le blocus de la ville avait provoqué la famine de la population civile. Y a-t-il eu une demande officielle du Gouvernement pour que le bataillon néerlandais quitte cette zone ?

M. Joris Voorhoeve : Lorsque j'ai dit oui pour la mise en place d'une force aérienne, c'était le 10 juillet. En début de soirée, on m'a téléphoné au nom du général Janvier pour me demander quelle était la position du Gouvernement des Pays-Bas concernant un appui aérien alors qu'il y avait plus de 30 otages néerlandais. J'ai répondu que cet appui aérien me semblait indispensable. J'ai ce soir-là déclaré à la télévision qu'un appui aérien était inévitable. Nous étions convaincus que les Nations unies n'arriveraient pas à ne pas autoriser un appui aérien et que tout devait être tenté.

Question corollaire : quelle était l'opinion publique ? Je ne me souviens pas de réactions immédiates de l'opinion publique néerlandaise. Dans l'ensemble, notre politique était soutenue par deux tiers de l'opinion publique et cela a été maintenu malgré les problèmes très graves de Srebrenica. D'après mon propre jugement, -les membres de l'état-major s'en souviennent- un appui aérien risquait d'entraîner l'exécution d'une dizaine de soldats néerlandais par Mladic. C'était là une appréciation. Personne ne le savait avec certitude.

Dans votre troisième question, vous me demandez quelle a été la réaction du Gouvernement néerlandais après qu'un soldat néerlandais eut été tué par un artilleur musulman. Lorsqu'un blindé néerlandais a quitté le poste d'observation, celui-ci a été attaqué par des soldats bosniaques avec un armement anti-char. Un soldat néerlandais a été touché à la tête et il est décédé de cette blessure. J'ai prié le Ministre bosniaque des Affaires étrangères de demander à ses autorités de donner l'ordre aux militaires à Srebrenica de ne pas tirer sur les Casques bleus. Il m'a rappelé un ou deux jours plus tard et a déclaré que l'instruction avait été donnée pour que les militaires bosniaques ne tirent plus sur les Casques bleus. Mais la situation montre bien que les Casques bleus étaient entre deux feux : les Serbes et les Bosniaques.

Votre quatrième question a trait au souhait des Pays-Bas de quitter cette zone. La situation était un peu différente de ce que suggère votre question. Aux Pays-Bas, le Gouvernement avait accepté d'envoyer des Casques bleus à Srebrenica - c'est-à-dire le Gouvernement précédent, celui dans lequel je siégeais avec M. Van Mierlo-, pour une période de dix-huit mois. Le Dutchbat devait être remplacé le 1er juillet de cette année-là. A partir de janvier, nous avons discuté avec les Nations unies pour savoir quels autres pays pourraient remplacer le contingent des Pays-Bas. Personne n'y était prêt.

En fin de compte, après m'être rendu personnellement en Ukraine, j'ai demandé cela à mon collègue, le Ministre de la Défense, M. Koumarev qui a finalement accepté de nous remplacer à Srebrenica. Ce fut accepté par le sous-Secrétaire général de l'époque, Kofi Annan, et par les parties en présence. Il fut convenu que les 25 premiers soldats ukrainiens pénétreraient dans l'enclave le 15 juillet. Après, les Pays-Bas devaient passer progressivement le relais aux Ukrainiens. Or, quatre jours plus tôt, cette enclave était tombée.

Il n'est pas vrai que le Gouvernement néerlandais avait demandé de pouvoir quitter cette enclave plus tôt. Bien au contraire ! Nous pensions que ce remplacement serait rendu très difficile par la situation. Nous avions en fait prévu un nouveau bataillon pour remplacer le Dutchbat 3 pendant l'été. Nous étions persuadés que nous ne pouvions pas abandonner cette enclave. Lorsque les premiers remplacements des Néerlandais par de nouveaux Néerlandais ont commencé au début juillet, ils ont été bloqués par le général Mladic. Les Néerlandais pouvaient quitter l'enclave s'ils voulaient partir en vacances aux Pays-Bas, mais les remplaçants étaient arrêtés. La décision a donc été que tout le monde devait rester jusqu'à ce qu'arrivent les soldats ukrainiens ou d'autres soldats néerlandais.

M. Hans Van Mierlo : A plusieurs reprises, il a été question de quitter l'enclave, mais avec la population musulmane. C'est une confusion que nous avons rencontrée à plusieurs reprises. Il est vrai que la veille de la chute de Srebrenica, nous avons discuté avec M. Sacirbey, Ministre bosniaque des Affaires étrangères, et nous avons proposé de convaincre le Gouvernement bosniaque de régler la question de l'enclave en la quittant. Pas uniquement les Néerlandais, mais tous ceux qui étaient censés être protégés. En fait, nous nous sommes toujours heurtés à un refus du Gouvernement de Bosnie qui a toujours refusé de telles évacuations. Dans un autre ordre d'idée, nous en avons également discuté lors de la visite du général Van Breemen au général Janvier, le jour même de la chute de Srebrenica.

M. François Lamy, Rapporteur : Ma première question est une question technique sur la chaîne de commandement entre les forces néerlandaises et le Gouvernement néerlandais. Comment s'organisaient les relations ? Qui vous a informé de la chute de Srebrenica ? Aviez-vous des relations directes avec les soldats néerlandais dans la zone de Srebrenica ?

M. Joris Voorhoeve : La participation néerlandaise était intégrée dans la structure FORPRONU. Les Pays-Bas contribuaient de manière importante, avec une participation en corollaire relativement importante au niveau hiérarchique du commandement. Quant à la structure du commandement et du renseignement, les instructions émanaient exclusivement de la FORPRONU et de son commandement, mais le Gouvernement néerlandais, sur une base quotidienne, était informé sur la situation de l'enclave. Nous appelions cela les rapports de situation. J'exagère peut-être en disant tous les jours, mais au moins plusieurs fois par semaine. Cela signifie que nous étions très inquiets depuis longtemps de la situation. Depuis janvier, les Serbes bloquaient le ravitaillement. Nous nous demandions ce que cela signifiait.

Le Gouvernement néerlandais n'a pas transmis de requête à la FORPRONU, sauf sur deux points dont nous étions responsables au plan politique. Premièrement, il s'agissait de répondre au problème d'un appui aérien immédiat. Nous avons donné tout de suite notre feu vert. Ce n'était pas possible autrement.

Ensuite, c'était le 11 juillet, à environ 16 heures 50, lorsque j'ai appelé M. Akashi, le Représentant du Secrétaire général des Nations unies, l'informant que toute action aérienne ultérieure était non seulement inutile, mais entraînerait un bain de sang.

Les autorités néerlandaises n'ont pas été impliquées dans le traitement d'autres demandes d'appui aérien pour autant que je le sache. Je vous ai déjà donné tous les détails dans mon exposé introductif.

Le Président François Loncle : Vous dites que vous avez été consulté pour la première fois le 10 juillet sur la demande d'appui aérien. Cela sous-entend-il que vous déplorez de ne pas avoir été consulté auparavant ?

M. Joris Voorhoeve : Non, je n'ai pas voulu sous-entendre cela. Je vous ai donné un rapport objectif de la situation telle que j'en étais informé. Je répète que je ne sais pas s'il est fondé de supposer qu'un appui aérien intervenu plus tôt aurait permis de garder cette enclave. Si je le dis, c'est parce que je peux fort bien imaginer que, dans la hiérarchie du commandement des Nations unies et quelle que soit la nationalité des différents officiers, on a analysé de manière détaillée, et ce à plusieurs reprises, ce qui pouvait être obtenu en mettant en place cette action aérienne.

Il ne faut pas oublier non plus qu'en 1995, et notamment aux mois de mai, juin et juillet, cette arme aérienne était devenue totalement inutile. Il y avait eu cette prise d'otage, il y avait également un renforcement de la défense anti-aérienne serbe, la double clef, des avis divergents entre les différents pays et entre l'OTAN et les Nations unies. Le grand problème de la FORPRONU était qu'il y avait un écart considérable entre protester contre les actions terroristes serbes et le bombardement. Il n'y avait pas de possibilité de mettre en place quelque chose de souple, militaire, rapide et applicable. Des attaques aériennes qui auraient détruit la défense anti-aérienne serbe n'étaient plus possibles. Le Secrétaire général des Nations unies avait déclaré que lui seul pouvait en donner l'ordre. Dans sa position, c'était extrêmement difficile puisqu'au Conseil de sécurité, il y avait tout de même une très grande divergence d'avis étant donné la présence de la Russie et de la Chine.

Sur notre éventuelle déception de ne pas avoir été consultés auparavant, je veux attirer votre attention sur le fait que les grands pays pensent avoir une plus grande influence sur l'évolution des choses et ont tendance sur place à influencer le processus des Nations unies. Les plus petits pays, ayant une influence politique moindre, auraient plutôt tendance à considérer le militaire des Nations unies, d'autant plus s'il est Néerlandais, comme de la plus grande importance. Cette influence se retrouve peut-être dans le processus de prise de décisions. Il est vrai que les Pays-Bas ont tenté d'influencer la politique de la FORPRONU dans des forums qui s'y prêtaient comme à l'Assemblée générale, mais toujours dans les grandes lignes. Ce n'est que dans des situations d'urgence, comme par exemple l'appui aérien, et ce tout de suite avant la chute de Srebrenica, que l'on demandait au Gouvernement néerlandais son avis, en l'espèce un jugement moral quant au sort des militaires et des civils.

M. François Lamy, Rapporteur : M. Van Mierlo a fait état de la fuite de milliers de soldats bosniaques au début de la prise de l'enclave. Avec le recul, n'y a-t-il pas de relation de cause à effet entre la fuite de ces soldats et le fait que le bataillon néerlandais ait refusé de rendre les armes comme cela le lui avait été demandé par le chef d'état-major par intérim de l'armée bosniaque ?

Vous nous avez expliqué qu'il y avait eu une erreur générale d'appréciation sur la volonté des Serbes et que cet avis avait changé le 9 juillet. Je n'ai pas compris qui avait changé d'avis sur les objectifs des Serbes et notamment du général Mladic.

Mes deux autres questions s'adressent à M. Voorhoeve. Pourquoi le bataillon néerlandais a-t-il cru le 11 juillet à des frappes aériennes massives ? De qui avait-il reçu des assurances pour croire réellement à une attaque aérienne massive ?

Vous nous avez expliqué que ce n'est pas votre intervention qui avait stoppé les frappes aériennes le 11 juillet, mais que la décision avait été prise antérieurement. Or, le rapport du Secrétaire général des Nations unies ne reprend pas une telle version. Il indique que c'est à votre demande répétée, y compris du représentant des Pays-Bas aux Nations unies, que ces frappes ont été arrêtées. Pourquoi n'est-ce pas votre version qui est retenue dans le rapport des Nations unies ?

M. Hans Van Mierlo : Le départ des soldats musulmans est en fait un des grands points d'interrogation. Nous n'avons toujours pas trouvé d'explication. C'est arrivé de manière inattendue. Dans le courant du 10, ils ont commencé à se rassembler. C'était la veille de la chute. Dans la matinée de la chute, ils sont partis massivement. Il se peut que ceci ait un lien avec le non-retour de M. Naser Oric. Comme vous le savez, il était parti plusieurs mois auparavant. Ceci n'avait pas été considéré par nous comme un signe qu'il était parti définitivement. Nous avions de bonnes raisons de penser qu'il voulait revenir, mais qu'il ne le pouvait pas étant donné qu'un hélicoptère qui assurait le retour de l'un de ses officiers avait été abattu. Quoi qu'il en soit, il était déjà parti à plusieurs reprises afin de négocier. Comme ce départ avait déjà eu lieu à plusieurs reprises, nous n'avons pas pensé qu'il était parti définitivement.

Y a-t-il un lien avec les armes qui avaient été demandées ? En fait, toutes ces armes auraient bien sûr dû être rendues puisque les personnes au sein de l'enclave devaient être désarmées. Mais seule une petite partie avait été effectivement rendue par les Bosniaques et les Néerlandais ne pouvaient pas non plus imposer cela par la force. Voilà une réponse à votre première question.

Quant à votre question sur l'erreur de jugement, comme je l'ai déjà déclaré, nous ne disposions pas d'un service de renseignement. On nous a informés que pratiquement tout le monde pensait jusqu'à peu de temps avant la chute qu'il était dans les intentions des Serbes seulement de reprendre les routes au Sud et au Nord de Srebrenica, mais pas la ville elle-même. Quant aux camps à Srebrenica, on n'était pas au courant. Il n'y avait que l'angoisse. Il est vrai, lorsque vous imaginez qu'il peut y avoir une attaque, on peut supposer qu'il y a beaucoup plus là-dessous et qu'il ne s'agit pas uniquement de prendre les routes. Je ne sais pas quel service de renseignement a déclaré à un moment donné que les Serbes voulaient également prendre la ville, mais ce n'est qu'à la dernière minute que l'on a compris qu'ils ne voulaient pas prendre que les routes.

M. Joris Voorhoeve : Je veux ajouter un détail à votre question à M. Van Mierlo. Vous pensiez à l'ouverture de ce point où les Nations unies avaient rassemblé les armes rendues par les combattants. Cette demande a été honorée par le lieutenant-colonel Karremans. On a effectivement ouvert ce point, mais vous ne devez pas y attacher trop d'importance car j'ai vu ce point six mois auparavant et ce n'était franchement pas grand-chose.

En fait, les Bosniaques, 5 000 militaires et 3 000 miliciens, disposaient d'armes légères, dont une forte proportion d'armes nouvelles. Au cours de la période précédente d'environ deux ans, ils étaient ravitaillés de nuit par les airs et par la terre. Ce point de collecte des armes ne peut en aucun cas avoir joué un rôle crucial. Ce que j'ai vu en septembre 1994, c'était plutôt du matériel rouillé et quelques équipements de tir dont je ne sais pas s'ils auraient pu jouer un rôle. Je ne peux pas en juger. Je ne suis pas militaire. Je ne sais pas s'ils pouvaient encore s'en servir vraiment.

Quant aux motifs de Mladic, nous avons toujours dû tenir compte d'une kyrielle de possibilités du côté serbe. On pouvait penser que les Serbes seraient raisonnables et qu'ils laisseraient l'enclave en l'état. A mon avis, la prise de l'enclave a été une faute essentielle, mais aussi un crime de guerre. Pourquoi une faute capitale ? Parce qu'après la chute de l'enclave, la communauté internationale était tellement furieuse qu'elle a enfin décidé d'agir. C'est ainsi que l'on a pu imposer un traité de paix à Dayton.

Il y avait aussi les otages. Les Serbes pouvaient toujours garder les mains autour du cou et étrangler les Nations unies. Le 11 juillet, pourquoi le lieutenant colonel Karremans a-t-il cru en une telle attaque massive ? Je n'en suis pas tout à fait sûr, mais je suppose la chose suivante : moi aussi, dans la soirée du 10 juillet, je croyais que dans la matinée du 11 juillet, vers 6 ou 7 heures, il y aurait un grand nombre d'avions de l'OTAN pour attaquer et détruire l'artillerie serbe autour de Srebrenica. A mon sens, cette supposition pleine d'espoir était une combinaison de confusions au niveau du commandement FORPRONU entre Close Air Support, le support aérien rapproché, et Air Strike, qui est la frappe aérienne.

De plus, la situation était désespérée. On voyait se dérouler un drame épouvantable. Evidemment, à un tel moment, on espère que les forces de l'OTAN vont attaquer, sans qu'il s'agisse d'un petit appui aérien rapproché, mais d'une vraie frappe. La différence aurait pu se faire sentir.

Sincèrement, le lieutenant-colonel Karremans était persuadé que dans la matinée du 11 juillet, il y aurait un grand nombre d'avions de l'OTAN. C'est sur cette base qu'il en a informé les autorités où de toute façon, régnait la plus grande confusion. Or, ce matin-là, on n'a rien vu venir. Il y avait donc un mélange entre confusion et espoir. Il est évident que les historiens devront reconstituer tout cela. Je vous ai dit ce que j'en savais. Je vous dis que moi aussi, cet espoir m'a traversé l'esprit.

Pourquoi le rapport des Nations unies ne dit-il pas plus clairement que ces attaques aériennes ont été arrêtées par une décision de la FORPRONU à Sarajevo ? Je pense que le rapport le dit même s'il ne le dit peut-être pas très clairement. Le rapport dit également que les Pays-Bas l'ont demandé, mais je n'en suis pas sûr. Il faudrait que je relise le rapport. Je vous ai exposé la situation, j'en ai discuté également avec les rédacteurs des Nations unies. Il me semble me souvenir que ses auteurs confirmaient qu'il y aurait eu de la part des Néerlandais une demande qui aurait arrêté cette deuxième vague. Or, c'est une décision des Nations unies qui a arrêté cette deuxième vague. Peu importe qui a pris la décision, qui a fait quoi avant qui. C'était une bonne décision. Il n'aurait pas été moral de continuer ces attaques aériennes alors que la ville était déjà tombée et que l'on ne pouvait plus distinguer les cibles civiles des cibles militaires. En fait, le combat avait déjà eu lieu. Il y avait eu des tirs sur Potocari. Il y avait également ces milliers de réfugiés qui certainement seraient morts par centaines.

M. Hans Van Mierlo : Je reviendrai quelques instants sur une explication du départ de ces quelque 1 500 soldats musulmans avant la chute. En écoutant mon collègue, je me souviens que sans doute, il y a un lien avec le fait que ce matin-là, il n'y avait pas eu les attaques attendues. Le lieutenant-colonel Karremans avait déclaré que lui et d'autres s'attendaient à ce que dans la matinée, il y ait une attaque massive. Cela pouvait être considéré comme une tentative pour sauver la ville. Comme il n'y a pas eu cette attaque, cette déception a pu jouer un rôle dans le départ ce jour-là. Mais la préparation en vue d'un tel départ avait commencé dès la veille au soir.

Mme Marie-Hélène Aubert : Sur les frappes attendues tôt le matin du 11 juillet, les généraux français nous ont expliqué qu'il n'y avait pas de guideurs au sol ce matin-là et que l'opération n'avait pas pu être faite pour cette raison. Pourtant des témoins appartenant à des organisations humanitaires sur place disent avoir vu ce même matin 3 soldats britanniques que la population pensait être les guideurs au sol. De ce fait, la population a commencé à courir, pensant que les frappes étaient imminentes.

M. Voorhoeve, que pensez-vous de cette explication ? Selon vous, cette absence de guideurs au sol est-elle la raison de l'absence de ces frappes ?

Ma deuxième question s'adresse à M. Van Mierlo. Concernant la chute de l'enclave, vous avez dit qu'après celle-ci, vous aviez eu des inquiétudes sur les massacres, mais pas d'information précise. N'avez-vous eu que des inquiétudes ? Comment avez-vous été informé de l'ampleur de ces massacres ?

Là aussi, des témoins disent qu'il y avait de multiples tirs d'armes légères qui leur laissaient craindre des massacres massifs de Musulmans bosniaques. Je voulais savoir si vous n'aviez eu que des inquiétudes ou si vous aviez eu des informations. Vous dites avoir téléphoné à Carl Bildt le 15 juillet. Avez-vous eu des informations avant ou quelqu'un en a-t-il eu ? On parle aussi de photos satellite. Ce jour-là, la visibilité était grande et permettait d'avoir une vision claire de ce qui se passait sur le terrain.

M. Hans Van Mierlo : Nous répondrons tous les deux à cette question. M. Voorhoeve le fera peut-être plus en détail. Je vous ai effectivement parlé d'inquiétude. Mais cela était dû au fait que, en politique, on se demande toujours de quel côté du risque on va se placer. Au début, il n'y avait aucun signe de génocide. Mais l'impression que quelque chose se déroulait et augmentait. On avait des informations au goutte à goutte. Chaque jour, on avait une petite information supplémentaire par rapport à celle que l'on avait eue la veille. Petit à petit s'est créée cette image de massacres.

Le 17 juillet, un journal néerlandais a dit que des milliers de personnes étaient perdues ; le 15 juillet, la commissaire Emma Bonino a parlé de 15 000 disparus. Mais il ne s'agissait que de rumeurs. Ce n'est qu'autour du 17 juillet, après coup, que nous aurons la révélation de ce génocide, que nous connaîtrons l'ampleur de ce désastre. Ce n'est que plus tard que nous déterminerons ce génocide avec plus de certitude. Nous avons établi toute une liste d'informations constituant cette image qui est en train de se forger quant à ce qui s'est passé là-bas. Le Ministre de la Défense, si cela vous intéresse, bien entendu, vous donnera peut-être une réponse plus détaillée.

M. Joris Voorhoeve : La première question porte sur le personnel qui indique les cibles où les bombes doivent être lancées par les avions. Ce manque de guideurs n'a pas joué un rôle dans l'absence d'attaque aérienne ce matin du 11 juillet. En effet, il y avait des guideurs néerlandais et probablement aussi quelques militaires britanniques. J'ai été informé que dans la confusion de l'attaque serbe, il y a eu des défaillances parmi les guideurs de nationalité néerlandaise. Des militaires néerlandais qui avaient suivi une formation de commandos, ont repris ce rôle de guideurs au sol et l'ont renforcé. Lorsque les avions sont apparus, les guideurs au sol ont fonctionné car dans cette première vague d'attaques de soutien aérien rapproché de 14 heures 40, des cibles serbes ont été identifiées par leur équipement et les bombes ont été lancées. Je ne pense pas que cela ait pu être un facteur critique pouvant expliquer pourquoi ce 11 juillet dans la matinée, il n'y a pas eu cette action aérienne. Ce n'était pas dû à ce qui se passait au sol.

Quant à votre question sur l'ampleur des massacres et les informations disponibles, je pense qu'il est bon de revenir sur la chronologie. Dans la matinée du 12 juillet, si mes souvenirs sont bons, des photographies de 9 cadavres auraient été prises par des Néerlandais. On m'avait également informé que le général Mladic avait probablement rassemblé quelques centaines d'hommes autour de Potocari afin de les questionner sur des allégations de crimes de guerre. J'étais très angoissé quant au retour de ces hommes. Cela doit être vu séparément de cette grande vague de quelque 10 000 hommes qui ne se sont pas rendus près de ce camp, mais qui ont quitté l'enclave à un moment donné entre la soirée du 10 et le 12 juillet probablement. Ces hommes, pour une grande partie, ont été attaqués, emprisonnés et plus tard exécutés. 3 000 d'entre eux sont arrivés en Bosnie. Cela a été confirmé par le commandement supérieur bosniaque, le général Delic qui a parlé d'ailleurs d'une tentative de sortie réussie. Pourquoi ? Parce qu'une partie de sa 28ème brigade avait ainsi été sauvée.

Le 14 juillet, M. Silajdzic, Premier ministre bosniaque, donne des informations sur Srebrenica. Là, nous parlons de toute la vallée, des alentours où se déroulent des atrocités massives. Le 15 juillet, 55 militaires qui avaient été pris en otage par les Serbes près de l'enclave sont libérés et l'ambassade des Pays-Bas à Belgrade peut leur parler. Un certain nombre de ces militaires ont vu des cadavres au moment du transport à partir du lieu où ils avaient été emprisonnés. Ils ont vu effectivement un camion de transport, un bulldozer. Ils estimaient qu'il y avait entre 50 et 100 cadavres. Avec le recul, il faut admettre que ces 50 à 100 cadavres ne pouvaient pas refléter la véritable ampleur de ces massacres. Mais il est évident que les Serbes ne souhaitaient pas que le monde soit au courant.

Plus tard, des journaux néerlandais déclarent que des milliers de personnes sont perdues et ont traversé la frontière. Il s'agissait notamment de personnes âgées, d'enfants et de femmes, ce qui laisse à réfléchir. M. Pronk, du Gouvernement néerlandais, s'est rendu sur place pour voir comment aider ces réfugiés. Il entend de la part des réfugiés des histoires épouvantables et utilise le terme de génocide, terme repris le 17 juillet par un représentant néerlandais de l'organisation Médecins sans frontières.

Plus tard le 19 juillet, Mladic a discuté avec le général Rupert Smith et a déclaré que des victimes étaient tombées au moment du départ de l'enclave. Le 21 juillet, je participais à la conférence de Londres. Pendant la pause, j'ai discuté avec le général Smith et je lui ai demandé son avis. Il m'a dit à titre confidentiel : « Je ne sais pas ce qui s'est passé exactement, mais j'ai l'affreuse suspicion que 3 000 hommes pourraient être disparus. Mais [ajoute-t-il] je n'en ai aucune preuve ». Après coup, ce sentiment affreux n'était qu'une sous-estimation car la Croix-Rouge a encore une liste de 7 000 noms de personnes disparues.

Fin juillet, début août, nous avons eu des photos aériennes des Etats-Unis montrées par Mme Madeleine Albright. Elles montrent de petites collines grises dont on ne voit pas avec précision de quoi il s'agit. Sur des photos prises plusieurs jours plus tard, ces petites collines ont disparu. On voit des traces de bulldozers. Ces photos ont été demandées par les Néerlandais et m'ont été montrées. Il s'agit là toujours du mois d'août. Cela ne fait que confirmer ce que la presse internationale a communiqué. Des événements absolument atroces se sont déroulés là.

Pour ce qui est de l'ampleur des massacres, au début, nous ne disposions pas de beaucoup de preuves, mais les suspicions les plus pessimistes se sont avérées exactes.

M. Hans Van Mierlo : Lors du contact téléphonique que j'ai eu avec M. Carl Bildt le 15 juillet, il n'y avait aucune information quant à l'ampleur de ces massacres. Cette conversation téléphonique portait seulement sur la protection des civils de Srebrenica. C'était d'ailleurs la mission principale des militaires des Nations unies sur place. Je craignais - nous craignions - que M. Mladic n'accorde pas d'attention à cet aspect-là. Par conséquent, j'ai demandé à M. Bildt de bien vouloir déclarer que nous ne partirions pas si l'on n'acceptait pas de protéger toutes ces personnes.

M. Joris Voorhoeve : Je pense qu'il est bon d'ajouter un détail à ce que j'ai déjà dit. Je vous ai fait un rapport factuel. Tout cela ne doit pas suggérer que les observations ont toujours été complètes et précises. Je crois qu'il y a eu un processus collectif de sous-estimation. Il est donc de la plus grande importance, dans ces opérations de paix, lorsque les choses évoluent mal comme la chute de l'enclave, de mettre en place également dans son esprit le scénario le plus noir. Mais il est difficile d'imaginer dans nos pays que l'on puisse être capable de telles choses comme des exécutions massives de prisonniers. Le risque d'une telle ampleur de massacres, nous l'avons sous-estimé.

M. Jean-Noël Kerdraon : Une rumeur a circulé aux Etats-Unis et aux Pays-Bas en 1995 laissant entendre que le général Janvier aurait refusé l'appui aérien en raison d'engagements qu'il aurait pris avec Mladic concernant les Casques bleus otages. Que pensez-vous de cette rumeur ?

Vous ne faisiez pas partie du Groupe de contact. Quelles étaient vos relations avec les principaux partenaires, américain, allemand, britannique et français ? De manière générale et de manière plus précise, le Ministre, lors de son propos, a indiqué que vous n'aviez pas de service de renseignement. Dans ce type de conflit, le renseignement a beaucoup d'importance. J'aimerais savoir avec quels pays vous arriviez le mieux à échanger les informations.

M. Hans Van Mierlo : J'ai peu à ajouter à ce que j'ai déjà dit concernant ces deux questions. J'aimerais répéter et souligner à nouveau que, de la part du Gouvernement néerlandais, jamais il n'a été fait allusion à un possible refus de soutien aérien par le général Janvier du fait d'un engagement entre lui et Mladic en rapport avec la libération d'otages. Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas entendu parler de ces rumeurs. Partout, on les a entendues, même en France, mais jamais, nous n'avons trouvé la moindre preuve autorisant à soutenir une telle proposition et jamais nous n'avons fait de déclaration en ce sens.

Concernant le Groupe de contact, j'ai déjà dit qu'à mon avis, il n'est pas bon de constituer un Groupe de contact où manquent des pays qui remplissent un rôle essentiel dans un lieu très délicat, comme ce fut le cas pour les Pays-Bas. J'en connais la raison. Le Groupe de contact avait pour principale raison d'être le fait que c'était la seule possibilité pour maintenir les Russes et les Américains autour d'une même table sur cette question. Bien sûr que c'était important, mais c'était un vice de construction qui a eu des conséquences.

J'ai déjà dit que nous avons pu compenser ce désavantage par nos bons contacts avec les membres du Groupe de contact. A plusieurs reprises, j'ai eu des contacts avec le Ministre des Affaires étrangères Hervé de Charrette. Mais structurellement, le contact se faisait avec Klaus Kinkel. L'Allemagne n'avait pas de troupes positionnées, mais elle connaissait l'importance d'informer le mieux possible un partenaire important comme l'étaient à ce moment-là les Pays-Bas. Par son intermédiaire, j'ai également essayé d'engager les Russes en médiation au moment où c'était nécessaire. Mais j'ai eu également de bons contacts avec les Américains, notamment dans la deuxième phase avec Mme Madeleine Albright. C'était après la chute de Srebrenica. Je pense avoir ainsi répondu à votre question.

M. Hans Van Mierlo : Concernant les services de renseignement et les contacts avec lesdits services, les Casques bleus présents à Srebrenica faisaient rapport de ce qu'ils voyaient et entendaient. Bien souvent, l'image était composée de rumeurs et il était bien difficile de déterminer ce qui était fiable de ce qui ne l'était pas. D'autant plus, que du côté des groupements musulmans bosniaques, il y avait différentes composantes. Leurs observations se limitaient à ce qui se passait à l'intérieur de l'enclave, ce que l'on pouvait y voir et entendre.

Les Pays-Bas, hélas, ne disposent pas de services de renseignement à l'étranger ; donc, nous ne disposions pas de renseignements obtenus par exemple par des moyens d'espionnage dans les QG serbes. J'ignore si d'autres pays disposaient de telles capacités. Ce sont des spéculations. Mais ce que je sais, c'est que le service de renseignement militaire néerlandais posait régulièrement des questions à nos grands alliés. Dans la mesure où il fut répondu à ces questions, ces réponses m'ont toujours été soumises.

Il est un fait que les services de renseignement travaillent surtout pour un Gouvernement national et non pas pour l'ONU qui n'a pas de service de renseignement. C'est l'une des raisons pour lesquelles les renseignements sont d'une importance capitale lors d'opérations de maintien de la paix. C'est pourquoi je formule cette recommandation que des grands pays qui sont au Conseil de sécurité de l'ONU et qui disposent également de services de renseignement soient présents car cela accroît nos possibilités de renseignement et notre pouvoir de dissuasion sur le plan politique et militaire. Il me semble qu'il s'agit là d'une évidence.

Le Président François Loncle : Un certain nombre de témoignages, d'impressions formulées par des personnalités auditionnées ou par des observateurs font état de ce que l'on pourrait appeler une certaine ambiguïté de l'attitude des responsables bosniaques, et en particulier du Président Itzetbegovic, pendant cette période vis-à-vis de Srebrenica. On a fait allusion au départ définitif de Naser Oric.

De manière plus générale, certains avancent l'idée, sans pouvoir le démontrer, que le Président Itzetbegovic aurait laissé tomber l'enclave de Srebrenica, soit pour se concentrer totalement sur Sarajevo, soit parce qu'il estimait qu'une démonstration devait être faite pour éclairer enfin la communauté internationale sur les atrocités se produisant sur le territoire bosniaque. C'est une version plus cynique que la première. J'aimerais avoir votre appréciation sur l'attitude bosniaque à l'égard de Srebrenica.

Vous avez tout à l'heure évoqué le fait que le 11 juillet, Mladic avait menacé de tuer les otages si les attaques aériennes se poursuivaient. Les menaces directes de Mladic concernant les otages ont-elles été proférées avant et combien de fois ?

Il faut évidemment dépasser notre sens de la diplomatie, les uns et les autres, pour pouvoir répondre complètement à cette question. Vous avez - cela nous a beaucoup intéressés - formulé tout à l'heure quatre leçons que l'on peut retenir de ces événements pour qu'ils ne se reproduisent plus et pour que l'ONU puisse agir beaucoup plus efficacement qu'elle ne le fait dans ces circonstances. D'autres l'ont fait depuis, et nous essayons d'y contribuer par cette Mission d'information. Je pense notamment au rapport de M. Brahimi.

Vous avez fait allusion au fait que les forces de l'ONU, quel que soit leur commandement, pouvaient difficilement, en l'état des choses à l'époque, imposer la paix par la force alors que leur nature, leur façon de faire, la conception même de l'ONU et de la force des Casques bleus sont autres.

Indépendamment de cela, la FORPRONU a été, est commandée par des militaires de haut rang. Avez-vous -car nous avons à ce sujet des appréciations pour le moins nuancées au fil de nos auditions- une évaluation, une opinion sur les qualités réelles des chefs militaires, commandants de la FORPRONU qui se sont succédé ? Avez-vous observé et noté de ce côté-là des défaillances flagrantes ou des dispositions insuffisantes ou des appréciations erronées de la part de ces chefs militaires qui se sont succédé et dont la plupart ont été auditionnés par nous ?

Voilà, Messieurs les Ministres, mes trois questions. Je vous remercie d'y répondre comme vous l'avez fait jusqu'à maintenant, avec une totale précision et une totale franchise.

M. Hans Van Mierlo : Je commencerai par répondre aux questions sur les intentions d'Izetbegovic. Les suggestions que vous avancez, et qui effectivement sont entendues ici et là, sont que le Président Itzetbegovic aurait en fait laissé tomber l'enclave sous forme d'échange de territoires. Ces rumeurs selon lesquelles le Président Itzetbegovic aurait eu une attitude aussi cynique trouvent leur origine dans le fait qu'un certain nombre de questions essentielles sont restées sans réponses comme par exemple l'incertitude quant à la véritable raison pour laquelle Naser Oric n'est pas retourné à Srebrenica.

Nous avons des suppositions, mais nous ne savons pas. Tout comme le départ des soldats musulmans, très soudain d'ailleurs, qui auraient pu protéger Srebrenica et le refus du Gouvernement bosniaque de contribuer à une évacuation préventive de la population de Srebrenica comme les Pays-Bas l'avaient demandé à plusieurs reprises auprès des autorité bosniaques. Mais nous n'avons jamais eu de preuve montrant que le Président Itzetbegovic aurait, pour une raison d'échange, donné le feu vert au général Mladic pour la prise de Srebrenica par les Serbes.

D'ailleurs, dans les contacts que nous avons eus pendant la période précédant la chute de Srebrenica, il n'a jamais été question d'un échange de territoire qui serait ensuite forcé ou imposé par la violence. Après coup, nous ne pouvons pas nous imaginer que le Président Itzetbegovic aurait été tellement cynique qu'il aurait sacrifié des milliers de vies pour un accord dont on ne savait pas avec certitude si les Serbes allaient s'y tenir.

M. Joris Voorhoeve : Le général Mladic avait-il déjà menacé de tuer des otages néerlandais ? Ma réponse est non. Il n'a jamais adressé cette menace aux Pays-Bas. Nous avons été informés à 4 heures 30 le 11 juillet que cette menace avait été formulée à la FORPRONU. C'était donc une menace qui a été prise très au sérieux par la FORPRONU et par les Pays-Bas parce que le général Mladic avait la réputation de tirer au mortier sur beaucoup de personnes lorsque cela pouvait l'arranger. Il avait d'ailleurs beaucoup d'équipement et les tirs de mortiers étaient possibles depuis les collines.

Quant à la qualité du commandement de la FORPRONU -je le reprends dans ces termes, c'était la partie préliminaire de votre question- c'est-à-dire que l'ONU ne peut pas imposer la paix par la force, je reprends cette idée. Mais l'échec des pays ayant participé à cette opération de l'ONU est fondée sur ce concept, sur les réflexions au sein du Conseil de sécurité selon lesquelles on pouvait maintenir la paix sur la base du chapitre VI de la Charte de l'ONU alors que l'on était en guerre, que cette paix pouvait être maintenue en envoyant ici et là des Casques bleus sur un territoire en guerre alors qu'ils étaient censés protéger des civils et apporter une aide humanitaire.

Les Nations unies ont donc créé une situation où son personnel était otage de commandants de guerre terroristes qui pouvaient prendre en otage non seulement la population civile, mais également les forces des Nations unies. C'est sur ce point que, dès le départ, il y a eu une erreur de jugement qui a entraîné l'échec.

Bien entendu, les opérations de paix ont également donné de bons résultats. Votre pays y a joué un rôle important. Je pense notamment à la protection d'un grand nombre de civils et à l'aide humanitaire. Tout aurait peut-être été bien pire s'il n'y avait pas eu ces opérations de paix. Mais les choses ont commencé à aller mieux quand on est passé des opérations au titre du chapitre VI de la Charte aux opérations au titre du chapitre VII.

Avant la paix de Dayton, en mettant en place cette Force de réaction rapide, dès la fin du mois d'août, les choses se sont améliorées parce que l'on a quitté cette erreur fondamentale. D'après moi, c'est une erreur de jugement qui fait suite à la guerre froide : la dissuasion n'est nécessaire que dans une confrontation Est-Ouest. Or, la dissuasion fait partie intégrante de toute tentative d'opération de paix et de défense des droits de l'Homme. Je crois qu'il faut toujours un gros bâton pour dissuader ceux qui veulent par le terrorisme obtenir quelque chose. Pour les ramener à la raison, il faut ce gros bâton. Tous les officiers qui ont oeuvré au sein de la FORPRONU, Français, Danois, Britanniques, Néerlandais, étaient confrontés à cette idée fondamentale née au sein du Conseil de sécurité : penser pouvoir maintenir la paix en temps de guerre sans déployer de force de dissuasion.

Les officiers que j'ai rencontrés au sein de l'organisation FORPRONU m'ont toujours semblé extrêmement professionnels et dévoués. J'ai discuté une fois de façon conséquente avec le général Janvier le 21 juillet 1995. Il s'est exprimé en termes fort élogieux à propos du Dutchbat. J'ai l'impression que le général Janvier était un commandant extrêmement professionnel, consciencieux, humain qui devait _uvrer dans le cadre des dilemmes impossibles nés des résolutions du Conseil de sécurité.

Le fait que les troupes des Nations unies étaient otages des Serbes et qu'il fallait toujours analyser combien de personnes civiles allaient tomber si l'on tirait sur des Serbes ou engageait l'aviation. C'était chaque fois le cas. Si la FORPRONU agissait brutalement, les Serbes réagissaient à Tuzla et tous les officiers qui étaient amenés à prendre des décisions savaient qu'ils n'étaient pas en situation de guerre, mais en situation d'otages très complexe. Un bon jugement de ce qui s'est passé rend nécessaire également que nous analysions bien cette situation de prise d'otages. Comment des forces de police peuvent-elles intervenir lorsqu'il y a des otages et qu'au sein de ces otages, il y a des éléments de la police ? Toute action décidée aura un résultat incertain. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il y aura des victimes.

Le Président François Loncle : Ce sont les systèmes qui étaient mauvais et pas les généraux. Vous refusez l'évaluation de tel ou tel. Trouvez-vous normal que le général Rupert Smith soit parti en vacances ?

M. Joris Voorhoeve : Je pense qu'il n'y a pas beaucoup de personnes qui comprennent ou qui voient la situation dans laquelle les militaires jouent un rôle. Même si cette situation évolue mal, ils font forcément des analyses positives et partent en vacances. Je ne sais pas pourquoi le général Smith est parti le 1er juillet. Il se peut qu'il ait sous-évalué la situation. Il l'a considérée moins sérieuse qu'elle n'était. Je ne sais s'il devait revenir, je sais que le général Gobilliard l'a remplacé. Il était responsable en premier lieu de la situation à Sarajevo. Je n'ai pas de réponse à votre question. Tout ce que je sais, c'est que beaucoup d'autres ne sont pas partis en vacances.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais obtenir une confirmation et poser une question à laquelle, malgré la complexité de nos questions, il peut être répondu par oui ou non.

La confirmation vient des entretiens que nous avons eus avec l'ambassade des Pays-Bas à Paris qui nous a donné l'assurance que le Gouvernement actuel néerlandais accepterait de nous donner toutes les informations dont nous aurions besoin. Je voudrais que vous nous aidiez dans cette recherche d'informations auprès des autorités néerlandaises d'aujourd'hui. Il peut s'agir de télégrammes, de documents qui ne portent pas atteinte à la souveraineté nationale du pays.

Ma question s'adresse à M. Van Mierlo. Monsieur le Ministre, si vous aviez aujourd'hui dans les mêmes conditions, avec le même mandat, avec les mêmes moyens militaires, à prendre une décision de cette nature, le referiez-vous ?

La question suivante s'inscrit dans la perspective du rapport Brahimi : existe-t-il une doctrine néerlandaise des opérations de maintien de la paix qui aurait été modifiée à la suite de la tragédie de Srebrenica ? Pourriez-vous contribuer à l'élaboration de cette doctrine au niveau européen pour éviter qu'une telle tragédie ne se reproduise ? Mais prendriez-vous la même décision aujourd'hui ?

Le Président François Loncle : Je ne suis pas sûr qu'une réponse par oui ou non suffise...

M. Hans Van Mierlo : Je regrette, mais la question est trop importante pour y répondre simplement par oui ou non. M. Léotard part de l'hypothèse selon laquelle nous avions déjà pris des décisions quant à la participation aux opérations de Srebrenica. En fait, toutes les décisions avaient été prises auparavant. Nous devions vivre avec ces décisions. Vous nous demandez si, en principe, j'appuyais cette décision. A l'époque, j'étais parlementaire et lorsque le Parlement a donné son accord pour Srebrenica, je dois vous dire que ma réponse était oui. C'est fondé sur le fait que parmi tous les risques, il y en avait un encore plus grand : celui de ne rien faire.

Depuis, nous avons commencé à réfléchir sur la manière d'éviter que des décisions erronées ou fondées sur des aspects erronés soient prises de manière erronée. Il va falloir instaurer un cadre d'analyse où l'on puisse mettre en place une opération sur la base d'un certain nombre d'instructions. Une sorte de Check List qui est très importante pour le pilote. L'un accorde plus d'importance ou de valeur à une telle Check List, mais il est bon que des parlementaires comprennent que tout doit être analysé, point par point, avant de décider que c'est une décision responsable.

Je m'empresse d'ajouter que toute décision visant à devenir opérationnelle n'est pas technocratique, mais politique. Il faut toujours garder à l'esprit que nous courons le risque de nous tromper. La politique consiste à faire un choix entre deux risques : le risque d'en faire trop, le risque de ne pas en faire assez. Le risque de faire quelque chose, le risque de ne rien faire. Lorsqu'il y a tant de valeurs humanitaires en jeu, le plus grand risque à mon sens est de ne rien faire. C'est dans ce sens que je réponds à votre question. D'ailleurs, sur la décision qui a été prise, nous avons tiré quelques enseignements et M. Joris Voorhoeve vous a déjà décrit quelques-unes de ces leçons. Je pourrais en donner d'autres, mais je pense en rester là pour le moment. J'espère avoir répondu de manière satisfaisante à votre question.

M. Joris Voorhoeve : Du côté des Pays-Bas, sommes-nous prêts à vous donner des documents pour que vous ayez une meilleure idée de la situation ? En ce qui me concerne, je réponds oui, mais je ne suis pas membre du Gouvernement et je n'ai donc pas de pouvoir pour répondre oui. Il est vrai que le Gouvernement où nous siégions, M. Van Mierlo et moi-même, était très conscient qu'il est tout à fait nécessaire d'analyser les raisons pour lesquelles Srebrenica est tombée, d'analyser les décisions des militaires, comment a agi la communauté internationale, les décisions de Belgrade, Pale et de Sarajevo...

Cette mission a été confiée à l'Institut néerlandais chargé de la documentation de guerre. Cet institut a eu accès à tous les documents secrets, sans pouvoir en faire des citations, y compris les rapports et procès-verbaux du Conseil des ministres néerlandais, les accords avec l'OTAN et les alliés. Cet institut analyse depuis quelques années déjà les opérations, emploie 5 chercheurs à plein temps. J'ai été informé que nous aurions un rapport cet automne. Je pense qu'il serait bon que vous ayez des contacts très étroits avec cet institut. J'attends ardemment ce rapport car j'ose espérer que des réponses seront données à des questions que nous gardons toujours à l'esprit. Il faut établir un contact entre votre Mission d'information, l'ambassade des Pays-Bas et cet institut pour régler cette question des documents dont vous pourriez avoir besoin. Bien entendu, je ne suis pas compétent en la matière.

Une de vos questions nous ramène à l'automne 1993 et au printemps 1994. Si nous étions placés devant la même prise de décision aujourd'hui, agirions-nous de la même manière ? Permettez-moi de vous donner une réponse qui se rapporte à un autre épisode où nos deux pays étaient placés devant une tâche très difficile : le combat pour les Grands Lacs en Afrique. Au début de cette crise, il y a eu une discussion au sein des Nations unies : fallait-il envoyer des forces de paix pour retrouver des réfugiés à l'Est des Grands Lacs ; réfugiés qui avaient besoin de protection et d'aide humanitaire. Nous étions prêts, c'est-à-dire la France, le Canada et les Pays-Bas. Du côté néerlandais, un bataillon de la brigade aéromobile a été mis à disposition, mais il fallait une préparation. Il fallait y aller sous la direction et en coopération avec un pays plus grand, membre permanent du Conseil de sécurité. Le fait que le Canada était prêt à prendre la direction du QG était positif certes, mais nous souhaitions que les Etats-Unis, la France ou la Grande-Bretagne y aillent. Or, nous savons que cela n'a pas pu se faire.

Par cet exemple, je vous montre tout simplement que dans des situations aussi difficiles, il est raisonnable d'intervenir ensemble, d'analyser ensemble les risques auparavant, de mettre en place un commandement politique et militaire approprié, qu'il y ait des forces de dissuasion. Pour terminer, les opérations de paix les plus difficiles, assorties des plus grands risques, sont les opérations de paix les plus nécessaires. Pour des opérations de paix faciles, on trouve toujours beaucoup de personnes qui veulent bien y aller, mais là où il n'y a pas de risques, ce n'est pas nécessaire. Il y a donc toujours des risques et ces risques sont toujours très grands.

Le Président François Loncle : M. Van Mierlo, vous vouliez ajouter quelques précisions par rapport à la traduction. J'en profite pour remercier les interprètes qui ont été excellentes. La tâche n'était pas facile.

M. Hans Van Mierlo : Je remercie les interprètes. Je suis conscient que mon néerlandais peut être parfois difficile, même pour les interprètes, et je les prie de m'en excuser. Si vous me permettez, je donnerai quelques précisions. Dans la traduction de ma première introduction où je ne me suis peut-être pas exprimé de manière très précise, le français a reflété quelque chose que je ne voulais pas tout à fait dire. J'ai parlé à un moment donné du conseiller du Président. J'ai dit : « le Président a explosé ». Dans la traduction, je n'ai pas retrouvé que je l'avais lu dans un compte rendu de M. Levitte. J'ai dit que je ne savais rien, que je n'étais pas au courant d'un Président qui avait explosé.

