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N° 3459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 décembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

Déposé

En application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES DIVERSES FORMES DE L'ESCLAVAGE MODERNE (1)

Présidente

Mme Christine LAZERGES,

Rapporteur

M. Alain VIDALIES,

Députés.

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TOME II

AUDITIONS

Volume 1 - 2ème partie

(1) La composition de cette Mission figure au verso de la présente page.

Droits de l'homme et libertés publiques.

La mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne est composée de : Mme Christine Lazerges, Présidente ; M. Marc Reymann, Mme Chantal Robin-Rodrigo, Vice-Présidents ; MM. Pierre-Christophe Baguet, Michel Lefait, Secrétaires ; M. Alain Vidalies, Rapporteur ; Mmes Marie-Hélène Aubert, Christine Boutin, M. Christophe Caresche, Mme Odette Casanova, MM. Richard Cazenave, François Colcombet, Mme Monique Collange, M. Franck Dhersin, Mmes Cécile Helle, Bernadette Isaac-Sibille, MM. Jérôme Lambert, Jean-Claude Lefort, Michel Liebgott, Lionnel Luca, Philippe Nauche, Bernard Outin, Mme Françoise de Panafieu, MM. Bernard Perrut, Pierre Petit, Mme Yvette Roudy, MM. André Schneider, Bernard Schreiner, Joseph Tyrode, Mme Marie-Jo Zimmermann.

TOME SECOND

Volume 1 - 2ème partie

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Mission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées (7 juin 2001) 218

- Mme Marie-France MONÉGER, commissaire divisionnaire, chef de la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière à la direction centrale de la police aux frontières (PAF) et M. Denis PAJAUD, commissaire principal, chef de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) (7 juin 2001) 238

- M. Guy MEYER, substitut du procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris (13 juin 2001) 255

- Maître Hélène GACON, avocate au barreau de Paris, présidente de l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFÉ), accompagnée de Mme Mireille GALANO et de M. Jean-François MARTINI, membres de l'ANAFÉ (13 juin 2001) 267

- Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR, chef du département spécialisé dans la traite des êtres humains au secrétariat général d'Interpol (13 juin 2001) 279

- Une victime moldave de la traite des femmes, accompagnée de M. Philippe BOUDIN (21 juin 2001) 291

- M. Gilles LECLAIR, directeur adjoint d'Europol (21 juin 2001) 302

- M. John CONNOR, rapporteur sur l'esclavage domestique devant la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) et Mme Lydie ERR, présidente de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes, rapporteure sur la traite des femmes de l'APCE (21 juin 2001) 312

- M. René BAILLY, commissaire divisionnaire, sous-directeur à la division des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, accompagné de M. Gilles BERETTI, commissaire principal (12 septembre 2001) 327

- Mme Claire BRISSET, défenseure des enfants, accompagnée de M. Marc SCOTTO, délégué général, et de M. Patrice BLANC, secrétaire général (12 septembre 2001) 340

- Mme Florence MASSIAS, maître de conférence à Paris X Nanterre, codirectrice du DEA de politique criminelle et de droit comparé en Europe (12 septembre 2001) 349

- M. Yannick ROYER, chef du service d'insertion et de probation de la maison d'arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, accompagné de Mme Valérie PRATS, conseillère d'insertion et de probation (12 septembre 2001) 361

- M. Pierre HENRY, directeur de l'association France Terre d'Asile (12 septembre 2001) 372

- M. Daniel RIGOURD, chef de la brigade de répression du proxénétisme à la préfecture de police de Paris (12 septembre 2001) 383

- Une victime bulgare de la traite des femmes (4 septembre 2001) (entretien de la présidente et du rapporteur en présence de M. Jérôme Lambert, député, membre de la mission, accompagnant la victime 394

- M. Antonio LAUDATI, substitut national à la Direction nationale antimafia au ministère de la Justice italien (11 octobre 2001) 413

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Audition de Mme Ségolène ROYAL,
ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées


(extrait du procès-verbal de la séance du 7 juin 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente,

puis de M. Alain Vidalies, Rapporteur

Mme Ségolène Royal est introduite.

Mme Ségolène ROYAL : Madame la Présidente, monsieur le Rapporteur, mesdames, messieurs les députés, il est très important pour moi d'être auditionnée dans le cadre de votre Mission d'information sur les diverses formes d'esclavage moderne. J'interprète en effet l'invitation qui m'a été faite comme le signe manifeste de votre souhait de prendre en compte explicitement dans vos travaux, la question particulière de diverses formes d'exploitation des mineurs. Je vous en remercie, car cela me permettra d'aborder plusieurs questions qui me tiennent à c_ur en tant que ministre responsable de la protection de l'enfance.

Le sujet dont votre Mission s'est saisie montre bien qu'en matière de violences et d'exploitation de ses semblables, même les plus vulnérables d'entre eux sont concernés et l'imagination de l'homme sait - hélas ! - se renouveler sans cesse. Comment se fait-il que dans un pays comme le nôtre qui, par sa tradition et son histoire, par ses institutions, s'est toujours voulu le champion du respect des droits et de la dignité de la personne, on doive cependant aujourd'hui se pencher sur des pratiques telles que la traite, qui relèvent d'autres âges de l'humanité ?

La définition la plus récente de la traite est établie par l'article 3 du deuxième protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre le crime organisé, dont la France a été l'un des premiers signataires lors de la Conférence de Palerme en décembre dernier et qui vise « à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants ». La traite des enfants - définis comme toute personne de moins de dix-huit ans - y est fermement condamnée, quels que soient ses moyens, d'autant qu'elle est indissociable de l'exploitation sous toutes ses formes. Derrière l'énumération que propose ce texte - notamment l'exploitation sexuelle, la prostitution, le travail forcé, l'esclavage -, n'oublions pas que se cachent les pratiques les plus odieuses dont des enfants puissent être victimes et contre lesquelles les responsables que nous sommes devons lutter tous ensemble.

Je vous présenterai donc tout d'abord les grandes lignes de l'action que je mène contre diverses formes d'exploitation sexuelle des enfants.

À l'encontre de la pédophilie pratiquée sous des formes que je qualifierais de traditionnelles, notre dispositif juridique, notamment la loi du 17 juillet 1998, prévoit des peines particulièrement sévères. Par ailleurs, j'ai fait rédiger une circulaire concernant la pédophilie au sein de l'Éducation nationale en août 1997. C'est dans le même esprit que je continue de lutter aujourd'hui contre la pédophilie dans les institutions accueillant des enfants. Indépendamment de la lutte contre ces formes traditionnelles, je signale le développement de la pédophilie via Internet, phénomène contre lequel une course de vitesse dans la maîtrise des outils technologiques s'est engagée entre les pédophiles - organisés ou non en réseaux - et les pouvoirs publics.

C'est pourquoi, à ma demande, la délégation interministérielle à la famille a constitué un groupe de travail destiné à favoriser le développement de logiciels de filtrage disponibles pour tous et tendant à éviter l'accès aux contenus illicites. Je dois dire que l'aboutissement de ce travail a bénéficié de la remarquable collaboration des professionnels qui, dans le cadre de l'AFA - Association des fournisseurs d'accès regroupant 90 % du marché de l'accès individuel à l'Internet -, ont élaboré un code de déontologie. C'est ainsi qu'a été créé un site - www.pointdecontact.org - d'information et d'assistance, destiné aux internautes qui découvrent un site pédophile ou incitant à la haine raciale. Une fois alertée, I'AFA signale le site incriminé au fournisseur d'accès concerné, qui le supprime. Il faut noter que l'Union européenne soutient, y compris financièrement, un réseau de points de contact analogues dans plusieurs pays européens.

Une nouvelle étape doit être franchie prochainement, à la suite des décisions du Conseil de sécurité intérieure réuni le 13 novembre 2000, sous la présidence du Premier ministre, et qui avait été consacré aux atteintes et aux violences sexuelles à l'égard des mineurs. Il avait en effet prévu de permettre aux internautes découvrant un site pédophile de le signaler directement auprès de l'Office central chargé de la lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication, créé, à ma demande, en mai 2000. La création de ce point de contact institutionnel, que j'aurai l'occasion de présenter dans les toutes prochaines semaines aux côtés de mes collègues de la Justice et de l'Intérieur, permettra aux pouvoirs publics d'engager une action répressive à l'encontre des pédophiles ainsi repérés avec le concours du public, notamment des familles.

C'est également suite aux décisions de ce Conseil de sécurité intérieure (CSI) que la Chancellerie a mis en place un groupe de travail interministériel sur le traitement judiciaire des infractions en matière de pédophilie via Internet, auquel j'ai été associée. Après avoir travaillé autour de trois thèmes - prévention et information en matière de lutte contre la pédophilie via Internet, méthodes des enquêtes judiciaires et aspects internationaux dans ce domaine -, le groupe a récemment dégagé un ensemble de conclusions à l'intention du prochain CSI.

Je voudrais maintenant aborder la question de la prostitution des mineurs.

Lors de la création de votre Mission, il a été indiqué qu'elle ne traiterait pas de la prostitution, déjà objet d'un rapport parlementaire dont les conclusions ont été déposées voilà à peine quelques mois. Mais il faut bien constater que malgré quelques interrogations qui apparaissent dans le rapport - d'ailleurs très riche et très intéressant -, la question de la prostitution des mineurs n'y est guère traitée en tant que telle. Ce phénomène apparaît toujours aussi insaisissable dans son ensemble, ainsi que l'avait établi, en 1998, la Commission d'enquête sur les droits de l'enfant qui était présidée par M. Laurent Fabius et dont le rapporteur était M. Jean-Paul Bret. Je souhaite que votre Mission s'en saisisse, car ce problème n'a pas été abordé. Entre les trente-sept cas de proxénétisme concernant des enfants que signale le ministère de l'Intérieur et les milliers d'adolescentes amenées des pays de l'est dont nous parle la presse comme d'une évidence, où situer l'ampleur réelle du phénomène ? Nous ne le savons toujours pas. C'est également ce que constatait le Conseil de sécurité intérieure du 13 novembre 2000 qui souhaitait que les données disponibles parviennent à refléter la situation réelle. Il avait prévu qu'un groupe de travail interministériel serait mis en place sous l'égide des services de la Chancellerie afin de mieux évaluer l'ampleur de la prostitution des mineurs et de proposer des mesures destinées à renforcer leur protection et à lutter contre les filières organisées C'est ce que j'ai rappelé il y a peu dans un courrier adressé à mes collègues ministres de la Justice et de l'Intérieur. Mais, sans attendre que le groupe de travail interministériel soit dûment installé, j'entends préparer activement ma participation à ses travaux. C'est ainsi que je me tiens informée de toutes les études qui abordent le sujet de la prostitution des mineurs, la dernière en date étant celle qui a été menée à la demande de la défenseure des enfants, Mme Claire Brisset.

Je souhaite aussi faire le point sur le sujet avec les associations qui travaillent sur le terrain au titre de leurs activités en matière d'aide à la réinsertion de personnes prostituées ou, d'une manière générale, de soutien aux jeunes à la dérive : en effet, elles peuvent nous apporter le bénéfice de leur connaissance et de leurs réflexions sur ce phénomène. Elles nous permettent d'ores et déjà de savoir que la prostitution des mineurs est multiforme : tous les mineurs qui se prostituent ne sont pas forcément coupés de leur famille, tous les mineurs prostitués d'origine étrangère ne viennent pas uniquement des pays de l'est, mais aussi d'Afrique ou d'Asie. J'ai donc décidé de recueillir les informations et les observations qu'elles peuvent apporter aux pouvoirs publics au cours d'une séance d'auditions que je tiendrai avant la fin de ce mois. Si vous le souhaitez, je pourrai vous communiquer les résultats de cette rencontre.

Parmi les jeunes menacés par la prostitution, il faut porter une attention particulière aux mineurs étrangers isolés. Il s'agit, comme vous le savez, de jeunes de moins de dix-huit ans, venus sous la pression de situations de conflit et de guerre ou bien poussés par la misère. Ils peuvent être aussi bien abusés par des trafiquants qu'envoyés par leur famille qui imagine nos pays d'Europe occidentale comme le lieu où leurs enfants pourront trouver un avenir meilleur. Au cours de l'année dernière, 2 000 mineurs sont ainsi arrivés sur notre sol, sans être accompagnés d'un adulte, sans justificatifs d'identité valides, et le plus souvent sans même parler notre langue.

Or, face à ce problème à caractère international, il importe que notre dispositif d'accueil soit à la hauteur des obligations auxquelles nous avons souscrit en ratifiant en 1990 la Convention internationale des droits de l'enfant qui reconnaît le droit de tout enfant - défini comme toute personne de moins de dix-huit ans - à une protection particulière visant « son intérêt supérieur ». À plusieurs reprises, elle établit qu'à défaut de la famille, « milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres et en particulier des enfants, c'est à l'État qu'il revient d'exercer la protection auquel l'enfant a droit. ».

Or le problème de l'accueil de ces jeunes, qui ont parfois vécu des épreuves au-delà de l'humain, se pose dès leur séjour dans la zone d'attente, dont les conditions ont été dénoncées par le rapport de M. Louis Mermaz, et au sujet desquelles j'ai d'ailleurs souhaité des améliorations. C'est ainsi que, depuis le mois de juin 2000, une permanence sanitaire spécifiquement destinée aux besoins des femmes et des enfants a été mise en place à Roissy et elle m'informe de ses activités.

Je n'entrerai pas ici dans le détail des modifications législatives actuellement engagées sous la responsabilité de plusieurs ministères, ainsi que sur les réflexions que m'inspire le récent arrêt en ce domaine de la Cour de Cassation : il pose à nouveau le problème de l'applicabilité directe de la Convention des droits de l'enfant, en faveur de laquelle il conviendrait qu'une vraie réflexion s'engage, ainsi que le souhaitait déjà le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les droits de l'enfant.

Je ne peux que constater ici que notre dispositif actuel est aujourd'hui trop souvent défaillant au regard de l'obligation de protection qui est la nôtre face à des mineurs étrangers. Il ne suffit pas de considérer seulement les conditions illégales de l'entrée en France du mineur et de le renvoyer d'où il vient - des exemples ont d'ailleurs montré que ce n'était pas forcément son pays d'origine - ou bien, au contraire, par défaut d'une articulation adaptée entre les différents services de police et de justice, de le munir d'un sauf-conduit d'une durée théoriquement limitée, mais avec lequel il est loin d'être « sauf ». En effet, il se retrouve souvent sans soutien digne de confiance, livré à lui-même, à la merci d'individus parfaitement organisés pour repérer ces victimes faciles à abuser et les entraîner dans des activités à caractère criminel, notamment celles dans lesquelles les mineurs risquent des peines moins lourdes que les adultes. Si la traite n'est pas toujours organisée dès le départ du jeune, elle peut parfaitement s'emparer de lui à son arrivée en France.

Il importe donc d'inventer des lieux où ces mineurs peuvent être « mis à l'abri » en urgence et y recevoir une prise en charge globale qui associerait des services effectuant les démarches administratives nécessaires à la régularisation de leur statut avec d'autres procédant à un travail complet adapté aux caractéristiques de l'enfant.

C'est pourquoi je soutiens le projet de la Croix Rouge tendant à la création d'un LAO, lieu d'accueil et d'orientation, qui permettrait d'accueillir à leur sortie de la zone d'attente, pour une durée de quelques jours à deux mois, une trentaine de ces jeunes. L'examen de leur situation par une équipe éducative compétente permettrait d'élaborer les solutions les plus adaptées : recherche des liens familiaux en France ou ailleurs, prise de renseignements sur la situation dans le pays d'origine - activités pour lesquelles les antennes locales de la Croix Rouge et de ses correspondants à travers le monde ont une expérience reconnue -, recherche et mise au point de projets éventuels d'insertion en France. La procédure administrative est actuellement en cours afin que ce centre, qui sera situé à Taverny, dans le Val-d'Oise, puisse ouvrir ses portes à l'automne prochain.

Parallèlement, une étude vient d'être lancée pour cerner l'ensemble du phénomène des mineurs étrangers isolés sur tout le territoire national, qu'ils transitent ou non par les zones d'attente des aéroports, en essayant d'identifier les différentes motivations qui les ont amenés à fuir leur pays. J'ai souhaité qu'elle nous apporte aussi une meilleure connaissance des mesures et des dispositifs mis en place dans d'autres pays de l'Union européenne, confrontés au même phénomène, et pour certains d'entre eux, tels l'Italie, d'une manière beaucoup plus aiguë.

Notre devoir de protection des enfants ne se limite pas à nos frontières. C'est pourquoi je voudrais aborder aujourd'hui la question du tourisme sexuel. La France lutte contre le tourisme sexuel, c'est-à-dire qu'elle souhaite protéger, dans leur pays même, les enfants qui seraient victimes des agissements de nos ressortissants.

L'action en ce domaine revêt plusieurs aspects.

Parmi les articles de la loi du 17 juin 1998 sur la répression des atteintes sexuelles contre les mineurs, figure une disposition qui réprime explicitement le tourisme sexuel, grâce à l'extension de l'application de la loi française à l'ensemble des crimes ou délits sexuels commis contre des mineurs à l'étranger, soit par des Français, soit par des personnes résidant habituellement sur le territoire français.

On sait que cette disposition, dite d'extra-territorialité, a permis la condamnation devant une cour d'assises, pour la première fois en France, en octobre dernier, d'un Français qui avait profité des faveurs sexuelles d'une fillette en Thaïlande. Elle a également permis à des associations, notamment le Comité français pour l'Unicef et un organisme thaïlandais, au terme d'une action exemplaire qui a consisté à rechercher la victime, de lui permettre de faire valoir ses droits et de se constituer partie civile.

Cette action, qui est surtout préventive, grâce à la forte mobilisation des milieux professionnels du tourisme, comporte elle-même deux volets. Le premier tend à la sensibilisation des voyageurs. Depuis trois ans maintenant, une série de brochures et de documents de communication, ainsi qu'un petit film - que l'on peut voir par exemple dans les navettes qui conduisent aux aéroports parisiens - ont été mis au point et largement diffusés.

Le second s'adresse aux milieux des professionnels du voyage et s'organise autour de l'édition de guides et d'affiches, mais surtout de la mise au point de modules sur le tourisme sexuel intégrés dans la formation initiale des agents de voyage.

L'efficacité de ces actions est suivie de manière très attentive par les pouvoirs publics, les organismes des professionnels du tourisme, plusieurs grandes entreprises - dont Air France, qui est exemplaire - ainsi que par l'ECPAT, association internationale initialement créée pour lutter contre le tourisme sexuel en Asie. Il est prévu de donner un nouvel élan à cette action de sensibilisation par le renouvellement des outils de documentation existants, l'extension de la formation continue aux personnels des groupes hôteliers - notamment ceux qui sont chargés de l'accueil -, l'organisation d'une campagne en direction du grand public qui, d'après certains éléments d'une enquête menée par l'ECPAT, est encore loin d'être conscient du problème.

La lutte contre le tourisme sexuel devrait être l'un des points forts de la Conférence internationale qui se tiendra à Yokohama en décembre prochain contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales et dans le cadre de laquelle je représenterai le Gouvernement. Elle devrait permettre, notamment, de mesurer les progrès accomplis en ce domaine depuis la première rencontre, tenue à Stockholm, à l'initiative du Gouvernement suédois en août 1996.

J'ai abordé jusqu'ici les différentes pratiques liées à l'exploitation sexuelle. Je n'oublie pas pour autant toutes les formes d'exploitation par le travail. Les situations extrêmes d'esclavage domestique - qui d'ailleurs ne se limite pas à l'abus de tâches ménagères -, dénoncées par le Comité contre l'esclavage moderne, devraient nous faire prendre conscience que l'exploitation des enfants par le travail n'a pas cours que dans le tiers-monde et que la vigilance s'impose aussi chez nous.

En France, le principe est que le travail des enfants de moins de seize ans est interdit sauf dérogations particulières. Le dernier document présentant une vision d'ensemble de la situation du travail des enfants en France est un rapport établi en 1998 par la Direction des relations du travail, en parallèle aux travaux menés dans le cadre de l'Organisation internationale du travail (OIT) et qui allaient conduire à l'adoption de la Convention 182 sur la lutte contre les pires formes du travail des enfants, dont j'ai récemment soutenu la ratification par la France.

M. Alain Vidalies, Rapporteur, remplace Mme Christine Lazerges, au fauteuil de la présidence.

Mme Ségolène ROYAL : Même s'il était conscient des situations qui aboutissent à l'exploitation économique des mineurs, ce rapport était essentiellement consacré aux infractions se situant à la marge de la législation en vigueur, commises, par exemple, dans le monde du spectacle ou de la publicité, ou dans le cadre de l'apprentissage, en particulier dans le secteur de l'hôtellerie-restauration, ou bien des pratiques d'entraide familiale. Depuis, d'autres secteurs sont venus appeler l'attention des pouvoirs publics, notamment dans le domaine du sport, et en particulier du football. À ce propos, il convient de se souvenir que, dans un rapport de 1999, la Rapporteuse spéciale auprès de la Commission des droits de l'homme des Nations unies signalait que dans un pays tout proche du nôtre, la Belgique, de jeunes Africains étaient recrutés dans leur pays comme footballeurs amateurs, puis abandonnés à eux-mêmes loin des leurs si leurs talents ne se confirmaient pas.

Je sais par ailleurs que, dans le cadre de vos travaux, vous avez auditionné les représentants de Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal - DILTI -, qui vous ont exposé les procédures selon lesquelles ils peuvent intervenir. Mais jusqu'à présent, il apparaît que la DILTI n'a pas été en mesure de se consacrer à un travail de fond sur la question de l'exploitation des mineurs par le travail et que, là aussi, la présence d'enfants dans des ateliers clandestins, demeure encore un phénomène particulièrement méconnu.

Je crois qu'il s'agit là d'un domaine dont il conviendrait de se saisir plus énergiquement. Pour ma part, j'estime que le dispositif de lutte contre le travail illégal, essentiellement conçu pour faire respecter le principe d'une saine concurrence, n'est pas suffisamment tourné vers la protection des mineurs. Il conviendrait donc d'établir des liens avec tous les réseaux agissant en faveur de la protection de l'enfance en danger.

Au terme de cette présentation qui aura su vous montrer, je l'espère, que nous sommes déterminés à lutter contre toutes les formes d'exploitation des enfants, quels que soient les chemins sombres qu'elle emprunte, je voudrais encore ajouter une remarque.

Pour renforcer notre efficacité en ce domaine, il faut tenir compte de la dimension internationale de ces pratiques criminelles, de manière à compléter notre action nationale par la vision de ce qui se passe à l'extérieur de notre pays.

Ainsi, l'adoption de nombreux textes internationaux au cours des dernières années a-t-elle au moins le mérite de démontrer que les pays concernés partagent un certain nombre de principes et que, d'un texte à l'autre, ils cherchent à progresser dans l'adhésion à des règles communes. Je pense, par exemple, à la reconnaissance du caractère de victime, et non plus de co-accusé, voire de seul accusé, des mineurs qui subissent ces agissements, et aux mesures d'ordre juridique, psychologique et social dont ils doivent bénéficier à ce titre.

Je n'entrerai pas dans une énumération trop longue des textes adoptés ou en cours d'adoption dans le cadre de l'ONU, de l'OIT ou du Conseil de l'Europe. Mais je voudrais souligner que les choses sont en route pour que le contenu de ces textes, qui peuvent nous paraître éloignés, se rapproche de notre quotidien. Dans le cadre de l'Union européenne, deux directives-cadres, c'est-à-dire des textes destinés à figurer dans nos législations nationales, ont commencé à être discutés dans le cadre du Conseil : l'une porte sur la traite des êtres humains, l'autre sur l'exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie. S'agissant du texte sur la traite, la discussion achoppe encore sur l'harmonisation des peines dans les différents pays. À cet égard, la lecture du document publié le mois dernier par le Service des Affaires européennes du Sénat sur la lutte contre la pornographie enfantine dans neuf pays développés témoigne notamment de cette nécessité de rapprocher le champ d'application et le niveau des sanctions.

C'est cette volonté de partager l'information et d'établir, dans le meilleur intérêt de la protection de l'enfant, de « bonnes pratiques » profitables à tous, qui m'avait incitée à organiser le 20 novembre dernier, à 1'occasion de la présidence française de l'Union européenne, la première réunion des Ministres européens chargés de l'enfance. Dans le programme de travail que nous avons adopté en commun, figurent plusieurs des sujets dont je viens de traiter : lutte contre le tourisme sexuel et la traite des enfants, avec des actions conjointes destinées à préparer le Sommet de Yokohama ; coopération pour améliorer la situation des mineurs étrangers isolés, notamment ceux qui sont originaires des pays d'Europe centrale et orientale ; renforcement des coopérations dans le cadre des engagements internationaux souscrits au sein de diverses enceintes internationales relevant de l'ONU.

Il me semble, en effet, que c'est en travaillant à la fois dans cette perspective internationale et en s'appuyant sur la mobilisation de tous au niveau national - pouvoirs publics et société civile - que nous pourrons le mieux répondre aux défis que nous posent ces réseaux clandestins. Je ne doute pas que votre Mission nous permettra d'approfondir la connaissance des phénomènes et des agissements que recouvre le terme global « d'esclavage moderne » et de mieux y répondre.

Je suis à votre disposition pour y contribuer.

M. le Président : Merci, madame la ministre, de cette présentation très complète.

Vous avez abordé spontanément la question de l'accueil des mineurs isolés en annonçant votre soutien au projet de création d'un foyer LAO. L'actualité récente, à propos de laquelle vous êtes intervenue, ainsi que Mme Brisset, démontre qu'il est difficile, nous semble-t-il, de persévérer dans l'usage d'une procédure où l'on présente des enfants de trois ans et cinq ans à un juge et auxquels on fait signer un procès-verbal concernant leur maintien en zone de rétention. Au-delà de la modification des conditions d'accueil des mineurs isolés, dont vous avez rappelé que, depuis 1998, à votre initiative, elles avaient déjà été largement améliorées, vous semble-t-il que d'autres mesures pratiques pour améliorer les conditions d'accueil sont envisageables ? Des initiatives tendant à modifier la législation vous paraissent-elles aujourd'hui nécessaires ?

Mme Ségolène ROYAL : Je crois qu'il convient d'aborder la question de l'embarquement des enfants en amont de leur arrivée sur notre territoire. Tant que l'on n'aura pas clairement établi des sanctions particulièrement dissuasives à l'encontre des compagnies aériennes, nous continuerons à être confrontés à un report de responsabilité du pays à l'origine de l'embarquement sur le pays destinataire. La première mesure consiste à arrêter des sanctions financières très lourdes à l'encontre des compagnies, quelles qu'elles soient, qui embarquent des mineurs isolés à destination d'un autre pays.

Aujourd'hui, la sanction n'est absolument pas dissuasive, puisqu'elle est de 50 000 francs seulement. J'ai demandé qu'elle soit portée à 500 000 francs. Quand une compagnie aérienne devra payer cette somme, voire, sera obligée de retourner avec la totalité de son équipage dans le pays d'origine dès lors qu'il y aura à bord des mineurs non accompagnés, peut-être connaîtrons-nous une diminution des trafics. On ne peut envisager la question uniquement lors de l'arrivée des mineurs sur notre sol. Soit ils font partie d'un trafic organisé, et si l'on n'agit pas en amont, on participe à ce trafic. Soit ils sont embarqués à bord de l'avion en toute connaissance de cause dans un contexte illégal par ceux qui procèdent à cet embarquement. Soit, et c'est encore pire, les compagnies aériennes qui les transportent ont été payées pour ce faire ; dans ce cas, il convient d'intervenir au moyen de pénalités financières pour retirer tout intérêt à la vente de billets pour ces enfants.

Pour le reste, j'ai déjà évoqué les améliorations des conditions d'accueil ainsi que le projet concernant la création d'un lieu d'accueil et d'orientation.

Je puis vous communiquer des informations sur l'importance numérique du problème dans l'ensemble des États européens. Le Haut comité aux réfugiés estimait en 1999 à 13 000 le nombre d'enfants isolés ayant demandé l'asile dans les quatorze pays d'Europe de l'ouest. Les mineurs qui arrivent en France sont pour les trois quarts d'entre eux des garçons âgés de seize à dix-huit ans en provenance des pays d'Afrique - Sierra Leone, Congo, Rwanda - et d'Europe de l'est - Roumanie, Yougoslavie, Russie. Seule une minorité d'entre eux, cent quarante quatre en 1999, dépose un dossier à l'OFPRA afin d'obtenir le statut de réfugié politique. À cela trois raisons : d'abord, beaucoup considèrent la France uniquement comme un pays de transit vers d'autres pays ; ensuite, un certain nombre est rapidement récupéré à leur entrée sur le territoire par des réseaux criminels ; enfin, ceux qui sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance sont souvent orientés vers l'accès à la nationalité française et non vers le dépôt d'une demande d'asile.

J'insiste sur la nécessité d'accroître la prévention et la sanction à l'encontre des compagnies aériennes.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je vous félicite pour vos propositions, notamment celles tendant à la création d'un lieu d'accueil et d'orientation à Taverny. Toutefois, j'ai le sentiment que l'action des pouvoirs publics s'opère en ordre dispersé entre le ministre de l'Intérieur - qui a répondu hier à la question de notre collègue Louis Mermaz sur les jeunes Camerounais placés en zone d'attente à Roissy -, vous-même et le Garde des Sceaux. Est-il prévu une concertation entre vos trois ministères pour éviter ce genre d'accident, dramatique pour l'image de la France, et surtout pour ces enfants ?

Mme Ségolène ROYAL : Je vous rassure : nous nous coordonnons. J'approuve totalement la réponse donnée hier par Daniel Vaillant lors de la séance des questions au Gouvernement. Les forces de police agissent pour le mieux. On ne peut à la fois leur reprocher de ne pas intervenir et, quand cela se déroule mal, d'intervenir ou l'inverse. Il était nécessaire de contrôler la réalité de la filiation, de vérifier que ces enfants n'avaient pas été enlevés à leur mère d'origine avant de régulariser leur situation.

Par ailleurs, je m'interroge sur le fait que des enfants mineurs aient pu être embarqués sans avoir été accompagnés par des adultes. Cela soulève la question du rôle joué par la compagnie aérienne. La coordination interministérielle fonctionne. Chacun est dans son rôle : le ministère de la Justice, le ministère de l'Intérieur, de même que le Conseil général de Seine-Saint-Denis. Comme tout problème ayant trait à la protection de l'enfance, celui-ci s'avère complexe, les pouvoirs publics essayent de faire pour le mieux, en conservant fermement à l'esprit les différentes exigences.

S'agissant du placement dans les services de l'aide sociale à l'enfance, la situation n'est pas simple pour le département de Seine-Saint-Denis sur le territoire duquel se situe l'aéroport de Roissy. Le département sollicite l'État, qui répond favorablement car il s'agit d'un aéroport international. Mais l'aide sociale relève du département, c'est dire la complexité de fonctionnement du dispositif.

La création et la réalisation du lieu d'accueil et d'orientation est une réelle avancée.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Nous avons auditionné une association de Nice qui a recueilli une jeune mineure originaire d'un pays de l'est contrainte de se livrer à la prostitution. Elle a dû dissimuler la jeune fille aux forces de police qui la recherchaient parce qu'une décision de justice avait prononcé sa reconduite dans son pays d'origine. Cette association a dû se placer dans une situation illégale pour protéger cette mineure. Êtes-vous consciente que le lieu d'accueil et d'orientation devra peut-être aussi user de ces mêmes stratagèmes pour protéger les jeunes, si tel est vraiment son objectif ? Notre législation actuelle n'est pas adaptée à la protection des mineurs étrangers sur le territoire français. On se retrouvera dans des situations contradictoires ainsi que le souligne l'exemple de l'association évoqué à l'instant, qui a dû mettre à l'abri la jeune fille chez des religieux.

Mme Ségolène ROYAL : S'agissant du lieu d'accueil et d'orientation, c'est précisément parce que nous travaillons avec tous les ministères concernés que la procédure est déjà arrêtée. Tout mineur étranger admis sur le territoire à l'issue d'un séjour en zone d'attente se verra proposer une mise à l'abri immédiate dans le centre. Le substitut du procureur d'astreinte sera immédiatement saisi par les intervenants de la Croix Rouge, gestionnaires de ce nouveau service, afin que le mineur étranger soit confié en urgence au lieu d'accueil et d'orientation qui devra saisir, dans les huit jours, le juge des enfants compétent, lequel maintiendra, modifiera ou rapportera la mesure.

Un protocole d'action, actuellement en préparation, sera signé entre la Croix Rouge et le tribunal de grande instance de Bobigny pour définir très clairement les modalités de saisine du Parquet et d'accompagnement du jeune. À l'occasion de la création de ce centre, les procédures seront clarifiées pour que les choses se passent le plus simplement possible.

M. le Président : Cette question nous conduit à en évoquer une autre, plus générale, qui concerne à la fois nos investigations sur la situation des mineurs, mais aussi sur leur exploitation, et notamment dans le domaine de la prostitution. Les mêmes individus sont considérés par nos institutions comme des victimes, mais aussi comme les auteurs d'une infraction. Je pense en particulier aux jeunes Roumains utilisés aujourd'hui pour piller les horodateurs. On nous a expliqué, avec un détail extrême, tout ce que l'on savait alors même que la situation perdure. Ces enfants sont à la fois les auteurs d'infractions mais avant tout des victimes de réseaux mis en place par des adultes - qui appartiennent parfois à leur propre famille.

Je veux bien convenir que les États de l'Europe de l'est ne sont pas les seuls pays d'origine des jeunes femmes prostituées, mais ils n'en restent pas moins les principaux. Les services de police que nous avons auditionnés nous ont fourni des chiffres assez précis sur leur situation. Or ces jeunes femmes sont à la fois des victimes - elles font l'objet de violences - et se trouvent en situation irrégulière. L'ambiguïté de telles situations ne conduit-elle pas à interdire que le travail d'accueil, d'écoute et de protection soit privilégié puisque la police et les services de justice continuent de considérer ces jeunes femmes comme des délinquantes ?

Le cas évoqué par M. Baguet, et exposé devant la Mission d'information, est celui d'une jeune Moldave, victime de la traite et de violences, qui a été « exfiltrée » par une association. Un arrêté d'expulsion avait été pris à son encontre pour la ramener en Moldavie. Puisqu'elle était en situation irrégulière, la seule solution qui fut trouvée a consisté à la mettre dans une institution religieuse pour la cacher faute d'une autre réponse institutionnelle. Peut-on continuer à fonctionner dans un tel cadre législatif ? N'y aurait-il pas des mesures de protection à prendre, en considérant que ces femmes sont d'abord des victimes ?

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'association a protégé cette jeune mineure en la soustrayant à la justice française, ce qui est pour le moins surprenant ; alors que tout le monde savait très bien que si elle était reconduite brutalement à la frontière, soit elle retomberait entre les mains de ses tortionnaires, soit sa famille serait victime de représailles. J'ai cru comprendre que c'était la voie que vous proposiez, madame la ministre, avec la création de lieux d'accueil et d'orientation. Cela signifie concrètement que la Croix Rouge pourrait être en situation dérogatoire par rapport aux règles de droit commun de notre pays en soustrayant un mineur à des fins de protection. Ce faisant, vous ouvrez la voie à la demande de nombreuses autres associations en France. Pouvez-vous nous apporter des garanties que votre collègue Garde des Sceaux donnera les instructions nécessaires tendant à ce que l'on pense d'abord à la victime avant de penser à l'application brutale de la loi ?

Mme Ségolène ROYAL : Le fonctionnement du lieu d'accueil et d'orientation se fera dans le cadre d'une convention homologuée par le ministère de la Justice et conclue entre le centre de la Croix Rouge et le tribunal de grande instance de Bobigny.

La problématique que vous soulevez est excellemment posée. Les enfants, qui sont des auteurs d'infractions, sont aussi les victimes de réseaux mafieux qui les exploitent, qui les violentent en cas de recettes insuffisantes. Nous savons même que certains de ces enfants se font volontairement interpeller par les services de police pour se reposer un peu dans les cellules du centre de jeunes détenus de la prison de Fleury-Mérogis.

Le statut de ces enfants, à la fois auteurs d'infractions et victimes, soulève deux difficultés au regard du droit en vigueur : d'une part, il est difficile d'établir la preuve de la contrainte morale permettant de reconnaître le mineur avant tout comme une victime et de l'affranchir de toute sanction pénale pour les actes délictueux qu'il a commis. Il faut, pour ce faire, non seulement démanteler ces réseaux organisés, mais aussi mettre à jour leur culture, notamment la grande violence qui préside aux rapports entre les chefs et les mineurs envoyés voler ou se prostituer sous peine de correction. Comme le ministre de l'Intérieur l'a décidé, il faut coordonner de façon efficace nos services de police, de renseignement et fiscaux, sous la direction du procureur de la République, agissant dans le cadre d'une politique pénale qui affiche des objectifs clairs, des stratégies précises, tendant à démanteler ces réseaux connus ou souterrains. De ce point de vue, les instructions contenues dans la récente circulaire d'action publique de la ministre de la Justice établissent une base solide sur laquelle il convient d'harmoniser les pratiques des différents services de l'État. Il faut vraiment qu'un changement de culture et une vraie prise de conscience interviennent de la part de l'ensemble des services de police et de justice, d'abord sur l'ampleur du phénomène, puis sur la double caractéristique du mineur, à la fois délinquant et victime. Le rapport de votre Mission, je crois, fera _uvre utile pour accélérer la prise de conscience par tous de ce phénomène.

La deuxième difficulté réside dans l'adaptation de notre dispositif de droit commun à la problématique spécifique de la prise en charge de ces mineurs, qui suppose des personnels éducatifs formés à une écoute, à un encadrement sans commune mesure avec ceux requis à l'égard des publics habituels auxquels sont confrontés les services de l'aide sociale à l'enfance. Il existe un écart considérable entre les enfants traditionnellement pris en charge par l'aide sociale à l'enfance et ceux dont nous parlons, qui lui sont également confiés mais dont les problématiques sont totalement différentes. Les personnels éducatifs se trouvent désemparés en raison de leur absence de savoir-faire à l'égard de ces nouveaux publics. Il faut que nous engagions un effort de coordination et que, dans le cadre du groupe de coordination départementale, les différents services de l'État et des Conseils généraux puissent s'entraider. En outre, il n'y a pas de raison pour que, parce qu'un aéroport international se trouve sur le territoire d'un département en particulier, ce dernier soit seul à faire face à ce problème. C'est la loi, bien sûr, qui détermine la compétence des collectivités locales, mais s'agissant de la dévolution aux Conseils généraux de la gestion de l'aide sociale à l'enfance, il faut néanmoins prendre en compte la disproportion des causes, des faits et des conséquences que cette compétence engendre entre les collectivités concernées par le problème que nous évoquons et les autres qui ne le sont pas. C'est une représentante de l'État qui vous le dit !

M. le Président : S'agissant de la prostitution, nous n'avons pas décidé d'écarter cette question de notre champ d'investigation au motif qu'il y avait déjà eu un rapport sur ce sujet. Simplement, nous essayons de concentrer nos recherches sur la partie la plus insupportable de celle-ci et c'est un euphémisme : la traite, les violences qu'elle engendre. Ce que nous avons appris jusqu'à ce jour est effrayant, notamment en ce qui concerne les réseaux venus de l'Europe de l'est. Plusieurs témoignages, assez terrifiants, nous ont révélé des faits inimaginables comme l'existence de marchés aux femmes en Bosnie où l'on achète des femmes comme l'on achète des animaux aux marchés aux bestiaux en France.

Vous avez rappelé votre action, l'engagement du Gouvernement en la matière, notamment sur la lutte contre le tourisme sexuel, et la condamnation par les juridictions françaises, sur le fondement de la loi du 17 juin 1998, d'un citoyen français auteur de ces infractions à l'étranger. Or, à notre connaissance, il existe des prostituées mineures sur les trottoirs parisiens et leurs clients ne semblent guère mis en cause. Un travail d'information, ou de répression, est donc nécessaire. Vous l'évoquiez au sujet des compagnies aériennes, mais il y a là des responsabilités à prendre sur notre propre territoire. Il n'est pas évident que condamner le client sur le modèle de la politique suédoise permette d'éradiquer la prostitution. Cependant, des mineurs sont prostitués à Paris et le travail de protection, me semble-t-il, n'est pas conduit de manière déterminée. Ces difficultés sont-elles liées à la législation en vigueur ? Souhaitez-vous prendre des initiatives dans ce domaine ?

Mme Ségolène ROYAL : La loi française réprime les relations sexuelles avec des enfants de moins de quinze ans. La question qui se pose est de savoir si nous souhaitons aller au-delà, c'est-à-dire adopter une législation qui, à l'instar de la Suède, réprime le client. J'y suis personnellement favorable. On ne peut d'une part déplorer l'existence d'un marché aux esclaves en Bosnie - quand les femmes veulent s'en échapper, on leur coupe un membre, un bras ou une main, en public pour dissuader les autres - et, d'autre part, avoir l'hypocrisie de ne rien envisager à l'égard des clients. La prostitution existe grâce aux clients. Si l'on ne sanctionne pas la prostitution au niveau de la demande, alors l'offre - de majeurs et de mineurs - perdurera. Je ne pense pas qu'il y ait une bonne et une mauvaise prostitution ; la prostitution est toujours une traite d'être humains.

M. le Président : S'agissant de l'esclavage domestique, notre Mission a entendu des témoignages, parfois poignants. Nous sommes cependant préoccupés par la décision rendue par la Cour d'appel de Paris dans une affaire dont les médias ont largement rendu compte et qui, considérant que la minorité de la victime n'était pas suffisante pour établir sa vulnérabilité, a procédé à une décision de relaxe partielle à ce seul motif. Jusqu'à présent, on pouvait considérer que l'état de minorité impliquait que la personne bénéficie d'une protection particulière. Si cette jurisprudence venait à être confirmée, les poursuites deviendront extrêmement difficiles à l'avenir. Ne vous paraît-il donc pas nécessaire de prendre une initiative législative en conséquence de cette définition restrictive de la protection des mineurs et de l'état de vulnérabilité ?

Mme Ségolène ROYAL : La décision de la Cour d'appel de Paris concerne l'affaire « Bardet ». Il est vrai que l'appréciation par la Cour de l'état de vulnérabilité et de la dépendance de la jeune fille victime soulève un réel débat, bien qu'il ne s'agisse que d'une position jurisprudentielle isolée. En outre, il existe un arsenal juridique qui permet de lutter contre cette forme d'exploitation. Ainsi, la responsabilité des personnes morales peut être engagée et, depuis la loi du 29 juillet 1998 sur la lutte contre les exclusions, la confiscation du fonds de commerce ayant servi à commettre l'infraction et destiné à l'hébergement des personnes peut être prononcée. C'est une disposition législative qui pourrait être utilisée plus fréquemment qu'elle ne l'est aujourd'hui. J'ajoute que le Conseil national d'aide aux victimes, qui a présenté son premier rapport à Mme la Garde des Sceaux le 6 février 2001, envisage la mise en place d'un groupe de travail, auquel je compte participer, sur les victimes de situations d'esclavage contemporain. Ainsi, à la lumière de cette décision de la Cour d'appel, nous pourrons examiner comment clarifier les textes actuels, et identifier les circonstances particulières qui ont conduit la Cour à prononcer cette décision afin de présenter des propositions complémentaires. Cela dit, il faut se garder de galvauder le terme d'esclavage dans l'intérêt même de celles et ceux que l'on veut protéger. Il convient, par ailleurs, d'évaluer précisément l'adéquation entre notre législation et la réalité économique, humaine, sociale du phénomène qui doit être minutieusement connue. Enfin, la question du point de départ des délais de prescription pourra également être abordée dans ce cadre.

M. le Président : Vous répondez, par avance, à la question de la réforme des délais de prescription. Je note que, ce faisant, vos réflexions rejoignent celles de la Mission qui, sur ces deux aspects, souhaiterait présenter des propositions dans le rapport qu'elle publiera à la fin du mois de décembre.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur les droits de l'enfant, vous avez été auditionnée en tant que ministre chargée de l'enseignement. Je vous avais alors questionnée sur l'absence de coordination entre le ministère de l'Éducation nationale et le ministère de la Jeunesse et des sports quant à la création d'un fichier national des adultes condamnés pour des délits sexuels sur mineurs. Nous pourrions d'ailleurs envisager d'étendre cette coordination au ministère de la Santé, puisque nous découvrons malheureusement que des délits sexuels sur des mineurs ont été perpétrés dans des centres d'accueil. J'ai récemment interrogé Mme Buffet à ce sujet qui m'a confirmé que si les ministères y travaillaient ensemble, ce fichier national n'existait toujours pas. Ne pensez-vous pas urgent de le mettre en place, car ce sont les mêmes enfants qui fréquentent les centres de loisirs, les écoles et les centres de vacances ? La proposition figurait déjà dans le rapport de la commission d'enquête sur les droits de l'enfant ; cela fait trois ans que l'on en parle !

Mme Ségolène ROYAL : J'ai fait voter une disposition qui oblige tout employeur recrutant une personne exerçant un métier lié à l'enfance, à consulter le casier judiciaire. De surcroît, toutes les condamnations sexuelles sont désormais inscrites au casier judiciaire.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Mme Buffet m'a pourtant indiqué en séance publique que ce n'était pas encore le cas et que l'on recrutait toujours des animateurs dans les centres de vacances et de loisirs sans vérifier leur casier judiciaire. Êtes-vous certaine de ce que vous affirmez ?

Mme Ségolène ROYAL : Oui. Encore faut-il que les employeurs fassent leur travail.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je doute que les mairies qui embauchent des animateurs pour les activités du mercredi procèdent à ces vérifications

Mme Ségolène ROYAL : Elles doivent demander le casier judiciaire des personnes recrutées, mais toutes ne le font peut-être pas.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Consulter un casier judiciaire n'est pas chose aisée pour une association ! Croyez-vous réellement qu'une association de quartier peut demander au préfet l'extrait du casier judiciaire de telle ou telle personne qu'elle envisage de recruter ?

Mme Ségolène ROYAL : Bien sûr ! La loi oblige le candidat à produire son casier judiciaire et l'ensemble de ces derniers constitue le fichier national dont vous parlez.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je demeure convaincu que les associations de quartier souhaitant embaucher des animateurs pour un séjour de ski de quinze jours à Noël ne leur demandent pas leur casier judiciaire.