A la fin, à propos de la question de savoir si un autre pays aurait fait mieux, j'ai dit quelque chose qui n'a pas été traduit de manière aussi précise. Je répète en Français : « Je ne saurais dire ni prétendre que rien ne vaut un soldat néerlandais ». J'ai ajouté que ce serait prétentieux de le dire. Comme ce membre de phrase a disparu, je pensais devoir le répéter puisque cela a son importance.

Pour terminer, j'ai dit que j'étais convaincu que tout soldat, d'où qu'il vienne, se serait senti aussi impuissant dans les circonstances de l'époque. Merci, Monsieur le Président.

Audition du général Cees NICOLAI,
chef d'état-major de la FORPRONU pour la Bosnie-Herzégovine
(février-septembre 1995)

(jeudi 19 avril 2001)

Présidence de Mme Marie-Hélène Aubert, Vice-présidente

Mme Marie-Hélène Aubert, Vice-présidente : Mesdames, Messieurs, Chers Collègues, je voudrais tout d'abord excuser le Président de notre Mission d'information, M. François Loncle, qui est actuellement en déplacement à l'étranger. Les deux auditions de ce matin revêtent une importance particulière eu égard au rôle qu'ont pu jouer aussi bien le général Nicolai que le colonel Karremans sur le terrain en juillet 1995 notamment.

Nous recevons pour commencer le général Cees Nicolai qui a eu une brillante carrière d'officier d'infanterie néerlandais et que je remercie d'avoir accepté de témoigner devant notre Mission d'information concernant ces événements de Srebrenica. Après avoir commandé un bataillon d'infanterie et avoir été adjoint au directeur du personnel de l'armée néerlandaise, il a été, de février à septembre 1995, chef d'état-major de la FORPRONU pour la Bosnie-Herzégovine dont le commandement était à Sarajevo.

Après avoir exercé différentes fonctions à l'état-major, il commande aujourd'hui la formation au sein de l'armée néerlandaise depuis 1998.

Nous tenons encore une fois à le remercier d'avoir accepté de témoigner. Je lui donne tout de suite la parole pour qu'il puisse exposer son point de vue sur ces événements. Ensuite, nous passerons aux questions avec nos collègues.

Général Cees Nicolai : Madame la Présidente, pour commencer, je déclarerai que je suis particulièrement heureux d'avoir la possibilité de pouvoir contribuer à éclaircir la situation de tous les événements autour de la chute de Srebrenica.

Je suis le général de division Nicolai. Dans la période du 28 février 1995 au 2 septembre 1995, j'étais, en tant que général de brigade, chef d'état-major du commandement de Bosnie-Herzégovine, appelé FORPRONU, à Sarajevo. Dans cette fonction, j'étais notamment responsable de la coordination des activités à l'intérieur de l'état-major de ce commandement. L'état-major était notamment chargé de fournir des avis au commandant de Bosnie-Herzégovine, qui était le général britannique Rupert Smith. Il fallait exécuter les missions, les instructions et les directives, c'est-à-dire mettre en _uvre les activités concrètes qui en résultaient.

En l'absence du commandant, ce commandement était en principe repris par le sous-commandant qui le suivait immédiatement en rang ; à l'époque, il s'agissait du général de division français Gobilliard. Une fois seulement, j'ai été, au cours d'une courte période, en mars 1995, en charge de ce commandement de Bosnie-Herzégovine en l'absence du général Smith et du général Gobilliard.

Je voudrais maintenant aborder la question de l'engagement de l'arme aérienne de l'OTAN pour la FORPRONU. Pour commencer, je dirai quelques mots quant aux procédures d'engagement de celle-ci.

L'arme aérienne peut être engagée de deux manières au cours d'une opération FORPRONU : d'une part, le Close Air Support (CAS), qui est l'appui aérien rapproché, d'autre part, les Air Strike, les frappes aériennes. L'autorisation d'engagement de cette arme devait être donnée aussi bien par l'OTAN que par l'ONU : c'est ce qu'on appelle la double clé.

Le soutien aérien rapproché, qui visait la protection des militaires de la FORPRONU, était exclusivement engagé à la demande du commandant des troupes, en tant que mesure de protection contre une attaque des Casques bleus par les parties combattantes. C'est un instrument proportionnel qui vise à éliminer une menace directe sans avoir d'effet d'escalade. Les frappes aériennes, au contraire, sont de nature punitive et offensive. Les objectifs en étaient sélectionnés à l'avance et les attaques devaient avoir lieu sur la base de calculs et de planification. Ces objectifs étaient des objectifs stratégiques, tels que les centres de commandement, de contrôle et de conduite des opérations (les centres C3), les ponts, les dépôts de munition, les postes de commandement, etc.

Je voudrais ajouter deux précisions sur ces points.

J'ai dit que le soutien aérien rapproché était un instrument proportionnel visant à éliminer une menace directe sans avoir d'effet d'escalade : je veux préciser que cette dernière restriction a été ajoutée le 11 juillet, c'est-à-dire que seuls des Smoking Guns ou bien des Hot Ballers pouvaient être attaqués. Dans la pratique, c'était pratiquement toujours le cas ; la mention de cette restriction a néanmoins été considérée comme une surprise par le quartier général de la FORPRONU.

Les frappes aériennes étaient généralement une conséquence de l'évolution des hostilités en un lieu donné. L'initiative n'en appartient pas au commandement local, qui est responsable de la protection de ses troupes, mais à des commandements supérieurs qui sont chargés de l'exécution du mandat et du respect des accords.

J'en viens maintenant à l'analyse des compétences quant à l'autorisation de l'exécution de ces attaques aériennes.

Les conclusions décevantes des frappes aériennes exécutées les 25 et 26 mai 1995, entraînant la prise d'otages de plus de 300 collaborateurs des Nations unies, amenèrent le général Smith, commandant de la FORPRONU, à publier le 29 mai 1995 un Post Air Strike Guidance (instructions consécutives aux frappes aériennes) qui définissait l'appui aérien rapproché et les frappes aériennes comme des outils de dernier recours. Il fallait éviter de mettre en danger les vies des militaires de l'ONU ou de courir le risque qu'ils soient pris en otage, particulièrement pour maintenir une position indéfendable. Dans ce cas précis, le commandant local pouvait juger que ces positions pouvaient être abandonnées.

Les directives ont été confirmées et reconfirmées par le commandant en chef de la FORPRONU, le général Janvier, le 2 juin et le 27 juin. Même si cette donnée ne ressort pas des instructions ou des directives écrites dont j'ai eu connaissance, les compétences permettant l'approbation de l'appui aérien ont été reportées à un niveau supérieur. L'approbation des frappes aériennes fut dès lors réservée au Secrétaire général des Nations unies, alors qu'elle revenait auparavant à son Représentant spécial à Zagreb, M. Akashi. L'approbation de l'appui aérien rapproché revint quant à elle à M. Akashi, alors qu'elle revenait jusqu'à cette date au commandant de la FORPRONU.

J'en viens maintenant de manière plus détaillée aux demandes d'appui aérien rapproché à Srebrenica, au mois de juillet 1995.

Dans la période du 6 au 11 juillet 1995, le colonel Karremans, commandant du Dutchbat stationné à Srebrenica, a demandé un CAS à plusieurs reprises, soit personnellement, soit par délégation. Ces demandes ont été faites soit oralement, soit par écrit par la voie hiérarchique, c'est-à-dire au commandement du secteur Nord-Est de la FORPRONU, à Tuzla, qui transmettait au QG FORPRONU à Sarajevo, ce dernier les envoyant, le cas échéant, au QG à Zagreb.

C'est le 6 juillet 1995, entre 1 heure et 2 heures de l'après-midi, que, pour la première fois, le commandant du Dutchbat a demandé un appui aérien rapproché, à la suite de tirs sur le poste d'observation Foxtrot et de tirs d'artillerie intenses dans la partie Sud de l'enclave de Srebrenica. Cette demande a été envoyée par le commandant en charge du secteur Nord-Est à Tuzla, le colonel Brantz, Néerlandais, à Sarajevo. L'état-major de la FORPRONU à Sarajevo estima que cette demande ne satisfaisait pas au critère de dernier recours mentionné dans le Post Air Strike Guidance et que, par conséquent, cette demande devait être rejetée, tout comme une telle demande fut rejetée au début du mois de juin dans des situations similaires, à Gorazde. Le commandant en charge de la FORPRONU, le général Gobilliard, a adhéré à ce jugement. Je ne me souviens pas à 100 % si ceci était avant ou après la décision. Bien que cette demande n'ait pas été transférée au QG à Zagreb, l'état-major de Zagreb a été informé qu'une telle demande avait été formulée et des motifs du rejet de cette demande. Il a également approuvé cette décision. Le rejet de cette demande m'a conduit à appeler personnellement le colonel Karremans afin de lui en exposer les motifs et de lui rappeler également les lignes directrices du Post Air Strike Guidance qu'il connaissait personnellement d'ailleurs. Dans la discussion qui s'en est suivie, le commandant du Dutchbat a suggéré une Air Presence, c'est-à-dire une présence aérienne sans attaque aérienne. J'ai également refusé cette suggestion.

Le 7 juillet 1995, pour autant que je me souvienne, était un jour particulièrement calme car les conditions météorologiques étaient mauvaises. Il y avait certes quelques tirs d'artillerie, mais pas d'attaque de positions de la FORPRONU.

La deuxième demande d'appui aérien qui est parvenue au QG FORPRONU a été formulée le 8 juillet par le commandant du Dutchbat, après un tir direct sur le poste d'observation Foxtrot par les forces serbes. Comme il était encore possible de quitter ce poste d'observation afin de mettre en sécurité le personnel, l'état-major de la FORPRONU a recommandé cette option, mais, cette fois-ci, il a été proposé une présence aérienne de l'OTAN. Après approbation par le général Gobilliard et conformément à cet avis, il a été décidé de demander une présence aérienne à 13 heures 15 environ. Lors du retrait des soldats du Dutchbat de ce poste d'observation, leur véhicule a été attaqué par les forces musulmanes, ce qui a coûté la vie à un soldat néerlandais. Tous ces événements tragiques se trouvent rapportés dans un rapport envoyé au quartier général de Zagreb et j'en ai discuté personnellement avec le commandant en chef adjoint à Zagreb.

A la fin de cette journée, on pensait à tous les niveaux de l'ONU que l'attaque par les forces serbes ne concernait ou ne visait pas la prise de toute l'enclave, mais seulement la maîtrise du point Sud de cette enclave, étant donné qu'il y avait là une route très importante pour le ravitaillement.

Le 9 juillet, la situation autour du point Sud de l'enclave n'a fait qu'empirer. Cinq postes d'observation furent attaqués et, dans trois d'entre eux, le personnel a été obligé de quitter les lieux. En effet, étant donné les événements de la veille, le personnel décida de se rendre aux forces serbes plutôt que de risquer un retour vers la base, à Srebrenica, et une confrontation avec les forces bosniaques.

A la demande du QG à Zagreb, on a commencé à rassembler des informations sur les objectifs susceptibles d'être visés au cas où un appui aérien rapproché devrait être déployé. A la fin de l'après-midi, les troupes serbes avaient progressé vers le Nord de l'enclave de Srebrenica sur une profondeur de quatre kilomètres, c'est-à-dire à un kilomètre de la petite ville de Srebrenica elle-même.

En début de soirée, le chef d'état-major des forces armées néerlandaises chargé des opérations, le général de division van Kolsteren, m'appela pour m'informer que le général Janvier, commandant en chef de la FORPRONU, avait de graves objections contre le déploiement de l'arme aérienne alors que la FORPRONU n'avait pas utilisé d'armes à un niveau inférieur.

Le commandant de la FORPRONU fut chargé d'instruire le Dutchbat de prendre une position de blocage (Blocking Position) au Sud de Srebrenica, qui serait chargée de riposter en cas d'attaque, ce qui aurait entraîné le déclenchement d'un appui aérien rapproché. A ce stade, une demande écrite en vue d'un appui aérien rapproché fut préparée avec des informations relatives aux objectifs et envoyée à Zagreb, afin de réduire au minimum le temps de réaction au cas où la décision serait prise. Dans le même temps, j'ai eu une conversation téléphonique avec le général de brigade Tolimir, membre des forces armées serbes, à 17 heures 50 environ, au cours de laquelle j'exigeai le retrait des forces serbes vers la ligne de démarcation déterminée. A 19 heures 30, j'ai à nouveau appelé le général Tolimir afin de l'informer oralement de la formation d'une position de blocage. J'ai à nouveau exprimé l'exigence de retrait vers la limite de la zone démilitarisée et l'ai averti qu'en cas d'attaque de cette position, un appui aérien rapproché serait exécuté par les forces de l'OTAN. L'ordre de la FORPRONU relatif à la mise en place d'une position de blocage a été confirmé par écrit puis envoyé au quartier général des forces serbes, à Pale. Les différents niveaux de commandement (Tuzla, Potocari) ont été informés de cet échange d'informations avec les forces serbes. Le commandant du Dutchbat a été chargé de donner au personnel de la position de blocage autant d'armes anti-chars que possible.

Je tiens à souligner avec force que l'objectif de la création de cette position de blocage n'était pas tout à fait comparable à celui qui préside habituellement à l'institution d'une position de blocage. Normalement, lorsqu'il ne s'agit pas d'opération de maintien de paix, mais d'une mission de combat, une position de blocage est en fait une position où l'on prépare la formation, ce qui ne se fait pas avec des véhicules peints en blanc. Au contraire, les véhicules sont enterrés autant que possible pour offrir une protection maximale. Tout ceci doit également être protégé par des obstacles, de sorte que l'on puisse ensuite envisager un combat défensif. Dans le cas particulier de Srebrenica, la position de blocage visait à créer une situation où la FORPRONU serait attaquée, de sorte qu'il puisse être question d'autoprotection et que l'on puisse satisfaire à une condition essentielle permettant l'engagement d'un appui aérien rapproché.

Le lundi 10 juillet au matin, à 3 heures 30, instruction est donnée de mettre en place cette position de blocage. Cette mission est exécutée avec 6 blindés, 50 personnes, 2 armes anti-chars de moyenne portée, de type Dragon, et différentes armes anti-chars de courte portée. De surcroît, les guideurs au sol (Forward Air Controllers) se mettent en position près d'une des routes d'accès et près du poste d'observation Bravo.

Dans la matinée, il se révèle que les forces serbes ne se retirent pas et que les tirs reprennent. Vers 18 heures 30, l'attaque vers Srebrenica se poursuit. On tire au-dessus de la position de blocage ; des grenades et des mortier de 80 mm sont également utilisés. Le commandant du Dutchbat demande un appui aérien. Satisfaisant à toutes les conditions permettant le déploiement de l'appui aérien rapproché, la demande est immédiatement envoyée, via la voie hiérarchique, au commandement, à Zagreb.

La prise de décision à Zagreb prend beaucoup de temps et c'est à 21 heures 30 environ que le général Janvier, commandant de la FORPRONU, décide qu'il n'y aura pas d'appui aérien rapproché ce soir-là, au motif que l'obscurité rendrait difficile la détection des objectifs et que, par conséquent, il serait difficile de distinguer au sol entre les troupes de la FORPRONU, les forces serbes et les forces musulmanes. Mais il était acquis qu'à partir du lendemain matin 6 heures, les forces aériennes OTAN seraient en vol près de Tuzla, ce qui ouvrait la possibilité de les faire intervenir immédiatement sur le théâtre si l'attaque par les forces serbes devait se poursuivre.

La matinée du 11 juillet commence dans une situation très confuse. Pour des raisons qui n'ont jamais été véritablement éclaircies, le commandant du Dutchbat supposait à tort qu'à partir de 7 heures, il y aurait des frappes aériennes massives sur des objectifs définis dans et autour de l'enclave. Mais, puisque seul un appui aérien rapproché avait été accepté et que celui-ci ne pouvait être exécuté qu'à la demande du commandant local, rien ne s'est passé.

Lorsque le colonel Karremans vit que rien ne se passait, il formula à nouveau une demande d'appui aérien rapproché. Cette demande atteignit le QG de la FORPRONU à Sarajevo à 10 heures 30 environ. Après de courtes discussions, elle est envoyée vers 10 heures 45 au QG de la FORPRONU à Zagreb. Malheureusement, juste avant, et avec l'accord de la FORPRONU, il avait été accepté que les avions de l'OTAN retournent vers leur base en Italie en vue d'un ravitaillement. Après que cette demande fut parvenue au QG de Zagreb, le QG de l'OTAN à Naples fut contacté pour lui demander d'accélérer le ravitaillement des avions au sol et de les faire partir aussi rapidement que possible.

A 12 heures 15 environ, le QG de la FORPRONU est informé que le Représentant spécial de l'ONU, M. Akashi, approuve cette nouvelle demande d'appui aérien rapproché. Cette autorisation est assortie d'une restriction stipulant que seules les troupes attaquant la FORPRONU ou les forces dont il était constaté qu'elles tiraient sur l'enclave pouvaient être attaquées, ce qui revenait à mettre en _uvre le principe du Smoking Gun. Je me souviens qu'au sein du QG de la FORPRONU, nous étions quelque peu surpris de cette restriction.

A 14 heures 30 environ, arrivent les avions de l'OTAN, au nombre de 18, dans l'espace aérien au-dessus de Srebrenica. Pour autant que je sache, 2 appareils néerlandais et américains ont été déployés trois fois pour l'attaque des objectifs au sol. Les autres avions ne devaient que fournir un appui aérien ou aider au ravitaillement en vol. Etant donné que le terrain est très accidenté, avec beaucoup de forêts, les pilotes avaient de grandes difficultés à identifier les objectifs. Seules 2 bombes ont été lancées, occasionnant des dégâts limités ; 2 véhicules furent neutralisés.

A 16 heures 15 environ, j'ai eu un contact téléphonique avec le général de brigade Gvero, général des forces serbes, qui était à Pale, lors duquel je l'informe des motifs du déploiement de cet appui aérien rapproché et j'exige une fois de plus qu'il mette fin aux attaques. Le général Gvero nie les attaques contre la FORPRONU et la population civile et me menace en déclarant que, si les attaques aériennes ne sont pas arrêtées, les conséquences sur les troupes de la FORPRONU et sur la population civile seraient de ma responsabilité.

Entre-temps, des milliers de réfugiés musulmans, essentiellement des femmes et des enfants, se rassemblent sur la base du Dutchbat à Potocari, se trouvant donc dans une situation particulièrement vulnérable. Peu de temps après, le QG de la FORPRONU est informé que les forces serbes menaçaient d'attaquer le Dutchbat à Potocari, de même que l'environnement immédiat. Ceci pouvait entraîner un bain de sang, et notamment de nombreuses victimes civiles. Etant donné que la petite ville de Srebrenica était tombée entre les mains des forces serbes et, après une brève discussion avec le général Gobilliard, il a été décidé de mettre fin à ces attaques aériennes qui étaient devenues inutiles et comportaient des risques énormes pour la population locale. Il a donc été demandé d'arrêter ces attaques aériennes vers 16 heures 35.

Je voudrais en guise de conclusion faire les remarques suivantes.

Lorsque j'évalue ces événements avec un peu de recul, je suis toujours d'avis qu'au départ, les forces serbes ne pensaient conquérir que le point Sud de l'enclave et, éventuellement, réduire l'enclave en éliminant les postes d'observation, comme on l'avait constaté à Gorazde au mois de juin. Je fonde cet avis sur l'évolution très lente des attaques - chaque fois, on avançait d'un pas - mais je n'ai pas de preuve formelle pour étayer cette supposition. De surcroît, je suis d'avis que, s'il y avait eu une action rapide et forte des troupes ONU pour réagir aux attaques des forces serbes, avec notamment le recours à un appui aérien, on aurait pu éviter cette débâcle. Les restrictions qui avaient été imposées quant au déploiement de l'arme aérienne ont empêché ceci.

Je vous remercie de votre attention et suis bien entendu disposé à répondre à vos questions.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Mon Général, pour la probité et l'exactitude des informations que vous avez bien voulu nous fournir.

Je voudrais vous poser quatre questions.

Premièrement, dans l'exercice de vos fonctions, comment avez-vous analysé l'absence de véritables combats de la part des forces bosniaques musulmanes ? Aviez-vous été informé du départ de Naser Oric de la zone de Srebrenica ? Selon vous, que pouvait signifier ce départ dans l'esprit du Gouvernement de Sarajevo ?

Deuxièmement, serait-il possible, selon vous, d'obtenir les documents écrits que vous avez mentionnés relatifs au circuit Srebrenica-Tuzla-Sarajevo-Zagreb pour les demandes de frappes aériennes, puisque tel est le circuit que vous avez décrit ? Vous avez dit qu'il était parfois oral, ce que l'on comprend très bien, et parfois écrit. Y a-t-il des documents écrits, notamment pour les demandes du colonel Karremans ? Peut-on retrouver ces documents ?

Troisièmement, à un moment, dans votre intervention, vous avez évoqué la présence des forces aériennes de l'OTAN à Tuzla. Pouvez-vous préciser cette question ?

En dernier lieu, connaissiez-vous le général Obrenovic qui vient d'être arrêté ? Avez-vous été sollicité par le Tribunal pénal international pour témoigner sur les exactions qu'il a commises ? Pouvez-vous nous dire quelle position hiérarchique il occupait par rapport au général Mladic dans l'exécution des massacres ?

Général Cees Nicolai : Pour commencer par votre dernière question, je ne connais pas M. Obrenovic et, par conséquent, je ne sais pas quel fut son rôle sous l'autorité du général Mladic. Dans mon témoignage au Tribunal, je n'ai fait aucune déclaration en ce qui le concerne.

Quant à la mise à disposition de documents écrits qui concernent ces demandes d'appui aérien, je ne suis pas en mesure de répondre à votre demande car ils ne sont pas en ma possession. Il faudra vous adresser aux instances de l'ONU qui doivent certainement disposer d'exemplaires.

Pourquoi une présence aérienne, le 11 juillet, dans la matinée, au-dessus de Tuzla ? Effectivement, ce n'était pas habituel. Normalement, les avions de l'OTAN circulaient, pour des raisons de sécurité, au-dessus de la mer Adriatique et ce n'est qu'après la demande d'appui aérien qu'ils survolaient l'espace aérien du territoire bosniaque. Cette mesure était notamment liée au souvenir de l'avion américain qui avait été descendu par un missile. S'agissant de Srebrenica, il avait été accepté que les avions soient déjà dans l'espace aérien au-dessus de Tuzla, à cinq minutes de vol de Srebrenica, afin de réduire le temps d'attente ou de réaction.

Quant à votre question sur l'absence de véritable combat au sein de l'enclave, je ne la comprends pas tout à fait, peut-être pourriez-vous la préciser. C'était effectivement un point d'inquiétude au cours des premières attaques sur le poste d'observation Foxtrot. Je comprends parfaitement la réaction des effectifs de Foxtrot, peu nombreux et pratiquement pas armés - 1 véhicule blindé et 1 arme anti-chars. Je comprends très bien ce manque de résistance, étant donné que cela n'aurait servi à rien, sauf bien entendu au maintien de ce poste d'observation.

A un stade ultérieur, lorsque l'enclave fut attaquée et que les forces serbes ont pénétré dans cette enclave, je comprends très bien la position du général Janvier : fallait-il faire tout de suite appel à l'appui aérien, arme de dernier recours, sans avoir recouru auparavant à des armes de niveau inférieur ? C'est la raison pour laquelle mission fut donnée de mettre en place une position de blocage et que les troupes FORPRONU ont été chargées de riposter.

M. François Léotard, Rapporteur : Mon Général, je crois que nous nous sommes mal compris. Je ne parle en aucune manière de la « non-résistance » des soldats néerlandais. Je parlais des informations qui pouvaient être les vôtres sur le départ de Naser Oric qui était le chef des forces bosniaques musulmanes à l'intérieur de l'enclave et de la « non-résistance » des forces bosniaques, composées de plusieurs milliers d'hommes, qui étaient à l'intérieur de l'enclave. A votre avis, selon vos éléments d'information, cela signifiait-il une volonté de laisser l'enclave à son triste sort, c'est-à-dire la prise par les Serbes ? Quelle est l'interprétation que vous faites de ce départ et de cette non-belligérance - terme sans doute un peu fort - des forces bosniaques à l'intérieur de l'enclave ? Elles étaient armées, c'étaient des soldats, des unités de l'armée bosniaque soumises au Gouvernement de Sarajevo.

Général Cees Nicolai : Je comprends beaucoup mieux votre question maintenant. Effectivement, j'ai été informé à un moment du départ de Naser Oric, mais pas du fait qu'il ne soit pas retourné dans l'enclave. Ceci aurait pu être une indication que quelque chose était en train de se préparer, mais ce ne sont que des spéculations.

Nous avons tenté de parvenir à un accord avec les troupes musulmanes afin de les entraîner à se défendre, notamment en vue de la protection des territoires qui n'étaient pas protégés par les forces de l'ONU. Mais les forces musulmanes avaient perdu leur confiance dans la possibilité de faire défendre le territoire par les forces de la FORPRONU. Il était même question d'envoyer des grenades sur la FORPRONU, d'attaquer les forces de l'ONU. La mort du soldat néerlandais Raviv Von Renssen le 8 juillet fut une conséquence de ces attaques. Le retrait des forces de la FORPRONU était retardé ou empêché par ces forces armées bosniaques. La situation était donc extrêmement mauvaise.

Le 10 juillet, la FORPRONU n'était pas informée du fait qu'ils avaient déjà abandonné l'idée de protéger l'enclave. Ce n'est que, lorsque, dans la nuit du 10 au 11 juillet, il est apparu que les soldats musulmans, mais également des milliers d'hommes, essayaient de quitter cette enclave, que nous avons compris qu'il ne fallait pas compter sur l'aide de ces personnes pour protéger l'enclave.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Cela dit, les questions et les réponses sur la résistance du bataillon hollandais ne manquent pas d'intérêt non plus.

M. François Lamy, Rapporteur : Merci, Mon Général. J'ai cinq questions à vous poser.

Tout d'abord, même si, durant votre mandat, vous apparteniez à la chaîne de commandement de l'ONU, je voudrais savoir si vous aviez des contacts avec l'état-major néerlandais ou avec le Gouvernement néerlandais. Si oui, plus particulièrement dans la période du 6 au 11 juillet, avez-vous eu des contacts avec votre état-major et quelle était la nature des contacts que vous avez eus à ce moment-là ?

Ma deuxième question concerne les demandes d'appui aérien formulées les 6 et 8 juillet, puisque vous savez qu'existe une controverse. Nous avons bien compris que, certaines fois, elles étaient orales, et d'autres fois, écrites. J'ai cru comprendre que, en l'occurrence, ces demandes étaient écrites et qu'elles avaient été transmises à Zagreb. Le général Janvier affirme que ces demandes ne lui sont pas parvenues. Je voulais savoir si vous avez une explication sur les raisons pour lesquelles, les 6 et 8 juillet, il semble qu'il y ait eu une défaillance dans les transmissions des demandes d'appui aérien.

Ma troisième question concerne la présence sur place de contrôleurs aériens. On a parlé de contrôleurs britanniques qui auraient disparu pendant les événements. Le Ministre de la Défense néerlandais nous a fait part, la semaine dernière, de la présence de contrôleurs aériens néerlandais. Pouvez-vous confirmer cette information ?

Une quatrième question sur la matinée du 11. Vous nous dites que, pour des raisons inexplicables, le colonel Karremans - on aura l'occasion de lui poser la question tout à l'heure - croit à des frappes aériennes massives. Avez-vous une explication sur ce point ? Pourquoi le colonel Karremans croit-il, à ce moment-là, à des attaques aériennes massives et pourquoi abandonne-t-il alors la position de blocage ? Sur la foi de quelles informations prend-il cette décision ? Je suppose en effet qu'un officier d'expérience comme le colonel Karremans ne change pas tout à coup de position, sans avoir, eu au préalable des informations fiables ou précises.

Enfin, dernière question, avez-vous eu des contacts avec le général Rupert Smith durant cette période, puisque l'on sait qu'il était en vacances ? Si non, estimez-vous normal qu'il n'y ait pas eu de contact entre l'état-major de la FORPRONU à Sarajevo et le général Smith ?

Général Cees Nicolai : Quels furent mes contacts avec les différents états-majors aux Pays-Bas ? Tout comme mes collègues d'autres nationalités qui avaient des postes clés aux Nations unies, j'avais des contacts quasi quotidiens avec mes autorités nationales. Dans mon cas, pratiquement tous les jours, j'avais des contacts avec l'état-major opérationnel, avec le chef d'état-major de l'armée de Terre et également avec le centre de gestion de crise au sein de l'état-major de la défense. Il pouvait d'ailleurs s'agir de plusieurs contacts par jour en fonction des événements. Mais ces contacts visaient simplement à informer les autorités néerlandaises de l'évolution de la situation : il n'y avait pas de ligne de commandement ou de chaîne de commandement avec les autorités militaires néerlandaises.

J'en viens maintenant à votre question sur le fait que le général Janvier n'aurait pas reçu les demandes d'appui aérien des 6 et 8 juillet. Comme je vous l'ai déjà dit, ces deux demandes n'ont pas été transmises à Zagreb. Néanmoins, le 6 aussi bien que le 8, et je me réfère à ma conversation téléphonique avec le général Ashton, commandant en second de la FORPRONU, j'ai bien informé Zagreb de ces demandes et indiqué les raisons pour lesquelles cette demande d'appui aérien avait été refusée. Je sais que le général Janvier a passé une partie du week-end à Genève pour une discussion très importante. Je ne sais pas dans quelle mesure son état-major l'a informé, de Zagreb, de l'évolution des choses. Il faudrait peut-être le demander à ses collaborateurs au sein de l'état-major.

Votre troisième question concerne le déploiement des contrôleurs aériens avancés (Forward Air Controllers). Les guideurs au sol qui ont été impliqués dans la position de blocage étaient des soldats d'origine néerlandaise. Etant donné qu'au début, une partie de ces contrôleurs aériens n'arrivaient pas à résister au stress, d'autres contrôleurs avancés ont repris leur tâche qui, eux, provenaient des forces spéciales néerlandaises.

Quant à savoir pourquoi le colonel Karremans s'attendait à des attaques aériennes massives le 11 juillet, je tiens à préciser que ceci n'a toujours pas été explicité à ce jour, ni même au cours de discussions que nous avons pu avoir par la suite. Plusieurs facteurs ont pu jouer : le très grand nombre d'avions présents au-dessus de Tuzla - une quarantaine - ; le fait qu'il avait été demandé de rassembler et de transmettre autant d'informations que possible quant aux objectifs. C'était le souhait du colonel Karremans qui avait dit : « S'il devait y avoir un appui aérien rapproché, attaquez tous les objectifs qui, pour moi, sont menaçants car, de toute évidence, à la suite d'une attaque aérienne, des mesures seront prises par les forces serbes, notamment sur la population civile. » Au total, l'impression a pu être donnée qu'on avait l'intention d'aller au-delà de l'appui aérien renforcé ; c'est une hypothèse personnelle. Je vous recommande de poser la même question au colonel Karremans, afin qu'il puisse vous donner sa vision des choses.

Pourquoi les position de blocages ont-elles été abandonnées ? Pour autant que je sache, elles n'ont été abandonnées qu'au début de l'après-midi du 11 juillet, après avoir été attaquées par les forces serbes. Elles se trouvaient dans une situation tout à fait intenable. Lorsque vous avez des véhicules blancs, vous n'êtes pas vraiment en mesure de maintenir votre position longtemps.

Quant à votre dernière question sur les contacts avec le général Rupert Smith pendant ses vacances, il était habituel que le général Smith, pendant ses vacances, charge le colonel Baxter, son assistant, qui restait à l'état-major du QG, de l'informer régulièrement de l'évolution de la situation. Je sais qu'au cours de cette période précise, le colonel Baxter était présent à l'état-major et qu'il a appelé le général Smith plusieurs fois. Combien ? Je ne le sais pas.

M. Pierre Brana : J'aurais également cinq questions à vous poser.

S'agissant tout d'abord des demandes d'appui aérien, vous avez dit tout à l'heure qu'il faudrait s'adresser à l'ONU pour avoir les traces éventuelles de ces messages. Toutefois, en lisant le rapport de Kofi Annan, on ne peut qu'être surpris du nombre de messages indiqués comme perdus et n'arrivant pas à leur destinataire. Cela fait un peu froid dans le dos, à une époque où les moyens technologiques sont très développés, de voir ainsi des messages importants qui n'arrivent pas à destination. Avez-vous une explication sur tous ces messages que l'on n'a pas retrouvés et qui ne sont pas arrivés à destination, si l'on en croit le rapport de Kofi Annan ?

Par ailleurs, aviez-vous eu des informations sur le projet d'attaque de Srebrenica par les Serbes ? Plus généralement, d'où vous arrivaient les renseignements d'ordre militaire, puisqu'il n'y a pas de services de renseignement militaire de l'ONU ? Quels étaient les services qui vous fournissaient les renseignements indispensables pour votre action ?

Vous avez dit tout à l'heure que vous n'aviez pas eu de contacts avec le lieutenant colonel Obrenovic qui vient d'être arrêté. Avez-vous eu des contacts avec le général Mladic ou avec d'autres responsables serbes ? Quelle appréciation portez-vous sur ces différents responsables militaires, sur leur état d'esprit ou encore sur la manière dont ils pouvaient répondre aux questions que vous posiez ?

Tout à l'heure, vous avez évoqué l'absence de résistance des troupes bosniaques. Ceci dit, ces troupes bosniaques n'avaient pas d'armes lourdes puisque l'embargo jouait à cette époque. Ne croyez-vous pas que c'est justement cette absence d'armes lourdes qui explique en grande partie le fait qu'elles n'aient pas résisté ?

Enfin, je voudrais vous poser une question un peu abrupte, mais à laquelle un militaire a la possibilité de répondre. Aujourd'hui, avec le recul, pensez-vous que la tragédie de Srebrenica pouvait être évitée ? En tant que militaire, pensez-vous qu'il était possible de défendre Srebrenica et d'éviter cette tragédie ? Autrement dit, si c'était à refaire, que feriez-vous ?

Général Cees Nicolai : S'agissant de la disparition éventuelle de messages, je n'ai pas été informé que des demandes d'appui aérien auraient disparu. Qu'elles n'aient pas été transmises au quartier général de la FORPRONU à Zagreb, ayant été refusées au niveau de Sarajevo, certes. Ces demandes auraient dû être gardées dans les archives des troupes de la FORPRONU à Sarajevo, mais je n'ai jamais vérifié après coup si ces messages avaient effectivement été gardés. Pour ce qui est des 4 demandes d'appui aérien ayant atteint la FORPRONU à Zagreb, je ne pense pas qu'il y ait eu de problèmes d'ordre technique qui auraient empêché la transmission de ces demandes. A une exception toutefois, dont j'ai eu connaissance ultérieurement : dans la matinée du 11 juillet, il y aurait eu des problèmes avec les fax du QG de Tuzla qui auraient rendu plus difficile la transmission des listes d'objectifs. C'est la seule difficulté technique dont j'ai été mis au courant plus tard. Il y a eu des situations, certes, où les liaisons dépendaient des conteneurs où nous _uvrions ; il est évident que, pour ce type de transmission avec les satellites, on pouvait avoir des difficultés dues soit au vent, soit à la météo. Mais je n'ai eu connaissance que du cas que je viens de vous citer.

Quant à votre deuxième question, j'y réponds par l'affirmative : il y avait eu des indications préalables quant à une attaque éventuelle sur Srebrenica. Je me souviens qu'au début du mois de juin, le colonel Karremans avait envoyé un rapport de situation aux instances supérieures de l'ONU ainsi qu'aux Pays-Bas. Il y mentionnait que le ravitaillement était stagnant et que sa préparation opérationnelle ne pouvait pas être assurée de manière satisfaisante. Dans ce même rapport, il indiquait qu'il y avait des concentrations de troupes des forces serbes près de l'enclave de Srebrenica. Il en concluait qu'il se pouvait qu'une attaque se prépare.

L'interprétation de cette information au niveau de la FORPRONU à Sarajevo fut que, certes, il pouvait peut-être avoir raison, mais qu'il s'agirait d'une attaque ayant un objectif assez limité, c'est-à-dire la conquête du point Sud de l'enclave ou la réduction de la dimension de l'enclave.

Cette information a néanmoins conduit le général Smith à faire faire une évaluation complète de la situation par son état-major. Je me souviens qu'une réunion a rassemblé beaucoup d'instances pouvant disposer d'informations quant à la présence des forces serbes autour de cette région ; je pense à des observateurs, au personnel de la commission pour les réfugiés des Nations unies, à la présence des organisations non gouvernementales, aux sources d'information militaires. Nous nous fondions également très souvent sur des informations qui étaient mises à disposition par l'OTAN, mais ces informations devinrent vraiment très sommaires pendant la période des mois de juin et juillet. C'est à la suite de l'attaque de l'avion américain par un missile serbe que toutes ces informations devinrent très limitées. Or, les Nations unies n'avaient pas d'autres moyens de se renseigner : elles n'avaient pas d'avions sans pilote ni d'autres sources et moyens d'information ou de renseignement. De ce fait, les informations quant à la présence des forces serbes étaient très sommaires.

Vous me posez la question de savoir quels étaient les contacts avec un certain nombre de généraux serbes. J'ai eu de nombreux contacts avec le général Mladic. A l'exception d'un cas, tous ces contacts ont été des contacts soit téléphoniques, soit écrits. Le seul jour où je l'ai rencontré physiquement se situe le 21 juillet 1995, lors du départ de Dutchbat de l'enclave de Srebrenica. Je ne fonde pas mon jugement sur le général Mladic sur cette seule et unique fois où je l'ai rencontré, mais je le fonde sur ses actes pendant toute la période où j'occupais cette fonction au sein de la FORPRONU, ainsi que sur les nombreux contacts téléphoniques que j'ai pu avoir avec lui. Au vu du bain de sang qui a été occasionné par sa responsabilité, je le considère sans aucune restriction comme un criminel de guerre sans foi ni loi. Je le juge également comme quelqu'un d'autoritaire, qui contrôle tout, très colérique et qui ne laisse rien passer. Cependant, lors de ma rencontre avec lui, j'ai eu l'impression que, malgré son attitude très autoritaire, il était néanmoins assez populaire auprès de ses effectifs.

J'ai eu de nombreux contacts avec le général Milanovic qui était, d'après moi, son bras droit. Très peu de temps après mon arrivée, je l'ai rencontré physiquement. Il disposait de compétences plus importantes que les autres généraux serbes auxquels j'ai eu affaire et était, en dehors de Mladic, le seul autorisé à prendre des décisions. On sait également que Milanovic était utilisé par Mladic pour faire le diagnostic des éventuels problèmes qui se présentaient.

Mes contacts avec les généraux Tolimir et Gvero ont été moins fréquents. Le général Tolimir semble être l'homme qui, étant donné sa formation juridique, était notamment utilisé lorsqu'il était question de négociations. Toutefois, à cause de l'évolution de la situation militaire, il n'y a pratiquement pas eu de telles négociations et je n'ai donc eu le général Tolimir que quelquefois au téléphone. Au cours de ces conversations téléphoniques, je me rendais compte qu'il était toujours obligé d'en référer au général Mladic. Ceci était d'autant plus vrai pour le général Gvero à qui je n'ai parlé qu'à la fin de la période et qui était chargé de prendre le poste de commandement à Pale. Sur les autres dirigeants, commandants ou représentants des forces serbes, je n'ai pas de jugement précis. Lorsqu'ils étaient accusés de quelque chose, leur réaction habituelle était de tout nier.

La non-résistance des soldats bosniaques était-elle due au manque d'armes lourdes ? Je pourrais adhérer à cette hypothèse. Le point de rassemblement des armes lourdes, où se trouvaient encore quelques armes lourdes, pouvait certes être utilisé par les troupes bosniaques peu de temps avant l'attaque de l'enclave. Mais pour avoir vu les stocks d'armes présents à Srebrenica, je peux témoigner qu'il ne s'agissait pas vraiment d'un arsenal très dissuasif. Cela n'aurait pas fait une grande différence. Le commandement - et vous avez parlé de Naser Oric - manquait. Ceci est certainement également un facteur non négligeable pouvant expliquer le manque de combat ou d'aptitude au combat des forces musulmanes pour défendre l'enclave.

La dernière question que vous posez sur le point de savoir si la tragédie de Srebrenica aurait pu être évitée est beaucoup plus difficile.

Je vous ai déjà dit qu'un appui aérien au début des événements aurait pu changer les choses. Il n'en demeure pas moins que, lorsque le processus de prise de décision concernant la défense de Srebrenica a été mis en place, il s'appuyait sur la présence de 7 600 hommes pour défendre cette enclave longue de 50 kilomètres. Or, le Dutchbat comportait 600 hommes ; plus encore au moment de l'attaque, il n'y en avait plus que 350 soldats, ceux qui étaient partis en vacances n'ayant pu bénéficier d'une autorisation de retour. En outre, parmi ces 350 militaires, il faut comprendre qu'une partie était des cuisiniers, des aides-soignants, des infirmiers. Il ne s'agissait donc pas d'une armée impressionnante pouvant véritablement défendre l'enclave, sans compter le fait que le Dutchbat n'avait pas d'armes lourdes de longue portée. Evidemment il avait des mortiers, mais, lorsque vous n'avez pas d'armes lourdes, lorsque vous n'avez pas non plus les détecteurs d'objectifs ou les instruments d'acquisition d'objectifs, il est évident que la force adverse a l'impression qu'elle peut vous attaquer sans risquer de se heurter à une véritable défense. Alors, que faire dans ces conditions, sinon observer, informer et demander un appui aérien ? La défense de l'enclave n'aurait été possible que s'il y avait eu suffisamment de soldats et d'armes lourdes au sein de l'enclave. Nous avons au moins tiré une leçon de cette situation. Ainsi, à l'automne 1995, les conditions étaient totalement différentes : les instructions étaient précises, le mandat également, de même que les règles d'engagement ; les forces disposaient en outre de moyens lourds suffisants pour obliger les parties à trouver un accord. Il s'agissait là d'imposition de la paix (Peace Enforcement), ce qui n'était pas le cas à Srebrenica où il s'agissait de maintien de la paix (Peace Keeping) et non d'imposer la paix par la force.

M. François Lamy, Rapporteur : Je souhaiterais vous poser une question qui complète celle de mon collègue M. Pierre Brana sur les directives du général Smith dont vous avez fait état, confirmées par le général Janvier, sur l'emploi de l'arme aérienne. Quel jugement portiez-vous sur ces directives ? Pensiez-vous qu'elles étaient bonnes et adaptées à la situation ? En d'autres termes, pensiez-vous à l'époque que l'arme aérienne était appropriée pour vous permettre de remplir efficacement votre mandat ?

Général Cees Nicolai : C'est le général Smith qui a demandé ce Post Air Strike Guidance à la suite de discussions entre le général Janvier, M. Akashi et lui-même. Je ne cache pas que le général Smith était davantage en faveur d'une stratégie plus dure, mêlant attaque au sol et appui aérien. Des discussions ont eu lieu, certes. Mais le général Smith n'a jamais pu convaincre le général Janvier ou M. Akashi et, en tant que Britannique et bon militaire, il s'est conformé aux lignes directrices de ses supérieurs. D'où ces directives. Bien qu'au sein de l'état-major de la FORPRONU, nous n'étions pas vraiment heureux des restrictions qui étaient imposées au déploiement de la force aérienne, nous avons loyalement exécuté ces directives. En toile de fond, ce qui explique cette restriction, c'est d'une part la prise d'otages à la suite des frappes aériennes du mois de mai, et, d'autre part, les négociations avec toutes les parties que M. Bildt essayait de mener à bien. Il y avait donc plusieurs intérêts en jeu. Mais c'est forcés que nous avons accepté ces restrictions au déploiement de l'arme aérienne.

L'arme aérienne est-elle appropriée pour une opération de maintien de la paix ? On peut avoir différents jugements là-dessus. Il est vrai que le général Smith a, à plusieurs reprises, exprimé son insatisfaction. Il existait un grand trou dans l'échelle des réactions à adopter en cas d'agression : c'était une échelle à laquelle il manquait plusieurs marches. Ainsi, il était difficile de répondre de manière proportionnelle. Les objectifs visés en réponse sont petits et, très souvent, une telle arme n'est pas appropriée. Je vais vous donner un exemple : vous pouvez facilement cacher un mortier dans un garage, dans un abri ou un poulailler. Vous le roulez vers l'extérieur, vous tirez rapidement. Sur une petite ville comme Srebrenica, on arrive toujours à toucher quelque chose. Ensuite, vous remettez votre mortier dans votre abri ou dans votre poulailler ; on ne le retrouvera jamais, d'autant qu'à l'époque, les moyens de détection de mortier étaient plutôt limités. Au mois d'août, il est vrai, les choses se sont améliorées et nous avons acquis des moyens en ce domaine. Mais, quoi qu'il en soit, lorsque l'on se trouve près d'une zone habitée, il est très difficile d'identifier ces objectifs, étant donné les risques de dégâts collatéraux. En tant qu'organisation des Nations unies, on ne peut pas se le permettre.

Mme Marie-Hélène Aubert, Vice-présidente : Je voudrais à mon tour vous poser deux questions.

Concernant la matinée du 11 juillet, tôt le matin, vous êtes passé assez vite en disant que la situation était confuse : pouvez-vous préciser les raisons qui vous conduisent à porter ce jugement ?

Vous avez souligné que le colonel Karremans attendait des frappes aériennes. Cela semblait bien être prévu puisque le général Janvier et d'autres militaires français nous ont effectivement confirmé que des frappes étaient prévues tôt le matin. L'explication qui est donnée, notamment par le général Janvier, au fait qu'elles n'aient pas eu lieu, tiendrait à l'absence de guideurs au sol. Pourtant, certains témoignages montrent que ces guideurs britanniques, mais aussi néerlandais d'après ce que vous nous dites, étaient bien présents. Qu'a-t-il donc pu se passer ? Je réitère la question : pourquoi les frappes qui étaient attendues et prévues le 11 juillet au matin n'ont-elles pas eu lieu ? Pouvez-vous essayer d'aller plus loin dans vos explications ?

Ma deuxième question concerne le moment de la chute et la période qui suit la chute, votre exposé s'étant arrêté à ce moment-là. Qu'avez-vous fait au moment où Srebrenica est tombée ? Quelles informations avez-vous eues ? Quelles instructions avez-vous donné au colonel Karremans, notamment quand il a commencé à y avoir une séparation entre les femmes et les enfants d'un côté, les hommes de l'autre ? A-t-on tenté d'arrêter cette séparation et quelles informations avez-vous eues à ce moment-là ? Le Ministre Van Mierlo nous a dit qu'il avait eu un contact téléphonique avec M. Bildt le 15 juillet à ce sujet et qu'il avait été question de déployer des observateurs. Manifestement, cela n'a pas été suivi d'effet et c'était peut-être trop tard. Pourquoi semble-t-il que cette séparation n'ait pas été empêchée, ni par le commandement, ni par les forces présentes sur place ?

Général Cees Nicolai : Pourquoi la situation était-elle confuse dans la matinée du 11 juillet ? Elle était confuse pour le commandant du Dutchbat, mais également pour le colonel Brantz, au QG de Tuzla car, là, on attendait des attaques aériennes massives. Pour les niveaux supérieurs de commandement, ce n'était pas confus : on n'était pas informé et on avait l'impression que la situation au sol s'était stabilisée, que les attaques avaient pris fin et que la situation était redevenue calme. Or, pour que soient lancées des frappes aériennes massives (Air Strike), aucune démarche spécifique n'est attendue du commandant au sol une fois sa demande acceptée. Il ne faisait donc qu'attendre ; or, il ne se passait rien. Ce qui a donné lieu à cette confusion. Lorsque cette confusion a été éclaircie, lorsque l'on a dit au colonel Karremans qu'il n'y aurait pas de frappe aérienne mais un appui aérien rapproché, cela nécessitait une nouvelle demande de sa part : ce n'est qu'en possession des informations sur la position de l'ennemi que pouvait être donnée l'autorisation d'un déploiement d'une attaque aérienne. Quant au manque de contrôleurs aériens avancés, cela n'a pas été une raison pour ne pas exécuter ces attaques aériennes.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Qui a refusé l'appui aérien tôt le matin ? Vous dites que, quand on a su qu'il n'y avait pas de frappes ariennes, mais un appui aérien, il a fallu une nouvelle demande. C'est ce point que je ne comprends pas puisque le général Janvier, lui, dit que cet appui aérien était bien prévu et qu'il n'a pas eu lieu pour des raisons techniques. Qui a refusé ou n'a pas donné l'ordre de conduire cet appui aérien, quelle que soit sa forme ?

Général Cees Nicolai : Le 11 juillet, on n'a pas refusé la demande d'appui aérien : l'autorisation donnée par le général Janvier dans la soirée du 10 juillet consistait à demander une présence rapprochée afin de pouvoir déployer des avions aussi rapidement que possible ; mais, avant de déployer ces avions - et c'est là la procédure OTAN de déploiement normale pour un appui aérien rapproché -, le commandant au sol doit donner les dernières informations sur la situation au sol et faire une demande. Ceci aurait pu être une procédure très rapide, étant donné que tout avait été préparé à tous les niveaux : une demande formulée rapidement dans la matinée du 11 juillet aurait pu entraîner un déploiement rapide de l'appui aérien rapproché.

La question des contrôleurs aériens avancés ne peut être avancée, je le répète, pour expliquer le fait que cet appui aérien rapproché n'ait pas été exécuté.

J'en viens à votre deuxième question sur la situation consécutive à la chute de l'enclave. Lorsque le général Gobilliard a donné l'ordre de mettre fin aux attaques aériennes, se posait la question de savoir ce qu'il fallait faire avec les milliers de réfugiés. Dans ces réfugiés, il y avait deux catégories de personnes : d'une part, 10 à 15 000 soldats et hommes qui, la veille de l'attaque et au cours du 11 juillet, ont décidé de fuir l'enclave par une tentative d'exfiltration en territoire bosniaque et un groupe de personnes sur lequel le Dutchbat ne pouvait exercer aucune influence ; d'autre part, 25 000 réfugiés qui se trouvaient sur et autour de la base de Potocari, essentiellement des femmes, des enfants, des personnes âgées et un nombre beaucoup plus limité d'hommes pouvant résister, en âge de combattre. C'est ce groupe qui nous préoccupait. Il n'y avait pas de nourriture, d'abris, ne serait-ce que contre les conditions météorologiques, ils ne pouvaient pas boire. Quant aux conditions sanitaires, elles étaient totalement insatisfaisantes. Il n'y avait pas de médicaments non plus. Sur le plan humanitaire, la situation était donc intenable et ne pouvait être réglée qu'en amenant ces réfugiés vers une zone où toutes les mesures nécessaires pouvaient être prises. L'évacuation contrôlée des réfugiés était par conséquent la seule solution possible. J'ai eu, sur ce sujet, un contact téléphonique avec mon Ministre de la Défense qui a adhéré à cette décision et nous avons donné ordre au colonel Karremans d'offrir aux forces serbes de Bosnie - à l'époque, c'était le général Mladic, mais nous ne le savions pas - de prendre en charge cette évacuation et de veiller à ce que cette évacuation se fasse en toute sécurité.

Vers 6 heures 30, dans la soirée, en dehors de l'instruction orale, le général Gobilliard a également donné une instruction écrite chargeant le colonel Karremans de faire le maximum pour assurer la sécurité des réfugiés, mais aussi la sécurité des collaborateurs civils de la FORPRONU, et de garantir cette sécurité aussi bien que possible.

Dans la soirée du 11, il y a eu des négociations entre le lieutenant-colonel Karremans et le général Mladic. D'autres négociateurs n'ont pas été acceptés par le général Mladic.

Le lendemain matin, mercredi 12 juillet, nous avons été totalement surpris quand les forces serbes sont arrivées avec une grande quantité de cars, une quantité telle que nous n'avions pas pu supposer qu'ils en avaient autant à leur disposition. Mladic voulait utiliser ces moyens et non les moyens de transport de la FORPRONU.

Nous nous sommes posés la question de savoir comment accompagner cette évacuation. Première pensée : faire accompagner chaque car par un certain nombre de militaires. Mais comme je l'ai déjà dit, il n'y avait que 350 soldats, également chargés de la sécurité de la base. Au total, on ne disposait que de très peu de militaires. Il a donc été décidé de faire accompagner ces bus par des jeeps disponibles, avec au moins un officier et un sous-officier par jeep. Quelles que soient nos intentions, le contrôle de cette évacuation n'a réussi que partiellement car, en route, un grand nombre de ces jeeps ont été arrêtées par les troupes serbes. On enlevait les véhicules, les soldats étaient désarmés. Par conséquent, le contrôle de l'évacuation n'a pas pu être réalisé pleinement.

Au cours de cette évacuation, des personnes ont été enlevées des bus et envoyées ailleurs. En fait, ces réfugiés devaient être pris en charge en territoire bosniaque musulman et, ensuite - ce n'était pas le choix de la FORPRONU, mais de Sarajevo - être assemblés dans un camp de réfugiés à Tuzla. Comme le contrôle de l'évacuation n'a pas pu avoir lieu pleinement, nous ne savons pas jusqu'à aujourd'hui combien de personnes ne sont pas arrivées, ont été transportées ailleurs et éventuellement assassinées.

Vous avez également posé la question à propos de la séparation entre les hommes et les femmes. Les forces FORPRONU du Dutchbat ont essayé d'empêcher une telle séparation, mais le contrôle du départ des bus a été réalisé de manière limitée car l'arrivée des bus a entraîné une situation chaotique : des réfugiés voulaient partir le plus vite possible et il était difficile de maîtriser la situation. Il faudra poser la question également au colonel Karremans. Les contacts pris avec M. Bildt quant à cette évacuation, le 15 juillet, n'ont pas eu d'effet sur les réfugiés de Srebrenica étant donné que, dans l'après-midi du 13 juillet, un jour et demi après la prise de l'enclave, pratiquement tous les réfugiés avaient été évacués de l'enclave. Il n'y avait plus que les collaborateurs civils de la FORPRONU et un certain nombre de blessés. Pour ce qui est des blessés, on a essayé d'impliquer autant que possible la Croix-Rouge et, quant aux collaborateurs civils, c'est avec succès, avec le départ du Dutchbat, qu'ils sont partis en direction de Zagreb.

M. François Léotard, Rapporteur : Mon Général, pouvez-vous nous dire si vous êtes allé vous-même, et quand, à Srebrenica ? Considérez-vous, en termes de commandement militaire, qu'il fallait laisser un colonel à la tête de 350 hommes discuter avec un général qui avait plusieurs milliers d'hommes sous son autorité et que cela n'impliquait pas, au contraire, qu'un officier général vienne sur place pour discuter avec les forces serbes ?

Si vous-même ou le général Gobilliard, - le général Janvier étant loin, c'était peut-être difficile - vous aviez, à ce moment-là, rencontré le général Mladic sur place ou si vous vous étiez rendu sur place, cela n'aurait-il pas permis d'éviter un certain nombre d'exactions, de violences et de massacres qui ont eu lieu ? Ne pensez-vous que cela pouvait être le devoir d'un des officiers généraux qui avait, petit à petit, connaissance de ce qui se passait ?

M. Pierre Brana : Le général Smith était partisan, dites-vous, d'une action plus ferme. On dit aussi qu'il était plus favorable à l'arme aérienne que le général Janvier. Le fait de voir ses propositions repoussées peut-il expliquer son non-retour de congés ?

Général Cees Nicolai : En effet, il était très mauvais que les négociations se déroulent entre Karremans et Mladic. Il eût été préférable que ces négociations se situent à un autre niveau. Il y a d'ailleurs eu des tentatives immédiates en ce sens : moi-même, le chef des affaires civiles, l'autorité civile au même niveau que le général Smith, avons demandé l'autorisation de nous rendre à Srebrenica pour accomplir cette tâche. Le général Janvier, à partir de Zagreb, a constitué une équipe de négociateurs et a demandé que cette équipe reprenne les négociations. Le général Mladic, pour des raisons que nous comprenons - il se trouvait du coup dans une situation plus favorable du point de vue des négociations -, a refusé cette autre équipe de négociateurs. Donc, se rendre en avion dans cette zone était une non-option, étant donné qu'il y avait des dispositifs de défense anti-aérienne. Quant à prendre une jeep pour essayer de se rendre sur place et négocier, ce n'était pas non plus une option jouable. En outre, si une délégation de négociateurs avait été envoyée sur place, cela aurait-il empêché ces horribles événements ? Lorsque je regarde la vitesse à laquelle la situation a évolué, à laquelle l'évacuation a été organisée, je ne pense pas que nous aurions pu avoir la moindre influence sur l'évolution de la situation. Nous étions pourtant tout à fait disposés à le faire.

Pour répondre à votre question du non-retour du général Smith, je pense que les refus d'appui aérien les 6 et 8 juillet n'ont eu aucun impact. Le général Smith était présent lorsque des attaques avaient eu lieu sur ses troupes à Gorazde et que l'intervention aérienne avait été refusée. Ce n'est qu'une supposition de ma part, fondée sur ma connaissance des événements et de la personne du général Smith, avec lequel j'ai travaillé pendant six mois. Je ne peux cependant pas fonder une telle supposition sur des preuves tangibles.

Audition du colonel Thomas KARREMANS,
commandant du Dutchbat à Srebrenica

(janvier-juillet 1995)

(jeudi 19 avril 2001)

Présidence de Mme Marie-Hélène Aubert, Vice-présidente

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : C'est avec beaucoup d'intérêt et de plaisir que nous recevons le colonel Thomas Karremans qui est officier d'infanterie et qui, après avoir été à l'état-major de l'armée de terre néerlandaise, a commandé un bataillon d'infanterie en 1993 et 1994. En 1995, il a commandé le Dutchbat à Srebrenica. Depuis, il a été officier de liaison aux Etats-Unis et est actuellement chef de la section J3 de l'état-major du commandement centre Europe de l'OTAN à Heidelberg.

Nous le remercions d'accepter de témoigner devant notre Mission d'information car c'est un témoignage clé. Vous êtes en effet l'un de ceux qui étaient sur le terrain à l'époque pour vivre des événements tragiques dont vous allez nous parler.

Colonel Thomas Karremans : Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les membres de la Mission d'information, je suis heureux d'avoir l'occasion de parler avec vous d'un sujet qui me préoccupe depuis presque six ans : la chute de la zone de sécurité de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine et les terribles conséquences pour une grande partie des réfugiés dont l'Organisation des Nations unies devait garantir la sécurité.

Je suis le colonel Thomas Karremans. J'habite en Allemagne où je suis chef des opérations au Joint Headquarter Center de l'OTAN. J'ai été commandant du Dutchbat-3 du mois de janvier au mois de juillet 1995 et, avec mes officiers, sous-officiers et soldats, j'ai été témoin de terribles événements autour de Srebrenica ainsi que de six jours de guerre qu'un grand nombre d'entre nous n'oublierons jamais.

Aujourd'hui, nous sommes le 19 avril 2001. Il y a six ans, je me trouvais pendant une courte période aux Pays-Bas, où j'ai saisi l'occasion pour informer personnellement les autorités militaires de la situation où la population civile et le Dutchbat-3 se trouvaient.

Une semaine plus tard, je suis retourné à Srebrenica via Tuzla en tant que dernier Dutchbater car, par la suite, cette voie d'accès a été définitivement verrouillée. Je devais, avant de me rendre auprès de mon bataillon, avoir des discussions avec le commandant du secteur Nord-Est à Tuzla, le général de brigade Hooklant qui, sur le plan hiérarchique, était mon chef et à qui je n'avais jamais parlé auparavant, à propos de l'évolution récente de la situation à Srebrenica. Il était sur place depuis très peu de temps.

Au mois de mai 1995, la situation générale en Bosnie-Herzégovine empire et empire de jour en jour. Ceci est également le cas pour Srebrenica. Nous n'avons plus d'aide, qu'il s'agisse de combustible, de nourriture, de médicaments ou de pièces de rechange et, pour la population civile, la situation est de plus en plus cruelle. Le 10 mai 1995, j'informe la chaîne de commandement FORPRONU par écrit des conditions personnelles et logistiques au Dutchbat-3 et je lui décris la situation affligeante et les conditions de vie de la population qui vit bien en dessous du minimum vital. Mes messages sont faxés aux Pays-Bas. Nous sommes à la Pentecôte, ces informations sont contenues dans deux messages complets. Lorsque je lis aujourd'hui ces messages, je revis cette situation cruelle où je n'étais plus en mesure d'exercer ma mission. C'est ce qui peut arriver de pire à un commandant. Je suis très ému également en pensant aux personnes qui sont tombées ou blessées au sein de mon bataillon. Il s'agit de véritables pertes et je pense pouvoir parler au nom de tous les commandants qui sont chargés de leur personnel, soit sur le territoire national, soit international. Le sacrifice fut grand puisque 70 militaires sont tombés.

Le poste d'observation Echo tombe le 3 juin 1995. La liaison avec le monde extérieur n'existe plus. Seuls le téléphone et le fax sont encore à ma disposition. Nous avons à peine idée de ce qui se passe en dehors de l'enclave de Srebrenica. Il est triste d'avoir à constater que le monde qui, d'après mes messages, aurait dû être informé de la situation affligeante n'ait pas été en mesure d'offrir une aide à 40 000 réfugiés.

Mes expériences, je les ai décrites dans un livre, Srebrenica, who cares ? (Srebrenica, qui s'y intéresse ?). Le sous-titre de ce livre est Un puzzle de la réalité. J'espère que vous avez pu lire des extraits dans leur traduction. Sur la page de couverture, où vous reconnaissez un puzzle, une des pièces représente, en dehors des autres alliés, les trois couleurs nationales car je suis d'avis que les Pays-Bas et la France ont joué un rôle dans le drame de Srebrenica. J'espère que les résultats de votre enquête pourront compléter ce puzzle.

J'ai compris, lors de l'installation de la Mission d'information, que l'organisation Médecins sans frontières avait demandé une enquête approfondie sur les événements à l'intérieur et autour de Srebrenica. Un certain nombre de leurs collaborateurs locaux ont disparu ou ont été tués, ce que je déplore. Je le dis et le souligne avec force car j'ai la plus grande estime pour cette organisation qui _uvre souvent dans des conditions extrêmement difficiles, Médecins sans frontières, à mon avis, devrait vraiment recevoir les plus grands compliments. On ne parle pas souvent des pertes de Médecins sans frontières, et je le dis d'ailleurs dans mon livre.

Je fais également allusion à la question de l'appui aérien. Je voudrais souligner avec force la chose suivante. Devant vous, vous avez le commandant du Dutchbat-3 qui, pendant six jours, a demandé à plusieurs reprises un appui aérien et l'a demandé instamment. J'ai fondé ces requêtes sur les motifs suivants :

- mes postes d'observation étaient fréquemment attaqués. En d'autres termes, la vie d'une partie de mes soldats était en danger ;

- deuxièmement, il était évident que la zone de sécurité était attaquée par les Serbes bosniaques, et, à la suite de ces nombreuses attaques, un grand nombre de victimes sont tombées. Il y a eu beaucoup de morts, de blessés dans la population civile qui souffrait déjà beaucoup ; souvent, il pleuvait des balles dans la ville, avec les conséquences qui s'ensuivaient.

Il fallait expliquer à la population, aux hommes, aux femmes, pourquoi mon bataillon ne pouvait pas garantir leur sécurité.

Quant à la mission de mettre en place une position de blocage pour empêcher les Serbes de répéter leurs attaques, elle signifiait qu'il fallait « passer d'une approche bleue à verte » c'est-à-dire que nous étions l'enclume et que l'arme aérienne était le marteau.

On m'a demandé de répondre à un certain nombre de questions. Je le ferai en toute franchise et j'essaierai de donner une réponse aussi objective que possible aux questions que vous vous posez dans le cadre de votre enquête. Je n'ai rien à cacher. Le plus important est que les survivants de Srebrenica aient droit à une reconstitution exacte des faits. Il faut également redire l'échec de l'opération des Nations unies : des hommes et des femmes se sont engagés avec beaucoup d'élan pour une mission impossible.

Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs de la Mission d'information, c'est avec beaucoup d'intérêt que j'attends vos questions.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Merci de votre franchise et de votre disponibilité. Je donne la parole à François Léotard.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Mon Colonel, de votre déposition. Nous partageons ici tous votre émotion et la souffrance qui a été la vôtre au cours de ce drame. Je voudrais vous poser quelques questions.

La première porte sur la composition de votre bataillon. Quelle était sa formation ? Etait-il fondamentalement différent de ceux des autres pays contributeurs ? Avez-vous demandé des renforts, dont je sais qu'ils ne pouvaient pas arriver ? Confirmez-vous qu'à un moment donné, vous avez souhaité quitter l'enclave ou, en tout cas, que le Gouvernement néerlandais, probablement à votre demande, avait souhaité que les forces néerlandaises quittent l'enclave pour être remplacées par un contingent d'une autre nationalité ?

Deuxièmement, qui était votre interlocuteur à la radio ? Les demandes de frappes étaient à la fois, nous a dit le général Nicolai, orales et écrites. Pouvez-vous nous dire quel était le premier de vos interlocuteurs et, ensuite, nous décrire le cheminement de la demande ?

Troisièmement, savez-vous quel était le rôle ou avez-vous eu comme correspondant le général ou le lieutenant Obrenovic qui vient d'être arrêté il y a quelques jours ?

Enfin, quel jugement portez-vous sur les instructions qui ont été données - était-ce par vous d'ailleurs ? - aux militaires médecins néerlandais de l'antenne chirurgicale qui étaient à Srebrenica de soigner uniquement les soldats néerlandais, et de ne pas soigner - mais peut-être ne le pouvaient-ils pas - les civils de l'enclave qui étaient malheureusement très nombreux à être blessés ?

Colonel Thomas Karremans : Merci pour ces questions. Je tenterai d'y répondre dans l'ordre dans lequel vous avez bien voulu me les poser.

En premier lieu, la composition de mon bataillon était-elle différente de celle d'autres pays ? Ceci me conduit à remonter un peu dans l'histoire, lorsque l'on a posé au Parlement la question d'envoi de troupes néerlandaises. Comme le général Nicolai vous l'a déjà dit, il fallait beaucoup plus de soldats pour défendre cette enclave de 50 km. J'ai commencé avec 600 hommes au mois de janvier 1995. Au cours des premiers mois de cette année, un certain nombre d'entre eux sont retournés aux Pays-Bas pour y partir en permanence, environ un quart. Lorsque l'enclave a été complètement verrouillée et que j'ai été le dernier qui pouvait encore retourner, aucun de ces 150 soldats n'a pu revenir de permission. Je me retrouvais donc dans cette enclave avec 450 hommes. Il y avait deux compagnies, une compagnie responsable de la partie Nord de l'enclave et une autre responsable de la partie Sud. Chaque compagnie avait ses propres problèmes de terrain, relatifs aux postes d'observation ou liés aux commandants locaux. Je vous ai dit dans mon introduction qu'à un moment donné, à la fin du mois de mai et au début du mois de juin, j'ai informé les autorités que je ne pourrais plus remplir la mission qui m'était confiée. J'y reviendrai d'ailleurs.

Vous souhaitez savoir si j'ai demandé des renforts. Il faut se replacer dans le contexte d'exercice de notre mission. Le général Nicolai l'a déjà indiqué : le terrain était difficile, montagneux, avec des vallées assez profondes. C'est dans une de ces vallées que se trouvaient la petite ville de Srebrenica et l'enclave. Pour vous donner un exemple, il était difficile d'aller à Tuzla, qui se situait à 80 kilomètres environ de Srebrenica à vol d'oiseau : de Zagreb à Split, puis à Tuzla, en hélicoptère ; après les discussions à Tuzla, il fallait reprendre l'hélicoptère de Tuzla à Split, un avion pour Zagreb et un bus, ce qui me prenait un jour pour me rendre à nouveau dans l'enclave. Avec toutes ces difficultés, vous imaginez bien qu'en six mois, je n'ai pas eu de contact avec mes commandants, sauf par fax ou par téléphone. La région entre le secteur Nord-Est où se trouvaient davantage de troupes et les enclaves de Gorazde et Srebrenica était occupée par les Serbes. On n'envoie pas tout simplement une unité pour renforcer une enclave. On aurait pu envoyer les renforts par voie aérienne, par hélicoptères, mais la situation à l'époque, notamment le nombre d'armes dont disposaient les Serbes - on a déjà évoqué l'attaque d'un avion américain - , ne permettait pas de faire voler ces hélicoptères au-dessus de la région pour amener ces renforts. Ce n'était pas vraiment une option.

Deuxième question : qui était l'homologue avec lequel je parlais en premier lorsqu'il s'agissait d'appui aérien ?

Un appui aérien peut être demandé de deux manières, soit oralement soit par écrit. Nous avons toujours tenté de faire les deux. Moi-même, ou mon remplaçant, commencions par faire la demande oralement. L'officier opération du bataillon remplissait également un formulaire standard et l'envoyait. Cette combinaison de demandes orale et écrite passait par la voie hiérarchique : autrement dit, j'avais affaire exclusivement au commandant du secteur Nord-Est, à Tuzla, ou à son remplaçant.

On a beaucoup écrit et parlé à ce propos. J'ai eu des problèmes de liaison et il a fallu de temps en temps que je passe par des liaisons satellites. Lorsqu'il y avait beaucoup de vent et qu'une des antennes était tombée, il n'y avait plus de possibilité de liaison du tout. Or, pendant cette période, comme je l'écris d'ailleurs dans mon livre, dans pratiquement tous les cas, nous avions une bonne liaison avec Tuzla et Sarajevo. Mes demandes étaient envoyées à Tuzla. J'ajoute que les demandes orales n'étaient pas toujours comprises par le personnel qui se trouvait au centre des opérations à Tuzla. Mais le commandant du secteur Nord-Est, le colonel Brantz, était quelqu'un que je connaissais bien, avec qui je pouvais avoir affaire directement. Ensuite, la demande devait être transmise à Sarajevo et ensuite à Zagreb. Voilà donc, la procédure.

Troisième question : que sais-je d'Obrenovic ?

Je l'ai vu hier soir à la télévision, mais je n'ai jamais eu de contact avec lui. Je n'avais jamais entendu son nom. Je ne peux donc pas vraiment répondre à votre question.

La quatrième question concerne l'instruction qui aurait été donnée à mon personnel médical de ne pas soigner les civils blessés, les soins médicaux devant être réservés aux militaires de mon bataillon.

La réponse à cette question doit être examinée dans le contexte de l'époque. Je voudrais, à cet égard, évoquer trois phases successives. Avant l'attaque de Srebrenica, nous avons toujours eu de très bons contacts avec Médecins sans frontières, ainsi qu'avec les médecins militaires. Là où nous pouvions aider par des soins médicaux, des médicaments, nous l'avons fait dans la mesure du possible.

Au moment de l'attaque de l'enclave, nous avons beaucoup discuté avec le major Franken, l'officier médical, le commandant du bataillon, ceux qui étaient responsables des soins médicaux, ainsi qu'avec le service de santé à La Haye, de la question de savoir si j'allais donner des médicaments en puisant dans nos propres réserves. J'étais conscient du fait que plus aucun médicament ne nous parvenait. Evidemment, dans mon bataillon, il y avait pas mal de gars en bonne santé. Nous avions déjà fait passer des médicaments à Médecins sans frontières. J'ai pris la décision, à un moment donné, de garder les médicaments à disposition pour mon bataillon. Il est évident qu'il y avait des exceptions. Lorsqu'un blessé nous parvenait, nous le soignions, mais de plus en plus de blessés de la ville étaient envoyés à l'hôpital local.

Puis est venue une troisième phase. Le 11 juillet, la ville tombe et on ne peut plus parler de zone de sécurité. Je suis confronté à une situation que vous devez comprendre : j'ai plus de 50 000 réfugiés sur et autour de ma base, et, sur cette base, plus de 100 blessés. J'ai décidé d'utiliser mes deux équipes de chirurgiens et de médecins surtout pour les blessés locaux. J'espère que vous comprenez ma position.

M. François Lamy, Rapporteur : Je n'ai pas lu votre livre, vous m'en excuserez. J'aurai beaucoup de questions à vous poser.

Je voulais revenir sur une des questions posées par François Léotard relative à la composition exacte de votre bataillon. Etaient-ce des professionnels ? Y avait-il des appelés ? Si c'étaient des professionnels, de quelle unité faisaient-ils partie ? Etaient-ce des parachutistes ? Le général Nicolai nous a précisé qu'il y avait en fait beaucoup de non-combattants parmi vos 450 hommes. Quel était le rapport entre le nombre de combattants et de non-combattants ?

Une deuxième question sur votre relation avec les troupes bosniaques pendant ces mois que vous avez vécus à Srebrenica : quelle était votre appréciation, à la fois sur les forces bosniaques et sur leurs chefs ? Est-il vrai, puisque c'était une des raisons avancées par les Serbes pour la prise de Srebrenica, qu'il y a eu de nombreuses opérations menées par les forces bosniaques à partir de Srebrenica contre les forces serbes ?

Ma troisième question porte sur les armes bosniaques que vos troupes contrôlaient. Quelle était la nature réelle des armes qui avaient été prises et contrôlées par la FORPRONU ? Est-il effectivement exact que vous ayez refusé, le 6 ou le 7 juillet, de donner ces armes aux forces bosniaques ?

Une quatrième question concernant les fameux contrôleurs au sol : on nous a dit qu'il y avait des contrôleurs britanniques et néerlandais. Qui contrôlait ces contrôleurs ? Qui leur donnait les ordres et les positions ? Il semble qu'il y ait là un certain flou.

Ma cinquième question concerne la journée du 11 juillet. Si j'ai bien compris, vous vous attendiez ce matin-là à des frappes massives. Nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi vous avez cru à de telles frappes, alors qu'il semble qu'elles n'étaient pas du tout préparées ou, en tout cas, pas envisagées. Qu'est-ce qui vous a donné l'impression que, le 11 au matin, il y aurait des frappes massives par les forces de l'OTAN ?

Toujours sur cette journée du 11, et notamment sur la position de blocage que l'on vous a demandé de prendre, à quoi servait-elle tactiquement et militairement ? Car, si j'ai bien compris, vous mettez en place cette position dans la nuit du 10 ou 11 juillet, vous la lâchez le 11, dans l'après-midi ou en fin d'après-midi, sans que cela ait eu quelque impact sur la prise de l'enclave par les Serbes.

Ma dernière question est plus générale. Vous avez dit dans votre introduction que les Pays-Bas et la France avaient joué un rôle important dans cette crise. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Pour compléter les questions de François Lamy, pourriez-vous nous faire un récit circonstancié, précis des journées des 10 et 11 juillet, répondant aux différents témoignages qui ont été faits sur le sujet par d'autres interlocuteurs ?

Colonel Thomas Karremans : Vous m'avez posé huit questions et j'essaierai de répondre dans le même ordre.

Première question : la composition du bataillon.

Dans mon livre, je donne tous les détails sur ce point. Nous étions le troisième bataillon de la onzième brigade aéromobile, elle-même constituée de trois bataillons d'infanterie et d'un certain nombre d'unités de soutien ou d'appui, à nous rendre à Srebrenica. Le onzième bataillon qui est allé pour la première fois à Srebrenica avait déjà été organisé avant le douzième et le treizième bataillons.

Pour ce qui est de la composition de mon unité, il faut comprendre que ce n'est que deux mois après ma prise de commandement, en janvier 1995, que mon bataillon a atteint sa composition finale. J'ai demandé des soldats qui venaient d'environ 80 unités - les 550 soldats ne venaient pas de mon propre bataillon aéromobile -, unités logistiques, génie, reconnaissance, forces spéciales, personnel médical.

Je vous ai dit qu'à Srebrenica, j'ai commencé avec 600 hommes pour n'en avoir ensuite plus que 450, 150 personnes n'ayant jamais pu revenir de leurs vacances. Parmi les 450 personnes que j'avais à ma disposition à Srebrenica, la plus grande partie était des professionnels ; dans les troupes de liaison et de communication toutefois, il y avait des appelés. Entre les forces opérationnelles et les forces de soutien, la proportion était de 200 soldats d'infanterie, avec une formation au combat, et 250 personnels de soutien logistique qui, même s'ils peuvent combattre, ne sont néanmoins pas formés pour.

Parmi ces 200 soldats d'infanterie, une grande partie était nécessaire à la surveillance des deux bases et des postes d'observation. C'est là où réside l'un des problèmes. Qu'est-ce qu'un poste d'observation ? C'est une formation, visible sur le terrain, qui est occupée par 6 à 8 hommes, parfois 10, et légèrement armée. Ces hommes sont chargés d'observer et, lorsqu'ils voient quelque chose, d'informer. Il y avait également des patrouilles. Au total, il ne restait pas beaucoup de combattants pouvant faire autre chose que ce qu'ils faisaient déjà. C'est la raison pour laquelle, lorsque l'instruction a été donnée de prendre une position de blocage, je n'ai pas pu trouver plus de 50 soldats d'infanterie avec 6 véhicules. Il n'y en avait pas plus.

Deuxième question : quel est mon jugement sur les troupes bosniaques à Srebrenica et sur leurs commandants ?

Pour ce qui est d'Oric et de ses officiers, j'ai appris à bien les connaître, notamment au début de l'année 1995. A la fin du mois de janvier, les contacts étaient tout de suite établis. Je n'avais pas d'accès au Bandera Triangle, partie très importante de l'enclave. En accord avec le secteur Nord-Est, j'ai décidé, à la fin du mois de janvier, d'envoyer des troupes, ce qui n'a pas été fait. Trois jours après, 300 soldats néerlandais étaient pris en otage sur leur propre terrain. C'est à cette époque que j'ai appris à connaître Oric et Ramiz Becirovic, son remplaçant.

Oric, c'était beaucoup de vent, beaucoup de bruit mais quelqu'un qui était capable de mener ses troupes. Comme l'a dit le général Nicolai, j'ai été surpris et étonné que Oric et un certain nombre de ses meilleurs officiers ne soient pas revenus dans l'enclave. A la fin du mois d'avril, j'ai eu affaire à Ramiz Becirovic, son remplaçant, un officier plus modéré. J'ai commencé à admirer ce Ramiz, dans la mesure où il a, lui, tenté de faire avancer les choses. Il a essayé de faire quelque chose au sein des unités bosniaques à l'intérieur de l'enclave et était confronté à toutes sortes de contradictions entre les officiers qui voulaient y aller et les officiers plus modérés. J'ai eu beaucoup de discussions avec lui pendant cette période, au cours desquelles nous avons échangé beaucoup d'idées.

Je récuse le prétexte avancé par les Serbes pour justifier leur attaque, selon lequel les forces bosniaques menaient des opérations contre les Serbes à partir de l'enclave. Il n'y avait pas de combats avec les troupes serbes. Mais, comme je l'ai appris, de nuit, le bruit va très loin sur ce type de terrain et il y a eu, à plusieurs reprises et pendant notre présence là-bas, des attaques non pas contre les forces serbes, mais des escarmouches ici et là, car il fallait trouver de la nourriture. Pendant des mois, il n'y a pas eu de ravitaillement ; or, il fallait bien que ces gens, et notamment tous ces réfugiés, se nourrissent. C'était peut-être une des raisons pour lesquelles il y a eu des opérations de nuit. Je me souviens de discussions que j'ai eues avec les représentants des Serbes, Nicolic et Vukovic, qui critiquaient ces opérations de nuit et nous critiquaient de ne rien faire. Mais si l'on avait fait des vols de nuit, on aurait vu avec précision le contour de l'enclave, en particulier les postes d'observation serbes. Je parle là d'une distance de 50 km du centre de la ville elle-même. Les Musulmans étaient d'ailleurs capables de passer vers l'extérieur au travers de ces postes d'observation.

Quant à mon refus de remettre aux bosniaques les armes qui étaient dans l'enclave de Srebrenica, j'en ai discuté avec Ramiz et lui ai dit pourquoi je ne voulais pas le faire. Je lui ai fait comprendre que, sur le plan militaire, il n'était pas utile de recourir à ces armes. Le général Nicolai a déjà évoqué cette question pendant son audition : il n'y avait pas de menace liée à ce qu'il y avait dans ces conteneurs, les armes qui s'y trouvaient n'étant pas vraiment opérationnelles. Cela aurait-il amélioré la situation ? Non. De surcroît, une grande partie des Bosniaques Musulmans, étaient déjà armés. S'il y avait eu des armes lourdes, il aurait eu raison de vouloir les prendre, mais tel n'était pas le cas. Il y avait des mitraillettes légères ou des fusils fabriqués par eux-mêmes, mais pas de mortiers lourds ou d'armes anti-chars. Plus tard, après la énième discussion avec Ramiz, je lui ai donné l'autorisation de prendre ces armes car il estimait en avoir besoin, ayant perdu des effectifs.

Quatrième question : où se trouvaient les contrôleurs aériens avancés et qui leur donnait des ordres ?

Nos contrôleurs étaient des officiers et des sous-officiers très entraînés qui devaient être déployés pour des opérations très spécifiques et brèves, c'est-à-dire en accompagnement d'avions de combat sur un territoire donné. Ils agissaient en vertu de procédures rigoureuses, qui nécessitaient d'agir très vite, pendant le moment très bref où l'avion arrive et part.

Qui leur donnait les ordres ?

C'était le commandant du bataillon qui leur donnait ordre de se rendre quelque part et de s'y installer ; ce pouvait être aussi mon adjoint, le major Franken, ou encore l'officier responsable au centre opérationnel. Etant donné le terrain et la situation de soutien nécessaire, ces contrôleurs aériens avancés étaient envoyés dans une des compagnies, soit au Nord, soit au Sud. Le général Nicolai a dit à plusieurs reprises qu'un certain nombre d'entre eux qui, organiquement, faisaient partie de notre bataillon, n'étaient plus capables d'exercer cette mission. Heureusement, j'ai eu la possibilité de faire appel à d'autres contrôleurs aériens venant de notre peloton de reconnaissance. Quant à la question posée à plusieurs reprises, à propos des Britanniques, il y avait trois officiers et sous-officiers britanniques dans mon bataillon. Etant donné leur engagement fréquent ailleurs dans le monde, leur formation et leur expérience, ils étaient parfaitement capables d'agir en tant que guideurs au sol, ce qu'ils ont fait.

Cinquième question : pourquoi ai-je attendu une attaque aérienne massive dans la matinée du 11 juillet ?

Je ne sais pas si j'aurai la possibilité de préciser l'historique des demandes d'appui aérien. J'ai eu des contacts réguliers avec le colonel Brantz à Tuzla. Le 10, dans la soirée, il m'a assuré que, le lendemain matin, je devais prendre en compte la présence d'un grand nombre d'avions au-dessus de l'enclave et il a ajouté que je n'aurais jamais vu cela de ma vie. Quand on entend « un grand nombre », on peut en déduire qu'il y aura plus de 2 avions.

Dans la période du 6 au 11 juillet, j'ai faxé des listes d'objectifs de plus en plus précises. Nous l'avions déjà fait auparavant. Nous avons tenté d'identifier ces objectifs sur la base du renseignement. Ceci était également lié à l'arrivée d'un nouveau convoi du HCR des Nations unies.

Avant le 6 juillet, ces listes d'objectifs existaient et avaient été envoyées. Je pensais donc que, dans la matinée du 11 juillet, en plus de l'appui aérien rapproché, tous les objectifs connus seraient attaqués. Cette attente était fondée sur quelque chose. Dans la nuit du 10 au 11, j'ai eu des discussions prolongées avec les autorités civiles et militaires de Srebrenica, pour la dernière fois d'ailleurs. Je leur ai expliqué ce qui était en cours ; j'ai parlé d'une Killing Box (zone de mort), une région au Sud de Srebrenica, bien identifiée, où les attaques pouvaient avoir lieu. Le lendemain matin, je pensais pouvoir m'attendre à un grand nombre d'avions entre 6 et 7 heures, ce que j'ai dit aux autorités civiles et militaires locales. Tel était l'espoir que j'ai transmis à ces autorités, sans savoir qu'à ce moment-là, une grande partie des hommes avaient déjà quitté l'enclave en direction de Tuzla.

Dans la matinée du 11, j'ai donné l'ordre à mes hommes de se rendre dans les abris et les bunkers à partir de 6 heures, d'y attendre et de ne rien faire. Il faisait beau et nous pensions que, pour une fois, toutes les positions des troupes serbes seraient attaquées. Or, cela ne s'est pas produit. J'ai pris le téléphone dans le bunker, j'ai appelé Franken et lui ai demandé ce qui se passait. « On y travaille » a été la réponse. Vous avez entendu de la part du général Nicolai qu'ils attendaient une demande supplémentaire d'appui aérien rapproché ; or, ce n'est pas ainsi que j'avais interprété les choses.

J'en reviens maintenant à la position de blocage. A un moment donné, je suis chargé d'installer ces positions. Je ne vais pas vous faire un traité militaire sur le combat mobile « retardateur », mais c'est ce que j'entends par position de blocage. Cela implique des véhicules camouflés, une certaine formation de ces véhicules, des armes lourdes, des mortiers lourds, des chars, un soutien de l'artillerie, du génie, du renseignement, des hélicoptères armés, des positions de réserve, des obstacles à l'avant. Tel était l'ordre qui m'est parvenu dans la nuit. Etant donné le temps et les moyens dont on disposait, ce n'était pas jouable. Or, dans le cas de Srebrenica, vous êtes dans une enclave, vous avez des véhicules peints en blanc, il n'y a pas suffisamment d'effectifs pour combattre et vous avez pour ordre d'agir en tant qu'enclume pour que le marteau puisse entrer en action. Par conséquent, lorsque l'on me donne l'ordre de mettre en place des positions de blocage, j'interprète cela comme un moyen de défense et non pas comme des obstacles placés sur les routes, qui ne pouvaient être que symboliques, comme je l'ai lu à plusieurs reprises. J'ai donc mis en place 6 véhicules - c'est le maximum dont je disposais - et des armes anti-chars.

A titre personnel, j'aurais refusé cet ordre, sauf que je croyais en une combinaison entre cette enclume et ce marteau. J'ai estimé que, lorsque des postes d'observation sont attaqués, on se bat pour défendre la vie de ses propres soldats. Voyant en outre arriver un grand nombre de réfugiés, blessés pour beaucoup, j'ai pris la décision de mettre en place ces position de blocages, pensant qu'il y aurait enfin un appui aérien. C'est à la lumière de ce contexte que vous devez juger les choses. Vous savez ce qui s'est passé.

Ces positions de blocage ont-elles eu un impact ? Je pense que oui car les véhicules étaient blancs, tout était visible pour les Serbes. Par conséquent, eux avaient un problème ; ils ne pouvaient pas passer au-dessus. On a attaqué ces positions de blocage. La fonction enclume a fonctionné, peut-être de manière un peu fragile, mais elle a fonctionné ; la fonction marteau n'a pas été mise en oeuvre.

Vous me demandez également pourquoi j'estime que les Français et les Néerlandais ont joué un rôle important. Dans mon introduction, je dis mon espoir que cette Mission d'information donne des résultats qui représenteront des pièces supplémentaires au puzzle. Je pense que la population locale y a droit, que les survivants y ont droit. Des officiers néerlandais ont eu des contacts avec les Français, ce qui n'est pas mon cas. Le général Nicolai a déjà dû vous l'expliquer. Pendant les six jours, l'arme aérienne devait jouer un rôle crucial, essentiel. C'est la raison pour laquelle je dis que les Français et les Néerlandais ont joué un rôle important dans ce processus de décision quant à l'autorisation ou non de déployer l'arme aérienne.

Madame la Présidente, vous me demandez également de faire une description détaillée des 10 et 11 juillet. J'espère avoir répondu à votre question. Si ce n'est pas le cas, il va falloir que je reprenne un peu mes notes, si vous souhaitez davantage de précisions.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : En effet, il serait certainement très intéressant d'avoir plus de précisions sur les journées du 10 et du 11 juillet jusqu'au moment de la chute de l'enclave, et notamment sur ces frappes aériennes attendues. Pensez-vous, comme cela a été dit notamment par d'autres généraux, que les Serbes ont hésité ou étaient-ils, d'après vous, totalement déterminés ? Pendant ces journées du 10 et du 11 juillet, quel était votre état d'esprit ? Quelles étaient les attentes, l'ambiance dans l'enclave ? Pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé très précisément au moment de la chute de l'enclave ?

Colonel Thomas Karremans : Madame la Présidente, pour répondre à votre première question quant à l'hésitation des Serbes à poursuivre l'attaque ou à l'arrêter et à se replier, c'est une question très difficile. Il faut la considérer à la lumière des circonstances de l'époque et des événements survenus en Bosnie-Herzégovine au cours des mois précédents, en mai et juin. Ceci dit, je suis personnellement convaincu que, si dès le départ, c'est-à-dire à partir du 6 juillet, nous avions déployé un appui aérien massif, les Serbes auraient hésité à poursuivre une attaque. Peut-être - et c'est ce que nous avions pensé au départ - auraient-ils pris la pointe Sud de l'enclave, ce qui, pour eux, aurait été une occasion d'avoir plus de marge de man_uvre. Il s'agit évidemment d'un jugement rétrospectif. Mais un appui aérien ou une attaque massive dès le premier jour aurait probablement ou peut-être changé les choses.

Dans mon livre, je décris amplement l'ambiance dans l'enclave et l'état d'esprit de la population les 10 et 11 juillet. Il est difficile de l'expliquer à une Mission d'information ; j'ai affaire à des gens qui ont peut-être beaucoup lu, mais qui n'étaient pas sur place. Il fallait vraiment être sur place pour subodorer ce qui allait se passer. Ceci dit, il n'empêche qu'un grand nombre de personnes ont dit et écrit de bonnes choses sans avoir été sur place. Pour qualifier l'ambiance localement, surtout au cours des deux derniers jours, on peut utiliser des termes standards, l'un d'eux étant par exemple celui de chaos. Non pas tant au sein du bataillon, ni parmi les troupes, mais dans la population civile. Imaginez-vous cette population civile, ces réfugiés qui étaient là depuis longtemps, qui, déjà auparavant, allaient de maison en maison et se trouvaient dans une région dont le général Morillon avait dit que ce serait enfin un havre de paix dont la sécurité serait assurée par les troupes des Nations unies. Or, cette même population civile, qui, depuis des mois, n'avait pratiquement pas mangé, avait des problèmes d'adduction d'eau, de soins médicaux, etc, se trouvait maintenant confrontée à une attaque massive des Serbes. On peut dès lors comprendre cette panique, ce chaos.

Nous avons été témoins de ce chaos dès la fin de la journée du dimanche 9 juillet, lorsque nous avons vu arriver un grand nombre de réfugiés qui se rapprochaient de la base de Potocari. Nous avions déjà pris des dispositions quant à l'adduction d'eau, mais nous avons fait en sorte que les réfugiés repartent à Srebrenica.

Après que les positions de blocage ont été installées le 11 dans la matinée, les Serbes bosniaques ont entamé leur dernière phase d'attaque, sans tenir compte de l'existence de ces positions. Ils s'attendaient probablement à ce qu'il n'y ait pas d'attaque aérienne. C'est là que s'est installée la véritable panique. Vous devez imaginer qu'au cours des cinq jours précédents, il était tombé beaucoup de victimes, de morts, de blessés. Dans des conditions impossibles, Médecins sans frontières avait donné les soins médicaux encore possibles. L'hôpital local a essayé de faire ce qu'il pouvait. Cette population locale, qui n'aimait peut-être pas trop le Dutchbat ou les troupes de l'ONU, a pourtant choisi de se rendre sur la base. Il faut avoir vu de ses propres yeux une telle situation, qu'on voit toujours seulement à la télévision. Il y avait là 25 000 personnes, femmes, enfants et personnes âgées essentiellement, qui se trouvaient rassemblés sur et autour de la base. Vous pouvez imaginer que, lorsque vous avez quitté votre maison pour la énième fois, que vous avez été chassé pour la énième fois et que vous êtes confronté à des attaques massives des Serbes qui avancent comme des loups, il y ait une véritable panique. Avec le personnel disponible, nous avons tenté de contrôler la situation autant que possible. Au moment de la chute, le poste Bravo a été attaqué. Il n'y avait pas de panique, mais les dispositions avaient été prises pour emporter autant de matériel que possible. Vous pouvez imaginer toutefois que beaucoup de matériels sont restés sur place. Les réfugiés ont continué à affluer. Je vous ai déjà dit qu'il y avait beaucoup de blessés dans l'hôpital. Or, les ambulances « de luxe » que nous connaissons, il n'y en avait pas. Par conséquent, 50, 60, 70 blessés ont été transportés chez nous par remorque. Sur l'atmosphère, je pourrais continuer pendant des heures, mais je crois que j'en resterai là.

M. Pierre Brana : J'aurai quatre questions à vous poser.

Le général Nicolai nous a indiqué tout à l'heure que, dès le début du mois de juin, vous aviez noté une concentration de troupes serbes, d'où la déduction logique de la possibilité d'une attaque. A ce moment-là, avez-vous fait un rapport détaillé ? Avez-vous insisté auprès de votre hiérarchie sur ce risque d'attaque et sur les renforts qui vous semblaient nécessaires pour pouvoir faire face à cette situation ?

Par ailleurs, David Owen et le général Morillon ont indiqué que Milosevic leur avait dit en 1993 qu'il ne fallait pas que Srebrenica tombe car les massacres seraient épouvantables. D'autres, au contraire, nous ont dit que les massacres n'étaient pas prévisibles. Quel était, vous qui étiez sur place, votre sentiment ? Pensiez-vous que des massacres d'une telle ampleur étaient possibles ?

Vous avez, avec émotion d'ailleurs, ce qui se comprend, décrit l'ambiance de l'époque autour de vous. Comment avez-vous réagi, vous, personnellement, ainsi que vos soldats, à la mort d'un de vos camarades sous une balle bosniaque ? Quelle a été votre réaction à la fois interne, mais également externe ?

Enfin, quand avez-vous rencontré le général Mladic pour la première fois ? Est-ce que, dès le début, vous avez été très méfiant à son égard ou au contraire, vous a-t-il donné une impression de confiance ? Quelle était votre perception à ce moment-là de l'armée bosno-serbe ? Le fait que les hommes aient été séparées des femmes lors de la prise de l'enclave vous a-t-il inquiété ? Avez-vous compris à ce moment que quelque chose de grave allait se passer ? Au fond, vous-même, vous sentiez-vous plutôt prisonnier des forces bosno-serbes ? Vous sentiez-vous otage ? Quel était, à ce moment-là, le sentiment qui vous habitait ? Et quand avez-vous pris connaissance des premiers massacres après la chute de l'enclave ?