Mme Ségolène ROYAL : Elles doivent le faire mais une grande révolution est à opérer dans la pratique.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Il faut informer Mme Buffet, votre collègue, de tout cela. Elle m'a répondu qu'il y avait une coordination entre vos deux ministères, mais que des personnes recrutées pour exercer dans le domaine de la jeunesse et des sports avaient été condamnées pour des délits sexuels dans le cadre de l'exercice d'une activité relevant du ministère de l'Éducation nationale et réciproquement.

Mme Ségolène ROYAL : C'est pourquoi j'ai fait voter cette disposition tendant à obliger toute personne morale qui recrute un jeune afin qu'il exerce une activité auprès des enfants, à contrôler son casier judiciaire, de la même façon qu'il est demandé aux personnes passant des concours administratifs de produire un extrait de leur casier judiciaire. C'est précisément pour répondre au problème que vous soulevez que j'ai fait voter la disposition que j'évoque.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Il faudra bien vérifier que les associations de quartier et les autres en sont informées. Je suis certain que ce n'est pas fait systématiquement.

Mme Ségolène ROYAL : Sans doute avez-vous raison et toutes les personnes morales ne procèdent pas ainsi.

M. le Président : La seule réponse satisfaisante qui protège la liberté individuelle consiste à demander à celui qui cherche à être embauché de produire un extrait de son propre casier judiciaire : l'idée de créer des fichiers nationaux est à manier avec beaucoup de précaution.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Pourquoi, dans le cadre de la discussion parlementaire sur le projet de loi portant sur diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel, le Sénat a-t-il ramené la durée de l'interdiction d'exercer un emploi de six à trois mois ? Hier, en commission des affaires culturelles, familiales et sociales, nous avons, avec le Président et mes collègues, décidé de rétablir la durée de la suspension à six mois, car nous trouvions que trois mois étaient une période trop brève, qui ne laissait pas le temps au préfet de prendre les informations lui permettant de décider la suspension ou l'interdiction d'exercer.

Revoterions-nous une disposition qui a déjà été adoptée ?

Mme Ségolène ROYAL : Deux notions sont en cause : l'incapacité d'exercer un emploi et le contrôle à l'embauche. Le dispositif concernant l'incapacité à exercer et celui tendant au contrôle à l'embauche se mettent progressivement en place. Il n'en demeure pas moins que je donne d'ores et déjà les instructions pour que les mesures s'appliquent. Je tiens notamment à mettre l'accent sur le contrôle à l'embauche afin d'éviter qu'une personne renvoyée d'une association se fasse réembaucher discrètement ailleurs. C'est dire la nécessité de procéder aux signalements et l'importance de lever la loi du silence. Pour tout fait d'atteinte sexuelle sur des mineurs, chacun doit assumer ses responsabilités et procéder aux signalements, afin d'obtenir la condamnation de la personne et l'inscription du jugement au casier judiciaire. En effet, le contrôle à l'embauche ne sera efficace que si tous les faits de cette nature sont signalés et condamnés. Le dispositif fera l'objet d'une circulaire d'application conjointe du ministère de la Jeunesse et des sports et de mon ministère qui s'imposera à l'ensemble des acteurs du secteur de l'enfance et de l'éducation.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Encore faut-il que les mesures soient appliquées. Je puis vous citer un cas, dans les Hauts-de-Seine, où un instituteur a été suspendu pour violences sur enfant, mais la condamnation n'a pas été transmise par le ministère de l'Éducation nationale à l'Académie. Il a donc pu reprendre un poste d'enseignant, ce qui conduit les parents d'élèves à se mobiliser. Il convient d'aller au bout de la logique des sanctions et même si vous avez fourni un réel effort en cette matière - je vous en sais gré -, il faut encore travailler dans ce sens.

Mme Ségolène ROYAL : C'est pourquoi j'ai mis en place la Mission de prévention contre les abus sexuels commis en institution, dont Hélène Cazaux-Charles, magistrate, est responsable. Cette Mission reçoit l'ensemble des signalements qui ne sont pas correctement traités - soit environ une vingtaine par mois - tel celui que vous évoquez, afin que nous assurions un suivi, que nous demandions des comptes et que nous sachions exactement de quoi il retourne. Vous pouvez la saisir du cas particulier que vous avez évoqué et j'étudierai de très près ce dossier pour qu'il fasse l'objet d'un traitement adapté.

M. Lionnel LUCA : Tous les maires de notre pays ont-ils été informés de l'obligation de demander un extrait de casier judiciaire lorsqu'ils recrutent du personnel d'encadrement pour l'animation, y compris pour les animateurs saisonniers ? Cette obligation s'appliquerait donc à leurs propres recrutements au profit des services municipaux comme à ceux réalisés au profit d'associations qui assurent l'animation ?

Mme Ségolène ROYAL : Oui, tous les acteurs concernés ont été informés que le dispositif est en cours d'adoption. Rien n'interdit aujourd'hui à un maire de demander un extrait de casier judiciaire.

M. Lionnel LUCA : On peut donc déjà conseiller de le faire ?

Mme Ségolène ROYAL : Oui, mais les observations que vous formulez vont sans doute nous conduire à rencontrer les représentants de l'Association des maires de France et de l'Assemblée des départements de France.

M. Lionnel LUCA : La sensibilisation des élus locaux n'a pas été très efficace. Un grand flou règne en la matière, d'autant que des animateurs mineurs de dix-sept ans peuvent se trouver auprès de jeunes enfants.

M. le Président : Au cours de nos auditions antérieures concernant la situation des mineurs délinquants, la question de la création de centres éducatifs fermés a été posée car certains responsables nous affirment que les structures ouvertes ne servent à rien, les jeunes s'en échappant immédiatement. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Mme Ségolène ROYAL : Il s'agit de savoir s'il ne convient pas de transformer les structures ouvertes existantes en structures en milieu fermé. Pour avoir beaucoup réfléchi sur le thème - j'avais été mandatée par le Conseil de sécurité intérieure sur le thème « famille et sécurité » - je dirai que la décision de transformer ces structures en milieux fermés, témoignerait de l'échec d'une pédagogie qui repose à la fois sur une fermeté sans faille et sur la confiance en la parole donnée et reçue. Une telle pédagogie, si elle est bien menée, a fait ses preuves. À partir des consultations que j'ai pu conduire auprès de policiers, d'éducateurs reconnus pour leur action sur le terrain, de magistrats, de pédopsychiatres, de proviseurs, de parents d'élèves, j'ai plutôt été confirmée dans la pertinence de cet engagement, de cet équilibre entre une fermeté et l'existence d'un espace de confiance fondé sur la parole donnée. J'admets, toutefois, que personne ne peut ignorer la complexité, la difficulté de la prise en charge d'enfants et d'adolescents dans l'incapacité de supporter toute contrainte, qu'ils vivent comme humiliante, menaçante, déstructurante, compte tenu de l'absence d'autorité avec laquelle ils ont été éduqués. Cette situation caractérise une faillite des adultes de leur entourage, et les éducateurs qui les prennent ensuite en charge ne sont pas toujours formés pour cela, car ces jeunes ont beaucoup évolué.

Toute politique qui prétend lutter contre la délinquance des mineurs, a fortiori lorsque l'on nous décrit le rajeunissement de la population délinquante, doit se donner comme but ultime la prévention de ce phénomène, qui passe par la coordination de l'action de l'État et des départements en matière de protection de l'enfance. Nous devons recentrer le dispositif de protection de l'enfance sur l'accompagnement précoce des parents, ce à quoi je m'emploie, mais aussi repenser en profondeur le phénomène de la délinquance des mineurs qui ne relève pas uniquement de problèmes de comportement. Il s'agit d'une faillite identitaire des jeunes auxquels le monde adulte a trop souvent refusé de fixer la limite qu'il leur doit. Lutter contre la délinquance des mineurs suppose d'inscrire les jeunes dans une filiation porteuse de repères clairs, fermes et justes, d'affirmer les responsabilités d'un monde adulte qui ne doit pas craindre d'imposer des limites. Si nous souhaitons que les jeunes aient envie de continuer à vivre pacifiquement dans le monde que nous leur léguons et de le transmettre à leur tour, il faut restaurer les fondements d'une autorité digne de ce nom, ce à quoi le Gouvernement va s'employer dans le cadre de la réforme du droit de la famille et de l'autorité parentale qui viendra en débat à l'Assemblée nationale le 14 juin. Il faut savoir tenir une égale distance, d'une part vis-à-vis du discours prônant le « tout répressif » qui consiste à n'envisager les mineurs qu'en tant que délinquants et, d'autre part, à l'égard du discours prônant le « tout éducatif », même si l'on doit conserver la dimension éducative de la sanction. Je pense qu'il faut se garder du « jeunisme » et de l'idée qu'il n'y aurait aucune légitimité à imposer des interdits à des mineurs alors que c'est là précisément le rôle des adultes. Ces derniers conquerront d'autant plus de liberté qu'ils auront la capacité d'assumer leur devoir qui consiste à poser des limites à l'égard des jeunes, tout en se prémunissant de toute posture paternaliste.

L'affirmation de l'autorité passe d'abord par la réforme du code civil, par la clarification des règles d'attribution et d'exercice de l'autorité parentale, et pas seulement par une mesure pénale. Cela exige également la mise en cohérence des actions menées par l'Éducation nationale et les familles ainsi que l'amélioration des conditions de vie. À ce propos, on observe que ce sont souvent les familles les plus précaires auxquelles on retire les enfants, ce qui m'a conduite à engager une réforme de l'aide sociale à l'enfance pour que ces familles bénéficient des mêmes droits que les autres à transmettre leurs valeurs à leurs enfants, car il ne faut pas confondre les situations de pauvreté matérielle avec celles de défaillance parentale. Ces parents ont autant envie que les autres de transmettre et de voir reconnues leurs compétences parentales.

Le rôle des médias, trop longtemps et trop souvent mis de côté, édulcoré, au prétexte que tout devait leur être permis sans s'interroger sur leur impact sur les mineurs, doit aussi être pris en considération dans la réflexion sur la responsabilisation des jeunes. Cette démarche m'a conduite à réunir récemment une table ronde avec les responsables des médias sur cette question, à encourager la constitution d'une structure interassociative regroupant les associations familiales, les fédérations de parents d'élèves, la Ligue de l'enseignement et les syndicats d'enseignants, afin de parvenir à établir un manifeste commun de nature à créer un rapport de forces en direction des chaînes de télévision. Il ne s'agit pas de porter atteinte à la liberté d'expression qui est suffisamment bien installée
- c'est heureux - dans notre pays, mais de permettre au monde adulte d'avoir le courage d'affirmer un certain nombre de principes. D'une façon générale, il faut plus de courage pour assumer sa responsabilité d'adulte et pour poser des interdits - car cela exige d'en discuter, et d'assumer les conflits - que pour être un adulte inconsistant se retranchant derrière le slogan « il est interdit d'interdire ». Les réveils sont plus douloureux et, au bout du compte, ces adultes qui refusent de s'opposer et de poser des interdits au nom d'une idéologie, qui n'ont pas compris la nécessité de réinstaller chacun dans sa mission et dans la hiérarchie des générations, sont les mêmes qui, ensuite, accableront les jeunes et se focaliseront sur la délinquance juvénile sans remettre en cause leurs propres responsabilités en amont.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Notre rapporteur a fait référence aux bandes de jeunes Roumains exploités, battus, pour quémander sur la voie publique, pour commettre de menus larcins, voire de plus gros. Pensez-vous que l'obligation scolaire pourrait les sauver de ces situations de détresse et leur permettre de retrouver un équilibre ? Je n'ai pas le sentiment que ce soit le cas aujourd'hui. Lorsqu'ils quémandent seuls sur la voie publique, les policiers passent à côté, sans vraiment réagir. Lorsqu'ils sont éventuellement arrêtés pour des actes délictueux, s'inquiète-t-on du fait que ces enfants sont sur la voie publique au lieu d'être à l'école ?

De surcroît, j'avais cru comprendre que les procédures en place à l'Éducation nationale étaient complexes, et que le moment à partir duquel elle s'aperçoit qu'un enfant est absent varie selon les académies, ce qui conduit parfois à prévenir avec retard le procureur de la République, qui, lui-même, met plus ou moins de temps à alerter les Caisses d'allocations familiales. En revanche, dans les Hauts-de-Seine, la procédure est extrêmement rapide car il existe une saisine directe. Les principaux de collège informent directement l'académie qui informe directement la CAF, laquelle envoie un inspecteur auprès des familles. La procédure réclame quinze jours. C'est un département pilote en la matière. Pensez-vous que l'on généralisera à l'ensemble de la France cette procédure rapide, qui me semble plus efficace ?

Mme Ségolène ROYAL : En ce qui concerne les jeunes Roumains, il s'agit de savoir s'ils ont de la famille en France et s'ils ont déjà été scolarisés. Malheureusement, la plupart du temps, nous avons affaire à des jeunes qui ne l'ont jamais été ; l'absentéisme scolaire ne peut donc être repéré.

Je relierai cette question à celle concernant les enfants étrangers qui arrivent sur notre territoire pour la première fois. Une des solutions que met en place l'Éducation nationale est l'ouverture de classes spécifiques pour eux. Une fois que ces jeunes sont repérés par les services de la police et de la justice, l'objectif est de les réinsérer dans un processus scolaire en les intégrant dans ces classes spécialement destinées aux jeunes qui, en particulier, ne parlent pas notre langue.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Ces classes spécifiques s'adressent-elles systématiquement aux jeunes Roumains ?

Mme Ségolène ROYAL : La plupart du temps, ils se sauvent. La difficulté est de savoir comment gagner leur confiance pour les réinscrire dans un processus scolaire durable. Les structures existent, mais il faut un minimum d'adhésion de l'enfant au projet scolaire. Toutefois, il est vrai que nous pouvons renforcer le dispositif des classes spécifiques en disposant d'un relais plus étroit entre l'Inspection académique et les services de la police et de la justice qui, en tout état de cause, ne peuvent se substituer à un milieu familial défaillant. Tout le problème est là et l'on en revient à la question précédente sur l'arrivée de jeunes étrangers sur le sol français, en l'absence d'adultes référents. Il est trop lourd de demander à l'Éducation nationale de jouer le rôle de la famille, le rôle de réinscription dans un processus scolaire et le rôle de restructuration sociale. Soit ces enfants sont placés dans les services de l'aide sociale à l'enfance et sera alors entrepris un travail en partenariat avec l'Éducation nationale, soit ils deviennent des enfants errants échappant à toute inscription scolaire.

S'agissant de votre seconde question, les enfants inscrits à l'école puis repérés comme étant en rupture scolaire sont, la plupart du temps, en situation de rupture familiale. Aujourd'hui, environ 8 000 familles voient leurs prestations familiales mises sous tutelle. Les signalements que vous évoquez aboutissent en général à une décision de cette nature. Le choix que j'ai retenu et la politique que je mets en place tendent à coordonner le travail des caisses d'allocations familiales et des familles, car je pense que supprimer les prestations familiales ne résout aucun problème. Un enfant déscolarisé est un signal d'alerte très fort, soit parce qu'il est en situation de maltraitance dans sa famille, soit parce qu'il est en situation de grande souffrance ou de grand échec scolaire, soit parce qu'il a été pris dans les mailles d'un réseau de criminalité et de délinquance. Certains départements ont mis en place une coopération très étroite avec les caisses d'allocations familiales afin d'accompagner les parents plutôt que de leur supprimer aveuglément ou de mettre sous tutelle les prestations familiales, ce qui accélérera davantage encore la rupture et la disqualification des parents dans des familles qui, parfois, ne demandent qu'à assumer correctement leurs responsabilités à l'égard des enfants engagés dans des processus de délinquance.

Ainsi, dans les Bouches-du-Rhône, la CAF réalise un travail famille par famille. Systématiquement, à chaque signalement de déscolarisation d'un enfant, une personne spécialisée appartenant au service de la caisse d'allocations familiales se déplace au domicile des parents pour observer ce qui se passe, les aider à restructurer leur famille, y compris, quand il le faut, en procédant à des placements d'enfants, en prenant des mesures d'assistance éducative en milieu ouvert. C'est un travail difficile qui, là où il est entrepris, porte ses fruits et permet de rescolariser des enfants.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je ne pensais pas à la suppression des allocations familiales, mais à la nécessité d'établir un contact entre des personnes des services des caisses d'allocations familiales et ces familles. Nous évoquions précédemment le cas des jeunes mineurs travaillant dans l'hôtellerie, la restauration ou sur les marchés. Certains d'entre eux n'assistent pas aux cours pendant plusieurs jours de la semaine, parce qu'ils aident des proches ou parce qu'ils sont envoyés travailler sur les marchés. Ils ne se trouvent pas tous en situation d'apprentissage ni titulaires d'un contrat de qualification. Peut-être pourrions-nous mettre en place un système leur étant destiné ? La complexité du travail familial est grande : s'agit-il ou non d'esclavage ou bien seulement de la contribution à l'entreprise familiale ? Toutefois le résultat est là : ces enfants sont soustraits à une scolarité normale pour faire du commerce qui n'est pourtant pas une activité de leur âge. Une plus grande coordination s'impose. Au reste, ces cas ne doivent pas être très nombreux. Nous avons reçu un spécialiste de ces questions qui n'a pas été en mesure de chiffrer le nombre de ces cas au plan national, mais l'on sait que le phénomène existe. C'est pourquoi je pense que si l'obligation de scolarisation des enfants était davantage suivie, les inspecteurs de la CAF pourraient avoir des relations avec d'autres autorités publiques compétentes pour expliquer avec elles que la place de ces jeunes est à l'école, au collège, au lycée professionnel et non sur les marchés à six heures du matin.

Mme Ségolène ROYAL : Je crois que cette question peut être traitée dans le cadre du groupe départemental de protection de l'enfance qui vient d'être créé. J'ai rappelé aux préfets leur obligation d'assumer leurs responsabilités, que les lois de décentralisation ne leur avaient pas retirées, en matière de coordination des politiques de l'enfance. Les deux tiers des départements sont aujourd'hui dotés d'un groupe départemental, c'est dire combien cette initiative correspondait à un besoin et à une soif d'échanges entre les différentes parties prenantes de la protection de l'enfance. Dans la mesure où les services des caisses d'allocations familiales et de l'Éducation nationale font partie de ce groupe de coordination, cela devrait permettre aux départements d'élaborer des réponses adaptées aux situations locales. Je retiens l'idée. D'ailleurs, je vais prochainement rencontrer l'ensemble des préfets pour faire le bilan de la mise en place des groupes départementaux. Nous recenserons également l'ensemble des sujets qui ont pu y être traités afin d'établir un cahier des charges et les thèmes de travail dont peuvent se saisir les groupes départementaux. Il faut reconnaître que, autant il est difficile au niveau national d'imposer une politique uniforme sur ce type de question, autant il relève des compétences des collectivités territoriales et des départements en particulier, d'imaginer les réponses locales et les coordinations nécessaires pour régler les cas d'absentéisme scolaire, ce qui est très attendu par les chefs d'établissement que j'ai rencontrés. En effet, le syndicat national des chefs d'établissement est très demandeur d'actions coordonnées dans le domaine de la prise en charge des enfants en situation de rupture scolaire.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le secteur de la restauration est bien connu en matière d'absentéisme scolaire, notamment à l'occasion des périodes de vacances différenciées. Ainsi, lorsque les habitants de la zone de Paris arrivent en vacances dans les Alpes pour faire du ski, des enfants, qui ne sont pas en vacances, servent matin, midi et soir.

M. le Président : Toutes les questions sont légitimes, mais celles que vous abordez n'entrent pas dans le champ d'investigation de notre Mission sur les formes de l'esclavage moderne, et concernent bien davantage les droits de l'enfant en général. Malheureusement, les situations qui retiendront l'attention de notre Mission sont beaucoup plus graves et préoccupantes.

M. Lionnel LUCA : Madame la ministre, je souhaiterais obtenir des précisions sur la question de la création de centres en milieu fermé pour les mineurs. Les personnes que nous avons auditionnées nous ont spontanément fait part de leur souhait que soient créés de tels lieux grâce auxquels les mineurs seraient mis à l'écart. S'agissant, en particulier, du cas des jeunes Roumains, les fonctionnaires de police nous ont dit qu'ils les retrouvaient dans la rue immédiatement après leur placement, d'où une certaine démotivation de leurs équipes face à l'absence de suivi et face à l'impossibilité de les soustraire à leurs tortionnaires, de les faire bénéficier d'une éducation, voire de les renvoyer dans leur famille. Il est important que vous envisagiez de prendre des mesures plus adaptées. Vous avez indiqué que créer des centres en milieu fermé était un constat d'échec, mais ce que nous entendons nous incline à penser qu'il s'agit d'un besoin réel afin que certains jeunes ne côtoient pas de véritables délinquants.

Dans les Alpes-Maritimes, les délinquants mineurs interpellés sont placés dans les foyers auparavant gérés par les DDASS et qui relèvent désormais des services du Conseil général. Ces foyers se trouvent confrontés à des situations assez étonnantes, d'enfants retirés à leurs familles parce qu'ils subissaient des sévices ou parce que les familles ne s'en occupaient pas bien : il peut s'agir d'enfants de cinq ans, huit ans, dix ans qui côtoient des prédélinquants âgés de treize, quatorze et quinze ans ce qui peut transformer les plus jeunes en victimes potentielles de nombreux trafics. J'ignore comment cela se passe dans les autres départements, mais, dans celui des Alpes-Maritimes, le placement dans les foyers départementaux de l'aide à l'enfance occasionne une mixité préjudiciable aux plus jeunes qui sont les plus vulnérables. C'est un vrai problème. J'ignore quelles sont les solutions à apporter et je ne vous pose pas cette question avec des arrière-pensées politiques, mais pour trouver des pistes : que faire pour ces enfants prédélinquants? Faut-il créer un milieu fermé rééducatif - je ne parle pas forcément de sanction - pour ne pas les laisser à eux-mêmes dans la nature ou, au contraire, convient-il de les placer, dans les foyers en milieu ouvert, avec le risque qu'ils y rencontrent de véritables délinquants, ce qui est préjudiciable pour tous ?

Mme Ségolène ROYAL : Vous abordez une problématique complexe qui nous éloigne quelque peu du sujet. Mais je puis néanmoins vous livrer des éléments de réponse. J'ai présenté une réforme de l'aide sociale à l'enfance, qui répondra aux difficultés que vous évoquez. Elle tend à retenir dix départements pilotes qui s'engageront dans une politique active d'adaptation de l'ensemble des structures disponibles au profil des jeunes auxquels elles sont confrontées.

En outre, vous évoquiez la création par le Gouvernement des centres de placement immédiat et des centres d'éducation renforcée sur lesquels je ne reviens pas. Il faut conserver le principe d'une fermeté sans faille et d'un encadrement très contraignant, mais également, puisqu'il ne s'agit pas de la prison, celui d'un espace de confiance dans la parole donnée qui fait partie de l'action éducative, laquelle implique, nécessairement, des échecs.

Faut-il emprisonner ces mineurs, car leur incarcération est possible en France ? J'ai rencontré des directeurs de prison remarquables, notamment celui de Caen qui réalise un énorme travail en direction des mineurs, et je ne peux pas passer sous silence le caractère éducatif de la prison pour les mineurs. Les personnels pénitentiaires réalisent un travail extraordinaire auprès des mineurs incarcérés. Il s'agit d'un espace d'action important et lorsque j'étais ministre de l'Éducation nationale, j'ai démultiplié les moyens de l'Éducation nationale affectés au réapprentissage scolaire des mineurs délinquants qui sont pour la plupart - c'est dire le déterminisme social qui est à l'_uvre - quasiment illettrés. Il convient également de leur inculquer, dans les apprentissages scolaires, le respect d'eux-mêmes, la dignité humaine. Ainsi, j'avais découvert que les cours dispensés par l'Éducation nationale en prison s'arrêtaient pendant l'été. Or, c'est la période où l'on enregistre le plus de problèmes de délinquance et, en conséquence, où le nombre de mineurs incarcérés est le plus élevé. Cette situation était paradoxale puisque les services de l'Éducation nationale vivaient encore sur des rythmes scolaires traditionnels alors que l'incarcération obéissait à d'autres rythmes. Or, le droit d'être scolarisé, qui est le droit fondamental premier de tout mineur, doit continuer à être assuré aux mineurs délinquants. Il faut, par ailleurs, cesser de dépeindre négativement la façon dont les mineurs délinquants sont traités dans certains établissements pénitentiaires. Je vous invite, à ce propos, à auditionner le directeur de la prison de Caen qui est une personne remarquable.

En ce qui concerne la prévention des incivilités, qui peuvent paraître comme la préfiguration de la future délinquance, je crois beaucoup à la solution des internats scolaires. Dans les familles, notamment monoparentales de femmes seules, lorsque les enfants deviennent des adolescents et que la situation est très difficile, il convient de renforcer des réseaux de parents. Dans certains quartiers, j'ai mis en place des réseaux de femmes qui arrivent collectivement à encadrer et à éduquer correctement leurs enfants, en particulier grâce à des adultes-relais qui se chargent des relations avec l'école. Je crois beaucoup à l'efficacité de telles actions. Les internats pour les collégiens offrent, quant à eux, un encadrement éducatif et une régularité de vie adaptés. C'est une structure extrêmement efficace de prévention de la délinquance.

S'agissant de la réforme de l'aide sociale à l'enfance, je souhaite élargir les profils des familles d'accueil. Aujourd'hui, les fonctionnaires retraités ne peuvent pas être familles d'accueil. Or, j'ai reçu des courriers d'enseignants retraités qui désiraient être famille d'accueil et je regrette qu'ils ne puissent pas l'être. Les textes en vigueur seront réformés pour que les Conseils généraux disposent de plus de possibilités de placement, y compris concernant des enfants en difficulté comportementale. Ainsi, ces enfants pourraient être placés dans des familles qui assumeraient cette difficile mission éducative. On peut également envisager d'autoriser le placement au sein de familles de policiers retraités, de magistrats, de personnels éducatifs qui, si elles sont accompagnées et bénéficient de formations complémentaires et structurées en réseaux, pourraient offrir à des enfants en grande faiblesse familiale une occasion d'être restructurés et encadrés, notamment au titre de l'accompagnement scolaire. Voilà les éléments d'informations que je puis vous apporter.

Audition de Mme Marie-France MONÉGER,
commissaire divisionnaire, chef de la sous-direction
de la lutte contre l'immigration irrégulière à la direction centrale
de la police aux frontières (PAF)

et de M. Denis PAJAUD,
commissaire principal, chef de l'Office central pour la répression
de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST)


(extrait du procès-verbal de la séance du 7 juin 2001)

Présidence de M. Alain Vidalies, Rapporteur

Mme Marie-France Monéger et M. Denis Pajaud sont introduits.

Mme Marie-France MONÉGER : La police des frontières est l'une des directions actives de la police nationale. Forte de 7 000 fonctionnaires, elle a été créée pour assurer les contrôles transfrontaliers et la maîtrise des flux migratoires. A ce titre, elle lutte contre les filières de l'immigration clandestine. Dans ce champ d'activité, elle est amenée à s'intéresser au travail des étrangers sans titres de séjour. C'est d'ailleurs l'immigration clandestine qui a motivé la création, en 1996, d'un Office central qui est le seul à ne pas relever de la direction de la police judiciaire, et dont les deux missions sont la lutte contre l'immigration irrégulière et contre l'emploi des étrangers sans titres de séjour dont M. Pajaud est le chef.

Les services de la police aux frontières, plus précisément l'OCRIEST, mais aussi l'ensemble des services de la police aux frontières, comptent une cinquantaine d'implantations territoriales. Ils sont amenés à diligenter des enquêtes sur des personnes qui exploitent des étrangers en situation irrégulière, exploitation qui, dans certains cas, s'apparente à de l'esclavage moderne au sens qui en est donné par le Comité contre l'esclavage moderne.

Dans un premier temps, je vous propose de présenter l'activité de nos services de manière très pragmatique, en praticiens que nous sommes, en mettant l'accent sur ce qui nous paraît important en termes de tendances et d'évolutions. M. Pajaud illustrera ce premier propos par deux ou trois affaires particulières. Ensuite, nous vous proposerons des pistes d'amélioration que nous sommes amenés à mettre en _uvre en interne ainsi que quelques réflexions plus larges.

Tout d'abord, quelques éléments statistiques : le secteur de la lutte contre le travail illégal des étrangers progresse très sensiblement depuis ces dernières années. En 2000, l'activité de la police aux frontières a connu une augmentation de 30 %. Le travail dissimulé, illégal, n'a jamais représenté une part importante de l'activité des services de police et de gendarmerie. En moyenne, nous n'enregistrons que 3 000 faits constatés par an avec une forte prédominance de faits de travail dissimulé dans des entreprises françaises, par des entrepreneurs français au détriment de salariés français. Actuellement - c'est l'une des premières tendances -, nous réorientons notre activité vers l'emploi des étrangers sans titres. C'est également le cas d'autres services de police, comme ceux chargés de la sécurité publique et la gendarmerie.

Ces infractions sont essentiellement recensées en région parisienne. À cela de multiples raisons : la région parisienne comporte les secteurs qui utilisent beaucoup la main-d'_uvre composée d'étrangers en situation irrégulière, probablement aussi parce que les deux services spécialisés dans ce type d'enquête se situent en région parisienne : l'OCRIEST pour la PAF et la douzième section des renseignements généraux de la préfecture de police.

Depuis sa création il y a cinq ans, l'OCRIEST a démantelé près de 140 structures employant des étrangers sans titres de séjour. Elle a saisi des milliers de machines et d'instruments de travail, des tonnes de pièces de vêtements. En 2000, la police aux frontières et plus précisément l'OCRIEST, a interpellé près de 300 personnes dans le cadre de la lutte contre l'emploi des étrangers sans titres, parmi lesquelles 65 organisateurs au sens le plus large et 235 étrangers en situation irrégulière.

Les domaines d'activité des employeurs des clandestins sont très variés. La confection, la restauration, le bâtiment, le gardiennage, l'agriculture sont autant de domaines d'activité dans lesquels les étrangers sans titres de séjour sont employés. Nous avons fait le choix d'orienter nos recherches en direction des ateliers clandestins de confection, notamment ceux employant des clandestins asiatiques, cela pour deux raisons : d'une part, parce que ces ateliers sont en relation directe avec les filières d'immigration irrégulière et, en cette matière, ce sont les filières asiatiques qui sont actuellement considérées comme les plus dangereuses, car très structurées et liées aux organisations mafieuses et, d'autre part, parce qu'elles sont violentes. En effet, elles traitent les immigrés clandestins comme de la marchandise et des conditions aggravantes de traitement et d'hébergement contraires à la dignité humaine sont, dans la plupart des cas, relevés. Cela étant, nous connaissons d'affaires dans d'autres secteurs d'activité, mais je crois pouvoir dire que la priorité est donnée aux ateliers de confection asiatique.

Pour le cadre d'action des services de la PAF, et plus particulièrement de l'OCRIEST, nous débutons nos enquêtes à partir d'informations provenant de sources diverses : renseignements obtenus à partir d'autres ateliers ou de filières d'immigration irrégulière ; dénonciations de voisins ; vérifications faites par tel ou tel organisme de contrôle qui nous demande d'enquêter plus particulièrement ou encore dans le cadre de réquisitions judiciaires - cela reste rare, mais cela se produit.

Les investigations démarrent toujours dans le cadre d'une enquête préliminaire par des surveillances, des filatures et des vérifications pour déterminer la présence d'un atelier clandestin et d'étrangers en situation irrégulière y étant employés. Dès lors que les indices sont suffisamment concordants - après deux ou trois mois d'enquête préliminaire -, nous présentons à la justice une demande d'intervention, qui, généralement, se fonde sur deux dispositions : soit sur la réquisition du procureur en application de l'article 78-2 du code de procédure pénale ; soit sur une ordonnance du président du tribunal de grande instance, en application de dispositions du code du travail. Ces deux dispositifs juridiques nous paraissent largement suffisants pour des interventions rapides dans le cadre d'opérations simples. En revanche, lorsqu'il s'agit de secteurs et d'organisations plus complexes, nous préférerions travailler sur le fondement de commissions rogatoires, ce qui nous est généralement refusé, le procureur de la République considérant qu'avec les deux premiers dispositifs juridiques nous avons matière à travailler. Nous évoquerons plus précisément ce que nous entreprenons en termes de sensibilisation des magistrats : il s'agit probablement de l'un des axes sur lesquels nous avons beaucoup à faire, car les deux cadres juridiques évoqués précédemment, s'ils sont suffisants pour des affaires simples, je le répète, ne sont pas satisfaisants dès lors que les organisations sont complexes - et elles le sont de plus en plus. Lorsque nous procédons aux interpellations, deux procédures coexistent : une procédure judiciaire concernant les faits de travail illégal qui aboutira à la mise en cause des gérants de droit, des gérants de fait et de leurs complices ; une procédure administrative à l'encontre des étrangers en situation irrégulière, puisque les tribunaux judiciaires ne poursuivent plus les faits simples d'infraction à la législation sur le séjour des étrangers.

Qu'est-ce qui caractérise les enquêtes ?

Premièrement, ce type d'opération de démantèlement nécessite un travail important en amont, évalué entre un et trois mois. Souvent, nous avons, une fois les opérations d'interpellations effectuées, un important travail à mener sur des aspects financiers, pour lesquels nous ne sommes pas particulièrement compétents et pour lesquels nous sollicitons une aide auprès d'autres services. Il s'agit donc d'opérations qui demandent un investissement en temps et en fonctionnaires très important si nous voulons qu'elles soient couronnées de succès.

Deuxièmement, les opérations sont rendues difficiles par la question particulière de la langue. S'agissant d'étrangers en situation irrégulière, ils ne parlent souvent pas le français. En outre, il peut s'agir de langues rares. Nous avons, de ce fait, des difficultés : notamment, trouver des interprètes disponibles et fiables relève parfois du parcours du combattant.

Les opérations sont également compliquées en raison de l'activité même des ateliers, qui est très volatile : l'activité de confection est liée à des périodes de pointe dans la mode et un atelier peut très bien être en sommeil pendant trois mois, puis travailler jour et nuit pendant deux semaines. Il faut donc que nous intervenions au bon moment. Il nous est arrivé d'entrer dans des ateliers déserts. C'est évidemment un coup d'épée dans l'eau.

Troisième caractéristique de ces enquêtes : les diverses catégories de personnes mises en cause se voient appliquer des traitements différents. Les étrangers en situation irrégulière ne font jamais l'objet de poursuites judiciaires pour le simple fait d'être en situation irrégulière en France, même si nous sommes confrontés à d'autres infractions comme l'usurpation d'identité ou la détention de faux documents, infractions qui ne sont plus poursuivies par la justice. En revanche, ces personnes sont concernées par une procédure administrative. Ces étrangers en situation irrégulière, après que nous ayons saisi les préfectures, font le plus souvent l'objet d'arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière qui, dans la moitié des cas, ne sont pas exécutés pour des raisons diverses et variées, trop longues à détailler. Les étrangers en situation irrégulière sont alors remis en liberté et ils retournent dans le circuit du travail clandestin, faute, le plus souvent, d'avoir d'autres solutions.

Les gérants de droit, c'est-à-dire les personnes déclarées responsables des ateliers, ne sont, dans la pratique, jamais condamnés parce que ce sont toujours des gérants de paille. Nombreux sont les exemples de gérants de 80, 90 ans, grabataires, qui ne savent rien de « leurs » affaires et dont on a simplement utilisé l'identité.

Les gérants de fait sont poursuivis. Je ne puis vous livrer de statistiques sur les poursuites. Dans la perspective de cette audition, nous avons essayé d'obtenir des chiffres sur le nombre des condamnations, mais aucune statistique n'est disponible, du moins pour nous, auprès des greffes des tribunaux. Nous considérons toutefois que les poursuites sont modestes. D'ailleurs, nous commençons à connaître des « habitués ». M. Pajaud évoquera sans doute le cas d'un gérant de droit d'ateliers, déjà interpellé trois fois au cours des quatre dernières années. Pendant son placement en détention provisoire, son épouse, également mise en cause, poursuit les activités. En quatre ans, certaines officines ont été démantelées à trois reprises par les renseignements généraux de la préfecture de police de Paris et nos services.

Les donneurs d'ordres, ceux qui fournissent le tissu pour la confection, sont très peu poursuivis, parce qu'ils se prévalent de leur ignorance des faits et arguent de leur bonne foi. Lorsque l'organisation est complexe, il serait intéressant que l'on puisse travailler, dans le cadre de l'exécution de commissions rogatoires, directement sur les donneurs d'ordres. Ce n'est pas toujours possible, car cela implique l'ouverture d'une information judiciaire, la plupart du temps refusée. Une fois l'officine démantelée, il est très difficile, sauf à se lancer dans des recherches financières longues et très coûteuses, de démontrer la mauvaise foi du donneur d'ordres. Peut-être aurions-nous besoin de quelques outils juridiques supplémentaires.

La caractéristique principale de ces affaires, dont j'ai démontré les particularités, réside dans la difficulté de lutter contre un système où se trouvent tout à la fois réunis, l'offre et la demande.

L'offre : les étrangers en situation irrégulière sont des personnes qui ont consenti à leur exploitation ; pour la plupart, elles ont pris librement la décision de quitter leur pays, souvent pour des raisons économiques. Dans le cas des personnes d'origine asiatique, elles ont payé très cher leur passage vers l'Europe, entre 80 000 et 150 000 francs. Arrivées dans le pays de destination, elles sont démunies de papiers et s'orientent vers la communauté d'origine pour travailler. Nous avons eu l'occasion de découvrir la culture des Asiatiques, qui peut paraître étonnante aux yeux des Européens. Les Asiatiques, en général, et les Chinois, en particulier, se soumettent aux règles de la filière et au patron de l'atelier. Ils acceptent les conditions déplorables dans lesquelles on les fait travailler, les cadences infernales, les conditions d'hygiène épouvantables, de payer 2 000 francs une paillasse posée à côté de leur poste de travail et de ne pas sortir d'un atelier, qui ressemble plutôt à un cul de basse fosse.

Les raisons de cette acceptation sont de plusieurs ordres. Tout d'abord, ce sont des conditions de vie que ces gens ont connues dans leur pays et qui ne leur paraissent pas totalement déplorables. L'appréciation de ces situations dépend du niveau où l'on place le curseur. Cela nous a été dit ; c'est pourquoi nous vous le rapportons aujourd'hui.

Les Asiatiques ont l'habitude de travailler beaucoup. Dans un environnement vécu comme hostile, un pays qu'ils ignorent, une langue qu'ils ne connaissent pas, démunis de papiers - ils n'en ont jamais eus, on les leur a rarement enlevés, ou alors ils sont falsifiés -, ils considèrent qu'ils sont redevables à leur patron de les faire vivre. Ils acceptent de vivre mal pendant une période donnée, de sacrifier ces années au travail, car ils espèrent, une fois leur dette payée ou des économies faites, s'installer à leur compte ; ils deviendront alors eux-mêmes exploiteurs. Nous en avons des exemples.

Culturellement, ils vivent dans leur communauté : celle-ci a ses règles, ses commerces, ses banques qui leur sont connus. L'extérieur est vécu comme un danger et c'est bien compréhensible. Interpellés, ils ne dénonceront pas leur patron, ni leurs conditions de vie insalubres.

Nous vous parlons d'exploitation par le travail, car les personnes concernées travaillent quatorze-quinze heures par jour, la nuit, le week-end. Nous nous sommes également posé la question de savoir si ne s'ajoutaient pas d'autres exploitations, notamment sexuelle, en ce qui concerne les femmes dans les ateliers. En fait, nous n'en avons jamais entendu parler. Mais nous ne pouvons pas affirmer que cela n'existe pas, car nous avons en face de nous des personnes qui sont muettes. Voilà pour l'offre.

S'agissant de la demande, les entreprises de textile et de confection cherchent à travailler à flux tendus, sans avoir de stocks, mais en répondant très rapidement à la demande. Dans la confection féminine, cela signifie être éminemment réactif ; les entreprises doivent être en capacité de réaliser très rapidement des quantités importantes de vêtements, quitte à copier ce qui se fait ailleurs, et à livrer le produit dans des temps records. Pourquoi la confection féminine ? Parce qu'elle est beaucoup plus réactive. On rencontre assez peu d'ateliers clandestins dans la confection masculine, qui est réalisée dans d'autres pays. Les ateliers en France travaillent exclusivement en matière de confection féminine, parce que les entreprises, les magasins souhaitent réagir très rapidement. Ces entreprises trouvent chez les patrons d'ateliers, clandestins ou semi-clandestins, des partenaires rapides, efficaces. Une partie de la marchandise n'apparaissant dans aucune comptabilité, le bénéfice s'en trouve augmenté.

Les obligations légales imposées aux donneurs d'ordres ne sont pas très contraignantes. Elles se résument à la production de quelques attestations : déclarations sociales, taxe professionnelle, et des déclarations sur l'honneur de l'employeur certifiant que le travail est effectué par des salariés employés régulièrement au regard du code du travail français. A partir de là, nous n'avons plus d'officines totalement clandestines. Les ateliers sont déclarés de manière légale avec un ou deux employés seulement. Les attestations sur l'honneur existent, elles sont faites avec grande facilité et le donneur d'ordres peut très bien arguer de sa déclaration, de ses attestations et estimer qu'il n'a pas d'inquiétude à avoir. Un certain nombre de décisions judiciaires, à un certain moment, sont allées dans le sens de l'engagement de la responsabilité du donneur d'ordres, à savoir qu'on lui a reproché de ne pas avoir vérifié, de ne pas s'être transporté sur place, de ne pas avoir mis en balance les commandes passées, les résultats obtenus et le peu d'employés déclarés. Il semblerait cependant que de nouvelles décisions, notamment celles du tribunal de Paris, soient beaucoup plus réservées ; on applique la loi, rien que la loi. Dès lors que la déclaration et les attestations requises sont présentées par le donneur d'ordres, sa responsabilité n'est pas mise en cause.

M. Pajaud illustrera mon propos par quelques exemples vécus.

M. Denis PAJAUD : Les exemples que je vais vous présenter illustrent le phénomène évoqué par Mme Monéger. Je vous présenterai ensuite quelques orientations que le service a retenues pour essayer de lutter contre ce phénomène.

L'OCRIEST, dans le cadre de ses compétences de lutte contre l'immigration irrégulière et l'emploi d'étrangers sans titres de séjour, a trois missions :

- tout d'abord une mission d'animation et de coordination de l'ensemble des services de police et de gendarmerie sur le territoire national. Les éléments relevant de ces deux domaines doivent nous être communiqués, nous les centralisons et, éventuellement, nous devons orienter l'action des services de police et de gendarmerie ;

- l'OCRIEST est ensuite un organe de l'administration centrale appelé à procéder à des études, à participer, à être entendu par des missions pour porter des analyses, des jugements dans le domaine relevant de sa compétence dans ces deux matières ;

- troisième grande mission : procéder à des enquêtes judiciaires sur des affaires d'une certaine envergure.

Les trois affaires que je vais citer sont une assez bonne illustration des cas de figure auxquels nous sommes confrontés.

La première concerne le milieu asiatique et le milieu de la confection, qui est l'un de nos domaines d'action privilégié. L'affaire que je vais vous décrire est, dirons-nous, la forme achevée au niveau de la confection et du milieu asiatique d'une structure clandestine avec un schéma que l'on retrouve très régulièrement par ailleurs. C'en est presque une caricature.

Il s'agit d'une opération baptisée « Printemps » qui s'est déroulée en mai 2000. Elle nous a conduit à mettre au jour une organisation comportant cinq structures clandestines de confection articulées autour d'un noyau central bénéficiant d'une façade légale. Cette société travaillait depuis 1992 avec à sa tête un gérant de fait. De 1992 à l'année 2000, elle a utilisé cinq dénominations différentes pour une même activité se déroulant dans un même lieu.

Cette structure a eu recours à différentes formes de travail illégal à l'intérieur de ses locaux, en faisant appel à du personnel dissimulé, sans titre de travail, et à des étrangers en situation irrégulière usurpant l'identité de tiers ; c'est là une pratique constante que nous observons de plus en plus souvent. Hors de ses locaux, cette structure a eu recours à d'autres formes de travail illégal : trois structures clandestines qui employaient des étrangers en situation irrégulière dans des conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine.

Nous avons été amenés à travailler sur cette affaire suite à une rumeur publique qui nous est parvenue et qui nous a conduit, après une enquête préliminaire d'environ trois mois, à nous adresser au parquet et à solliciter l'ouverture d'une information judiciaire et la délivrance d'une commission rogatoire. Il n'a pas été possible d'obtenir l'ouverture d'une information judiciaire ; c'est donc sur la base d'une ordonnance du Président du tribunal de grande instance que nous avons pu intervenir et constater l'infraction. Je vous expliquerai plus précisément le caractère dommageable qui peut s'attacher à ce cadre juridique au regard, notamment, de la poursuite de l'ensemble de la chaîne délictuelle, particulièrement vis-à-vis du donneur d'ordres.

Dans le cadre de cette ordonnance, nous avons été amenés à démanteler cette structure. La constatation que nous avons pu en tirer peut se résumer par trois approches.

Tout d'abord, il existait une façade légale assez impressionnante. Cette entreprise était régulièrement immatriculée au registre des métiers, avait effectué les déclarations prévues auprès des organismes fiscaux et sociaux. Elle avait procédé à la déclaration préalable à l'embauche concernant sept employés. Elle n'avait pas procédé au versement d'une cotisation trimestrielle URSSAF, parce que son activité - nous étions en mai 2000 - était censée avoir débuté au mois de février de la même année. En fait, elle avait commencé bien avant, mais, par le biais de changement de dénominations, on peut très facilement éviter les versements aux URSSAF. Les vérifications préalables faites par nous, comme par les organismes fiscaux et sociaux et par l'Inspection du travail, confirmaient cette apparence légale et ne révélaient aucunement des fraudes, tels l'emploi d'étrangers sans titres et le travail dissimulé. C'est vraiment la rumeur publique qui nous a conduits à nous intéresser à cette société.

Il a fallu trois mois d'enquête pour découvrir, derrière cette société, cinq structures clandestines associées, complètement cloisonnées les unes par rapport aux autres et par rapport à cette société, le tout étant étroitement lié. Une parenthèse : à l'intérieur de ces sociétés - c'est une constante que l'on observe - il existe une forte tendance à la gestion familiale : concubins, neveux, cousins en font partie. C'est une pratique très répandue du milieu asiatique que de faire bénéficier, dans ce cadre, les membres de la famille des dispositifs législatif et réglementaire. Déclarées membres de la société, ces personnes ne travaillent pas et bénéficient d'une couverture sociale. De même, chaque fois qu'une société cesse son activité, les membres de la famille perçoivent une allocation chômage, ce qui est un comble ! Le gérant de fait en percevait une, tout en bénéficiant de produits intéressants, issus de son activité.