Colonel Thomas Karremans : Si vous me le permettez, je ne répondrai pas tout à fait dans le même ordre aux six questions que vous me posez.

Vous me demandez si je me sentais moi-même prisonnier, si je me considérais comme pris en otage, mon bataillon et moi-même, dans cette enclave de Srebrenica. Ma réponse est oui. J'ai tenté de l'indiquer dans une réponse précédente. A partir du milieu du mois de février, il n'y avait plus de combustible. A partir d'avril, il n'y avait pratiquement plus de convois, qu'il s'agisse de convois du HCR pour la population civile ou de convois militaires. Mladic et son état-major savaient-ils exactement ce qui se passait au sein de l'enclave, pour la population civile, les Musulmans armés et nous-mêmes ? En fait, il était seigneur et maître de Srebrenica. C'est dans cette mesure que je me sentais pris en otage, que je me sentais prisonnier.

Pour en revenir à votre première question, qu'ai-je fait après avoir noté le rassemblement de troupes de l'armée bosno-serbe au mois de juin ?

Je n'en parle pas dans mon livre et ce pour la raison suivante. Au cours de la période où j'ai exercé mon commandement, mon bataillon a eu beaucoup de réunions avec les Bosno-Serbes, les commandants musulmans et les autorités civiles locales. J'ai toujours pris note de toutes ces discussions et tenté d'envoyer autant d'informations que possible par la voie hiérarchique vers les Pays-Bas. Le rapport que vous visez et qui indiquait que, dès juin, il y avait des concentrations de troupes serbes autour de Srebrenica m'est parvenu. Le major Franken et moi-même avons rédigé un message sur son ordinateur portable. Après l'avoir relu, j'ai dit qu'il fallait le transmettre aussi rapidement que possible par voie hiérarchique. J'y ai ajouté d'autres informations. Il a rédigé tout cela mais on n'a plus jamais retrouvé trace de ce message. Je ne suis pas revenu là-dessus, jusqu'à l'année dernière où on a attiré mon attention sur ce message qui constatait qu'il y avait concentration de forces et qu'on pouvait penser que les Bosno-Serbes allaient entreprendre quelque chose.

Pour le reste, je demandais aux échelons supérieurs autant d'informations que possible. Du Dutchbat, je ne voyais que ce qui se passait dans notre région. Je ne pouvais pas savoir ce qui se passait en dehors de l'enclave.

Pour ce qui est des renforts, je pense avoir déjà expliqué les raisons de ma décision.

Sur la deuxième question qui concerne une remarque de David Owen et du général Morillon à propos de leurs discussions avec Milosevic, il m'est difficile de donner une réponse précise car ceci se situait à un niveau d'abstraction bien supérieur aux préoccupations d'un commandant local. Si vous me demandez si j'avais prévu un bain de sang - car c'est ce qui s'est produit en fin de compte -, ma réponse est peut-être oui, étant donné que l'on savait comment agissait Mladic et ses troupes. On l'avait vu à d'autres occasions. De ces actes, je n'ai été informé que lorsque j'étais retourné aux Pays-Bas avec mon bataillon.

Vous m'interrogez ensuite sur ma réaction à la suite du décès tragique d'un de nos soldats.

Pendant la durée de notre présence, nous avons dû nous adapter aux circonstances et agir en fonction de celles-ci. Nous avons tenté d'alléger les difficultés liées à la situation de la population civile. Ceci est vrai aussi pour les hommes et les femmes de mon bataillon.

Lorsque l'attaque est lancée le 6 juillet, je suis informé par la radio que, près du poste d'observation Foxtrot, les Musulmans ont en toute hâte mis en place, depuis plusieurs jours, des obstacles sur la route. L'ordre est donné de passer outre mais Raviv von Renssen, soldat néerlandais, ne peut quitter le blindé suffisamment à temps et est attaqué par une personne qui se trouvait sur un de ces obstacles précipitamment mis en place. J'ai attendu la venue de ce convoi avec le médecin militaire. On m'a informé que le médecin n'avait pu que constater la mort de ce soldat.

Là, il me faut informer les hommes et les femmes du bataillon. Je me rends auprès du bataillon dont faisait partie ce soldat. L'information est passée par la radio. On peut se représenter l'effet que produit la perte d'un de vos hommes sur les hommes et les femmes qui font partie du même bataillon. Vous pouvez imaginer que le personnel était consterné ; ces hommes et ces femmes constataient qu'il avait été tué par quelqu'un qui faisait partie de ce groupe de réfugiés. Il est évident que j'étais très ému. C'était un bon soldat, dévoué et qui avait un esprit extrêmement positif.

En dehors de la mort de ce soldat, d'autres événements m'ont impressionné, ainsi que les soldats, officiers, et sous-officiers. Tel est le cas de tous ces blessés qui arrivent, qui font partie de la population locale. Je me suis habitué à regarder, à ne pas détourner le regard pour bien comprendre ce que cela représentait.

Quant à votre quatrième question concernant Mladic, j'adhère à ce qui a été dit par le général Nicolai. Pour ma part, je l'ai rencontré à plusieurs reprises, mais je m'empresse de rajouter que ce n'était pas sur une base volontaire. La première fois que je l'ai rencontré, c'était dans la soirée du 11 juillet. Vous imaginez la situation : l'enclave est tombée, l'appui aérien terminé, je me retrouve avec 50 000 réfugiés sur la base, autour de la base et, via l'interprète, on me fait savoir que je dois me rendre à l'hôtel à Bratunac, petit village situé juste à l'extérieur de l'enclave. Ce n'était pas une rencontre agréable. Je n'avais jamais rencontré Mladic. C'était la première fois. Ceci a provoqué chez moi une impression très forte et m'a laissé très peu de souvenirs plaisants. Pour l'avoir rencontré à plusieurs reprises, je pense qu'il s'agissait d'un partisan de la ligne dure (Hard Liner), arrogant, négociateur sans pitié. Je pense qu'il a profité du fait qu'il avait affaire à quelqu'un qui avait vécu ces six jours, se refusant à proposer quelque alternative que ce soit, fermé à la négociation, extrêmement directif, menaçant envers moi ou envers les représentants des Musulmans. D'ailleurs, dans la même soirée, il y a eu une autre réunion où étaient présents les trois représentants de la population musulmane. Là aussi, il faisait une impression extrêmement menaçante à ces personnes, qui comme vous pouvez l'imaginer aisément, ne se sentaient pas très à l'aise. C'est quelqu'un qui envoie, mais qui ne reçoit rien, si vous voyez ce que je veux dire. Quelqu'un qui sait exactement ce qu'il veut, de très directif, en un mot, quelqu'un de pas très agréable pour des négociations. Et, le général Nicolai vous a déjà dit qu'il ne voulait pas négocier avec une personne autre que moi. Peu de temps après, de retour aux Pays-Bas, nous avons appris quelles furent les conséquences de l'attaque de l'enclave...

Vous m'avez demandé si, dès le début, je me méfiais. Si je l'avais mieux connu ou connu plus longtemps, j'aurais pu répondre mieux. Je pense que c'est quelqu'un en qui on ne peut vraiment pas avoir confiance. C'est l'idée que j'ai retirée des discussions que j'ai eues avec lui ; ce qu'il disait, il le retirait dix minutes plus tard.

Oui, la séparation entre les hommes et les femmes, était pour moi une source de préoccupations. Nous avons tenté, avec le personnel, d'aider la population civile, qu'il s'agisse de logistique, de médicaments, d'eau. Nous avons essayé d'assurer en partie leur sécurité mais, vu le grand nombre de réfugiés, il se passait des choses qu'on ne contrôlait plus. Je vais vous en donner un exemple. Un blessé quittait la base. Il essayait d'obtenir, soit de la nourriture, soit un soin médical ou des médicaments auprès du centre de premiers soins. Il fut demandé à cette personne de rendre son casque et son arme. Lorsque vous vous sentez menacé, vous cédez, cela s'est produit à plusieurs reprises. Un certain nombre de ces Bosno-Serbes ont eu cette attitude. Lorsqu'il s'agissait de protéger, d'assurer la sécurité de tous ces réfugiés, je ne disposais plus du personnel pour contrôler la situation, notamment lorsqu'il fallait également assurer la sécurité de nuit. On ne contrôlait donc pas tout, notamment la séparation entre les hommes et les femmes. Aurions-nous pu faire quelque chose ? Avec suffisamment de moyens et de personnel, oui, mais vu les circonstances, ma réponse est non.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Je voulais vous demander deux précisions.

Si j'ai bien compris, vous dites que vous avez eu des informations sur l'ampleur des massacres seulement après votre retour aux Pays-Bas, et non pas sur place, c'est-à-dire que, les jours qui ont suivi la chute de l'enclave, vous n'avez eu aucune information sur ces massacres. Il semble pourtant qu'il y ait eu des témoignages, notamment de soldats néerlandais qui auraient vu de nombreux morts dans la région. Confirmez-vous ce point ?

Deuxièmement, vous avez dit à un moment, à propos des frappes aériennes, que les Serbes savaient sans doute qu'il n'y aurait pas de recours aux frappes aériennes. Est-ce un sentiment a posteriori ou avez-vous des informations ou des éléments qui permettent de conforter ce point de vue ? Notamment, que pensez-vous de la thèse selon laquelle existait une sorte de contrat lié aux prises d'otages précédentes, d'engagement comme quoi il n'y aurait pas de recours aux frappes aériennes concernant Srebrenica ou les autres enclaves d'ailleurs, suite aux prises d'otages ?

Colonel Thomas Karremans : A quel moment avons-nous été mis au courant de l'ampleur des massacres et de ce qui s'est vraiment déroulé ? Entre les 11 et 12 juillet et le moment où nous sommes rentrés, après avoir quitté nous-mêmes l'enclave pour Zagreb, dans cette période-là, je n'ai eu aucune ou quasiment aucune information sur ce qui s'est déroulé dans l'enclave. Un grand nombre de soldats néerlandais étaient perdus. Ils ont été capturés comme prisonniers de guerre et envoyés aux Pays-Bas via Bratunac. Eux avaient des informations, mais je n'ai reçu cette information que bien plus tard. L'information par la voie hiérarchique, du haut vers le bas, était telle que je ne disposais pas de telles informations.

Les troupes bosno-serbes savaient-elles qu'il n'y aurait pas d'attaques aériennes ? Y aurait-il eu un contrat comme vous dites ? Il est vraiment très difficile de répondre à une telle question. Peut-être que les Bosno-Serbes espéraient qu'il n'y aurait pas de soutien aérien du tout. Certes, à plusieurs reprises, l'enclave a été survolée par un certain nombre d'avions, mais les Serbes avaient probablement acquis la conviction lors des années précédentes qu'il n'y avait rien à en craindre et qu'il n'y avait à réagir qu'au moment où tombait une bombe. Je pense qu'ils étaient bien armés contre cela.

Concernant un éventuel contrat à un niveau supérieur, je ne peux pas y répondre, n'étant pas présent.

La prise d'otages de soldats néerlandais a-t-elle eu un impact ? Bien entendu, j'étais au courant du fait que, dans deux zones, des soldats de mon bataillon avaient été pris en otage. Néanmoins, j'ai demandé à plusieurs reprises un appui aérien. Il me fallait évaluer la situation et prendre une décision. Je la reprendrais à nouveau dans une situation semblable.

M. François Lamy, Rapporteur : Le général Nicolai a fait référence tout à l'heure aux directives du général Smith, confirmées par le général Janvier, sur l'utilisation de la force aérienne. Ce type de directives vous est-il parvenu ? Pour le dire autrement, un colonel qui est présent sur le terrain en Bosnie à ce moment-là est-il au courant des conditions très précises d'utilisation des frappes aériennes ?

Colonel Thomas Karremans : Vous vous référez au document relatif au Post Air Strike Guidance, aux conséquences de déploiement de l'arme aérienne, après qu'il en a été fait utilisation au mois de mai. J'étais au courant de ce document qui m'avait été envoyé par fax. Le premier jour de l'attaque, le 6 juillet, j'en ai discuté amplement avec le général Nicolai. A la suite de la non-autorisation du déploiement de l'appui aérien, je pouvais m'attendre à ce que les commandants de niveau supérieur fassent quelque chose, un appui au sol par exemple. Nous avons discuté du Post Air Strike Guidance. Mon avis était qu'il fallait un appui aérien rapproché indépendamment des instructions. Je pense qu'au vu des circonstances dans lesquelles je me trouvais avec le bataillon et la population, l'appui aérien aurait été un moyen ultime permettant de renverser la situation. Le général Nicolai a parlé de troupes de sol. Je crois davantage en une présence accrue de troupes terrestres beaucoup mieux armées, avec plus de sources de renseignement, ce qui s'est d'ailleurs produit à un stade ultérieur, mais ce qui n'était pas le cas en juillet.

De toute façon, tout ceci laisse un arrière goût désagréable lorsque l'on parle de zone de sécurité. On a tellement parlé d'appui aérien qu'on peut se poser la question de savoir s'il y avait des intérêts contradictoires. Pour ma part, il n'y avait pas d'intérêt contradictoire : je voulais un appui aérien. Vous savez qu'un appui aérien est difficile à réaliser, notamment du fait de ce concept de la double clé. Il y avait peut-être même une triple clé lorsqu'il fallait penser au pays qui envoyait ses troupes et qui avait également son mot à dire.

De temps en temps, la fin justifie les moyens ; de temps en temps, il faut prendre une décision et s'écarter des instructions. L'arme aérienne est peut-être l'arme ultime, mais il n'est pas facile de déployer cette arme aérienne en tant que telle : il faut prendre en compte les discussions entre le pilote et les troupes au sol, il faut également penser au territoire concerné, ce qui n'est pas toujours facile non plus. Quant à l'avis des politiques et des militaires sur le déploiement de l'arme aérienne, il se situe à un niveau beaucoup plus abstrait. J'étais sur place. Il y a eu des prisonniers. Nous attendions un appui aérien et je recommencerais s'il le fallait. J'espère avoir ainsi répondu à votre dernière question.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Merci. Souhaitez-vous ajouter une conclusion personnelle sur ce que vous attendez des travaux de notre Mission d'information, des travaux néerlandais ou du Tribunal pénal international ? Quel est votre jugement sur toute cette affaire, si tant est que ce soit possible, et sur les responsabilités des uns et des autres ?

Colonel Thomas Karremans : J'espère vraiment pouvoir contribuer à ce que Médecins sans frontières a demandé au départ, c'est-à-dire à faire la lumière sur tous ces événements. Je sais bien qu'il y aura encore beaucoup d'enquêtes, de documents, que beaucoup de livres seront écrits.

Je ne veux pas exprimer de jugement de valeur sur ce qui est fait par l'Institut néerlandais pour la documentation de guerre. Il est en train de rédiger des documents et on ne sait toujours pas avec précision quand ces documents seront publiés.

Quant au Tribunal de La Haye, j'ai comparu tout au début. Je n'étais pas aussi préparé que je le suis aujourd'hui. Avec tout ce que j'ai pu voir à la télévision, hier notamment sur CNN, je pense que ce Tribunal fonctionne parfaitement. C'est ce que j'espérais. Je souhaiterais que toute personne ayant de près ou de loin eu affaire à ces tristes événements comparaisse devant ce Tribunal.

Audition de M. Yasushi AKASHI,
représentant spécial du Secrétaire général pour l'ex-Yougoslavie

(du 3 janvier 1994 au 30 octobre 1995)

(jeudi 26 avril 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Je remercie M. Yasushi Akashi pour sa présence car il vient tout exprès du Japon à cette occasion. M. Yasushi Akashi, après avoir travaillé aux Nations unies dans les années soixante, a été à la représentation du Japon auprès de l'ONU dans les années soixante-dix. De 1979 à 1993, il a été Sous-Secrétaire général à l'ONU, chargé d'abord de l'information, puis du désarmement. Il a été le Représentant spécial du Secrétaire général au Cambodge en 1992 et 1993, puis le Représentant spécial du Secrétaire général pour l'ex-Yougoslavie du 3 janvier 1994 au 30 octobre 1995. C'est à ce titre que nous avons souhaité l'entendre.

Depuis novembre 1995, M. Yasushi Akashi est Sous-Secrétaire général pour les affaires humanitaires et a rejoint le Japon où il préside plusieurs institutions dont le Centre japonais de diplomatie préventive.

Monsieur le Secrétaire général, je vous remercie de vous être déplacé à notre demande. Nous allons procéder à votre audition. Après votre déclaration liminaire, que vous avez accepté de lire en français, nous vous poserons une série de questions. Je vous donne la parole.

M. Yasushi Akashi : Monsieur le Président, je suis très honoré d'avoir l'occasion de m'exprimer sur l'opération de maintien de la paix des Nations unies en ex-Yougoslavie, et particulièrement en Bosnie-Herzégovine, devant cette Mission d'information. Je n'ai pas participé à son lancement, mais j'en ai été le chef pendant presque deux ans, de janvier 1994 jusqu'à fin octobre 1995. Comme vos excellences le savent, ce fut la période pendant laquelle les contradictions entre les différents mandats confiés à la FORPRONU, les objectifs recherchés et les moyens nécessaires pour les atteindre devinrent particulièrement manifestes.

1) Principes essentiels du maintien de la paix par les Nations unies

Mon expérience en ex-Yougoslavie et au Cambodge, où l'opération de maintien de la paix de l'ONU connut un degré substantiel de réussite, me donne une perspective assez large sur les conditions dans lesquelles la recherche de la paix par les Nations unies peut aboutir au succès et celles dans lesquelles elle risque d'échouer. Je crois que la probabilité d'un succès des Nations unies est élevée lorsqu'il existe un accord politique préalable entre les parties en conflit pour cesser les combats et accomplir la paix.

Le mode classique de maintien de la paix par les Nations unies, qui fut mis en _uvre en 1948, parvint à réaliser son objectif limité, en partie parce que les parties en conflit consistaient principalement dans des Gouvernements reconnus et, en partie, parce qu'un nombre limité des troupes de maintien de la paix s'était vu confier une tâche statique, c'est-à-dire patrouiller et surveiller des frontières et des lignes de cessez-le-feu bien délimitées. Ces troupes de maintien de la paix favorisèrent un arrêt temporaire des hostilités et contribuèrent à une relative stabilité tandis qu'étaient menés parallèlement des efforts en vue de parvenir à un accord au niveau politique. A cette époque, le maintien de la paix par les Nations unies avait un objectif limité et bien défini, c'est-à-dire donner un répit aux combats en offrant une période d'apaisement. C'est ce qui se produisit au Cachemire, sur le plateau du Golan et ailleurs, mais cette période d'apaisement se transforma parfois en une période de montée des tensions conduisant à la reprise des combats, comme ce fut le cas à Chypre et au Moyen-Orient.

Le maintien de la paix est loin d'être une panacée pour la paix. C'est une méthode qui a fait ses preuves, mais qui doit être associée à des efforts plus substantiels destinés à parvenir à une paix durable entre les parties en présence au travers d'un accord politique entre elles, ce qui revient à dire qu'il est essentiel de synchroniser maintien de la paix et efforts politiques afin de parvenir à une paix permanente par des négociations.

On dit souvent, et fort justement, que les opérations de maintien de la paix des Nations unies tirent leur efficacité non de la force militaire, mais de la légitimité morale de l'organisation et de son impartialité reconnue vis-à-vis des parties en conflit. A cet égard, on pourrait comparer une opération de maintien de la paix classique des Nations unies à une vitrine de grand magasin. Il est facile, d'un point de vue physique, de la casser, mais peu de personnes osent le faire de peur d'envoyer des ondes de choc dans le monde entier. Cependant, les guerres civiles et ethniques de la dernière décennie ont montré, et c'est très regrettable, plus de mépris pour l'autorité morale des Nations unies que jamais depuis 1945.

2) Nature du maintien de la paix de l'ONU en ex-Yougoslavie : ce que cela était et ce que cela n'était pas

Permettez-moi de vous rappeler que le Secrétariat des Nations unies doutait de la mise en place d'une opération de maintien de la paix dans l'ex-Yougoslavie. Avant le début de l'opération en Croatie, le Secrétaire général, M. Perez de Cuellar, avait mis en garde contre une reconnaissance prématurée et sélective des Gouvernements de Croatie et de Bosnie, sans obtenir de ces Gouvernements des garanties sur les droits humains et les droits des minorités, comme l'avait recommandé la commission Badinter. Les Gouvernements européens concernés ne tinrent pas compte de ces avertissements. L'engagement des Nations unies en Bosnie débuta après l'opération en Croatie, par une opération limitée dans et autour de l'aéroport de Sarajevo, dont l'unique mission était de garantir la livraison, dans la sécurité, de l'aide humanitaire à la ville assiégée. Les Nations unies ont échoué dans la guerre de Bosnie, principalement à cause de l'absence d'un consensus entre les trois parties en conflit sur la nécessité de mettre fin à la guerre et de négocier par des moyens pacifiques.

En second lieu, les grandes puissances avaient de grandes divergences de points de vue sur les causes de cette guerre. Les Etats-Unis voyaient dans ce conflit un cas d'agression extérieure par la Serbie et offraient au Gouvernement bosniaque un soutien sans équivoque. La Fédération de Russie était tout aussi inflexiblement solidaire avec les forces serbes de Bosnie. La France et le Royaume-Uni étaient à peu près neutres et s'efforçaient avant tout de mettre fin aux combats. Ces deux pays avaient aussi une vision plus équilibrée et plus réaliste des limites de la puissance aérienne et avaient conscience des risques éventuels que son utilisation pourrait faire peser sur la vie de leurs soldats, qui étaient les plus nombreux sur le terrain.

La cinquième grande puissance, l'Allemagne, se situait quelque part entre les Etats-Unis d'un coté et la France et la Grande-Bretagne de l'autre. Lorsque les grandes puissances sont divisées ainsi, il en résulte inévitablement que le Conseil de sécurité est incapable de prendre des décisions importantes, ou alors adopte des décisions ambiguës ou contradictoires qui sont le résultat de compromis, fortes sur le plan rhétorique mais faibles quant au contenu.

Les troupes de maintien de la paix des Nations unies ne sont pas dotées de capacité de combat. Le fait est, comme l'a dit le général Michael Rose, que l'on ne peut pas faire la guerre avec « les véhicules peints en blanc » des Nations unies si voyants. L'intervention des Nations unies dans des tragédies humanitaires catastrophiques, sans l'accord des parties en guerre, devrait par conséquent être effectuée par une coalition ad hoc, et beaucoup plus forte, de pays qui sont dans le même état d'esprit, ou par l'OTAN, ou au moins par une force de maintien de la paix plus forte et mieux équipée, comme le suggérait le rapport Brahimi d'août dernier. Les troupes onusiennes de maintien de la paix sur le terrain - et je voudrais rendre ici chaleureusement hommage aux généraux et soldats français dont le courage et le dévouement devraient rester gravés dans l'Histoire - firent tout ce qui était en leur pouvoir pour combler l'écart énorme entre les nombreuses résolutions et déclarations de la présidence adoptées par le Conseil de sécurité, qui avaient nécessairement l'effet de toujours accroître les attentes du grand public, et la réalité sur le terrain des troupes en charge du maintien de la paix, troupes mal équipées, mal entraînées, d'origines géographiques et militaires très diverses, qui n'étaient pas compétentes pour faire respecter la paix.

Je souhaite souligner que de nombreuses personnes en Bosnie ne seraient pas en vie aujourd'hui si les Nations unies, le Haut Commissariat pour les Réfugiés et les autres organismes tels que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), n'avaient pas soutenu la difficile et même périlleuse assistance humanitaire pour plus de deux millions de réfugiés et maintenu la ville de Sarajevo approvisionnée en eau, électricité et gaz aussi bien qu'en nourriture et médicaments. Dans l'absence d'un accord de paix global, la force onusienne négocia et surveilla l'application de nombreux accords de cessez-le-feu, créant ainsi un espace essentiel permettant à la population de reprendre son souffle, de reconstruire des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux. Que les forces onusiennes de maintien de la paix furent incapables d'établir une paix durable ne doit pas occulter leur importante contribution, qui fut d'atténuer la dureté de la guerre et d'améliorer les conditions de vie des populations au moment où leur détresse était grande.

3) Les prétendues « zones de sécurité »

Le terme de « zone de sécurité » est tout à fait malheureux. Comme l'ont souligné de nombreux observateurs, il s'agit d'un concept imparfait. Le Dr. Boutros-Ghali, le Secrétaire général de l'ONU, n'a pas cessé de rappeler au Conseil de sécurité que les conditions essentielles à la mise en _uvre de ce concept ne furent jamais réunies. Le Conseil de sécurité n'apporta jamais de réponse sans équivoque à cet égard, en dépit de ses rapports de mars, mai et décembre 1994, et de mai 1995. Une zone de sécurité ne peut être sûre que si les parties du conflit s'entendent sur son existence. Il faut en particulier un accord sur la démilitarisation de la zone concernée ainsi que sur un tracé clair. Mais les six zones de sécurité définies - Sarajevo, Tuzla, Srebrenica, Zepa, Gorazde et Bihac - furent souvent mises à profit par le Gouvernement bosniaque comme endroit où faire se reposer les troupes, où les équiper et les entraîner, et à partir duquel organiser des attaques sur les forces serbes, bien plus que comme des zones de relative sécurité pour la population civile.

Le Conseil de sécurité ne fut jamais disposé ni capable d'approuver le volume des ressources exigées par le Secrétaire général pour « dissuader » les attaques contre les zones de sécurité. « L'option légère » de 7 600 soldats fut approuvée par le Conseil alors que le Secrétaire général avait requis 34 000 soldats. Même pour rassembler ces troupes dans la région, il fallut plus d'un an. Ces faits ont été souvent ignorés par les observateurs extérieurs, y compris la communauté internationale et les médias, ainsi que par le Gouvernement de Bosnie, et cela alors que les attentes ne cessaient de croître au vu des actes de cruauté serbes. Les graves contraintes imposées aux forces de maintien de la paix sur le terrain, et la frustration qu'elles leur causaient, ne cessaient de croître dans les mêmes proportions.

4) Le problème de l'impartialité et de l'engagement moral

Je me souviens des postes d'observation tenus par les troupes françaises à différents endroits de Sarajevo - l'aéroport, le cimetière juif et ailleurs. Ces soldats se trouvaient dans les positions les plus vulnérables et les plus indéfendables que l'on puisse imaginer, exposés aux possibles attaques de toutes les parties au conflit. Comment parvinrent-ils à rester là sans subir plus de pertes ? Pour ma part, je crois que c'était parce que ces troupes étaient perçues comme « impartiales » par les parties en conflit. C'était cela, et non leurs armes, qui les rendait crédibles. C'était vrai en tout cas dans les premières phases de la guerre.

Je me souviens aussi du contraste entre les postes d'observation faiblement protégés que tenaient les troupes scandinaves en Macédoine, troupes qui étaient prêtes à entreprendre des patrouilles nocturnes tout près de la frontière serbe, et les postes américains disposant d'un dispositif de protection lourd, et dont les soldats étaient réticents pour effectuer des patrouilles nocturnes à proximité de la frontière. Les troupes nordiques se sont clairement conformées à la philosophie de maintien de la paix, alors que les soldats américains s'attachaient à une puissance militaire écrasante pour réaliser les mêmes tâches.

Les Nations unies ne peuvent rester neutres entre le bien et le mal. La Charte des Nations unies elle-même est une déclaration d'engagement moral. Mais il n'est pas toujours aisé, dans le cours d'une guerre, et plus encore d'une guerre civile, de distinguer entre le bien et le mal. Les forces de maintien de la paix des Nations unies accomplissent fréquemment leur mission dans des conditions d'ambiguïté morale, avec des bons et des mauvais généraux, et des bons et des mauvais soldats, dans tous les camps, même si cela n'est pas dans des proportions égales. Les médiateurs des Nations unies et de la communauté européenne, qui arrivaient en Bosnie avec des idées préconçues, perdaient leurs certitudes devant la complexité de la guerre et la difficulté à distinguer le bon parti du mauvais, même si ce fut la partie serbe de Bosnie qui commit les plus sérieuses violations des droits de l'Homme.

5) Srebrenica à la veille de la tragédie

Il est impossible de jamais pardonner les atrocités qui eurent lieu à Srebrenica en juillet 1995. Elles nous obsèdent toujours. Cependant les événements qui s'y déroulèrent en juillet 1995 doivent être replacés dans leur contexte d'hostilités violentes, dans une logique d'escalade mutuelle entre les forces bosniaques et serbes. Les troupes hollandaises en poste à Srebrenica étaient déjà affaiblies par l'obstruction à leurs rotations normales. Elles commençaient aussi à manquer d'alimentation en produits frais et d'eau, ainsi que de combustible. Le commandant des forces bosniaques dans la ville était absent depuis plusieurs mois. Aucun Gouvernement ne fournit aux Nations unies des renseignements militaires pertinents sur l'attaque imminente des Serbes ni sur leurs intentions. A l'époque, la FORPRONU se remettait à peine de l'onde de choc de sa plus récente crise d'otages, en mai 1995, dans laquelle plus de 400 soldats avaient été pris en otage par les forces serbes de Bosnie afin de servir de bouclier humain, à la suite d'une frappe aérienne de l'OTAN.

6) L'emploi de la force, particulièrement de la puissance aérienne de l'OTAN

Rétrospectivement, les forces des Nations unies de maintien de la paix en Bosnie avaient peut-être retenu une leçon de trop de l'amère expérience de l'usage de la force, celle qu'avaient subie leurs collègues en Somalie et qui avait abouti à de lourdes pertes et au retrait définitif des Nations unies. « Ne jamais dépasser la ligne de Mogadiscio » devint une devise dans la FORPRONU, ce qui signifiait qu'il ne fallait jamais éveiller l'hostilité d'une des parties en guerre, au point d'en faire un ennemi mortel des Nations unies.

Ni le Secrétaire général ni moi-même ne désapprouvions complètement l'emploi de la force aérienne de l'OTAN. Depuis mars 1994, j'avais sanctionné des actions de « soutien aérien rapproché » au moins quinze fois. Il faudrait souligner que la direction de la FORPRONU avait usé de la menace de la puissance aérienne massive de l'OTAN avec une grande habileté, dans le cadre des négociations qui avaient abouti à un cessez-le-feu et à un désarmement de la zone de Sarajevo en février 1994, et à nouveau pendant la crise de Gorazde en avril de la même année. Nous avions mené ces négociations à leur heureuse conclusion en démontrant clairement aux Serbes de Bosnie que la puissance aérienne serait très probablement utilisée si les négociations échouaient. Dans le même temps, nous étions fort conscients du fait que l'action de soutien aérien, même de portée limitée, menée en avril 1994 pour garantir la sécurité du personnel de l'ONU à Gorazde, avait eu deux conséquences : 150 soldats de la FORPRONU avaient été faits prisonniers, et notre commandant britannique avait perdu toute capacité de négocier avec les Serbes de Bosnie.

En mai 1995, j'ai approuvé, pour la première fois, l'usage massif de la puissance aérienne, suite à la prise par les Serbes de Bosnie de 5 pièces d'armement lourd à Sarajevo. Cela a eu pour conséquence la prise de plus de 400 otages de l'ONU par les forces serbes de Bosnie. Monsieur le Président, vous serez d'accord avec moi pour estimer que lorsqu'il y a prise d'otages, leur libération devient la plus haute priorité du représentant spécial du Secrétaire général et du commandant des forces militaires.

7) Les leçons de Srebrenica : dans l'étroit passage entre le chapitre VI et le chapitre VII

Le 11 juillet 1995, le jour où Srebrenica fut finalement prise, mon commandant militaire, le général Janvier, m'a demandé d'approuver le soutien aérien rapproché de l'OTAN. Il m'a fallu moins de dix minutes pour lui répondre affirmativement. Avant cette date, le général Janvier avait surveillé, constamment et de très près, la situation militaire autour de Srebrenica et me tenait au courant de tout. Je sais qu'il était tourmenté par la question de soutien aérien de l'OTAN, qu'il se demandait si cela serait efficace et que, si la réponse à cette question était affirmative, quelles étaient les conditions à réunir, les cibles à toucher, et les répercussions possibles sur la sécurité des forces onusiennes de maintien de la paix, déployées à travers le pays.

Après une action de soutien aérien rapproché de quelques heures, j'ai demandé à l'OTAN d'interrompre le soutien aérien parce que j'avais reçu un coup de téléphone du Ministre hollandais de la Défense, réclamant cette interruption, en raison de la trop grande proximité des forces serbes des troupes hollandaises. Mon sentiment était que je n'avais d'autre choix que d'accepter la requête hollandaise. Je ne suis pas certain que recourir plus vite au soutien aérien rapproché eût dissuadé ou atténué l'offensive serbe contre Srebrenica. Une attaque aérienne de grande ampleur aurait probablement produit ce résultat. Mais avant le déploiement complet de la Force de réaction rapide, composée de forces françaises, britanniques et hollandaises en Bosnie, il est permis de se demander si la seule puissance aérienne aurait produit le changement de situation requis. Il est cependant presque certain que beaucoup, parmi le personnel de la FORPRONU, auraient été faits prisonniers par les Serbes ou auraient connu un sort pire encore.

Après que le monde entier se mit à percevoir l'énormité des crimes commis à Srebrenica, nous avons évoqué cette affaire lors de notre rencontre avec le Président Milosevic le 15 juillet. Le général Rupert Smith et le général Mladic parvinrent à un accord pour permettre l'accès immédiat, sur le terrain, des observateurs du CICR. A la suite de cet accord, j'ai rappelé à deux reprises à M. Milosevic que cette promesse n'avait jamais été honorée.

L'amère leçon que nous tirons de la Bosnie et des autres guerres civiles agitées des années quatre-vingt-dix est que le moyen classique de maintien de la paix conserve encore une utilité dans certaines circonstances, mais ne peut pas même suffire à assurer un minimum de stabilité dans d'autres conditions. De telles circonstances exigent une opération de grande envergure pour imposer la paix, qui peut être confiée à l'OTAN ou à une coalition ad hoc de pays qui disposent de plus de capacité militaire que les Nations unies.

Même lorsqu'il ne s'agit pas de combats à grande échelle et qu'une opération de maintien de la paix suffit, une telle force devrait peut-être être renforcée, mieux équipée, entraînée et commandée afin de faire face à des situations complexes et hautement instables, y compris les forces irrégulières et criminelles qui sévissent. Il sera nécessaire, si besoin est, d'utiliser des forces plus solides. Il convient cependant de clarifier et de définir comment concilier cette nouvelle exigence des années quatre-vingt-dix et, au-delà, avec les principes éprouvés dans le temps de « l'accord des parties », de « l'impartialité des Nations unies » et de « l'usage minimal de la force ».

Les responsables du maintien de la paix sur le terrain ne disposent pas toujours d'une réponse claire à la question de savoir s'il est sage de bombarder l'une des parties en conflit et d'en faire ainsi un ennemi des Nations unies aujourd'hui, alors qu'ils sont conscients du fait qu'ils auront demain à négocier l'aide humanitaire et le passage de convois des Nations unies sur le territoire de cette partie. Cela revient à dire que les Nations unies n'ont d'autre choix que de continuer à naviguer sur les eaux dangereuses de l'ambiguïté et dans le passage étroit qui sépare le chapitre VI sur le maintien de la paix classique et le chapitre VII sur l'imposition de la paix.

Il est facile et moralement satisfaisant d'argumenter pour un usage plus fort et plus résolu de la force par les responsables du maintien de la paix, afin de punir les ennemis d'une cause humanitaire supérieure, mais nous ne devrions le faire qu'en complète connaissance de cause de toute la portée des implications que cela comporte sur le plan militaire, financier humain et aussi politique.

La communauté internationale doit _uvrer avec patience pour un monde dans lequel les droits de l'Homme sont respectés, particulièrement ceux des minorités, ainsi que pour l'Etat de droit, une meilleure gouvernance et un développement économique et social durable pour tous. En d'autres termes, nous devons non seulement trouver de meilleures façons de maintenir la paix, mais aussi de meilleurs moyens de résoudre les conflits et aussi de les prévenir.

Le Président François Loncle : Je vous remercie pour cet exposé liminaire. Nous allons maintenant passer aux questions.

M. François Léotard, Rapporteur : Je suis frappé, dans l'exposé que vous avez fait, par une réalité qui me semble très récurrente dans toute la crise yougoslave et que je définis de la façon suivante, à savoir la difficulté à définir l'agresseur. Considérez-vous que c'est une injustice à votre égard que de définir votre attitude comme excessivement impartiale et que cet excès d'impartialité ne devient pas en fait une forme de prise de position ? Il vous a été reproché, à plusieurs reprises, de confondre les assiégés et les assiégeants, les victimes et les bourreaux. Mais il convient de noter que les otages étaient pour l'essentiel prisonniers des Serbes et peu des autres parties au conflit. Depuis 1991 et notamment depuis Vukovar, on a vu apparaître, au travers du nationalisme serbe, la cruauté et la violence des actions de cette partie au conflit, et, au travers des dirigeants serbes tels que MM. Milosevic, Karadzic et Mladic, une volonté d'écraser les autres parties prenantes.

Comment se fait-il que vous ayez pu laisser entendre, à plusieurs reprises dans votre exposé, qu'il ne fallait pas faire des Serbes « un ennemi des Nations unies » - expression que vous avez employée - alors que, depuis le début, cette partie au conflit était « un ennemi des Nations unies » et de ses propositions. Estimez-vous que les critiques, qui ont été faites sur votre comportement et sur celui de M. Boutros-Ghali, sont injustes, déplacées ou excessives ? Comment souhaitez-vous y répondre ?

M. Yasushi Akashi : Tout d'abord, il aurait été impossible ou peut-être injuste de définir d'emblée l'agresseur, dès le début de cette guerre. Il me semble que des guerres civiles aussi complexes ne sont parfois pas aussi civiles que cela. Cette guerre comportait deux aspects : un aspect international très clair, avec l'assistance et le soutien fournis par les autorités serbes, dont M. Milosevic. Quant à l'autre aspect, il concernait l'existence de tensions internes entre les trois communautés de Bosnie : les Bosniaques, une population essentiellement musulmane, les Croates et les Serbes de Bosnie représentant 31 % de la Bosnie.

Je crois qu'ici la question de la majorité serbe est apparue comme gagnante. Peut-être aurait-il fallu avoir un certain nombre d'assurances et de garanties pour la protection des droits des autres minorités. On peut dire la même chose concernant la Croatie. J'ai parlé des recommandations concernant la protection des droits de l'Homme et des minorités. Certains Gouvernements en Europe ne les ont pas prises en compte. Par conséquent, au début en tout cas, l'aspect international était présent mais il faisait partie d'un ensemble d'éléments intérieurs. En d'autres termes, il y avait un double aspect, une dualité. Ce n'était pas simplement une guerre internationale, mais également une guerre civile.

S'agissant de l'impartialité de l'ONU, vous dites qu'elle aurait été excessive. Monsieur le Ministre, vous vous souviendrez peut-être que les premières résolutions de l'ONU en ex-Yougoslavie concernaient la Croatie. L'ONU a mis en place une opération classique de maintien de la paix séparant les Croates des Bosniaques, dans la Krajina du Sud. L'ONU agissait au titre du chapitre VI traitant, de toute évidence, les deux communautés sur un pied d'égalité.

Mais une fois que la communauté internationale et l'ONU ont reconnu le Gouvernement en Croatie, les Serbes ont eu l'impression d'être traités de manière inférieure aux Croates par l'ONU et la communauté internationale, ce qui a rendu la tâche de M. Cyrus Vance, médiateur de l'ONU, très difficile.

En Bosnie également, l'ONU a agi d'emblée au titre du chapitre VI. Graduellement, le mandat de l'ONU s'est étendu. On a d'abord assisté à une intensification des mouvements, puis le problème de la liberté de circulation de l'ONU, du HCR, et donc de la réalisation de notre mission s'est posé. Ensuite a été adoptée la fameuse ou l'infamante résolution 836 - cela dépend de votre point de vue - qui indiquait clairement que nous devions agir plus énergiquement au titre du chapitre VII. A ce moment-là, on a pu interpréter différemment cette notion d'impartialité. Dans cette résolution 836, vous trouverez une référence à l'autodéfense même pour l'ONU. C'est une résolution que j'ai lue un grand nombre de fois, sans vraiment réussir à l'appréhender. Chaque membre permanent du Conseil de sécurité y est allé de sa petite phrase pour l'interpréter à son goût, ce qui pour nous a rendu impossible la mise en _uvre de cette résolution ainsi que celles des autres. Un jour, un de nos commandants belges en Bosnie m'a dit, ainsi qu'à la presse, me semble-t-il, qu'il avait arrêté de lire les résolutions du Conseil de sécurité parce qu'il ne les comprenait pas toujours. J'ai une certaine sympathie avec son opinion. Par conséquent, aussi longtemps que notre principale tâche a été l'assistance humanitaire et la négociation si possible d'accords de cessez-le-feu, de surveillance de la mise en _uvre de ces accords pour améliorer les conditions de vie des civils, nous avons pensé que l'impartialité était pour nous un important instrument de négociation et de persuasion des Serbes de Bosnie ainsi que d'ailleurs des deux autres parties.

J'ai dit qu'il était difficile de répartir le blâme, même si les Serbes de Bosnie étaient les plus grands coupables. Mais laissez-moi, par exemple, citer un passage du paragraphe 35 du rapport du Secrétaire général sur la tragédie de Srebrenica : « Lorsque les Bosniaques ont élargi leur territoire, ils ont utilisé des techniques de « nettoyage ethnique » semblables à celles auxquelles les Serbes avaient recours dans d'autres zones, mettant le feu à des maisons et terrorisant la population civile. Selon des sources serbes, plus de 1 300 personnes ont été tuées par des combattants bosniens alors que ceux-ci s'emparaient de territoires aux environs de Srebrenica. »

C'est un exemple des difficultés que l'on peut rencontrer, dans certains cas, pour réellement déterminer les coupables et les responsabilités. Dans la mesure où notre armement était plutôt limité et modeste, et compte tenu des résolutions et des déclarations présidentielles, nous avons choisi de maintenir le plus longtemps possible notre impartialité et notre crédibilité. Telle était l'interprétation du Secrétaire général lui-même et du Sous-Secrétaire général de l'époque, M. Kofi Annan.

M. François Léotard, Rapporteur : Vous avez cité l'accord du 15 juillet permettant à des observateurs du CICR de pénétrer dans Srebrenica. Or le blocus de la ville durait depuis février. Entre février et juillet, avez-vous transmis l'information à M. Boutros-Ghali, pris des initiatives et déjà demandé au CICR de pénétrer dans la zone ? En d'autres termes, quelles sont les actions qui auraient été prises entre février et juillet et auraient permis de souligner le caractère intolérable et inacceptable du blocus de Srebrenica, et la volonté d'affamer et de détruire physiquement la population qui y était enfermée ?

M. Yasushi Akashi : La situation à Srebrenica était intolérable, et ce bien avant la tragédie de juillet 1995, mais elle était également difficile à Sarajevo, dans la Krajina, à Bihac. Nous avons vécu de nombreuses crises, dont certaines simultanées. Je ne sous-estime pas les difficultés de Srebrenica, mais Gorazde, où nous n'avions que 8 observateurs militaires, connaissait aussi un sort difficile. Le ravitaillement de Srebrenica était très difficile. Nous avons eu des négociations particulièrement ardues avec les Serbes quant au ravitaillement de nos soldats néerlandais.

Comme je l'ai rappelé dans mon propos liminaire, les soldats néerlandais avaient été affaiblis car ils ne pouvaient obtenir les effectifs ordinaires et avaient perdu 150 hommes qui leur avaient été enlevés. Ils voulaient donc quitter Srebrenica le plus tôt possible. Nous avons alors contacté plusieurs Gouvernements scandinaves pour leur demander s'ils étaient disposés à remplacer les Néerlandais, mais ce fut une fin de non-recevoir. Aucun pays ne s'est déclaré prêt à les remplacer. Il ne s'agit donc pas de blâmer ces soldats néerlandais. Nous avons négocié sans fin avec les Serbes pour faciliter le passage vers Srebrenica et réduire le nombre d'attaques sur cette ville. Mais plus que partout ailleurs en Bosnie, Srebrenica a été la zone dans laquelle il y a eu un grand nombre d'attaques et de contre-attaques, et je crois savoir que M. Mladic nourrissait des griefs très importants à l'encontre de cette zone.

Malgré sa situation très difficile, je ne peux pas dire que Srebrenica avait une situation plus difficile que d'autres régions méritant une attention particulière. La situation était difficile partout. De plus, l'ONU n'a pas de mandat militaire particulier et aucun Gouvernement, y compris les grands Gouvernements de ce monde, n'était en mesure de nous faire part de leurs informations militaires sur Srebrenica. Par conséquent, avant la mi-juillet, nous n'avions aucune alerte particulière et ne savions rien des intentions serbes.

En fait, un grand nombre de mes généraux pensent que Mladic n'avait probablement pas, à l'origine, l'intention d'envahir Srebrenica. Mais au regard du peu de résistance qu'il rencontrait, car les commandants bosniaques et leurs lieutenants, affaiblis, étant retournés à Sarajevo, il ne restait que 3 000, ou 4 000 hommes, cela représentait une « chance » qu'il a voulu utiliser. Mais ce ne sont que des conjectures.

M. Pierre Brana : Le colonel Karremans nous a déclaré, la semaine dernière, que début juin 1995, il avait appris que les forces serbes se concentraient et se préparaient à attaquer la zone de sécurité. En avez-vous été informé et quelles décisions avez-vous prises ?

M. Yasushi Akashi : Je n'ai pas lu le témoignage fait par le colonel Karremans. Le commandant des forces, si je me souviens bien, ne m'a pas informé de plans ou d'intentions particulières de monter des attaques organisées sur Srebrenica, depuis juillet 1994. Ceci ne m'a jamais été signalé lors de nos réunions internes. Chaque matin, j'avais une réunion avec mes principaux responsables militaires et civils. Nous avions toujours une vision uniforme de la situation sur le terrain, que ce soit sur le plan politique ou militaire. Je ne me souviens pas avoir entendu évoquer des plans d'attaque sur Srebrenica.

M. Pierre Brana : Le général Nicolai et le colonel Karremans, toujours la semaine dernière, nous ont déclaré que « si un appui aérien massif avait été mis en _uvre rapidement, dès le premier jour de l'offensive des Serbes de Bosnie, on aurait peut-être évité cette tragédie ». Qu'en pensez-vous ?

M. Yasushi Akashi : J'ai mentionné ce point dans mon propos liminaire. En fait, c'est une conjecture. Comme vous le savez, il existe deux grandes catégories d'appui aérien :

- le soutien aérien rapproché, destiné à assurer la sécurité et la protection de nos personnels. Nous envoyons des contrôleurs aériens sur le terrain pour savoir s'il y a des attaques physiques sur nos personnels. C'est uniquement quand nous en avons confirmation que les avions de l'OTAN visent les armements tournés vers nos personnels.