Nous avons systématiquement affaire dans ce type d'activité à un gérant de paille. Le cas de figure le plus fréquent est celui d'une personne - un membre de la famille ou une de ses relations - dont on abuse de la crédulité en raison de son âge ou de sa mauvaise connaissance de la langue. Nous avons rencontré une personne de 80 ans, gérante de droit de 30 sociétés, qui n'était pas rémunérée pour l'activité qu'elle était censée mener. Ce caractère systématique des gérants de paille est à relever.

Pour le reste, cette société, comme les autres - toujours dans le secteur de la confection et du milieu asiatique - a une activité diurne assez limitée, qui correspond aux déclarations préalables à l'embauche des salariés. Ainsi, ces sociétés peuvent supporter, sans être démasquées, une première visite des organismes publics ou parapublics appelés à les contrôler. Très souvent, l'activité nocturne est tout autre et réservée à l'emploi d'étrangers en situation irrégulière. C'est la deuxième caractéristique de ces structures et, plus particulièrement, de l'affaire démantelée lors de l'opération « Printemps ». Cette structure déclarait officiellement sept personnes. En fait, vingt-quatre personnes furent découvertes. Il peut s'agir de beaucoup plus : les postes de travail peuvent atteindre quarante ou cinquante à un moment donné, puisqu'il s'agit d'une activité saisonnière. Pour l'affaire qui nous occupe, vingt-quatre personnes faisaient partie de la nébuleuse de la structure qui travaillait pour la société. Sur les vingt-quatre personnes vingt étaient employées de manière illégale à des titres divers.

Il convient de mettre l'accent sur la technique de l'usurpation d'identité - autre constante - qui complète la façade légale de la société. Les personnes ont recours à des documents, volés ou perdus, achetés par les organisateurs. Ils vont jusqu'à chercher à recruter des employés ayant une ressemblance physique assez proche avec ceux figurant sur les documents d'identité. Nous avons démantelé, il y a un an de cela, une structure près de Choisy où les personnes, au nombre de quatorze, avaient une identité usurpée. Un organisme public de contrôle était passé une semaine auparavant et avait déclaré la société parfaitement légale, n'employant pas d'étrangers sans titres de séjour. La ressemblance physique était assez frappante et les services publics en question n'étaient pas habilités à approfondir davantage leurs investigations. On observe donc toujours cette tendance à rechercher une façade légale qui permet de surmonter les premiers contrôles.

En ce qui concerne leur mode de fonctionnement, ces structures s'appuient, le plus souvent, sur des micro-structures disséminées dans de petits ateliers situés dans des appartements ou des pavillons. On approche de très près les conditions de travail, et surtout d'hébergement, contraires à la dignité humaine.

Dans la structure à façade légale, hormis le travail nocturne, les personnes déclarées travaillent selon des horaires à peu près conformes au droit du travail.

Aucune règle ne préside à l'activité de ces micro-structures, si ce n'est le souci de répondre à la demande du milieu de la confection. Il n'est pas rare qu'une commande reçue le vendredi soir soit honorée le lundi matin. On s'interrogera alors sur la bonne foi d'un donneur d'ordres au sujet de l'exécution d'une commande de cette nature.

Le travail peut durer autant que de besoin : quinze, vingt heures s'il le faut, toute la semaine, le week-end, la nuit. Les conditions de travail confinent à l'insalubrité : absence d'hygiène, de sécurité. Nous relevons donc très souvent des conditions d'hébergement déplorables. Pour revenir à la structure que j'évoquais, quatre personnes usurpaient une identité. Les pavillons dans lesquels étaient installés des ateliers clandestins étaient totalement insalubres, avec des couchages près de la machine à coudre ou dans le sous-sol du pavillon et cela, bien évidemment, sans aucun aménagement sanitaire. Dans l'un des pavillons, nous avons découvert des enfants en bas âge, dont un atteint de la tuberculose. Tout cela témoigne des conditions déplorables dans lesquelles ces personnes travaillaient et vivaient.

Dans ce type de structures, les personnes sont corvéables à merci. Voilà pour la deuxième grande caractéristique que l'on peut révéler, à travers cette enquête, du schéma type des ateliers clandestins dans le domaine de la confection asiatique.

La troisième particularité de ces structures clandestines est l'existence de liens avec les donneurs d'ordres. Dans tous les cas de figure, ces sociétés se voient passer des commandes par des sociétés à l'existence légale. Pendant une période, il existait des sociétés de domiciliation servant d'intermédiaires à un certain nombre de donneurs d'ordres. Compte tenu des coups portés par la police, mais également des jugements des tribunaux dans un certain nombre d'affaires, ces sociétés de domiciliation sont aujourd'hui moins nombreuses. Elles sont dorénavant légales : elles font en sorte de répondre aux conditions fixées par le législateur, c'est-à-dire fournissent un certain nombre d'attestations sur l'honneur ou de déclarations d'organismes sociaux ou fiscaux. S'il y a un oubli, il restera minime, comme celui d'une attestation sur l'honneur que la justice ne prendra pas forcément en compte pour démontrer la mauvaise foi du donneur d'ordres.

Dans notre structure, cinq fabricants parisiens alimentaient le circuit de la grande distribution et travaillaient pour des marques aussi connues que Kiabi et Etam. Cela signifie que des circuits importants ont eu recours à cette société en passant des commandes substantielles. Deux d'entre elles n'avaient pas d'attestation sur l'honneur, mais toutes avaient un extrait K.bis, l'attestation fiscale, de même que l'attestation de cotisation aux URSSAF.

Pour démontrer la mauvaise foi des donneurs d'ordres, il eût fallu bénéficier d'une commission rogatoire qui nous aurait permis, après trois mois de filatures et de surveillance, de matérialiser les structures et de quantifier les livraisons dont ils avaient bénéficié. Il aurait été souhaitable, dans le cadre d'une information judiciaire, de pouvoir procéder à des écoutes téléphoniques judiciaires qui auraient démontré les liens entre les uns et les autres, et l'existence d'un certain nombre de commandes. En l'occurrence, le problème fut inverse : une fois que nous avons eu démantelé les structures, le donneur d'ordres n'avait plus de lien avec elles et nous n'avons pas été en mesure d'apporter les preuves matérielles de l'existence de commandes ni les liens étroits unissant les différents acteurs. Sur les cinq donneurs d'ordres, nous en avons mis en cause trois, mais nous n'avons pu réunir l'ensemble des éléments pour démontrer leur mauvaise foi. Pourtant, il y avait sans doute matière à le faire. Je citerai un exemple : en toute connaissance de cause, deux des donneurs d'ordres passaient des commandes aux cinq sociétés différentes montées depuis 1992 par le gérant. Il eut fallu démontrer leur mauvaise foi. Je cite cet exemple, parce que le donneur d'ordres est un maillon essentiel de cette chaîne délictuelle. Le plus souvent, nous n'arrivons pas à le mettre en cause et les sanctions à son encontre sont rares.

Le second exemple dont je souhaitais vous faire part concerne un autre domaine que celui de la confection et qui a défrayé la chronique en son temps. Il a trait à un réseau organisé par la mafia ukrainienne. Il consistait à envoyer sur le territoire français, mais aussi dans l'ensemble de l'Europe - en Espagne, au Portugal, en Allemagne - des jeunes gens sourds-muets appelés à vendre des colifichets dans les lieux publics. Ce réseau, extrêmement structuré, a donné lieu à un travail dissimulé sur tout le territoire national organisé par une filière d'immigration. Quatre cents personnes sourdes et muettes sont arrivées en France avec des visas touristiques fournis par les organisateurs. Elles ont commencé à exercer leur activité sur le territoire national, fortement encadrée par une structure très hiérarchisée par région, par ville, voire, dans certaines stations balnéaires, par hôtel. Le système consistait, pour les organisateurs, à vendre à ces jeunes gens particulièrement vulnérables des colifichets à un prix assez élevé et à leur imposer une vente forcée à des cadences infernales auprès des touristes ou du public dans les lieux publics. Les contraintes que subissaient ces personnes étaient morales, mais aussi, très souvent, physiques. Le système était particulièrement lucratif. Outre cette vente, un impôt mensuel était prélevé auprès de l'ensemble de ces jeunes, d'un minimum de sept mille francs par personne et par mois, sans compter l'achat des colifichets. Cette structure a été démantelée en grande partie sur tout le territoire national, mais pas forcément dans toute l'Europe. L'affaire est en passe d'être jugée. Le problème est que nous venons de nous voir délivrer une nouvelle commission rogatoire par le magistrat qui avait instruit cette affaire, dans la mesure où, après s'être poursuivi en Europe, le réseau se réactive aujourd'hui en France.

J'ai cité cette affaire pour illustrer deux idées forces.

Premièrement, on ne travaille pas uniquement dans le domaine de la confection. L'imagination en la matière est sans limite.

Deuxièmement, nous avons affaire à des personnes très réactives et nous ne pouvons appréhender ces problèmes, comme pour les filières d'immigration, du seul point de vue strictement français. C'est un problème transfrontières, supra-national. Beaucoup des personnes aujourd'hui visées par la nouvelle affaire qui a provoqué la délivrance de la commission rogatoire viennent d'Espagne et du Portugal et réalimentent l'ensemble du réseau.

La façade légale de cette activité est assez intéressante à observer, puisque le principal organisateur en Ukraine faisait partie d'une structure reconnue dans ce pays et dont la mission était de porter assistance aux sourds-muets. L'argent des bénéfices lui permettait, sous couvert de cette honorabilité, de s'affranchir du paiement de plusieurs taxes perçues sur les activités économiques. La façade légale est utilisée. La boucle est bouclée.

Mon dernier exemple illustre la démarche que nous menons avec l'autorité judiciaire et nos différents partenaires, ainsi que la problématique à laquelle nous sommes confrontés. Le 30 mai dernier, nous avons traité un dossier en région parisienne, dans le département de Seine-Saint-Denis. Cette affaire fut portée à notre connaissance dans le cadre d'un COLTI, Comité opérationnel de lutte contre le travail illégal, présidé par le procureur de la République. Le Comité opérationnel réunit l'ensemble des organismes et administrations intéressés par la lutte contre le travail illégal. À cette occasion, il nous fut apporté, par le procureur de la République et nos partenaires, l'information selon laquelle une structure chinoise travaillant dans le domaine de la confection faisait fonctionner environ sept ateliers clandestins. Nous avons travaillé pendant deux mois et réussi à caractériser les infractions, à cibler et à identifier les structures. Après notre intervention, nous avons découvert seize étrangers en situation irrégulière répartis dans l'ensemble des structures. Tous les cas de figure étaient représentés, allant des usurpations d'identité, à la présence d'enfants en bas âge. Parmi les seize étrangers en situation irrégulière, après avoir recueilli l'avis du parquet - nous étions confrontés à des enfants de neuf et dix-huit mois -, nous avons décidé de ne pas placer en garde à vue les mères des enfants. Ces femmes sont restées sur place et ont continué de travailler, ce qui est très regrettable. Seules cinq personnes ont fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière. Les autres, pendant le délai de la garde-à-vue ou à l'issue des vingt-quatre premières heures, ont été libérées. Un certain nombre d'entre elles ne pouvaient être reconduites à la frontière, d'autres ne pouvaient être hébergées, faute de centres ad hoc disponibles. Lorsqu'il fut mis fin à la garde-à-vue de ces personnes, celles-ci sont revenues directement dans la structure pour reprendre le travail. C'est là une autre illustration du propos.

Je terminerai sur la difficulté du travail d'enquête et la prise de conscience nécessaire de tous les services, en présentant quelques propositions.

Nous avons été saisis par le procureur de la République dans le cadre d'un COLTI. Nous sommes intervenus avec l'ensemble des administrations concernées : l'URSSAF, les services des impôts, l'Inspection du travail, EDF également, dans la mesure où les compteurs étaient trafiqués. Le gérant de fait et responsable, principal animateur, ainsi que son épouse, à l'encontre desquels nous avons caractérisé l'ensemble des infractions, ont fait l'objet d'une convocation par officier de police judiciaire à une audience du tribunal qui se tiendra dans deux mois. Ils sont repartis et ont repris leurs activités professionnelles. C'est un cas de figure un peu difficile à gérer. Une commission rogatoire nous a été délivrée sur cette affaire pour remonter jusqu'aux éventuels donneurs d'ordres, ce qui sera difficile, mais, dans la mesure où l'atelier a repris son activité, peut-être pourrons-nous aboutir.

Le service auquel j'appartiens essaye de prendre quelques orientations compte tenu du contexte général.

Nous cherchons à sensibiliser l'ensemble des services de police et de gendarmerie. Cela fait partie de nos missions telles que je les ai décrites dans mon propos liminaire. Or, ce genre d'affaires n'est pas une priorité des services de police et de gendarmerie et un travail de sensibilisation est à entreprendre à ce titre.

Ces affaires requièrent une très grande technicité. Il n'est pas simple d'investir trois mois dans des filatures et des surveillances et de maîtriser totalement ces différentes nébuleuses à percer, d'autant qu'elles ont des façades légales. Nous essayons donc de développer cette piste.

La seconde piste consiste à sensibiliser les magistrats, ce qui n'est pas difficile en région parisienne, puisqu'ils sont, dans le cadre des COLTI, quotidiennement confrontés à ces questions. Sur l'ensemble du territoire national, la problématique est autre et les COLTI ne possèdent souvent qu'une existence purement formelle. Nous essayons de développer des actions, notamment auprès de l'Ecole nationale de la magistrature, où nous présentons le service et la lutte contre le travail dissimulé auprès des jeunes magistrats, dont certains seront appelés à diriger ces COLTI et à être confrontés à cette problématique très particulière. Nous procédons de même auprès de l'Ecole des commissaires de police et dans des régions particulièrement sensibles en envoyant, grâce à notre maillage territorial, nos collègues sensibiliser à ce type d'affaires les policiers.

Troisième axe : nous tenons à participer aux COLTI les plus importants dans la région parisienne, à y être présents, voire omniprésents, à y apporter des éléments au procureur de la République et à l'ensemble de nos partenaires. C'est un lieu où l'interministérialité joue pleinement, où l'échange d'informations se doit d'être très nourri et où la sensibilisation peut être réelle.

Quatrième orientation : nous avons noué un partenariat avec la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal, la DILTI, avec laquelle nous coopérons de plus en plus. Les actions de sensibilisation auprès des magistrats comme des services de police se font avec son concours.

Cinquième orientation : dans toutes nos affaires, nous essayons de nouer un partenariat, soit en amont, soit au moment de l'opération, éventuellement ultérieurement, avec les services de l'URSSAF, de l'Inspection du travail, des Assedic, de l'EDF, avec tous les organismes intéressés par la lutte contre le travail dissimulé et appelés à intervenir dans ce domaine.

La dernière action que nous essayons de développer porte sur des aspects plus financiers et concerne d'autres domaines, comme la traite des êtres humains proprement dite. En France, l'organisation de la lutte contre ce type de criminalité ressortit à un office central, l'OCRTEH, auquel des liens assez forts doivent nous unir. Nous allons également essayer de travailler davantage avec l'Office central de la répression de la grande délinquance financière. Si nous voulons atteindre les donneurs d'ordres, un aspect financier dans l'enquête est à développer avec l'aide de nos collègues.

Voilà pour les grandes orientations. Je cède la parole à Mme Monéger pour conclure sur les perspectives envisageables.

Mme Marie-France MONÉGER : Je présenterai trois réflexions pour évoquer ce qui dépasse notre compétence.

Premièrement, il faut traiter le problème des étrangers en situation irrégulière et des clandestins qui se trouvent dans une situation difficile en France. Non reconnus, sans existence légale, ils n'ont d'autre solution que de se mettre entre les mains des patrons d'ateliers, qui sont de moins en moins clandestins.

Excepté un traitement administratif, qui consiste à les reconduire à la frontière, il n'y a pas de solution, du moins policière, ce qui soulève un vrai problème de prévention de la récidive. En effet, remis dans le circuit, les clandestins se remettent au travail immédiatement après notre passage ; c'est un vrai problème. Pour l'anecdote, des fonctionnaires de l'OCRIEST m'ont raconté que, nouvellement arrivés dans ce service, ils avaient été surpris par le fait que, lors de leur intervention dans les ateliers, les personnes ne bougeaient pas et continuaient à travailler. Habituellement, en cas d'intervention de la police, les gens crient, hurlent, courent de tous côtés. En l'occurrence, les personnes conservent la cadence afin de ne pas rater la jambe du pantalon qu'elles sont en train de coudre.

Le deuxième problème est d'ordre légal. Il nous semble que la loi est suffisante pour lutter contre l'emploi illégal et les conditions indignes de traitement de la personne humaine. Les peines prévues sont élevées et suffisantes, les conditions aggravantes de même, mais encore faut-il qu'elles soient parfaitement appliquées. En revanche, la loi nous paraît insuffisamment sévère à l'encontre des donneurs d'ordres. Nous avons essayé de vous démontrer que leur apparente légalité, et le peu d'exigences et de sanctions qui pèsent sur les donneurs d'ordres, leur donnent tous les moyens pour échapper à leurs responsabilités. Nous souhaiterions que la loi nous permette de démontrer que le donneur d'ordres ne pouvait ignorer que l'entreprise faisait appel à de la main-d'_uvre en situation d'exploitation, qu'elle soit composée de clandestins ou non. Lorsqu'une commande, passée le vendredi, est livrée le lundi alors qu'elle représente le travail de tonnes de tissus, on ne peut qu'être confirmé dans l'idée qu'il s'agit d'une exécution faite par des ouvriers en situation irrégulière et traitée en dehors du cadre de la législation du travail française. Faire peser sur les donneurs d'ordres des obligations supplémentaires nous paraîtrait un moyen de faciliter leur responsabilisation.

La dernière question porte sur la nécessaire prise de conscience de l'ensemble des acteurs. L'OCRIEST, comme la sous-direction de la lutte contre l'immigration clandestine, ont encore bien des efforts à faire, mais également et plus largement, l'ensemble des acteurs qui luttent contre le travail dissimulé. Sans faire preuve de pessimisme, on entend encore trop souvent la réflexion chez l'ensemble des acteurs, et pas seulement chez les policiers, selon laquelle ces enquêtes représentent beaucoup de travail pour assez peu de résultats. Certains acteurs se posent la question de savoir si la volonté de lutter contre le travail illégal existe. Il suffit de lire les journaux, de voir les décisions de justice. Il faut noter également l'absence de délégué à la tête de la DILTI depuis deux ans. Les discours laissent pointer quelque démotivation.

Notre responsabilité est grande et notre _uvre pédagogique en tant que OCRIEST et sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière est importante, puisque des conditions particulières aggravantes, contraires à la dignité humaine, sont relevées à chaque fois. Il nous semble qu'un effort collectif doit être entrepris.

M. le Rapporteur : Merci beaucoup. Votre propos était très précis. Mes collègues et moi-même avons été sensibles au fait que vous n'avez utilisé ni la langue de bois ni des considérations trop générales.

S'agissant de la filière asiatique de confection, nous sommes frappés de constater que tout le monde sait tout sur cette filière, sur ses pratiques culturelles, sur l'origine géographique des villages dont provient la main d'_uvre, sur la façon dont elle fonctionne. Des associations nous ont également raconté des faits précis sur ce milieu, qui rejoignent vos propres observations. Il semble également établi que ces personnes viennent volontairement ; elles acceptent une sorte d'esclavage temporaire, qui est le prix de leur liberté, pour ensuite être insérées et devenir, à leur tour, quelques années après, des exploiteurs. Tout cela est connu, mais parfaitement illégal. Croyez-vous que changer la loi offrirait, aujourd'hui, la possibilité d'éradiquer ces pratiques ou bien, au contraire, que ces pratiques culturelles sont telles et le réseau à ce point installé depuis tant d'années que, en tout état de cause, on ne peut éviter son extension ?

Mme Marie-France MONÉGER : Notre travail consiste à démanteler des filières et à lutter de toutes nos forces et avec tous les moyens dont nous disposons contre ces filières. Certaines situations sont inadmissibles et il est des faits que nous n'admettrons pas. Nous avons affaire à des hydres, mais ce n'est pas pour autant que nous allons nous décourager. Etre conscient qu'il s'agit d'hydres est essentiel. Notre volonté, c'est de les connaître et de les comprendre au mieux pour adapter les moyens et l'efficacité de la lutte contre ces réseaux. En matière de stupéfiants, nous avions le même sentiment : il s'agit d'un phénomène à ce point hors normes que l'on peut en être démotivé. Ce n'est absolument pas ce que nous souhaitons. Nous souhaitons au contraire motiver nos troupes sans faire d'angélisme, et pour porter les coups les plus sévères à ces phénomènes. Un bon arsenal juridique est absolument nécessaire tout comme le sont les moyens matériels, humains et la volonté.

M. le Rapporteur : Pour renforcer l'efficacité de votre travail, vos préoccupations majeures portent sur la question de l'engagement de la responsabilité des donneurs d'ordres. À ce titre, vous suggérez un renversement de la charge de la preuve. C'est une question d'actualité sur laquelle réfléchit le législateur depuis assez longtemps. J'ai moi-même réalisé des travaux sur ce sujet voilà quelques années, je suis donc d'autant plus sensible à votre argument.

Votre seconde préoccupation porte sur la nécessité d'intervenir dans le cadre d'une information judiciaire pour obtenir une commission rogatoire, plutôt que d'enquêter dans le cadre juridique que l'on vous impose systématiquement aujourd'hui. Dans vos observations, j'ai cru sentir une sorte de déception vis-à-vis des décisions prises par les magistrats, sur leur prise en compte imparfaite des faits qui leur sont soumis.

M. Denis PAJAUD : L'ouverture d'une information judiciaire est une question d'opportunité pour le magistrat. C'est l'un des effets pervers de l'arsenal juridique existant. Deux possibilités d'intervention nous sont offertes : soit sur le fondement de l'article 78-2, alinéa 1, du code de procédure pénale, par la réquisition du procureur de la République, soit en application d'une ordonnance du président du tribunal de grande instance. Ces deux cadres juridiques sont parfaits. En revanche, en matière de sensibilisation, sans doute avons-nous un rôle collectif à jouer vis-à-vis du magistrat, afin de lui expliquer qu'il dispose à l'encontre du donneur d'ordres d'un arsenal juridique substantiel pour le mettre en cause, lui permettant de démontrer qu'un gérant de fait possède une structure et qu'il faut aller au-delà. Il faut expliquer que si l'on veut s'intéresser à l'ensemble de la chaîne délictuelle, le donneur d'ordres constitue un maillon important. L'ensemble de l'éventail juridique doit être utilisé, y compris l'ouverture d'une information judiciaire. Nous ne sollicitons pas une quelconque modification législative. Le travail de sensibilisation doit être approfondi. Aux magistrats, nous présentons des dossiers après trois mois d'enquête, de filatures, de surveillance, dans des ateliers situés dans des rues où nous ne pouvons pas nous rendre et pour lesquels nous sommes obligés d'utiliser des caméras. Nous ne pouvons pas entrer dans la rue, faute d'être aussitôt repérés. Après trois mois d'enquête nuit et jour, les faits sont établis, sur qui fait quoi, qui alimente qui, où se rend tel livreur. Nous savons tout dans le moindre détail. Nous ne connaissons pas l'ensemble des postes de travail, mais, lorsque nous intervenons, nous savons ce que nous allons trouver. Aller au-delà de ces opérations exige un autre cadre juridique. Parfois, ce dont nous disposons suffit très largement, parfois on doit aller au-delà. Il s'agit davantage d'un problème de sensibilisation.

Mme Marie-France MONÉGER : En matière de travail illégal, notamment d'emploi d'étrangers sans titres de séjour dans des conditions indignes, nous nous trouvons dans la même situation que celle que nous connaissions, il y a vingt ans, par rapport à la délinquance en col blanc. La sensibilisation est insuffisante, nous manquons de technicité, y compris au sein des services de police. Nous avons encore beaucoup d'efforts à faire et il en va de même du côté des services de la justice. Les enquêtes sont longues, difficiles, et il est toujours frustrant que l'investissement ne soit pas récompensé ! Cela dit, nous ne travaillons pas pour la récompense, mais pour accomplir notre mission, ce que nous rappelons quotidiennement à nos enquêteurs. Il n'en demeure pas moins que beaucoup reste encore à faire pour sensibiliser les magistrats et leur apporter des arguments afin qu'ils choisissent le cadre juridique le plus adéquat. Cela étant, chacun fait son travail : nous sommes des policiers et le choix de la procédure appartient aux magistrats ; nous ne leur dictons pas. Nous essayons seulement de les sensibiliser et de leur apporter des arguments.

M. Joseph TYRODE : Je suppose que vous avez une évaluation de l'ampleur du phénomène des ateliers clandestins, même si elle n'est pas chiffrée. Pensez-vous qu'une augmentation des moyens dont vous disposez permettrait d'éradiquer le phénomène ?

M. Marie-France MONÉGER : Je ne vous étonnerai pas en vous disant que si l'Office disposait de plus de moyens, il ferait davantage. À ce jour, l'Office central compte 80 fonctionnaires, à compétence nationale. Si nous prenons en compte les fonctionnaires des brigades mobiles de recherche des unités territoriales, le nombre total doit être doublé. L'Office central ne travaille pas que sur les ateliers clandestins. L'unité qui s'y consacre compte une quinzaine de fonctionnaires, lesquels ont démantelé en cinq ans 140 ateliers. Il est certain qu'avec quinze fonctionnaires supplémentaires, nous en démantèlerions le double, parce que nous disposons des informations nécessaires pour doubler la charge de travail. Vous dire combien il faudrait de fonctionnaires pour éradiquer de manière durable le phénomène, je ne m'y aventurerai pas, car cela reviendrait à lire dans la boule de cristal, mais il est vrai que l'on pourrait faire mieux avec plus de monde, d'autant que nous travaillons essentiellement sur la région parisienne, parce qu'il y a dans cette région de quoi faire et que nous nous déplaçons assez peu.

M. Denis PAJAUD : Il n'y a aucune affaire connue de démantèlement en province, excepté l'affaire Stakhanov de l'exploitation des sourds-muets qui concerne l'ensemble du territoire national. Dans cette affaire, nous nous sommes appuyés sur l'ensemble de nos brigades mobiles pour intervenir en même temps. Certaines affaires remontent jusqu'à nous en raison de l'obligation faite aux services de police et de gendarmerie de nous transmettre les éléments relatifs au travail dissimulé. À la lecture de certaines informations, nous voyons poindre des éléments intéressants.

Pour répondre à M. Tyrode, les moyens existent : il y a les services de police et de gendarmerie. Là encore, c'est un problème de perception du phénomène qui est vraiment une chaîne. Les magistrats n'y sont pas véritablement sensibilisés en province, les policiers non plus. Le domaine est très technique et implique un investissement lourd. Le policier investit, mais il aime à constater les fruits de son travail. Il est beaucoup plus difficile de faire passer ce souci en province. Nous informons nos collègues qu'il y a matière à travailler sur telle ou telle structure. Nous constatons quelques épiphénomènes localisés, selon les goûts de l'un ou de l'autre. Mais, globalement, il faut rappeler que les structures policières sont là pour éradiquer le travail dissimulé comme les filières d'immigration ou des stupéfiants.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne le travail de sensibilisation, vous avez indiqué, madame, que l'on s'interrogeait, ici ou là, sur la volonté de la DILTI de lutter contre le travail dissimulé. La mission s'interroge également sur la portée du travail effectué par la DILTI depuis quelques années et sur son rôle. Le constat d'une certaine carence quant à la sensibilisation des autres acteurs de la lutte contre le travail dissimulé n'est-il pas celui de la DILTI ?

Mme Marie-France MONÉGER : Je suis quelque peu gênée pour vous fournir des éléments, dans la mesure où j'occupe mon poste depuis seulement un an. L'un des premiers contacts que j'ai pris le fut avec le délégué adjoint de la DILTI, qui a changé de fonctions depuis. Par la suite, nous avons monté ensemble deux ou trois opérations de sensibilisation, de formation... J'ai l'impression que les gens de la DILTI, à la mesure des moyens dont ils disposent, essayent d'engager des actions. Il est vrai que ne pas avoir de délégué depuis deux ans, ni de délégué adjoint depuis un an, ne facilite pas leur travail.

L'interministérialité est un exercice difficile, chacun ayant ses champs d'action, ses logiques ; elles ne sont pas toujours compatibles ni complémentaires. Au-delà du discours « on veut tous travailler sur », on parvient difficilement à entrer dans sa mise en _uvre. L'action interministérielle est difficile et lorsqu'elle réussit c'est grâce à des personnalités qui, à un moment donné, se sont trouvé des points communs et ont décidé de travailler ensemble.

J'ai également le sentiment que nous sommes des privilégiés dans la lutte contre le travail illégal, car nous disposons, par exemple, des moyens de trouver des interprètes et de les payer sur le budget des frais de justice. Les autres interlocuteurs ne sont pas dans ce cas. Entre deux affaires, l'une n'impliquant que des Français et l'autre des étrangers en situation irrégulière, chacun se porte logiquement sur ce qu'il est en mesure de réaliser et qui lui pose le moins de difficultés. Nous n'avons pas les mêmes logiques d'action, ni les mêmes moyens d'action, ni non plus les mêmes finalités que les autres services, d'où de grandes difficultés à se concerter avec eux.

Sur le rôle et la responsabilité de la DILTI, je me garderai bien de porter un jugement. Je constate simplement que nous avons des contacts avec des personnes de bonne volonté, mais l'absence de délégué depuis deux ans et de délégué adjoint depuis un an ne doit pas faciliter l'action et la motivation.

M. le Rapporteur : Parmi les mesures de contrôle ou d'investigation actuelles, des dispositions sont-elles à changer pour une meilleure efficacité dans la lutte contre le blanchiment des fonds ?

M. Denis PAJAUD : Nous manquons de recul. Nous percevons certaines choses, des informations commencent à nous être apportées. S'agissant de l'affaire Stakhanov et des sourds-muets, nous nous situions dans le cadre d'un système mafieux. Dans le secteur de la confection, nous avons largement affaire à des structures familiales dont le but est de franchir une étape vers davantage de légalité sur le territoire national. De l'atelier clandestin, ou de la structure s'appuyant sur des ateliers clandestins, des personnes tirent des bénéfices qui leur permettent d'acheter un nouveau commerce, un restaurant plus grand, et d'accéder à une honorabilité, à une crédibilité plus grandes. Elles envoient une partie de leurs bénéfices dans leur pays, où de la famille est restée. On a du mal à discerner les divers éléments. A un certain nombre d'intersections, nous avons constaté des mouvements de fonds importants. Nous souhaitons travailler davantage avec l'Office central chargé de la répression de la grande délinquance financière. Un monde reste à explorer.

M. le Rapporteur : Des personnes bien informées sur ce milieu, notamment sur celui des filières chinoises, nous ont livré des indications assez précises sur les mouvements des fonds, sur la manière dont, par telle ou telle banque, ils étaient transférés.

Mme Marie-France MONÉGER : Nous ne disposons pas forcément de tous ces éléments, même si nous comprenons à peu près ce qui se passe. Nous n'avons jamais franchi ce pas, parce que cet Office est récent. Nous avons jusqu'à présent beaucoup travaillé sur les filières et les ateliers, et non sur l'aspect financier de leur activité. Quand une structure policière se crée, elle commence par se forger une expérience dans un domaine particulier, qu'elle affine ensuite. En matière financière, on ne peut pas dire que nous ayons atteint un niveau technique satisfaisant. Nous avons commencé à travailler avec l'Office central de répression de la grande délinquance financière qui a traité une importante opération de blanchiment de fonds l'année dernière. C'est difficile. Nos enquêteurs ne possèdent pas toujours la technicité financière requise et, encore une fois, le blanchiment est un acte assez difficile à prouver devant les tribunaux. Incontestablement, nous avons encore des progrès à faire dans ce domaine.

M. Denis PAJAUD : L'année dernière, nous avons démantelé trente-quatre structures dans le cadre de l'article L 611-13 du code du travail et de l'article 78-2, alinéa 1, du code de procédure pénale. Ces trente-quatre affaires ont donné lieu à une dizaine de commissions rogatoires. Clarifier les différents tenants et aboutissants au plan financier suppose un travail de longue haleine et des investigations très approfondies.

S'agissant des filières d'immigration, nous connaissons les circuits financiers, non de retour vers le pays d'origine, mais en direction de la France ainsi que les organismes bancaires par lesquels les clandestins font passer l'argent et donnent un signal pour que les organisateurs soient payés à un moment donné. Nous connaissons une partie de ce mécanisme financier entre la Chine, et d'autres pays, vers la France impliquant des banques et des organismes français clairement identifiés. S'agissant du retour, nous manquons de recul pour l'ensemble des raisons signalées précédemment.

M. Marc REYMANN : Vous avez évoqué la difficulté liée au travail interministériel, qui, semble-t-il, induit une perte pour votre propre travail. Dans la mesure où l'on n'a pas affaire à des artisans, mais à des filières - passant par l'Ukraine, la Chine - existe-t-il un système de coopération policière européen ?

Mme Marie-France MONÉGER : Pour la lutte contre l'immigration irrégulière, oui, pour le travail illégal, non. La maîtrise des flux migratoires est une priorité pour tous les Etats européens. La police aux frontières s'est beaucoup investie au niveau international, aussi bien sur la maîtrise des flux en amont que sur le contrôle aux frontières, la lutte contre les filières et les mesures d'éloignement. En matière opérationnelle, la coopération internationale fonctionne bien, on peut même dire très bien. Nous travaillons avec nombre de pays, voisins ou plus éloignés. Nous avons été des leaders dans Europol, structure de coopération opérationnelle policière installée à La Haye. Nous avons mis en place la première équipe d'enquête commune au niveau européen sur la lutte contre l'immigration irrégulière. Le travail consiste à démanteler une filière le plus loin possible et sur le segment le plus long. On considère, par définition, qu'une filière traverse au moins deux pays, généralement beaucoup plus, jusqu'à dix pays. Si nous pouvons démanteler la filière sur deux ou trois pays, on lui portera un coup sans commune mesure avec ce que l'on pourrait lui faire sur le seul territoire national. Nous avons donc mis en place des équipes d'enquête commune et nous avons organisé deux ou trois opérations, pour lesquelles, le jour J, les polices de deux ou trois pays sont intervenues sur les différents maillons des filières. Cela fait mal, pour utiliser une expression policière !

M. le Rapporteur : Que penseriez-vous de la suggestion tendant à augmenter considérablement les amendes ou les pénalités à la charge des compagnies aériennes qui débarquent sur notre sol des enfants alors qu'elles n'ont manifestement procédé à aucune vérification ?

Mme Marie-France MONÉGER : La sensibilisation des compagnies aériennes est indispensable. C'est le contrôle en amont auquel nous nous attelons depuis des années. J'ai, dans mon portefeuille d'activité, le Bureau de la fraude documentaire. Il organise des missions de formation, que nous entreprenons tous les mois, dans les pays d'origine pour sensibiliser autant nos représentations consulaires que les compagnies aériennes et les polices de ces pays avec toutes les difficultés que cela représente. Les compagnies aériennes européennes, américaines ou canadiennes sont particulièrement sensibilisées et font bien leur travail. Le problème se pose davantage avec les compagnies aériennes africaines notamment, qui sont économiquement fragiles et qui font l'objet de fortes pressions des pays d'origine. Une compagnie aérienne qui avait confié par contrat à une société privée la charge de procéder aux contrôles des papiers d'identité lors de l'embarquement fut obligée de mettre fin au contrat, car les pressions politiques, policières, locales, empêchaient ces personnes de travailler.

Augmenter les pénalités reste toujours une solution à explorer. Elles sont de l'ordre de 30 000 ou 40 000 francs par personne avec obligation de ramener les personnes en infraction. Un vol de Cotonou comptant trente non-admis représenterait des sommes considérables pour des compagnies dans une situation à la limite de la faillite.

M. le Rapporteur : Mais il semble qu'elles ne les payent pas.

Mme Marie-France MONÉGER : Les amendes sont nécessaires, mais ce n'est pas la seule solution dans le domaine de la lutte contre l'immigration irrégulière. Un ensemble de solutions est nécessaire. Celles-ci passent par des opérations de co-développement, par exemple, pour empêcher les gens de venir, des contrôles, la sensibilisation, l'éloignement aussi. Une fois ces personnes sur notre territoire, il faut avoir le courage de les renvoyer dans des délais raisonnables. Entre le moment où la personne arrive sur le territoire et le moment où la décision administrative d'éloignement peut entrer en application, il se déroule trop de temps. La personne est intégrée, a trouvé du travail, pas toujours régulier certes, elle a une famille... Il faut rechercher l'équilibre, celui de la « loi Reseda » : oui à une immigration régulière et à des mesures d'intégration, non à une immigration irrégulière. Les décisions doivent être humaines, certes, mais rapides et effectivement mises en _uvre.

Audition de M. Guy MEYER,
substitut du procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris


(extrait du procès-verbal de la séance du 13 juin 2001)

Présidence de Mme Lazerges, Présidente

M. Guy Meyer est introduit.

M. Guy MEYER : Au terme « d'esclavage », je préfère l'expression « exploitation de la personne humaine ». A la section économique du parquet de Paris, nous avons rencontré cette situation surtout dans les ateliers clandestins de la confection, pour la plupart asiatiques. Nous avons trouvé une réalité où, indépendamment de la dissimulation totale du travail, les conditions de travail étaient archaïques, avec des machines particulièrement dangereuses, des durées de travail de dix à douze heures, sept jours sur sept, pour des salaires dérisoires avec un logement sur place, sur des couches situées à côté des machines ou au-dessus, en mezzanine.

Nous avons rencontré des difficultés à qualifier cette situation, dans la mesure où les textes du droit du travail ou du droit pénal général ne permettaient pas de l'appréhender. Avant le nouveau code pénal et la mention spécifique des atteintes à la dignité de la personne humaine, nous avons utilisé les textes généraux du code du travail, à savoir ceux qui répriment le travail clandestin et, depuis 1997, le travail dissimulé. Cette nouvelle rédaction a permis d'aller plus loin, non pas tant au niveau de la peine qu'à celui des éléments constitutifs de l'infraction. Nous avons également utilisé les textes sur l'emploi des étrangers sans titre, et, dans la mesure où les étrangers étaient en situation irrégulière pour leur séjour, nous avons utilisé l'aide au séjour irrégulier de l'article 21 de l'ordonnance de décembre 1945 qui permet effectivement d'appréhender l'aspect « exploitation ». Mais nous n'avions pas de textes spécifiques permettant de rendre compte de la réalité. Cela étant, en droit pénal, le tribunal tient compte de la situation, indépendamment de la qualification donnée. Entre le maximum de la peine et sa dispense, le juge dispose d'une panoplie pour sanctionner une situation. Par une description précise et efficace des situations rencontrées - les policiers prennent des photos -, nous arrivions à faire sanctionner la situation.

Avec la parution des textes sur l'atteinte à la dignité de la personne humaine, nous avons trouvé une qualification juridique qui permet de rendre compte de la réalité ; nous l'avons donc ajoutée au niveau des poursuites. Cela a permis de faire le tour de la situation, en regrettant l'insignifiance de la peine au regard des réalités que nous rencontrons.

A vrai dire, il importe peu que nous disposions des textes sur l'atteinte à la dignité de la personne humaine dès l'instant où l'article 21 de l'ordonnance de 1945 prévoit cinq années d'emprisonnement ; il n'était pas nécessaire de renvoyer sur plusieurs chefs. Ce qui nous importe in fine c'est l'efficacité et donc d'obtenir une condamnation significative par rapport aux faits rencontrés.

Sont alors venues les premières plaintes du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM). Elles portaient sur des situations beaucoup plus difficiles à appréhender : ce sont les formes d'exploitation de la personne humaine dans le cadre domestique. Nous avons essayé d'appliquer les textes dont nous usions habituellement à la nouvelle situation. Nous avons rencontré quelques difficultés, dans la mesure où la notion de travail dissimulé n'était pas adaptée. Elle prévoyait en effet, parmi ses conditions, un but lucratif. Heureusement, le législateur a modifié en mars 1997 la définition du travail dissimulé et a permis, dans le troisième alinéa de l'article 324-10 du code du travail, de viser la dissimulation d'emploi pour tout employeur qu'il soit « à but lucratif » ou « non lucratif ». Cela nous a permis effectivement de qualifier le travail dissimulé dans des situations domestiques (pas de déclaration préalable à l'embauche, pas de remise de bulletin de paie).

La notion d'emploi d'étranger sans titre a pu être également utilisée, ainsi que l'article 21 de l'ordonnance de 1945 sur l'aide au séjour irrégulier d'étranger. C'est ce dernier article qui nous permet d'accrocher le plus sérieusement les auteurs s'agissant de la peine encourue.

Depuis mars 1994, nous utilisons aussi les atteintes à la dignité de la personne humaine, que ce soit en matière de rémunération comme en matière de condition de travail ou de logement. Curieusement, quand nous avons utilisé cette dernière incrimination, pensant que le logement aussi était indigne, le tribunal a prononcé la relaxe, considérant que les conditions de logement n'étaient pas pires pour la victime que pour le reste de la famille.

Les difficultés d'appréhension de la situation par les textes tiennent d'abord à la qualification pour des textes non adaptés à la situation. Pour le travail dissimulé, nous n'intervenons que sur le troisième alinéa de l'article 324-10, à savoir la dissimulation d'emploi, alors que nous constatons aussi la non-déclaration et le non-paiement des charges à la sécurité sociale. Il est vrai qu'en matière de travail à but lucratif, c'est souvent sur ce point que le tribunal prend conscience de la gravité des choses, mais nous ne pouvons l'utiliser en matière de travail domestique ou familial où, manifestement, le but lucratif fait défaut.

La deuxième difficulté, pour les qualifications, trouve sa source dans la notion de vulnérabilité et de dépendance dans les textes sur les atteintes à la dignité de la personne humaine. Curieusement, le législateur a ajouté parmi les conditions de l'atteinte à la dignité de la personne humaine, en plus du travail indigne ou des conditions d'hébergement indignes, la nécessité de démontrer que ce traitement s'opérait « en profitant de la vulnérabilité » de la victime. Ce qui devrait jouer comme une circonstance aggravante joue comme une condition initiale et il est vrai que nous avons parfois rencontré des difficultés à faire ressortir les éléments de cette vulnérabilité devant le tribunal. Certaines formations de jugement ou d'appel ont considéré que le simple fait d'être en situation irrégulière sur le territoire français ne suffisait pas à caractériser la vulnérabilité ou la dépendance et qu'il convenait donc de déterminer exactement ce qu'il en était. C'est peut-être là un manque d'argumentaires devant la juridiction ou un défaut d'approfondissement de l'enquête. Dans l'affaire des époux Bardet, la cour n'a retenu que l'emploi d'étranger sans titre. L'essentiel de l'argumentation pour écarter les atteintes à la dignité de la personne humaine tenait dans le constat qu'il ne suffisait pas d'être en situation irrégulière sur le territoire national. Certes, ce n'est pas faux, mais la cour d'appel aurait pu retenir d'autres éléments.

Nous avons d'ailleurs essayé d'utiliser ce texte s'agissant des foyers d'immigrés et des logements insalubres. Au bord de l'arrêté de péril, on continuait à loger des gens. Le tribunal, sur ce terrain, nous a suivis une fois et a rejeté une autre fois la poursuite, considérant que les éléments constitutifs n'étaient pas réunis. Nous avons avancé que le marché de l'immobilier à Paris les empêchait de trouver quelque chose de mieux ; le tribunal a précisé que la cherté du marché était insuffisante à prouver la dépendance ou la vulnérabilité de ceux qui étaient logés. Il n'est pas évident de caractériser à tous coups cette circonstance.

La troisième difficulté est plus d'ordre psychologique ; elle tient au terme même d'« esclavage ». Le CCEM a réalisé un travail énorme pour faire émerger ce type d'exploitation que nous connaissions assez peu ; mais le mot « esclavage » est chargé d'une connotation qui rappelle l'esclavage traditionnel, sans rapport avec les situations que l'on essaye de décrire ni avec les qualifications législatives : les atteintes à la dignité de la personne humaine, sur la rémunération, les conditions de travail ou l'hébergement.

Des magistrats, non avertis, peuvent considérer que, même sans passeport, les personnes peuvent aller et venir dans la rue, qu'elles ne sont pas séquestrées. La notion d'esclavage, telle qu'on la conçoit traditionnellement, fait penser que les infractions ne seraient pas caractérisées ou peu graves.

Dans les dernières affaires où ont été notamment poursuivis les époux Azzouzi et où le gendre a pu obtenir une carte de séjour liée aux problèmes d'indic, j'ai précisé au tribunal que nous étions face à Cendrillon et la défense a plaidé la case de l'oncle Tom ! Ce sont deux domaines différents et, dès l'instant où l'on parle d'esclavage, on imagine un monde très coercitif alors qu'en réalité, la coercition est psychologique et non physique. Dans tous les cas que nous avons eus à connaître à Paris, les victimes pouvaient sortir, aller et venir. Mais, dans la mesure où elles sont en situation irrégulière et sous la menace permanente d'être dénoncées aux autorités si elles n'accomplissent pas les tâches qu'on leur demande, elles sont tenues et rentrent à la maison sans trop parler.

Voilà pourquoi l'utilisation du terme est gênante ; il ne correspond pas à la réalité ni aux éléments constitutifs des infractions que nous cherchons à poursuivre.

Les deux autres difficultés inhérentes à ce type de contentieux en matière domestique tiennent, d'une part, à la preuve, d'autre part au délai. Les faits ayant lieu au foyer, la dénonciation de la victime n'est pas corroborée par la famille, ce qui suppose d'objectiver le témoignage par un certain nombre de témoignages extérieurs de personnes pouvant avoir perçu ponctuellement la situation en question. Chaque fois que nous avons pu obtenir de la victime une déclaration précise sur des activités ou des rencontres à l'extérieur, nous avons cherché à confirmer les dires de la victime par des témoignages extérieurs et il est vrai que tous les dossiers que nous avons conduits devant le tribunal sont des affaires où nous sommes parvenus à objectiver la déclaration par des témoignages extérieurs sur des situations ponctuelles.

Faute de témoignages extérieurs ou en présence de témoignages extérieurs qui ne corroborent pas celui de la victime, nous n'avons pu faire avancer la procédure. J'ai en tête un dossier soutenu par le CCEM où les déclarations de la victime étaient précises et argumentées sur le caractère prégnant de l'atteinte à la dignité. Toutes les ouvertures extérieures données dans son témoignage n'ont pas été corroborées par les témoins. Nous avons acquis le sentiment « qu'elle en avait rajouté » pour laisser penser qu'elle avait été particulièrement maltraitée, mais nous n'avons pu retrouver la réalité de la maltraitance à l'extérieur. C'est un risque. Pour faire comprendre à l'autorité que manifestement il existe un problème, on exagère la maltraitance mais, par un effet de boomerang, si l'on s'aperçoit que les faits dénoncés ne correspondent pas à la réalité, la véracité de l'ensemble du témoignage en est affaiblie. La difficulté est de faire tenir ces dossiers après avoir confronté les déclarations de la victime à des témoignages extérieurs. Mais cette difficulté n'est pas spécifique à ce cas-là.

La deuxième difficulté tient au délai entre la fin de la maltraitance et le moment où la victime dénonce les faits aux autorités. En matière de délit, les faits sont prescrits au terme de trois ans. Cela étant, ce n'est guère important pour la sanction ; dès lors qu'une partie des faits n'est pas prescrite, cela nous permet de préciser tout ce qui s'est déroulé avant et le tribunal tient compte de ce passé pour la sanction. Pour des faits précis de violence, par exemple, si trois années sont passées, ils sont prescrits, mais il en va autrement pour la situation d'atteinte à la dignité de la personne humaine dont certains des éléments relèvent du délit continu - l'hébergement ou l'emploi d'étrangers sans titre. Dès l'instant où un élément n'est pas prescrit, on arrive à décrire tout ce qui s'est déroulé avant le début du délai de prescription et cela décrit mieux la situation.

Nous sommes donc confrontés à des difficultés de qualification, de preuve et de prescription ; nous rencontrons aussi des problèmes de procédure, dans la mesure où, excepté pour les procédures ouvertes par un flagrant délit, nous sommes obligés de débuter en enquête préliminaire. Dans l'affaire Azzouzi, la victime s'est plainte ; nous avons pu démarrer en flagrant délit pour finir en enquête préliminaire et en renvoyant en citation directe, permettant que l'affaire soit audiencée l'année suivant le début de l'enquête. Cette rapidité nous a été reprochée par la défense qui a demandé, sans succès, des compléments d'enquête à la cour d'appel. Autrement, démarrer en enquête préliminaire pose des difficultés de procédure, dans la mesure où les pouvoirs des services de police sont beaucoup moins importants, les compétences géographiques sont limitées, même si l'on procède à des réquisitions d'extension de compétence. Il est vrai que les services n'ont aucun pouvoir de coercition pour entendre les gens. Cela pose des problèmes de déroulement d'enquête. Au parquet de Paris, nous avons privilégié, chaque fois que nous le pouvions, l'enquête préliminaire, dans la mesure où la procédure d'information est très longue - ce qui pose d'autres difficultés - même si elle permet aussi d'obtenir des informations et de faire tenir une procédure que l'on ne peut pas faire tenir en préliminaire. La difficulté de la procédure d'enquête préliminaire tient à l'absence de pouvoirs d'investigations policières.

La procédure d'information soulève une autre difficulté, non pas pour ceux qui sont en situation régulière sur le territoire et qui offrent des garanties de représentation, mais pour ceux qui n'en présentent pas. Ce fut le cas du réseau des sourds-muets. On se heurte alors au problème des peines encourues. La loi a été modifiée en juin 2000 : on ne peut placer en détention provisoire que si les peines encourues sont supérieures à trois ans. Or, pour le travail dissimulé, il est prévu une peine de deux ans. L'atteinte à la dignité de la personne humaine, dès l'instant où il n'y a qu'une personne, est aussi punie de deux ans. Dans l'hypothèse d'esclavage domestique où il n'y a qu'une victime, on ne peut plus placer en détention provisoire. Les seuls textes qui autorisent la mise en détention, c'est l'emploi d'étrangers sans titre - puisque, en l'occurrence, la peine encourue est de trois ans - et l'aide au séjour irrégulier, puisque la peine encourue est de cinq ans. Mais le législateur a limité la détention provisoire à quatre mois non renouvelables. C'est dire qu'il faut avoir bouclé l'enquête dans les quatre mois. L'expérience montre que cela ne se fait pas. La seule possibilité de conserver en détention plus de quatre mois est de disposer d'une incrimination entraînant une peine encourue de plus de cinq ans. Dans l'affaire des sourds-muets, nous avons pu l'obtenir en utilisant l'article 21 de l'ordonnance de 1945, notamment la notion de bande organisée. Elle était présente en cette affaire. Avec la notion de bande organisée, la peine encourue est de dix ans. De ce fait, nous avons pu garder les prévenus en détention provisoire. Sans cela, chacun serait parti ; nous n'aurions pu garder personne. C'est là une vraie difficulté de procédure en fonction du rapport entre les peines encourues et la durée de la détention provisoire. Soit les « mis en examen » offrent des garanties de représentation et aucune difficulté ne se pose - il n'est pas nécessaire de les mettre en détention provisoire ; soit ils n'en ont pas, mais, alors qu'il est nécessaire de les placer en détention provisoire pour les garder à disposition de la justice, on ne le peut pas en l'état actuel des textes, sauf à établir l'existence d'une bande organisée, ce à quoi on ne parvient jamais, y compris pour les affaires de travail dissimulé sur de gros ateliers de confection. Cela signifie en clair qu'il faudra relâcher les personnes en cause au terme des quatre mois, sans espoir de les retrouver, puisque, manifestement, la plupart du temps, s'agissant d'ateliers clandestins ou d'atteinte à la dignité de la personne humaine, ce sont des ressortissants de nationalité étrangère qui ne restent pas sur le territoire. Le problème est réel.

Mme la Présidente : Vous nous avez relaté vos difficultés de qualification, de preuves et de procédure. Dans un cas dont il a été fait état devant notre Mission, le parquet a classé une plainte pour viol d'une personne « esclave », dont on reconnaissait pertinemment qu'elle avait été employée dans des conditions indignes et que l'article 225-14 du code pénal aurait pu s'appliquer si les faits n'étaient pas prescrits. Elle avait été en outre violée par le chef de famille. Cela semblait ne pas faire de doute. Pourtant, il n'y a pas eu d'ouverture d'information. Elle a certainement été mal conseillée, elle aurait dû se constituer partie civile. Mais comment accepter l'absence d'enquête ou d'information pour viol quand quelqu'un, qui visiblement a été esclave, se heurte à la prescription ?

M. Guy MEYER : Le viol a eu lieu dans le Val-d'Oise. Le tribunal de grande instance de Paris n'a pas de compétence spéciale sur le viol. Manifestement, ce dossier présentait le cas d'un viol ponctuel dans le Val-d'Oise et un aspect « esclavage moderne » ailleurs. Sur une affaire criminelle de type viol, c'est un fait ponctuel que l'on ne peut inscrire dans une chaîne, sauf à démontrer une stratégie de viol, mais, plus fréquemment l'on a d'un côté un viol et, de l'autre, une atteinte à la dignité.

Mme la Présidente : Si le viol se produit au domicile de personnes qui emploient la victime et que vous dissociez les faits, on ne s'en sort plus ! Les auteurs étaient les mêmes : il s'agissait des employeurs.

M. Guy MEYER : Cela pose un problème de procédure. Si l'on passe tout en cour d'assises...

Mme la Présidente : Oui, c'est un délit connexe.

M. Guy MEYER : Si l'on passe tout en cour d'assises, la notion de délit connexe devient plus compliquée à gérer. Je ne suis pas persuadé que ce soit une bonne solution.

Mme la Présidente : Mais que fait-on du viol ?

M. Guy MEYER : Il faut enquêter sur le viol, c'est clair ; je ne prétends pas qu'il faille le classer. Mais je ne connais pas le dossier.

Mme la Présidente : Nous avons entendu cette victime ; elle peut comprendre que les faits délictuels soient prescrits - c'est le droit - mais comment peut-elle comprendre que le viol soit classé ?

M. Guy MEYER : Je ne sais pas pour quelles raisons il l'a été. Dans un certain nombre de cas, des affaires criminelles sont classées, parce que les éléments constitutifs ne sont pas suffisamment établis. L'ouverture d'une information n'est pas systématique.

Mme la Présidente : Cela aurait été le cas si elle s'était constituée partie civile. Avouez que c'est étrange.

Dans vos propos sourd une inquiétude sur la véracité de la parole des victimes, mais vous n'évoquez pas celle des employeurs. Car finalement c'est toujours parole de la victime contre parole de l'employeur. Vous avez l'air de ne douter que de la parole de la victime.

M. Guy MEYER : Non, je ne doute pas de la parole de la victime. Dans la mesure où la personne accusée avoue, cela ne pose pas de difficultés. Je me place donc systématiquement dans l'hypothèse où l'accusé nie les faits. Dans la totalité des cas, les accusés les nient. C'est alors qu'il faut objectiver le témoignage de la victime. Dans la mesure où nous avons le témoignage de l'un contre celui de l'autre, et sans rien d'autre, on ne pourra établir des présomptions de charges.

Mme la Présidente : Les faits se déroulant le plus souvent en milieu ultra clos, on ne recueille guère de témoignages !

M. Guy MEYER : C'est toute la difficulté.

Mme la Présidente : Cela signifie qu'on abandonne !

M. Guy MEYER : Pas forcément, mais c'est la raison pour laquelle il faut que les déclarations des victimes soient très circonstanciées afin que l'on puisse mesurer leur véracité en fonction de leur précision. Il en va de même pour les atteintes sexuelles ; l'enquête est du même type. Dans la mesure où l'on arrive à avoir une déclaration circonstanciée, précise, on peut savoir ce qui s'est réellement passé : par exemple si la victime donne une description précise des lieux où elle est censée ne jamais avoir été, on se dit qu'elle y est quand même allée !

Mme la Présidente : Je comprends très bien les difficultés, mais autant on a le sentiment qu'en matière d'atteintes sexuelles, la parole de la victime prime sur celle de l'accusé, autant, dans ce domaine des formes modernes d'esclavage, on a l'impression que la parole de l'accusé prime sur celle de la victime qui est en situation irrégulière et dont on dit qu'elle n'est pas forcément vulnérable même si elle est mineure, enfermée et maltraitée. Voilà le sentiment qui ressort aujourd'hui de nos auditions. Pour les atteintes sexuelles, je suis d'accord, les difficultés sont les mêmes, mais j'ai l'impression que l'appréhension est inversée.

M. Guy MEYER : Je ne puis parler que de ce que j'ai connu. Dans le cadre des affaires que j'ai poursuivies, nous avons cherché chaque fois à objectiver les déclarations des victimes. Dans la seule affaire que j'ai classée, même si les déclarations de la victime étaient particulièrement précises, la difficulté tenait au fait que, chaque fois que je me suis rendu sur les lieux qu'elle citait en indiquant des situations données, je n'ai pu retrouver ces situations par des témoignages objectifs. Si les témoignages extérieurs ne corroborent pas la déclaration, il est inutile d'aller au pénal. Il existe tout de même une présomption d'innocence.

Mme la Présidente : Tout à fait et je note que certains articles de la loi du 15 juin 2000 vous ennuient bien concernant la détention provisoire.

M. Guy MEYER : C'est certain. Nous appliquons ce que le législateur a décidé ; je ne vais pas m'en plaindre, mais nous rencontrons des difficultés à ce titre.

Mme la Présidente : Le contrôle judiciaire ne vous suffit pas ?

M. Guy MEYER : Dans l'affaire des sourds-muets, si nous avions placé les gens sous contrôle judiciaire, nous n'aurions eu personne à l'audience, ils partaient tous en Russie !

Mme la Présidente : Vous pouviez conserver les passeports.

M. Guy MEYER : Cela ne les empêchait pas de rentrer !

M. le Rapporteur : Vous avez placé l'appréhension du phénomène de « l'esclavage » domestique dans un rapport particulier entre la victime et les « employeurs ». En réalité, les auditions de notre Mission montrent qu'il existe des professionnels du placement et que des victimes circulent d'une famille à l'autre. Le parquet n'a absolument pas eu connaissance de ce phénomène qui pourtant a été cité devant notre Mission ?

M. Guy MEYER : Nous n'avons pas eu à Paris à connaître de dénonciations de ce type.

M. le Rapporteur : Même de la part du Comité contre l'esclavage moderne ?

M. Guy MEYER : Non. Nous avons des difficultés liées aux textes. Dans l'hypothèse où l'on a fait venir les gens pour les placer, nous pouvons utiliser l'aide au séjour irrégulier, mais il n'existe pas de textes spécifiques, sauf à démontrer l'existence d'une bande organisée qui entraîne une peine encourue plus forte.

M. le Rapporteur : Devant notre Mission, il a été fait état d'un réseau organisé à partir des pays d'origine avec des recruteurs sur place, des personnes destinataires en France qui organisent le placement dans plusieurs familles successivement.

M. Guy MEYER : De tels faits n'ont pas été dénoncés à Paris.

Vous imaginez bien, avec les poursuites que nous avons engagées, que face à une telle dénonciation nous y serions allés. Je ne veux pas juger les autres parquets, mais, à Paris, nous avons essayé de traiter le sujet de manière sérieuse. Nous n'avons pas été confrontés à des dénonciations de cet ordre.

M. le Rapporteur : Nous avons entendu des services de police nombreux et notamment spécialisés sur les ateliers clandestins - qui ne sont plus vraiment clandestins car, après deux mois de travaux, la Mission sait quasiment tout : les villages d'origine en Chine, l'organisation, les salaires, la durée de travail dans les ateliers... Tout cela est totalement public. Les policiers soulignent les difficultés à mener à bien leurs procédures, leurs enquêtes en dehors de commissions rogatoires. Que pensez-vous de ce constat ?

M. Guy MEYER : Il existe deux stratégies en matière de travail dissimulé. On utilise soit une stratégie de harcèlement, soit une stratégie de démontage d'une chaîne. Dans le démontage d'une chaîne, pour partir d'en haut, il faut disposer d'éléments précis ; or, il est très rare que nous en ayons. Nous partons donc d'en bas, c'est-à-dire des ateliers. Dès lors la difficulté consiste à remonter. L'expérience montre que l'on ne remonte pas très loin dans l'organisation. Cela représente un coût considérable en termes de durée et de personnels, puisqu'il faut travailler sur écoutes. C'est très long et on ne rencontre pas toujours le succès.

S'agissant de la filière des sourds-muets, nous avons remonté la filière uniquement sur écoutes, ce qui a nécessité entre dix-huit mois et deux ans et de très nombreux personnels de services de police. Nous avons travaillé sur l'ensemble du territoire avec l'OCRIEST, dont la thèse est effectivement de prétendre ne pouvoir travailler que sur commission rogatoire. Nous avons utilisé aussi les SRPJ locaux pour procéder concomitamment aux arrestations sur tout le territoire. C'est très lourd et si l'on arrive à démanteler une organisation, nous ne pouvons procéder ainsi en permanence. Sur Paris, nous ne disposons pas des effectifs nécessaires. Dès l'instant où on lance une commission rogatoire, il faut affecter entre cinq et dix OPJ en permanence, et ce n'est pas nous qui avons la maîtrise des OPJ. C'est là tout le problème entre le ministère de l'Intérieur et celui de la Justice.

Disposant des signalements d'ateliers dissimulés, nous préférons travailler en flagrance sur l'atelier et remonter directement, si nous le pouvons, sur le donneur d'ouvrage. L'existence de chaînes d'immigration organisée nous est apparue clairement, mais le travail dissimulé rapporte, d'abord, au donneur d'ouvrage. Nous avons donc opté pour une stratégie de mise en cause du donneur d'ouvrage qui passe davantage par un travail en flagrant délit. J'ai le sentiment que nous sommes parvenus à Paris à remonter sur des donneurs d'ouvrage relativement importants en faisant condamner les personnes physiques et morales, pas aussi fortement que nous l'eussions souhaité, mais tout de même ! D'ailleurs, certaines condamnations ont été confirmées devant la Cour de cassation, mettant ainsi à mal l'organisation économique des donneurs d'ordres. C'est un problème de stratégie, on ne peut toujours travailler en commission rogatoire. D'abord, les juges seraient pris et ils n'ont pas que cela à suivre ; ensuite, nous ne disposons pas des effectifs policiers suffisants. En outre, je ne suis pas sûr que l'on puisse remonter à tous coups la chaîne en son entier.

En fonction des éléments du dossier, on choisit soit de partir en commission rogatoire, soit en procédure de flagrant délit, qui pourra toujours basculer en procédure d'information si « l'enquête donne »; mais l'on ne peut, ab initio, décider de ne faire que des commissions rogatoires ou que des flagrants délits. Franchement, nous n'avons pas les moyens, et la police non plus, de systématiser la procédure de commission rogatoire pour remonter des chaînes d'immigration.

Cela étant, nous aussi avons souvent entendu des personnes prétendre connaître l'origine des clandestins et l'organisation des chaînes. Vous aurez remarqué que la presse est beaucoup mieux organisée que la Justice et dispose de plus d'éléments que nous-mêmes sur l'organisation. Le problème, c'est que les journalistes ne sont pas assujettis au code de procédure pénale et qu'ils peuvent utiliser des témoignages anonymes grâce auxquels vous pouvez rendre compte de la totalité d'une situation. Les gens qui ont parlé à la presse sous couvert d'anonymat ne parlent plus lors des enquêtes judiciaires. Même si l'on sait comment les réseaux fonctionnent, nous n'arrivons pas à le démontrer, nous ne pouvons aller au bout de la procédure. Si nous faisions de la procédure pénale sur des enquêtes journalistiques, je crois que nous serions plus efficaces et que nous irions plus loin. Mais les droits de la défense existent aussi dans le code de procédure pénale et, bien souvent, si l'on sait où l'on va, nous n'arrivons pas à démontrer ce que nous voulons. Il est possible qu'on vous ait expliqué beaucoup de choses sur les réseaux ; le problème est de faire émerger ces informations en respectant le code de procédure pénale.

M. le Rapporteur : Existe-t-il une section spécialisée du parquet sur l'esclavage domestique, un interlocuteur pour les victimes ?

M. Guy MEYER : A Paris, la section économique et sociale est systématiquement compétente. S'il y a uniquement un rapport « employeur-salarié » et qu'on le traite sous l'angle travail dissimulé ou emploi d'étrangers sans titre, nous sommes compétents. Si l'on traite l'affaire sous l'angle de la séquestration et de violences, la compétence est celle des sections qui suivent les problèmes de violences et qui sont sectorisées sur Paris.

M. le Rapporteur : Il n'y a donc pas eu de section spécialisée et c'est en fonction de la qualification retenue à l'origine que vous êtes compétent.

Vous paraît-il opportun que toutes ces questions soient systématiquement traitées dans une seule section ?

M. Guy MEYER : La compétence des sections du parquet s'établit par rapport à des qualifications. Faute de qualifications précises, c'est la qualification la plus évidente, au regard du dossier, qui est utilisée.

S'il existait un texte spécial sur l'esclavage, il serait pris en compte dans le cadre d'une section spécialisée. Nous parlons là de Paris où nous sommes très nombreux et où nous comptons des sections très spécialisées.

M. le Rapporteur : C'est sur Paris que le phénomène est connu. Nous n'avons pas eu écho de cas en province. En dehors de l'émergence d'une qualification singulière, cela ne vous paraît pas aujourd'hui pertinent.

M. Guy MEYER : L'idée n'est pas absurde. Dès lors que nous sommes face à ces cas d'esclavage domestique, la logique qui me paraît cohérente voudrait que nous soyons compétents dans la mesure où nous appréhendons le phénomène, non selon un rapport de violences, mais selon un rapport employeur/salarié et selon des qualifications liées au travail. En revanche, si les affaires concernent davantage l'aspect « traite d'êtres humains » avec séquestrations et violences, il ne s'agira pas de notre section, qui est compétente pour le volet exécution d'un travail. C'est l'entrée « travail » qui nous rend compétents. Si nous sommes face à une exploitation de la personne humaine avec violences, viols, séquestrations, sévices, on utilisera plutôt l'entrée droit pénal général « organisation d'une traite ». A ce moment-là, la compétence revient à une section chargée de la délinquance organisée non financière.

M. le Rapporteur : La rédaction de la loi sur l'abus de vulnérabilité et sa jurisprudence, notamment cet arrêt célèbre, vous paraissent-elles un obstacle trop important aujourd'hui pour continuer des poursuites, notamment sur l'absence de distinction majeurs/mineurs ? Ce type de comportement vis-à-vis des mineurs ne devrait-il pas être, en lui-même, constitutif d'une vulnérabilité dont les mineurs seraient les victimes par nature ?

M. Guy MEYER : Je pense effectivement que la minorité démontre une faiblesse. Pour un mineur victime, l'atteinte à la vulnérabilité est plus facilement démontrée.

M. le Rapporteur : Dans l'affaire Bardet, la victime était mineure au moment des faits ! Le législateur pouvait penser que dès lors que la victime est mineure, il n'y aurait pas de problème de répression. Or, le juge répond que la minorité ne change rien et qu'il faut démontrer l'abus de vulnérabilité !

M. Guy MEYER : Il ne faut pas se décourager à cause d'un seul arrêt mal orienté.

M. le Rapporteur : On ne se décourage pas pour le trentième arrêt, mais quand il s'agit d'un des premiers, je suppose que les juges réfléchissent à sa rédaction. Il est possible que la loi pose des difficultés, mais la question est de savoir, à partir de cette expérience malheureuse, s'il ne convient pas de préciser au juge que, par nature, l'utilisation d'un mineur dans de telles conditions constitue en elle-même un abus de vulnérabilité.

M. Guy MEYER : Ce n'est pas le seul arrêt. Il y en a eu d'autres, l'un avant, l'autre après : l'arrêt de la cour d'appel rendu le 21 mai 2001 concernant les époux Azzouzi et, préalablement, l'arrêt Rajahona et Ratovo Rabesetroka. Je vous en donnerai copie. La cour a suivi les réquisitions.

L'arrêt Bardet n'est qu'un arrêt d'espèce par rapport à la jurisprudence que l'on commence à construire au tribunal de grande instance de Paris et à la cour d'appel. Il est difficile de modifier la loi alors que l'arrêt Bardet fait l'objet d'un pourvoi.

M. le Rapporteur : Mais pas un pourvoi du parquet !

M. Guy MEYER : Non, dans la mesure où l'arrêt a été rendu conforme aux réquisitions.

Mme la Présidente : Vous nous dites avoir rencontré des difficultés de qualification et cependant vous laissez entendre qu'il n'est pas utile de toucher au texte.

M. Guy MEYER : Si, à mon sens, il faut toucher au texte qui me choque par le fait que, non seulement, il y a atteinte à la dignité de la personne humaine parce qu'il y a des conditions de travail indignes, une rémunération sans rapport, un hébergement indigne, mais, qu'au surplus, il est nécessaire de démontrer qu'on a profité de la vulnérabilité. Cela signifie, a contrario, que si l'on n'a pas tiré profit de la vulnérabilité, on peut attenter à la dignité de la personne humaine.

Mme la Présidente : L'article est mal rédigé.

M. Guy MEYER : L'atteinte à la dignité de la personne humaine devrait être une infraction en tant que telle et éventuellement l'abus de vulnérabilité ou de minorité une circonstance aggravante.

Mme la Présidente : Je suis tout à fait d'accord.

M. Guy MEYER : Les textes sur les coups et blessures volontaires ou les atteintes aux biens sont intéressants. Pour les coups et blessures, dès l'instant où l'incapacité temporaire de travail (ITT) est de plus de huit jours, on risque trois ans d'emprisonnement. Ensuite, s'ouvre une liste de circonstances aggravantes. Suivant que vous en réunissez une, deux ou trois, vous risquez cinq ans, sept ans ou dix ans. C'est un schéma idéal qui résout d'abord une partie des problèmes de peines et permet ensuite de graduer la sanction en fonction des éléments constitutifs. Là vous pouvez intégrer la vulnérabilité, la minorité, la préméditation. Les textes sont intéressants, il s'agit de l'article 222-12 du code pénal en matière d'infraction aux personnes et 311-4 en matière d'atteintes aux biens. Par exemple, sur les blessures volontaires entraînant une ITT de plus de huit jours, les circonstances aggravantes sont : sur un mineur de plus de 15 ans, sur une personne dont la particulière vulnérabilité est due à l'âge, à une maladie ou à une infirmité... ; sur un ascendant... - peut-être n'est-ce pas nécessaire - sur un magistrat ou un témoin - non plus. On trouve aussi les coups et blessures « à plusieurs personnes » ce qui permet d'intégrer la notion de « réunion » plus facile à établir que la notion de bande organisée ; cela fait une circonstance aggravante supplémentaire. On note aussi : « la prédétermination, l'usage ou la menace d'une arme » ...

Il me semble que l'on pourrait ajouter des circonstances aggravantes cumulatives qui permettent d'aller plus loin dans la répression, autrement dit de partir d'une infraction simple d'atteinte à la dignité de la personne humaine.

M. le Rapporteur : Quel est votre sentiment sur les questions de coopération judiciaire avec certains pays, de l'est notamment ?

M. Guy MEYER : Je n'ai pas de connaissance en la matière ; nous ne travaillons pas avec eux.

M. le Rapporteur : Même dans l'affaire des sourds-muets qui concernait l'Ukraine ?

M. Guy MEYER : Les policiers n'ont pas travaillé avec les pays de l'ex-URSS, mais avec l'Allemagne, via Interpol, car un réseau allemand ressemblait beaucoup au nôtre.

Mme la Présidente : La France ne compte aucun juge placé dans les ex-pays de l'est...

M. Guy MEYER : Je l'ignore.

Mme la Présidente : Un juge d'instruction de Nice s'est déplacé en Bulgarie. Ressentez-vous le besoin de juges placés en Moldavie ou en Ukraine ?

M. Guy MEYER : Nous ne rencontrons pas de problème spécifique. Mais, manifestement, d'après les éléments dont nous disposons, sans pouvoir les retracer dans la procédure, il s'agit d'une délinquance organisée à un niveau assez élevé de l'Etat. Je ne suis donc pas certain qu'une collaboration avec eux serait très efficace !

M. le Rapporteur : Les réseaux de mendicité des ressortissants des pays de l'est que l'on voit apparaître sur l'ensemble du territoire relèvent-ils, à votre connaissance, d'organisations similaires à celles que vous avez démantelées ?

M. Guy MEYER : Je ne crois pas qu'il s'agisse de réseaux internationaux. En revanche, on perçoit une organisation derrière. Les marchands de châtaignes dans les rues de Paris dépendent d'un petit réseau organisé. Nous avons réussi à le démanteler par des surveillances et filatures. Les vendeurs sont en situation irrégulière et, pour gagner un peu d'argent, ils contactent des coreligionnaires qui leur fournissent les caddies. Nous sommes ainsi remontés à la tête de l'organisation où l'on trouve deux ou trois personnes. Les marrons sont achetés en gros - nous avons accroché le marchand pour vente sans facture et aide aux séjour et travail dissimulés, puisque, effectivement rien n'est déclaré. Il s'agit en l'occurrence de débrouille, débrouille organisée certes, mais qui ne vient pas de loin. En revanche, une délinquance du type de celle à l'_uvre sur les horodateurs de Paris semble beaucoup mieux organisée. Sur une telle affaire, il est clair qu'il convient d'ouvrir une information.

Le problème avec les sourds-muets, c'est que nous ne sommes pas parvenus à les accrocher sur l'atteinte à la dignité de la personne humaine, malgré « l'audition » des sourds-muets. Dans ce réseau, du moins à ce moment-là, nous n'avons pas réussi à démontrer l'existence d'une pression telle qu'ils en étaient assujettis. Il n'y avait pas un problème de vulnérabilité puisqu'ils allaient et venaient comme ils voulaient.

D'aucuns prétendaient que leurs passeports étaient confisqués. Avant d'avancer cela, il convient de se méfier, car si la défense démontre que ce n'est pas vrai, un pan important de la pression censée s'exercer sur les gens tombe.

Il m'est arrivé une ou deux fois en matière d'esclavage dit « moderne » d'être confronté à une victime qui prétendait s'être fait confisquer le passeport, qu'on a trouvé pourtant à l'occasion d'une perquisition dans sa chambre. Son témoignage en fut affaibli. Les sourds-muets avaient conservé leur passeport. Ils se payaient eux-mêmes et avaient une rémunération « convenable ». On ne pouvait non plus les accrocher sur cet aspect. C'est un réseau au sujet duquel nous avons utilisé des qualifications qui ne correspondaient pas à la réalité de l'organisation, faute de textes sur des organisations de ce type. Notre approche fut donc uniquement économique alors que manifestement l'affaire présentait une autre dimension.

M. Lionnel LUCA : Y a-t-il des contacts judiciaires avec d'autres pays que ceux de l'est, tels que la Turquie ou la Chine ? Quelles sont, selon vous, les possibilités d'intervention ? Vous avez semblé nous dire que c'était faute de moyens, que vous en saviez moins que les journalistes.

M. Guy MEYER : Le travail des journalistes ne nous sert pas. Nous ne travaillons pas avec eux.

M. Lionnel LUCA : Il est un peu dérangeant que tout le monde sache tout et que rien ne se passe dans une démocratie, dans une république. Est-ce une affaire de moyens et de contacts avec les autres pays ?

M. Guy MEYER : Je ne puis vous le dire. Ce n'est pas à mon niveau que cela peut s'opérer.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes jamais invité à des réunions avec d'autres praticiens dans d'autres pays ?

M. Guy MEYER : Non.

M. Lionnel LUCA : Dans nos départements méridionaux, nous relevons une prolifération impressionnante de marchands ambulants. Je le signale à la Mission. Il conviendra d'étudier cet aspect qui apparemment ne suscite guère d'intérêt. Tout le monde trouve très sympathique de voir un gars toutes les dix minutes venir proposer des lunettes ou des colifichets. Je ne sais si en région parisienne les marchands ambulants, selon les quartiers, les zones touristiques, appartiennent à une organisation très rôdée. Il y en a au pied de la Tour Eiffel. En avez-vous écho ?

M. Guy MEYER : Nous en entendons parler. Ce sont des organisations très locales.

Audition de Maître Hélène GACON,
avocate au barreau de Paris, présidente de l'ANAFÉ,
Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers,
accompagnée de Mme Mireille GALANO
et de M. Jean-François MARTINI, membres de l'ANAFÉ


(extrait du procès-verbal de la séance du 13 juin 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Me Hélène Gacon, Mme Mireille Galano et M. Jean-François Martini sont introduits.

Mme la Présidente : Dans un récent rapport sur les conditions d'application de l'article 35 quater de l'ordonnance de 1945 au tribunal de grande instance de Bobigny, l'ANAFÉ a notamment évoqué la présence de trafiquants d'êtres humains abordant les étrangers libérés après l'audience, voire la connivence de certains avocats avec certains trafiquants. Vous comprendrez que nous souhaitions obtenir des précisions à cet égard.

Nous souhaitons vous demander ce que vous avez pu observer, si vous avez des éléments de preuve, si vous avez une idée de l'ampleur de ces pratiques. Nous désirerions également savoir si vous avez fait de semblables constatations concernant d'autres points d'arrivée des étrangers en France.

Nous sommes par ailleurs intéressés par vos suggestions, car dans notre rapport nous ne voulons pas nous borner à un constat de l'existant, mais aussi formuler des propositions et recommandations visant à faire cesser, en tout cas à faire diminuer tout ce qui peut avoisiner l'esclavage sous des formes modernes.

Me Hélène GACON : L'ANAFÉ est une association relativement ancienne : elle date de 1989. Elle est plus ancienne que la zone d'attente telle qu'elle existe juridiquement depuis 1992. Elle présente la particularité d'être une association interassociative qui permet de partager l'expérience de nombreuses associations et organisations professionnelles.

L'ANAFÉ se caractérise par son action politique, mais surtout par un travail de terrain, souvent difficile à mener, dans la mesure où l'accès des associations en zone d'attente est encadré de manière très rigide. Le principe même avait été prévu par la loi du 6 juillet 1992, mais il a fallu attendre le 2 mai 1995 pour que soit publié le décret d'application, ensuite modifié et quelque peu élargi, qui permet aux seules associations habilitées, dont l'ANAFÉ, d'effectuer des visites en zone d'attente, à raison de huit fois par an et par zone d'attente. Sur 365 jours, il nous est possible de nous rendre à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, principal point de zone d'attente sur le territoire français, seulement huit jours par an. Heureusement, d'autres associations - dont certaines sont membres de l'ANAFÉ - sont titulaires de cette même habilitation, ce qui, grâce à la coordination instaurée avec elles rend la concertation d'autant plus aisée. Il n'en reste pas moins que l'accès est limité et encadré. Nous sommes soumis à des autorisations préalables, à des horaires contraints ; des points d'accès nous sont également fermés. Actuellement, il nous est impossible de nous rendre dans les locaux de police.

La question qui se pose à l'ANAFÉ est de savoir si elle épuise son quota de visites de manière dispersée au cours de l'année, sachant qu'il est des périodes plus difficiles que d'autres, ou si, au contraire, elle essaye de les concentrer dans le temps. Cela fait deux années que nous avons décidé de concentrer nos visites entre les différentes associations de manière très rapprochée pendant un mois, cette année pendant un mois et demi, du 15 décembre à la fin du mois de janvier, avec l'idée de tirer une photographie de la situation en zone d'attente pendant une certaine période. Que ce soit la fin de l'année n'a rien à voir avec les faits constatés ; c'était pur hasard.

Autre élément important du contexte : l'accès de la zone d'attente est limité à certaines associations. Les visiteurs doivent être titulaires de cartes ; une habilitation est donnée pour l'association, avec une délivrance de cartes nominatives - dix personnes par association. Nous nous sommes donc heurtés à la difficulté de donner satisfaction aux nombreux bénévoles qui souhaitaient participer à l'opération.

Nous avons toujours contesté le fait que la zone d'attente serait une zone de non-droit, notamment pendant les quatre premiers jours du séjour des étrangers, c'est dire aussi longtemps que ces personnes sont sous l'emprise du seul contrôle de la police aux frontières. La première fois que la situation des étrangers en zone d'attente est rendue publique est lorsqu'ils comparaissent devant le juge délégué. Cette comparution devant le juge délégué est publique et a lieu, pour les personnes arrivant à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle, au tribunal de Bobigny. Il nous a semblé intéressant d'observer, parallèlement aux visites effectuées par les associations habilitées, ce qui se passe en audience, soit pour voir s'il est possible de recueillir des informations complémentaires, soit pour procéder à des recoupements.

Sur de nombreux aspects - et c'est la raison pour laquelle nous avons décidé de diffuser deux rapports de manière simultanée - sur les questions de droit, notamment les difficultés d'enregistrement de demandes d'asile, les informations sont parfaitement concordantes. Sur les réseaux de prostitution, tout est parti des faits relevés en audience. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il n'y ait aucune constatation à opérer au sein même des centres d'accueil des personnes maintenues en zones d'attente. C'est un point qui reste très obscur. Les personnes sont sous le contrôle de la police aux frontières, qui a certainement beaucoup de choses à dire sur cette question. C'est opaque : ce ne sont pas des phénomènes auxquels nous assistons directement. Au cours des visites, nous avons la possibilité de nous entretenir de manière confidentielle avec les étrangers. Lorsqu'ils sont en zone d'attente, ils ne livrent aucune information particulière, à supposer que les personnes imaginent ce qui les attend, ce qui est l'une des difficultés.

Mireille Galano a assisté à de très nombreuses audiences, d'autres personnes également. Dans le cadre de cette campagne, nous avons pu faire des observations d'audience quasiment tous les jours pendant six semaines. Les faits, tels que relatés dans notre rapport, nous sont apparus très clairement. Je pourrais évoquer la manière dont les personnes sont assistées et défendues et dont les juges tranchent leur situation. Je pense surtout à l'exception de minorité qui peut être soulevée d'office par les magistrats. Dans certains cas, cela n'est pas fait. Nous avons constaté que des étrangers maintenus en zone d'attente sont relâchés pour des raisons qui varient selon les cas de chacun - des nullités de procédure soulevées ou relevées d'office par les magistrats par exemple. Parfois aussi, le contexte est un peu particulier : pendant la grève des avocats de Bobigny, certains magistrats relâchaient systématiquement les personnes. Nous avons donc constaté que certaines étaient finalement admises juridiquement sur le territoire français. Dans la mesure où la plupart d'entre elles n'avaient aucune attache particulière, elles étaient recueillies par des personnes qui avaient l'habitude de se rendre au tribunal. Ces personnes avaient un comportement un peu nerveux. En contact direct avec d'autres au moyen de téléphones portables, elles faisaient manifestement partie d'une structure. Cette impression s'est confirmée de jour en jour.

Les faits figurant au rapport sont pour la première fois évoqués. C'est la confirmation de rumeurs, qui existaient et qui étaient un peu taboues. L'ANAFÉ était au courant, mais n'avait jamais constaté de visu ces pratiques. Depuis quelques semaines, nous continuons de manière plus dispersée selon les initiatives individuelles et la disponibilité de chacun à nous rendre en audience. Les pratiques se poursuivent. Je suis présidente de l'ANAFÉ, et aussi avocate : en cette qualité, j'ai souvent l'occasion de me rendre au tribunal de Bobigny, pas seulement pour défendre des personnes au titre de l'article 35 quater, mais pour voir un peu systématiquement comment cela se passe. Ce sont des pratiques qui se confirment de jour en jour.

S'agissant des actions que nous avons entreprises ou que nous allons entreprendre, nous avançons un peu à tâtons. C'est un phénomène extrêmement grave, dont l'ampleur est avérée et qui est tout nouveau pour nous. Nous sommes quelque peu désarmés, mais dans la mesure où des faits délictueux se déroulent au sein même de la zone d'attente et que nous nous demandons si la zone d'attente n'est pas un prétexte pour organiser une sorte de relais pour ces réseaux, nous nous sommes emparés très sérieusement de cette question.

Les preuves sont les témoignages visuels. C'est une des questions les plus délicates. Le Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI), membre de l'ANAFÉ, a déposé une plainte à laquelle l'ANAFÉ elle-même envisage de s'associer très prochainement ; mais nous avons décidé de ne pas trop médiatiser. Tout d'abord, nous souhaitions savoir quel serait le magistrat désigné et connaître ses réactions. Des entretiens que l'avocat du GISTI et de l'ANAFÉ a eus avec lui, il ressort que le juge d'instruction a l'air énergique et disposé à entreprendre des investigations sérieuses. Or, nous savons très bien que le travail du juge d'instruction est souvent dérangé par la pression médiatique. L'audition d'aujourd'hui entre dans le cadre de cette action. Nous avançons un peu à tâtons, parce que les questions sont délicates et parce que nous comptons sur le travail des uns et des autres pour réunir les preuves.

Nous ne disposons malheureusement pas d'informations sur les autres points d'entrée en France. Nous avons organisé cette campagne principalement à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. Il est de très nombreuses autres zones d'attente, mais, pour des raisons essentiellement matérielles, il nous est difficile d'effectuer des observations en d'autres points.

J'ignore quelles sont les règles de fonctionnement de votre Mission, mais vous rendre à ces audiences serait utile.

Mme la Présidente : Nous comptons nous y rendre.

Me Hélène GACON : Les audiences présentent l'avantage de se tenir tous les jours, samedis et dimanches compris - et parfois tardivement ! Récemment, l'audience a duré jusqu'à trois heures du matin. C'est extrêmement lourd et instructif, pas uniquement sur les réseaux de prostitution, mais également sur d'autres aspects. En général, trente à quarante personnes comparaissent et si les magistrats font leur travail sérieusement et dans le détail, cela peut durer très tard.

J'ignore les projets de votre Mission, mais il me semble qu'il serait également intéressant de vous rendre en zone d'attente. Depuis la loi sur la présomption d'innocence, entrée en vigueur le 1er janvier dernier, les parlementaires ont la possibilité de se rendre de manière inopinée. . .

Mme la Présidente : Pour avoir introduit cet amendement dans cette loi dont je fus la rapporteure, je suis au courant ! (Rires.)

Me Hélène GACON : Le système d'autorisation préalable ne s'applique pas aux parlementaires, comme aux associations. Le ministère de l'Intérieur a diffusé une circulaire dès le 2 janvier pour essayer d'encadrer le dispositif légal.

Je ne sais si, dans le cadre des investigations à l'instant évoquées, il y aurait la possibilité de recenser des informations. Un point est intéressant : c'est une information très pratique. Dans le nouveau centre Zapi 3, certaines chambres sont destinées aux mineurs. Il vous est possible de vous entretenir de manière confidentielle avec eux et de noter la manière dont ils accepteront que les entretiens soient menés.

Dernier point : une manière de recenser des informations sur les questions qui vous préoccupent consisterait à vous rendre dans les locaux de police dont l'accès fait l'objet de mesures de limitation évidentes ces derniers temps pour les associations et les avocats.

Mme Mireille GALANO : J'ai participé à la campagne d'observations. J'ai assisté à huit audiences à Bobigny. Dès la première, j'ai été fortement frappée par le fait que, alors que l'ANAFÉ avait prévu un questionnaire très précis sur le déroulement de l'audience, il y a eu en fait beaucoup de suspensions d'audience. Nous avons pu bavarder, mais pas avec les retenus. A ce propos, dès la première fois, des personnes ont fait allusion à des réseaux et à de la prostitution. Un policier de la police de l'air et des frontières (PAF), voyant que nous avions eu un petit sourire parce qu'une jeune femme avait été relâchée, en un mot que nous étions plutôt satisfaits, nous a dit qu'il allait être beaucoup plus difficile d'aller la rechercher sur le trottoir. Ensuite, un interprète y a très clairement fait allusion. A la fin de l'audience, je me suis entretenue avec le greffier pour connaître le nom de la juge et pour parler un peu. Lui aussi avait vu que nous paraissions satisfaits de voir des personnes libérées. Il a également mentionné ces réseaux.

Les audiences commencent à dix heures dans une toute petite salle. Il y a en général entre trente ou quarante personnes. Cela fait beaucoup de monde. Il y a les suspensions, puis on attend la décision. Il se passe énormément de choses dans le hall. Ce premier jour, nous étions centrés sur l'audience. Le fait d'être plusieurs facilitait les sorties et permettait de regarder ce qui se passait et de parler avec les gens.

Dans le hall, nous avons assisté à des scènes ahurissantes. Il existe certainement des problèmes de prostitution, mais il est clair qu'un marché du travail clandestin est aussi établi là. Les rabatteurs savent où trouver les gens. Pendant la grève des avocats commis d'office, ces rabatteurs venaient en début d'audience voir si beaucoup de personnes allaient être relâchées. Ils s'appelaient par téléphone. A certains moments, j'ai eu l'impression d'être dans un film de série B : ces personnes, d'une arrogance extraordinaire, étaient très sûres d'elles, tout cela au milieu de la police, des avocats, dont certains semblaient jouer des rôles troubles. Le sentiment d'impunité totale, l'ironie à notre égard prouvaient qu'elles étaient absolument sûres d'elles. Que faire ? Nous étions désemparés. Nous tentions de parler les uns avec les autres.

Un jour, il s'est agi d'un groupe de Soudanais du sud, particulièrement exposés dans leur pays. L'un est arrivé sans chaussures. Nous étions au mois de janvier. Lorsqu'il est sorti, une camarade lui a parlé. C'était la police qui lui avait enlevé ses chaussures. Et puis ma camarade est venue me dire qu'ils avaient tous été battus. Nous avons fait appel à un médecin. Nous étions un vendredi. Ces personnes, une trentaine, arrivées le lundi avaient été battues, remises de force dans un avion, par petits groupes selon la disponibilité des places. Leur demande d'asile avait été refusée. Les Soudanais qui étaient là étaient allés à Bamako, avaient été battus, s'étaient vu refuser l'asile. On les a embarqués pour Conakry. Ils étaient revenus affamés, frigorifiés, couverts de plaies. Nous avons fait venir un médecin. Nous avons essayé de parler à la juge, qui nous a répondu qu'elle n'avait rien vu, qu'ils n'avaient qu'à déposer une plainte. Ce jour-là nous avions fait du battage ; il s'est trouvé que nous étions assez nombreux. Il a fallu retourner à l'aéroport chercher le sauf-conduit, ce que ces personnes ne savaient pas vraiment ; au surplus, lorsque ces personnes sont relâchées, l'idée de retourner à l'aéroport ne les séduit guère ! A préciser également que ceux qui ont des bagages en soute les perdent, dans la mesure où le contrôle de police a lieu avant de récupérer les bagages. Ils n'avaient en tout et pour tout que la serviette de toilette blanche qu'on leur donne dans la zone d'attente. Ils étaient gelés, n'avaient rien mangé. Eh bien, ce jour-là, lorsque nous sommes partis sur la passerelle pour prendre un bus en fraude - il y avait trente personnes, nous n'avions pas l'argent nécessaire -, puis, toujours en fraude, le RER pour aller à Roissy, nous avons été suivis par des hommes qui se disaient leurs cousins. Ils souhaitaient probablement les embarquer pour du travail au noir. Heureusement, nous étions là. Cela dit, nous ne les avons pas vraiment tirés d'affaire, car après nous être rendus à Roissy avec grande difficulté, la Croix-Rouge a appelé le 115 pour essayer de leur trouver un hébergement d'une nuit. Nous ignorons ensuite ce que sont devenus tous ces gens.

Ils étaient demandeurs d'asile. En l'occurrence, ils ont été enregistrés, mais n'ont fait l'objet d'aucune prise en charge, d'aucun soutien. Certains auraient vraiment mérité un soutien très ferme. Il y avait des personnes de tous les âges, dont de très jeunes. Je ne sais ce qu'ils sont devenus, mais il est à peu près certain qu'ils ont atterri dans des ateliers clandestins.

Le problème des mineurs comme de la prostitution joue, mais il est plus large encore. Nous nous sommes sentis très démunis. Nous étions venus observer, mais, ce jour-là, nous leur avons laissé nos écharpes ; quelqu'un est allé chercher une paire de basket chez un voisin d'Aulnay. C'était dérisoire. Nous avons tiré un peu de thé à la machine à sous, mais nous n'avions rien. Il y a un vrai problème. La Croix-Rouge était submergée par l'ampleur de la tâche.