- Les frappes aériennes, autre forme d'appui aérien, ont pour but politique de punir et de sanctionner, plus fortement sur le terrain, l'ennemi ou les parties qui nous empêchent d'accomplir notre mission.

Comme je l'ai dit dans mon exposé liminaire, l'appui aérien rapproché n'a été demandé que le 11 juillet 1995, et j'ai approuvé la demande du général Janvier en dix minutes. Si cet appui aérien rapproché avait été demandé avant le 11 juillet, soit le 9 ou le 10 juillet, je doute que la situation aurait été différente. Mais pour ce qui est d'un soutien aérien massif, c'est une autre histoire.

Lors des événements qui ont eu lieu fin août et début septembre, il y a eu une attaque massive qui a ouvert la voie aux accords de paix de Dayton. Mais cette attaque massive, qui a duré environ dix jours, n'était pas la seule façon d'arrêter les Serbes. Elle a été associée aux attaques au sol massives des forces croates, qui ont perturbé les forces serbes près de Bihac. Vous vous souviendrez peut-être aussi que, dans l'offre américaine qui a mené à Dayton, il y a eu cette concession, en tout cas selon les Serbes, à savoir le fait de reconnaître l'existence de la Republika Srpska dans le cadre de la Bosnie-Herzégovine. Par conséquent, les attaques aériennes et au sol massives contre les Serbes étaient associées à un geste diplomatique de flexibilité et de compromis à leur égard.

En l'absence d'autres politiques, l'attaque aérienne seule aurait-elle pu empêcher les attaques sur Srebrenica ? C'est encore une fois impossible de le savoir et il ne peut y avoir, à ce sujet, que des divergences d'opinion.

M. Pierre Brana : A cet égard, le général Nicolai ajoute dans son audition, un peu après, que « le général Rupert Smith était en faveur de réactions plus dures, d'attaques au sol avec un appui aérien, mais il n'a jamais réussi à convaincre le général Janvier et M. Yasushi Akashi. Le général Rupert Smith s'est donc conformé aux lignes dictées par ses supérieurs ». Que pensez-vous de cette déclaration du général Nicolai ?

Le Président François Loncle : D'ailleurs, le général Rupert Smith est parti en vacances peu après. Nous nous interrogeons toujours sur la raison de ce départ.

M. Yasushi Akashi : Mes généraux travaillant très dur, il leur fallait bien prendre quelques vacances de temps à autre. Il me semble que les généraux trop stressés ont tendance à ne pas toujours être en mesure de réfléchir aussi bien que lorsqu'ils sont reposés. Ces congés ne doivent donc pas être interprétés autrement que ce qu'ils sont. Les généraux ont besoin de vacances et ils y ont droit.

Il est évident que les généraux à Zagreb avaient une vision plus globale de l'ensemble des opérations, alors que nos généraux en Bosnie-Herzégovine et à Sarajevo avaient une vision plus tactique de la situation et une confrontation plus directe avec les forces de Bosnie. Cela peut donc entraîner un certain nombre de différences d'appréciation sur la situation quant aux politiques à adopter. Ce sont des différences inévitables. Nous avons fait notre possible pour comparer nos notes et harmoniser nos politiques. Par exemple, s'agissant de l'attaque aérienne massive des 25 et 26 mai, nous avons agi en concertation totale les uns avec les autres. Nous étions d'accord sur le scénario. Je devais émettre une alerte générale qui devait être suivie, deux heures après, d'alertes militaires plus spécifiques du général Rupert Smith concernant l'imminence d'attaques aériennes. Dans la plupart des cas, nous avons réussi à assurer la coordination, dans d'autres cas, elle n'a pas toujours été parfaite.

Il y a aussi cette théorie sur le consentement des parties. Vous pouvez avoir un consentement stratégique au niveau de la haute direction, alors que le consentement tactique n'est pas toujours au rendez-vous dans des affrontements plus directs sur la ligne de front. Je crois qu'il était important pour les commandants de forces et le général Janvier d'avoir cette vision globale pour pouvoir négocier avec le leadership serbe, c'est-à-dire Karadzic, Mladic et autres. J'ai évoqué tout à l'heure le commandant de Bosnie, le général Michael Rose, prédécesseur du général Rupert Smith, qui a perdu la capacité de négocier avec les Serbes de Bosnie, en raison du fait qu'on était très opposé à cette attaque aérienne. Personnellement, je n'ai pas pu négocier avec M. Karadzic au début. M. Stoltenberg et lord Owen ont persuadé M. Milosevic et, par son biais, ils m'ont permis de rencontrer M. Karadzic, mais ce dernier n'a pas permis au général Rose de m'accompagner. Il a déclaré : « C'est un militaire ; je ne veux pas lui parler ; je ne parlerai qu'à un civil de l'ONU ». De cette manière, nous avons en fait joué des rôles quelque peu différents des rôles traditionnels de l'ONU, mais dans le cadre d'un scénario global et unique.

Par conséquent, il me semble qu'il ne faut pas exagérer ces divergences entre les différents représentants de l'ONU. Parfois c'était consciemment que nous jouions ces rôles différents.

M. Pierre Brana : Le général Janvier et le général Mladic se sont rencontrés à trois reprises. Le 4 juin, le général Mladic avait préparé - c'est dans le rapport de l'ONU - un accord établissant un lien entre la libération des otages et le non-emploi de la force aérienne. Selon le rapport de l'ONU, le général Janvier n'a pas signé cet accord, mais n'en a informé le Secrétariat général de l'ONU que onze jours plus tard et ce à la demande du Secrétariat. Je crois d'ailleurs que M. Kofi Annan, qui était alors le chef des opérations de maintien de la paix, vous a demandé, le 15 juin, de mener une enquête à ce sujet. Comment expliquez-vous ce retard ?

M. Yasushi Akashi : Le siège de l'ONU étant à New York, nous faisions très attention aux propos de la presse américaine. Très souvent, au lieu de répondre aux demandes d'information du siège de l'ONU, nous avons dû répondre aux demandes d'information du New York Times et du Washington Post. Si le siège de l'ONU avait été à Paris, probablement que le siège nous aurait envoyés de nombreuses questions posées sur des déclarations parues dans la presse française.

Ce problème a parfois été excessif. Un certain nombre de rumeurs allant dans le sens que vous mentionnez ont paru, dans la presse américaine, quant à des ententes secrètes qui auraient été passées entre le général Janvier et le général Mladic. Le général Janvier, avant de se rendre à ces réunions et après les réunions, m'a brièvement fait part du contenu des discussions. Il m'a également parlé de ces spéculations concernant des ententes secrètes. Je crois que cela n'a rien de vrai ; cela n'a aucun fondement possible. C'est un privilège de la presse que de pouvoir se livrer à de telles spéculations, mais c'est en revanche notre mission que de clarifier la situation. Dans certains cas, elle est plus simple, dans d'autres plus complexe que les rumeurs ne le laissent paraître.

M. Pierre Brana : Il ne s'agit pas simplement de la presse puisque je crois savoir que le Secrétaire général de l'OTAN lui-même, le 21 juin, vous a adressé un courrier vous demandant des informations sur cette question.

M. Yasushi Akashi : C'est exact, mais le Secrétaire général n'aurait pas posé cette question si la presse ne lui en n'avait pas donné l'idée. Je suis fermement convaincu que lui-même n'avait aucun doute sur ce que je lui rapportais.

M. Pierre Brana : Existe-t-il des comptes rendus des deux autres entretiens des 17 et 29 juin entre le général Mladic et le général Janvier ? Ont-ils été envoyés à New York et sont-ils communicables à la Mission d'information ?

M. Yasushi Akashi : Je n'ai pas l'information sous la main concernant le contenu de ces réunions. Je ne sais pas si les comptes rendus ont été ou non communiqués à New York, voire s'ils sont importants et pertinents pour la Mission d'information. Je suis certain que l'on peut les obtenir, mais pour ce qui est de ces deux dates, je ne peux vous répondre dans l'immédiat.

M. Jean-Noël Kerdraon : Je suis choqué par un passage de votre intervention liminaire. Lorsque vous évoquez les troupes onusiennes, vous dites que, sur le terrain, les troupes en charge étaient mal équipées, mal entraînées, d'origines géographiques et militaires diverses, et n'étaient pas compétentes pour faire respecter la paix. Cela demande au minimum des explications, d'autant que, dans le même paragraphe, vous évoquez, concernant la France, le courage et le dévouement. Les deux peuvent parfaitement s'entendre, on peut être mal équipé et mal préparé, mais être courageux et dévoué. Je souhaiterais obtenir des précisions lorsque vous évoquez la pauvreté de certaines forces militaires. Tous les pays sont-ils concernés ou y a-t-il des différences à faire ?

M. Yasushi Akashi : J'ai expliqué qu'il y avait des forces de maintien de la paix avec des armes essentiellement légères, pour un grand nombre d'effectifs, y compris ceux de la France et du Royaume-Uni. Ces forces étaient bien équipées et entraînées, avaient un bon moral et une bonne discipline. Toutefois, je ne peux pas en dire autant des contingents de certains autres pays. Je suis tenté de vous citer les pays dont il s'agit, mais je ne voudrais pas avoir de problèmes politiques. Un certain nombre d'entre eux ayant eux-mêmes des difficultés ou étant très pauvres avaient des contingents insuffisamment équipés, disciplinés et entraînés. Je regrette de dire que certains soldats, mais en très petit nombre, se sont livrés à des actes de corruption et de transactions sur le marché noir. Cela ne concerne qu'une minorité. Ma première action, en ex-Yougoslavie, a été la mise en place d'une commission d'enquête pour mettre un terme à ces pratiques qui n'étaient pas vraiment appréciables de la part des Nations unies.

Quant aux pays mal équipés, certains d'entre eux ont proposé des effectifs, mais sans aucun équipement à offrir. Je me souviens des effectifs du Bangladesh, par exemple, qu'il a fallu équiper grâce à la bonne volonté de l'Allemagne, avec des armes excédentaires d'Allemagne de l'Est. Il a fallu plusieurs mois pour que ces effectifs disposent d'armes. Certains même n'avaient pas de vêtements d'hiver car venant de pays tropicaux. La force des Nations unies est une combinaison d'effectifs venant de différents pays, avec une culture différente et des niveaux différents de préparation militaire. La loi du dénominateur commun est telle qu'il n'est pas toujours aussi élevé que nous voudrions le voir.

S'agissant des Français, des Britanniques et de certains autres pays, c'est au contraire un niveau élevé de qualité dont nous avons bénéficié. Cependant ces forces n'avaient pas de capacité pour faire la guerre, car elles étaient des forces de maintien de la paix. Pour ce qui est de la lutte et de la guerre, il aurait fallu non seulement davantage d'armes mais aussi des renseignements militaires, des moyens de communication d'une toute autre catégorie. Il est donc très dommage de confondre le maintien de la paix, aussi excellent soit-il, avec la capacité de faire la guerre, la nécessité de rétablir et d'imposer la paix. Une telle action aurait dû faire l'objet d'une coalition de pays très armés et très formés, voire d'une équipe de l'OTAN. C'est dans ce contexte que je suis avec attention les tentatives des pays européens pour constituer leur propre force de réaction rapide de 60 000 hommes.

Le Président François Loncle : Pourquoi le responsable principal de cette tragédie, le général Mladic, n'a-t-il pas été arrêté dans les semaines et mois qui ont suivi ? Avez-vous à l'ONU le sentiment que telle ou telle grande puissance ne souhaitait pas qu'on se livre à l'arrestation de ces criminels de guerre ?

M. Yasushi Akashi : Si j'ai bien compris, vous voulez contribuer à augmenter ma popularité aux Etats-Unis ! Pour moi aussi, il est intéressant d'observer que l'IFOR ou la SFOR, envoyées par l'OTAN en Bosnie-Herzégovine pour remplacer la FORPRONU avec plus de 60 000 hommes bien armés, semble être aussi prudente que les Casques bleus de l'ONU. Je ne veux faire aucune spéculation. Lorsque j'ai posé cette question à un général américain, il y a une dizaine de jours, il m'a répondu qu'il y avait une certaine hésitation de la part des grands responsables américains dans la mesure où l'on voulait éviter les accrochages inutiles et faire trop de victimes. Il s'agissait donc d'essayer de s'en prendre à des criminels suspects de crimes contre l'humanité. Peut-être aussi rencontraient-ils des difficultés à retrouver ces personnes dans la mesure où elles se déplacent constamment. Mais je comprends et suis d'accord avec votre interrogation.

Le Président François Loncle : Nous avons aussi compris votre réponse et vos silences. Lorsque sont venus devant nous MM. Van Mierlo et Voorhoeve, les deux Ministres néerlandais, ils se sont plaints de n'avoir pas été consultés avant le 10 juillet. On peut d'ailleurs considérer qu'ils auraient pu réciproquement vous consulter. Comment expliquez-vous cette absence de contacts entre les responsables de l'ONU et les responsables néerlandais qui avaient en charge le contingent néerlandais dans l'enclave ?

M. Yasushi Akashi : Je sais que le général Janvier, peut-être au travers de ses collaborateurs, consultait les autorités néerlandaises à La Haye, mais avant le 11 juillet, je n'ai eu aucun contact avec les hauts responsables néerlandais. Les contacts que j'ai eus le 11 juillet avaient été initiés par les Néerlandais eux-mêmes. Je me suis toujours félicité des visites et appels des hauts responsables de pays qui avaient fourni des soldats aux Nations unies. Cependant, lorsque les opérations de maintien de la paix de l'ONU sont menées, elles le sont sous l'autorité globale du Conseil de sécurité agissant au titre du mandat donné par lui. Mon supérieur immédiat étant le Secrétaire général lui-même, il est le seul habilité à pouvoir me donner des ordres. Je n'accepte d'ordre de personne d'autre et je suis très fier de dire que tous mes subordonnés, qu'ils soient Français, Britanniques ou de toute autre nationalité, ont été des fonctionnaires internationaux dévoués à la cause supérieure de la paix internationale, laissant parfois de côté leurs intérêts nationaux propres.

Je crois que c'est dans l'intérêt de l'humanité dans son ensemble, et vous avez toutes les raisons d'être fier de vos contributions très précieuses à la cause de la paix par le biais des Nations unies. Je considère la France comme l'un des grands piliers du Conseil de sécurité, capable de guider l'action de l'ONU vers un meilleur avenir.

Audition de M. Charles MILLON,
Ministre de la Défense (1995-1997)

(jeudi 26 avril 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : J'accueille aujourd'hui M. Charles Millon, ancien Ministre de la Défense du 17 mai 1995 au 4 juin 1997, sous le Gouvernement d'Alain Juppé.

M. Charles Millon : Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant cette Mission d'information, car le travail que vous avez à fournir et le rapport que vous devrez établir sont importants pour l'approche de la vie politique et sur le plan éthique. Ce sont les points sur lesquels j'aimerais, en tout premier lieu, intervenir.

Il me paraît tout à fait préoccupant qu'un certain nombre d'organismes ou de personnalités puissent mettre en cause une action quelle qu'elle soit, gouvernementale dans le cas précis, en s'appuyant sur des assertions qui ne sont pas confirmées et une chronologie malheureusement erronée.

Ma deuxième remarque concerne ces événements qui ont été dramatiques, et je voudrais là rendre un hommage particulier à l'armée française qui a enregistré 70 morts et plus de 600 blessés parmi ses rangs et qui, tout au cours de cette période, a montré combien elle était capable d'être à la hauteur de ses responsabilités.

J'insisterai d'ailleurs sur cet aspect en indiquant que toute la hiérarchie militaire avait conscience de l'importance de l'engagement de la France dans ces opérations. Tout au cours de ces années, nous avons pu voir des officiers supérieurs venir expliquer aux responsables politiques quels étaient les enjeux et les engagements qu'il convenait de prendre non seulement pour pouvoir mener les opérations militaires, mais aussi pour pouvoir poursuivre l'objectif qui était celui de la France, c'est-à-dire le rétablissement de la paix et la lutte contre une purification ethnique que nous sommes unanimes à condamner.

Je voudrais également rendre un hommage particulier au Président de la République qui a montré une très grande détermination, dès son entrée en fonction, pour que la France tienne son rang dans ces opérations et cette partie du monde. Le Président de la République ainsi que le Premier ministre et l'ensemble du Gouvernement ont toujours fait preuve de détermination pour que la France puisse être, dans sa grande tradition, apte à lutter contre ces dérives que sont les atteintes à la liberté et les atteintes à la dignité de la personne humaine et pour qu'il y ait, dans cette région, un rétablissement de la paix respectueux de chacun. Nous savons tous que la situation, dans cette partie du monde, est complexe et qu'il est difficile de porter des jugements à brûle-pourpoint.

Je voudrais, avant de répondre à vos questions, vous indiquer que j'ai peu d'éléments à apporter suite aux auditions de MM. Alain Juppé, Premier ministre, et Jean-David Levitte, à l'époque conseiller diplomatique du Président de la République, aujourd'hui représentant de la France au Conseil de sécurité. Ces deux auditions ont été très complètes. Pour ma part, je ne ferai que soit répéter leurs propos, soit préciser tel ou tel point qui aurait pu être omis du fait qu'il était connu du ministère de la Défense, sans pour autant être connu ou noté par le Premier ministre ou le conseiller diplomatique du Président de la République.

Je reviendrai sur un certain nombre de points, notamment celui concernant le calendrier. Il est pour le moins choquant de voir que l'on utilise une date, à savoir le 4 juin, date à laquelle a eu lieu un entretien entre le général Janvier et le général Mladic, pour pouvoir en tirer des conclusions. Je rappelle que la première crise des otages s'est déroulée du 24 mai au 18 juin et qu'elle a été résolue grâce à la détermination du Président de la République.

C'est en effet ce dernier qui a décidé l'opération du pont de Vrbanja. Je peux m'en porter témoin, c'est lui-même qui a pris la décision d'aller à l'encontre de la procédure traditionnellement suivie. En effet, il est passé outre la chaîne de commandement de l'ONU et a utilisé la chaîne de commandement français pour que le pont de Vrbanja soit repris, afin de montrer aux Serbes la détermination française face à la prise d'otages qu'ils avaient faite à l'époque.

Or le 4 juin, le problème des otages ne se posait pas ainsi. J'ai vu, dans les relations qui ont été faites, qu'il y aurait eu une transaction entre le général Mladic et le général Janvier, ce dernier prenant l'engagement de suspendre ou d'interdire toute opération aérienne contre la libération des otages. C'est faux, cela relève en réalité de contrevérités.

Par ailleurs, la deuxième affaire des otages n'a commencé que le 30 août et s'est terminée le 12 décembre. Le 4 juin, il était évidemment impossible pour le général Janvier d'envisager que le 30 août, il y aurait deux pilotes français pris en otage. Ce point me parait très important, car toute la démonstration repose en partie sur ces assertions qui sont fausses. J'en porte témoignage.

Quant au drame de Srebrenica, il est le résultat, à mes yeux, d'hésitations ; or l'hésitation n'est pas bonne conseillère en politique. Je confirme que, lors du sommet franco-allemand du 11 juillet à Strasbourg, il y a eu une intervention du Ministre des Affaires étrangères néerlandais pour supplier Klaus Kinkel de tout faire afin qu'il n'y ait pas d'intervention et que le contingent néerlandais ne puisse être menacé par un massacre ou un écrasement.

Il y a eu deux coups de téléphone durant ce sommet franco-allemand, auquel j'assistais aux cotés du Président de la République et du Premier ministre. A cette occasion, il est exact qu'il y a eu une intervention du Ministre néerlandais des Affaires étrangères et je suis très étonné de sa prise de position actuelle qui nie ce fait. Ont été témoins de cette intervention le Chancelier Kohl, le Président Chirac, les Ministres de la Défense et des Affaires étrangères allemands et français, ainsi que l'amiral Lanxade.

Il est bien évident que si aujourd'hui des responsabilités sont à rechercher, ce n'est pas auprès du général Bernard Janvier, mais dans le fait qu'il y a sans doute eu, non pas une volonté affirmée, mais au moins des hésitations de la part des Néerlandais pour qu'une intervention puisse être effectuée. Je dois préciser que, jusqu'au massacre de Srebrenica, l'ensemble des participants avaient sous-estimé le drame qui pourrait intervenir.

Il serait malhonnête de dire que ce drame avait été envisagé et évalué. Au contraire, nous n'avions pas anticipé, ni évalué l'ampleur des massacres aujourd'hui constatés. Je dois également ajouter que la France a toujours été très déterminée pour intervenir lorsque les enclaves protégées faisaient l'objet de ce type de menace.

Je parle sous le contrôle de mon prédécesseur qui est aujourd'hui votre Rapporteur. Je crois que tout au cours de ces opérations la France a fait preuve de détermination. Pour Gorazde comme pour Srebrenica, la France était prête à prendre ses responsabilités, mais pas de n'importe quelle manière. Il est exact qu'un débat s'est tenu sur la manière dont on pouvait intervenir. Nous avions fait un certain nombre de propositions qui n'ont pas toujours été suivies car il y avait un nombre insuffisant, à nos yeux, de troupes pour pouvoir intervenir de manière efficace, mais nous étions prêts à intervenir en prenant certains risques. Nous l'avons d'ailleurs montré à l'occasion de la reprise du pont de Vrbanja, opération qui a malheureusement coûté la vie à deux de nos soldats qui ont honoré le drapeau français, car ils ont permis aux otages d'être libérés.

Je précise que la détermination de la France apparaît dans le fait que c'est elle qui a pris l'initiative de la conférence du 3 juin 1995, qui a permis la mise sur pied de la Force de réaction rapide. Nous étions alors arrivés au terme d'une étape, et il était nécessaire de franchir un nouvel échelon. C'est la France qui a pris l'initiative de la mise sur pied de cette conférence internationale qui s'est tenue avenue Kléber. C'est lors de cette conférence que trois pays - les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et la France - ont pris la décision de construire cette Force de réaction rapide, avec un soutien logistique qui pouvait être apporté par l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne.

Ensuite, s'est tenue la conférence de Londres qui a vu une coordination s'établir entre l'intervention de l'OTAN, dans le cadre de l'ONU, et la mise en _uvre d'une autre politique d'intervention qui elle aussi soulignait la détermination française. Je rappelle que c'est sur la décision du Président de la République qu'ont été installés des canons de 155 mm sur le mont Igman afin de faire pression sur les Serbes et leur montrer que nous n'étions pas disposés à céder à leurs ultimatums.

Je voudrais enfin revenir sur un dernier point. Dans les auditions qui ont été faites et les réflexions qui ont pu être rapportées ici et là dans la presse, il est fait état du fait que la France aurait hésité à engager une procédure pour provoquer l'arrestation de MM. Mladic et Karadzic. Je m'inscris en faux contre ces assertions. C'est le Président de la République lui-même qui, un jour, a convoqué les officiers supérieurs chargés de cette opération pour leur demander de tout mettre en _uvre pour que MM. Mladic et Karadzic soient arrêtés le plus vite possible. Il est vrai que le résultat a été quelque peu négatif, mais je ne peux m'empêcher de relever qu'à ce jour, personne n'a pu faire mieux. A la lecture des rapports confidentiels, j'ai pu constater que tout a été mis en _uvre pour leur arrestation, mais il est évident qu'ils bénéficient d'une protection réellement extraordinaire. Cela explique sans doute pourquoi, aujourd'hui, ces deux personnes qui relèvent du Tribunal pénal international ne sont pas encore arrêtées.

Le Président François Loncle : Avant de donner la parole à notre co-Rapporteur, je vous « taquinerai » sur votre déclaration qui pourrait être résumée de la façon suivante. La France n'a aucune responsabilité dans cette affaire, le Gouvernement était formidable, le Président de la République magnifique, les militaires, notamment les soldats, héroïques, les chefs géniaux. Ce sont, en réalité, ces malheureux Hollandais qui sont responsables de cette tragédie de par leurs hésitations.

Au-delà de toutes ces remarques, j'aimerais connaître votre appréciation sur l'ONU, la manière dont vous travailliez à l'époque avec les responsables de l'ONU, et la raison pour laquelle la chaîne de commandement ou de décision politique a été défaillante. Bref, cela me semble quelque peu plus compliqué que de dire qu'il y a eu les bons et quelques méchants.

M. Charles Millon : Je n'ai jamais dit cela. Je pense que vous m'auditionnez en ma qualité d'ancien Ministre de la Défense, afin de savoir ce qui s'est passé dans le cadre de la mission qui m'était confiée. J'ai suivi les dossiers avec une relative conscience professionnelle et je vous rapporte simplement ce que j'ai pu constater, suivre et surveiller. Je le dis d'une manière très claire car, aujourd'hui, il faut arrêter les contrevérités et voir qu'il y a en fait des choses évidentes.

Qu'ensuite on me dise que le problème de la chaîne de commandement se pose, je pense que M. Akashi que vous venez d'auditionner a dû en faire l'analyse en détail. La chaîne de commandement est celle de l'ONU. Si nous avons été obligés de la « violer » pour pouvoir intervenir à Vrbanja, c'est parce qu'elle ne fonctionnait pas bien.

Lorsqu'il a fallu prendre une décision parce qu'un certain nombre de nos soldats, attachés à des poteaux, étaient laissés à griller au soleil, on aurait espéré la prendre dans le cadre de la chaîne de commandement de l'ONU, à savoir une intervention non seulement pour libérer ces otages mais aussi rendre l'honneur aux armées qui se battaient là-bas. Mais en l'absence de résultat, il a fallu pour intervenir l'autorité du Président de la République qui a demandé à la hiérarchie française d'obéir à la chaîne de commandement français.

Il est donc bien évident que l'affaire de Srebrenica a sans doute eu comme élément de cause, une chaîne de commandement qui, par certains aspects, était beaucoup trop lente pour réagir à des événements militaires qui eux sont parfois foudroyants dans leur rapidité. La tragédie de Srebrenica relève de cette approche.

Dans les auditions précédentes, vous avez abordé le problème du renseignement qui se pose dans le cadre d'opérations de type ONU ou international. Il est clair que, dans un tel cadre, on ne dispose pas des éléments pour pouvoir apprécier une situation de manière suffisamment précise.

Le Président François Loncle : Comment avez-vous apprécié l'état des renseignements français ?

M. Charles Millon : A plusieurs reprises, les renseignements français ont attiré l'attention de la chaîne de commandement de l'ONU sur un certain nombre d'événements qui se déroulaient, mais la réactivité de l'ONU était relativement lente. C'est le problème qui est posé.

Un autre problème, auquel il conviendra de réfléchir pour l'avenir, est celui du renseignement qui se pose dans le cadre des opérations internationales. En effet, si plusieurs services de renseignement parallèles sont actifs, cela entraîne, à un moment donné, dans la chaîne de commandement, un problème d'appréciation. C'est l'une des questions plus générales qui est posée par les affaires de Bosnie et sans doute du Kosovo.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous nous indiquez que c'est le Président de la République qui a pris la décision de l'attaque du pont de Vrbanja. Or le général Gobilliard, lors de son audition, a mentionné qu'il avait pris seul la décision, sans demander l'avis de quiconque. L'amiral Lanxade lui-même nous a précisé que cela s'était passé à son niveau. Nous avons du mal à déterminer à quel niveau cette décision a réellement été prise.

M. Charles Millon : Je peux vous dire exactement où cette décision a été prise. Cela s'est passé à l'Elysée dans le salon où se tiennent les conseils de défense. Au terme d'un conseil de défense ou d'une réunion spécifique sur la Bosnie, le Président de la République, après avoir analysé la situation, m'a demandé d'appeler l'amiral Lanxade, qui était à l'époque le chef d'état-major général des armées, pour pouvoir mettre au point l'opération du pont de Vrbanja.

M. François Lamy, Rapporteur : Concernant la réunion du 4 juin, le général Janvier nous a effectivement mentionné que, selon lui, il n'y avait pas eu d'accord, mais qu'en revanche, le général Mladic lui avait remis un document qui était une proposition dont le contenu, en résumé, était de trouver un accord. En contrepartie de l'arrêt des frappes aériennes, les Serbes prenaient des engagements.

Le général Janvier nous a dit avoir transmis ce document à l'ONU. J'aimerais savoir s'il l'avait également transmis au Gouvernement français et si vous en aviez été destinataire.

M. Charles Millon : Je n'ai pas eu connaissance de ce document, mais la transaction que proposait le général Mladic était un secret de polichinelle. Si on revient sur tout ce qui se disait à l'époque, on savait que les Serbes n'avaient qu'une seule obsession, celle de faire cesser toutes les opérations aériennes. Que le général Mladic ait proposé au général Janvier, soit par écrit, soit par oral, ce type de transaction, n'a rien d'étonnant. Mais ce qui aurait été pour le moins scandaleux aurait été que le général Janvier ait donné son accord, mais il n'en a rien été.

Dans ce type de négociations ou de réunion secrète, il est difficile d'extrapoler la teneur des discussions qui se tiennent entre deux interlocuteurs. La seule chose dont je peux me porter garant, c'est qu'il n'a jamais été question pour le Président de la République, le Premier ministre, les Ministres des Affaires étrangères et de la Défense, le chef d'état-major général des armées, d'autoriser directement ou indirectement ou de couvrir directement ou indirectement un général français qui aurait pris cette décision, même s'il relevait de la chaîne de commandement de l'ONU.

Le Premier ministre, Alain Juppé, s'est exprimé de façon très claire sur ce point. Adopter une telle attitude aurait été rentrer dans le jeu des Serbes. D'ailleurs, lorsque les deux otages français ont été pris au mois d'août, le même type de transaction a été proposé. Les Serbes recherchaient toujours à éviter les opérations aériennes.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez fait référence à l'audition de M. Levitte que j'ai sous les yeux. Il explique que, lorsque la nouvelle de la chute de Srebrenica est communiquée pendant le conseil franco-allemand, « le Président de la République a littéralement explosé. Il s'est tourné vers les militaires français et allemands en disant qu'on ne pouvait pas continuer à travailler comme ça et qu'il était impensable d'apprendre, par un coup de téléphone, la chute de Srebrenica. Le Président a souhaité une suspension de séance. Il a demandé aux généraux français et allemands d'aller s'informer et de revenir avec des plans soit pour arrêter la chute de Srebrenica, soit pour reprendre Srebrenica ».

Cela m'amène à deux questions. Comment se fait-il que le Président de la République ne soit informé que le 11 juillet alors que les opérations militaires ont commencé dès le 6 et qu'elles se sont accentuées entre-temps ? N'y a-t-il pas là une défaillance de la chaîne de commandement français ?

M. Charles Millon : Il n'y a pas de chaîne de commandement français.

M. François Lamy, Rapporteur : Si, il existe une chaîne de commandement de l'ONU sur place qui transmet des informations à une chaîne de commandement français. Chaque jour, la chaîne de commandement français, qui comprend le chef d'état-major des armées, le Ministre de la Défense, le chef d'état-major particulier du Président de la République, reçoit des informations. Comment se fait-il que le Président de la République n'apprend la prise de Srebrenica que le 11 juillet ?

M. Charles Millon : Il a appris la chute de Srebrenica le 11 juillet car c'est précisément ce jour-là qu'elle est intervenue. Mais avant, c'est vrai qu'il y a eu une précipitation des événements. Personne n'avait envisagé, en réalité, l'accélération telle qu'on a pu la constater. C'est une opinion partagée par tous. Que ce soit la chaîne de commandement de l'ONU ou les officiers français engagés dans le cadre de l'ONU, aucun n'avait évalué la précipitation des événements. Il y a une opération montée par le général Mladic, avec du côté des Bosniaques, une non-volonté de résistance.

M. François Lamy, Rapporteur : Au-delà de l'éventuelle sous-estimation des militaires français, on constate effectivement, dans les documents, que le commandement militaire français estime simplement que les Serbes veulent prendre la route du Sud sans reprendre l'enclave. Mais pourquoi ne pas estimer également que Srebrenica ne constitue pas la priorité ? A l'examen des documents émanant de la hiérarchie militaire, on a le sentiment que la ville de Sarajevo est importante, car les troupes françaises y sont stationnées. De ce fait, Srebrenica est sous-estimée ou oubliée, car elle ne fait pas partie des priorités de la hiérarchie française.

M. Charles Millon : Je m'inscris totalement en faux. La France a proposé à moult reprises, d'une part, un renforcement des troupes et une augmentation des contingents, d'autre part la préparation d'interventions en vue de protéger les enclaves. Le général Quesnot a d'ailleurs rappelé, lors de son audition, que certains proposaient des opérations aéroportées, d'autres un déploiement de chars. L'état-major a étudié un certain nombre de possibilités. Par conséquent, notre attention portait aussi fortement sur Srebrenica, Gorazde, Zepa, etc. que sur Sarajevo.

Mais il faut garder à l'esprit qu'il y avait une répartition des contingents sur le terrain. Srebrenica était protégée par un contingent néerlandais. Le contingent français était posté sur le mont Igman. Dès lors, il est certain que nos renseignements ne pouvaient être que meilleurs sur le mont Igman que sur Srebrenica.

M. François Lamy, Rapporteur : S'agissant du fameux plan du général Quesnot, selon l'audition de M. Levitte, le Président de la République a demandé que l'on étudie des plans de reprise éventuelle de l'enclave. Le général Quesnot indique qu'il a lui-même proposé un plan précis. Quant au général Germanos, il nous a dit que cela avait été envisagé, mais assez rapidement balayé car militairement, cela ne semblait pas possible.

Comment cela s'est-il passé exactement ? Quelles ont été les demandes faites par la France à d'autres puissances étrangères ? Pourquoi au final n'y a-t-il pas eu d'action militaire alors que le général Quesnot semble affirmer que cela était techniquement possible, notamment par une opération aéromobile, d'autant que la France disposait alors d'une trentaine d'hélicoptères sur le porte-avions Foch ?

M. Charles Millon : Cette proposition du général Quesnot a été évoquée lors d'un conseil de défense, sans pour autant être d'une opération préparée et avoir fait l'objet d'un dossier. C'est à partir de ce moment-là que le Président de la République, qui essayait d'envisager toutes les solutions possibles pour pouvoir parvenir au rétablissement de la paix, a demandé que l'on étudie sommairement la possibilité d'une telle opération.

Toutefois, une telle opération, qui ne pouvait être qu'internationale, allait provoquer un changement de nature du conflit. Sous l'angle international, la France était totalement isolée pour pouvoir envisager ce type d'opération. Nous étions les seuls à étudier et évoquer ce type d'opération. Par ailleurs, suite à une étude rapide effectuée par l'état-major, il est apparu que techniquement il était impossible de la mener à bien seuls, car se posait le problème de la chaîne de commandement de l'ONU. Autant l'opération du pont de Verbanja était une opération limitée, autant une opération aussi lourde allait provoquer une vraie crise diplomatique. De plus, sous l'angle de la technique militaire, la proposition du général Quesnot n'a pas reçu l'approbation de la majorité des officiers d'état-major qui se sont penchés sur la question.

M. Pierre Brana : Lorsque nous avons auditionné M. Akashi, il nous a précisé qu'il n'avait pas été informé de ce dont le colonel Karremans nous avait dit, à savoir que dès début juin, la concentration des troupes serbes autour de la zone de sécurité laissait prévoir une attaque imminente. Notre service de renseignement militaire français, même si c'était le contingent néerlandais qui se trouvait dans cette zone de sécurité, avait-il été informé de cette concentration de troupes début juin et donc de cette menace imminente sur la sécurité de la zone de sécurité ?

M. Charles Millon : Je ne peux pas vous répondre de mémoire.

M. Pierre Brana : La France a-t-elle mis sur pied, pour la première prise d'otages, un dispositif de négociation ou une cellule de crise pour négocier leur libération ?

M. Charles Millon : Non. Quand j'ai pris mes fonctions, le problème des otages devenait crucial. La France entière avait été scandalisée par cet officier sorti d'une cave avec un drapeau blanc au bout d'un balai, ainsi que par des photos parues dans les journaux montrant des soldats français, sous uniforme de l'ONU, ligotés à des poteaux. Le Président de la République a alors estimé que cela était intolérable, qu'il n'y aurait pas de négociations et qu'il fallait montrer que nous étions capables de réagir, d'où la prise de décision de l'opération de Vrbanja.

Le Président François Loncle : Tout à l'heure, par rapport à certaines accusations quant à la première prise d'otages, vous insistiez sur votre vision du calendrier que vous fixiez du 24 mai au 18 juin.

Un des entretiens entre le général Janvier et le général Mladic a eu lieu le 4 juin, soit en plein milieu de la crise des otages. Lorsque vous dites qu'il n'y a pas eu la moindre tentation de négocier sur ce point, avez-vous des éléments ou des preuves qui vous permettent de l'affirmer ?

M. Charles Millon : C'est la parole d'un Ministre. Le général Janvier était sous mes ordres. J'avais des contacts périodiques avec lui. Il n'a jamais reçu, de ma part, l'autorisation de négocier ce type de transaction. Jamais le Président de la République ou le Premier ministre n'auraient accepté ce type de transaction.

M. Pierre Brana : Le général de La Presle nous a confirmé qu'il avait été envoyé en Bosnie pour diriger les négociations au niveau français. Il a indiqué avoir reçu des instructions du Président Chirac et de vous-même. Quelles étaient ces instructions ?

M. Charles Millon : Il s'agissait de voir à quelles conditions on pouvait passer du stade de la confrontation militaire à celui de la négociation. Le général de La Presle s'est révélé, à cette occasion, comme un chef militaire qui comprenait les choses militaires et un grand diplomate, car il avait parfaitement appréhendé le fait que les deux domaines étaient totalement imbriqués.

Il a tout mis en _uvre pour évaluer comment passer du stade de la confrontation, où il n'y avait aucun dialogue, à celui de la négociation qui pouvait permettre une intervention. A titre personnel, je pense que si nous avons pu arriver aux accords de Dayton, c'est grâce au travail préalable engagé par le général de La Presle.

M. Pierre Brana : S'agissant de la libération les otages, il n'y a donc eu, selon vous, aucune contrepartie. Le général Mladic a simplement pris la décision de libérer les otages.

M. Charles Millon : C'était un rapport de force type. C'est pourquoi je crois que l'opération du pont de Vrbanja a été essentielle dans le déroulement des événements de Bosnie, car elle a montré que nous étions capables de réagir à une opération militaire menée par les Serbes.

Puis la constitution, le 3 juin 1995, de la Force de réaction rapide a constitué une deuxième montée en puissance, car on a vu les pays européens prendre cette décision, avec le soutien du secrétariat à la Défense américain. C'est ce jour-là que les Serbes ont compris qu'il y aurait une troisième montée en puissance. Ce fut la décision personnelle du Président de la République d'installer sur le mont Igman les canons de 155 mm, avec toutes les difficultés techniques et pratiques que cette opération a pu comporter.

M. Pierre Brana : Puisque vous évoquez ce rapport de force, deux choses me viennent spontanément à l'esprit. D'une part, vous avez indiqué tout à l'heure que les Serbes avaient une obsession, à savoir celle des frappes aériennes. D'autre part, vous dites que vous avez réussi à obtenir la libération des otages grâce à un rapport de force classique. Pourquoi ne pas avoir alors joué sur la force aérienne pour établir un rapport de force par rapport à Srebrenica ?

M. Charles Millon : Le Président de la République n'était pas défavorable à une intervention aérienne, mais nous avons eu la demande pressante, le jour du sommet franco-allemand à Strasbourg, du Ministre des Affaires étrangères néerlandais de ne pas intervenir. Cela relevait de la chaîne de commandement de l'ONU ; il aurait donc fallu que la France déclare la guerre à la Serbie.

M. Pierre Brana : Cette demande de non-intervention a été faite le 11 juillet, lors du sommet franco-allemand. Pour ma part, je vous parle dès la date du 6 juillet. Les officiers néerlandais, que nous avons auditionnés, nous disent avoir demandé, dès le 6 juillet, l'intervention de la force aérienne. Si la force aérienne était alors intervenue, peut-être que la tragédie de Srebrenica aurait été évitée. Votre déclaration est quand même grave.

M. Charles Millon : La force aérienne était prête à intervenir. Il lui restait à recevoir l'ordre d'intervention. Quand, au sommet franco-allemand, le Président de la République et le Chancelier Kohl se sont posé la question de l'intervention aérienne, il y a eu la demande du Ministre des Affaires étrangères néerlandais.

M. Pierre Brana : C'était trop tard à ce moment-là. Pourquoi le 6 juillet n'y a-t-il pas eu de demande d'intervention aérienne ?

M. Charles Millon : Je n'ai pas souvenir, le 6 juillet, d'une demande officielle à moins qu'elle ait été faite à l'ONU.

M. Pierre Brana : En ce qui concerne l'intervention de la force aérienne, vos souvenirs vous reviennent à partir du 11 juillet.

M. Charles Millon : Tout à fait.

M. Pierre Brana : Avez-vous une explication sur le fait que le général Janvier, suite à sa rencontre du 4 juin avec le général Mladic, n'a communiqué au siège de l'ONU un compte rendu de l'entretien que onze jours après et sur la demande expresse du Secrétariat général de l'ONU ?

Par ailleurs, comment expliquez-vous que le Secrétaire général de l'OTAN ait demandé, par un courrier en date du 21 juin 1995 adressé au Secrétaire général de l'ONU, s'il n'y avait pas eu un marché sur les otages ? Il fallait que cela ait pris de l'ampleur pour que le Secrétaire général de l'OTAN saisisse par écrit le Secrétaire général de l'ONU sur ce sujet.

M. Charles Millon : Je répondrai à titre totalement personnel. Vous êtes en état de guerre et vous avez en face de vous un homme - Mladic - qui est loin d'être sot. Certains le considèrent peut-être comme fou, mais il n'est pas sot, il est même à mon avis d'une intelligence supérieure. L'objectif du général Mladic est de semer le trouble chez l'adversaire, c'est-à-dire l'ONU, la France, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne.

Pour ce faire, la meilleure technique, en état de guerre, c'est de mettre ses adversaires en contradiction et de provoquer le trouble parmi eux. A cette époque, j'ai suivi la deuxième crise des otages et leur libération. Le général Mladic est un homme qui souffle constamment le froid et le chaud. Un jour, il se présente comme un homme tout à fait agréable et fréquentable, le lendemain, sous un air de brute sauvage qui a envie de mettre à genoux tout le monde et d'éliminer ces Musulmans qui viennent embarrasser le c_ur de l'Europe.

Si je me mets à la place du général Mladic, vu son caractère, j'aurais fait lancer par mes services un certain nombre de rumeurs attestant que le général Janvier était prêt à accepter la transaction que les Serbes lui proposaient. La man_uvre a bien réussi puisque aujourd'hui, tout le monde essaie de démontrer qu'un général français aurait pris de lui-même cette initiative. Or ce n'est pas vrai.

M. Pierre Brana : Qu'en est-il du retard du compte rendu ?

M. Charles Millon : C'est la chaîne de commandement de l'ONU. Je crois que le général Janvier a estimé que son compte rendu n'était pas pressant, du fait que son entretien était totalement négatif du point de vue de ses conclusions.

Le Président François Loncle : C'est un autre général français qui remplace, dans le cadre du dispositif de l'ONU, le général Rupert Smith quand celui-ci part en vacances. Ce départ en vacances ne vous semble-t-il pas bizarre ? J'avoue que les bras m'en sont tombés tout à l'heure quand j'ai entendu M. Akashi dire que les militaires avaient besoin de vacances, qu'ils sont stressés. Certes les vacances sont nécessaires, mais il y a des moments plus propices pour les prendre.

M. Charles Millon : Je ne vous dirai certainement pas que nous avons apprécié la situation avec toute la gravité qu'elle comportait. Si le général Smith est parti en vacances, c'est parce qu'à mon avis, il n'avait pas conscience de la dimension du drame qui allait se produire.

Le Président François Loncle : Ne serait-ce pas plutôt le contraire ?

M. Pierre Brana : Sur ce point, nos interlocuteurs à plusieurs reprises ont mentionné une divergence de fond entre le général Smith et le général Janvier, le général Smith étant pour des interventions plus dures et notamment pour l'appui aérien. Ses propositions ont été refusées conjointement tant par le général Janvier que M. Akashi. Le refus de ses propositions pourrait-il constituer une raison de son départ en vacances à ce moment-là ?

M. Charles Millon : J'ai été Ministre de la Défense pendant deux ans, je n'ai jamais vu un officier prendre une telle décision. Peut-être est-ce le cas dans l'armée britannique, mais pas dans l'armée française.

M. Pierre Brana : Etiez-vous au fait des divergences entre le général Smith et le général Janvier ?

M. Charles Millon : Il n'y a pas eu de divergences en tant que telles, mais des débats constants entre tous les états-majors, d'où la difficulté de monter des opérations internationales. C'est pourquoi les Américains jouent sur du velours quand ils arrivent, car ils installent leur hiérarchie, leur chaîne de commandement parallèle. Dès lors, ce sont eux qui dirigent tout. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé quand l'OTAN est intervenue. Lorsque vous menez une opération internationale avec des états-majors quasi parallèles, vous avez un débat constant.

M. François Lamy, Rapporteur : Je voudrais revenir sur la période du 6 au 11 juillet. Vous mentionnez une sous-estimation de la situation, mais il y a néanmoins une remontée des informations. On peut supposer que l'on sous-estime la situation le 6 juillet, mais au fur et à mesure, les événements montent crescendo. N'est-ce vraiment qu'une erreur d'appréciation ? Pour ma part, je voudrais vous soumettre une hypothèse, à savoir que l'on commence alors à réfléchir à la sortie diplomatique.

M. Charles Millon : Non.

M. François Lamy, Rapporteur : Si, car à cette époque, il y a déjà eu plusieurs propositions. Les diplomates et les Gouvernements réfléchissent à la sortie politique de cette crise dont chacun sait qu'elle n'a pas de solution militaire. Selon vos souvenirs, que devenait la poche de Srebrenica dans la solution politique du Gouvernement français à cette époque ?

M. Charles Millon : Tout d'abord, je n'ai pas souvenir, à ce moment-là, d'un engagement de négociation sous l'angle diplomatique. Certes des réflexions étaient menées pour la sortie de la crise, mais il n'y avait aucun projet établi de sortie diplomatique. En tant que Ministre de la Défense, je n'étais pas associé à la définition de ces projets à cette époque, mais je l'ai été par la suite.

Par ailleurs, l'art militaire est un art, donc pas une science, et cela peut donner lieu à des appréciations inexactes. Si les appréciations étaient exactes, vous pourriez alors mener une guerre zéro mort. Dans le cas présent, il y a eu sans doute une sous-appréciation d'un certain nombre de phénomènes, mais jamais il n'a été envisagé, par des responsables politiques et militaires, de provoquer ou laisser faire un massacre de cette ampleur pour des raisons diplomatiques ou militaires. Dire l'inverse relève du goût du drame. Aucun homme politique et aucun chef militaire, s'il avait perçu la dimension du drame, ne l'aurait laissé perpétrer. C'est impossible. Peut-être suis-je naïf, mais je ne le crois pas.

M. François Lamy, Rapporteur : Je ne vous considère pas naïf, mais nous avons vu aussi que certaines opérations militaires, y compris au mois d'août, ont été favorisées parce qu'elles permettaient de rectifier la carte en fonction d'objectifs politiques que l'on voulait faire accepter.

M. Charles Millon : Faire des opérations militaires afin de garantir un couloir et l'établissement d'une paix me paraît être une décision sage. Laisser faire un drame tel que celui-là est une décision folle.