S'agissant des mineurs, parlons du test. Des jeunes arrivent avec des papiers déclarant qu'ils sont mineurs ; ces papiers sont immédiatement déclarés faux. La PAF déclare que ce sont des majeurs et on leur fait passer le test osseux, très controversé, car il prend en compte des études statistiques s'appuyant sur des populations qui ne sont pas du tout semblables ; en outre, on sait que la marge d'erreur peut atteindre deux années. On a vu des choses étonnantes. Un jeune a été déclaré majeur, mais la juge elle-même a fait observer qu'il lui semblait bien jeune. Elle s'est tournée vers nous pour demander si les associations pouvaient le prendre en charge. Nous n'étions pas là pour cela. Elle a alors déclaré qu'il s'agissait d'un jeune majeur qu'elle allait envoyer chez le juge des enfants, lequel n'a pas voulu le recevoir. Ce jeune était originaire de Sierra Leone. On ne sait ce qu'il est devenu. Il était vraiment très jeune.

Dans un autre cas, le juge précédent avait demandé une contre-expertise à l'Hôtel Dieu sur le test osseux. La police de l'air et des frontières présentant à nouveau le « mineur-majeur » a déclaré que, ne disposant pas du budget, la contre-expertise n'avait pas été réalisée. La juge a alors déclaré le jeune majeur.

A côté de la salle d'audience, on trouve une sorte de petit cagibi, où sont réunis les mineurs. On ne peut s'en approcher. Pourtant, certains avocats viennent leur parler, souvent en langue africaine. Au sujet d'un cas, la juge était très inquiète et a demandé à la police de faire sortir l'avocat. Nous avons discuté avec le greffier, qui nous a indiqué, tout en déclarant qu'il ne répéterait pas ce qu'il nous confiait, que l'avocat avait donné à la jeune fille des numéros de téléphone. Elle allait être emmenée dans un foyer, mais pourrait téléphoner et s'en échapper deux jours plus tard. Et cela se passe dans l'enceinte du tribunal !

Me Hélène GACON : Le sauf-conduit est un document déterminant. Dès lors qu'une personne est admise sur le territoire français, elle se voit délivrer par la police un sauf-conduit qui justifie qu'elle est en situation régulière pendant huit jours. Cela lui permet notamment d'accomplir les démarches en vue de faire enregistrer sa demande d'asile. Or, il existe même des trafics de sauf-conduits, dans la mesure où ceux-ci ne font apparaître aucune photographie. La zone d'attente est vraiment un moment charnière - c'est le cas de le dire - pour l'admission sur le territoire français, dans le cadre de réseaux organisés en amont ou de manière spontanée à la sortie de ces audiences pour des trafics de personnes, de documents et certainement de travail.

Mme Mireille GALANO : Vous évoquiez les points d'entrée. Certains m'ont parlé d'un endroit qu'il faudrait aller observer : il s'agit du Palais de justice où a lieu l'appel pour le 35 quater. Il paraît que le trafic y est plus énorme encore aux dires de certains. Je ne m'y suis pas rendue, mais c'est ce que l'on m'a rapporté.

M. Jean-François MARTINI : Je fais partie d'une association qui s'appelle le GISTI.

Je compléterai par un point qui sort du domaine de stricte compétence de l'ANAFÉ : la situation des mineurs sur le territoire français. Ceux qui sont passés par la zone d'attente ne sont pas tous captés par un rabatteur. Certains arrivent à entrer par les frontières terrestres sans être contactés par qui que soit. Des mineurs sortent avec un laissez-passer, sans aucun contact. J'ai travaillé sur cette question des mineurs présents sur le territoire français. Laissés à eux-mêmes, ils sont pris en charge par la communauté ou par des adultes qui, très rapidement, les mettent au travail. L'exploitation présente des degrés divers. Il ne s'agit pas toujours des pires conditions. J'ai en exemple un petit groupe de Sikhs, d'Indiens, qui a contacté la Cimade pour obtenir une domiciliation asile. Ils sont une vingtaine. Ils semblent être encadrés par des adultes qui leur font vendre des babioles dans la rue, des châtaignes l'hiver par exemple. On les met au travail et, en contrepartie, ils sont hébergés et nourris. Les quelques contacts que nous pouvons nouer avec ces mineurs extrêmement méfiants et qui donnent de façon évidente de fausses identités font apparaître des exploitations légères ; parfois, l'on soupçonne des faits plus lourds : les gamins arrivent extrêmement fatigués, marqués.

Les associations, que ce soit la Cimade, l'ANAFÉ ou le GISTI, ont saisi les services de protection de l'enfance. C'était un peu la difficulté sur laquelle je voulais apporter quelques éléments. Lorsque nous rencontrons un mineur qui vient dans une permanence juridique ou qui demande une domiciliation, nous sommes confrontés à de nombreuses difficultés pour le faire prendre en charge par les services de l'Etat, notamment par les services de l'aide sociale à l'enfance, qui font preuve d'une grande méfiance vis-à-vis de ces mineurs qui s'avancent masqués avec une fausse identité, une fausse histoire, de faux papiers. On renvoie à l'examen osseux. Je peux citer le cas d'un de ces petits Sikhs entrés par la zone d'attente de Roissy, qui a subi un examen osseux à Bobigny. C'était la grève des avocats. Il s'est retrouvé sur le territoire français. On a saisi le parquet des mineurs qui s'est fait communiquer l'examen osseux : il a constaté que l'intéressé était majeur et qu'il n'y avait pas lieu de prendre une mesure de protection. Nous avons directement saisi le juge des enfants chargé du XIIIe qui a pris le temps de discuter avec l'enfant, lequel a fini par présenter un document d'état civil que le juge a estimé probant, faisant apparaître sa minorité. Une contre-expertise réalisée par les services de l'Hôtel-Dieu a attesté de sa minorité. Nous sommes confrontés à des refus de prise en charge en raison de la majorité ; en fait, si on se laisse un peu le temps d'explorer la situation où se trouvent ces enfants et si on les met en confiance - ce qui nécessite forcément une prise en charge, le doute profitant au moins un temps à l'intéressé - on arrive à recueillir des éléments sur l'état civil, sur l'histoire du jeune.

Quand ce n'est pas la majorité qui est mise en cause, l'aide sociale demande pourquoi prendre ces enfants en charge puisqu'ils fuguent, car « il y a des gens derrière ».

Mme la Présidente : C'est, en effet, ce qui nous a été indiqué à plusieurs reprises.

M. Jean-François MARTINI : Certes, il y a des gens derrière, mais, là encore, je citerai une expérience très concrète : l'un de ces petits Sikhs est venu vers les associations en disant en avoir assez d'être à la rue, de devoir de l'argent, d'avoir peur de se faire attraper en vendant des babioles. Il était moins débrouillard et plus craintif que les autres et demandait notre protection. Il est passé par la brigade des mineurs ; le parquet des enfants a reconnu sa minorité. Premier contact avec l'ASE, premier entretien, qui nous fut rapporté par le traducteur. Voilà ce qui s'est dit : « Mon petit, tu n'as aucun avenir en France, tu n'auras pas de papiers. On te prévient : tu vas avoir seize ans, il y a peu de chances que nous arrivions à te scolariser. » Et puis des détails qui ont pris une importance extrême dans sa tête : « Tu ne mangeras pas indien et tu ne verras plus tes copains. » Résultat : ce jeune qui avait fait une démarche, qui s'était coupé du groupe, qui était venu vers les associations, avait donné un début d'histoire, s'est enfui. En effet, le soir même, par manque de place dans les foyers, il devait être placé dans un hôtel à Château-Rouge, dont on lui avait donné l'adresse en attendant qu'une place se libère dans un foyer. Il ne s'est jamais rendu à l'hôtel. Entre, d'une part, la forme de contrainte, mais aussi de liberté qu'il pouvait avoir dans la rue et, d'autre part, une chambre d'hôtel et quelqu'un qui ne lui promettait aucun avenir en France, il a effectivement choisi la fugue. Dans cette sorte de partie qui se joue, les services de l'aide sociale à l'enfance ont parfois le sentiment d'être utilisés, instrumentalisés, par des mineurs ou par leurs familles. Nous sommes très embarrassés pour prendre ces jeunes en charge. Pour beaucoup, ils retournent à la rue avec tous les dangers qui en découlent.

Mme la Présidente : Ce que vous nous dites est dramatique. Vous connaissez les difficultés de l'ASE pour héberger et encadrer des enfants aussi perturbés que le sont ceux-là. Avez-vous des propositions à nous faire ?

Me Hélène GACON : Oui, l'une porte sur les mineurs en zone d'attente. Un projet de loi, je crois, sera prochainement soumis à l'Assemblée nationale.

Je voudrais brosser un résumé de la situation juridique des mineurs en zone d'attente. Quelle est la position du ministère de l'Intérieur vis-à-vis des mineurs isolés ? Je ne parle pas des mineurs accompagnés de leur tuteur légal qui ne posent pas de difficultés particulières. Sa position est de justifier le placement des mineurs en zone d'attente en arguant que l'article 35 quater de l'ordonnance du 2 novembre 1945 ne procède à aucune distinction entre majeurs et mineurs et que rien n'interdit le placement des mineurs. On est arrivé à des situations humaines difficilement soutenables. Par un effet conjugué de jurisprudences au mois d'août 1998, le placement des mineurs en zone d'attente a été réduit de manière quasi systématique à partir du quatrième jour suivant le placement en zone d'attente. Pendant les quatre premiers jours, l'étranger est sous le contrôle de la police aux frontières et la prolongation au-delà de quatre-vingt-seize heures pour une durée de huit jours, puis à nouveau de huit jours si nécessaire, est possible avec une autorisation par un juge délégué, autrement dit un juge judiciaire. L'astuce juridique consistait à avancer, sur la base du nouveau code de procédure civile, qu'un juge judiciaire peut prendre une décision à l'encontre d'un mineur seulement si celui-ci a la capacité légale. Or, s'il est mineur, il ne l'a pas et, en l'absence de représentant légal, aucune décision ne peut être prise à son égard. Depuis 1998, le tribunal de grande instance de Bobigny principalement - et ensuite la Cour d'appel de Paris - a rendu de très nombreuses ordonnances en constatant la minorité. Se fondant sur l'article 117 du nouveau code de procédure civile et sur le défaut de capacité d'ester en justice, le tribunal a estimé qu'il n'y a pas lieu de prolonger le maintien en zone d'attente. Face à cela, le ministère de l'Intérieur a agi de deux manières : d'une part, en se pourvoyant en cassation contre certaines ordonnances. Un arrêt a été rendu le 2 mai dernier, qui nous ennuie quelque peu. Mais nous y voyons éventuellement une ouverture. Il a été rendu à propos d'une ordonnance qui, non seulement constatait le défaut de capacité légale, mais qui ajoutait « en l'absence de représentant légal. » Or, le code civil prévoit qu'il est possible de faire désigner un administrateur ad hoc dans un certain nombre de cas limités, celui de la zone d'attente ne figurant pas parmi ces cas. La Cour de cassation a estimé que la Cour d'appel avait posé une condition supplémentaire, et qu'il convenait donc de casser cette position. Depuis, les juges de première instance ont l'impression que cet arrêt a une portée générale et qu'il est donc possible pour un mineur de comparaître seul devant le juge délégué. C'était le 2 mai 2001. Le lendemain ou le surlendemain, nous avons appris que le ministère de l'Intérieur avait déposé en catimini un amendement au projet de loi portant diverses mesures d'ordre social. L'ANAFÉ s'est empressée de communiquer sa position à tous les Sénateurs et l'amendement a été rejeté.

Il convient de signaler que, dans un premier temps, le ministère de l'Intérieur avait envisagé d'abaisser l'âge de la majorité légale pour les mineurs en zone d'attente à seize ans. Heureusement, cette idée a été abandonnée au motif qu'il s'agissait d'une discrimination évidente. Le projet de loi sera soumis à votre appréciation très prochainement et le ministère de l'Intérieur vous demandera que la loi permette aux mineurs d'être en zone d'attente tout en bénéficiant de certaines garanties, mais cette garantie est limitée puisqu'elle consiste uniquement en la possibilité de bénéficier d'un administrateur ad hoc, qui accompagnera le mineur pour les actes administratifs et judiciaires pendant le placement en zone d'attente, c'est-à-dire pour la comparution devant le juge délégué une première fois, une seconde fois devant le juge délégué s'il y a lieu de solliciter la prorogation, éventuellement pour assister le mineur au cours de son entretien avec le représentant du ministère des Affaires étrangères s'il s'agit d'un demandeur d'asile. Mais c'est tout.

L'ANAFÉ conteste fermement ce projet d'amendement, non pas seulement sur les circonstances dans lesquelles il est présenté - je crois d'ailleurs qu'il est question, je le dis toutefois avec précaution parce que je n'en ai pas eu la confirmation, de le soumettre à l'appréciation de votre assemblée de manière aussi discrète que cela avait été tenté pour le Sénat - mais parce qu'il lui semble - l'analyse est partagée par Claire Brisset, défenseure des enfants rattachée au Premier ministre - que le placement en zone d'attente d'un mineur est, en soi, contraire aux intérêts de l'enfant. Et ce pour une raison simple : un mineur isolé, qu'il ait seize ans, trois ans, comme ce fut récemment le cas, ou onze ans - ainsi que nous l'avons vu il y a quelques jours, ce qui nous a amenés à saisir en urgence le juge des référés à Cergy-Pontoise - quel que soit son âge, disais-je, un mineur qui se présente de manière isolée à la sortie d'un avion est nécessairement en situation de péril. Ce peut être un péril provisoire. Cela ne signifie pas qu'il ne s'agisse que d'une question de demande d'asile. Aucun d'entre nous ne laisserait voyager son enfant jusqu'à dix-huit ans, sans que ce voyage soit organisé avec la compagnie aérienne, sans indiquer le nom de la personne réceptionnant l'enfant, même si le projet de l'enfant n'est pas de demeurer sur le territoire français et que l'on ne peut qu'espérer pour lui qu'il puisse retourner vers ses proches s'il en a encore. C'est un retour qui doit être organisé, mais il ne peut l'être qu'avec l'intervention des équipes sociales, des éducateurs prenant des contacts avec le Haut commissariat aux réfugiés dans le pays de provenance. Tout cela doit être fait de manière organisée. Le placement en zone d'attente est incompatible avec la nécessité de protection, dans la mesure où ce qui est inhérent au placement en zone d'attente, c'est que le refoulement est à tout moment possible.

M. le Rapporteur : Je voudrais comprendre le mécanisme judiciaire au tribunal de Bobigny où nous avons l'intention de nous rendre. Vous avez précisé que les mêmes pratiques avaient lieu à la Cour d'appel où siège une chambre spécialisée.

Les réseaux présents n'ont pas de contact préalable avec les personnes. Les rabatteurs récupèrent des personnes à la dérive ou isolées, car, par définition, ils ignorent quelle sera l'issue de la décision du juge. En outre, vous avez dû faire cette observation dans une période assez singulière : un plus grand nombre de personnes sont entrées sur le territoire compte tenu de la grève des avocats. Quel est leur niveau de contact hors cette période particulière ? Beaucoup d'étrangers repartent vers la zone d'attente pour prolongation du placement. Les rabatteurs essayent-ils d'entrer en contact pour la suite des événements ? Ce ne sont pas des personnes dont ils connaissent l'identité ou la provenance. Ce n'est pas là un réseau organisé depuis les pays d'origine.

Me Hélène GACON : Votre question recouvre deux aspects.

Le premier porte sur les circonstances dans lesquelles les étrangers sont admis sur le territoire français. Au cours de la période observée, le taux d'admission a été très élevé, suite à la grève des avocats. Cela dit, la plupart de ces personnes sont des demandeurs d'asile. Nous avons reproduit dans notre rapport les statistiques transmises par le ministère de l'Intérieur : le taux d'admission des personnes candidates au titre de l'asile est très élevé, pas nécessairement du fait d'une décision favorable prise par le juge délégué. Je crois me souvenir que le taux d'admission des personnes placées en zone d'attente sur le territoire français au titre de l'asile avoisine les 80 %. Finalement, le nombre de personnes admises sur le territoire français reste très élevé, mais quelquefois après le délai initial de quatre jours.

Sur le second aspect de la question, à mon avis le plus important, il nous semble que - ce sont là des impressions que nous pouvons échanger pour vous sensibiliser dans le cadre d'observations que vous ferez par ailleurs et qui seront certainement enrichies par vos expériences - des réseaux interviennent en amont, mais également de manière improvisée. Pour l'amont, c'est clair, la seule chose est de savoir si les personnes concernées sont elles-mêmes conscientes ou non de ce qui va leur arriver. J'ai été convaincue de l'existence de réseaux organisés en entendant les propos types que l'on nous répète lors des entretiens confidentiels. J'ai constaté au cours d'une visite que des femmes étaient soit Colombiennes, soit Equatoriennes. J'ai pu m'entretenir pendant deux heures avec cinq ou six femmes séparément et à chaque fois, elles récitaient le même discours, selon les mêmes consignes probablement données par les personnes en amont. Les entretiens sont stéréotypés. On nous raconte ceci : « Dans mon pays, les choses ne sont pas si catastrophiques. J'avais une situation relativement stable, un métier assez intéressant, mais je vis chez mes parents, j'avais envie de voir du pays. Quelqu'un m'a proposé de faire un voyage. » Il se trouve que jusqu'au 1er avril dernier, les Equatoriens n'avaient pas besoin de visa. Les démarches étaient facilitées. Pour finir, la personne vous dit qu'elle est déçue. Il est étonnant, pas forcément de la part de mineurs - il peut s'agir de femmes majeures - d'entendre des récits tous semblables. Lorsque nous leur demandons si elles avaient l'intention d'effectuer un séjour touristique à Paris, seules, elles nous répondent qu'elles avaient projeté d'aller à l'hôtel. Or, nous savons parfaitement que ce n'est pas du tout dans la culture de ces femmes de voyager dans de telles conditions.

Deux autres personnes que j'ai rencontrées étaient en transit, en retour du Japon. Pourquoi du Japon ? Parce que l'une avait rencontré un Japonais fort sympathique qui lui avait proposé de passer des vacances au Japon. On retrouve une similitude dans les récits qui nous laisse entendre que tout est stéréotypé. L'autre cas de figure c'est la trappe, le piège, où tombent de très nombreuses personnes. Il nous est très difficile de les recenser, notamment au cours des visites, parce qu'une personne, même si elle accepte de s'entretenir avec nous - on est dans sa chambre, c'est aussi en quelque sorte entrer dans son intimité - nous dit que, Sierra-Leonaise, elle a été obligée de quitter son pays, que ses parents ont été assassinés, qu'elle est allée dans un camp. Le Haut commissariat aux réfugiés et la Croix-Rouge ont bon dos ! Et on s'entend dire : « C'est quelqu'un de la Croix-Rouge qui m'a mise dans l'avion et qui m'a dit que j'aurais tout mon bonheur en arrivant à Paris. ». On entend des discours types, des recommandations types, pour que les personnes ne se doutent pas de ce qui va leur arriver. Le moment de leur libération, celui de la sortie de la zone d'attente et de l'admission sur le territoire français est déterminant, car, dans le cas contraire, ces personnes échapperaient totalement à ces réseaux. Ces récits totalement stéréotypés permettent d'assurer cette neutralité et cette impossibilité d'identification, car il est bien évident que des services de police mènent des investigations en dehors du territoire français.

M. Jean-François MARTINI : Un élément qui nous a été apporté par la Croix-Rouge vient conforter les propos de Mme Gacon. Nous nous posions la question de savoir si les gens venaient dans le cadre d'un réseau déjà organisé. Je ne sais si vous avez auditionné les gens de la Croix-Rouge qui sont présents au quotidien et dont la mission ne porte pas uniquement sur un mois et demi. Leur constat majeur est celui-ci : les gens n'arrivent pas avec un numéro de téléphone, mais sont contactés en zone d'attente en des termes assez simples : « Sais-tu où aller en France ? Non ? Moi je peux t'aider. » On téléphone très facilement en zone d'attente, c'est l'une des garanties d'échanges et de défense.

M. le Rapporteur : Par qui sont contactés les étrangers ?

M. Jean-François MARTINI : Par des personnes de l'extérieur, souvent elles-mêmes étrangères demandeurs d'asile. Elles aussi sont des victimes, utilisées par d'autres personnes pour contacter des demandeurs d'asile, notamment de la même nationalité, en zone d'attente. Ce que voient les gens de la Croix-Rouge, ce sont les intermédiaires étrangers, demandeurs d'asile, qui téléphonent, prennent contact avec les personnes en zone d'attente et qui, une fois qu'ils ont leur nom, ont la possibilité de les visiter.

Mme la Présidente : Mais comment ont-ils leur nom ? Il faut bien contacter une personne précise.

M. Jean-François MARTINI : Non. D'ailleurs, nous le faisons nous-mêmes pour organiser la défense d'étrangers. Vous pouvez téléphoner à une cabine en zone d'attente. Vous tombez sur un étranger qui décrochera, les cabines étant en libre accès. Vous lui faites raconter son histoire, vous lui demandez s'il a besoin d'une aide, dans quelle situation il est, s'il veut demander ou non l'asile. Nous nous en servons, pour ce qui nous concerne, pour lui donner des conseils d'ordre juridique, mais capter des gens est chose relativement aisée. Ils arrivent souvent sans rien en poche ou ceux qui possèdent quelque chose voient leurs biens leur échapper - peut-être s'agit-il d'ailleurs de personnes déjà enfermées dans d'autres réseaux. En tout cas, il y a beaucoup de gens en déshérence, qui n'ont aucune adresse, aucune ressource, qui sont très contents de parler avec un de leurs compatriotes et d'avoir un contact. Au regard de l'expérience de la Croix-Rouge, cela se passe ainsi, semble-t-il.

Ensuite, les personnes sortent de la zone d'attente - si elles ont la chance d'en sortir. Elles disposent d'un numéro de téléphone ou quelqu'un vient directement les chercher en zone d'attente. Des réseaux existent certainement. Hormis les récits individuels que peuvent recueillir les avocats, nous ne sommes pas aptes à mesurer l'étendue des réseaux. Cela dit, le trafic en sortie de zone d'attente et cette « captation de clientèle » existent.

Me Hélène GACON : La Croix-Rouge fonctionne selon des règles un peu particulières, dont la neutralité, mais, dans la mesure où elle a conclu une convention avec le ministère de l'Intérieur et le ministère des Affaires sociales pour la sortie de la zone d'attente, elle pourrait présenter un témoignage intéressant.

En principe, une ou deux personnes de la Croix-Rouge assistent tous les jours aux audiences de manière tout à fait officielle et suivent les décisions. Dès qu'une décision favorable est rendue, ces personnes se rendent directement auprès de l'étranger. L'interprète est encore là, la Croix-Rouge lui demande s'il a besoin d'aide. L'étranger sort tout de suite, mais ne peut s'éloigner immédiatement, car l'ordonnance lui est remise environ une heure plus tard. Si la personne dit avoir besoin d'aide, on lui dit qu'elle doit attendre une heure. Pendant ce temps, elle est abordée par quelqu'un d'autre, discute et lorsque la personne de la Croix-Rouge revient, elle dit que tout va bien et qu'elle n'a pas besoin de soutien. Quel est l'appât pour que les personnes soient tentées si rapidement et renoncent à l'aide offerte ? Nous l'ignorons, mais cela n'en reste pas moins une réalité.

M. Jean-François MARTINI : C'est une concurrence inégale entre ce que propose la Croix-Rouge et ce que propose le rabatteur ! Le rabatteur propose des ressources, un logement, un dialogue dans la langue du pays, un lien avec un compatriote. Effectivement, la Croix-Rouge avec ses quelques services immédiats ne peut promettre ni papiers, ni travail, ni logement comme éventuellement peuvent le proposer les rabatteurs.

M. le Rapporteur : Dans cette hypothèse, c'est l'utilisation en permanence par des réseaux d'une sorte de gisement, sans que ce soit simplement un maillon d'une chaîne organisée en amont.

M. Jean-François MARTINI : Cela me paraît clairement constaté. C'est extrêmement lié à l'état de déshérence dans lequel on laisse les demandeurs d'asile sortant de zones d'attente. Ils n'ont absolument rien si ce n'est un bout de papier leur disant qu'ils peuvent rentrer sur le territoire et doivent se présenter en préfecture. Quand on vient d'être retenu par des policiers, ce n'est pas la chose la plus attractive.

Mme Mireille GALANO : Souvent même, ils envisageaient de se rendre dans un autre pays et leur trajet a été interrompu en France.

M. le Rapporteur : La France n'est pas forcément leur destination finale.

Mme la Présidente : Je reviens en arrière : vous disiez que vous aussi téléphoniez en zone d'attente. Les personnes qui décrochent, en général, ne parlent pas français.

M. Jean-François MARTINI : Il y a beaucoup de francophones et nous bénéficions de quelques compétences.

Mme la Présidente : Vous téléphonez donc ?

M. Jean-François MARTINI : C'est une pratique que nous avons beaucoup utilisée avant le droit de visite en zone d'attente, puisque nous n'avions pas accès aux personnes.

Mme la Présidente : Vous appeliez au hasard ?

M. Jean-François MARTINI : Tout à fait. Nous pouvions explorer plusieurs situations : les âges, les nationalités, les récits. Nous demandions aux personnes si elles avaient formulé une demande d'asile, si celle-ci avait été enregistrée. Des défenses se mettaient ainsi en place. C'était possible un moment, ce ne l'est plus au vu du nombre de personnes qui arrivent en zone d'attente. Cette sorte d'aide « bricolée » n'a plus lieu d'être, d'où notre revendication d'une présence permanente en zone d'attente, seule garantie d'une aide juridique efficace.

Mme Mireille GALANO : La Croix-Rouge s'est aperçue que des numéros de téléphone portable revenaient très souvent. Lorsqu'elle a enfin le contact avec des personnes, celles-ci répondent qu'elles disposent d'un numéro et savent où appeler, qu'elles n'ont pas besoin de la Croix-Rouge. Celle-ci a recensé ces numéros. Je crois qu'elle les a communiqués au parquet. Nous nous demandions ce qu'il en advenait, car c'est bien là l'embryon des réseaux.

M. Jean-François MARTINI : Les numéros aboutissent à des téléphones à carte sans abonnement.

Audition de Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR,
chef du département spécialisé dans la traite des êtres humains
au secrétariat général d'Interpol


(extrait du procès-verbal de la séance du 13 juin 2001)

Présidence de M. Marc Reymann, Vice-Président

Mme Agnès Fournier de Saint-Maur est introduite.

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Je suis chargée du service qui s'occupe de la lutte contre la traite des êtres humains au sein du secrétariat général d'Interpol. Ce service regroupe trois secteurs principaux : la lutte contre la traite des femmes pour la prostitution, la lutte contre l'immigration clandestine et tout ce qui relève de la criminalité à l'encontre des enfants.

Interpol est une organisation internationale, composée de 178 pays membres et dédiée à la coopération policière internationale, dont le siège est situé à Lyon. Elle possède un bureau Interpol chargé de la coopération plus opérationnelle dans chaque pays membre.

Je précise le contexte, afin de vous indiquer que le secrétariat général ne dispose pas de la totalité des données de la coopération internationale, puisque chaque pays est libre de coopérer bilatéralement sans être tenu de nous informer, même si le secrétariat général conserve les bases de données criminelles et autres outils de coopération. Il est souhaitable que nous soyons informés le plus possible ; malheureusement, les pays membres sont libres d'agir à leur guise et parfois oublient notre intermédiaire.

Le sujet mérite un rappel historique. Depuis une dizaine d'années et plus précisément depuis 1995, les pays d'Europe de l'ouest font face à un afflux croissant de prostituées en provenance des pays étrangers. Elles peuvent actuellement constituer jusqu'à 50 % des effectifs de la prostitution répertoriée sur le territoire national des pays d'Europe de l'ouest. Cet afflux de femmes en provenance des pays de l'est principalement, mais aussi d'autres régions, a été constaté en premier dans les pays où le contrôle de la prostitution n'existe pas ou reste extrêmement faible. C'est pourquoi le phénomène a pu s'implanter sans réels obstacles ; ces pays sont notamment les Pays-Bas, la Belgique, l'Allemagne et l'Italie. Le phénomène a atteint aujourd'hui d'autres pays, dont la France, où la prostitution est libre, mais contrôlée d'une certaine manière par les services de police. Il faut aussi garder à l'esprit que la face traditionnelle de la prostitution a évolué profondément. Le contrôle de la prostitution a changé, les femmes qui se prostituent ne se gèrent plus elles-mêmes ou ne sont plus sous la coupe d'un seul proxénète, mais de bandes organisées, de criminels organisés qui gèrent des groupes de femmes et non plus des femmes individuellement. Elles ne sont absolument plus maîtresses de leurs gains et sont de toute manière obligées de les reverser à un ou plusieurs proxénètes - généralement plusieurs.

M'exprimant au nom d'Interpol, je concentrerai mon exposé sur les femmes étrangères. Une grande partie d'entre elles sont venues dans les pays d'Europe de l'ouest, soit sous de fausses promesses, soit sous la contrainte. Si elles sont venues de leur plein gré, elles ont de toute façon été trompées et se sont retrouvées sous l'emprise d'une exploitation sexuelle dans des conditions largement plus violentes et plus répressives que celles qu'elles avaient imaginées lorsqu'elles ont voulu immigrer.

Le crime organisé procède à un recrutement massif dans les pays d'origine de ces femmes ; il contrôle leur recrutement, mais aussi leur transport et leur exploitation, une fois ces femmes arrivées dans le ou les pays de destination. Le contrôle du devenir de ces femmes est donc total.

A ce jour, il n'y a aucune raison de penser que ce phénomène croissant de l'exploitation sexuelle en provenance de l'étranger diminuera ou cessera - bien au contraire.

En outre, il est à noter que les victimes sont de plus en plus jeunes, totalement dépendantes de leurs exploiteurs, que ce soit physiquement, psychologiquement ou légalement, isolées dans les pays d'accueil et sous pression par rapport aux familles demeurées dans les pays d'origine. On estime actuellement à 300 000 le nombre de femmes provenant des pays de l'est exerçant la prostitution en Europe de l'ouest. Ces chiffres ne proviennent pas d'Interpol, car, malheureusement, nous ne disposons pas de statistiques à vous fournir ; ils ont été publiés par les médias en mars 2000.

Les pays d'origine des victimes vivant en Europe de l'ouest ont été catégorisés plus ou moins en deux zones géograhiques distinctes : la zone géographique que l'on peut qualifier d'Europe de l'est au sens large et qui comprend les anciennes républiques soviétiques, dont la Moldavie, largement concernée par l'immigration de ces femmes, la République tchèque, la Roumanie et les pays de la zone des Balkans, dont l'Albanie, le Kosovo et la Bosnie.

La seconde zone géographique concerne les pays d'Afrique de l'ouest, dont est originaire une grande partie des femmes d'origine africaine, notamment le Nigeria, le Ghana, le Liberia, la Sierra Leone et le Soudan.

Nous avons divisé les structures des réseaux de trafiquants, là encore, en deux zones géographiques séparées en fonction des pays d'origine des femmes. Le crime organisé albanais fut et reste - à juste titre - largement mentionné. Les membres de cette mafia albanaise peuvent être d'une violence extrême. Ils se répartissent principalement en deux types de structures : d'une part, des groupes de trafiquants extrêmement bien organisés, qui profitent de structures au niveau international, disposant d'un large réseau de contacts et de personnes de confiance réparties dans l'ensemble des pays concernés. Les victimes sont passées de relais en relais jusqu'à leur destination finale sans que le groupe lui-même ne perde un seul instant le contrôle de ces femmes, de l'origine jusqu'à leur destination. Contrairement aux groupes s'occupant de l'immigration clandestine, ceux s'occupant de l'exploitation sexuelle gardent le contrôle des femmes à destination dans le cadre de l'exploitation sexuelle forcée.

On trouve par ailleurs des structures plus petites se contentant de faire travailler un groupe restreint de femmes pour leur propre compte. Ces structures sont des groupements familiaux ou des personnes originaires du même village ou de la même région dans le pays d'origine. Il existe souvent une corrélation entre la région d'origine des exploiteurs et celle des victimes, permettant ainsi de garder un ascendant sur ces dernières par rapport à la famille et aux proches restés au pays. C'est une très brève description de la structure mafieuse albanaise. À noter que cette mafia a conclu des accords de coopération avec la mafia italienne de manière à éviter des luttes intestines préjudiciables au « commerce » et aux gains : les mafias se répartissent les gains tirés des différents trafics, que ce soit les trafics de stupéfiants ou la traite d'êtres humains. J'illustrerai mon propos plus avant par un cas qui s'est déroulé récemment en Italie.

D'un autre côté, on trouve les organisations criminelles d'origine africaine. Il s'agit de groupes structurés, des tâches spécifiques étant attribuées à chaque membre, et non de simples individus agissant pour leur propre compte. Beaucoup sont d'origine nigériane. Ces groupes s'occupent comme les premiers du recrutement, du transfert, du transport, à la différence qu'ils gèrent la vente des victimes, à savoir que ces groupes africains n'assurent pas forcément l'exploitation sexuelle eux-mêmes ; ils trouvent des acheteurs dans les pays de destination qui exploiteront les femmes. Dans le cadre de la filière africaine, on constate un autre phénomène qui la différencie de la structure albanaise : dans de nombreux cas, ce sont des femmes qui assurent la gestion de la prostitution des victimes dans les pays de destination ; ce sont des mères maquerelles. Elles récoltent les gains et sont aussi souvent chargées de transférer ces gains aux proxénètes, aux bandes organisées, que ce soit dans le pays de destination ou à l'étranger suivant les lois en vigueur dans le pays en question. On note toujours des structures d'envergure avec d'importantes interactions entre les différents acteurs selon leur rôle. Les femmes sont réellement des marchandises, car elles sont très facilement et très rapidement échangées, transférées d'une ville ou d'un pays à un autre, vendues, renvoyées au pays en fonction de la situation et des gains qu'elles rapportent ou ne rapportent pas.

Il est difficile d'estimer les gains, bien que nous parvenions à obtenir quelques chiffres. Les gains tirés de l'exploitation de la prostitution par le crime organisé sont bien entendu très importants : ils arrivent de plus en plus à hauteur des gains tirés du trafic de stupéfiants. Par exemple, une jeune femme achetée 7 000 dollars US par la filière africaine pourra racheter sa liberté pour une somme variant de 35 000 à 40 000 dollars US. En France, des statistiques ont démontré qu'une prostituée albanaise rapportait environ 80 000 francs français par mois. En moyenne, on compte cinq prostituées par proxénète : une somme ridicule de l'ordre de 100 francs français par mois leur est reversée tandis qu'environ 100 dollars US sont envoyés à leur famille pour subvenir à leurs besoins. Le revenu du proxénète a été évalué à plus ou moins 4 millions de francs français par an.

Concernant l'immigration clandestine, les chiffres varient. En 1999, on estimait que la traversée en bateau de l'Albanie vers l'Italie, principal moyen de faire passer les clandestins à destination de l'Europe, coûtait 1 000 dollars US par adulte et 500 dollars US par enfant. Les prix ont certainement augmenté depuis. Cela dit, en une nuit, un simple passeur peut gagner un minimum de 1 200 dollars US, soit 30 000 dollars US par mois. C'est dire l'importance des sommes, d'autant que la plupart du temps les passeurs sont albanais : or, par comparaison, le salaire moyen d'un fonctionnaire albanais se situe à 60 dollars US par mois. On comprend aisément l'attrait du gain que constituent ces activités de passeur.

Les accords entre la mafia albanaise et italienne se concrétisent notamment en matière d'immigration clandestine par le reversement d'une somme de 250 dollars US en moyenne par clandestin intercepté par la mafia italienne. Tant que les clandestins passent d'une structure albanaise à une structure albanaise, les choses se passent normalement entre mafieux albanais ; lorsqu'il y a interaction de la mafia italienne, une sorte de droit d'interception est reversée par la mafia albanaise. C'est une illustration des « accords de coopération » passés entre les bandes de criminels au niveau albanais et italien.

En 1999, tous les mois, environ 10 000 clandestins ont été transférés illégalement vers l'Union européenne via l'Albanie, apportant un revenu annuel estimé à 50 millions de dollars US.

Voilà pour un aperçu sous forme de chiffres.

Sur la stratégie à adopter par les pays de destination, là encore, il convient de garder à l'esprit que ce phénomène de traite des êtres humains - que ce soit dans son aspect exploitation sexuelle ou dans son aspect immigration clandestine, exploitation économique - est loin d'être en diminution ; au contraire, la traite continuera de s'accroître régulièrement. Tous les pays d'Europe de l'ouest sont confrontés au problème, certains plus que d'autres. La mise en place du système Schengen et la facilité, une fois franchie une frontière extérieure, de circuler librement au sein de l'espace Schengen a bien sûr été extrêmement attractif tant pour les victimes que pour les criminels. Des pays comme l'Italie, la Grèce et l'Espagne sont très largement montrés du doigt comme étant les portes d'entrée des clandestins ou des femmes trafiquées pour la prostitution au sein de la l'Union européenne.

Là encore, les méthodes traditionnelles de lutte contre le proxénétisme national doivent être largement remises en question, afin de s'adapter à ce nouveau profil des criminels qui donc travaillent maintenant avec l'étranger et non plus au niveau local ou national uniquement.

En ce qui concerne les remèdes, les recommandations que nous aurions adressées au niveau politique sont de trois ordres.

Tout d'abord - cela ne s'adresse pas uniquement à la France mais à l'ensemble des pays de l'Europe de l'ouest, tout au moins aux Etats membres de l'Union européenne - il faut revoir les lois régissant la prostitution et réprimant le proxénétisme afin de les adapter au phénomène de traite et réprimer pénalement toute implication de trafiquants, d'intermédiaires, de criminels, organisés ou non, amenant des femmes de l'étranger. Beaucoup de pays ont déjà des lois relatives à la prostitution et au proxénétisme. Certaines datent de plusieurs années et n'ont pas forcément été modifiées en fonction des nouveaux facteurs criminels. Il faut aussi absolument mettre en place des règles et des structures concernant le soutien et l'assistance aux victimes de la traite et de l'exploitation sexuelle. Ces mesures comprennent notamment l'attribution du permis de résidence, soit temporaire, soit définitif et l'attribution d'un rôle légal aux associations de soutien de ces victimes. Des pays comme la Belgique, l'Allemagne et les Pays-Bas ont déjà pris de telles mesures. Il faut être clair. Cette nécessité s'explique par l'intérêt, pour l'enquête, du témoignage des victimes de l'exploitation sexuelle : c'est sur la base de leur témoignage que pourront avoir lieu l'identification des proxénètes et des trafiquants exploiteurs ainsi que l'engagement des poursuites contre ces personnes. Sans leur témoignage, sans les informations que peuvent fournir ces victimes, il est extrêmement difficile de remonter les filières de trafic et d'arriver à interpeller les personnes qui exploitent sexuellement ces femmes. Cela dit, ces femmes ne prendront pas le risque de témoigner, de donner des noms, si elles n'ont pas une assurance d'assistance, de protection et d'accueil dans le pays de destination. Il y a là un enjeu extrêmement important si l'on veut apporter un début de réponse au phénomène. Enfin, dans un cadre plus large, les Nations unies ont adopté et signé une convention en décembre 2000 à Palerme, la convention sur le crime organisé transnational qui comprend des protocoles très importants et très précis sur les mesures à adopter. Il est impératif que les pays adhèrent à ce protocole et à cette convention.

Avant d'envisager la coopération internationale, il faut être très strict sur ce qui passe au niveau national : la coopération internationale ne peut s'effectuer de manière efficace sans d'abord envisager les systèmes nationaux et faire en sorte que les lois, la coopération entre les services de police aux niveaux local et national fonctionnent. Sans rouages parfaitement huilés au niveau national, la coopération internationale, par essence plus difficile, fonctionne encore plus difficilement. Il est impératif que l'échange d'information soit rapide et efficace au niveau national et que les problèmes liés au manque d'interconnexion entre les systèmes policiers, judiciaires et administratifs nationaux soient identifiés et résolus rapidement sous peine de continuer à voir ces criminels tirer un large avantage des dysfonctionnements et du défaut d'efficacité. Il ne faut en aucun cas sous-estimer ces criminels qui, la plupart du temps, connaissent parfaitement les systèmes administratifs, judiciaires et légaux des pays de destination. Ils savent tirer un large parti, soit des dysfonctionnements, soit des petites faiblesses du système pour s'implanter de manière plus efficace et moins décelable.

Les services de police spécialisés doivent être formés de façon adéquate et être dotés de ressources suffisantes. Dernièrement, dans beaucoup de pays de l'Union européenne, nous avons constaté une chute des effectifs au niveau des brigades spécialisées, que l'on appelle traditionnellement les « brigades des m_urs ». Elles sont en sous-effectifs et non dotées des ressources suffisantes par absence de volonté politique. Il convient de le dire clairement. Les priorités n'ont pas été portées sur ce type de criminalité et l'actualité rattrape beaucoup de ces pays, confrontés à des affaires de masse et impliquant un nombre élevé de victimes. Là encore, il y a nécessité de doter les services de police de moyens et d'effectifs suffisants.

La coopération internationale contre le crime organisé passe aussi par la création de services d'enquête conjoints dans les pays concernés, de traités d'assistance mutuelle, d'accords de coopération. On peut citer les liens entre l'Italie et l'Albanie, deux pays largement confrontés au problème. Ces deux pays ont signé un accord de coopération bilatérale qui leur permet une coopération plus directe, plus efficace, et d'échanger des fonctionnaires de police albanais et italiens, de les poster dans les pays opposés afin d'être en mesure de mieux travailler. C'est un bon exemple de ce qui peut exister au niveau bilatéral.

Il ne faut absolument pas sous-estimer - c'est capital - le pouvoir de corruption et d'infiltration du crime organisé, notamment au sein des structures gouvernementales des pays d'origine. Il va sans dire que la situation économique de la plupart de ces pays en fait des proies extrêmement faciles. Le profit énorme tiré par le crime organisé de ce type de trafic lui donne un grand pouvoir sur les structures gouvernementales et lui permet de corrompre largement les structures qui les autorisent à développer leurs activités. Même si cette corruption et cette infiltration sont plus largement développées au niveau des pays d'origine, je ne pense pas qu'il faille la sous-estimer au niveau des pays de destination.

En ce qui concerne Interpol et les structures mises en place, nous souhaitons un accroissement des échanges d'informations. Il est impératif que l'information circule de la manière la plus fluide et la plus efficace possible. A ce titre, un gros travail est à réaliser tant au niveau de chaque pays qu'au niveau international. Cela passe également par une modernisation des canaux d'échanges de l'information. Lors de la dernière assemblée générale d'Interpol en novembre 2000, nous avons créé un groupe de travail permanent, destiné aux services de police spécialisés et travaillant spécifiquement sur la traite des femmes pour la prostitution. Ce groupe de travail permet aux services spécialisés de se connaître et d'établir un contact plus personnalisé et plus fréquent. De plus en plus, les affaires revêtent une envergure internationale ; il est important que l'on fournisse un forum d'échanges, une place, un endroit où les services de police puissent se rencontrer et travailler en direct sous les auspices d'Interpol notamment. En 1992, nous avons créé une structure semblable pour traiter de la criminalité contre les enfants. Cette structure, qui existe encore de nos jours, s'est révélée extrêmement efficace dans le cadre des affaires internationales, puisque les services de police se connaissent, travaillent ensemble et se réunissent deux fois par an pour échanger des informations, que ce soit au niveau opérationnel ou stratégique. Lorsque les affaires émergent, cela leur permet d'identifier leurs partenaires ou leurs homologues dans le pays concerné beaucoup plus facilement et efficacement. Nous avons décidé de dupliquer cette structure et ce système de coopération au sujet de la traite des femmes pour la prostitution en espérant que les résultats se révéleront rapidement. L'initiative a été très bien accueillie par les pays concernés.

Enfin, un soutien logistique aux pays concernés dans le cadre des affaires s'impose. Une coopération accrue, nous l'espérons dans le futur, s'instaurera avec la signature des accords de coopération officiels entre Europol et Interpol. Bien sûr, une coopération est également nouée avec d'autres organismes internationaux, tels que l'Office international pour les migrations (OIM), qui effectue un travail important sur le terrain, ainsi que diverses organisations non gouvernementales, ONG qui sont des partenaires, notamment dans les pays d'origine des victimes.

Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le Président : Je vous remercie.

L'un de vos collègues a évoqué en avril dernier, lors d'une audition devant des membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, le fait que très souvent les policiers abusaient de leur pouvoir envers les prostituées et étaient corrompus par les trafiquants. Pouvez-vous nous dire à quels cas précis il faisait allusion ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Je n'ai pas de cas précis à mentionner dans ce cadre. Je reviens toutefois sur mon propos liminaire lorsque j'ai évoqué le pouvoir de corruption et d'infiltration du crime organisé. Lorsque nous parlons des structures gouvernementales, nous incluons l'ensemble des structures administratives et policières. Je ne puis vous citer le cas particulier auquel il faisait référence, mais je ne peux que confirmer ce type de constatation.

M. le Président : A partir de votre expérience, pouvez-vous nous décrire comment s'organisent les chaînes de trafic aboutissant en Europe et plus spécialement en France, leur degré d'intégration - recrutement, transport, exploitation - et d'internationalisation ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Il n'existe pas un modèle spécifique. Et s'il y en avait un, je ne pense pas qu'il s'appliquerait uniquement à la France. Il existe plusieurs modèles, en fonction des structures organisées concernées, qui s'appliquent à l'ensemble des pays de destination de l'Union européenne. Beaucoup de recrutements ont lieu en Europe de l'est : il s'agit soit de recrutements forcés, soit de recrutements sous fausses promesses, qui se réalisent au niveau local. Il faut savoir qu'à partir du moment où la situation économique est très précaire, le recrutement n'est guère difficile ; beaucoup de femmes sont candidates à l'immigration. Je ferai référence à un article de l'Express paru le 2 juin 2001 qui explique que sur 700 000 personnes ayant fui la Moldavie pour raisons économiques, soit un tiers de la population active, de 100 000 à 200 000 sont des jeunes femmes de quinze à vingt-cinq ans tombées dans les filets de la mafia pour la prostitution. Le besoin économique répond à l'intérêt du crime organisé pour exploiter cette misère et en tirer profit. Le recrutement en devient extrêmement aisé.

Il existe plusieurs types de transports. Lorsqu'il s'agit de petits groupes de quatre-cinq personnes, le transport est routier et se réalise par véhicules privés ; nous avons également eu l'exemple de bus entiers de jeunes femmes qui transitaient d'un pays à l'autre. Les routes ne sont pas directes ; ce n'est pas parce que deux pays sont limitrophes que l'on franchira la frontière entre ces deux pays. Les criminels passent par plusieurs pays intermédiaires de manière à brouiller les pistes. Il est parfois difficile de les suivre, d'autant que nous n'exerçons pas une surveillance continue, car, dans certains pays, les lois sont très strictes en matière de surveillance policière et il n'est pas facile de mettre en place des systèmes d'écoute téléphonique ou de suivre des transports par bus. Il convient de répondre au cadre légal. Lorsque nous voulons suivre ces transferts de victimes, nous nous heurtons à des obstacles.

Les femmes destinées à la prostitution sont donc pour l'essentiel transportées par route. Il en va différemment de l'immigration clandestine. Ce peut être une immigration sporadique au cas par cas, par franchissement individuel de frontières à pieds, en train, par passeurs interposés sur bateaux lorsqu'il s'agit de frontières maritimes. Le passage via le fret, les conteneurs par bateau, par train et par camion, connaît un accroissement constant. Nous en sommes largement informés.

Que ce soient les immigrés clandestins ou les femmes recrutées pour la prostitution, à aucun moment, ces personnes ne sont laissées seules. A toute étape de leur transfert, elles sont accompagnées, surveillées ou dirigées. La « prise en otage » des papiers d'identité, des passeports, de tous types de documents est un moyen privilégié pour s'assurer du contrôle sur ces femmes. Quant aux clandestins, la question ne se pose pas, car ils n'ont souvent aucun papier sur eux. Excepté ceux qui ont contracté une dette pour paiement de leur passage et qui seront contraints à l'exploitation économique, les clandestins, arrivés à destination, sont libres de faire ce qu'ils souhaitent, sont laissés « libres ». Il en va tout autrement des femmes, puisque celles-ci sont gardées sous la coupe du crime organisé, que ce soit en exploitation en boîtes de nuit, en exploitation de la prostitution de rue, en salons de massage ou autres types d'exploitation sexuelle en fonction de la législation et des pratiques du pays où elles sont accueillies.

M. le Président : Quelle coopération s'est instaurée entre vos services et les organes compétents de l'Organisation des Nations unies, de l'Office international pour les migrations (OIM), du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Nous avons une excellente coopération - et nous nous en félicitons - avec les Nations unies, notamment dans le cadre de la convention contre le crime organisé transnational, puisque Interpol a été partie prenante à l'ensemble des débats lors de la rédaction de la convention. Nous avons eu notre mot à dire et notre expérience à apporter dans le cadre de sa rédaction. La coopération est excellente. De même pour le Conseil de l'Europe qui travaille activement sur des recommandations et des conventions sur la criminalité. Actuellement, nous sommes impliqués dans un groupe de travail chargé d'étudier les formes d'exploitation sexuelle liées aux nouvelles technologies afin de déterminer la façon dont celles-ci ont apporté une facette différente à l'exploitation sexuelle, à la prostitution, adulte ou enfantine. Nous sommes donc souvent impliqués dans ce genre de groupes de travail et nous apportons notre expérience dans la rédaction des textes, résultats des travaux de ces groupes.

De la même manière, nous avons de fréquentes relations avec la Commission européenne, avec les organes européens et bien sûr notre contrepartie Europol. Dans le cadre de la Commission européenne, les programmes Stop et Daphné ont permis l'octroi de budgets importants pour des études sur divers phénomènes criminels liés à la traite d'êtres humains. Ils ont permis de fournir beaucoup d'informations et d'imaginer des stratégies pour l'avenir. Nous sommes autant intéressés que la Commission par les résultats des projets sous programme Stop et Daphné.

Nous avons passé un accord de coopération avec l'ICMPD - International centre for migration policy development, organisme des Nations unies plus spécialisé dans l'immigration clandestine - et un accord de coopération est en passe d'être signé avec l'Office international des migrations. Nous sommes conscients de la valeur du travail effectué par cet organisme au niveau local et national et des informations qu'il peut nous fournir sur le potentiel des réseaux criminels, puisqu'ils sont en contact direct avec les victimes.

M. le Président : Pouvez-vous évaluer les liens entre les réseaux de prostitution ou de travail forcé et les organisations criminelles agissant dans le trafic d'armes et de stupéfiants ? Quels montants financiers sont en cause ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Il convient de l'envisager en sens inverse : il faut d'abord envisager le crime organisé en tant que tel et savoir qu'il n'est plus spécialisé dans une criminalité particulière. Le crime organisé compte des intérêts partout où il y a de l'argent à gagner, que ce soit en trafic de stupéfiants, d'armes ou d'êtres humains. Le trafic d'êtres humains fait partie intégrante des activités du crime organisé au même titre que le trafic de stupéfiants, et éventuellement le trafic d'armes. Cela s'est notamment illustré avec les événements du Kosovo, où le crime organisé albanais a été le premier à tirer un large profit des gains liés aux ventes d'armes. Lors des événements du Kosovo, il a été constaté qu'une masse importante d'armes et de munitions a disparu d'Albanie, tirée des stocks gouvernementaux. On soupçonne que ces stocks d'armes ont été revendus dans le cadre du conflit du Kosovo et ont servi notamment à alimenter les caisses du crime organisé. Un état de chaos politique favorise toujours ce genre d'activités.

Les gains tirés des trafics sont difficiles à évaluer. Des chiffres sont avancés. Le mieux est de se référer à la dernière affaire italienne d'ampleur internationale et portée à notre connaissance au mois de mai dernier. Elle s'est déroulée dans la région de Pérouse. Les autorités italiennes ont arrêté 105 personnes : toutes membres du crime organisé albanais et italien, elles géraient des boîtes de nuit, des hôtels et des appartements pour la prostitution, avec un système de recrutement, de transport et d'exploitation des femmes en provenance d'Albanie, mais aussi de Roumanie, de Russie, de la République tchèque, d'Ukraine, de Bulgarie, de Hongrie, de Pologne, de Tunisie, d'Ethiopie et de Colombie. C'est dire le rayon d'action extrêmement large. Ce groupe gérait l'ensemble de la chaîne - recrutement, fourniture des faux papiers, exploitation - en recourant amplement aux hommes de paille afin d'acquérir des appartements ou des lieux de confinement. Il profitait de gros moyens logistiques pour séquestrer les femmes. Ce même groupe était largement impliqué dans le trafic de stupéfiants, puisqu'il a été interpellé pour les chefs d'accusation suivants : association de malfaiteurs se livrant au trafic de stupéfiants, commission d'une série de délits liés à la traite des femmes et à l'exploitation de la prostitution, réduction en esclavage, enlèvement de personnes, aide à l'immigration clandestine, contrefaçon de documents, extorsions, violences privées, détention et écoulement de stupéfiants. Voilà les chefs d'accusation qui pèsent sur les membres de cette association mafieuse.

Quant aux gains, il faut savoir que chaque prostituée rapportait un minimum de 33 000 francs français en termes de produit de la vente : elles étaient vendues 33 000 francs français. Le chiffre d'affaires total dépassait la somme de 6,6 millions de francs français par mois, répartis entre les différents groupes, auxquels il faut bien sûr ajouter les profits provenant du trafic de stupéfiants. Ces chiffres datent d'à peine un mois.

M. le Président : Quel est l'impact des nouvelles technologies de l'information et de la communication : téléphones mobiles, Internet sur les activités des trafiquants ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Toutes proportions gardées, on peut comparer leur impact à celui que les nouvelles technologies ont eu sur les affaires en général. Dès lors qu'une nouvelle technologie facilite et accélère la communication, les criminels en bénéficient au même titre que les hommes d'affaires dans le cadre de leurs activités légales. Le téléphone portable a apporté un avantage aux criminels, que ce soit à l'extérieur pour la communication, mais aussi à l'intérieur des prisons, où, on le sait, les téléphones portables circulent. En Italie ou ailleurs, beaucoup de mafieux sont emprisonnés. Ce n'est pas pour autant qu'ils cessent leurs activités ; au contraire, ils continuent de les diriger de l'intérieur des prisons. Les téléphones portables leur sont d'une grande aide. Certains groupes achètent les cartes sans abonnement, que l'on trouve en France et ailleurs : elles empêchent toute identification et permettent de communiquer facilement.

On peut tirer les mêmes conclusions d'Internet : mise à disposition plus facile d'adresses et de lieux de prostitution, communication rapide. Je ne pense pas que l'on soit à même de chiffrer exactement la part qui revient aux nouvelles technologies concernant l'augmentation du phénomène. Mais je pense que nous serons conduits à l'avenir à travailler sur ces données. Le Conseil de l'Europe travaille déjà sur cette influence.

M. le Rapporteur : Quel est le niveau de coopération avec les polices nationales, notamment dans les pays d'accueil ? La Moldavie a été citée. Une coopération est-elle instaurée ? Existe-t-il un bureau d'Interpol en Moldavie ? Comment les choses se passent-elles et quel est le degré d'efficacité ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : La Moldavie fait effectivement partie du système d'Interpol. Nous disposons d'un bureau. Il faut se replacer dans le contexte économique extrêmement fragile du pays : il fait de la Moldavie un pays très exposé aux criminels ainsi qu'à la corruption.

A l'occasion d'une session du Conseil de l'Europe, j'ai rencontré une responsable moldave qui travaillait dans le cadre de cette instance. Elle demandait notre assistance au nom de son pays. En effet, les autorités moldaves expriment une très forte et très pressante demande d'assistance et de soutien économique auprès de nous, de l'Europe de l'ouest, des pays développés en général, voire des Etats-Unis, afin de se développer et de faire face aux phénomènes criminels en passe de s'accroître considérablement.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous fournir les coordonnées de votre bureau car nous avons l'intention de nous rendre en Moldavie ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Je me ferai un plaisir de vous les communiquer.

M. le Rapporteur : Dans le cadre de nos auditions, il a été fait état de marchés aux femmes, d'endroits, notamment en Bosnie, où les différents réseaux vendent des femmes comme s'il s'agissait de marchés aux bestiaux ? Avez-vous connaissance de ce phénomène ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Nous en avons connaissance. On en revient au contexte de guerre ou d'après-guerre. La présence de troupes militaires étrangères basées dans ces pays, y compris des Nations unies, favorise l'exploitation de la prostitution.

Le crime organisé local n'a pas besoin d'une grosse structure pour être opérationnel, puisque l'exploitation se fait in situ. Il recrute largement - non volontairement dans ces cas-là puisqu'il s'agit souvent d'enlèvements - des femmes pour les exploiter sexuellement dans des bordels situés à proximité des cantonnements militaires notamment.

Certaines places sont reconnues comme des lieux d'échange et de vente des femmes. Ces femmes passent du contrôle d'un groupe à un autre pour être éventuellement déplacées géographiquement en fonction de la demande. C'est une situation extrêmement difficile. Les responsables des Nations unies chargés de remettre en place un système policier et administratif destiné à remplacer les structures militaires nous ont contactés afin de trouver un début de réponse. Mais, en l'absence d'une situation stable politiquement, il nous est extrêmement difficile d'entreprendre quoi que ce soit et la situation reste pour beaucoup encore gérée par les militaires, les forces de l'ONU entre autres.

Il nous a été rapporté des phénomènes beaucoup plus préoccupants encore : malheureusement, les troupes de l'ONU ainsi que les policiers en poste dans des pays pour répondre à des besoins d'assistance ou de formation sont aussi clients de cette prostitution et font partie du maillon de la chaîne qui conduit à ces situations de servitude et d'esclavage. C'est déplorable. Cependant, en l'absence de règles et de structures, on ne peut rien faire. Le pays est encore à l'état de chaos.

M. le Rapporteur : Quelle appréciation portez-vous sur l'efficacité des législations en Belgique et en Italie, notamment s'agissant du statut particulier accordé aux victimes ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : C'est un élément important. Il _uvre certainement en faveur de la connaissance des réseaux de trafiquants et surtout du sauvetage de ces femmes qu'il faut sortir de leur embrigadement dans ces réseaux de prostitution. La plupart d'entre elles ont un statut illégal dans les pays de destination. Même si elles sont venues avec leur passeport, celui-ci leur a été enlevé ; on leur délivre de faux papiers ou des papiers contrefaits, ou encore elles restent sans papiers. La récupération de leurs papiers d'origine fait l'objet du versement d'une amende. Bien souvent, elles n'ont pas accès à leurs vrais papiers d'identité et sont, de ce fait, fragilisées au niveau de leur statut de résidence dans le pays ; au surplus, elles sont isolées par la langue, font l'objet d'autres types de pressions, d'après les structures d'accueil qu'elles pourraient solliciter. Il est très important que ces structures d'accueil se développent et se fassent connaître pour que les femmes réalisent qu'elles peuvent effectivement avoir un recours. Dès lors que l'on peut leur offrir une garantie de séjour, même temporaire, elles sont plus enclines à parler et à aider les forces de police. Par exemple, l'Allemagne offre aux victimes de l'exploitation sexuelle un permis de séjour temporaire jusqu'à la conclusion du procès contre les criminels. Ces femmes, même si elles n'étaient pas d'accord sur la forme d'exploitation, sont venues à l'ouest pour vivre mieux, pour chercher une vie meilleure. Elles veulent rester la plupart du temps, si possible dans les pays de l'ouest : si on ne leur offre pas cette possibilité d'intégration, en aucun cas, elles ne prendront le risque de dénoncer leurs exploiteurs, car les ramifications s'étendent jusqu'aux pays d'origine. Elles encourent donc des risques. Certaines femmes ont été amenées à coopérer avec les services de police, parce qu'elles ont réalisé que l'exploiteur, contrairement à ses engagements, n'envoyait pas une partie de leurs gains à la famille dans le pays d'origine. Par révolte contre cet état de fait, elles ont spontanément livré leur exploiteur aux services de police. Mais ce sont là des cas très rares. La plupart du temps, il faut que ces femmes soient entourées et protégées pour contribuer aux enquêtes.

M. Joseph TYRODE : Pourriez-vous nous indiquer le chiffre d'affaires engrangé par ce phénomène de la prostitution ? Quelle est la part du secteur mafieux et du secteur commercial légal ? Autrement dit, n'existe-t-il que des ramifications financières au niveau mafieux ou des secteurs commerciaux qui profitent de cet état de fait via la mafia ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Je ne suis pas en mesure de vous fournir un chiffre d'affaires global.

La part du crime organisé est de plus en plus élevée et la structure traditionnelle de l'exploitation de la prostitution a totalement changé : elle est en complète révolution pour laisser place à l'exploitation organisée et par réseaux de la prostitution en opposition à l'exploitation traditionnelle, isolée, individualisée.

Quelle est la part du commerce légal, et de quels types de commerces s'agit-il ? Boîtes de nuit notamment... Il faut savoir que le crime organisé se donne une façade légale en utilisant des hommes de paille ou d'autres moyens pour acquérir des commerces sous diverses formes. Lorsque l'on creuse, on constate qu'il s'agit d'une façade et qu'en fin de compte le commerce est géré par le crime organisé. Je n'ai pas d'exemple où un commerce légal ait été utilisé à 100 % sans implication de mafieux à quelque niveau que ce soit, mais la part du crime organisé impliquée est croissante.

M. Joseph TYRODE : Ma question portait sur le parallèle que l'on mène avec l'organisation de l'esclavage des personnes qui travaillent dans la couture et qui ont une façade légale. Derrière, on s'aperçoit que ce sont de « petites mains ».

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Dans l'exploitation du travail clandestin, la plupart du temps, les personnes travaillent pour rembourser une dette. Il y a cette façade criminelle, mais, là encore, le commerce légal s'approvisionne généralement par sociétés interposées. Si le commerce s'adresse à un fournisseur, ce fournisseur se fournit chez un autre fournisseur qui lui-même s'est fourni dans une autre société. Bien souvent, le premier commerçant qui a acheté la marchandise n'a aucune idée d'où elle provient et ne cherche pas non plus à le savoir. Il y a beaucoup d'intermédiaires interposés entre les « petites mains » en question - les travailleurs clandestins - et le commerce légal qui vendra la production.

M. le Président : Une question d'ordre personnel : peut-on connaître votre formation d'origine ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Je suis capitaine de police ; j'appartiens donc à la police nationale française. Je suis mise à disposition auprès d'Interpol.

M. le Rapporteur : Notre Mission a été frappée, même si les réseaux de prostitution ne peuvent évidemment présenter un aspect angélique, par le niveau de violence, quasiment de torture qui peut être subi par un certain nombre de ces femmes. Vous l'avez vous-même souligné. C'est, nous semble-t-il, un phénomène assez nouveau. Parce que les acteurs sont nouveaux, je suppose. Il semble également que ce soit assez spécifique à certains pays.

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : C'est un phénomène très lié à la mafia albanaise et à son mode de fonctionnement : la mafia albanaise fonctionne de manière extrêmement violente avec des camps et des maisons où les femmes sont enfermées pour être violées et torturées, afin de briser toute résistance. Ces groupes albanais fonctionnent aussi selon un code de l'honneur qui se rapproche de ce qui existe en Italie : il fait peser des pressions très fortes sur les membres du groupe et parfois conduit à des règlements de compte violents pour affirmer l'autorité du chef du clan. Il ne faut pas non plus sous-estimer le degré d'implantation de ce crime organisé albanais. En effet, il faut savoir que les Albanais ont commencé d'immigrer il y a environ une trentaine d'années dans les différents pays d'Europe de l'ouest. Actuellement, certains des ressortissants d'Albanie établis dans les pays de l'Europe de l'ouest depuis plusieurs générations - une ou deux - forment des bases de soutien du crime organisé albanais extrêmement efficaces. Le crime organisé albanais est bien implanté en Europe de l'ouest.

M. le Rapporteur : Tous ces pays de l'Europe de l'est - Moldavie, Ukraine, etc. - sont-ils dans la main de réseaux albanais qui pilotent le trafic dès son origine ? N'existe-t-il pas des systèmes mafieux propres à ces nations ?

Mme Agnès FOURNIER DE SAINT-MAUR : Si, en Ukraine et en Russie, on trouve une implication du crime organisé russe. Il existe quand même une répartition géographique. Chaque organisation de type mafieux a sa zone géographique et s'il y a interconnexion entre deux groupes mafieux, il y a obligatoirement soit conclusion d'accords de coopération entre eux, soit lutte pour le gain, pour le profit. Ces personnes perçoivent immédiatement leur intérêt à travailler ensemble plutôt que de lutter les unes contre les autres, puisque travailler ensemble peut rapporter bien davantage encore.

Audition d'une victime moldave de la traite des femmes,
accompagnée de M. Philippe BOUDIN


(extrait du procès-verbal de la séance du 21 juin 2001)

Présidence de Madame Christine Lazerges, Présidente

Le témoin est introduit.

Le témoin : Je suis née en Moldavie en juin 1980. Mon père est chauffeur, ma mère femme au foyer. Ma s_ur de 25 ans est professeur de langue moldave, mon frère, de 20 ans, est apprenti chauffeur et j'ai une petite s_ur de 18 ans qui travaille dans une usine de textile. J'ai étudié pendant trois ans dans une école professionnelle et, lorsque les événements sont survenus, je me préparais à entrer au lycée. A cette époque, je travaillais le week-end dans un restaurant situé à cinq kilomètres de mon village. J'ai fait de nouvelles connaissances ; parmi elles, une femme qui s'appelait Lidia. Nous sommes devenues des amies proches. Un jour, elle m'a demandé si je voulais aller travailler comme serveuse en Italie. Ce serait un travail très bien payé. J'ai tout de suite éprouvé quelques doutes. Elle avait ajouté qu'elle s'occuperait des modalités de transport, du visa et qu'elle réglerait les détails du voyage. Je n'étais pas tout à fait d'accord, j'avais trop peur. Elle m'a rassurée en me disant que je partirais avec sa nièce Catrina qu'elle m'avait présentée et qui était également devenue mon amie.

Au cours de la soirée du 26 juin, Catrina et moi avons décidé de quitter la Moldavie pour l'Italie, afin de trouver une vie meilleure, plus facile, et afin de gagner davantage. Nous avons choisi de laisser la misère. Nous sommes donc parties en voiture dans la soirée du 26. Je suis partie sans rien dire à mes parents. J'avais abordé le sujet de mon départ pour l'Occident avec eux. Ils n'étaient pas d'accord pour que je parte sans que je connaisse personne pour m'accueillir. Ils voulaient que je finisse les études que j'avais entamées. J'ai saisi la chance que Lidia m'offrait, d'autant que je savais que je n'aurais pas suffisamment d'argent pour partir seule en Italie ou en France. J'ai décidé de partir illégalement.

Nous sommes entrés en Roumanie par Galati. Nous étions cinq dans la voiture : le chauffeur venu de la capitale, Zina, la meilleure amie de Lidia qui devait nous accompagner tout le long du voyage jusqu'en Italie, Catrina, la nièce de Lidia et une autre fille, Svetlana, une jeune fille de 24 ans qui souhaitait également partir en Italie, et moi-même. Nous avons roulé deux jours et deux nuits jusqu'à Timisoara où nous étions attendus par trois personnes : une femme russe et deux hommes hongrois. Zina et notre chauffeur ont discuté. Puis on nous a dit que nous allions poursuivre le chemin avec ces personnes, car elles connaissaient mieux la route. Nous sommes repartis dans la même soirée en bus pour arriver à la frontière hongroise. Arrivés à la douane, nous avons marché dans les bois jusqu'à une petite auberge où nous attendait un Anglais. Il s'est présenté d'un nom imprononçable et incompréhensible pour des oreilles moldaves. Nous avons passé la soirée là ; les deux Hongrois sont rentrés chez eux en Hongrie, nous laissant seules avec l'Anglais et la femme russe.

L'Anglais était très gentil. Il était tard, nous voulions nous coucher. L'Anglais a demandé à Catrina de venir dormir avec lui, mais, comme elle ne le connaissait pas, elle a répondu qu'elle préférait dormir avec Svetlana et moi. Il a alors complètement changé d'attitude, il s'est transformé du tout au tout. Nous avions peur. La femme russe a fait comme si elle ne voyait rien et est partie se démaquiller tranquillement dans la salle de bains.

Nous nous sommes alors senties très seules dans un pays que nous ne connaissions pas. Par peur de l'homme, Catrina a accepté d'aller dormir avec lui. Après un moment de calme, nous avons entendu Catrina pleurer, se plaindre, puis crier. Nous avons voulu aller voir, mais la Russe nous l'a déconseillé au risque de bientôt pleurer à notre tour. Nous sommes restées dans notre chambre. Les cris ont continué, puis le calme est revenu.

Le lendemain matin, Catrina avait les yeux rouges et gonflés de larmes. L'Anglais a dit bonjour comme si de rien n'était. Au cours de la journée, il a signé des papiers avec la femme russe et nous a annoncé que nous repartions le soir même en Italie. À ce moment-là, je croyais encore que nous allions travailler en Italie.

Le soir, deux Yougoslaves sont arrivés en voiture pour nous accompagner le reste du voyage. Sans mot dire, nous sommes montées dans la voiture et nous avons quitté la Hongrie. Nous avons roulé une dizaine d'heures avant d'arriver à Belgrade, mais, à ce moment-là, nous n'avions aucune idée de l'endroit où nous nous trouvions. Nous sommes descendus de la voiture. Nous sommes arrivés dans un petit studio non meublé. Il n'y avait que des matelas. Nous sommes restées dans l'appartement pendant que les Yougoslaves partaient chercher à manger.

Un moment après, un inconnu a ouvert la porte de l'appartement. Il était accompagné de deux filles venues de Roumanie. Après les avoir laissées dans l'appartement, il est reparti. Nous nous sommes retrouvées à cinq filles dans le studio. Nous avons commencé de discuter des circonstances de notre présence, ce qui nous était arrivé et ce qu'il allait advenir de nous.

Quelque temps après, cinq garçons sont arrivés dans l'appartement : les deux Yougoslaves et trois inconnus. Ils nous ont dévisagées comme des animaux, ils ont parlé entre eux. Nous avons alors compris que nous allions une nouvelle fois être vendues. Mais la discussion était encore une fois un peu agressive. Peut-être étions-nous trop chères et pas suffisamment bien pour eux, car l'affaire ne se conclut pas. Après leur départ, les deux Yougoslaves étaient en colère, se sont disputés avant de donner des coups de fil. Puis sont arrivés deux autres garçons, dont celui qui avait amené les deux Roumaines. Il était tard et nous voulions nous coucher. Ils nous ont violées toutes les cinq. Ce fut la première nuit de cauchemar. Le monstre qui m'a violée a compris que j'étais vierge ; il s'est mis à hurler comme un loup. Il était très content. Pour moi, ce fut très douloureux.

La deuxième nuit, nous sommes montés dans une voiture pour nous rendre dans une boîte de nuit dans la banlieue d'une ville. Nous sommes entrés. Deux filles entièrement nues dansaient sur la table. Nous nous sommes installés à une table. Est alors arrivée une femme d'une trentaine d'années - une amie du propriétaire de la boîte de nuit je suppose. Elle nous a emmenées dans une chambre et nous a ordonné de nous déshabiller ; après avoir été observées un moment, nous nous sommes rhabillées. Elle m'a demandé de la suivre ; pendant ce temps, les autres filles sont retournées dans la salle. J'ai compris que la femme m'avait choisie pour que je reste danser nue sur les tables. Je ne voulais absolument pas. Je ne voulais pas me séparer de Svetlana et de Catrina. Nous avons décidé de poursuivre notre chemin. Je ne voulais pas rester. Cela me dégoûtait ; rester là, pensais-je, aurait été la fin de ma vie. Nous sommes remontés dans la voiture. Dans la mesure où le patron ne voulait que de moi, l'affaire ne s'est pas faite. Les Yougoslaves étaient très en colère contre moi. Ils nous ont dit que nous ne trouverions pas mieux en Italie que cette boîte de nuit. Nous étions découragées. Nous leur avons demandé s'ils pouvaient nous laisser rentrer chez nous en Moldavie. Ils nous ont répondu que ce n'était pas possible, car ils nous avaient payées très cher.

Nous sommes rentrés au studio à Belgrade, où nous avons dormi. Après quelques heures de sommeil, les Yougoslaves étaient plus calmes et nous ont dit gentiment qu'ils allaient nous emmener dans une autre boîte de nuit, où il y avait d'autres filles comme nous, des Roumaines et des Moldaves. Et c'était vrai, il y avait trois filles moldaves qui nous ont expliqué qu'elles étaient arrivées là comme nous, qu'elles travaillaient depuis un certain temps et qu'elles commençaient à s'habituer, qu'elles dansaient, qu'elles parlaient avec les clients. Le patron nous a conseillé de rester pour travailler dans son bar, car nous ne trouverions pas mieux ailleurs. Nous étions désespérées, mais nous avons décidé de continuer jusqu'au bout. Nous ne voulions surtout pas rester en Yougoslavie.

Nous sommes donc partis pour passer la soirée dans une nouvelle maison, où se trouvait un homme qui m'a contrainte à dormir avec lui. C'était la deuxième nuit de cauchemar. Le matin, les Yougoslaves sont revenus et nous ont dit que nous partions pour l'Italie. Nous avons roulé longtemps, peut-être dix ou quinze heures, pour arriver dans la montagne à la frontière de l'Albanie. Nous devions traverser un tunnel, ce que nous avons fait à pied. Il était minuit passé. Nous avons marché comme des prisonnières en rang avec un Yougoslave devant et l'autre derrière. De telles situations ne sont imaginables que dans les films. Nous sommes passés, nous avons enfin aperçu beaucoup de lumières et la mer. Nous étions à la frontière de l'Albanie, où nous étions attendus par deux douaniers. Après discussion, nous avons compris que les Yougoslaves les connaissaient bien. On nous a demandé de marcher sans faire de bruit et sans appeler l'attention. Nous sommes descendus de la montagne, où nous attendait une voiture albanaise, dans laquelle les douaniers nous ont fait monter. Nous avons alors compris que les deux Yougoslaves nous avaient revendues à ces hommes. Après un quart d'heure de route, nous nous sommes arrêtés sur l'autoroute dans un restaurant. En terrasse, se trouvaient une dizaine de garçons. On nous a envoyées nous doucher. Au sortir de la douche, un des dix garçons m'attendait. Il m'a emmenée dans une chambre, m'a demandé de me déshabiller, m'a regardée, m'a demandé de me rhabiller, puis de le suivre dans une voiture. Pendant ce temps, Catrina et Svetlana sont restées à la table avec les autres hommes. Après avoir roulé quelque temps, nous nous sommes arrêtés dans une forêt. L'homme m'a fait déshabiller une nouvelle fois ; il m'a abusée, mais sans me violenter. Lorsqu'il a eu fini, il m'a demandé comment j'étais arrivée jusqu'en Albanie. Il m'a dit qu'il ne me ferait pas de mal. Il s'appelait Altin, avait vingt-quatre ans. Il m'a dit qu'il allait m'emmener dans sa famille et que tout se passerait bien pour moi. Je n'avais plus d'espoir. Il me parlait correctement ; j'étais obligée de l'écouter ; je n'avais pas d'autre choix.

Il était six heures du matin. Nous sommes revenus au restaurant. Il n'y avait plus personne. J'ai commencé à craindre pour Catrina et Svetlana. J'ai demandé à Altin où étaient mes amies. Il m'a alors répondu sur un ton satisfait que j'avais eu la chance de le rencontrer, parce que les autres filles étaient en train de se faire violer par les garçons au pied de la montagne. Il était très content d'avoir profité seul de moi alors que les autres devaient se partager les deux filles. Il était monstrueux d'entendre cela. Ce n'était pas des sentiments humains.

Quelque temps après, Catrina est revenue avec un homme, assez gros, du nom de Fatos, la trentaine passée. Nous avons compris que j'étais achetée par Altin et que Catrina avait été achetée par Fatos. Nous avons été séparées. Je suis partie dans la famille de Altin, à Lezhé, loin de la frontière. Nous avons voyagé en train. Nous étions attendus à l'arrivée par le père de Altin qui avait l'air très gentil. En arrivant à la maison, il m'a présentée à sa mère comme sa femme. Cela m'a fait chaud au c_ur et j'ai pensé que le cauchemar se terminait. Je n'avais pas le droit de sortir de la maison, car je n'avais pas de visa et il ne fallait pas que les voisins me voient. Je restais donc enfermée toute la journée dans la maison. Je commençais à tomber amoureuse de Altin. Après quatre jours, il m'a dit que nous allions partir en France pour travailler, pour gagner beaucoup d'argent, afin de revenir ensuite en Albanie pour construire une vie meilleure.

Nous sommes partis à Tirana, la capitale de l'Albanie, où se trouvait son appartement, car Altin devait y obtenir son visa. Il avait un appartement avec trois chambres, très bien meublé. Nous y avons dormi une nuit. Au matin, il n'était plus là ; je l'ai attendu tout le jour. De retour le soir, il m'a dit qu'il allait partir en Italie car il avait obtenu un visa. En revanche, je devais sortir du pays illégalement, car il n'était pas possible de m'obtenir un visa. Nous sommes repartis chez ses parents à Lezhé où j'allais pouvoir retrouver Catrina. J'étais très contente que nous puissions nous revoir. Fatos et Catrina arrivèrent. Après nous être raconté ce qui nous était arrivé, j'ai compris que la situation pour Catrina s'était également améliorée. Altin nous a dit que nous allions partir ensemble en vacances en France pour travailler.

Il fut décidé que Altin partirait le premier grâce à son visa en Italie, où il nous attendrait. Catrina, Fatos et moi devions nous y rendre illégalement. Les parents de Altin m'amenèrent en voiture chez les parents de Fatos, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, nous partîmes à Vlorë. Nous sommes arrivés dans un petit appartement où nous attendaient deux hommes, Fatos nous disant qu'ils étaient deux de ses meilleurs amis et qu'ils devaient nous faire traverser la mer en bateau. Fatos avait encore beaucoup de choses à faire et ne devait revenir que trois ou quatre jours plus tard.

Nous fûmes présentées à ses amis. Nous avons été enfermées dans l'appartement, Fatos et ses amis devant partir. Nous avons pensé que c'était pour des raisons de sécurité. Le soir, nous nous sommes préparées pour passer en Italie, mais les amis de Fatos nous annoncèrent la mauvaise nouvelle : la mer était mauvaise et il fallait attendre que le temps s'améliore.

Le soir, ils ont commencé à nous draguer. Je leur ai précisé que j'étais la femme de Altin et qu'ils ne devaient pas me toucher, mais ils me dirent ne connaître aucune personne de ce nom. Nous avons été battues et violées. Nous avons ainsi passé quatre ou cinq jours sans savoir si nous partirions un jour en Italie ou si notre voyage se terminait là, à Vlorë. Matin et soir, nous étions battues et violées. Ce fut monstrueux.

Un soir, ils nous ont emmenées pour la traversée. Il était minuit. En arrivant au bord de la mer, nous avons trouvé vingt-cinq ou trente personnes qui devaient monter dans un bateau en plastique, trop étroit. Je pensais que c'était dangereux. Nous fûmes présentées à un passeur qui devait nous accompagner jusqu'en Italie. Les Albanais sont partis. Mais nous avons été obligés de faire demi-tour, parce qu'il y avait des hélicoptères et l'on s'est retrouvé à Vlorë. Le soir suivant, nous sommes reparties avec le même équipage et le même guide. Nous avons navigué plusieurs heures avant d'accoster en Italie. Nous avons marché presque une demi-heure dans le maquis - il y avait de petits arbustes et de petits chemins - avant d'arriver dans une forêt, très sale : des vêtements et des sacs plastiques jonchaient le sol. Nous avons profité de la forêt pour changer nos vêtements déchirés. Le guide a profité de ce moment pour me violer.

Arrivèrent ensuite deux voitures assez grandes, aux vitres teintées, conduites par des Italiens. Une fille russe est montée devant, Catrina et moi sommes restées sur la banquette arrière sous une étoffe noire. Nous avons roulé environ une demi-heure sur l'autoroute pour arriver dans une grosse ville - j'ignore laquelle. La fille russe est descendue. Nous n'étions plus obligées de nous cacher. En attendant la seconde voiture, le chauffeur a commencé à nous draguer. Nous ne savions si nous devions rester, partir, continuer notre route. Lorsque le second chauffeur est arrivé, il a demandé à Catrina de monter dans sa voiture. Nous étions dégoûtées de cette situation qui se renouvelait. Nous n'avions à ce point plus d'espoir que nous avons refusé de leur céder et ils nous ont abandonnées là vers onze heures du matin dans cette ville d'Italie. Nous ne connaissions pas un mot d'italien. Nous pensions que Altin nous attendait, pas loin, quelque part. Je me suis souvenue qu'il m'avait donné un numéro de téléphone à utiliser lors de notre arrivée en Italie. Nous nous sommes rendues au kiosque le plus proche pour acheter une carte téléphonique, mais nous ne savions pas l'utiliser. Nous avons essayé en vain de nous en servir. Nous sommes restées à côté de la cabine en attendant que quelqu'un vienne à notre aide. Un passant s'est arrêté. Il était Albanais. Après avoir appelé Altin, il nous a dit qu'il allait nous accompagner jusqu'à lui. Il a appelé un taxi, dont le chauffeur était l'un de ses amis. Nous avons roulé trente minutes et quitté la ville. Après avoir emprunté l'autoroute, nous avons rejoint une autre ville, dont j'ignore le nom. Je sais simplement qu'il y avait un hôtel du nom de Victoria. Altin a discuté avec l'Albanais et le chauffeur de taxi. La discussion était houleuse. Finalement, l'Albanais et le chauffeur de taxi sont partis. Altin nous a emmenées au bord de la mer pour profiter du soleil de juillet. Il nous a laissées sur la plage et est reparti à la poste pour demander de l'argent à ses parents. Il m'a expliqué ensuite qu'il avait payé très cher le garçon qui nous avait menées jusqu'à lui et qu'il n'avait plus d'argent. Il était également très en colère parce que j'avais donné son vrai nom à un inconnu. Il m'avait ordonné de l'appeler par le nom de son faux passeport, qui était Alex. Il avait été condamné à cinq ans de prison pour trafic de drogue, mais n'avait fait que deux ans en Italie.

Nous avons passé la nuit à l'hôtel et au matin nous avons pris le train pour une grande ville italienne, Milan ou Rome. Nous avons pris une chambre d'hôtel. Au matin, nous fûmes réveillés par Fatos, accompagné de deux filles moldaves. Nous partons alors en train en France. Dans le train, nous étions séparés. Nous nous sommes retrouvés à la gare de Lyon, où nous étions attendues par une Albanaise, nommée Elmira, une jeune femme de 22 ou 23 ans. Fatos et Altin nous ont quittés et Elmira nous a emmenées en métro jusqu'à la porte des Lilas, où se trouvait l'hôtel. Nous avons dormi là. Très tôt le matin, nous avons été réveillées vers cinq heures du matin pour aller nous faire enregistrer à la préfecture, porte d'Aubervilliers, et demander l'asile politique. En marchant, elle nous a expliqué ce qu'il fallait dire et nous a fait remplir des questionnaires en nous montrant ce qu'il fallait inscrire, puisque nous ne comprenions pas un mot de français. Ces papiers nous donnaient une autorisation de séjour d'une semaine, après quoi nous devions prendre un rendez-vous pour faire établir des papiers plus durables.

Vers seize heures, nous sommes retournées porte des Lilas. Elmira nous indiqua que nous devions nous préparer pour aller travailler. Nous ne l'avons pas questionnée sur la nature du travail. Disposant de papiers, j'ai pensé que c'était un travail légal. Nous devions nous faire belles, être prêtes pour 21 h 00 et descendre dans la chambre d'Elmira. Celle-ci vivait avec une autre fille russe, Hélène, qui venait du Kazakhstan.

En entrant dans la chambre, nous avons découvert sur son lit un sac à main pour chaque fille. Elle nous expliqua qu'ils étaient pour nous. A l'intérieur, il y avait les papiers que nous avions obtenus le même jour, beaucoup de mouchoirs et quinze préservatifs. Ce dernier détail m'a choquée.

Nous sommes parties. En marchant, Elmira nous avait dit comment cela se passait, le temps que l'on devait garder un client, le nombre de clients par nuit, combien demander au client et l'interdiction de discuter longtemps avec les clients. J'étais choquée à l'idée de travailler dans la rue. J'avais vu des filles travailler comme danseuses dans les boîtes de nuit, mais sur le trottoir jamais ; je n'avais pas imaginé auparavant que cela puisse exister.

A peine étais-je seule que plein de voitures se sont arrêtées. A une heure du matin, j'étais fatiguée physiquement et moralement. Je voulais rentrer à l'hôtel, mais Elmira nous avait prévenues qu'il fallait rester là jusqu'à quatre heures du matin.

Après avoir dormi quelques heures, je fus réveillée par Elmira, car Altin voulait me voir et m'attendait au Macdonald. Je ne voulais pas, j'étais encore très fatiguée du voyage, de la route et de la première soirée en France. Mais j'étais obligée. Il était avec Fatos. Il m'a demandé comment j'allais. J'étais en colère, je lui ai dit que cela ne le gênait pas de continuer à me dire qu'il était amoureux de moi alors qu'il me prostituait. Il m'a répondu que c'était une façon de gagner rapidement de l'argent pour rentrer ensuite en Albanie. Je n'ai plus rien dit, tout était clair pour moi. Il m'a ensuite demandé combien j'avais gagné en une nuit ; il m'a dit que c'était insuffisant, que cela ne suffirait pas. Il a ajouté que si je ne ramenais pas davantage, il ne pourrait envoyer de l'argent à mes parents, car tout était cher. Je fus donc obligée de travailler de plus en plus, d'avoir beaucoup de clients. C'était fatiguant. Je suis restée pendant une semaine dans le même hôtel qu'Elmira. Puis je fus séparée des autres filles : je vivais avec Altin dans une chambre d'hôtel au prétexte que cela coûtait moins cher que deux chambres séparées. Auparavant, il habitait dans un hôtel, porte Dorée. Je ne voyais les filles qu'en soirée, lorsque nous travaillions ; à cinq heures du matin, je prenais le métro pour la porte Dorée où je passais toute la journée avec Altin. Cette situation a duré trois mois.

De temps en temps, des bus de l'Amicale du nid passaient dans la rue. On nous demandait si tout allait bien, si nous n'étions pas malades, si nous voulions des préservatifs. Elmira m'avait interdit de monter dans ces bus. J'avais pris en cachette la carte de visite de l'association et je continuais à travailler. Je voulais m'en sortir, mais je ne voulais pas tout casser, car c'eût été trop dangereux pour moi.

Je suis restée quatre mois à la porte des Lilas. Je travaillais comme une machine. J'avais perdu tout espoir et je n'arrivais pas à croire ce que j'étais devenue. A peine quelques mois plus tôt, j'étais une jeune fille bien éduquée. Je ne me sentais pas bien. Je pensais à mes parents qui ignoraient ce qui se passait. Je leur disais que je me débrouillais, mais ils ignoraient tout de ma vie en France.

J'ai rencontré un client de nationalité roumaine qui s'appelait Rarès. Nous sommes devenus amis. Il m'a demandé de le suivre, de travailler à mon compte. Je lui ai répondu que c'était facile de parler ainsi, mais que c'était trop dangereux, qu'il ne savait pas où il posait les pieds.

Le visa de Altin arrivant à expiration, il m'informa qu'il partait en Albanie pour obtenir un autre visa.

Arrive le jour où Altin part en Albanie. Il me dit de ne pas lui créer de problèmes, qu'Elmira et Fatos s'occuperaient de moi. Alors que je n'étais pas encore véritablement libre, ce jour-là je respirais mieux. Rarès a commencé à passer tous les soirs à côté de moi pendant que je travaillais. Les autres filles avaient observé son manège et Elmira m'avait interdit de discuter avec lui. Un soir, je suis partie avec lui, porte de la Chapelle. J'ai passé deux mois chez lui, sans rien dire à personne, même à Catrina, ma meilleure amie, car je craignais d'être dénoncée. Je suis restée cachée. J'avais trop peur de sortir. Je n'osais imaginer ce qui se passerait si Altin venait à me retrouver un jour. Je consultais la messagerie du téléphone ; le message était toujours le même : « Erika - mon nom de rue - fais attention à ce que tu dis et à ce que tu fais. Tu sais ce qui arriverait à toi et à ta famille. ». Le message d'avertissement était toujours le même. Je restais donc deux mois sans sortir de chez Rarès. Je ne faisais rien. Au bout de quelque temps, je lui ai demandé de passer porte des Lilas pour avoir des nouvelles de Catrina. Il fut reconnu par Hélène qui l'a dénoncé immédiatement à deux garçons qui protégeaient les filles sur la rue. Il fut attiré sur un parking, battu et lacéré de plusieurs coups de couteau. Ce ne fut pas trop grave. Nous avions peur et nous avons pris un appartement à Bagneux dans la banlieue de Paris. Nous sommes restés quelque temps ensemble. Le visa de Rarès arrivant à expiration - il travaillait dans le bâtiment -, il devait retourner en Roumanie. Il m'a demandé de l'accompagner dans son pays. A cette époque, j'étais en règle et j'ai préféré rester en France. On s'entendait très bien, nous étions amis. Il fut d'accord et partit.

Je me retrouvai alors seule, mais, déjà, je me débrouillais seule en France. Je voulais commencer une nouvelle vie et j'ai cherché du travail. Je parlais encore mal le français et j'eus du mal à en trouver. Enfin, je trouvai deux heures de ménage par jour, mais c'était insuffisant pour payer le loyer et je me suis retrouvée à la fin du mois sans toit et sans argent.

Je connaissais deux filles roumaines qui travaillaient à leur compte. Je leur ai demandé si je pouvais vivre et travailler avec elles un temps pour avoir un peu d'argent. Après un an, je me retrouvais sur le trottoir ; je travaillais trois ou quatre semaines. J'ai rencontré un Français, Olivier, qui m'a beaucoup aidée pour quitter la rue définitivement. Il m'a trouvé du travail dans un restaurant sérieux. Je parlais très mal le français, mais le patron très gentil m'a toutefois gardée. Avec le temps, j'ai progressé tant dans le service que dans la pratique du français. J'ai changé par la suite trois ou quatre fois de restaurant, jusqu'à aujourd'hui.

Je voudrais recommencer mes études comme je voulais les entreprendre en Moldavie, mais c'est impossible avec les papiers d'asile politique. Ce ne sont pas de vrais papiers. En plus de mon travail au restaurant, je prends des cours de français avec une amie, Sandra, que j'ai rencontrée à Paris.

Lorsque nous sommes arrivées en France, nous avons appelé Lidia qui nous avait vendues. Je lui ai demandé comment elle avait pu faire cela. Elle a reconnu nous avoir vendues, mais grâce à elle nous étions désormais en France. Sans elle, a-t-elle ajouté, nous serions restées de pauvres Moldaves et nous n'aurions jamais vu l'Occident. Je lui ai rétorqué que j'aurais voulu la voir à ma place, pour qu'elle sache ce qu'on y trouvait. Pour finir, elle m'a dit que, par notre vente, elle ne s'était pas remboursée de l'argent déboursé pour nous deux. Nous fûmes donc obligées de payer par la suite pour elle. Je l'avais dit à Altin. Il ne voulait pas en entendre parler. Il m'a dit que je ne retournerais jamais en Moldavie et qu'il ne paierait pas. Catrina avait payé, car elle m'avait dit que nous retournerions un jour en Moldavie. Après ce qu'elle nous avait fait, elle pouvait très bien régler notre compte. Elle a une bonne situation et beaucoup de connaissances. En Moldavie, nous ne sommes pas protégées. La police n'existe pas, la mafia fait la loi. Les autres sont de pauvres gens.

Je ne suis pas totalement française, mais plus non plus totalement moldave. J'ai peur ; après tout ce qui s'est passé, je ne me sens pas très bien. Mais je pense à mes parents que j'aime beaucoup. Je ne veux pas que ma famille pâtisse de mes actes, qu'ils fassent l'objet de représailles de Lidia et de Altin qui ont fait de moi une victime. Ils ont cassé tout mon futur.

Mme la Présidente : Vous avez un courage fantastique. Vous êtes en train de vous en sortir.

Le témoin : Cela va mieux. En France, je connais beaucoup de personnes qui parlent avec le c_ur et me donnent du courage. Cela me réconforte. Dans la rue, nous étions traitées comme des putes. Je ne connaissais rien de tout cela, je suis issue d'une bonne famille. (Elle pleure. )

Mme la Présidente : Pouvez-vous écrire à votre famille ?

Le témoin : Oui et je l'appelle souvent. Ils ne savent pas ce qui s'est passé. Je précise que Fatos et Elmira sont en prison, dénoncés par Catrina que j'ai rencontrée et qui me l'a raconté. Altin n'est jamais revenu en France. Il a acheté une autre fille et vit en Italie.