M. François Lamy, Rapporteur : Je suis tout à fait d'accord avec vous.

Aujourd'hui, il n'y a pas de mission d'information sur la chute de Zepa, car cette zone n'a pas connu des massacres de l'ampleur de ceux de Srebrenica. Je m'interroge de savoir si, en fait, la chute de Srebrenica, dans l'esprit des responsables politiques européens et américains, n'était pas la moins pire des solutions pour parvenir à un accord politique.

Je ne vous dis pas, pour autant, que cela était programmé et que tel était l'objectif. Mais n'y a-t-il pas eu, dans cette sous-estimation, le fait de considérer qu'après tout, si la poche de Srebrenica tombe, cela arrange bien les affaires des Européens et des Américains, car ils savent qu'à la sortie, un accord politique sera nécessaire et que ces enclaves seront difficiles à défendre.

Le Président François Loncle : Dans le même ordre, il y a aussi la thèse de l'abandon de l'enclave par les autorités bosniaques.

M. Charles Millon : Il est vrai que certains mouvements de troupes bosniaques ont surpris les observateurs. Reste à savoir si les Bosniaques avaient également établi une stratégie. Le problème découle de deux éléments : une absence de chaîne de commandement unique et une confrontation à des alliances sur le terrain. A cet égard, il suffit de se rappeler notre opération d'installation des canons de 155 mm sur le mont Igman. Tout au long du transport de ces canons pour les amener à Sarajevo en partant de Split, nous avons rencontré des problèmes, non pas avec les troupes serbes, mais avec les troupes bosniaques et croates qui n'appréciaient pas cette opération. En effet, certains estimaient que les bombardements aériens étaient plus efficaces que les bombardements terrestres. On s'aperçoit qu'en fait, les bombardements terrestres du mont Igman étaient très précis et qu'on pouvait alors éviter les objectifs civils et ne toucher que les objectifs militaires. C'est pourquoi je trouve qu'il est difficile de porter des jugements a posteriori.

Pour ma part, j'aurais souhaité que le sommet franco-allemand ait été filmé. On aurait vu alors, à la réaction du Président de la République, du Premier ministre et des Ministres de la Défense et des Affaires étrangères, qu'il n'y avait aucune volonté tactique à abandonner Srebrenica. Si la France avait été seule à prendre la décision, nous serions intervenus à Srebrenica.

M. Pierre Brana : Concernant vos propos sur les troupes bosniaques, il faut quand même intégrer l'idée qu'elles avaient été désarmées en armements lourds. De ce fait, face à une armée serbe très bien équipée, leurs capacités étaient très faibles. On ne peut pas les mettre sur le même plan.

M. Charles Millon : C'est bien pourquoi je n'ai pas porté de jugement.

M. Pierre Brana : Un article du journal La Croix, paru le 10 juillet 1996, révèle qu'à l'issue de plusieurs mois d'investigation de ses journalistes, les services de renseignement français et américain auraient intercepté, dès le 17 juin 1995, c'est-à-dire quasiment un mois avant la tragédie de Srebrenica, des communications entre le général Perisic, chef d'état-major de l'armée fédérale yougoslave, et le général Mladic, les deux hommes préparant l'attaque contre Srebrenica. Avez-vous eu des informations, dans l'exercice de vos fonctions, sur cette communication ou vous élevez-vous en faux contre cet article ?

M. Charles Millon : Je ne m'élève pas en faux car je n'ai pas en mémoire cette communication. Tous les jours, je recevais une cinquantaine de télégrammes diplomatiques ou de renseignements militaires.

M. Pierre Brana : C'est un renseignement militaire lourd puisque c'était le lien entre Mladic et Perisic, c'est-à-dire entre l'armée serbe de Bosnie et l'armée fédérale de Yougoslavie, se préparant à l'attaque de Srebrenica.

M. Charles Millon : Le lien entre les deux armées était un secret de polichinelle. Je n'ai pas en mémoire ce renseignement.

Le Président François Loncle : Préparer une attaque contre une zone de sécurité est quand même un renseignement lourd.

M. Charles Millon : C'était la même chose pour Gorazde et Zepa. L'objectif des Serbes était de faire sauter toutes les enclaves. Si j'avais un jugement à porter, ce serait sur la chaîne de commandement et la coordination. Il me paraît extrêmement difficile d'aborder ce type de problèmes opérationnels avec une chaîne de commandement ONU, des troupes qui reçoivent des renseignements divers dont il est difficile de faire la synthèse, des traditions militaires différentes.

Si l'on se réfère à la guerre du Kosovo, elle a été totalement différente de celle de Bosnie. La guerre du Kosovo a été prise en main par les Américains qui ont décidé de faire des bombardements zéro mort, alors que la guerre de Bosnie a été prise en main au départ par les Européens, qui ont eu, à mes yeux, une attitude plus noble, c'est-à-dire d'intervenir sur le terrain pour essayer d'établir une paix et ne pas favoriser une épuration ethnique massive.

Le Président François Loncle : L'un des points d'accrochage, hélas, a été marqué de manière très forte par vous-même, c'est cette divergence sur l'approche de la vérité entre Néerlandais et Français.

M. Charles Millon : Sur ce point, je donne ma parole d'honneur.

Le Président François Loncle : Avouez que cela peut choquer beaucoup d'entre nous qui connaissent la capacité de ces deux pays et de leurs équipes de dirigeants à se mettre d'accord et à s'entendre. Comment expliquez-vous ce fossé dans l'approche de la vérité entre les deux thèses ?

M. Charles Millon : Je crois qu'il n'y a aucun fossé. Actuellement, la campagne politique, menée sur l'affaire de Srebrenica par des organismes et des personnes, commence à agir sur les opinions politiques. Je ne reproche pas aux Néerlandais d'avoir pris cette décision à l'époque. On ne peut juger un événement d'hier avec les yeux d'aujourd'hui. Quand les Néerlandais ont pris la décision de demander officiellement au Président Chirac et au Chancelier Kohl de ne pas provoquer une opération de frappe aérienne, c'est parce qu'ils voulaient empêcher le massacre de leurs soldats.

Je ne pense pas qu'à l'époque, le Ministre des Affaires étrangères néerlandais ait pu imaginer les massacres qui ont eu lieu soit concomitamment, soit par la suite, et qui ont été perpétrés par Mladic sur les forces bosniaques. Aujourd'hui, si vous avez une telle pression, c'est parce que la vérité est parfois difficile à porter. Pour ma part, j'étais présent au sommet franco-allemand et je peux témoigner que cela s'est passé ainsi. J'étais à côté de M. Klaus Kinkel lorsque le coup de téléphone a été passé.

Le Président François Loncle : Par rapport à cette démarche qui vous choque de vouloir accuser à tout prix la France, c'est une démarche que les Néerlandais n'ont pas suivie à l'égard de la France, alors que vous avez tendance à le faire à leur égard.

M. Charles Millon : Je ne porte aucune accusation. Si nous avions pu prévoir le drame, nous n'aurions pas eu cette position militaire et politique. L'objectif du Gouvernement néerlandais était d'éviter le massacre de son contingent. C'est pourquoi il a demandé qu'il n'y ait pas de frappe aérienne qui aurait provoqué la furie des Serbes qui se seraient probablement retournés contre le contingent hollandais. Je ne porte aucun jugement, c'est une analyse froide de la situation. Le Gouvernement néerlandais a demandé, car il ne voulait pas voir ses soldats massacrés, aux Gouvernements responsables, dont le Gouvernement français, de tout faire pour qu'il n'y ait pas de frappe aérienne.

Le Président François Loncle : Lorsque vous évoquez le refus des Néerlandais d'utiliser la force aérienne, même si vous n'aviez pas connaissance de la gravité de la situation et de l'horreur qui allait suivre, cela signifie-t-il qu'à un moment donné - les 6, 7, 8, 9, 10 ou 11 juillet - vous étiez vous-même, en tant que Ministre de la Défense et responsable français en coordination avec le Premier ministre et le Président de la République, favorable à l'intervention aérienne ?

M. Charles Millon : Je répondrai oui.

Le Président François Loncle : L'avez-vous fait savoir ?

M. Charles Millon : Bien sûr.

Le Président François Loncle : Lorsque vous l'avez vous-même fait savoir personnellement, quelles ont été les réactions ?

M. Charles Millon : Comme le Gouvernement néerlandais y était défavorable, cela ne pouvait donc pas aboutir.

Le Président François Loncle : Mais le Gouvernement néerlandais n'était pas en charge des décisions suprêmes en la matière.

M. Charles Millon : La France non plus.

Le Président François Loncle : Vous pouviez, compte tenu de la position de la France au Conseil de sécurité de l'ONU, imposer, ou du moins inspirer, une décision de manière plus haut placée.

M. Charles Millon : Le Président de la République française était favorable à une intervention.

Le Président François Loncle : A partir de quand ?

M. Charles Millon : Du sommet franco-allemand. Je l'étais d'ailleurs moi aussi à partir de ce moment-là.

Le Président François Loncle : Je vous ai cité le calendrier jour par jour. En fait, vous étiez favorable à l'intervention aérienne à partir du 11 juillet.

M. Charles Millon : Je n'y étais pas favorable avant.

Le Président François Loncle : Vous aviez donc aussi mesuré tous les risques ?

M. Charles Millon : Bien sûr. Il y a toujours des risques dans les opérations. Quand j'ai pris la décision du pont de Vrbanja avec le Président de la République, il y avait un risque évident.

Le Président François Loncle : C'est donc le 11 juillet que vous êtes favorable à une intervention aérienne, mais pas avant cette date.

M. Charles Millon : Non, pas avant, car je n'en avais pas la connaissance. Mais cela n'empêche que l'opération avait déjà été préparée par l'ONU, mais pas à la demande du Gouvernement français.

M. Pierre Brana : L'intervention aérienne aurait pu éventuellement changer le cours des choses à partir du 6 juillet, mais pas après. Le 11 juillet, c'était déjà trop tard.

M. François Lamy, Rapporteur : Les interrogations que nous nous posons concernent cette période entre le 6 et le 11 juillet. J'ai ici une note, en date du 11 juillet, de la Direction des Affaires stratégiques (DAS), qui est chargée d'étudier des options. Pour l'une d'entre elles, la DAS indique :

« L'engagement de la Force de réaction rapide sur la poche de Srebrenica ne se justifie pas d'une part, parce que la situation militaire examinée plus haut ne l'impose pas - c'est une sous-estimation de la situation - d'autre part, parce qu'il reviendrait également à disperser les moyens des forces des Nations unies sur une opération secondaire, au bénéfice stratégique de Pale et de Sarajevo. »

Je reviens à mes commentaires précédents. Il y a là une sous-appréciation de la situation de Srebrenica qui, de toute façon, ne constitue pas une priorité. C'est certes l'option d'un analyste de la Direction des Affaires stratégiques, mais n'est-ce pas en fait l'état d'esprit que l'on retrouve au niveau du ministère de la Défense et du Gouvernement français jusqu'au 11 juillet ?

M. Charles Millon : Je vous ai déjà répondu sur ce point. Effectivement nous avions plus les yeux fixés sur Sarajevo, où le contingent français était stationné, que sur Srebrenica, où il y avait le contingent néerlandais.

Audition de M. Hervé de CHARETTE,
Ministre des Affaires étrangères (1995-1997)

(jeudi 10 mai 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Votre audition s'explique, Monsieur de Charette, uniquement parce que vous avez été Ministre des Affaires étrangères de notre pays, sous le Gouvernement d'Alain Juppé, du 17 mai 1995 au 4 juin 1997. Succédant d'ailleurs à Alain Juppé au Quai d'Orsay, vous avez été au c_ur des événements qui occupent la Mission d'information : le drame de Srebrenica.

M. Hervé de Charette : C'est bien volontiers que je me présente devant la Mission d'information afin de contribuer à votre recherche qui est, je crois, très importante pour nous tous. Les événements de Bosnie-Herzégovine ont été extrêmement difficiles à vivre par l'ensemble des dirigeants européens et américains. Il est certain que cette histoire de la Bosnie-Herzégovine a été une tragédie éprouvante, dans laquelle tant la communauté internationale, représentée par l'ONU, que les Européens ont fait preuve évidemment d'une grande volonté pour résoudre les problèmes, mais aussi d'une grande incapacité à définir ensemble une ligne ferme et à s'y tenir. Cette démarche hésitante, comme à tâtons, au fil des années, s'est heurtée à la très grande dose de violence qui s'était accumulée dans cette partie de notre malheureux continent européen.

J'ai lu la totalité des auditions auxquelles vous avez procédé et ai le sentiment qu'au point où vous en êtes, ma contribution ne peut vous apporter de lumière décisive. Je me réfère en particulier à l'audition de M. Jean-David Levitte, à l'époque conseiller diplomatique du Président de la République, avec lequel j'ai partagé beaucoup de ces événements. Son audition me paraît être très proche de ce que je peux vous dire. Néanmoins, avant de me soumettre à vos questions, je voudrais faire trois réflexions devant vous.

La première est que la situation en Bosnie-Herzégovine, en mai 1995, moment où je me suis trouvé à exercer des fonctions de Ministre des Affaires étrangères, était particulièrement dégradée. Cette dégradation éclaire ce qui s'est passé à Srebrenica. Sarajevo, qui était supposé être la première des zones de sécurité, était en réalité une ville assiégée. On ne pouvait ni entrer ni sortir autrement que par une voie escarpée et soumise au feu des Serbes. Les attaques serbes sur Sarajevo étaient constantes. Les approvisionnements de la ville étaient sous menace permanente. La situation à Sarajevo était très éloignée de ce qu'elle aurait dû être du fait de la présence internationale. L'aéroport lui-même était d'ailleurs fermé.

Le conflit était généralisé dans l'ensemble du territoire de la Bosnie-Herzégovine, entre les Bosno-Croates d'un côté, et les Serbes de l'autre. Sans compter qu'entre les Bosniaques et les Croates, la situation était, en plusieurs points, tendue, quand elle n'était pas carrément à la confrontation. Par conséquent, la Bosnie-Herzégovine, qui aurait dû être sous le contrôle pacificateur de la force des Nations unies, était en réalité un lieu de tensions, de conflits et de guerre.

La crise des otages, qui s'est déroulée du 26 mai au 18 juin 1995, a montré à quel point la FORPRONU était humiliée, maltraitée, hors d'état de faire face à ses missions, et je n'ajouterai pas qu'elle était dans le même temps largement déconsidérée dans les opinions publiques européennes. Autrement dit, le climat général était extrêmement mauvais. Telle est la première observation que je souhaite faire.

La seconde observation est que les nouvelles autorités françaises, issues des élections présidentielles de mai 1995, ont tiré les conséquences de cette situation. On peut, en effet, dater de cette période ce que l'on pourrait appeler le grand tournant militaire pris par la France. J'ai mentionné les nouvelles autorités françaises, mais j'aurais pu dire plus simplement le Président de la République, parce que c'est lui qui a été l'initiateur à la fois par sa fonction et par sa détermination personnelle à changer la situation. Ces nouvelles autorités françaises se trouvaient dans une période de particulière intensité diplomatique puisqu'il y avait à la fois la présidence française de l'Union, la préparation du sommet de Cannes, l'organisation du G7 de Halifax, mais en même temps les événements de Bosnie-Herzégovine, et notamment la crise des otages qui a commencé le 26 mai.

Il n'est pas douteux que le Président de la République a été rapidement convaincu qu'il fallait changer la donne et que la situation ne pouvait pas continuer dans l'état où elle était. Changer la donne, cela signifiait tout d'abord changer la donne militaire. On ne pouvait pas maintenir cette situation, et il fallait soit se décider à partir, soit modifier considérablement le dispositif militaire. Il fallait changer la méthode. L'affaire du pont de Vrbanja, qui a été développée devant vous, a démontré que les autorités militaires de la FORPRONU avaient tiré les conséquences de la situation créée par les man_uvres serbes, à l'égard de nos otages. Côté français on a voulu créer la Force de réaction rapide (FRR) qui a été l'objet de la rencontre de MM. Jacques Chirac et John Major le 3 juin, si mes souvenirs sont exacts. Puis les discussions conduites par le Président de la République avec le Président Clinton ont eu lieu en marge du sommet entre l'Union européenne et les Etats-Unis à la mi-juin. Enfin la décision du Conseil de sécurité contenue dans la résolution 998 du 16 juin créant la FRR est intervenue, en dépit du fait que n'était pas résolue la question de savoir comment serait financée cette force, ni même comment elle serait composée.

A l'abri si l'on peut dire, ou dans le cadre de cette résolution, vous connaissez le choix fait par la France d'envoyer à Sarajevo une batterie de canons de 155 qu'on a eu le plus grand mal à faire arriver sur place. J'ai visité personnellement à Ploce, petit port de l'Adriatique du Sud de la Bosnie-Herzégovine, l'ensemble de cet armement impressionnant, stocké sur le port, simplement parce que les autorités locales croates ne voulaient pas le laisser partir pour des raisons mal définies, probablement parce qu'elles craignaient que cet armement n'aille pas à l'endroit que l'on avait annoncé et puisse troubler le jeu que menaient les Croates afin de prendre le contrôle de la Krajina, ce qui a été fait au mois d'août, dans des conditions honteuses. Ces canons, arrivés à Ploce vers le 21 juin, ne sont parvenus qu'un mois plus tard sur leur emplacement à Sarajevo.

Si je rappelle ces événements qui ont déjà été évoqués devant la Mission d'information, c'est simplement pour confirmer l'idée qu'on doit à la France, dans cette période, sous l'impulsion du Président de la République, la décision de procéder à un véritable tournant dans son attitude et dans celle de la communauté internationale, qui a changé le rapport des forces. Ce tournant militaire a été suivi ou accompagné par un tournant diplomatique dans lequel les Etats-Unis ont pris une part très importante. Le tournant diplomatique était plus que nécessaire, puisque la donne était mauvaise sur le plan militaire et des rapports des forces sur le terrain, mais également trouble au niveau diplomatique. Entre les puissances concernées dans la crise de la Bosnie-Herzégovine, il n'y avait pas d'accord sur la ligne de conduite entre les Etats-Unis d'un côté, les Français et les Britanniques de l'autre, les Allemands d'un troisième, et enfin les autres membres de la communauté internationale.

Les étapes de ce changement diplomatique ont été marquées notamment par l'acceptation, le 14 septembre, par les Bosno-Serbes de l'ensemble des conditions qui leur ont été posées après le bombardement du marché de Markale, le 28 août et la riposte de l'OTAN d'un côté, de l'artillerie française de l'autre, entre le 30 août et le 8 septembre. Dans cette période, grâce à la France et grâce aussi au changement d'attitude des Etats-Unis, on est passé d'une situation de quasi-immobilité à l'accélération des processus militaire et diplomatique. Or, c'est au milieu de cette période que se situe le drame de Srebrenica. Sur la chronologie des faits, je ne peux guère vous apporter beaucoup de lumière sur les événements qui se sont passés les 6, 7, 8, 9, 10 et 11 juillet. Comme ce calendrier a été exposé très clairement par plusieurs intervenants devant vous, je me garderai d'en répéter les étapes inutilement.

Je voudrais apporter simplement quelques éléments d'appréciation personnelle. Il est exact et les auditions auxquelles vous avez procédé le confirment que le fonctionnement de la chaîne de commandement de l'ONU a donné nombre de signes de faiblesse en permanence pendant cette période. S'agissant des objectifs poursuivis par les Serbes à Srebrenica dans cette période du 6 au 11 juillet, on peut les constater après coup, mais personnellement je ne me souviens pas que nous ayons pu avoir la moindre certitude pendant que ces événements se déroulaient.

En lisant les auditions auxquelles vous avez procédé j'espérais trouver des éclairages qui auraient complété ce que moi-même j'avais pu connaître à l'époque ; or je constate qu'existent toujours autant d'incertitudes sur ce que pouvaient être les intentions serbes au début des premiers incidents. Dès le départ, avaient-ils l'intention de prendre possession de la zone de sécurité de Srebrenica ? Avaient-ils effectivement l'intention d'en chasser la représentation de la FORPRONU ? Il ne me semble pas que ces éléments soient clarifiés. Pour ce qui me concerne, en tant que Ministre des Affaires étrangères, je n'ai pas eu sur ce sujet de lumières particulièrement éclairantes. Je voudrais témoigner devant vous qu'à l'époque des faits, personne n'imaginait ce qui est arrivé après la chute de Srebrenica, les massacres auxquels il a été procédé, et que dans la période qui a suivi le 11 juillet et la conférence de Londres le 21 juillet, à aucun moment nous n'imaginions ce qui était en train de se dérouler de façon tragique.

Dernière observation, cet événement éclaire évidemment la situation difficile dans laquelle se trouvait la FORPRONU. Chaque zone de sécurité était largement laissée à elle-même. Pour la France, la priorité en mai, juin et juillet était Sarajevo, qui avait fait l'objet d'un immense investissement militaire, diplomatique et politique, y compris en termes de politique intérieure, Sarajevo où la situation était tragique et dramatique et où tout se passait sous l'_il des caméras du monde entier. C'est sur Sarajevo qu'était concentré l'essentiel des préoccupations diplomatiques et militaires françaises, parce que, dans cette zone, nous détenions la totalité des responsabilités. Pour ce qui concerne l'enclave de Srebrenica, ce que nous en savions, c'est que les Hollandais voulaient en partir. Ils l'avaient d'ailleurs obtenu puisque les Ukrainiens étaient annoncés. Je pense réellement qu'il y a un lien entre le fait que les Ukrainiens devaient s'installer et l'initiative prise par les Bosno-Serbes de s'attaquer à cette enclave, avant le départ des Hollandais. En effet, du point de vue des Serbes, la présence des Ukrainiens aurait posé d'autres problèmes.

En conclusion, la FORPRONU, dans toute cette période, avait un mandat confus, à mi-chemin entre le chapitre VI et le chapitre VII de la Charte de l'ONU. Elle avait des moyens réduits, et c'est pourquoi la situation au mois de mai 1995 a été celle que j'ai décrite. Telles sont les quelques observations que je peux faire à l'orée de cette audition.

Le Président François Loncle : Avant que mes collègues vous posent leurs questions, je me permettrai d'en poser une d'entrée de jeu. Vous expliquez que s'agissant des intentions serbes, vous aviez peu de lumière sur celles-ci, qu'il y avait des incertitudes, mais dans les fonctions que vous occupiez, j'imagine que vous disposiez des renseignements recueillis sur place, tant par les militaires que par les services de renseignements. Des personnes devaient faire parvenir des informations sur l'action, voire, cela eût été normal à mon sens, précisément sur les intentions serbes. Comment se fait-il qu'au Quai d'Orsay, vous ne disposiez pas de ces informations ?

M. Hervé de Charette : Présenté comme vous le faites, Monsieur le Président, si le Quai d'Orsay ne disposait pas d'informations, ce serait étonnant. Il est vrai que les autorités françaises n'ont pas eu, avant le 6 juillet, des informations sur les intentions des troupes bosno-serbes à l'égard de Srebrenica.

Le Président François Loncle : N'y avait-il pas plusieurs hypothèses avancées ?

M. Hervé de Charette : Non.

Le Président François Loncle : Cela vous paraît-il normal ?

M. Hervé de Charette : La Mission d'information s'est intéressée à plusieurs reprises à cette question du renseignement et des informations, à la façon dont cela fonctionnait entre les différents pays, comment ces informations étaient ou n'étaient pas échangées, comment les forces de l'ONU elles-mêmes pouvaient ou non avoir des informations appropriées.

A cet égard, ce que je peux vous dire, pour ce qui me concerne, en tant que Ministre des Affaires étrangères, c'est que le Quai d'Orsay disposait d'informations comme toujours, parce que l'échange d'informations entre les instances compétentes dans le dispositif français fonctionne convenablement. En revanche, nous ne possédions pas d'informations qui nous avertissaient avant que les autorités bosno-serbes - le général Mladic et M. Karadzic - avaient l'intention de prendre l'enclave de Srebrenica ou de procéder aux massacres que l'on a connus après.

M. François Léotard : Pouvez-vous nous expliquer, à la lumière de la question du Président François Loncle, si vous avez eu le sentiment, comme cela a été dit pour ce qui concerne l'état-major français et le Président Mitterrand, que la culture du Quai d'Orsay, l'analyse de cette crise par les fonctionnaires et diplomates, à partir de 1990-1991 jusqu'en 1995, n'était pas caractérisée par un sentiment pro-Serbe se traduisant, sur le terrain, par une difficulté très grande à définir l'agresseur ? Avez-vous eu ce sentiment, évoqué à plusieurs reprises, concernant une partie de l'administration française, militaire ou diplomatique ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser quels ont été les contacts que vous avez eus avec M. Van Mierlo, votre homologue hollandais, pendant la période de la crise ? L'avez-vous eu au téléphone ? Avez-vous pu notamment, au cours du sommet franco-allemand, vous rencontrer et en débattre ?

Si vous aviez aujourd'hui à décider de la création de zones de sécurité, comme l'a fait votre prédécesseur, puisque c'est en partie une décision française, le referiez-vous à partir de la tragédie de Srebrenica ?

En 1995, vous êtes venu dans cette salle et avez été interrogé par la Commission des Affaires étrangères. Je cite vos propos : « Que s'est-il passé à Srebrenica ? Des choses étranges à vrai dire. S'est-il passé des atrocités ? Qu'en sait-on ? Je suis comme vous car ce qu'il y a vraiment d'extraordinaire dans tout cela, c'est que l'information est très insuffisante [ce que vous venez de nous dire] et je suppose, en effet, qu'une partie de ce qu'on nous a dit est sans doute vraie. ». Or, nous sommes le 25 juillet, après le sommet de Londres. Entre le 11 et le 12 juillet et le 25 juillet, où on sait maintenant ce qui s'est déroulé sur le terrain, avez-vous été à ce point privé d'informations, d'éléments, de télégrammes, de rencontres, de coups de téléphone avec vos homologues, le Ministre de la Défense ou d'autres personnes, dont le Président de la République, pour sous-estimer ou ignorer ce qui maintenant apparaît. Cela est tout à fait possible, mais nous avons reçu du Quai d'Orsay, des dépêches et des télégrammes que nous sommes en train d'analyser. Il est assez frappant de voir une aussi forte administration ignorer un drame de cette ampleur. Comment jugez-vous a posteriori ce silence, ou cette désinformation ou mauvaise information ?

M. Hervé de Charette : Tout d'abord, je répondrai sur la critique bien connue à l'égard du Quai d'Orsay qui serait pro-Serbe. D'ailleurs cette critique n'est pas faite seulement à l'égard du Quai d'Orsay, mais à l'égard de la France. Je mets pour l'instant entre parenthèses la tragédie que nous avons connue au cours de toute cette période. L'amitié franco-serbe est quelque chose qui existe et qui vient d'assez loin. A Belgrade, dans un parc qui se trouve sur les bords du Danube, à l'embouchure de la Save, il y a un monument à l'amitié franco-serbe au pied duquel on peut lire une très belle phrase que je n'ai vue nulle part ailleurs. Elle est ainsi rédigée : « Aimons la France comme elle nous a aimés ». Il existe peu de pays dans le monde où vous pouvez trouver des monuments aussi émouvants. Par conséquent, l'amitié franco-serbe est quelque chose qui a existé et qui a pesé lourd dans la conscience du peuple serbe ainsi que dans celle -je pense- du peuple français. Je ferme ma parenthèse pour dire qu'il existe effectivement ce sentiment pro-Serbe en France.

Maintenant, la diplomatie française a-t-elle été, dans cette période, pro-Serbe et ainsi aveuglée dans l'analyse exacte des événements qui se déroulaient ? Ce sentiment pro-Serbe a-t-il empêché les Ministres successifs de désigner l'adversaire ? J'ai lu la déclaration que M. Alain Juppé, mon prédécesseur au Quai d'Orsay, a faite devant vous. Il a été très clair sur le sujet. Pour ce qui me concerne, je voudrais également vous confirmer que je n'ai jamais eu aucune peine non plus à définir qui était l'agresseur. Je me rappelle être revenu d'un déplacement que j'avais effectué à Sarajevo au début du mois d'août 1995, en demandant au Président de la République de recevoir à Paris M. Izetbegovic, le Président bosniaque, qui n'avait jamais été reçu. J'ai dit qu'il fallait le recevoir car il était le chef de ceux qui subissaient les agressions serbes. Cela permettait ainsi de montrer, de façon claire et nette, la position française. C'est ce qui a été fait.

Par conséquent, de ce point de vue, il n'y a aucune ambiguïté politique, ce qui est important. Je suppose que ce ne sont pas les sentiments de tel fonctionnaire dans un bureau sur lequel ni vous ni moi pouvons avoir d'opinion particulière. La politique française a été, dans cette période marquée par une prise de position très claire dans laquelle il était aisé de désigner l'agresseur.

Cela ne voulait pas dire qu'il n'y ait pas d'attitudes condamnables chez les autres. C'est là un autre élément d'appréciation. Par exemple, la façon dont l'armée croate a chassé les populations serbes de la Krajina, soit 150 000 personnes en trois jours et ce de façon extrêmement violente, n'est pas digne d'éloges. Il est vrai que la communauté internationale ne s'est pas beaucoup émue pour ce drame dont on peut penser qu'il avait été organisé avec une certaine bienveillance américaine. En effet, c'était un élément de clarification géographique, hélas, puis un élément d'épuration ethnique malheureusement. Mais je répète que le fait que ce soient les Serbes qui aient été les agresseurs pendant toute cette période, n'a jamais fait l'objet de doute ni d'équivoque dans les attitudes politiques françaises.

Quant à mes contacts avec M. Van Mierlo, qui s'est exprimé devant la Mission d'information, je le connais très bien ; il a été longtemps Ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas. La seule chose que je peux indiquer est qu'en effet, en marge du sommet franco-allemand, j'ai eu avec lui une conversation téléphonique au cours de laquelle il m'a expressément demandé de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'intervention aérienne de l'OTAN sur la zone de Srebrenica. Cela était demandé avec une très grande insistance et c'était au moment du sommet franco-allemand, le 11 juillet.

Sur les zones de sécurité, on peut discuter de l'adaptation du mandat de l'ONU et de l'adaptation des moyens au mandat. On peut soutenir que la FORPRONU manquait cruellement de clarté dans sa mission et de moyens de la mettre en _uvre. En revanche, on peut difficilement, me semble-t-il, contester que la communauté internationale agissait bien en essayant de protéger et de mettre à l'abri des populations qui, en l'occurrence, étaient des populations bosniaques qui se trouvaient dans des territoires à dominante serbe. De ce point de vue, l'enclave de Srebrenica était une bonne décision que l'on n'a pas à regretter.

En revanche on peut déplorer le manque de netteté du dispositif, l'insuffisance des effectifs qui y étaient basés. On peut regretter le fait que l'on se soit progressivement - mais ce n'était pas dans le mandat - laissé enfermer dans ces zones de sécurité, en acceptant jour après jour, par l'usure du système, que les accès en soient contrôlés par les Serbes, que les moyens militaires ne puissent plus y entrer, que l'alimentation y entre au compte-gouttes. Cela a dénaturé progressivement ces zones de sécurité qui auraient dû être des zones de paix dans lesquelles vivent en commun des populations d'origine ethnique différente, alors que ces zones sont devenues, petit à petit, des sortes de camps surveillés par l'ennemi. Mais je ne crois pas que le concept en lui-même fut une erreur.

Enfin, vous m'avez demandé pourquoi, devant la Commission des Affaires étrangères, je n'avais éventuellement pas dit tout ce que je savais le 25 juillet. Vous me permettrez de considérer que, lorsque l'on est Ministre des Affaires étrangères, on se garde de faire des déclarations excessives, y compris quand on a des informations, et notamment lorsqu'on n'a pas la totalité des informations. Je me suis en effet, pendant cette période, abstenu de faire des déclarations publiques. C'est la responsabilité de chacun. C'est la mienne tel que j'en juge.

Le Président François Loncle  : Est-ce à dire que vous aviez les informations ?

M. Hervé de Charette : On commençait à en avoir, mais sans avoir la totalité de l'information. On savait certains éléments. Je ne peux pas vous en dire plus aujourd'hui.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous savez qu'il y a eu un rendez-vous controversé, le 4 juin, entre le général Janvier et le général Mladic. Le général Janvier a confirmé à la Mission d'information que lors de cet entretien, le général Mladic lui avait fait des propositions qu'il avait transmises. Ensuite se posent des questions sur les délais de transmission à l'ONU. Mais je suppose que vous avez été informé des propositions du général Mladic.

M. Hervé de Charette : Non.

M. François Lamy, Rapporteur : Les informations sont donc transmises à l'ONU, mais y a-t-il un retour vers le ministère des Affaires étrangères ?

M. Hervé de Charette : Ma réponse est non.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous êtes dans le même état d'esprit que devant la Commission des Affaires étrangères mais vous n'êtes plus Ministre. Vous avez expliqué tout à l'heure que lorsque vous étiez Ministre, vous disposiez de certaines informations que vous ne pouviez pas donner, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas.

M. Hervé de Charette : Je vous ai répondu.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez évoqué un désaccord entre les Français et les Britanniques, d'un côté, les Américains de l'autre, et les Allemands dans une troisième configuration. Puis vous avez parlé d'un changement des Etats-Unis à cette époque. Pouvez-vous nous préciser la nature des divergences entre les uns et les autres et quel a été l'évolution des Etats-Unis qui a permis du coup de changer de politique militaire à cette époque ?

Lorsque vous étiez Ministre des Affaires étrangères, je suppose que le Quai d'Orsay savait très bien qu'il n'y avait pas de sortie militaire à cette crise et qu'il fallait trouver des solutions politiques. Il y avait de multiples plans. Je voudrais savoir quel était l'état des réflexions du Quai d'Orsay à ce moment-là. J'imagine que l'on travaillait sur des cartes et des possibilités d'un règlement politique. Dans les propositions françaises, quel était le sort des enclaves dont chacun comme vous-même voyait bien qu'elles étaient difficiles à défendre ?

Après la chute de Srebrenica, il a été visiblement envisagé du côté de la présidence de la République et du ministère de la Défense de proposer à nos alliés de reprendre Srebrenica. Avez-vous été associé à ces réflexions et quelle était alors votre position ?

M. Hervé de Charette : Il est exact que la reprise de Srebrenica a été évoquée au cours d'une discussion qui a eu lieu à l'Elysée. Cette proposition du général Quesnot a fait l'objet de diverses études, mais il est vite apparu qu'une initiative française était totalement impossible et que les autres pays, à commencer par les Etats-Unis, étaient tout à fait hostiles à cette idée. Par conséquent, l'idée de reprendre Srebrenica a été abandonnée, malgré les propos qu'avait lancé le Président de la République au sommet franco-allemand.

S'agissant de la politique américaine, elle était, en Bosnie-Herzégovine, assez différente de celle des principaux pays européens engagés au sol, et notamment les Britanniques et les Français. Les Etats-Unis souhaitaient ne pas avoir de troupes à terre, mais garder néanmoins, par l'intermédiaire de l'OTAN, le contrôle du dispositif aérien et donc du principal moyen militaire de réponse aux attaques serbes. Il est vrai que les Américains ont été, dans la période que j'ai vécue, extrêmement actifs sur le plan diplomatique. Ce sont eux qui ont voulu que les négociations se passent aux Etats-Unis, même si ce n'était pas très agréable aux dirigeants français et britanniques qui avaient le sentiment d'avoir beaucoup contribué au changement du rapport des forces militaires sur le terrain.

A partir de ce moment, les discussions entre Américains, Français et Britanniques, qui étaient présents dans le lieu de négociation à Dayton, ont été des discussions dans lesquelles la coopération entre les uns et les autres a été sérieuse et très efficace. Cette coopération a permis de défendre ensemble une ligne commune, de sorte que les accords de Dayton ont été le résultat d'une négociation dans laquelle Européens d'un côté et Américains de l'autre avaient travaillé la main dans la main.

S'il est exact qu'au départ, dans le dispositif militaire, Français et Américains ne partageaient pas la même attitude, et que dans la période précédente, les Américains avaient à plusieurs reprises montré qu'ils étaient désireux de donner aux Bosniaques des moyens militaires et de les laisser s'armer ou donné le sentiment qu'ils laissaient les Croates mener à bien leurs propres initiatives, comme je l'ai évoqué à propos de la Krajina, ensuite, dans la négociation à Dayton avec les représentants des diverses parties, Français, Britanniques et Américains ont travaillé la main dans la main. L'idée générale de l'ensemble des participants à ces négociations, que ce soient les Européens ou les Américains, était de refuser un découpage ethnique de la Bosnie-Herzégovine. C'était l'idée centrale depuis le début. Il s'agissait d'exiger, d'une part, que soit autant que faire se peut maintenu sur le terrain l'état des populations très imbriquées les unes dans les autres et, d'autre part, des institutions qui devaient reconnaître ce caractère, même si on était conduit à organiser un système de type fédéral entre les Serbes, d'un côté, et les Bosno-Croates, de l'autre.

Vous avez voulu savoir si les Français avaient, à cet égard, des vues particulières que je pourrais exposer à la Mission d'information, notamment sur le sort des enclaves. Non, car s'agissant des enclaves, l'idée de base qui a présidé du début à la fin à la présence de la FORPRONU, au rôle de la France, la conception que l'on défendait, était qu'il faudrait bien maintenir la diversité, l'imbrication des populations et des institutions qui respectent cette diversité et cette imbrication. Que la communauté internationale ait subi, dans cette période, une série de déceptions et d'échecs faisant que finalement, sur le terrain, une réelle séparation des populations se soit organisée malgré elle, cela est difficilement contestable. Néanmoins, que ce soit le maintien d'un certain nombre de situations ou l'exigence d'institutions qui respectent le caractère pluraliste de la Bosnie-Herzégovine, tout cela a montré, je pense, une certaine continuité de la politique française.

M. Pierre Brana : J'avoue que je suis un peu étonné, sinon choqué, en ce qui concerne le problème des renseignements, parce qu'au fond maintenant, on dispose d'informations relativement précises. Dernièrement, a été publié par Médecins sans frontières un article du journal La Croix datant du 10 juillet 1996 dans lequel sont contredits, d'une manière catégorique, les propos de plusieurs responsables politiques et militaires selon lesquels la chute et les massacres de Srebrenica n'étaient pas prévisibles. En effet, La Croix révèle, je le cite : « A l'issue de plusieurs mois d'investigation, les services de renseignement français et américains auraient intercepté, dès le 17 juin 1995, [c'est-à-dire un mois avant la tragédie de Srebrenica] des communications entre le général Perisic, chef d'état-major de l'armée fédérale yougoslave, et le général Mladic, les deux hommes préparant l'attaque contre Srebrenica ». Alors que l'on dispose d'éléments précis, comment se fait-il, selon vous, que le ministère des Affaires étrangères n'avait pas ces résultats d'écoutes ? Monsieur le Président, peut-être devrions-nous adresser une lettre officielle au Premier ministre afin de lui demander l'autorisation d'obtenir ces écoutes qui doivent bien figurer quelque part ? Si elles ne sont pas au ministère des Affaires étrangères, elles sont alors au ministère de la Défense, mais elles sont bien quelque part. Je crois qu'il serait bon que nous demandions le texte de ces écoutes afin que nous puissions nous faire une idée précise si nos services de renseignement ont intercepté ou non ces communications.

Les Nations unies ont fait, fin 1999, leur autocritique sur ce drame de Srebrenica. Nous avons tous lu le rapport très documenté et très solide du Secrétaire général. Depuis, un certain nombre de réformes de l'Organisation ont été engagées, d'autres sont annoncées. Qu'en pensez-vous en tant qu'ancien Ministre des Affaires étrangères ? Ces réformes ou ces projets de réforme vous paraissent-ils capables, dans l'avenir, d'éviter le renouvellement d'une pareille tragédie ou au contraire, pensez-vous à d'autres réformes qu'il conviendrait d'engager ?

Le Président François Loncle : Vous avez effectivement commencé votre propos en faisant état de votre sentiment d'incapacité de tenir une ligne ferme de la part de la communauté internationale, c'est-à-dire des membres composant le Conseil de sécurité de l'ONU. Quand on accuse l'ONU, il faut toujours avoir à l'esprit qu'il y a un Conseil de sécurité et qu'il y a de grandes puissances qui sont partie prenante de l'organisation internationale.

M. Hervé de Charette : Bien entendu, dans l'ONU, il y a les nations. Pour ce qui concerne les écoutes, sans me mêler des travaux de la Mission d'information, pour ma part, je ne verrai que des avantages à ce que la démarche que vous proposez soit effectuée et que des avantages à ce qu'elle permette de résoudre la question. Elle m'intéresse autant que vous car un article de journal, même s'il est important, ne reste qu'un article, mais aiguise la curiosité. Est-il possible qu'il y ait eu quelque part dans le système français de renseignement qui, je vous rappelle, n'est pas sous l'autorité du Ministre des Affaires étrangères, une information capitale qui ne serait pas arrivée sur le bureau des autorités gouvernementales ? Cela m'intéresse autant que vous, car j'aurais été très intéressé de savoir qu'une attaque serait déclenchée contre Srebrenica avant, plutôt que découvrir ce qui se passait pendant, voire après. Par conséquent, j'ai le même intérêt que vous à savoir si le système de renseignement français est efficace et si les informations qu'il possède sont transmises aux autorités politiques. Je n'ai aucune raison de ne pas souhaiter exactement comme vous que l'on sache ce qu'il en est. Si la Mission d'information fait avancer sur ce sujet, elle m'en verra enchanté.

S'agissant de l'ONU, je pense qu'aucune crise, hélas, ne ressemble à une autre. Toutefois, il est vrai que, dans l'affaire de la Bosnie-Herzégovine comme, me semble-t-il, dans l'ensemble des crises de l'ancienne Yougoslavie, la communauté internationale n'a pas fait preuve d'une très remarquable efficacité. Qu'elle ait fait preuve de bonne volonté, certes, qu'elle soit intervenue, il n'y a aucun doute, mais qu'elle ait fait preuve de vigilance, de sens de la prévoyance, de détermination, de cohésion, de lucidité, d'adaptation des moyens aux décisions qu'elle prenait, sûrement pas. Y a-t-il, dans le rapport Brahimi, des réponses appropriées ? Je n'en sais rien. A ce sujet, je fais part des quelques observations suivantes.

Premièrement, désormais les membres du Conseil de sécurité, en particulier ses membres permanents, ne devraient pas accepter de s'engager dans des opérations sans mandats d'une très grande précision et d'une très grande clarté.

Deuxièmement, je suis persuadé que la distinction entre le chapitre VI et le chapitre VII n'est pas opérante et qu'elle ne correspond pas à la réalité. Elle correspond à une certaine philosophie des interventions de l'ONU, mais pas aux réalités que l'on a connues sur le terrain.

Troisièmement, la chaîne de commandement de l'ONU ne fonctionnait pas bien. Un des éléments qui m'a frappé à la lecture des différentes auditions auxquelles la Mission d'information a procédées est qu'à la chaîne de commandement de l'ONU, se mêlait une espèce de chaîne de commandement officieuse - pas tout à fait absente pour ne pas dire bien réelle - qui reliait les contingents à leur dispositif militaire propre. Je ne crois pas que l'on a eu, pour ce qui nous concerne, à s'en plaindre, car j'estime que la façon dont le Président de la République a réagi en 1995 a vraiment été un élément extrêmement important et déterminant de l'évolution de la situation. Mais il est évident que ceci créait un trouble et des incertitudes. Il me semble que le dispositif militaire ne peut s'appliquer que sur la base d'une volonté politique claire et forte. Or elle ne l'a pas été durant cette période. Elle a été changeante, instable, marquée par des divergences nombreuses. Du coup, les militaires qui se trouvaient sur place éprouvaient de grandes difficultés dans leur ligne de conduite.

Quant à une rencontre avec le général Janvier, je n'ai eu de vraies conversations avec lui qu'une seule fois, à Split, parce que les autorités militaires n'avaient pas de raisons particulières de défiler dans mon bureau. Je me trouvais à Split parce que je devais aller m'entretenir avec le Président Tudjman. Dans la soirée, j'ai appris que les troupes croates avaient commencé de chasser les Serbes de leurs villages. Evidemment je ne me suis pas rendu à cette rencontre et j'ai fait escale à Split où j'ai passé quelques heures en tête à tête avec le général Janvier. A cette occasion j'ai été frappé de voir avec le général Janvier et ses collaborateurs, la difficulté qu'éprouvaient les militaires dans une situation dans laquelle ils étaient finalement plus souvent qu'à leur tour laissés à eux-mêmes, comme l'ont visiblement été à Srebrenica les troupes hollandaises et le commandement hollandais. Ce sont ces situations-là qui provoquent les drames dans lesquels ensuite ces militaires se trouvent mêlés, sans l'avoir voulu, et dans des situations où l'on ne saurait leur imputer la responsabilité des événements.

Mme Marie-Hélène Aubert : Sur la prise des otages en mai et juin 1995, que pouvez-vous préciser sur la façon dont ces otages ont été libérés, sur les négociations éventuelles qu'il y aurait eu ? D'ailleurs il y a forcément eu négociations, cela n'a pas été contesté par M. Alain Juppé lui-même. Quelles sont vos informations sur ce point ? Selon vous, comment ces otages ont-ils été libérés, quelle contrepartie éventuelle avait été négociée à cette occasion si ce n'est pas l'usage de l'arme aérienne  ?

S'agissant de l'arme aérienne, évoquait-on, du moins avec les ministres compétents, l'usage de cette arme en Bosnie ? Y avait-il débat ? La position du Gouvernement français était-elle clairement ou non sceptique sur l'emploi de cette arme aérienne ?

Concernant le général Janvier, vous dites que vous l'avez rencontré, mais sans préciser l'époque.

M. Hervé de Charette : C'était début août 1995.

Mme Marie-Hélène Aubert : Si vous n'avez pas rencontré le général Janvier pendant la période mai, juin et juillet 1995, aviez-vous vous-même ou indirectement des contacts avec lui vous tenant informé de la situation ?

M. Hervé de Charette : Je vous confirme que non. Je n'ai pas rencontré le général Janvier dans la période précédente et je n'avais pas d'informations autres que celles échangées normalement entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense puisque - M. François Léotard le sait - existait entre ces deux administrations, un échange constant d'informations dans lequel je suppose que le ministère de la Défense donnait toutes les informations utiles.

La crise des otages s'est terminée le 18 juin. Qu'il y ait eu des négociations, c'est évident. A ma connaissance, ce sont des négociations qui ont eu lieu sur le terrain sur place, par l'intermédiaire de nos autorités militaires. Je ne peux pas vous en dire plus. Mais, à ma connaissance, jamais une décision politique n'a pu être prise, dans les instances où je me suis trouvé - et franchement je l'aurais su - dans laquelle la France aurait convenu qu'on n'utiliserait plus l'arme aérienne contre les forces bosno-serbes. Jamais...

Que faut-il penser de l'usage de l'arme aérienne ? Comme vous le savez, il y a plusieurs types d'utilisation de l'arme aérienne. En l'occurrence, il y en avait deux sur le terrain du théâtre d'opération de la Bosnie-Herzégovine : l'utilisation de l'arme aérienne de façon rapprochée pour soutenir ou protéger des dispositifs des troupes de la FORPRONU et les frappes aériennes systématiques sur des cibles définies à l'avance, souvent en profondeur dans le territoire ennemi. Je ne suis pas un militaire et je n'ai exercé de responsabilités d'aucune sorte sur le plan militaire. Toutefois, ce que j'ai vu et l'impression que j'en ai retirée, c'est qu'effectivement l'usage de l'arme aérienne était assez faible d'efficacité, y compris sur des cibles, lorsqu'il s'agissait de frappes d'envergure, définies à l'avance. On constatait, avec les photos aériennes que l'on pouvait par hasard voir, que l'efficacité de ces frappes aériennes massives était assez faible. Mais je le répète, j'avais peu d'accès à ce type d'informations.

Par conséquent, je reste persuadé, mais c'est une considération personnelle, que l'arme aérienne est certainement utile, mais elle ne peut remplacer l'action sur le terrain. C'est le point de vue personnel de quelqu'un qui n'a pas plus de qualifications, peut-être moins que vous, Madame, à répondre sur ce sujet.

Mme Marie-Hélène Aubert : Pour être plus précise, concernant Srebrenica, vous pensez ou laissez penser que l'usage plus précoce de l'arme aérienne n'aurait rien changé à la situation.

M. Hervé de Charette : Non, je n'ai pas dit cela et je ne suis pas en état de porter un jugement sur cette question parce que je ne suis pas militaire. Par conséquent, je me garderai bien de porter un tel jugement. J'ai dit que concernant l'usage de l'arme aérienne par frappes massives, j'avais cru apercevoir, dans ma modeste expérience en Bosnie-Herzégovine, que l'efficacité d'une telle intervention était assez éloignée de ce que l'on peut imaginer. En revanche, l'intervention aérienne dans des situations de combats rapprochés est une autre paire de manches. Cela aurait-il changé le cours des événements dans l'affaire de Srebrenica si l'aviation de l'OTAN était intervenue non pas le 11 juillet à 14 heures comme elle l'a fait, mais plutôt le matin du 11 juillet, voire le 9 ou le 10 juillet, alors que le commandant sur place le demandait ? Franchement, peut-être. Mais je suis comme vous, je n'ai aucun moyen de juger sur le plan militaire.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avez-vous participé, directement ou indirectement, à des entretiens, été informé ou sollicité sur cette question de l'usage de l'arme aérienne début juillet ?

M. Hervé de Charette : Non. Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, alors j'ai du mal à vous répondre, mais je n'ai pas le souvenir que nous ayons eu un débat théorique sur l'usage de l'arme aérienne en Bosnie-Herzégovine au mois de juillet. Maintenant, si vous me demandez si nous avons discuté du point de savoir s'il fallait intervenir à Srebrenica entre le 6 et le 11 juillet, ma réponse est non. Je n'ai pas été associé à ce type de discussions. Je ne crois pas qu'elles aient eu lieu dans le dispositif français dans cette période, sinon je pense que je le saurais.

M. François Léotard : Je voudrais juste apporter une précision qui est importante. Suite aux auditions de M. Alain Juppé, puis des deux Ministres hollandais, est apparue une sorte de divergence sur les relations entre le Gouvernement français et le Gouvernement hollandais, durant cette période. Je voudrais essayer de préciser les choses. Il y a deux niveaux. Au niveau du terrain, nous avons à peu près établi le cheminement des décisions et la responsabilité que chacun a pu prendre dans l'ordre ou le refus de l'ordre de donner accès à la force aérienne. On voit à peu près ce qui s'est passé.

Vous venez de nous indiquer que vous avez eu un entretien avec M. Van Mierlo le 11 juillet. Cela signifie-t-il qu'auparavant, sur ce sujet, vous n'avez eu aucun entretien avec M. Van Mierlo ? En d'autres termes, il n'y a eu aucune demande hollandaise vous priant de ne pas donner suite, et ensuite non plus. Le seul entretien dont vous vous souvenez avec M. Van Mierlo est celui qui a eu lieu le 11 juillet, au sommet franco-allemand, au cours duquel il vous dit : « Je vous demande instamment de faire en sorte qu'il n'y ait pas utilisation de l'arme aérienne. » Est-ce bien cela ?

M. Hervé de Charette : Absolument.

Le Président François Loncle : J'aimerais connaître votre appréciation sur ce que vous avez appelé le tournant politique, diplomatique de mai 1995.

M. Hervé de Charette : et militaire.

Le Président François Loncle : Le tournant militaire est la conséquence du tournant diplomatique. Il convient de bien cadrer le calendrier. On est dirigé par un Gouvernement au sein duquel M. Edouard Balladur est le Premier ministre et M. Alain Juppé le Ministre des Affaires étrangères ; arrive l'élection du Président de la République, Jacques Chirac, le 7 mai. Le Gouvernement d'alors a pour Premier ministre M. Alain Juppé, et M. Hervé de Charette est Ministre des Affaires étrangères. Tel est le tandem décisionnel du point de vue de la diplomatie française sans personnaliser à outrance. Est-ce à dire, s'il y a un tournant aussi accentué et visible que vous le décrivez, qu'il y ait des appréciations aussi différentes entre ces deux Gouvernements, alors que M. Alain Juppé y demeure, même à des fonctions différentes. Est-ce tout simplement parce que le pouvoir décisionnel était concentré à l'Elysée en la matière, c'est-à-dire à l'époque du Président Mitterrand et du Président Chirac ? Une des deux versions semble vouloir s'imposer, à moins que ce soit plus nuancé. C'est l'appréciation que je souhaite que vous portiez.

M. Hervé de Charette : Je crois qu'il n'est pas contestable qu'il y a eu, du point de vue de l'attitude de la France et d'ailleurs du point de vue de la communauté internationale, dans l'affaire de Bosnie-Herzégovine, un tournant. Ce tournant a eu lieu au printemps 1995. Il y en a eu d'autres certainement avant, mais je ne parle que de ce que je connais. J'ai essayé de décrire les deux aspects les plus importants de ce tournant. Il y a la décision française de ne pas laisser les contingents français de la FORPRONU dans la situation tragique où ils se trouvaient. C'est au Président de la République que nous la devons. Le deuxième aspect concerne la décision de la communauté internationale de répliquer fortement, fin août, aux bombardements serbes sur un marché de Sarajevo et le dispositif militaire et diplomatique qui s'en est suivi et qui a abouti aux accords de Paris. Il y a eu, en effet, à ce moment-là, un tournant majeur. Je l'ai décrit dans ces différentes implications. Le fait qu'il y ait un changement politique en France, à cette époque, a évidemment joué un rôle très important dans cette évolution. Le fait que le Président de la République ait changé est évidemment un élément extrêmement important, voire l'élément central de ce dispositif. M. Alain Juppé, qui avait été deux ans et demi Ministre des Affaires étrangères, est devenu Premier ministre. Il a continué à suivre ce dossier avec l'efficacité qu'on lui connaît. Moi-même, j'ai appris à travailler sur ce sujet aussi bien avec lui qu'avec le Ministre de la Défense et le Président de la République. Il y a eu un changement majeur, il n'est pas seulement français, mais il a d'abord été français, et pour ce qui concerne la France, il a été initié, impulsé et conduit par le Président de la République.

Le Président François Loncle : En fait, s'il n'est pas seulement français, cela signifie aussi que les événements ont pesé dans ce changement. Vous l'avez d'ailleurs indiqué à l'instant. Il y a le changement à l'Elysée, et puis la quotidienneté et la gravité accentuée des événements qui jouent sur ce tournant, tout autant que la personnalité des hommes.

M. Hervé de Charette : Vous avez certainement raison. Comme toujours dans les faits, il y a le poids des hommes et le poids des événements. En l'occurrence, puisque vous parlez du poids des hommes, je voudrais ajouter que le Président Chirac et le Président Clinton ont créé entre eux, sur ce sujet, une relation de compréhension mutuelle qui me semble avoir joué un rôle important. De la même façon, la personnalité, parfois contestée mais que personnellement j'apprécie, de M. Richard Holbrooke, le représentant américain, très présent dans cette période, a également pesé lourd dans l'engagement américain. De même qu'ont dû peser une certaine façon de mieux partager entre Européens et Américains l'analyse diplomatique, les initiatives à prendre, etc. Durant cette période, j'ai beaucoup travaillé avec M. Richard Holbrooke, qui n'était pas toujours apprécié du côté européen car c'était une personnalité assez vigoureuse et qui aimait bien la médiatisation, fût-ce aux dépens des autres, mais c'était un homme dont la qualité et l'engagement personnel dans la résolution de la crise ainsi que les rapports qu'il a établis avec les Européens ont joué un rôle très important.

Audition de M. Pierre SALIGNON,

Directeur des opérations de Médecins sans frontières,

chargé du programme Balkans

(séance du 17 mai 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Je suis heureux d'accueillir M. Pierre Salignon qui coordonnait les opérations de Médecins sans frontières (MSF) dans les Balkans, au moment des événements de Srebrenica.

M. Pierre Salignon : Merci Monsieur le Président.

Monsieur le Président, Madame et Messieurs les Députés, Mesdames, Messieurs, je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui et de me permettre d'apporter mon témoignage à la Mission d'information parlementaire chargée d'établir la part des responsabilités politiques et militaires de la France dans la tragédie de Srebrenica.

Je travaille pour l'organisation Médecins sans frontières (MSF) depuis 1992 et j'occupe aujourd'hui un poste de responsable des programmes. Entre 1993 et 1995, j'étais responsable des opérations de MSF pour l'ex-Yougoslavie au siège parisien de l'organisation. A ce titre, j'ai effectué pendant trois ans des visites régulières dans la région, et notamment dans les enclaves musulmanes de l'Est de la Bosnie, Srebrenica et Gorazde. Concrètement, j'étais chargé de l'analyse, de la mise en _uvre et de l'évaluation des opérations de secours de MSF. A l'époque, une centaine de « Médecins sans frontières » de toutes les nationalités étaient présents en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, en Serbie et en Macédoine. En Bosnie-Herzégovine, alors que la purification ethnique s'intensifiait, nos équipes médicales opéraient notamment dans les « zones de sécurité » des Nations unies, à Sarajevo, Bihac, Tuzla, Srebrenica, Gorazde et Zepa, mais aussi dans les territoires sous le contrôle des autorités de Pale.

Les volontaires de Médecins sans frontières sont entrés dans la « zone de sécurité » des Nations unies de Srebrenica en mars 1993, en même temps que le général Morillon. Pendant plus de trois ans, chirurgiens, médecins, infirmiers et logisticiens, tous volontaires, se sont succédé dans l'hôpital de Srebrenica au chevet des blessés et des malades.

Comme vous l'ont expliqué le 29 mars dernier, au cours de leur audition, les volontaires de MSF Daniel O'Brien et Christina Schmitz, MSF a quitté Srebrenica fin juillet 1995, après que près de 30 000 civils ont été déportés en quelques jours par les hommes du général Mladic et plus de 7 000 autres exécutés ; parmi ces derniers se trouvaient une dizaine de blessés et de malades dont MSF avait la charge et 22 membres bosniaques du personnel médical de Srebrenica.

Je pense que l'objectif de la Mission d'information parlementaire sur la tragédie de Srebrenica est avant tout d'évaluer si les engagements de protection pris en faveur de la population de cette « zone de sécurité » dans le cadre des Nations unies et presque toujours à l'initiative de la France ont été respectés ; et, si non, pourquoi.

Je me propose de témoigner devant vous en mettant au centre de mes préoccupations les crimes graves dont a été victime la population de Srebrenica.

Trois questions me paraissent essentielles.

1) La première concerne la prévisibilité des massacres d'une partie de la population de Srebrenica. Elle est, me semble-t-il, aussi importante que celle de la prévisibilité de la chute de la « zone de sécurité » de Srebrenica. Si on se limite à l'examen de la chute, on évacue la responsabilité des Nations unies et de la France face aux massacres qui ont suivi l'abandon des habitants de Srebrenica aux mains des forces serbes de Bosnie.

2) La seconde question concerne l'absence de réaction des Nations unies pour défendre Srebrenica, puis, après la chute de l'enclave, pour assurer l'évacuation en toute sécurité des habitants pourtant placés sous sa protection. En plus de l'absence de frappes aériennes de l'OTAN pour prévenir la conquête de Srebrenica par les forces bosno-serbes, aucun autre scénario n'a été envisagé, et mis en _uvre ensuite, pour assurer l'évacuation protégée de la population civile et des « non combattants », conformément aux engagements pourtant pris dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.

3) Enfin, une troisième question concerne l'instrumentalisation de l'action humanitaire par la diplomatie française pendant la guerre en Bosnie. La participation de plus de 7 000 soldats français avec un mandat humanitaire n'a-t-elle pas entretenu l'illusion de la détermination politique de la France à mettre un terme aux violences contre les civils ?

La prévisibilité des massacres

En juillet 1995, quand les forces serbes de Bosnie lancent leur offensive contre Srebrenica, le massacre des habitants est prévisible, quoi qu'en disent certains dirigeants français que vous avez auditionnés.

Depuis le début des hostilités en 1991, la guerre de « purification ethnique » qui ravage l'ancienne fédération yougoslave a déjà provoqué la plus grande vague de réfugiés que l'Europe ait connue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Dans la seule Bosnie-Herzégovine, sur les 5 millions d'habitants, près de 2,7 millions ont dû abandonner leurs foyers, tandis que des centaines de milliers d'autres ont cherché refuge dans les pays voisins. Plusieurs dizaines de milliers de civils sont morts, tombés sous les bombes des belligérants, assassinés par les tireurs embusqués. Quatre ans avant le massacre de Srebrenica, les circonstances de la chute de Vukovar en 1991 avaient également montré que les massacres de populations étaient indissociables de la guerre de purification ethnique. Avant la chute de la ville de Vukovar aux mains des hommes de Slobodan Milosevic, le 18 novembre 1991, après plus de 86 jours d'un siège atroce, un convoi MSF était parvenu à évacuer quelque 100 blessés graves. II ne fut pas autorisé à y retourner pour chercher ceux qui étaient restés (plus de 200). Le choc fut terrible d'apprendre, quelques semaines plus tard, qu'ils avaient tous été exécutés et jetés dans des fosses communes.

L'assaut lancé, le 6 avril 1992, par les nationalistes serbes contre le nouvel Etat bosniaque a ensuite entraîné l'extension des opérations de nettoyage ethnique à la Bosnie. Des centaines de villes et de villages ont été systématiquement détruits et incendiés par les milices du leader serbe de Bosnie, Radovan Karadzic. Des dizaines de milliers de civils ont été emprisonnés, torturés, les « élites » massacrées dans des camps de concentration de sinistre mémoire : Omarska, Manjaca, Trnopolje, Keraterm, le tout conformément à un plan soigneusement programmé. Les Etats occidentaux ont protesté sous la pression d'une opinion publique internationale choquée par les images des corps décharnés des prisonniers. Les camps ont été fermés, mais les opérations de purification ethnique se sont poursuivies... Souvenez-vous des massacres commis en 1992 et 1993 dans l'Est de la Bosnie à Zvornik, Gerska, Bratunac, Foca. A chaque fois, ils ont été organisés méthodiquement ; les hommes et les adolescents en âge de se battre ont été emprisonnés et exécutés ; les femmes violées, torturées, déportées.

En juillet 1995, alors que Srebrenica est attaquée, les méthodes de guerre du général Mladic et de ses hommes sont parfaitement connues des autorités françaises, de tous.

L'Ambassadeur de France en Bosnie, M. Henry Jacolin, vous a d'ailleurs rappelé qu'il avait fait part à Paris dès 1993 de la clarté des objectifs politiques et militaires des nationalistes serbes dans un télégramme diplomatique intitulé, fort justement, Chronique d'un nettoyage ethnique annoncé.

Le chef des enquêtes sur la tragédie de Srebrenica au Tribunal pénal international, M. Jean-René Ruez, a quant à lui rappelé dans son audition que, dès 1994, le général Mladic avait annoncé publiquement son intention d'exterminer la population musulmane de l'Est de la Bosnie.

II faut enfin rappeler que la résolution 819 du Conseil de sécurité de l'ONU qui a créé la « zone de sécurité » de Srebrenica, à l'initiative de la France, faisait référence dans son préambule au risque de génocide qui pesait sur la population qu'elle devait protéger.

Mon premier séjour à Srebrenica remonte au mois de mars 1994. Je me souviens avoir découvert un véritable ghetto, une prison à ciel ouvert. L'enclave musulmane de Srebrenica avait été déclarée « zone protégée » par les Nations unies en avril 1993, et avait été placée sous le contrôle d'un contingent de la FORPRONU après que les soldats bosniaques avaient été désarmés. Plus de 40 000 civils, en majorité des femmes, des enfants et des vieillards, survivaient dans des conditions terribles. Ils étaient soumis à la fois au blocus des milices bosno-serbes et au contrôle des soldats des Nations unies. En entrant dans Srebrenica, j'ai vraiment eu l'impression à l'époque que la loi de l'agresseur s'appliquait, et que les forces de l'ONU en assuraient le respect. Car si la présence d'un contingent de la FORPRONU a permis de limiter dans un premier temps les violations du cessez-le-feu, elle a surtout fait le jeu des forces du général Mladic, en interdisant aux Bosniaques tout mouvement d'entrée et de sortie ; la population était prise au piège. L'accès à Srebrenica dépendait exclusivement du bon vouloir des autorités bosno-serbes qui en interdisaient l'entrée ou la sortie aux organismes de secours quand elles le désiraient et confisquaient le contenu des convois sans que la FORPRONU puisse intervenir. La population civile ne recevait que le minimum lui permettant de survivre. La situation était particulièrement difficile dans la ville où étaient concentrées plus de 20 000 personnes, contre 5 000 avant la guerre.

En mars 1994, l'action des Casques bleus se réduisait à geler la situation sur le plan militaire. Rien de plus. II n'a jamais été envisagé l'usage de la force pour lever le siège de l'enclave. Le bataillon canadien de la FORPRONU est même resté bloqué pendant plusieurs mois avant de pouvoir être relevé. Je me souviens de discussions dans l'enclave avec ces Casques bleus quotidiennement ridiculisés, dégoûtés par leur mission. Je me souviens aussi des réfugiés amaigris, de leur peur de voir Srebrenica attaquée et d'être massacrés, de leurs souvenirs des opérations de nettoyage ethnique dans l'Est de la Bosnie en 1992 et 1993.

Pendant les mois qui ont suivi, la situation n'a cessé de se dégrader, ce qui a amené MSF à mettre en question l'utilité de ses opérations de secours dans les enclaves de l'Est de la Bosnie. Nous étions en fait devenus malgré nous des « médecins de prison » ; je me souviens avoir écrit dans le journal de MSF en Juin 1994, que « faute de détermination politique internationale, nous assurions désormais le service social des forces d'occupation en attendant que les populations civiles soient déplacées et que le processus de purification ethnique dans l'Est de la Bosnie s'achève ». Les Casques bleus n'avaient pas les moyens de leur mission. Peu nombreux, mal équipés, ils étaient eux-mêmes pris au piège, devenus des otages. Le 20 octobre 1994, dans une tribune publiée dans le journal Libération, je disais également mon sentiment que l'avenir des habitants de Srebrenica, Gorazde et Zepa était « suspendu à la seule volonté de la communauté internationale de les voir survivre ». Faute de mobilisation internationale, j'étais convaincu que la chute de Srebrenica et de Zepa n'était plus qu'une question de temps et que le pire était à craindre. C'est pour cela que MSF a tout fait pour maintenir ses équipes médicales à Srebrenica. Nous espérions que la présence de témoins étrangers ferait hésiter les tueurs.

Au début de l'année 1995, tout s'est précipité. Les combats en Bosnie ont repris à grande échelle. Le ravitaillement de la capitale bosniaque est devenu impossible. La même stratégie d'étranglement a été appliquée contre Srebrenica et les autres enclaves de l'Est de la Bosnie. Les convois humanitaires rentraient au compte goutte avec le minimum nécessaire. Et, à plusieurs reprises, les équipes de MSF, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), ont été la cible d'attaques directes de la part de tireurs embusqués à Sarajevo, Gorazde et Srebrenica.

En mars 1995, au cours d'une autre visite à Srebrenica, je n'ai pu entrer dans l'enclave qu'après plusieurs heures de négociations à Bratunac avec les autorités locales. Les miliciens étaient arrogants et nous ridiculisaient. Ils ne cachaient pas que « quand l'heure serait venue, ils tueraient tous les Musulmans ».

Alors que la population de Srebrenica allait vivre son troisième hiver de siège, il était devenu presque impossible d'assurer l'acheminement des secours. Les violations de cessez-le-feu étaient chaque jour plus nombreuses. Les réfugiés ne cachaient pas leur volonté « de quitter cet enfer, à n'importe quel prix ». A compter du 15 avril 1995, les autorités de Pale se sont opposées à toute rotation des volontaires MSF travaillant à Srebrenica et Gorazde. Elles soufflaient le chaud et le froid et cherchaient à briser l'isolement diplomatique dont elles étaient victimes depuis plusieurs mois. L'accès des organisations de secours aux enclaves musulmanes de l'Est de la Bosnie était pour elles un moyen de pression dans le cadre des négociations qu'elles menaient avec les Nations unies. Le 14 juin 1995, en pleine crise des otages, notre représentant à Pale, M. Oberreit, toujours confronté au refus des autorités de nous laisser avoir accès à Srebrenica et Gorazde, nous faisait parvenir un message dans lequel il soulignait que si les militaires bosno-serbes avaient peut-être cédé sur les otages de la FORPRONU, ils durcissaient davantage leur position. Les préparatifs militaires contre les enclaves se précisaient et il était de plus en plus clair que les militaires n'avaient pas envie de nous voir là-bas si offensive et carnage il devait y avoir, ce qui lui semblait relativement certain. II nous posait aussi plusieurs questions : « Que faire ? Faut-il partir de Srebrenica et Gorazde pour des raisons de sécurité et devant l'impossibilité de faire entrer de nouvelles équipes ? Peut-on y rester malgré les risques ? ». Je mentionne ce message du mois de juin pour montrer comment à l'époque l'attaque de l'enclave ne faisait aucun doute dans la tête des volontaires présents sur le terrain. Alors, à plus forte raison pour des observateurs militaires occidentaux.

C'est dans ce contexte que je me suis rendu à Pale du 17 au 26 juin 1995. Nos équipes dans les enclaves étaient épuisées et inquiètes. Mais elles refusaient de sortir tant qu'elles n'auraient pas la certitude d'être remplacées. En effet, le professeur Nicola Koljevic, vice-Président des Serbes de Bosnie, ne s'opposait pas à la sortie de notre personnel mais faisait obstacle à l'entrée de nouvelles équipes. Selon lui, les militaires étaient contre. Pendant mon séjour, j'ai rencontré le professeur Koljevic et son Ministre de la Santé, M. Dragan Kalinic, à de multiples reprises. Aux cours de ces entretiens, ils ont fait état de leurs inquiétudes devant les combats qui s'intensifiaient dans l'ensemble de la Bosnie. Nous étions accusés d'être des espions ; nous étions accusés d'aider leurs « ennemis » alors que, selon eux, les enclaves de l'Est de la Bosnie étaient utilisées par les Bosniaques pour mener des actions militaires contre les Serbes. Ils parlaient de villages brûlés et de civils exécutés à proximité de Srebrenica. A l'époque, le professeur Koljevic en prenait prétexte pour nous annoncer de futures actions de représailles contre les zones de sécurité des Nations unies dans l'Est de la Bosnie, et ne cachait pas la volonté des militaires d'appliquer la loi du talion.

Dans le cadre de ces entretiens, il a également été fait état de contacts en juin 1995 entre des officiers français, le général Janvier, chef des Casques bleus en Bosnie, le général de La Presle et le général Mladic. Le professeur Koljevic en parlait librement sans donner plus de détails mais en ne cachant pas que « l'affaire des otages était réglée ».

Après plusieurs jours d'attente, nous avons obtenu les autorisations d'accès à Srebrenica, puis à Gorazde sans plus d'explications. Nous avons seulement appris que des visites de hauts responsables des Nations unies étaient attendues, notamment celle de M. Bijeveld, envoyé spécial du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés en ex-Yougoslavie. Le professeur Koljevic ne nous a pas caché que les autorisations d'accès données à MSF lui étaient utiles car elles permettaient de montrer aux Occidentaux la bonne volonté des autorités de Pale, même si, au même moment, la FORPRONU était bloquée. Il était persuadé que l'issue de la guerre était en train de se jouer, que le sort des enclaves serait bientôt scellé, que la paix était pour demain. Une équipe médicale réduite - une infirmière et un médecin - a pu rejoindre Srebrenica le 24 juin 1995. Les autorités de Pale ont néanmoins refusé qu'elle soit renforcée par un chirurgien expatrié. Quant au CICR et à la FORPRONU qui négociaient eux aussi l'accès aux enclaves, ils sont restés bloqués.

Si j'avais des craintes de voir Srebrenica attaquée avant ce séjour à Pale, j'en étais convaincu quand je suis rentré à Paris début juillet 1995. Je savais que ce n'était plus qu'une question de temps.

L'abandon par la FORPRONU de la population de Srebrenica

Daniel O'Brien et Christina Schmitz sont venus témoigner devant vous le 29 avril dernier. Ils vous ont livré au jour le jour leur témoignage sur la chute de la « zone de sécurité » des Nations unies de Srebrenica. Je veux ici simplement compléter leur audition et souligner plusieurs points qui me semblent importants.

Quand l'attaque des forces serbes de Bosnie a commencé contre Srebrenica, nous avons, pendant les premiers jours, pensé que l'OTAN et la FORPRONU allaient réagir. Quand je dis « nous », je pense aux volontaires MSF à Srebrenica, à Belgrade, à Sarajevo, mais aussi aux responsables MSF à Paris. Tout le monde attendait des frappes aériennes de l'OTAN. Le commandant Karremans continuait même à les promettre le 10 juillet au soir aux autorités de Srebrenica. Notre équipe sur place vous l'a dit lors de son audition. Même si nous savions que les troupes onusiennes étaient limitées en nombre, avaient peu de matériel, même si nous savions que les quelques soldats bosniaques encore présents dans l'enclave étaient faiblement armés, nous nous rattachions à l'idée que, comme à Gorazde en avril 1994, il se passerait quelque chose, que la présence de guideurs au sol dans l'enclave jusqu'au dernier jour de l'offensive était un signe des actions futures de l'OTAN.

Mais nous nous sommes trompés.

Comme vous le savez maintenant, les multiples demandes de frappes aériennes formulées par le contingent néerlandais de Srebrenica ont toutes été refusées. En tant que commandant du dispositif militaire onusien en Bosnie, le général Janvier détenait le pouvoir de les autoriser. Quand il a finalement donné son accord, le 11 juillet, il était trop tard. Les deux frappes aériennes de l'OTAN devenaient le symbole du manque de courage et de la démission des Etats occidentaux. L'enclave était déjà tombée et les violences contre la population commençaient.

Je n'ai pas l'expertise pour juger s'il était possible de réaliser des frappes de l'OTAN pour défendre Srebrenica, mais ce qui saute aux yeux, c'est que les arguments produits devant vous pour justifier leur absence sont en contradiction avec les faits. Car, en Bosnie, quand on a voulu frapper, on a frappé.

Le général de La Presle a confirmé dans son audition qu'il n'a jamais eu aucun problème technique avec le système tant décrié de la « double clé » qui serait responsable du retard des frappes aériennes de l'OTAN à Srebrenica.

L'absence de frappes de l'OTAN a également été expliquée un temps par le refus des autorités néerlandaises de mettre en danger la vie de leurs soldats à Srebrenica. Or, aujourd'hui, on sait que la demande d'arrêt des frappes de l'OTAN émise par les Néerlandais est postérieure à la chute de Srebrenica et a même été anticipée par une décision du général français Gobilliard qui estimait qu'elles n'avaient plus d'utilité, la « zone de sécurité » de Srebrenica étant déjà tombée. II n'y a donc pas eu de veto du Gouvernement hollandais pour empêcher les avions de l'OTAN de frapper avant le 11 juillet 1995.

Enfin, un autre argument technique a été avancé pour expliquer l'inaction de la FORPRONU et de l'OTAN à Srebrenica : il n'y aurait pas eu de guideurs au sol pour diriger les frappes aériennes des avions de l'OTAN. Cet argument a été, lui aussi, démenti. Il apparaît aujourd'hui qu'il n'y avait pas une mais deux équipes de guideurs au sol qui sont restées opérationnelles jusqu'à la chute de l'enclave : une équipe hollandaise et une équipe britannique. Curieusement, l'existence de cette dernière n'a jamais été reconnue officiellement par le Gouvernement britannique alors qu'elle est confirmée par l'équipe MSF présente alors à Srebrenica. C'est ainsi que l'absence d'explications officielles crédibles continue de nourrir des rumeurs sur les raisons de l'absence de soutien aérien de l'OTAN lors de l'attaque des troupes bosno-serbes contre Srebrenica.

Un accord a-t-il été conclu en marge de l'ONU entre les autorités françaises et le général Mladic qui aurait permis la libération des otages contre la promesse de ne plus utiliser les avions de l'OTAN contre les positions de l'armée bosno-serbe ? Personnellement, je n'en sais rien. J'espère par contre que vos travaux permettront de savoir ce qui s'est réellement passé.

Alors que les forces serbes de Bosnie entrent dans la zone de sécurité de Srebrenica le 6 juillet 1995, la question de la protection devient centrale. Les massacres sont prévisibles ; tous les hommes en âge de se battre sont en danger de mort. Malgré le cynisme dont avaient fait preuve la plupart des Etats occidentaux depuis le début de la guerre en ex-Yougosalvie, nous nous attendions à ce que la force des Nations unies protège ceux des réfugiés qui chercheraient à se placer sous sa protection. Nous pensions que, même si la chute de Srebrenica était prévisible, les Casques bleus s'opposeraient aux violences contre la population civile qui s'était regroupée dans et devant la base des Nations unies à Potocari. Nous pensions qu'ils tenteraient au moins de faciliter son évacuation dans des conditions humaines. Nous ne pouvions imaginer que les Casques bleus livreraient la population aux miliciens serbes. Jusqu'à la fin, l'équipe MSF à Srebrenica s'est refusée à croire que l'ONU ne réagirait pas. Et pourtant...

Le 11 juillet au matin, alors que l'on croit encore que des frappes massives de l'OTAN vont avoir lieu, que la promesse faite aux autorités de Srebrenica par le commandant Karremans le 10 au soir va être respectée, rien de significatif ne se passe. Les avions de l'OTAN frappent mais il est déjà trop tard. Les hommes du général Mladic ont déjà pénétré dans la ville.

Alors qu'une partie de la population de Srebrenica terrorisée fuit vers la base de la FORPRONU à Potocari pour se placer sous la protection des Nations unies, les Casques bleus s'opposent à l'entrée dans leur base des camions chargés de blessés et du personnel médical bosniaque qui vient d'évacuer l'hôpital de Srebrenica. Seule la détermination des médecins bosniaques et des réfugiés qui se pressent devant les grilles de la base des Nations unies, les oblige à les laisser entrer.

Le 12 juillet, les Casques bleus sont livrés à eux-mêmes et contraints de négocier leur reddition avec le général Mladic. Aucune action concrète ne semble avoir été envisagée pour protéger la population civile par la hiérarchie de la FORPRONU, qui est à l'époque dans les mains de deux généraux français, le général Janvier, à Zagreb, et le général Gobilliard, à Sarajevo.

Sans plus de soutien matériel et diplomatique, les Casques bleus n'ont d'autres choix que de « coopérer » avec les soldats serbes de Bosnie, qui dictent leurs règles. Les soldats de la paix prennent malgré eux un rôle actif dans la déportation des réfugiés qui avaient cherché à se placer sous leur protection à Potocari. Dans la pratique, ils participent au tri des réfugiés ; ils aident les miliciens serbes à contenir la foule avant que les réfugiés soient contraints de monter dans les bus que le général Mladic a réquisitionnés pour les déporter ; certains soldats de la paix remettent, sous la contrainte, leurs uniformes, leurs armes et leurs véhicules aux miliciens serbes qui les utilisent alors pour accomplir leurs crimes, pour séparer les hommes des femmes et pour traquer les fuyards dans la forêt.

Les hommes qui se sont réfugiés à Potocari pensant bénéficier de la protection des Nations unies ont été remis aux forces serbes de Bosnie, certains après avoir été désarmés par les Casques bleus eux-mêmes. Ce sont environ 700 hommes qui avaient trouvé refuge dans la base de la FORPRONU de Potocari, tandis que près de 2 000 autres étaient dans les champs et les hangars à l'extérieur de la base des Nations unies. Sous prétexte de protéger les femmes et les enfants, tous les hommes de Srebrenica ont été considérés par les soldats de la paix comme des « combattants potentiels ». Ils ont été remis aux forces serbes de Bosnie. Peu importe qu'ils aient été des « non combattants », désarmés. Peu importent les coups de feu dans les hangars situés à proximité de la base de la FORPRONU à Potocari, manifestations sonores des exécutions qui avaient déjà commencé.

Les blessés n'ont pas été épargnés. Le 14 juillet 1995, quand la liste de blessés accueillis dans la base de la FORPRONU à Potocari est établie par l'équipe MSF et le personnel bosniaque, c'est avant tout pour les protéger et éviter qu'ils ne disparaissent lors de leur évacuation. A notre grande stupeur, cette liste, remise ensuite à la FORPRONU, va permettre aux hommes du général Mladic de mieux les sélectionner sans que les responsables de la FORPRONU à Potocari ne s'y opposent.

Dès le 13 juillet 1995, à Tuzla, en territoire sous contrôle des autorités de Sarajevo, des informations commencent à circuler sur une colonne de réfugiés qui a tenté de fuir l'enclave à travers la forêt. Pourtant, rien n'est envisagé pour lui porter assistance. Alors que les femmes rescapées témoignaient des colonnes de prisonniers qu'elles avaient vues sortant des forêts dans les localités de Bratunac et Koljevic Polje, les Nations unies et les Etats occidentaux sont restés silencieux et inactifs. Et les massacres se sont poursuivis plusieurs jours en toute impunité. Plus de 7 000 victimes, en majorité des hommes, ont alors été exécutées et jetées dans des fosses communes. Plus de 2 000 ont été faits prisonniers à Potocari, les autres l'ayant été alors qu'ils essayaient de fuir à travers la forêt.

J'ai du mal à croire qu'il n'était pas possible de leur porter secours.

Si l'on s'arrête quelques instants sur le nombre macabre des victimes, force est de constater que 100 % des hommes qui ont fait confiance à l'ONU et ont cherché refuge et protection auprès des Casques bleus sur la base de Potocari ont été livrés par l'ONU et sont morts assassinés. Alors qu'un bon nombre de ceux qui ont tenté de s'enfuir sous la conduite de l'armée bosniaque en prenant le risque de traverser les lignes militaires serbes et les champs de mines ont survécu. Ils sont au nombre de 4 000 survivants sur une colonne d'environ 10 000 personnes.

Dès le 24 juin 1995 et la première incursion serbe dans Srebrenica, nous étions convaincus à Paris qu'une attaque serbe de grande envergure venait d'être lancée. Nous avons été alors en contact sur le terrain et en Europe avec de nombreux journalistes, les représentants des Nations unies et de la FORPRONU, pour les alerter de ce qui se préparait. Nous étions rivés à nos téléphones, en contact continu avec les volontaires MSF sur le terrain, à Belgrade, Zagreb, Pale et Srebrenica, mais aussi avec le HCR et le CICR à Genève, M. Kofi Annan à New York, et bien d'autres. Au fur et à mesure que les nouvelles de Srebrenica nous parvenaient, elles étaient rendues publiques. C'est ainsi que MSF a, dès le 6 juillet 1995, et presque quotidiennement, publié des communiqués de presse décrivant la tragédie et a exprimé ses plus vives inquiétudes sur le sort réservé aux civils. Le 12 juillet, MSF a dénoncé la séparation, sous les yeux des Casques bleus, des hommes et des femmes et l'envoi des prisonniers vers le stade de Bratunac. Plusieurs appels pour la protection de la population ont été lancés. Avec l'arrivée des premiers rescapés dans la région de Tuzla, nos équipes sur place ont témoigné des marques évidentes de sévices que portaient de nombreuses femmes et jeunes filles. Les rescapés témoignaient aussi des massacres en cours. Le 13 juillet au soir, les forces serbes avaient achevé la déportation de la majorité de la population qui avait cherché refuge auprès de la FORPRONU à Potocari, soit 30 000 personnes, les deux tiers des habitants de l'enclave. Mais, dans un communiqué publié le 14 juillet, MSF soulignait déjà que, si la majorité de la population réfugiée à Potocari venait du Sud de l'enclave de Srebrenica, on était encore sans nouvelles de plusieurs milliers de civils originaires des villages situés plus au Nord. A Tuzla, en territoire bosniaque, la rumeur de l'existence d'une colonne de plus de 10 000 personnes essayant de percer les lignes de défense de l'armée serbe de Bosnie circulait déjà. Les femmes rescapées expliquaient que la majorité des hommes avaient préféré ne pas aller à Potocari, persuadés qu'ils ne seraient pas protégés par les soldats de la paix. II s'agissait en majorité, mais pas exclusivement, d'hommes, de réfugiés, d'adolescents désarmés, protégés par quelques soldats bosniaques.

Malgré ces informations, la FORPRONU est restée passive les Etats européens, dont la France, se sont contentés de protester sans agir. Le Président français Jacques Chirac a fait des déclarations publiques pour expliquer que la France était prête à reconquérir Srebrenica. Mais il n'y a eu ni reconquête ni aucune action pour tenter au moins de prévenir les massacres dans l'enclave ou venir au secours des populations qui fuyaient à travers la forêt.

Pourtant, si l'enclave de Srebrenica n'était pas défendable, la communauté internationale, en l'espèce la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, aurait pu au moins agir pour organiser l'évacuation en toute sécurité des habitants de l'enclave dès le lancement de l'offensive des forces serbes de Bosnie et dans les jours qui ont suivi. Plusieurs jours se sont en effet écoulés entre le début de l'offensive contre Srebrenica, le 6 juillet 1995, et la fin supposée des massacres, qui ont duré au moins jusqu'au 16 juillet, selon les enquêtes du Tribunal pénal international et le rapport des Nations unies.

C'est pourquoi les responsabilités de ceux qui étaient censés protéger les habitants de Srebrenica doivent être établies.

L'instrumentalisation de l'action humanitaire par la diplomatie française

Les responsables politiques et militaires français qui se sont présentés devant vous ont tous souligné le rôle majeur que la France a joué en Bosnie dans le cadre des Nations unies. Ils en tirent tous une fierté légitime car c'est la France qui était le premier pays contributeur de troupes en ex-Yougoslavie. De nombreux soldats français y ont perdu la vie. C'est aussi à l'initiative de la France qu'ont été adoptées un grand nombre de résolutions par le Conseil de sécurité des Nations unies, y compris celles établissant les « zones de sécurité » et organisant le droit de recourir à la force pour leur protection.

Permettez-moi de vous rappeler que, tout au long de la guerre en ex-Yougoslavie, les organisations humanitaires comme MSF ont critiqué l'opération militaro-humanitaire de l'ONU en Bosnie.

La participation de plus de 7 000 soldats français avec un mandat humanitaire à la force de maintien de la paix des Nations unies a entretenu l'illusion de la détermination politique de la France à mettre un terme aux violences contre les civils. L'aide humanitaire a été la seule réponse aux opérations de nettoyage ethnique et aux bombardements des civils. C'est-à-dire que, face à des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, on a envoyé des militaires distribuer des médicaments, des couvertures et de la farine.

Je pense que cette « observation militaro-humanitaire » de la purification ethnique a contribué à créer les conditions du massacre des habitants de Srebrenica. Pourquoi ? Parce que confier un mandat humanitaire à des militaires en situation de conflit ouvert dans lequel des crimes de masse sont perpétrés revient ni plus ni moins à les désarmer. En d'autres termes, cette pseudo politique humanitaire de la France en Bosnie a finalement été menée au détriment de la protection réelle de la population civile. II est inquiétant de voir que le travail d'enquête que vous menez sur la tragédie de Srebrenica n'a conduit pour l'instant à aucun commentaire critique sur ce type d'opérations de l'armée française à l'étranger. L'ambition humanitaire ou de protection des civils continue à être affichée pour légitimer le déploiement de troupes françaises à l'étranger, sans que cette ambition ne supporte l'épreuve des faits.

Dans le cas de Srebrenica, il est troublant de constater, comme le souligne M. Levitte dans son audition, que la raison qui a conduit les dirigeants français à durcir leur position contre le général Mladic et ses hommes a été le choc qu'ont produit au plus haut niveau de l'Etat français les images des Casques bleus enchaînés et utilisés comme bouclier humain par les forces bosno-serbes. C'est parce que les responsables politiques français se sont sentis humiliés qu'ils ont décidé de véritables actions militaires contre les artilleurs qui bombardaient notamment Sarajevo. Les massacres perpétrés tout au long de la guerre en Bosnie par les forces du général Mladic contre des populations pourtant placées officiellement sous la protection de la FORPRONU n'ont jamais été une réelle préoccupation politique. C'est en substance le sens des propos de M. Levitte selon lesquels les dirigeants français ont vécu Srebrenica « comme un bruit de fond ».

A chaque attaque contre la capitale bosniaque, Sarajevo, contre Gorazde en avril 1994, puis contre Bihac au mois de novembre suivant, enfin contre Srebrenica en juillet 1995, l'humanitaire fut présenté comme l'unique réponse possible à la crise, tandis que la présence de 40 000 Casques bleus sur le terrain devenait un alibi pour refuser une action militaire qui les mettrait en danger, donnant ainsi aux forces bosno-serbes un véritable permis de tuer.

Les frappes aériennes de l'OTAN après un nouveau massacre à Tuzla en mai 1995 ont fini par démontrer l'absurdité et la fragilité du dispositif de la FORPRONU sur le terrain. Au printemps 1995, à un moment crucial de la guerre et des négociations de paix en Bosnie, l'ONU s'est trouvée encore plus affaiblie et contrainte de négocier la libération de plus de 400 soldats de la paix pris en otage par les forces serbes de Bosnie. Les Nations unies ont décidé de regrouper les troupes de la FORPRONU dispersées en Bosnie pour éviter qu'un tel scénario ne se reproduise. Cette réorganisation du dispositif militaire des Nations unies, poussée par la France au Conseil de sécurité à la fin du mois de mai 1995 et validée ensuite par le Groupe de contact, portait en germe l'abandon militaire des enclaves de l'Est de la Bosnie et notamment de Srebrenica. Cette réorganisation était en outre étroitement liée à l'avancée du processus de paix. M. Akashi a reconnu devant vous que l'usage de la force militaire n'obéissait pas à un impératif de protection des populations mais était strictement déterminé par les avancées du processus de paix en Bosnie.

II est encore plus grave dans ce contexte que certains responsables français continuent d'affirmer devant vous, contre toute vraisemblance, que la chute de Srebrenica n'était pas prévisible. Les pseudo débats techniques l'emportent sur le bon sens. Pourtant, la chute de Srebrenica était bien prévisible tout comme les massacres qui l'ont suivie.

II reste toujours à établir quel rôle ont joué les préoccupations de protection des Casques bleus dans la décision de ne pas recourir aux frappes de l'OTAN lors de l'attaque des Serbes de Bosnie contre Srebrenica. II reste également à éclaircir si le souci de faciliter les négociations de paix entre Serbes, Musulmans et Croates n'a pas contribué à une réelle décision d'abandon par le Groupe de contact des enclaves de Srebrenica et Zepa, et de leur population. Les faits sont là pour montrer que la disparition de ces deux enclaves de l'Est de la Bosnie a effectivement facilité la signature de l'accord de paix de Dayton intervenu deux mois seulement après ces événements tragiques.

Conclusion

Je souhaite pour conclure formuler quelques remarques sur le travail de votre Mission d'information.

Les travaux que vous avez entrepris ne sont pas terminés. On ne peut donc présager des résultats de vos investigations. Je fais confiance aux parlementaires français pour réaliser leur travail en toute indépendance et c'est la raison pour laquelle je me suis présenté devant vous aujourd'hui.

II n'existe pas en France de tradition bien établie de contrôle parlementaire sur la politique étrangère et les opérations extérieures. L'enquête parlementaire sur le Rwanda en 1998 a constitué un exercice nouveau pour le Parlement. Médecins sans frontières a d'ailleurs été auditionnée une première fois dans ce cadre. Le travail de l'Assemblée nationale se poursuit aujourd'hui avec l'examen de la tragédie de Srebrenica. Et j'espère qu'il portera ses fruits.

Je tiens ici à souligner que l'arbitrage entre les impératifs de paix et ceux de protection des civils, ou entre les impératifs de sécurité des forces nationales sur le terrain et les risques qu'un usage de la force pour protéger les populations en danger fait peser sur elles constitue un dilemme majeur pour les sociétés démocratiques et doit être ouvert au contrôle parlementaire. C'est le sens de la démarche de MSF en faveur d'une investigation parlementaire sur Srebrenica.

Je ne vous cacherai pas qu'il y a quelques mois, lors de la constitution de la Mission d'information, nous avons été inquiétés par la décision de limiter l'examen de la tragédie de Srebrenica à l'écriture d'un simple rapport d'information, sa rédaction étant confiée à M. François Léotard, ancien Ministre de la Défense entre 1993 et 1995 ; autrement dit, un acteur et un témoin privilégié de l'opération de maintien de la paix en Bosnie et de ses conséquences. Ce travail a depuis été confié à une équipe élargie et pluraliste.

Je ne vous cacherai pas non plus que nous avons été également surpris par l'acceptation par votre Mission d'information des arguments juridiques avancés par le ministère de la Défense français pour imposer les auditions à huis clos de tous les officiers français qui étaient sur le terrain en Bosnie. Le Tribunal pénal international de La Haye a depuis démenti la validité de ces arguments, concernant les contraintes de coopération imposées par la justice internationale.

Enfin, je regrette, qu'à ce jour, aucun survivant des massacres de Srebrenica n'ait été invité devant le Parlement français pour témoigner. Cela aurait été un geste fort d'avoir un survivant présent ici dans le Parlement français. Cela aurait contribué à centrer les débats sur l'essentiel : pourquoi la population de Srebrenica a-t-elle été livrée à ses bourreaux ?

II est prévu que des parlementaires français se rendent en Bosnie dans quelques semaines. Suite au séjour que je viens d'effectuer à Sarajevo, Tuzla et Srebrenica, en mars 2001, avec le Président de MSF, Jean-Hervé Bradol, je peux vous dire que nombreux sont ceux disposés à témoigner. Je suis d'ailleurs moi-même à votre disposition pour faciliter, si vous le souhaitez, la visite de votre Mission d'information en Bosnie.

Avant de finir et de répondre à vos questions, il me paraît important de vous redire mes convictions sur la tragédie de Srebrenica.

Autant que la chute, les massacres de Srebrenica étaient prévisibles. La promesse de protection faite aux habitants de Srebrenica n'a pas été tenue et la volonté politique qui a manqué pour les défendre a contribué à les conduire au massacre. Ils ont été abandonnés. C'est pourquoi toute la lumière doit être faite sur la part des responsabilités françaises dans cette tragédie.