Mme la Présidente : Vous n'avez donc plus aucun contact avec lui.

Le témoin : Non. Depuis le jour où j'ai quitté la rue, il m'a fait rechercher par les Albanais.

Mme la Présidente : Où est Catrina aujourd'hui ?

Le témoin : Nous nous sommes rencontrées après six mois de séparation. Elle m'a confié qu'elle avait dénoncé Fatos et Elmira. Elle avait rencontré un Français avec lequel elle devait se marier.

Mme la Présidente : Vous êtes donc en situation d'asile politique ?

M. Philippe BOUDIN : Refusé.

Mme la Présidente : Vous êtes donc de nouveau en situation irrégulière ?

Philippe BOUDIN : Absolument.

Elmira, cette Albanaise, au rôle de « capo », qui surveillait les quatre personnes moldaves, leur a appris une histoire toute faite de répression politique en Moldavie en raison de son origine ethnique. Tout est faux.

Dès le premier jour de l'arrivée de XX (1) et de Catrina, ils se sont rendus à France Terre d'Asile pour procéder à une domiciliation, immédiatement après à la Préfecture, porte d'Aubervilliers. Ils feront des demandes qui seront refusées, puis un recours devant la commission des recours qui sera refusé ; ensuite, ils ont entamé des démarches devant le Conseil d'Etat. Et puis cela s'est arrêté, puisque XX n'était plus « cornaquée » par Elmira. Elle a donc reçu des récépissés provisoires, une autorisation provisoire de séjour ; depuis, elle n'a plus rien : elle est en situation totalement irrégulière.

Mme la Présidente : Aucune couverture sociale ?

M. Philippe BOUDIN : Elle n'a rien. Elle est complètement clandestine. Le seul titre qui soit valide est son passeport moldave, valide jusqu'en 2004.

Mme la Présidente : Depuis quand êtes-vous arrivée en France ?

Le témoin : Il y a deux ans. Je suis partie au mois de juin 1999.

Mme la Présidente : Vous êtes sans papiers ; vous travaillez cependant dans des restaurants.

M. Philippe BOUDIN : Oui, au noir.

Mme la Présidente : Vous en sortez-vous financièrement ?

Le témoin : Oui, cela me suffit.

Mme la Présidente : Logez-vous avec des amis ?

M. Philippe BOUDIN : Chez un ami français, qui n'est pas son petit ami. Il veut rester en dehors de tout cela, car il est terrorisé à l'idée d'héberger quelqu'un en situation irrégulière et qui a connu le parcours que l'on vient d'entendre. Par ailleurs, elle est entourée de deux personnes qui lui apprennent actuellement le français.

Mme la Présidente : Vous êtes-vous rencontrés par le Comité contre l'esclavage moderne ?

M. Philippe BOUDIN : Non, via Don Cesare Lodeserto, un prêtre italien que les amis de XX ont contacté parce qu'ils avaient vu une émission sur lui à la télévision. Ils ne connaissaient alors personne en France qui puisse aider XX. J'ai rencontré XX il y a très peu de temps, il y a une dizaine de jours. Nous allons entreprendre des démarches auprès de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques pour annuler les procédures de demande d'asile qui n'ont aucun sens et demander un asile territorial, que cette direction n'accorde que parcimonieusement. Ce n'est pas facile. J'espère que cela va fonctionner.

Il était important que la Mission d'information entende XX, car son parcours est malheureusement classique - la Moldavie, la Roumanie, la Yougoslavie, l'Albanie, l'Italie et la France. Des dizaines de filles ont vécu la même situation.

Mme la Présidente : Nous vous remercions pour votre témoignage. Je puis vous assurer que les députés ici présents feront tout leur possible pour vous aider à obtenir l'asile territorial. Nous allons voir cela avec Philippe Boudin. Nous remuerons ciel et terre. Il faut absolument que l'on y arrive.

Le témoin : Je vous remercie beaucoup.

M. le Rapporteur : Bien évidemment, nous allons vous aider. Il serait étrange qu'on ne le fît pas et surtout que l'on n'y parvienne pas.

Lorsque vous envisagez votre départ de Moldavie et que Lidia vous parle de ce travail en France, vous avez indiqué que vous aviez des doutes dès ce moment-là, alors que vous ne connaissiez pas ce qui vous attendait. Pourquoi ? Connaissiez-vous des personnes auxquelles il était arrivé des histoires similaires à la vôtre ?

Le témoin : Je ne connaissais personne dans ce cas, mais j'éprouvais des doutes, car ce qu'elle me proposait était trop beau et je me demandais pourquoi elle voulait faire cela pour moi.

M. le Rapporteur : Vous aviez dix-neuf ans. Parliez-vous avec les jeunes filles de votre âge, vos amies en Moldavie, de ce qui pouvait arriver lorsque l'on part en Italie ou en France avec le réseau des Albanais ?

Le témoin : Je n'ai jamais rencontré de personnes dans ce cas. Mais je sais que beaucoup de jeunes filles moldaves partent en Turquie. En Turquie, cela me paraissait normal, mais je ne pensais pas que ce fût possible en Italie et en France, surtout à Paris. Tout le monde rêve de voir Paris. Et ensuite on arrive dans la rue.

M. le Rapporteur : Votre départ du réseau a-t-il eu effectivement des conséquences pour vos parents ? Ont-ils reçu des menaces ? Sans doute ne savez-vous pas tout, mais comment cela s'est-il passé ?

Le témoin : Non, mes parents n'ont pas été menacés. Je travaillais à cent kilomètres de mon village. Ils ne sont pas inquiétés. Lorsque je les interroge à ce sujet, ils me répondent qu'aucun inconnu ne vient les ennuyer.

Mme la Présidente : Dans les villages des environs, beaucoup de jeunes filles partent-elles ?

Le témoin : A l'époque, non. Celles qui partaient allaient en Turquie. Mais personne ne pouvait s'imaginer ce qui se passait en France et en Italie.

M. le Rapporteur : Savait-on qu'elles partaient en Turquie dans un réseau de prostitution?

Le témoin : Des jeunes femmes considéraient que la vie en Moldavie était très dure.

M. le Rapporteur : Elles savaient et y allaient.

Le témoin : Elles n'avaient pas d'autre choix.

Mme la Présidente : Avez-vous rencontré des femmes qui sont parties en Turquie et qui sont revenues ?

Le témoin : J'ai rencontré des filles qui avaient déjà travaillé.

Mme la Présidente : Elles étaient plus âgées ?

Le témoin : Oui, et puis j'évoluais dans un autre cadre : je travaillais et je faisais mes études. Je n'avais guère de temps pour me promener.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je vous remercie pour votre témoignage. Ainsi que l'ont indiqué Mme la Présidente et M. le Rapporteur, nous ferons tout pour vous aider dans vos démarches administratives. Vous pouvez compter sur notre engagement total.

Vous avez cité divers intervenants : un Roumain, une Russe, deux Hongrois, un Anglais, des Yougoslaves... Avez-vous eu le sentiment qu'il s'agissait de professionnels qui empruntaient avec d'autres personnes les mêmes circuits ? S'agissait-il des mêmes appartements utilisés ? L'Anglais apparaît une fois ; il semble qu'il revende des jeunes femmes, mais est-il à demeure en Hongrie, qui sert de pivot? Sans doute ne pouvez-vous me répondre.

Le témoin : Dans la première auberge en Hongrie, c'était la première fois que j'étais confrontée à une telle situation, mais on voyait nettement que cet Anglais connaissait son métier par c_ur. Le petit appartement en Yougoslavie était trop sale, preuve qu'il s'y était passé beaucoup de choses. Dans le restaurant, en Albanie, des personnes n'y achetaient que des filles.

Mme la Présidente : Ce sont de vrais réseaux, successifs.

Nous allons être obligés de nous séparer pour d'autres auditions. Encore une fois, il était très courageux de votre part de venir nous expliquer tout cela, très émouvant pour nous, mais utile aussi, car, plus que jamais, nous devons intervenir, non seulement pour vous, mais pour d'autres. Mais pour vous, nous nous battrons.

Le témoin : Je vous remercie beaucoup. Je pense que mon histoire vous aidera dans vos travaux et pour les filles qui arrivent comme moi, afin de faire cesser ce trafic, car, lorsqu'il est trop tard, c'est trop douloureux.

Audition de M. Gilles LECLAIR,
directeur adjoint d'Europol


(extrait du procès-verbal de la séance du 21 juin 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Gilles Leclair est introduit.

M. Gilles LECLAIR : Je suis directeur adjoint d'Europol depuis deux ans. La convention étant entrée en vigueur au 1er janvier 1999, Europol est donc une institution jeune, mais qui était en construction pendant la phase de ratification de la convention.

Le mandat de lutte contre la traite des êtres humains date de 1997 : il est donc antérieur à l'entrée en vigueur d'Europol. Il a été prévu à l'initiative de la Belgique à la suite de l'affaire Dutroux. Chargé de lutter contre les grands trafics, la criminalité organisée au sens large, Europol reçoit ses mandats au fur et à mesure des besoins ou des priorités établies par les ministres de la Justice et des Affaires intérieures. Au trafic d'êtres humains au sens large furent donc ajoutés des mandats relatifs à la lutte contre l'immigration clandestine et, dernièrement, contre les réseaux de pédophilie et de pornographie infantile.

Lors des présidences française, puis suédoise de l'Union européenne, il a été envisagé de nous confier tous les mandats de la lutte contre le crime organisé au sens large, conformément à notre convention, dont l'annexe 2 intègre toutes les formes de criminalité grave. Cela nous permettra de mieux travailler sur les sujets transversaux, notamment sur certaines formes de l'esclavage moderne, comme les trafics d'enfants pour l'adoption, qui n'entrent pas à ce jour dans notre mandat. Je pense que cette modification, qui devrait se concrétiser à la fin de l'année, constituera une avancée intéressante.

Europol est une organisation intergouvernementale européenne relevant du troisième pilier de l'Union. Cela signifie que nous ne sommes pas une police intégrée supranationale ; nous ne disposons pas de nos propres équipes mais nous travaillons en appui des Etats, à leur demande et à travers eux. Notre convention est très stricte : elle a été négociée pied à pied pendant plusieurs années et nous sommes en train d'essayer de l'actualiser. Mais le principe de base est que nous fournissons un support analytique et opérationnel aux Etats membres dans le cadre de nos mandats et de la lutte contre le crime organisé au sens large. Nous recevons donc des informations, que nous compilons, analysons et restituons de manière enrichie. Néanmoins, nous ne restituons que ce que l'on nous communique ! Et pour l'heure, l'une des particularités négatives d'Europol, jeune organisation, tient au fait qu'il ne lui est pas fourni l'intégralité des renseignements opérationnels. Cette situation tient à plusieurs raisons : l'engagement des Etats dans cette organisation, les ancestrales différences de méthodes de travail des services douaniers, policiers et de la gendarmerie qui ont emprunté un certain nombre de circuits et obéissent à des habitudes prises et le fait que nous apportons un produit nouveau sur le marché, auquel il faut convaincre chacun de participer. A cet égard, nous n'avons pas encore eu l'occasion de révéler la plus-value d'un service européen de renseignements opérationnels, notamment dans l'élucidation d'affaires significatives ; même si certaines d'entre elles sont particulièrement suivies, les enquêteurs de terrain n'ont pas encore eu le retour suffisant.

Nous mettons en place des moyens de plus en plus importants. Même si nous ne nous sommes pas intégrés dans le premier pilier de l'Union, au fur et à mesure de l'avancée des traités, nous acquérons certains pouvoirs qui nous permettront d'aller de l'avant. Le traité d'Amsterdam a permis deux innovations : il s'agit, tout d'abord, du droit pour Europol de demander aux Etats d'engager des enquêtes dans tous les domaines avec une obligation pour ces derniers de s'expliquer s'ils ne le font pas. Cette faculté constitue une avancée importante même si l'Office ne dispose toujours pas d'un pouvoir coercitif et que son action reste de caractère intergouvernemental et respecte la souveraineté des Etats. La seconde innovation tient dans la mise en place d'équipes communes d'enquête qui sont le résultat de la négociation de la convention d'assistance judiciaire de mai 2000 qui permettra aux Etats de travailler sur le territoire d'un autre Etat membre dans le cadre de leurs propres procédures pénales. Ainsi, un policier allemand pourra procéder à des actes dans le cadre de sa procédure en France, certes sous couvert de la police française, mais il agira officiellement et sans commission rogatoire internationale, ce qui constitue une avancée. Dans ces équipes communes d'enquête, nous saurons intégrer la demande des Etats tout en apportant un support technique officiel et de coordination dans les affaires un peu complexes. En outre, l'actuelle mise en place d'Eurojust - le pendant d'Europol pour la justice - devrait conduire à des améliorations et nous permettre d'inciter certains Etats à s'impliquer davantage dans les enquêtes communes. En effet, dans certains Etats, la police est intégrée au ministère de la Justice qui dirige alors l'enquête, ce qui constitue parfois une gêne, dans la mesure où nous devons nous adresser à des services dirigés par un magistrat et dans lesquels les policiers ne sont pas toujours réceptifs.

S'agissant du trafic d'êtres humains, nous avons pris en compte le phénomène de manière globale : nous nous sommes efforcés d'acquérir une vision très large des phénomènes distincts qui composent le trafic d'êtres humains au sens large et l'esclavage, même s'il est vrai que nous sommes très sollicités pour lutter contre les trafics liés à la prostitution et à l'immigration clandestine, ces deux phénomènes criminels présentant des points communs.

Notre travail consiste à proposer des rapports de tendance et des analyses aux Etats en fonction des renseignements que nous recevons et à leur fournir, à leur demande, une aide opérationnelle. Nous avons ainsi un certain nombre d'affaires en cours portant tant sur des trafics traditionnels de prostitution et de proxénétisme que sur la pédophilie et l'immigration.

Les services des Etats membres concernés se réunissent à Europol, qui leur fournit des analystes et des experts. Ils déclenchent leurs opérations de manière coordonnée. Plusieurs opérations très intéressantes sont en cours, notamment contre les réseaux de prostitution nigériane, de pédophilie sur Internet, ainsi que contre des réseaux de trafic d'immigration ukrainiens, moldaves, ou liés au réseau chinois.

Nous disposons de trois possibilités de stockage de l'information. C'est là notre point sensible qui est aussi notre point fort puisque nous disposons d'une haute protection des données. Le stockage de l'information s'opère d'abord dans un système d'information générale qui permet aux Etats d'échanger des informations de toutes sortes telles que le numéro de téléphone d'un suspect proxénète ou le descriptif d'un mode opératoire spécifique dans le cadre de la lutte contre un trafic de drogue. L'information est également stockée dans des fichiers de travail consacrés aux principaux phénomènes criminels. S'agissant de l'esclavage moderne, nous tenons ainsi un fichier sur les réseaux albanais et kosovar et nous en ouvrons un autre sur les réseaux ukrainiens et moldaves. Dans ce cadre, les Etats ont la possibilité de nous livrer toutes les informations utiles sur ces réseaux. Celles-ci sont analysées et, en cas de rapprochements ou de connexions, immédiatement communiquées aux Etats concernés.

Le troisième système d'échange de l'information, plus réactif, est quotidien : c'est le système d'échange entre les officiers de liaison dont nous disposons dans tous les services répressifs nationaux. En France, par exemple, il s'agit de représentants de la douane, de la gendarmerie et de la police. Ce système permet à chaque Etat d'échanger quotidiennement des informations sur les affaires en cours. Il peut, par exemple, s'agir d'une demande d'identification à partir d'une plaque minéralogique de voiture ou de demandes plus complexes. Au total, 9 000 enquêtes sont ouvertes dans ce cadre, chaque année.

Les trafics d'êtres humains représentent 20 % de l'activité actuelle d'Europol.

Evoquer les écueils auxquels nous nous heurtons aujourd'hui conduit à enfoncer quelques portes ouvertes.

A propos des trafics d'êtres humains liés à la prostitution et au proxénétisme, nous sommes de plus en plus confrontés à des réseaux dont les têtes de pont se trouvent dans les pays sources. C'est déjà le cas des réseaux traditionnels, en provenance d'Afrique, d'Amérique du sud ou d'Asie. Mais cela l'est particulièrement avec les nouveaux réseaux venus des pays de l'est, ce qui ne va pas sans provoquer des difficultés en matière de coopération policière et judiciaire avec ces pays, où existe parfois - pas toujours - de la corruption, mais qui surtout ne disposent ni des législations ni des structures adaptées à une bonne coopération avec les pays de l'Union européenne, la France particulièrement.

De manière récurrente, se pose le problème du manque de protection des victimes. Nous n'avons pas de culture en la matière au niveau de l'Union européenne ; aussi observe-t-on des témoignages défaillants ou un manque de coopération des victimes qui préfèrent être exploitées plutôt que de témoigner, dans la mesure où, pour la plupart, elles sont privées de toute protection et dépourvues de statut légal dans les pays où elles sont soumises à la prostitution. Même si certaines lois couvrent déjà certains types d'infraction, il conviendra de réfléchir au statut de repenti et de prendre des mesures pour protéger l'anonymat, de sorte que les victimes puissent s'exprimer sans être contraintes d'aller témoigner à un procès pénal : en effet, la procédure pénale écrite qui impose que le témoin dépose sous son identité suscite de nombreuses difficultés.

En matière opérationnelle, nous disposons aussi de lois sur les agents d'infiltration qui ne sont pas toujours adaptées. La législation française sur la possibilité d'infiltrer des trafics ne concerne pour l'heure que les trafics de stupéfiants et le blanchiment de l'argent, cette loi n'ayant pas été étendue à l'ensemble des trafics. De même, le témoignage anonyme des agents d'infiltration n'est actuellement pas recevable. Or, ayant servi six ans à la tête de l'Office central des stupéfiants en France, je me suis rendu compte que le témoignage des agents infiltrés pose un véritable problème. En effet, il est d'abord très difficile de les former et nous n'en avons pas autant qu'il en faudrait - quand on en a de bons, leur témoignage lors du procès pénal empêche de les utiliser deux fois !  Au surplus, cela met en péril leur intégrité physique. Il conviendrait donc de réfléchir à une modification de la loi sur ces points. A l'échelon européen, nous souffrons souvent de l'absence d'un service spécialisé dans le domaine du trafic d'êtres humains et, partant, d'une centralisation de l'information. Tant que l'information est éclatée, lutter contre les grands phénomènes criminels est toujours plus difficile. Là aussi, nous essayons, au niveau européen, de pousser les Etats à instituer des services spécialisés centraux ou, à tout le moins, des points de contacts nationaux. L'absence d'une infraction générique sur la traite des êtres humains peut parfois constituer un obstacle, notamment dans le cadre des poursuites. Et s'il est vrai que nous pouvons parfois récolter quelques morceaux d'infractions telles que les violences, un viol, ou l'usage de faux papiers, nous pourrions sans doute progresser s'il existait une infraction générique permettant, à l'instar de ce qui existe en matière d'association de malfaiteurs, de nourrir une procédure et de mieux réprimer ces réseaux.

Cependant, nous escomptons une avancée grâce à la signature, à Palerme il y a quelques mois, de la convention sur la lutte contre le crime organisé, qui devrait permettre l'introduction, dans le droit positif interne des Etats, de dispositions permettant de lutter contre les organisations criminelles au sens large et donc de progresser sur la voie d'une répression plus efficace.

Pour contrecarrer les réseaux, des mesures administratives se révéleraient utiles : outre la fermeture systématique des établissements employant des personnels se livrant à la prostitution ou au travail clandestin, ou des personnes en situation irrégulière, il serait également souhaitable, comme le font certains pays du nord de l'Europe, de systématiser les investigations en matière financière en parallèle avec les services fiscaux, pour confisquer les biens et les revenus issus de cette activité.

A l'évidence, il conviendrait également de renforcer les liens entre les services, des problèmes de coopération surgissant parfois entre ceux chargés de surveiller les frontières et les services répressifs. Actuellement, des projets sont en cours pour créer une police européenne des frontières : il sera nécessaire que celle-ci, une fois constituée, ne perde pas tout contact avec Europol et les correspondants nationaux, dans la mesure où elle recueillera une information probablement utile dans la répression des trafics internationaux. Par ailleurs, nous essayons de nouer de plus en plus de contacts avec les organisations non gouvernementales, ainsi que le font les services répressifs nationaux, afin de mieux comprendre les phénomènes, la psychologie des victimes et, parfois, d'obtenir des indications sur les réseaux.

Enfin, il conviendrait d'instaurer une politique claire en matière de titres de séjour. J'évoquais préalablement la question des témoins, car outre la pression sur les familles dans les pays d'origine, il est clair que l'absence de témoignages tient parfois simplement au fait que ces personnes ne disposent pas de papiers en règle, que l'on a éventuellement retirés aux victimes à leur arrivée. Elles se retrouvent alors confrontées à elles-mêmes et obligées de se vendre. L'obtention d'un titre de séjour faciliterait sans doute la réinsertion de ces personnes.

Mme la Présidente : Merci, monsieur le directeur, de ce regard clair et compétent sur Europol et des propositions que vous avez émises.

Comment Europol détermine-t-elle une politique ? Pourquoi travailler plutôt sur la lutte contre la traite des êtres humains que sur la lutte contre la toxicomanie ? Europol compte environ deux cent cinquante personnes ; sur quels critères répartissez-vous vos forces ?

M. Gilles LECLAIR : Nous sommes aujourd'hui plus de trois cents.

La politique est déterminée par le conseil d'administration et par les ministres de la Justice et des Affaires intérieures. Nous nous contentons de proposer un programme de travail en fonction des demandes des Etats. Lors de la présidence française de l'Union européenne, nous avons réuni un conseil d'administration au cours duquel les Etats ont communiqué leurs besoins prioritaires, parmi lesquels figurait le trafic d'êtres humains au sens large.

Mme la Présidente : Le trafic d'êtres humains correspond à 20 % de votre activité. C'était donc là le choix des quinze pays ?

M. Gilles LECLAIR : Oui, nous ne sommes pas compétents pour engager les enquêtes, ce sont les Etats qui déterminent notre action : ce sont nos « clients ». Nous constatons ces 20 % parce que les Etats nous ont sollicités à cette hauteur. Dans le panorama du crime organisé, il est à remarquer que ce taux correspond sans doute à la part de cette activité criminelle. L'activité criminelle majeure, c'est le trafic des stupéfiants, qui sous-tend parfois de nombreuses autres activités : on peut découvrir des trafics de stupéfiants parmi les réseaux d'immigration et de prostitution. Parfois, une personne est simultanément impliquée dans plusieurs trafics. Elle viendra s'installer sans papiers - certes contre son gré, néanmoins clandestinement ; elle se prostituera dans un réseau et, dans le même temps, on lui demandera de passer de la drogue. Il arrive donc que les mêmes réseaux relèvent parfois de trois à cinq infractions. Nous travaillons beaucoup plus sur une approche horizontale des organisations criminelles, en essayant de déterminer les têtes de pont, que sur une approche verticale, infraction par infraction. Les dossiers relatifs à la traite des êtres humains et à l'immigration représentent 20 % de notre activité ; mais, si l'on ajoute les réseaux à multiples activités, la mafia italienne ou des trafiquants asiatiques au sens large, l'on obtient un pourcentage supérieur, même s'il reste difficile de procéder par statistiques.

Mme la Présidente : Nous présumions que les têtes de pont se trouvaient dans des pays non couverts pas Europol. Mais ils circulent souvent dans les pays couverts et l'on en trouve tout le long du chemin emprunté par les victimes. Par exemple, pouvez-vous remonter assez près de la Moldavie ?

M. Gilles LECLAIR : L'expression « tête de pont » vise les dirigeants de ces réseaux internationaux mais il est évident qu'un réseau est constitué de convoyeurs, de passeurs, de surveillants ...

Mme la Présidente : Nous avons eu le sentiment, au travers de différentes auditions de la Mission, qu'il s'agissait souvent de réseaux modestes.

M. Gilles LECLAIR : Cela dépend de l'origine des réseaux. Les réseaux des pays de l'est sont souvent de petites entreprises familiales issues d'une région, dans lesquels les responsables sont très liés les uns aux autres et ont chacun leur rôle. Ce ne sont pas des pieuvres comme la mafia italienne. Il n'en reste pas moins que les responsables restent au pays et reçoivent l'argent.

En Grande-Bretagne, des comptes bancaires sont ainsi ouverts au nom des prostituées, mais des virements automatiques transfèrent l'argent dans des pays sources, et ces femmes ne peuvent plus avoir accès à ces sommes. Certes, des réseaux sont démantelés en Europe. Cependant, il est difficile d'organiser une coopération policière et judiciaire avec des pays souvent troublés, aux législations et aux structures inadaptées. Europol a reçu mandat pour passer des accords de coopération avec les pays tiers, qui renforceront l'efficacité de la lutte contre ces réseaux. Dans la liste des pays liés par un accord, ne figurent pas encore l'Albanie, la Moldavie ou l'Ukraine, mais sans doute cela viendra-t-il. Nous sommes déjà en train de signer des accords de coopération avec la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque, la Russie, qui sont aussi des pays « pourvoyeurs ». Nous allons également implanter dans ces Etats des officiers de liaison, tandis que des officiers de liaison de ces pays seront détachés à Europol et travailleront donc quotidiennement avec les officiers de liaison des pays de l'Union européenne, permettant ainsi un échange d'informations qui constituera sans doute une amélioration. Mais il ne faut pas se leurrer : s'il n'existe pas, en contrepartie, dans les pays intéressés, une répression harmonisée, des structures équivalentes avec des moyens équivalents aux nôtres, il sera impossible d'obtenir des résultats totalement satisfaisants.

Mme la Présidente : Vous avez évoqué l'absence d'infraction générique sur la traite des êtres humains. Nous allons bien sûr nous interroger sur l'adéquation des textes français aux phénomènes que nous voudrions voir mieux réprimer. Mais nos voisins réfléchissent-ils à cette question ?

En France, le texte sur les crimes contre l'humanité est inapplicable du fait de conditions très rigoureuses imposées - à juste titre. Restent les textes classiques sur le proxénétisme et les deux articles 225-13 et 225-14 du code pénal sur l'abus de la faiblesse d'autrui. Pensez-vous qu'il y a la place pour la définition d'une autre infraction, en s'inspirant de la législation d'un autre pays européen ?

M. Gilles LECLAIR : A ma connaissance, la Belgique, les Pays-Bas et l'Allemagne ont adopté une telle législation. Ces dispositions législatives très larges permettent ainsi d'accumuler plusieurs éléments qui, au final, rendent compte de la réalité d'un trafic. Vous pouvez ainsi regrouper dans une même procédure, et à condition d'établir des relations entre les différents faits, le viol, qui semble isolé, d'une prostituée par un proxénète, l'arrestation d'une personne munie de faux documents en provenance d'un trafic de clandestins, etc., les juges devant ensuite se déterminer pour savoir si le concept de trafic d'êtres humains au sens large trouve à s'appliquer.

Cela présente un avantage pour le travail de police car il est beaucoup plus facile d'amonceler de petites infractions que de démontrer, de A jusqu'à Z, l'organisation d'un trafic. Peut-on affirmer que c'est efficace dans des pays qui, dans le même temps, prônent la liberté de la prostitution et qui acceptent la mise en vitrine de prostituées ? Je ne le sais pas, je ne me suis pas livré à l'évaluation de la législation néerlandaise. Je ne suis pas davantage certain que l'on puisse prétendre que la police néerlandaise soit la meilleure d'Europe, mais en tout état de cause, la loi existe.

Je crois qu'une des pistes intéressantes réside dans le suivi et l'application de la convention de Palerme : une loi tendant à lutter contre les organisations criminelles organisées peut se révéler un moyen pour démanteler des réseaux, si l'on démontre, par exemple, qu'un réseau criminel détient ici des voitures volées, là utilise des armes ou fabrique de faux papiers ... Si l'on identifie un réseau criminel organisé grâce à un certain nombre de critères déterminés par l'ONU, alors on pourra le bloquer. Cette voie est moins directement orientée sur la lutte contre le trafic d'êtres humains, mais elle sera, sans doute, un moyen supplémentaire pour contrer ces organisations.

En tant que praticien, le fait de disposer d'une infraction générique peut conduire à de meilleurs résultats. Cela ne signifie pas pour autant que la police française connaît actuellement de mauvais résultats car, en se fondant sur les textes sur le proxénétisme, elle en obtient de bons. L'avantage de procéder à une expérience aux côtés de quinze autres pays montre que la France est efficace en termes réactifs. En revanche, nous avons quelques difficultés à prendre du recul et à analyser les phénomènes criminels. Quand la police française travaille sur un réseau de proxénétisme, elle est très efficace - l'OCRIEST ou d'autres services réussissent de très belles affaires - mais, ensuite, elle n'analyse pas le phénomène global de l'implantation des Albanais qui dirigent les réseaux !

Mme la Présidente : Elle travaille plus par infraction que par phénomène criminel ?

M. Gilles LECLAIR : Tout à fait, alors même que l'intérêt est de recourir à ces deux approches. Il ne faut plus se focaliser sur les grands phénomènes, car on en oublie alors l'essentiel. Dès lors que l'on a considéré qu'il ne fallait plus s'occuper que du crime organisé, l'on a oublié de s'atteler aux petits faits spécifiques et parcellaires.

M. le Rapporteur : Au début de votre intervention, vous avez utilisé, avec regret, la formule « nous ne restituons que ce que l'on nous communique » tout en précisant que l'on ne vous communiquait pas toutes les informations. Ce comportement est-il généralisé à l'ensemble des pays membres d'Europol ou est-il possible de relever des défaillances plus fortes dans tel ou tel pays ?

M. Gilles LECLAIR : Incontestablement, les pays anglo-saxons sont beaucoup plus impliqués dans Europol que ne le sont les pays du sud de l'Europe. Plusieurs facteurs expliquent cette situation. Tout d'abord, une forte influence anglo-saxonne a marqué la constitution de l'organisation et les pays du sud y ont été un peu oubliés, la France également. Ensuite, les méthodes de travail des différentes polices d'Europe ne sont pas les mêmes. La police en France est plus réactive mais n'est pas dotée de programmes de travail à deux ou trois ans, à la différence des pays anglo-saxons qui sont très structurés. Ils constituent des task-forces, consacrent les budgets adaptés, programment des méthodes et des temps de travail. De la même manière, le système de travail et d'analyse d'Europol est très anglo-saxon, tous les logiciels sont anglo-saxons, la méthode d'analyse des phénomènes et des informations est vraiment très fidèle au système anglo-saxon. Les pays du sud, la France en particulier, sont très en retard dans la mise en place de ce genre de travail dans les services de police.

Au surplus, une certaine incompréhension initiale des services du sud fait qu'ils sont moins impliqués et moins donneurs d'informations que les pays du nord de l'Union. Cela dit, même dans les pays très impliqués, nous n'avons pas encore un retour de 100 % des informations sur les projets mis en place. Nous n'avons aucun pouvoir de coercition à leur égard si ce n'est de leur rétorquer : « Ne prétendez pas que le projet est mauvais ; si nous disposions de toutes les informations, peut-être serait-il bon ! »

M. le Rapporteur : Les lacunes dans la transmission des informations entraînent une perte d'efficacité des services de police pour aujourd'hui mais aussi pour demain.

M. Gilles LECLAIR : Nous sommes vraiment confrontés à un dilemme entre le respect des souverainetés nationales et la lutte contre le crime organisé. Il faudra trouver des procédures qui ne portent pas atteinte aux souverainetés tout en autorisant un meilleur travail en commun en faisant un peu fi des frontières.

J'ai évoqué la convention mutuelle d'assistance judiciaire. De nombreux progrès sont réalisés en matière de coopération judiciaire et policière pour parvenir à une action supranationale ou pour permettre de travailler de façon synchronisée et dans les mêmes conditions. Néanmoins, il est vrai que nos progrès sont moins rapides que ne l'est le développement des trafics.

Une autre raison qui nuit à l'entrée des informations dans le système Europol tient au caractère nouveau des méthodes de travail qui provoque une révolution culturelle dans le fonctionnement des services de police. Pendant des années, nous avons travaillé de façon bilatérale ou « en étoile ». Cela signifie que le policier d'un pays possède ses contacts dans d'autres pays auxquels il téléphone, avec lesquels il se réunit, traite ses affaires et puis repart. Désormais, on demande aux services de police, des douanes et de la gendarmerie de fournir de l'information en amont, c'est-à-dire de la stocker pour qu'elle soit enrichie dans le futur et échangée à terme. Elle est stockée et pourra peut-être devenir vivante deux ans plus tard. Or, les Français ne savent pas faire cela, alors que les Anglais sont un peu meilleurs dans ce domaine. C'est vraiment une nouvelle méthode de travail qu'il convient d'expliquer et de faire comprendre aux services, car l'imposer me paraît difficile.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas du tout évoqué le projet de décision-cadre de la Commission concernant, d'une part, la traite des êtres humains et, d'autre part, la pédopornographie.

M. Gilles LECLAIR : Je ne l'ai pas évoqué compte tenu de l'évidence même de la question. Il est clair qu'elle aura une influence sur les pratiques policières et judiciaires.

M. le Rapporteur : Parmi les réponses adaptées, il semble que l'harmonisation des peines soit une perspective intéressante ?

M. Gilles LECLAIR : L'harmonisation des peines évite que les trafiquants aient tendance à se réfugier dans le pays où ils risquent le moins.

On parle de la peine quand les auteurs sont déjà arrêtés, mais c'est en amont que se rencontrent les difficultés les plus sensibles. Il faut donc améliorer les méthodes procédurales, ce qui est plus que délicat, dans la mesure où nous sommes confrontés à des pays de droit romain et à d'autres de droit anglo-saxon qui recourent donc à des méthodes de travail totalement différentes. Cela nuit aux arrestations.

M. le Rapporteur : Au terme de plusieurs semaines de travail de notre mission, l'Ukraine, l'Albanie et la Moldavie composent le triste podium de la traite des êtres humains. Sur le constat chacun s'accorde, mais je voudrais que vous nous précisiez la qualité des relations que vous avez avec les autorités policières de ces pays, à moins qu'il n'y en ait aucune.

Avez-vous un doute sur l'efficacité du travail en commun ? Existe-t-il un risque d'imprégnation entre les réseaux criminels et la police de ces pays ?

M. Gilles LECLAIR : Pour l'heure, nous n'entretenons aucun contact direct avec l'Ukraine, la Moldavie, l'Albanie. Il entrait dans nos projets de proposer l'Ukraine et l'Albanie dans notre deuxième liste de pays pour la négociation d'un accord de coopération. Mais, qui dit accord de coopération dit véritablement négociation et implique l'assurance que, chez l'autre partie, la protection des données est assurée. Or, déjà dans les pays de la première liste, cet élément fait aujourd'hui obstacle à la négociation avec certains Etats - la Bulgarie, la Roumanie - avec lesquels nous nous heurtons à l'absence d'une législation adaptée et d'organes de contrôle des données transmises. Je suppose que nous allons être confrontés au même obstacle avec l'Ukraine comme nous le sommes déjà avec la Russie avec laquelle nous nous contenterons de signer un accord technique sans échange d'informations personnelles, faute d'une loi de protection des données.

Il faut savoir qu'avant la signature des accords, une autorité de contrôle composée de membres des quinze pays de l'Union - dont, pour la France, deux sénateurs issus de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) - donne son approbation. Nous sommes très exigeants sur ce point. C'est là un des problèmes majeurs avec ces pays, mais il en est d'autres : ont-ils les structures adaptées pour lutter de façon équilibrée aux côtés des pays de l'ouest ? Je ne suis pas convaincu que l'Ukraine ou l'Albanie pourront disposer des moyens techniques ou des personnes formées d'un niveau comparable à celui que nous possédons.

On parle souvent de corruption, mais, avant de traiter de cette question, il faut engager un important travail d'aide à ces pays dans la mise en place de législations adaptées, d'aide à la formation des personnels, d'aide à la mise en place des structures. Nous bénéficions, à ces fins, des programmes européens Tacis et Phare au profit des pays de l'est, auxquels nous participons.

La corruption est souvent un problème de nature économique. Le chef de police en Ukraine doit gagner 600 francs par mois : un tel niveau de rémunération peut faciliter la corruption.

M. le Rapporteur : Les réseaux de traite des êtres humains utilisent-ils, à votre connaissance, les nouveaux moyens d'information et de communication ? Par ailleurs, votre service a-t-il toute liberté pour y recourir ou des législations dressent-elles des obstacles ?

M. Gilles LECLAIR : La cybercriminalité est un vaste sujet. Dans la mesure où les organisations criminelles peuvent parfaitement passer des e-mails plutôt que d'utiliser le téléphone, il nous faut, en conséquence, disposer des moyens techniques pour les surveiller, qui existent. Il faut également être en mesure de contrer les messages ou les réseaux malveillants, de contrôler en amont les fournisseurs d'accès, ce qui n'est pas simple. Les échanges s'opèrent en temps réel, les fournisseurs sont situés à l'autre bout de la planète et nous sommes désarmés au niveau législatif pour agir en temps réel sur les donneurs d'instructions. Sur ce sujet, nous travaillons de concert avec la Commission qui essaye de publier une directive chargée d'améliorer les règles applicables ; mais, là aussi, nous sommes dépendants des pays tiers. En effet, nous constatons le développement de véritables paradis pour les fournisseurs d'accès - Manille et les Philippines - comme il existe des paradis fiscaux.

En matière de pornographie infantile, nous créons une banque d'images pour stocker toutes les photos qui circulent sur le réseau et pour procéder à des rapprochements entre les différents réseaux. Le dispositif sera bientôt opérationnel grâce, notamment, à l'apport des Suédois, très avancés en la matière. C'est là une manière très indirecte de lutter contre ces phénomènes, qui ne résout pas le problème de la diffusion de l'information. Nous sommes, en ce domaine, dans un nouveau droit, difficile à élaborer, puisqu'il exige par nature des réactions à la seconde et que nul système juridique ne le permet. Si un policier français constate une infraction sur le réseau, il doit en rendre compte au parquet qui lui-même fera ouvrir une information, le juge d'instruction devra lancer une commission rogatoire internationale qui elle-même devra recevoir une réponse... Il est clair qu'un nouveau droit reste à imaginer. Ce n'est pas simple et la question est débattue au sein du G8 ainsi que dans beaucoup d'autres enceintes.

Mme la Présidente : Nous plaçons beaucoup d'espoirs dans le travail que mène Europol. Nous espérons que des moyens plus importants pourront vous être accordés et que les relations avec les pays non couverts par vos services se trouveront facilitées.

Vous avez répondu à Alain Vidalies sur l'Ukraine et la Roumanie, sans citer la Moldavie.

M. Gilles LECLAIR : Il semblerait que cet Etat existe !

Il est très lourd de négocier des accords et je me demande s'il s'agit, en l'espèce, de la bonne piste. Il existe une action propre des Etats eux-mêmes ; nous ne sommes pas les sauveurs qui se substitueraient aux Etats. L'action de l'Union européenne dans ces pays doit être globale. Elle passe par la formation, la mise en place de structures et de législations adaptées. Ensuite, il reste à nous organiser pour lutter contre les réseaux qui ont commencé à s'implanter dans nos territoires.

Mme la Présidente : Pour reprendre l'exemple de la Moldavie, il semblerait que des responsables de réseaux criminels y soient implantés. Dès lors, des accords ne seraient pas sans intérêt.

M. Gilles LECLAIR : Si des personnes sont d'ores et déjà identifiées, il se peut que, faute d'accords judiciaires, l'on perde la possibilité de les faire arrêter ! La Moldavie a dû intégrer Interpol depuis la chute du mur ; mais, entre cette intégration et l'existence de structures judiciaires adaptées pour répondre aux demandes d'entraide, de grands progrès restent à faire. Nous faisons de notre mieux pour progresser le plus rapidement possible avec les moyens juridiques qui sont les nôtres. Nous restons dépendants de la volonté des Etats de l'Union pour aller plus loin.

Mme la Présidente : Percevez-vous une volonté des Etats de l'Union en ce sens ?

M. Gilles LECLAIR : Nous sommes confrontés à l'écart qui existe entre les grandes déclarations politiques, qui souhaitent voir confier mille missions à Europol, et le travail de la base qui ne met pas forcément en concordance son action avec les déclarations faites au plus haut niveau. Nous sommes actuellement dans la phase où cet écart doit diminuer. Nous sommes pour 30 % responsables si notre discours n'est pas adapté, mais je pense que tout repose également sur la volonté de chaque service d'y participer. Il faut un discours politique au niveau national de la part des chefs de service pour choisir une direction plutôt qu'une autre et pour convaincre de son bien-fondé ; puis, c'est aux policiers sur le terrain de la mettre en _uvre en livrant leurs renseignements à Europol.

Nous nous demandons encore si, dans certains pays, il existe dans les services des relais aux discours politiques qui s'expriment au niveau des différents conseils des chefs de gouvernement ou des ministres de la Justice et des Affaires intérieures.

Audition de M. John CONNOR,
rapporteur sur l'esclavage domestique devant la commission
sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes
de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE)

et de Mme Lydie ERR,
présidente de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes
et les hommes, rapporteure sur la traite des femmes de l'APCE


(extrait du procès-verbal de la séance du 21 juin 2001)

Présidence de Mme Lazerges, Présidente

M. John Connor et Mme Lydie Err sont introduits.

Mme la Présidente : Je voudrais mentionner que sont présents dans la salle, non seulement les députés membres de la Mission, mais aussi des magistrats français en stage de formation continue à l'Assemblée nationale qui ont souhaité bénéficier de cette audition.

Mme Lydie ERR : Madame la Présidente, permettez-moi de dire mon admiration devant l'initiative française d'avoir créé à l'Assemblée nationale une Mission sur un sujet au c_ur de l'actualité. La France est à ce titre l'un de seuls pays dont le Parlement est actif et _uvre contre ce fléau. C'est un exemple que les autres parlements de l'Union et du Conseil de l'Europe devraient suivre.

Je n'entrerai pas dans le détail de notre rapport qui existe pratiquement sous sa forme finale. Vous y trouverez la référence à tous les textes et recommandations internationales existants, que ce soit les conventions internationales, les recommandations de l'ONU et de l'Union européenne, les recommandations ou résolutions du Conseil de l'Europe. Je me limiterai à quelques remarques et surtout aux conclusions que je présenterais si je devais aujourd'hui ouvrir le débat à l'Assemblée du Conseil de l'Europe. Ce débat est prévu au mois de septembre. La semaine prochaine, en commission, nous discuterons des conclusions dont vous aurez aujourd'hui la primeur. Il se peut donc que ce ne soient pas les conclusions définitives, tant il est vrai que dans une matière aussi délicate, les conclusions ont toujours vocation à évoluer avec la connaissance du phénomène.

Comment apprécier le phénomène de la traite ? Selon des estimations - il n'y a pas de statistiques en la matière - le trafic de femmes dans le monde représente 78 % du trafic. Dans ce pourcentage et selon les chiffres de l'UNESCO, tous les ans, un million d'enfants sont concernés, et pas seulement dans le but d'une exploitation sexuelle : ils sont aussi objets et victimes de trafics en tout genre. L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime à 4 millions le nombre de personnes qui ont migré de l'est européen vers l'ouest depuis la chute du mur de Berlin. En l'an 2000, l'OIM a évalué à trois millions les migrants sans papiers dans le monde, la plus grande partie ayant migré en Europe de l'ouest.

Les chiffres, qui dépassent notre imagination, sont très élevés. Le chiffre d'affaires brassé par le trafic des êtres humains l'est tout autant : estimé par l'ONU à 15 milliards d'euros pour l'année 2000, il est certainement à revoir à la hausse pour l'année en cours. Le chiffre d'affaires généré par le trafic illicite sera réinvesti ; on n'en connaît nullement l'utilisation ultérieure.

Depuis de nombreuses années, la communauté internationale est active sur le sujet et la convention la plus importante est celle de l'ONU, de 1949, sur la prostitution. Elle prescrit la tolérance de la prostitution mais interdit son exploitation ; en cela, elle concerne la traite, non pas que la traite soit la prostitution elle-même, mais parce qu'elle oblige les Etats à poursuivre pénalement l'exploitation de la prostitution.

Suite à cette convention, on peut classer les pays en trois catégories :

- les prohibitionnistes, tels que les Etats-Unis et la Chine, qui ont interdit toute prostitution comme son exploitation ;

- les réglementaristes, comme l'Allemagne et les Pays-Bas qui organisent son fonctionnement ;

- les abolitionnistes, comme la France et environ 70 autres pays, qui tolèrent la prostitution, mais interdisent son organisation et ne permettent pas l'exploitation de la prostitution.

S'il ne faut pas comparer la traite et la prostitution, il n'en existe pas moins un lien étroit entre elles. Les deux phénomènes sont en fait membres d'une même famille. Outre la prostitution et l'exploitation sexuelle, la traite comprend aussi les transferts illégaux. Tout le monde se souvient du passage, il y a un an, de clandestins de Calais vers la Grande-Bretagne et des drames humains qu'il a entraînés. Citons également l'esclavage domestique dont mon collègue vous entretiendra, les mariages sur catalogues et l'exploitation des jeunes filles soi-disant au pair ; tous ces phénomènes paraissent faire partie de la traite.

La traite est sans contestation possible un phénomène complexe. C'est d'abord un problème de droits humains, un crime contre l'humanité, prévu dans les compétences de la Cour internationale de Rome. L'esclavage des temps modernes se caractérise par l'inégalité entre les hommes et les femmes et par une atteinte insupportable à la dignité humaine. La traite est un problème de droit pénal, de criminalité organisée, de commerce illicite en tant qu'il porte sur des êtres alors que les êtres humains devraient être hors commerce. C'est aussi un problème de droit pénal pour ce qui est de savoir s'il faut ou non incriminer le client de la prostitution forcée. Il convient néanmoins de se poser la question de savoir s'il y a une prostitution volontaire, une prostitution libre : que recouvre cette notion de « liberté de la prostitution », dite « libre » lorsque la liberté de disposer de son corps n'est pas exercée par la personne à laquelle ce corps appartient, mais par les clients de la personne ?

En troisième lieu, la traite est un phénomène touchant à la migration. Les chiffres très élevés montrent que le trafic augmente indépendamment de l'exploitation sexuelle. Parmi les catégories de personnes, il faut comprendre celles que l'on qualifie à tort de « réfugiés économiques ».