Je vous remercie de m'avoir écouté.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup, M. Salignon. S'agissant des remarques que vous avez faites concernant notre Mission d'information, j'ai observé qu'elles étaient très modérées par rapport à ce que nous entendions - et pas uniquement de MSF d'ailleurs - il y a quelques mois.

Je voudrais toutefois préciser le point suivant : il n'a jamais été question de confier à M. François Léotard seul un rapport d'information. C'est une méthode qui n'a jamais été envisagée. Dès le début, nous avions conscience de cette nécessité du pluralisme. Vous constatez aujourd'hui que les choses qui sont en marche le sont grâce à une volonté évidente de notre part.

Deuxièmement, il faut que cela soit clair, je n'ai jamais et nous n'avons jamais accepté les arguments juridiques du ministère de la Défense. Pour ma part, je ne les accepte toujours pas. Cependant, une fois la décision prise, je le répète, nous avions le choix entre le fait de maintenir l'audition publique et d'avoir à ma droite des chaises vides, puisqu'on nous a avertis que les personnes convoquées ne viendraient pas, ou bien faire ce que nous avons fait, c'est-à-dire recueillir de leur part, à huis clos, le maximum d'informations qui seront restituées - je le confirme - dans le rapport. Sur cet aspect, les choses sont claires. Je n'accepte toujours pas les arguments du ministère de la Défense.

Enfin, je vous remercie de votre suggestion de vouloir faciliter et d'aider notre Mission d'information en Bosnie. Il me semble qu'il serait utile de recevoir, de la part de MSF, un certain nombre d'indications et de conseils utiles. Il est vrai que nous essaierons de rencontrer en Bosnie le maximum de personnes qui ont été sauvées et épargnées. Je pense qu'il est tout aussi utile de les rencontrer sur place que de les faire venir ici.

Encore une fois, j'ai peu d'observations à faire sur vos remarques et vos conseils, hormis ces petites mises au point. Je note la précision et la richesse de votre témoignage et j'invite mes collègues à vous poser les questions qu'ils souhaitent.

M. François Lamy, Rapporteur : Il y aurait beaucoup à dire sur votre déclaration liminaire. Pour ma part, je voudrais juste reprendre un point, lorsque vous soulignez qu'il est inquiétant de voir que le travail d'enquête que nous menons sur la tragédie de Srebrenica n'a conduit, pour le moment, à aucun commentaire critique sur le style d'opérations de l'armée française à l'étranger.

Je voudrais simplement souligner qu'en termes de méthodes, l'objectif de la Mission d'information n'est pas de faire des commentaires. Pour l'instant, nous en sommes à recueillir un certain nombre de faits et d'auditions. Les commentaires eux-mêmes n'interviendront qu'à la fin des auditions. Sur ce point, je fais confiance à la fois à la presse et aux organisations non gouvernementales pour apporter tous les commentaires, ce que, moi-même, je ne manquerai pas de faire. Mais je crois qu'il y a un temps pour tout, et actuellement, nous en sommes à un temps d'audition.

Je n'aurai que deux ou trois questions à vous poser afin de vous permettre de préciser, non pas la position de MSF que je connais, mais certaines informations sur lesquelles, encore pour l'instant, dans le cadre de la Mission d'information, je n'ai rien à dire, ce qui ne signifie pas que je n'en pense rien. Toutefois, ce qui m'intéresse pour l'instant, c'est de recueillir des informations plus précises sur ce qui s'est passé, sur l'évolution des événements et sur un certain nombre d'affirmations que vous faites.

Je reviendrai sur le caractère prévisible ou non des faits, car vous soulignez un certain nombre de déclarations faites par des dirigeants militaires ou politiques serbes, notamment celle du professeur Koljevic, que vous avez rencontrés. Mais ce sont des déclarations que nous avons entendues tout au long de la guerre de Bosnie, alors qu'avait lieu la purification ethnique. Les volontaires de MSF, qui étaient sur place, ont-ils eu des informations beaucoup plus précises ? Quand je dis « précises », je ne parle pas des informations selon lesquelles une attaque sur Srebrenica ou les zones de sécurité était imminente, puisqu'on savait de toute façon que les Bosno-Serbes n'acceptaient pas ces zones de sécurité. On pouvait donc toujours se dire que leur objectif était qu'elles disparaissent un jour. Avez-vous eu des informations plus précises, à ce moment-là, sur le caractère prévisible des événements, les mouvements de troupe ?

Ma deuxième question porte sur votre appréciation du rôle des autorités bosniaques. Avez-vous recueilli des informations à ce moment-là ? Avez-vous été informé du départ de M. Naser Oric ? En effet, vous soulignez, à un moment donné, dans le détail des événements, que, le 10 juillet, les autorités bosniaques de la zone de Srebrenica attendent les frappes aériennes que promet le colonel Karremans, tout en sachant, dans le même temps, que les troupes bosniaques encore en état de combattre sont déjà parties. Avez-vous une appréciation ou des informations sur cette ambiguïté qu'il nous faudra aussi comprendre et soulever dans le rapport ainsi que sur le rôle des autorités politiques et militaires bosniaques ?

M. Pierre Salignon : Concernant la prévisibilité, j'aurai plusieurs remarques à faire. Les informations que recueillent les équipes MSF sur le terrain n'ont rien à voir avec le degré de précision des informations recueillies par des militaires. Cependant, pour qui était présent dans l'enclave, dès le mois de juin circulait un certain nombre d'informations faisant état d'une concentration de troupes importantes autour de l'enclave. Cette information était véhiculée par les autorités, les Nations unies et le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), dont certains membres avaient été amenés à rentrer dans l'enclave avec un convoi, quelques jours avant la chute.

Quant à l'ambiance qui régnait en juin dans l'enclave, il y avait eu des tentatives de départ de groupes de réfugiés, composés d'une trentaine ou d'une quarantaine de personnes. Au mois de juin, des groupes sont partis vers Tuzla par leurs propres moyens, complètement paniqués, avec une réelle crainte de demeurer plus longtemps dans la poche. Il y avait des accrochages de plus en plus sérieux, notamment sur la route qui allait à Zepa, parce qu'un petit corridor était resté ouvert. Il y avait également la prise des postes d'observation des Nations unies par les forces bosno-serbes dans le Sud de la poche, qui a commencé au début du mois de juin.

Ma deuxième remarque sur la prévisibilité est la suivante. Quand les équipes, et notamment Daniel O'Brien et Christina Schmitz, sont rentrées dans Srebrenica, elles n'avaient pas à l'esprit que l'enclave ne serait pas « défendue ». C'est là l'élément important.

Cela étant dit, je pense avoir abordé la prévisibilité dans mon exposé par un certain nombre d'éléments, notamment les visites que j'ai été amené à faire là-bas. Chaque fois que je suis revenu de Srebrenica, j'étais dans un état d'inquiétude au regard de l'environnement et de tout ce qui se passait au jour le jour.

Le Président François Loncle : Je me permets de vous interrompre sur ce point. Il y a un écart incroyable entre ce sentiment de prévisibilité que vous exprimez et ce que nous avons entendu des responsables des renseignements français et américains, auxquels étaient transmis ces renseignements ou cette absence de renseignements. Comment un tel écart peut-il être possible ? Quelle est votre interprétation de cet écart ? Les services de renseignements occidentaux étaient-ils aussi mauvais ? Avaient-ils connaissance de l'information, qu'ils n'auraient pas transmise ? Car l'écart est énorme.

M. Pierre Salignon : Je vais vous faire part de mon point de vue. Tout le monde savait. Dans le cadre de notre travail à Belgrade, à Sarajevo, à Zagreb et avec d'autres organisations, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ou le HCR et d'autres personnes qui circulaient dans la région, on se rencontrait souvent, on échangeait beaucoup d'informations et on était régulièrement en contact. J'étais moi-même amené, pendant les visites, à rencontrer différentes personnes à Sarajevo dans l'état-major de la FORPRONU. A chaque fois, les discussions ont porté, certes, sur l'accès des organisations de secours et l'aide humanitaire, mais aussi sur ce qui se préparait. Lors de ma première visite en 1994, je me souviens que c'était déjà dans le cadre des discussions. C'est pourquoi il est très choquant d'entendre dire qu'il n'y avait pas de prévisibilité possible de la chute de la ville et des massacres. Dès lors que l'on crée une zone de sécurité comme celle de Srebrenica et qu'elle n'a pas les moyens pour se défendre à l'intérieur, on sait déjà qu'on a gelé une situation et on se pose la question de savoir ce qui va se passer demain.

S'agissant de votre deuxième question portant sur les autorités bosniaques et plus particulièrement M. Naser Oric, je n'ai pas grand-chose à dire. Comme l'a rappelé le colonel Karremans parmi d'autres, on a constaté, à un moment donné, que M. Naser Oric n'était plus présent dans l'enclave. On avait également des contacts avec les autorités à Sarajevo.

En revanche, l'élément que j'ai ajouté dans l'exposé, c'est que Srebrenica était coupée du reste du monde, dans le sens où peu de mouvements, entrées ou sorties, étaient possibles. C'était la même chose et pour nous et pour la population. Quand on évoque la compagnie des soldats bosniaques sur Srebrenica, je pense qu'il faut ramener les choses à leur juste proportion. Il y avait des gens qui se défendaient, avec l'énergie du désespoir, dans une zone de sécurité qui avait été désarmée, à la différence de Gorazde et de bien d'autres.

Il y a un terme qui me choque, c'est lorsque l'on parle d'« abandon » de la zone de sécurité par les Bosniaques. En effet, lors du déroulement des événements, une partie des hommes, quelques femmes, des adolescents et des enfants sont partis à travers la forêt. Ils ont été accompagnés par ceux qui servaient de protection civile à Srebrenica. Ces forces bosniaques sont parties avec ces réfugiés, car elles avaient la volonté de protéger la population. Pour ma part, quand j'entends parler d'abandon, je pense que ces forces bosniaques n'avaient pas les moyens de se défendre et que, par ailleurs, elles, au moins, ont assuré leurs responsabilités vis-à-vis de leur population et ont tout fait pour amener le maximum de gens dans les territoires sous contrôle des autorités de Sarajevo.

M. François Léotard, Rapporteur : Je vous remercie de nous avoir donné toutes ces informations. Puisque vous avez évoqué ces questions, je voudrais tout d'abord faire deux remarques liminaires. La première, c'est que ce n'est pas MSF qui a fait en sorte que la Mission d'information que nous menons soit pluraliste, mais moi-même, avec la volonté conjointe du Président et de mes collègues issus de tous les groupes de l'Assemblée nationale. C'est une tradition parlementaire que, lorsque nous faisons une mission de cette nature, elle soit pluraliste, ce qui paraît évident. C'était donc une inquiétude bien illégitime.

S'agissant de ma deuxième remarque liminaire, lorsque je suis intervenu devant cette Mission d'information en tant que responsable, j'ai demandé que cette audition ne soit pas menée à huis clos. Encore une fois, je regrette que l'actuel ministère de la Défense ait demandé ce huis clos. Si j'étais aujourd'hui en fonction, je ne l'aurais pas demandé pour les officiers qui sont venus devant la Mission d'information.

Cela m'amène d'ailleurs à parler de l'impartialité de notre Mission d'information qui nous conduit à prendre votre témoignage tel qu'il est puisque vous nous l'avez remis par écrit, et à vous indiquer qu'il sera considéré, par les Rapporteurs, en tout cas par moi-même, exactement sur le même plan que tous les autres témoignages qui nous sont parvenus de tous ceux - militaires, diplomates et civils - qui ont été présents à Sarajevo, Bihac, Tuzla et, bien entendu, Srebrenica, c'est-à-dire avec beaucoup d'attention et de rigueur.

C'est la raison pour laquelle je voudrais vous poser quelques questions, d'abord sur la responsabilité de l'information sur ce sujet. Je souhaite - et c'est un v_u que je formule -, puisque vous jouez un rôle important dans l'éclaircissement de la situation, que vous puissiez faire passer sur votre site Internet la totalité des dépositions présentées devant la Mission d'information. Ce serait, je crois, une contribution utile à la vérité.

Je voudrais vous poser quelques questions, à partir de votre texte lui-même. En effet, je me suis interrogé sur des propos que vous avez tenus et que vous avez écrits : le « manque de courage des Etats occidentaux », leur « cynisme », etc. Il se trouve que je suis allé au chevet de tous les blessés français qui sont revenus. Nous avons eu 600 blessés pendant la guerre de Yougoslavie et plusieurs dizaines de morts. On peut souhaiter que la même attention soit portée à ces personnes autant qu'à d'autres. C'étaient des jeunes garçons, certains sont défigurés dans leur visage, dans leur corps, dans leurs membres. Je pense qu'ils méritent aussi la même attention. Je ne vois pas pourquoi on mettrait sur les casques de ces soldats, casques qui avaient été peints en bleu, le mot « cynisme » que vous avez utilisé ou le mot « manque de courage », parce que ce sont des soldats qui ont obéi à leurs Etats et que ces Etats ont fait - et, pour la France, je le répète - le maximum de ce qu'ils pouvaient faire.

Je dis cela car, à un moment, vous dites - comme d'autres, c'est vrai - que la France aurait pu faire plus. Je vous réponds non et je souhaite que vous m'indiquiez comment elle aurait pu agir. Qu'aurait pu faire la France ? J'aimerais que vous disiez comment vous voyez les choses car vous étiez, comme moi-même, sur place. Désarmer Sarajevo pour aller au secours de Srebrenica, c'était perdre Sarajevo. Désarmer Bihac pour aller au secours de Srebrenica, c'était perdre Bihac. Comment pouvez-vous penser que l'on pouvait déplacer des forces militaires importantes, d'un endroit à un autre, alors que dans l'endroit où elles se trouvaient, elles protégeaient des dizaines de milliers de civils ? Si Bihac et Sarajevo ont été définitivement sauvées - et c'étaient des Bosniaques Musulmans qui étaient dans ces deux zones -, c'est parce que, probablement, il y avait des soldats pour les protéger.

Je voudrais également avoir votre sentiment sur la situation de MSF dans les autres zones de sécurité. Vous avez évoqué des centaines de villes et de villages - ce qui est malheureusement exact, vous avez raison - comme Zvornik, Cerska, Bratunac, etc. où des horreurs se sont produites. Avez-vous senti une différence entre la situation de Srebrenica et celle de ces autres zones ?

Tout cela tourne autour du terme que vous avez utilisé, et que M. Lamy a rappelé tout à l'heure, de « prévisibilité ». Avec beaucoup de pudeur, je pense que, dans une guerre, la prévisibilité d'une horreur est assez forte. Malheureusement, c'en était une, comme vous l'avez très justement souligné, que jamais l'ONU n'a voulu reconnaître comme telle.

Lorsque le Président, mon collègue Rapporteur et moi-même avons entendu M. Boutros Boutros-Ghali, il nous a dit avoir été hostile, au départ, à l'intervention de l'ONU dans cette affaire et ne pas avoir voulu, pendant tout son mandat, faire en sorte que ce soit une réponse à une guerre. Je crois que, dans votre document, ce qui est très intéressant et très important pour la communauté internationale, c'est la disparition totale des Casques bleus. Sur ce point, j'aimerais avoir votre sentiment comme ONG. En effet, aucun Etat ne fournira plus désormais de Casques bleus, en s'appuyant d'ailleurs sur votre rapport. Vous avez raison de dire que, si c'est un échec aussi lourd et flagrant, il n'y a aucune raison - en tout cas, tel serait le cas si jamais j'étais en responsabilité, que la France envoie désormais des soldats sous Casques bleus pour protéger qui que ce soit. D'ailleurs, si les violences se poursuivent aujourd'hui au Kosovo, à la frontière macédonienne, malgré la présence de plusieurs dizaines de milliers d'hommes supplémentaires par rapport à 1995, c'est bien parce que, malheureusement, la situation est celle d'une guerre. Si jamais ces soldats se retiraient, vous le savez mieux que quiconque probablement, hélas, les massacres reprendraient immédiatement.

Ce que je veux dire, c'est qu'il est probablement utile de faire ce constat, mais je vous pose la question de savoir s'il y avait d'autres formules que celles choisies par la communauté internationale.

Je terminerai par la réflexion suivante. Quand vous parlez de la communauté internationale, vous dites « les forces de l'ONU », « les Casques bleus », d'un côté - il s'agit en fait des Néerlandais - et quand il s'agit d'autres, vous dites « les généraux français ». Permettez-moi de vous dire qu'ils étaient tous - Néerlandais, Français, Belges, Canadiens, Ukrainiens - sous l'autorité de M. Kofi Annan, sans aucune exception. Par conséquent, j'aimerais savoir pourquoi vous faites la distinction entre les Casques bleus d'un côté, qui sont en fait des Néerlandais, et de l'autre, des généraux français, qui étaient aussi sous l'autorité de M. Kofi Annan.

Dernier point, sur lequel existe une contradiction très forte avec les autres auditions, et je souhaite que l'on puisse établir la vérité, lorsque vous dites qu'il n'y a pas eu de veto du Gouvernement néerlandais. Encore une fois, vous avez le droit, voire le devoir, de le dire. Cependant, c'est le contraire de ce que nous ont dit un certain nombre de responsables politiques qui sont venus ici même, à votre place. Pour la Mission d'information, il y a là une vraie question majeure. MM. de Charette, Levitte, Juppé, un certain nombre de responsables politiques et militaires nous ont dit exactement le contraire. Il y a là, pour nous, une difficulté majeure pour établir la vérité. Vous avez raison, voire le devoir, de le dire si vous le pensez. Mais nous avons un certain nombre d'éléments contraires, notamment lors de l'audition de M. de Charette qui nous a affirmé ici même qu'il y avait eu un veto précis, formel et explicite du Gouvernement néerlandais.

Ce sont quelques observations qui sont à la fois des réflexions et des questions, mais je me calquais sur votre intervention qui est faite également de réflexions et de questions.

Le Président François Loncle : Sur ce dernier point, j'ai souligné tout à l'heure un des grands écarts qui vont nous faire problème pour approcher la vérité, je veux parler des renseignements prévisibles et imprévisibles. Le deuxième grand écart - mais il y en a d'autres, et c'est notre devoir d'essayer de rapprocher les points de vue ou d'établir la vérité - c'est la version néerlandaise et la version française sur la nécessité ou non, l'urgence ou non, la décision positive ou non, de faire intervenir une opération aérienne. Je souhaite que nous approchions M. Klaus Kinkel, qui était à l'époque le Ministre allemand des Affaires étrangères, puisque, parmi les témoignages français dont faisait état M. Léotard, il y a celui de M. Millon qui nous a indiqué avoir entendu les avis néerlandais, en présence de Klaus Kinkel, lors du sommet de Strasbourg. C'est pourquoi son témoignage est précieux. Nous sommes là en présence de deux versions totalement différentes : la version de ceux qui nous ont affirmé de tout leur c_ur que les Néerlandais ne voulaient pas d'opération aérienne, et celle des Néerlandais nous affirmant qu'ils auraient souhaité une opération aérienne. Voilà l'un des écarts qu'il va nous falloir combler.

M. Pierre Salignon : Ma première observation concerne les soldats qui sont morts ou qui ont été blessés là-bas. Je les ai fréquentés, je les ai vus, j'ai beaucoup de respect pour eux, mais je garde des images en tête de soldats, notamment à Sarajevo, en pleurs et complètement démolis par la mission qui leur avait été confiée.

S'agissant de ce qu'aurait pu faire la France dans toute cette affaire, - cela rejoint un peu toutes les questions posées par M. Léotard -, on parle de techniques, de structures, de réorganisation d'opérations, mais on oublie la volonté politique. Je pense que l'on peut parler de tout ce que l'on veut, essayer d'augmenter les budgets, envoyer plus de matériels, cela ne changera rien s'il n'y a pas une volonté politique de protéger les populations.

Si on reprend le rapport Brahimi, qui est un rapport technique, il y a une confusion entre tous les objectifs, et la protection n'est certainement pas au centre des priorités.

Concernant les autres zones de sécurité, nous avions une équipe à Gorazde, mais la grande différence est que Gorazde était une enclave qui n'était pas désarmée, ce qui a quand même changé beaucoup de choses. Et puis, là, il y a eu volonté politique en avril 1994, ce qui a certainement influé sur le cours des événements et fait reculer les autorités de Pale. Quoi qu'il en soit, la réalité de Gorazde a été une réalité inacceptable pendant plusieurs années de siège, alors qu'elle était complètement coupée du monde. Cette enclave était un peu plus étendue, mais la population à l'intérieur connaissait les mêmes conditions de vie.

Quand vous avez parlé de l'ONU, M. Léotard, et de son refus de reconnaître la guerre, pour moi, l'ONU, ce sont les Etats qui la constituent et là aussi, je reviens sur ce que je viens de dire, à savoir l'absence de volonté politique. Dès lors qu'il n'y a pas de volonté politique, comment peut-on parler de mesures concrètes pour essayer de protéger les populations civiles ? Je ne suis ni un stratège ni un géopoliticien, mais quand on parle de certaines auditions qui ont eu lieu ici, parmi les personnes qui sont intervenues, très peu ont eu un mot pour les victimes. A dire vrai, pour ma part, cela m'a énormément choqué.

Concernant la distinction que j'ai faite selon la nationalité entre les Casques bleus en Bosnie, si j'ai insisté sur ce point, c'est que je veux souligner que la France a une responsabilité particulière, même dans le cadre d'une mission des Nations unies, dès lors que ce sont deux généraux français, au moment de la chute de Srebrenica, qui sont à même de prendre les décisions au niveau militaire.

S'agissant du veto du Gouvernement néerlandais, je suis un peu surpris. J'ai l'impression que l'on mélange beaucoup de choses, à la fois la période qui va du 6 au 11 juillet, et puis celle qui va après le 11 juillet. Laissons un peu les faits juger par eux-mêmes pour la suite.

M. François Léotard, Rapporteur : J'avais oublié de citer une phrase de votre intervention qui m'a troublé : « Les massacres n'ont jamais été une réelle préoccupation politique. » J'arrête parce que l'on ne va pas entrer dans une polémique avec vous. Simplement, non, ce n'est pas vrai. Les massacres ont toujours été, bien évidemment, dans une démocratie, à travers la télévision et le sentiment que nous avons, une préoccupation politique.

M. Pierre Salignon : Je suis désolé mais j'ai le droit de penser le contraire. De plus, les faits le démontrent.

M. François Léotard, Rapporteur : J'ai le devoir de vous dire le contraire.

Le Président François Loncle : J'aurai deux questions à vous poser, dont l'une sur le principe même des enclaves, des zones de sécurité. L'expérience que vous avez vécue et que nous avons vécue collectivement, Srebrenica, et votre analyse, telle que vous l'avez relatée, me conduisent à penser que vous mettez en cause le principe même, ou, en tout cas, la manière dont ces enclaves, ces zones de sécurité étaient organisées. Etait-ce une faute supplémentaire ?

Deuxième question : vous avez mis en cause la capacité des chefs militaires sur le terrain. Je voudrais avoir, sur ce point, un peu plus de précisions. Que leur reprochez-vous exactement ? Vous avez fait allusion à l'absence de volonté politique. Mais, sur place, il y avait des chefs militaires qui n'étaient pas toutes les cinq minutes à téléphoner pour savoir ce qu'ils devaient faire ; ils devaient s'engager eux-mêmes. Ces généraux sont venus témoigner. Il y a, là encore, un écart entre ce qu'ils disent et ce que vous dites. En quoi mettez-vous en cause leur capacité militaire au cours de ces événements ?

M. Pierre Salignon : Je pense que votre Mission d'information, en se rendant en Bosnie, rencontrera un certain nombre de survivants. Ils disent beaucoup de choses, c'est important. Ce dont il est question, c'est d'une promesse de protéger la population, de la création de zones protégées, où l'on met des soldats, d'une promesse qui n'est pas tenue et conduit aux massacres.

Sur la manière pratique dont cela s'est passé, je pense qu'il revient à ceux qui étaient responsables d'en parler, et à vous de faire la part des choses. Le principe des enclaves, comme je l'ai dit, était une manière de geler la situation. Mais ce qui a été particulièrement important, c'est que cela a interdit tout mouvement d'entrée et de sortie pour les Bosniaques. Quand je dis « pour les Bosniaques », je pense principalement à la population civile. Des gens se sont retrouvés otages, dans un ghetto. Je n'ai pas connu la deuxième guerre mondiale mais, quand je suis rentré à Srebrenica la première fois, j'ai revu les images du ghetto de Varsovie, pour vous donner une comparaison. J'ai vu une situation où les gens étaient parqués et où j'avais l'impression qu'à l'extérieur, il y avait, d'une part, des miliciens serbes, avec une bonhomie et une joie de vivre, qui étaient là avec un camp retranché, et d'autre part, des gardiens de la population bosniaque qui étaient les Casques bleus.

Le Président François Loncle : Les enclaves étaient donc partout une erreur.

M. Pierre Salignon : Je ne sais pas si c'était une erreur. Je dis simplement qu'aujourd'hui, quand on voit le résultat de ce qui s'est passé à Srebrenica, on ne peut pas dire que c'était bien d'avoir une enclave à Srebrenica.

Le Président François Loncle : Qu'en est-il de ma deuxième question sur les capacités des chefs militaires ?

M. Pierre Salignon : Je ne sais pas comment répondre à votre question sur la capacité des chefs militaires.

Le Président François Loncle : Vous les mettez en cause nettement dans votre document. Il faut donc expliquer en quoi.

M. Pierre Salignon : Une attaque massive et violente est lancée contre une zone de sécurité des Nations unies à Srebrenica, avec des bombardements de la population civile, pendant laquelle l'hôpital reçoit des dizaines de blessés entre le 6 et le 10 juillet. Or, pendant cette période, il ne se passe rien. Une ou deux journées, il y a survol des avions de l'OTAN. On promet des frappes à la population. Mais il ne se passe rien. Ensuite, on va vers la déportation et les massacres. Aucune décision n'a été prise, notamment sur l'usage des frappes aériennes ou d'autres éventualités pour essayer, au moins, de trouver des solutions pour protéger la population et de l'évacuer dans des conditions correctes.

Je vous citerai un seul exemple, celui de ce convoi du HCR qui arrive, alors que la déportation est terminée, avec du matériel, des médicaments, etc., lesquels sont déposés dans les mains des Serbes, qui les récupèrent. Pour moi, c'est le symbole de cette non-prise de responsabilité, de ces décisions qui n'ont pas été assumées, même si, aujourd'hui, tout le monde se retranche derrière le fait qu'on ne pouvait pas savoir, etc. Mais je ne suis pas plus spécialiste que cela.

Le Président François Loncle : J'en conviens, mais je pense que votre réponse justifiait ma question.

M. Pierre Brana : Je ferai deux commentaires à titre personnel, avant de vous poser des questions plus précises sur votre exposé. Tout d'abord, je rejoins ce que François Lamy disait tout à l'heure. Nous avons tous les deux participé à la mission sur le Rwanda : de tradition, pour essayer de faire la clarté sur les événements et être le plus objectif possible, nous nous interdisons tout commentaire critique lors des auditions, ce qui ne nous empêche pas d'avoir notre idée sur ce qui a pu se passer. Le fait que nous nous abstenons aujourd'hui de faire des commentaires critiques ne veut pas dire que nous ne les ferons pas le jour où le rapport sera remis. Serons-nous tous unanimes ou pas, nous le verrons, mais chacun s'exprimera librement comme il est de tradition au Parlement français.

Le deuxième point porte sur l'écart entre la version néerlandaise et la version française. Personnellement, mais, là aussi, cela n'engage que moi, d'après ce que j'ai compris, c'est beaucoup plus une question de date qu'une question de pour ou de contre. Dans un cas, ce sont les dates du 6 au 10 juillet, dans l'autre, les 10 et 11 juillet.

Je passe maintenant aux questions plus précises. Vous avez, ce qui est un élément nouveau et qui m'a paru important, fait part de votre entretien avec le professeur Koljevic. Il y a deux points que vous abordez qui me paraissent intéressants. Il vous fait part de villages serbes brûlés et de civils exécutés. Avez-vous eu des précisions sur ces villages serbes brûlés par les Bosniaques et ces civils qui ont été ou auraient été exécutés ?

Le deuxième point qu'il aborde concerne la volonté des militaires serbes d'appliquer la loi du talion, ce qui, au regard des règles de la guerre, est tout à fait condamnable. Cela figure d'ailleurs en toutes lettres dans les statuts de la Cour pénale internationale. Il vous a présenté cela comme étant la volonté des militaires. Les autorités civiles de Pale devant vous s'impliquaient-elles dans cette volonté d'appliquer la loi du talion ? Koljevic rejetait-il cette volonté sur les militaires ou la prenait-il à son compte ? La différence tient évidemment à la responsabilité collective que cela peut entraîner ou à la responsabilité particulière de ce professeur Koljevic.

J'en viens à ma deuxième série de questions. Lorsque vous mentionnez le 13 juillet à Tuzla, vous dites que des informations commencent à circuler sur une colonne de réfugiés qui a tenté de fuir l'enclave et à laquelle aucune assistance n'a été apportée. Sur cette journée du 13 juillet, avez-vous des informations précises, des témoins que l'on pourrait entendre lorsque nous irons sur place ? En effet, vous ajoutez un peu plus loin que « nos équipes » [il s'agit donc des vôtres] sur place ont témoigné de marques évidentes de sévices que portaient de nombreuses femmes et jeunes filles ». On comprend de quoi il s'agit mais de quel jour s'agit-il ? Est-ce, dès le 13 juillet, que vos services ont remarqué ces sévices que portaient ces femmes et ces jeunes filles ?

M. Pierre Salignon : Concernant les discussions avec le professeur Koljevic, qui est Vice-président des autorités serbes de Pale, lors desquelles il me fait part de violences ayant eu lieu autour de l'enclave, je n'en sais trop rien. Je sais qu'il y avait de l'activité, qu'il y avait eu des accrochages à l'extérieur, mais je n'en sais pas beaucoup plus. En revanche, il est vrai que cette information était véhiculée dans les médias, notamment de manière insistante par la télévision à Pale, et que tout le monde la reprenait à son compte. Là-dedans, il y a certainement une part de vérité, mais je n'en sais pas beaucoup plus.

Sur la loi du talion et les règles de la guerre, je pense que les autorités civiles que M. Koljevic représentait tenaient constamment un double discours, comme c'est toujours le cas dans beaucoup de zones où nous intervenons. Il est très difficile de savoir ce que veulent imposer les militaires. M. Koljevic était quand même le proche collaborateur de Radovan Karadzic. Ce qui est certain, en revanche, c'est que, durant cette période, il y a eu un durcissement clair et net, mais qui n'était pas nouveau, des autorités de Pale à une période où les combats reprenaient en Bosnie. En témoignent un certain nombre de déclarations faites à l'époque par Radovan Karadzic sur la télévision de Pale, selon lesquelles il y aurait des représailles. Quant aux militaires, il a toujours été très difficile de rentrer en contact avec eux. Les rencontres sur le terrain étaient ce qu'elles étaient : j'ai parlé d'être ridiculisé, de toute la pression qu'ils exerçaient et de la manière dont se passaient tous les mouvements que nous pouvions être amenés à effectuer.

Concernant la date du 13 juillet, des équipes MSF travaillaient à Tuzla depuis le début de la guerre. Vous rencontrerez beaucoup de témoins à Tuzla et à Sarajevo, qui vous raconteront ces éléments-là. Si j'évoque cette date, c'est parce que MSF avait fait un communiqué de presse évoquant ces événements, notamment les marques évidentes de sévices que portaient un certain nombre de femmes et de jeunes filles. C'est donc une réalité qui apparaît très tôt. Je dirai même que, dès le 12 juillet au soir, il y avait déjà des éléments qui apparaissaient à Tuzla, où on peut difficilement dire que les gens ne savaient pas. Ensuite, je suppose qu'il y a eu des informations transmises par le commandant Karremans à sa hiérarchie.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voudrais revenir sur ce problème du veto néerlandais. Je n'ai pas senti, dans les auditions que nous avons eues, de divergence sur l'enchaînement des faits. Le veto néerlandais dont tout le monde parle est celui du 11 juillet. Là où la version diverge, c'est que certains l'interprètent comme un refus général de frappe aérienne de la part des Néerlandais. De leur côté, les Néerlandais ne contestent pas qu'ils ont refusé ces frappes le 11 juillet, mais, selon eux, c'est parce que c'était trop tard. Un certain nombre d'arguments montrent effectivement que ces frappes étaient sans doute inopportunes à ce moment-là, mais je n'ai pas le sentiment qu'il y ait des contestations sur l'enchaînement des faits avant.

Le Président François Loncle : Il nous faut faire un recensement quotidien des témoignages.

Mme Marie-Hélène Aubert : Oui, mais on confond aussi les Néerlandais sous commandement de l'ONU et les Néerlandais sous commandement néerlandais, c'est-à-dire les Ministres néerlandais, d'un côté, et le colonel Karremans, de l'autre, qui était sous commandement néerlandais de l'ONU. Nous en reparlerons.

Vous dites à plusieurs reprises que vous avez fait des tribunes dans Libération ainsi que des communiqués. Je relis le passage concernant le début juillet : « Au fur et à mesure que les nouvelles de Srebrenica nous parvenaient, elles étaient rendues publiques. C'est ainsi que MSF a, dès le 6 juillet 1995, et presque quotidiennement, publié des communiqués de presse décrivant la tragédie (...) ». Vous signalez également d'autres alertes plus tôt, en juin 1995, voire en 1994, mais vous n'évoquez pas, dans votre témoignage, des contacts qui auraient pu avoir lieu avec les autorités politiques françaises de l'époque. Vous-même avez-vous cherché à joindre les plus hautes autorités de l'Etat sur le sujet ? Quelle a été leur réaction, s'il y en a eu une ? Ou, à l'inverse, avez-vous été en contact avec des autorités politiques, voire des élus qui auraient été alertés sur cette question et quelles ont été leurs réactions ?

Ma dernière question sera d'ordre plus général. Vous avez amorcé un développement que je trouve intéressant concernant le militaire et l'humanitaire et la confusion qui a été induite, selon vous, par le fait que l'on confie un mandat humanitaire à des militaires. Cela a donné l'illusion à la population qu'elle allait être protégée, c'est-à-dire que le travail humanitaire de ces militaires allait forcément aller de pair avec une action de maintien de la sécurité, qui est la mission des militaires. Pour m'être rendue en Albanie et en Macédoine, au moment de la guerre du Kosovo, j'ai eu de nombreuses conversations avec les militaires, d'une part, et les ONG, de l'autre, sur cette question qui était assez polémique. Les militaires eux-mêmes se plaignaient d'ailleurs souvent de cette confusion. Pourriez-vous préciser votre point de vue là-dessus et nous indiquer ce qui, selon vous, serait souhaitable en termes de mandat ou le rôle, selon vous, du militaire et de l'humanitaire ? A l'avenir, dans les interventions ou les missions de l'ONU, que conviendrait-il d'éviter ou de faire ?

Un autre point qui crée régulièrement débat est celui de l'utilisation de l'arme aérienne et des troupes au sol. Il est évident que l'arme aérienne a un rôle à jouer. Elle est de plus en plus utilisée, mais est peut-être aussi souvent quelque peu mythifiée et sert d'évitement à l'affrontement au sol qui, pourtant, de toute évidence, paraît indispensable si on veut protéger les populations et résoudre les problèmes sur place. Les bombardements ne protègent pas forcément les populations. On l'a vu lors de l'intervention au Kosovo où, au sol, les populations étaient aussi livrées aux agresseurs.

Sur ces deux points, même si pas plus vous que moi ne sommes de grands spécialistes de la chose militaire, j'imagine néanmoins que, de par vos observations sur le terrain, vous avez des choses à dire.

M. Pierre Salignon : S'agissant des contacts, ils ont été nombreux et multiples, avec des associations qui suivaient la situation en France et avec le ministère des Affaires étrangères, où existent des cellules de crise. Par exemple, en avril 1994, nous avions été amenés à rencontrer le Président François Mitterrand.

Un certain nombre de contacts réguliers avaient également lieu sur le terrain. Dès que nous en avions l'occasion, nous organisions des rencontres, faisions passer des messages ou envoyions des lettres à des personnes comme M. Carl Bildt ou les différents interlocuteurs sur le terrain. A Sarajevo, nos représentants étaient en contact avec la FORPRONU, la branche militaire et les branches civiles. C'était un peu la même chose pour tous les endroits où nous étions présents. A cette période, nous avons été en contact avec beaucoup de gens, tout en ayant, au quotidien, à décoder une situation qui changeait au jour le jour. Par conséquent, nous alimentions les décideurs comme nous le pouvions.

S'agissant de l'humanitaire et du politique, je pense avoir dit beaucoup de choses dans l'exposé en ce qui concerne la Bosnie, sur la confusion des genres. Sur cette question, je ne vois pas ce que je peux ajouter. C'est un problème récurrent que l'on retrouve sur beaucoup de terrains sur lesquels nous intervenons, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs, à savoir ce mélange dans les opérations de maintien de la paix ou les opérations des Nations unies entre ce double objectif, l'établissement de la paix et les secours. Bien souvent, cette confusion des genres rend plus difficile les opérations de secours sur le terrain, voire les met en danger. Je parle de « confusion des genres » car il faut savoir séparer les choses qui sont différentes.

S'agissant de l'arme aérienne et des troupes au sol, sincèrement, je crois que vous avez répondu à ma place. Je ne suis pas un technicien. Je pense néanmoins que c'est une véritable question qu'il faut aborder parce que, dès lors qu'elle conduit à sacrifier les populations pour protéger la sécurité des soldats au sol, comme cela a été le cas en Bosnie, la question se pose.

Mme Marie-Hélène Aubert : Sur les contacts politiques, avez-vous eu un contact direct avec un Ministre de l'époque ? Avez-vous le souvenir de conversations directes avec des Ministres français ?

M. Pierre Salignon : Je ne peux pas répondre précisément car je ne me souviens pas de noms. Mais je peux vous dire que nous n'arrêtions pas de développer des contacts, que nous allions régulièrement au ministère des Affaires étrangères et que nous rencontrions beaucoup de gens, de manière formelle ou informelle.

Mme Marie-Hélène Aubert : Comment réagissaient-ils ?

M. Pierre Salignon : C'était souvent : « On ne sait pas », « Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ? », « Oui, on est au courant, on va s'en saisir ». Je me souviens d'une conversation téléphonique entre M. Bernard Pécoul, directeur général de MSF à l'époque, et M. Kofi Annan, responsable des opérations de maintien de la paix, qu'on tenait informé au quotidien de ce qui se passait, des problèmes de protection qui se posaient pour la population, de la séparation des hommes et des femmes et des massacres dont on supposait qu'ils étaient déjà en cours ou dont on avait très peur. Il nous répondait qu'ils étaient en train de prendre les mesures nécessaires pour essayer de faire en sorte que l'ONU protège la population civile, mais c'étaient des déclarations d'intention.

M. Pierre Brana : Dans votre déclaration, il y a un élément que j'aimerais que vous explicitiez un peu plus précisément. Vous dites : « Le 14 juillet 1995, quand la liste de blessés accueillis dans la base de la FORPRONU à Potocari est établie par l'équipe MSF et le personnel bosniaque, c'est avant tout pour les protéger et éviter qu'ils ne disparaissent lors de leur évacuation. A notre grande stupeur, cette liste, remise ensuite à la FORPRONU, va permettre aux hommes du général Mladic de mieux les sélectionner sans que les responsables de la FORPRONU à Potocari s'y opposent. « Vous dites « remise ensuite à la FORPRONU », mais à qui l'avez-vous remise en premier lieu ?

M. Pierre Salignon : Elle a d'abord été établie puis remise. Le 13 juillet, une demande pour préparer l'évacuation des blessés est adressée à l'équipe MSF sur le terrain et, comme dans toute opération à ce moment-là, on évacue et on essaie de faire en sorte que l'évacuation se passe dans les meilleures conditions. Une liste est établie des gens qui vont monter dans les camions, partir et être accompagnés, soit par le CICR, soit par le HCR. Cette liste a donc été remise au responsable de la FORPRONU à Potocari.

M. Pierre Brana : A qui l'a-t-il ensuite remise ?

M. Pierre Salignon : Je ne peux pas le dire. Je sais simplement qu'une sélection a été faite. On sait qu'à Bratunac, un certain nombre de personnes ont été séparées du reste du groupe. On sait aussi que le major Nicolic, quand il est rentré dans la base dans les jours qui ont suivi, a marqué 7 noms sur un papier et est parti avec ces 7 personnes qui ont été déposées à Bratunac entre les mains des autorités bosno-serbes.

M. Pierre Brana : C'est-à-dire que le général Mladic, ou du moins les Serbes, ont eu cette liste ?

M. Pierre Salignon : Sincèrement, je ne sais pas.

M. Pierre Brana : C'est ce que vous semblez écrire.

M. Pierre Salignon : Je dis que la liste a été établie et que je pense, personnellement, qu'elle a servi à sélectionner des gens. Nous avons eu des discussions très intéressantes à Tuzla avec un certain nombre de survivants qui expliquaient que, certainement, elle avait dû tomber entre les mains des autorités, peut-être dans le cadre de négociations destinées à préparer l'évacuation. Telle est la réalité.

M. Pierre Brana : Mais vous ne dites pas qu'il y a eu une mauvaise intention.

M. Pierre Salignon : Dans une situation comme celle-là, où vous avez 50 blessés dont des blessés graves, des Casques bleus qui ont signé un accord de reddition et qui sont en train de préparer, avec les Nations unies et le CICR, des évacuations, c'est une procédure normale que d'essayer de faire en sorte que les gens qu'on va évacuer soient identifiés, afin d'être sûr qu'ils ne vont pas disparaître au cours du voyage.

Cependant, cela montre aussi la difficulté de la situation sur le terrain, à ce moment-là, avec les militaires serbes qui sont là. Il n'y avait plus de règle. Cela s'est d'ailleurs vérifié dans les jours qui ont suivi, avec les massacres qu'ils ont commis.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je souhaiterais évoquer le changement de Président, qui a aussi été un thème récurrent dans nos auditions, et les conceptions différentes qu'il y aurait eu entre François Mitterrand et Jacques Chirac. J'ai suivi les entretiens de M. Mitterrand avec Jean-Pierre Elkabach, où il évoque cette question à un moment donné, en disant clairement que nous ne sommes pas en guerre contre la Serbie. J'aurais aimé avoir votre point de vue sur le climat politique, votre perception des deux Présidents et connaître la façon dont vous avez vécu ou ressenti le changement de présidence, même si le résultat à l'arrivée n'est pas convaincant, c'est le moins qu'on puisse dire.

M. Pierre Salignon : C'est vrai qu'il y a eu la constitution de la Force de réaction rapide. Mais je vous répondrai d'une autre manière. Quand je suis allé en Bosnie en mars dernier, la plupart des témoins et des survivants qu'on a pu rencontrer, voire des responsables politiques, ont eu des propos très durs à l'égard des généraux Morillon et Janvier. Ils gardent même un très mauvais souvenir de la visite de M. Mitterrand à Sarajevo et des conséquences qu'elle a eues, pour eux, en termes de dégradation de la situation. Les termes que l'on retrouve dans leur bouche, ce sont par exemple « Serbo-Français ».

Le Président François Loncle : Qui porte ces jugements ?

M. Pierre Salignon : La population, les survivants, qui vivent encore dans des camps de fortune à Tuzla et Spinica. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux et ont été complètement oubliés au cours des années passées. Ils ne savent toujours pas ce que sont devenus les membres de leur famille, car il y a encore énormément de personnes disparues. Existe donc un ressentiment important. Vous vous rendrez compte là-bas de la situation. Aujourd'hui, ces gens sont extrêmement intéressés par les démarches de la Mission d'information. Ils sont prêts à témoigner, mais ils éprouvent une énorme ranc_ur à l'égard de la politique de la France en Bosnie à cette période. Je pense qu'il sera très intéressant, dans le cadre de votre visite, de rencontrer ces gens-là et d'entendre ce qu'ils ont à dire à ce propos.

Le Président François Loncle : Que fait le pouvoir bosniaque pour eux depuis lors ?

M. Pierre Salignon : C'est très inégal, et il y a beaucoup de changements au niveau de la situation politique en Bosnie. Il faut vous adresser aux responsables là-bas pour en discuter, ce n'est pas à moi de répondre à leur place. Mais ce que je vous ai dit, c'est que les réfugiés sont aujourd'hui dans une situation identique à celle qui était la leur lorsqu'ils sont arrivés en juillet 1995 et que leur avenir est très sombre.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avez-vous senti un changement de politique, au moment du changement de présidence en mai 1995 ?

M. Pierre Salignon : Il y a eu un changement de politique avec la constitution de la Force de réaction rapide et dans le cadre des négociations de Dayton. C'est simplement les faits qui me font dire cela, mais je ne peux pas en dire beaucoup plus.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais prolonger une des questions de Marie-Hélène Aubert que j'ai trouvée intéressante et pertinente, et qui pourrait servir, je crois, pour l'avenir. Cette question portait sur le militaro-humanitaire. A partir du rapport Brahimi et de ce que vous savez sur les autres zones dans lesquelles MSF et les autres ONG intervenaient, avez-vous une doctrine sur ce sujet ? Je crois que c'est la fin du militaro-humanitaire, comme vous le dites dans votre document, et que les Etats ne le feront plus. Je voudrais savoir si c'est vraiment le v_u des ONG. En d'autres termes, pensez-vous pouvoir accéder aux victimes dans le cadre des conventions de Genève, sans un appui militaire, et le souhaitez-vous ? C'est vrai que les exemples de la Somalie, du Cambodge, de la Yougoslavie, etc. montrent que cela devient quelque chose qui est refusé par les Etats et, apparemment, refusé par vous-mêmes. Une doctrine est-elle en cours d'élaboration au sein des ONG, de MSF notamment, sur ce sujet ?

M. Pierre Salignon : MSF a été consultée, sur la demande du Conseil de sécurité, dans le cadre du travail sur la protection des populations par l'ONU en situations de conflits. A cet égard, nous vous ferons remettre le texte de la déposition de James Orbinski et Françoise Saulnier de MSF, devant le Conseil de sécurité, qui aborde ces questions.

Le rapport Brahimi, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, est un rapport très technique, mais je peux vous dire personnellement, quant au détail de la démarche de MSF, des consultations et discussions qui ont lieu, qu'il est clair que, pour MSF, c'est un enjeu réel que l'on suit de manière attentive. J'ai cité deux personnes qui travaillent sur cette question, notamment Françoise Saulnier. C'est un enjeu que l'on voit, non pas en termes de structures et de moyens, mais vraiment en termes de protection et des conséquences que cela peut avoir directement sur la protection des populations. Je reviens sur cet objectif central. En effet, aujourd'hui, les discussions prennent en considération les flux de population ou le maintien de la paix ; la protection des populations n'est pas l'objectif prioritaire.

Le Président François Loncle : Nous vous remercions beaucoup pour cette contribution. Les informations que nous avons recueillies nous seront très précieuses. N'hésitez pas à nous faire parvenir d'autres documents. Peut-être garderons-nous un contact avec vous en vue de notre mission en Bosnie.

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3413 (tome II, auditions) - Rapport d'information de MM. René André et François Lamy sur les événements de Srebrenica (mission d'information commune)