En quatrième lieu, c'est un problème qui touche à l'économie compte tenu des montants brassés par ce trafic et de l'ignorance totale dans laquelle se trouve la communauté internationale concernant l'emploi ultérieur de ce montant. Il touche à l'économie et il faudrait examiner attentivement cet aspect des choses.

C'est un problème qui touche au travail, car il procure du travail, illicite certes, mais du travail à un grand nombre de personnes dans le monde.

C'est en sixième lieu un problème de santé publique comprenant, entre autres, les maladies sexuellement transmissibles et le sida.

C'est enfin un problème de morale publique. Le caractère pluriel de cette problématique rend très difficile le combat contre ce phénomène à multiples facettes. Cela explique qu'à l'heure actuelle il existe de nombreuses définitions au niveau international : celle de l'OIM ; celle de l'OCDE ; celle proposée par le Conseil de l'Europe ; la tentative de définition de l'Union européenne ; quelques législations nationales. Ces divers documents mettent l'accent sur l'aspect du problème qui les concerne le plus. Ainsi, pour la proposition de définition de l'Union européenne, n'est considérée que la traite vers l'Europe occidentale, ce qui est méconnaître une dimension importante du phénomène. Les autres définitions proposées présentent d'autres défauts.

Avant de se mettre d'accord sur une définition de la prostitution, il faudrait s'entendre sur certaines priorités. Je pense que tout le monde s'accorde pour reconnaître que les victimes doivent être au centre du débat. Or, à l'heure actuelle, ce sont elles qui sont les moins protégées, elles sont expulsées et emprisonnées, de sorte, que dans nos prisons et à nos frontières, il se trouve davantage de prostituées et de victimes de la traite que de trafiquants. En soi, c'est scandaleux.

Ce trafic est un énorme marché, et il l'est à cause de la prostitution et des grands espoirs de lucre que recèle ce marché. La prostitution est un marché florissant parce que la demande existe et s'amplifie. Aussi, en tant que citoyenne et juriste, je pense intéressant d'évoquer, au moins à titre indicatif, l'exemple suédois qui pénalise le client de la prostitution, non de la prostitution forcée, mais de la prostitution tout court - ce qui en soi peut être contestable, mais présente l'avantage non négligeable de retirer toute envie aux réseaux de trafiquants d'organiser leur trafic dans les pays où les clients potentiels « de leur marchandise » risquent de connaître des problèmes. De ce fait, la Suède est grandement épargnée par les réseaux de trafiquants de prostituées, dont l'activité est, paraît-il, plus facile ailleurs. L'exemple suédois est en train d'être suivi par la Norvège et l'Islande. Il faudrait également signaler une expérience intéressante : celle de l'Australie qui ne pénalise pas les clients, mais qui a mis en _uvre une procédure de responsabilisation des clients de la prostitution. Ils sont appréhendés et obligés de passer un jour ou deux en présence de prostituées exerçant encore, mais surtout d'ex-prostituées, au cours desquels ils ont des débats directs avec les victimes de la prostitution et se rendent compte de la misère humaine qui règne dans ce milieu.

Je terminerai cette introduction en citant l'une de mes collègues, députée suisse, Nicole Castioni, qui a écrit Soleil au bout de la nuit. Elle y explique son cheminement dans la prostitution et la dépendance à la drogue. Elle dit : « On ne naît pas prostituée, on le devient et jamais par hasard. » Elle explique son expérience personnelle. Ayant été élevée dans un milieu bourgeois, elle a été abusée dans son enfance. Selon les statistiques publiées par d'autres livres incontournables en la matière - dont le livre noir de la prostitution - parmi les prostituées, 80 % de femmes et d'hommes ont été sexuellement abusés dans leur enfance. C'est donc un phénomène complexe et la complexité des conclusions est en rapport avec la complexité du phénomène.

Ces conclusions s'appuieront par conséquent sur sept points.

· Les trois C : connaître le phénomène par des investigations coordonnées ; comprendre son fonctionnement et son effet sur l'émigration ; combattre le phénomène ensemble après l'avoir compris en profondeur. Cela suppose des rapporteurs nationaux sur le sujet. A ce titre, la France nous montre la bonne voie et constitue un exemple à suivre. Les rapports nationaux annuels à réaliser doivent comporter des statistiques, des données sur l'évolution des phénomènes et être établis ensemble en collaboration avec les médias et les organisations non gouvernementales (ONG) actives sur le terrain. A ce stade de la connaissance, il convient déjà d'informer les victimes potentielles dans nos ambassades respectives, dans les pays d'origine.

· La prévention par une aide ciblée dans les pays d'origine en collaborant à la saisie des données afin d'établir des statistiques et surtout en recherchant les racines profondes du phénomène actuel qui pourraient se résumer comme suit :

- l'inégalité entre les hommes et les femmes : ce n'est pas un hasard si 80 % des victimes de la traite sont des femmes ;

- la féminisation de la pauvreté dans les pays d'Europe de l'est à la suite de la chute du mur du Berlin ;

- la discrimination sexiste dans le monde du travail ;

- la violence générale à l'encontre des femmes ;

- la discrimination des femmes au niveau de l'éducation et de la formation professionnelle.

Les pays d'origine, qui ont procédé à des études, ont démontré qu'une grande misère économique entraînait souvent la volonté d'émigrer de ces femmes, qu'elles soient forcées ensuite à la prostitution, au travail domestique ou autre.

Aux trois C du premier point, nous pourrions ajouter trois E : éducation, éducation, éducation ; c'est une nécessité primordiale.

· Troisième point : le principe directeur de toutes conclusions en ce domaine doit être de retenir comme préoccupation essentielle la victime. Jusqu'à maintenant, les Etats ont toujours mis le trafiquant au centre. Or, les victimes de la traite sont les femmes ; ce sont elles qui sont le plus sanctionnées, notamment par l'expulsion du territoire sur lequel elles ont été exploitées, qui les prive de leurs droits de demander réparation et de se reconstruire après l'expérience traumatisante qu'elles ont vécue. L'expulsion les prive également d'un retour adapté dans leur pays d'origine. Il doit s'agir d'un retour assisté, préparé par une formation, le cas échéant par une aide matérielle afin de leur éviter de retomber dans les filets dans lesquels elles sont déjà tombées. C'est là une question centrale.

Il importe de définir la traite en droit international. L'Union européenne consent des efforts notables à ce sujet. Une proposition a été présentée à la fin du mois de décembre 2000. Toutefois, exceptionnellement et malgré l'absence dramatique de moyens matériels du Conseil de l'Europe, celui-ci est le mieux placé, car, contrairement à l'Union européenne, il ne comprend pas seulement les pays de destination, mais également les pays d'origine. Une définition commune arrêtée au sein du Conseil de l'Europe présenterait l'avantage non négligeable de comprendre, après un débat contradictoire, les aspects qui concernent autant les pays d'origine que les pays destinataires.

Quelques éléments sur cette définition : il faut qu'il y ait transfert ou migration, indépendamment du caractère légal ou illicite de cette migration. Indépendamment du consentement, il faut aussi une exploitation, sexuelle ou par le travail, et une exploitation monnayée de la migration illégale. La notion de contrainte doit également être retenue pour qualifier le trafic, contrainte dans l'exercice de l'activité une fois la personne arrivée dans le pays de destination, qu'il s'agisse d'un mariage sur catalogue, de l'exploitation par la prostitution ou de tout autre type d'exploitation. La contrainte ne doit pas se limiter à la contrainte physique, elle peut être psychologique, résulter d'un abus d'autorité ou d'une mise volontaire en situation de dépendance de la victime.

Gardant à l'esprit l'intérêt des victimes, les Etats membres, surtout destinataires, devraient être tenus d'installer des structures d'accueil à leur intention. A ce titre, il existe de bons exemples en Europe : l'Italie, la Belgique et - une fois n'est pas coutume en matière d'égalité - l'Autriche, où les centres d'intervention travaillent avec une étonnante efficacité. Je vous fournirai une documentation très intéressante sur le sujet. Ces centres d'intervention pour les victimes de la traite ne se limitent pas à une assistance linguistique, juridique, sociale, financière, professionnelle ; il s'agit surtout d'une mise en réseau de l'ensemble des acteurs qui interviennent dans ce cadre. C'est, selon moi à la lumière des documents, la meilleure formule à envisager.

L'Italie présente également des exemples intéressants, tel le téléphone permanent 24 heures sur 24, mis en place par La Strada, (« la rue »), qui revêt une importance capitale pour la sortie éventuelle des prostituées de ce milieu. S'impose - cela n'a pas suffisamment été souligné - la nécessité absolue de prévoir des mesures de non-discrimination pour protéger les victimes de la traite. Toute discrimination doit être bannie, qu'elle soit fondée sur la nationalité, le sexe, la race, l'ethnie, la religion, l'orientation sexuelle, ou toute autre distinction, car les Etats destinataires pourraient être tentés de faire le choix des victimes de la traite qu'ils voudraient en premier lieu secourir et ce serait une discrimination totalement inacceptable.

· Le quatrième point des conclusions porte sur le volet pénal. Les pénalités doivent être adaptées et proportionnelles à la gravité des faits. Si les ministres de la Justice de l'Union européenne consentent des efforts louables en ce domaine, ils sont, à mon avis, encore loin d'être à la hauteur de nos attentes. Le dernier accord partiel intervenu à la fin du mois de mai lors du sommet des ministres de la Justice à Bruxelles prévoyait des pénalités maximales de dix années d'emprisonnement pour les trafiquants d'êtres humains. C'est une peine largement insuffisante, car elle ne constitue pas même la moitié de la peine encourue pour le trafic de drogue. Selon moi, il n'y a aucune raison de considérer, au regard du droit criminel, le trafic de drogue comme plus grave que le trafic d'êtres humains - au contraire. Et la sanction sera, selon moi, l'aune à laquelle sera mesurée l'importance que les Etats membres attachent à la traite. La pénalité ne doit pas concerner la liberté des trafiquants, mais surtout l'argent, le nerf de la guerre. L'argent explique l'existence du trafic, la condamnation devrait donc prévoir la confiscation automatique du patrimoine des trafiquants, d'abord pour offrir une réparation aux victimes qui auront eu le courage de réagir contre leurs tortionnaires, ensuite pour alimenter des fonds d'aide aux victimes. Le Luxembourg peut faire valoir une expérience très positive en matière de fonds d'aide aux toxicomanes. De cette façon, l'on est assuré que les fonds saisis ou confisqués dans le cadre des procès de la toxicomanie peuvent être réinvestis dans la lutte contre la toxicomanie. Nous nous situons dans un domaine où la création de tels fonds serait particulièrement adaptée.

Troisième élément au niveau pénal : à la voie qui consiste à prévoir l'extradition des trafiquants, je préférerais la possibilité de poursuivre les nationaux pour des infractions commises à l'étranger sans exiger la double incrimination du fait en question. Nous ne parviendrons à nos fins que si nous faisons une exception à la règle en matière de droit pénal international, qui est la double incrimination. En la matière, les raisons qui expliquent la règle de la double incrimination n'apportent rien. La poursuite sur place serait préférable à l'extradition, car les extraditions sont trop compliquées et posent trop de problèmes dans la pratique alors que la poursuite sur place au moyen des commissions rogatoires devrait permettre une action plus efficace à l'encontre des trafiquants.

Quatrièmement, je plaide pour un partage de la charge de la preuve sur le caractère involontaire de la prostitution, sur la contrainte en matière d'exploitation sexuelle. En effet, pour une victime, il est impossible de rapporter la preuve que l'on a été forcée. Si le trafiquant ou l'exploitant d'une maison de débauche doit prouver que la victime qui a déposé plainte est là de son plein gré, qu'elle n'a pas subi de contraintes, cela nous donne une meilleure assurance que les procès pénaux seront menés à bonne fin.

Cinquièmement, il conviendrait d'interdire les mariages sur catalogue. Au Luxembourg, petit pays de 400 000 habitants, on enregistre deux mille demandes d'entrée de séjour de Philippines, de Thaïlandaises, essentiellement des femmes d'Asie, mais aussi d'Ukraine et de Russie pour raison de mariage. Ces femmes sont choisies sur catalogues. C'est un élément de la traite. Ce devrait être interdit comme devraient être interdites les activités des voyagistes qui organisent des voyages à caractère exclusivement ou essentiellement sexuel, notamment en Thaïlande et aux Philippines.

· Le cinquième point des conclusions vise les clients. Si le client n'existait pas, il n'y aurait pas de prostitution et s'il n'y avait pas de prostitution, il n'y aurait probablement pas de trafic. Parmi les clients, il ne faut pas oublier les soldats dits « de la paix », les soldats des missions humanitaires, les fonctionnaires internationaux. Les récents développements en Yougoslavie, notamment au Kosovo, l'ont montré : partout où se déplacent des armées et des missions humanitaires internationales, les bordels suivent et la prostitution forcée est créée. Ainsi, l'organisation des trafics albanais de la prostitution forcée est-elle une conséquence directe de la guerre et de la présence des forces internationales dans cette région du monde.

· Sixième point : il faut combattre le fléau avec des moyens adaptés au chiffre d'affaires qui résulte du phénomène. Le chiffre d'affaires étant colossal, le peu d'argent actuellement destiné par nos pays à la lutte contre la traite ne peut suffire. Il serait logique de mesurer l'effort budgétaire que chaque pays européen est prêt à fournir. Je pose la question : ne serait-il pas utile, comme en matière de coopération et de développement, de fixer un seuil souhaitable à atteindre, ce qui aurait au moins l'avantage de mesurer l'effort fourni par nos Etats respectifs ? Encore faudrait-il poser à cet instrument de mesure la condition que cet argent ne soit pas investi dans « le tout répressif », mais dans le « tout assistance à la victime ».

· Mon septième point concerne la forme juridique des instruments à développer. La forme idéale serait une convention, un protocole additionnel à la convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Il faudrait que cet instrument soit ouvert à tous les Etats membres qui souhaiteraient y adhérer, même sans être membre du Conseil de l'Europe : cette mesure présenterait l'avantage de s'adresser aux pays d'origine et aux pays de destination de la traite, mais également de permettre l'adhésion à cet instrument de tout pays prêt à lutter avec l'Europe contre ce fléau des temps modernes.

M. John CONNOR : Je vous remercie, madame la Présidente, de m'avoir invité aujourd'hui. Je veux également rendre hommage à l'Assemblée nationale pour avoir créé cette Mission d'information, cet observatoire sur les nouvelles formes d'esclavage moderne.

J'ai été désigné comme rapporteur de la Commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur le point particulier de l'esclavage domestique. Les modifications de la société européenne au cours de ces dernières années, où les deux conjoints travaillent, les obligent de plus en plus à avoir recours à des services domestiques et souvent à des travailleurs immigrés. La plupart des personnes en Europe qui fournissent des services domestiques se retrouvent dans une situation qui n'est pas véritablement différente de l'esclavage. Il existe très peu de statistiques officielles sur ce phénomène, mais nous savons tous que dans les pays développés où cette évolution de la société est intervenue, beaucoup des personnes qui viennent de milieux sociaux modestes sont très souvent exploitées. C'est un véritable problème de « traite ». Nous pensons que quatre millions de femmes se trouvent dans cette situation d'esclavage après avoir été recrutées pour des services domestiques.

Les informations figurant dans mon rapport sont pour l'essentiel fournies par des organisations non gouvernementales (ONG), rarement par des sources officielles. Les ONG fournissent des aides à des personnes qui se trouvent dans ces situations difficiles. Une partie des informations auxquelles nous avons eu accès n'est pas confirmée par des statistiques officielles, mais nous espérons que ce rapport servira de base à la discussion au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Nous espérons que le Comité des ministres et, partant, les quarante-trois Etats membres adopteront ensuite les mesures adéquates pour lutter contre ce fléau.

Comment définir l'esclave domestique ?

Il s'agit d'un individu dans une situation vulnérable qui se voit contraint physiquement ou moralement de fournir un travail sans contrepartie financière, privé de liberté, et dans une situation contraire à la dignité humaine. D'autres critères pourraient être ajoutés.

Nous sommes en France ; une ONG française fondée en 1994 nous a fourni des informations. Elle a relevé depuis cette date deux cents victimes de l'esclavage, principalement d'anciennes colonies françaises. Selon cette organisation (le CCEM, Comité contre l'esclavage moderne), 95 % des victimes sont des femmes. Environ un tiers sont mineures, elles avaient moins de dix-huit ans lorsqu'elles sont arrivées en France. Certaines étaient des enfants : elles étaient âgées de 8 à 15 ans.

A noter également que 20 % des employeurs jouissaient dans ce pays, selon les informations, de l'immunité diplomatique, ce qui signifie que ces victimes travaillaient pour des personnes dans des ambassades et des consulats. Leurs employeurs jouissaient de l'immunité face au droit social de ce pays. C'est la convention de Vienne qui accorde l'immunité diplomatique aux personnes travaillant dans les ambassades et les consulats. Ces personnes ne sont pas soumises à la loi nationale. Certes, il est nécessaire de respecter la loi dans le pays d'accueil, mais elles ne sont pas poursuivies en cas de violation de la loi, y compris pour exploitation de personnes dans des situations contraires au droit social du pays.

Nous nous sommes intéressés également au Royaume-Uni, où une ONG travaille activement sur la question. Nous nous sommes rendu compte que, sur 4 000 travailleurs en provenance de cinq pays différents, 84 % avaient fait l'objet d'abus psychologiques, 54 % avaient été séquestrées. Nous nous sommes également intéressés à la Belgique. La situation y est meilleure que dans d'autres pays occidentaux. Le problème s'étend à l'Espagne, à l'Italie, à l'Autriche, et aussi à l'Irlande. Bien sûr, on n'imagine pas que, dans une île un peu éloignée du reste de l'Europe, nous soyons véritablement un pays de passage. Malgré tout, c'est devenu un problème.

On peut distinguer plusieurs catégories de victimes.

Des personnes sont recrutées dans leur pays d'origine par des agents pour devenir domestiques à l'étranger. Elles s'endettent pour régler les honoraires des agences ou demandent même une avance à ces mêmes agences, qu'elles doivent rembourser avant même de pouvoir envoyer de l'argent à leur famille. Les diplomates notamment des pays du Moyen-Orient utilisent les services de ces agences. Nous en avons la preuve.

Autre catégorie : des personnes deviennent la proie de trafiquants. Il s'agit pour beaucoup de mineurs, venant d'anciennes colonies françaises, d'Afrique occidentale notamment.

Parallèlement, il existe des trafics d'enfants de pays d'Afrique occidentale vers l'Europe. C'est un phénomène qui a pris de l'ampleur au cours de ces dernières années. Beaucoup n'ont pas atteint l'âge du consentement, l'âge de la majorité qui est de 18 ans. Les plus jeunes ont huit ans. La majorité d'entre eux est âgée de 15 à 18 ans. Nous avons dit que 20 % de ces victimes se retrouvaient dans des cercles diplomatiques, mais l'employeur habituel vit dans la banlieue de grandes villes européennes. L'enfant s'occupera des enfants de l'employeur qui travaille. C'est un phénomène courant dans nos sociétés européennes, où, de plus en plus souvent, les deux conjoints travaillent. Il faut donc trouver une personne pour s'occuper des enfants et assumer les tâches domestiques.

Nous avons étudié les conditions de vie de ces personnes. Elles arrivent pour la plupart avec un visa de touriste qui ne les autorisent pas à travailler : elles n'ont pas de permis de travail. Elles sont victimes de l'exploitation de l'employeur. A l'exception de l'Autriche, leur situation dans le pays est illégale. Beaucoup de personnes en France ont essayé de quitter leur employeur, mais les autorités doivent les arrêter. C'est aussi le cas dans mon pays. Les personnes qui ont porté plainte contre leur employeur ne font pas toujours l'objet d'expulsion ; malgré tout, ce sont des immigrés en situation irrégulière. Ces personnes violent la loi, ce qui signifie qu'on peut les expulser. Des cas se sont produits dans différents pays européens. Notre rapport insiste sur la nécessité d'une adaptation du système pour que les autorités se rendent compte de la situation particulière de ces victimes qui cherchent à échapper à une situation à laquelle elles ont été soumises. Il est nécessaire de trouver un système autre où ces personnes ne seraient pas expulsées, ce qui les encouragerait à faire sanctionner leur employeur et à lutter contre ce trafic.

Les domestiques du personnel diplomatique disposent bien souvent d'une carte spéciale qui les attachent en quelque sorte à leur employeur. Lorsque celui-ci quitte le territoire, ils en perdent le bénéfice et deviennent des immigrants en situation irrégulière.

Les personnels des ambassades peuvent emmener avec eux leurs propres domestiques. Très souvent, ceux-ci sont recrutés dans les pays d'origine où le droit du travail n'est pas aussi développé que dans nos pays. Les conditions d'emploi y sont totalement différentes, les lois de protection des employés le sont tout autant.

Quant aux pays hôtes, ils tendent à considérer les victimes de l'esclavage moderne essentiellement comme des immigrants illégaux, ce qui rend ces derniers vulnérables à une mesure d'expulsion. Cette situation d'immigré illégal les prive de toute assistance juridique, médicale ou sociale. Malgré le fait que la Convention européenne des droits de l'homme stipule la liberté d'accès aux tribunaux, ce n'est pas le cas en pratique : les illégaux n'ont aucun droit. Malheureusement, c'est le cas de bien des gens qui sont amenés avec un visa de touriste et qui travaillent comme domestiques.

D'autres personnes sont introduites dans un pays en tant qu'esclaves ou pour raisons sexuelles.

J'aimerais maintenant vous entretenir des recommandations de la commission qui seront présentées à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe pour être soumises au vote. Je rappelle que l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme dispose que personne ne sera soumis à la torture ni à aucun traitement inhumain, dégradant ou punitif. C'est un principe de base et tous les membres du Conseil de l'Europe sont liés par cette convention.

L'article 4, alinéa 1, de la convention interdit l'esclavage, la servitude et j'ai donné dans mon propos liminaire une définition de l'esclavage domestique issue de la jurisprudence de la Cour européenne.

Nous demandons que la convention de Vienne soit amendée pour retirer l'immunité diplomatique à tout crime commis dans des situations domestiques ou dans la vie privée.

La convention de Vienne, dans son article 61, prévoit des privilèges et des immunités pour les membres du corps diplomatique. Ces privilèges et ces immunités visent à protéger les diplomates des pressions qui pourraient être exercées par l'Etat hôte. Les membres des organisations internationales bénéficient également de ces privilèges et immunités établis dans l'accord qui les lie à l'Etat qui les reçoit ou dans les statuts de l'organisation elle-même.

L'article 31 de la convention dispose que les agents diplomatiques bénéficieront de la pleine immunité diplomatique, juridique et pénale. Les diplomates et les propriétés diplomatiques sont censés être inviolables. Ces privilèges sont étendus à leur épouse et à leurs enfants mineurs. Ils les protègent de tout jugement criminel. Compte tenu de leur inviolabilité, il est impossible de les arrêter, de les détenir, de les extrader ou de les renvoyer dans leur pays d'origine. On ne peut les obliger à témoigner. Ils peuvent invoquer l'immunité juridictionnelle à n'importe quel stade du procès. Autrement dit, un diplomate qui serait mis en cause peut encore invoquer l'immunité devant une Cour d'appel ou la Cour de cassation. Dans la mesure où cette immunité est une question de politique publique, c'est aux tribunaux eux-mêmes de savoir si elle s'applique à un cas donné. En dernier lieu, même si un diplomate n'a pas invoqué l'immunité de juridiction, il peut encore s'opposer à l'exécution de la sentence. L'immunité est très large.

L'article 41 de la convention de Vienne rend obligatoire pour les agents diplomatiques le respect de la loi et les recommandations de l'Etat hôte. La convention, dès lors, n'empêche pas l'application des lois ni des règles de droit international privé reprises par le système juridique français, mais elle est plus souvent appliquée que le droit de la relation entre employeurs et employés. Cela signifie qu'un employé domestique ne peut poursuivre son « employeur » pour des conditions de travail qui vont à l'encontre des lois françaises du travail. Dans certains cas, il est nécessaire de prendre des mesures qui s'appliquent à la sphère diplomatique. Ainsi, peut-on déclarer les personnels diplomatiques persona non grata. Néanmoins, ces mesures sont très rarement mises en pratique et l'immunité est trop souvent synonyme d'impunité.

Voilà un panorama de notre travail. Il démontre la nécessité d'amender la convention de Vienne pour prendre en considération ce problème, car il y a bien évidemment infraction au droit pénal, infraction au droit du travail... Des législations nationales existent pour nos citoyens. La plupart des pays européens affichent un salaire minimum garanti, mais cela ne figure pas dans une convention internationale et ne s'applique pas à ces victimes.

Nous souhaitons également que soit élaborée une charte des droits des travailleurs domestiques, car ces derniers sont malheureusement considérés comme au bas de l'échelle sociale. On estime que le travail domestique ne nécessite pas de capacités particulières ni de formation. Il semble destiné à des personnes culturellement modestes, très peu qualifiées, ayant un bas niveau de connaissances. Ces personnes reçoivent généralement peu de signes d'estime qui les valoriseraient. On a tendance à penser qu'elles ne devraient pas jouir du même niveau de respect que les autres. C'est pourquoi il est très important de rédiger une charte des droits pour les travailleurs domestiques régissant entre autres le paiement des salaires, les horaires de travail...

Nous demandons aux Etats membres d'inscrire dans leur législation nationale l'esclavage domestique, le mariage forcé et la traite des êtres humains comme des crimes, de rendre donc plus sévère leur législation s'agissant de la traite des êtres humains. A l'heure actuelle, rien dans nos législations ne définit l'esclavage moderne. A cet égard, il apparaît nécessaire de renforcer le contrôle aux frontières. En effet, la plupart des victimes sont introduites dans le pays hôte avec leur employeur ; si ce sont des mineurs, ils ne sont pas sujets au même niveau de recherche que des adultes. Nous recommandons que les employés du service de l'immigration soient très vigilants quand des immigrants ou des étrangers entrent dans le pays.

Il faut également harmoniser les mesures de réhabilitation et de réinsertion des victimes. Beaucoup de personnes fuient les situations d'esclavage domestique, mais ne disposent pas de réels recours pour s'en sortir, tant il est vrai que le système ne prévoit rien pour leur réhabilitation. Quand elles s'échappent, ces personnes se retrouvent dans un pays étranger, dont elles ne connaissent pas la culture, dont elles ignorent souvent la langue. En outre, faute de formation et d'éducation, elles ne sont pas au courant des droits dont elles pourraient jouir. Il est très important que les Etats hôtes s'engagent pour les former et les réintégrer dans le tissu social.

Autre recommandation en faveur de la victime : augmenter le délai autorisé pour présenter son cas aux autorités car, très souvent, il y a prescription. Par exemple, dans notre pays, pour les victimes d'abus sexuels, nous avons porté le délai de prescription de sept ans à quarante ans. Tous les autres pays européens devraient étendre cette limite.

Il faudrait généraliser les autorisations de séjour pour les victimes. Si ces personnes ont été les victimes de l'esclavage domestique, on devrait leur donner un permis de résidence, un permis de séjour sur une base humanitaire. Nous demandons la création d'un fonds d'indemnisation pour les victimes de l'esclavage dans les Etats membres, car, encore une fois, ces personnes ont fui des conditions inhumaines et sont sans revenus. Les ONG dépendant de bénévoles ne disposent pas des moyens suffisants pour leur fournir une assistance financière, d'où la nécessité de mettre en place un fonds d'assistance.

Nous demandons que des mesures soient prises pour protéger les victimes, leur donner une aide, sociale, administrative, juridique. Il est important que les victimes puissent se prémunir et bénéficier de l'assistance nécessaire dans ces domaines.

Nous demandons également d'amender la convention de Vienne pour que l'immunité diplomatique ne s'applique pas aux crimes commis dans la sphère privée.

Un pays comme la France peut jouer un rôle pour modifier la convention, afin que les diplomates et leurs épouses ne bénéficient plus de cette immunité ou du moins qu'ils ne puissent plus enfreindre les règles du droit du travail, des droits de l'homme, ni introduire des personnes dans le pays hôte grâce à leur immunité diplomatique. Cela doit être fait. Il faut faire cesser ce type d'abus.

Si la France prend cette initiative, je suis certain qu'elle sera suivie par d'autres pays. Si je m'adressais aux membres des Parlements des quarante-trois autres pays du Conseil de l'Europe, je dirais la même chose. Mais je voudrais mettre en lumière l'influence particulière de la France et vous demander de prendre cette initiative. Car si les législateurs ne s'en saisissent pas, rien ne sera jamais entrepris.

M. le Rapporteur : Madame Err, la Mission a décidé de se rendre au cours des prochaines semaines en Moldavie et en Ukraine. Tous les témoignages que nous recueillons depuis des semaines, que ce soit des représentants institutionnels, d'ONG ou de policiers, aboutissent à une sorte de podium de la honte qui réunirait l'Albanie, la Moldavie et l'Ukraine. Naturellement, ce constat très partagé, cette connaissance des phénomènes très élaborée est inversement proportionnelle à la capacité collective des acteurs de répondre et de trouver des moyens de parade.

Nous nous interrogeons sur ces raisons et sur l'existence même d'un interlocuteur, c'est-à-dire d'un Etat dans ces pays, sur la coopération policière, sur la possibilité de s'occuper des victimes sur place. Le Conseil de l'Europe a-t-il eu des rapports avec ces pays ? Estimez-vous que la mise en _uvre d'une coopération policière avec d'éventuelles associations sur place est possible ? Je souscris, par ailleurs, totalement à ce que vous avez dit sur la priorité à donner aux victimes dans nos législations.

Mme Lydie ERR : Nous partageons le même constat. Ces trois pays, en effet, constituent ce que vous appelez très justement « le podium de la honte ». Le Conseil de l'Europe a organisé une audition au début du mois d'avril, au cours de laquelle nous avons entendu les représentants des ONG actives sur le terrain. La semaine dernière, nous avons co-organisé un séminaire de lutte contre la traite à Kiev, en Ukraine. Nous attendons le rapport détaillé de ses activités.

L'Albanie se trouve dans la même situation. Je ne pense pas que nous disposions des mêmes éléments matériels en ce qui concerne la Moldavie, mais nous savons que la Moldavie est très concernée. Comme vous, nous nous interrogeons sur l'existence d'un interlocuteur animé de la volonté de prendre des décisions et capable de les mener à bien, d'autant que l'Ukraine traverse une crise profonde, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la traite. Je pense que l'on ne peut compter sur la bonne volonté des autorités en place pour accorder la priorité à la lutte contre la traite.

M. le Rapporteur : Nous disposons aujourd'hui d'un certain recul sur la mise en _uvre des législations belge et italienne. Sont-elles pour vous un succès, donnent-elles la possibilité de sortir les victimes de la situation actuelle ?

Mme Lydie ERR : Pas autant que nous le souhaiterions, mais, sans contestation possible, la législation est adaptée à la situation et à la gravité des faits. La volonté politique initiale doit d'abord être recherchée dans les faits spécifiques à chaque pays. Pourquoi la Belgique, l'Italie, l'Autriche ? Ces trois pays ont subi un électrochoc : la Belgique avec l'affaire Dutroux qui a mis en route beaucoup de changements législatifs au niveau du fonctionnement de la police, de la justice, etc. Cela prouve que les événements, aussi dramatiques qu'ils soient, peuvent avoir, si les Etats en ont la volonté, des retombées positives à moyen terme. En Italie, les barques provenant d'Albanie ont provoqué des scandales tels que la population a suppléé la carence de l'Etat pendant un moment ; la situation était intenable. L'Autriche, située entre l'est et l'ouest, connaît un nombre de faits délictueux proportionnellement très élevé comparé à d'autres pays. Elle a été forcée d'agir, elle l'a fait et bien fait.

Les pays concernés ou les ONG actives sur le terrain sont peut-être les mieux placés pour nous avertir dès maintenant des éventuelles insuffisances. Lors de l'audition, nous n'avons pas entendu de plaintes majeures au sujet de dysfonctionnements de la législation mise en place.

Mme la Présidente : J'aimerais que vous nous disiez ce que vous pensez du droit pénal français sur ces questions. Nous disposons d'un texte sur les crimes contre l'humanité - les articles 212-1 et 212-2 du code pénal. Ces textes impliquent des conditions très précises pour que l'on puisse poursuivre et prononcer la peine la plus grave : la réclusion à perpétuité. La condition qui exige le transfert de population « en exécution d'un plan concerté » est strictement entendue. Ce texte peut difficilement s'appliquer à ces situations bien que, dans certains cas, l'on puisse toutefois se poser la question.

Ensuite, nous avons deux tout petits délits : les articles 225-13 et 14 du code pénal fondés sur l'abus de la faiblesse d'autrui, qui supposent la vulnérabilité de la victime dans le cas où elle est logée de façon indigne ou dans le cas où on la fait travailler de façon indigne.

Nos juridictions - je le dis en présence de nombreux magistrats - sont extrêmement restrictives dans l'application de ces deux articles. Tout récemment, dans une affaire qui a défrayé la chronique en France, le tribunal correctionnel de Paris avait condamné un couple sur la base de ces textes, pour, dira-t-on, esclavage contemporain. La Cour d'appel a infirmé en indiquant que la vulnérabilité de la petite bonne n'était pas prouvée, bien que celle-ci soit mineure.

Véritablement, nous nous interrogeons. Certes, M. Connor, nous allons nous battre fortement sur la question de la possible levée de l'immunité diplomatique ; néanmoins, vous savez à quelles difficultés nous allons nous heurter - même pour un nombre limité de cas ! Le Quai d'Orsay est réservé. Nous en avons déjà débattu. Mais nous pouvons nous battre plus facilement dans l'enceinte parlementaire pour que soit créée une infraction nouvelle ou pour alourdir les peines des infractions existantes. Enfin, les magistrats doivent cesser de considérer qu'un vol à l'arraché est beaucoup plus grave que le fait d'exploiter une petite fille pendant des années et prétendre ensuite que sa vulnérabilité n'est pas prouvée !

Monsieur Connor, vous nous dites que la qualification de crime serait bienvenue. Quand on remarque que les juridictions hésitent même à poursuivre et condamner sur la base d'un petit délit, que devons-nous faire, nous, parlementaires français ?

Mme Lydie ERR : Je n'aurais pas l'arrogance de juger la jurisprudence française. Lorsque j'ai procédé à une étude comparative des textes en la matière, j'avoue avoir été impressionnée par l'existence de l'infraction de l'abus de la faiblesse d'autrui, que j'avais, depuis mes études en France, complètement effacée de ma mémoire.

Mme la Présidente : Elle est récente. Ce texte, qui a été introduit par le nouveau code pénal en 1992, est entré en vigueur le 1er mars 1994. Vous n'aviez rien oublié de vos études, qui étaient antérieures à la production de ce texte !

Mme Lydie ERR : J'ai été très impressionnée par l'existence de cette infraction ; évidemment, tout dépend de l'application qui en est faite. Comme vous, d'autres juristes, dans d'autres pays, ont été choqués par la jurisprudence relative à la petite Africaine qui, selon les arguments de la Cour d'appel, aurait été traitée comme un membre de la famille pour avoir été employée sans papiers, sans être payée, ce traitement ne permettant pas de déduire qu'elle était en situation de dépendance ! J'estime que l'âge en soi était un motif de vulnérabilité suffisant pour établir l'abus de la faiblesse d'autrui. Peut-être les magistrats ici présents pourront-ils nous en dire plus.

Le crime contre l'humanité existe en droit français, non dans d'autres pays. J'estime donc votre arsenal législatif suffisant ; encore faut-il l'appliquer, mais ceci ne relève pas de notre responsabilité.

M. John CONNOR : Aucun Etat du Conseil de l'Europe n'a pris de mesures pour interdire l'esclavage domestique. Ce n'est pas tout à fait exact s'agissant de la France, dans la mesure où l'esclavage y est réprimé en tant que crime contre l'humanité.

Si aucun pays n'a adopté de dispositions particulières, certains Etats toutefois se sont intéressés à la traite des êtres humains, des migrants, même s'il n'y a pas de délits ou d'infractions spécifiques. En 1980, en Belgique, une infraction a été créée qui interdisait l'utilisation de la violence ou de la menace pour introduire des migrants étrangers, notamment en situation administrative précaire, souffrant de handicaps, de maladies. La législation allemande a été à l'origine au niveau européen d'une proposition en 1987 qui demandait aux Etats de lutter contre le trafic des enfants. Cette proposition demandait d'établir des sanctions pénales contre les trafiquants ainsi que des mesures pour porter assistance aux victimes. Je ne sais si la France a adopté des mesures en ce domaine. En Irlande, nous avons adapté nos lois relatives à la traite des personnes, mais elles n'évoquaient pas particulièrement l'esclavage domestique.

Mme Lydie ERR : Je crois me souvenir qu'il existe en France un texte qui spécifie que le corps humain ne peut faire l'objet de commerce.

Mme la Présidente : C'est un texte qui se situe dans les premiers articles du code civil.

Mme Odette CASANOVA : Plus qu'une question, mon propos viendra conforter, madame Err, votre intervention.

Je suis membre de la délégation parlementaire aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. Ce que vous avez dit conforte notre travail sur le fond. Je répéterai votre propos, car je crois que cela va mieux en le répétant. Il faut dire au Parlement français comme aux autres Parlements ce que vous avez déclaré au nom de l'Europe : la prostitution n'est pas l'esclavage, mais elle en fait partie intégrante. Vous avez posé la question, madame, de savoir s'il existait une prostitution volontaire ou non. D'aucuns se posent la question, d'autres non. A la délégation parlementaire aux droits des femmes, les parlementaires ne la posent pas. Ainsi que vous l'avez indiqué, 80 % des femmes prostituées ont été abusées. Je connais bien votre collègue parlementaire suisse que nous avons rencontrée à plusieurs reprises et qui nous a fait bénéficier de son expérience malheureuse. Au-delà de celles qui sont abusées, il y a notamment les étrangères qui viennent en France - qui parfois savent qu'elles seront prostituées. Elles pensent qu'elles ne seront là que quelque temps pour faire vivre leur famille, pour ensuite retourner dans leur pays suivre des études, ou encore pour se payer des études en France. Elles ne viennent pas pour faire commerce de leur corps ni pour en faire profession, elles font cette démarche parce qu'elles sont confrontées à un problème économique ou à une situation familiale. Je le souligne, car dans une émission diffusée à la télévision française il y a peu, j'ai entendu parler des « travailleuses du sexe », ce qui m'a fort choquée. Et je voulais le dire aujourd'hui dans cette enceinte.

S'agissant des droits et futurs droits, vous avez indiqué qu'il fallait placer la victime au centre de nos préoccupations. Cela vaut aussi de le dire et de le répéter : certaines personnes venues témoigner ici nous ont dit qu'il y avait répression, mais que la justice avait besoin de témoignages de personnes identifiées. Or, dévoiler leur identité prive les victimes de témoigner ou de livrer certaines informations par crainte d'être mises elles-mêmes, voire leur famille, dans une situation difficile.

Vous avez dit qu'il fallait punir les clients. Votre propos est d'importance, car punir les clients n'est pas une évidence pour tous les gens qui parlent et se préoccupent de ces problèmes. Si nous atteignons les clients, nous savons que nous atteindrons aussi ce commerce qui produit un gros chiffre d'affaires. Le nerf de la guerre est là. Que deviennent les milliards lorsque l'argent est blanchi ? De cela il conviendrait de se soucier. Il nous faut être très vigilants et très stricts en la matière. Vous parlez d'or lorsque vous proposez de frapper le patrimoine des trafiquants. Il est nécessaire de s'attaquer à ces sujets avec énormément de hargne et de pugnacité, que ce soit la police ou la justice, car si notre droit civil interdit de faire commerce du corps humain, ce point ne figure pas dans le droit pénal et c'est une pratique aujourd'hui tolérée. Nous le tolérons parce que nous ne disposons pas toujours des armes nécessaires pour intervenir comme il le faudrait. Notre Mission veut se donner les moyens d'intervenir ou du moins de progresser en ce sens. C'est pourquoi j'en fais partie. Au-delà de la prostitution, vous avez parlé des mariages ; sans doute pourrait-on ajouter les dons d'organes, les dons d'ovules, tous types de commerces impliquant les femmes.

S'agissant de l'esclavage domestique, nous n'avons pas évoqué le travail des mineurs clandestins.

Mme Lydie ERR : Les dons d'organes, les dons d'ovules ainsi que les nouveaux moyens technologiques doivent être pris en compte. Je n'ai pas suffisamment souligné l'importance des ONG sur le terrain ni la concertation à établir entre le législateur et les ONG actives avant de changer quoi que ce soit dans nos législations. A mon avis, les médias jouent un rôle capital pour expliquer ce qu'il en est réellement.

A noter un point de droit que j'ai omis et qui me semble important : les Etats destinataires devraient accorder aux victimes de la traite le droit d'asile, la convention de Genève le permet. A partir du moment où le trafic est établi, rien ne devrait s'y opposer. Dernier élément : pour que les victimes puissent porter leur affaire en justice, il serait bon qu'elles puissent être assistées, voire remplacées par des ONG actives, car c'est une terrible épreuve pour les femmes victimes que d'engager le procès elles-mêmes.

Mme la Présidente : Qu'il s'agisse d'exploitation sexuelle ou économique - c'est rigoureusement la même chose. Nous avons entendu des victimes d'exploitation économique. Nous avons deviné combien il était difficile, voire impossible d'être seule devant une juridiction ou un officier de police judiciaire pour dénoncer les faits.

M. le Président de la Chambre d'instruction de Grenoble : S'agissant des relations avec les pays cités, notamment l'Albanie, nous avons pu nous rendre compte que le trafic de la prostitution était organisé au niveau gouvernemental par des personnes haut placées. Nous avons obtenu des noms ; malheureusement, nous ne pouvons pas « remonter ».

Mme la Présidente : Vous avez cité, madame Err, les trois C : connaître, comprendre, combattre. Dans notre rapport, nous introduirons sans doute les termes de prévention, répression, solidarité.

Prévention : nous porterons l'accent autant que possible sur l'information dans les pays d'origine. Il s'agit de développer les relations diplomatiques sur ce thème, sur ce que signifie quitter l'Albanie, la Moldavie, l'Ukraine, le Kosovo pour la France quand on est une jeune fille de vingt ans. En termes de prévention, nous devons pouvoir engager des mesures sur le territoire national.

Répression : il nous appartient de nous interroger sérieusement sur les textes, en tout cas sur l'interprétation qui en est faite, ou sur les deux. J'ai tendance à penser, à ce stade des travaux de la Mission, qu'il manque une infraction médiane entre le crime contre l'humanité et le délit qui fait courir le risque de deux ans d'emprisonnement - et encore bien difficilement !

Solidarité : vos propos sur les victimes illustre la conjugaison si difficile entre le droit des étrangers et le peu ou l'absence de droits de ces victimes. Vous avez évoqué le droit d'asile. Ces personnes, si elles sortent de l'ombre, sont en droit expulsables immédiatement. Nous devons réfléchir à un droit d'asile, non sous la forme de l'asile politique, mais sous la forme de l'asile territorial ou sous une autre forme à imaginer. Ce que font les Belges en donnant un temps aux victimes pour se reconstruire psychologiquement et pour se former avant le retour dans le pays d'origine est peut-être un exemple à suivre. Nous devons placer la victime au c_ur de nos réflexions. Pour nous, c'est une évidence.

Madame Err, monsieur Connor, merci beaucoup d'être venus à Paris aujourd'hui et de nous avoir ainsi aidés dans notre travail de réflexion que nous ne voulons pas être un bilan, mais un travail constructif, précis pour les mois et années qui viennent.

Mme Lydie ERR : Nous allons débattre des conclusions du rapport la semaine prochaine. Au nom de l'Assemblée, je vous invite, madame la Présidente, monsieur le Rapporteur à nos débats sur le rapport fixés au mois de septembre. Vous serez les bienvenus ainsi que vos collègues. Devant l'Assemblée du Conseil de l'Europe, il sera utile de constater où le bât risque de blesser, ce qui sera encore plus difficile que devant l'Assemblée nationale !

Audition de M. René BAILLY,
commissaire divisionnaire,
sous-directeur à la division des renseignements généraux
de la préfecture de police de Paris,

accompagné de M. Gilles BERETTI,
commissaire principal


(extrait du procès-verbal de la séance du 12 septembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

MM. René Bailly et Gilles Beretti sont introduits.

M. René BAILLY : Mesdames, messieurs, nous représentons la direction des renseignements généraux de la préfecture de police qui, au titre des différentes missions qui lui sont confiées, est notamment chargée, dans la capitale et la petite couronne, de la lutte contre le travail illégal, dans lequel sont impliqués les ressortissants étrangers, de la lutte contre l'immigration clandestine et de la maîtrise des flux migratoires. C'est uniquement à ce titre que nous pourrons apporter un éclairage à vos préoccupations ; il n'en reste pas moins que nous pourrons répondre à des questions sur les sujets que votre Mission souhaite évoquer, mais au titre desquels nous n'avons pas une compétence spécifique, si ce n'est par voie incidente, notamment s'agissant du phénomène de la prostitution des jeunes femmes venant d'Europe de l'est, auxquelles s'ajoutent depuis peu des ressortissantes chinoises et des mineurs, notamment roumains. Je participe à une réunion cet après-midi même à la préfecture de police sur la mise en place des mesures à prendre pour essayer de juguler ce problème dans la capitale.

La lutte contre le travail illégal et l'immigration clandestine relève de la douzième section de la direction des renseignements généraux. Historiquement, le service a pris son essor en 1990 sous l'impulsion du directeur de l'époque. Faute d'un service spécialisé - normalement une direction régionale de la police aux frontières, à même de traiter les problèmes d'immigration clandestine - cette section s'est développée. La place a été occupée en l'absence de tout autre service exerçant des compétences en ce domaine.

Le service s'est considérablement étoffé depuis 1990 et il est aujourd'hui à même d'assumer la chaîne de traitement de la lutte contre l'immigration clandestine et du travail illégal. Dans la mesure où nous sommes officiers de police judiciaire, nous procédons, sous le contrôle du Parquet et en application des textes en vigueur, à des opérations de contrôle d'identité sur la voie publique, à l'examen de la situation administrative des personnes interpellées et présumées en situation irrégulière ; une fois que l'autorité administrative, en l'occurrence le préfet de police, a pris une décision de mesure d'éloignement visant les personnes interpellées, nous exécutons la mesure, puisque nous disposons d'un groupe escorte qui a la charge de l'exécution effective de ces mesures.

Au travers de l'activité de lutte contre le travail illégal, nous avons été amenés à constater des faits qualifiés « d'esclavage moderne » ; pour les traiter, nous nous fondons sur le code pénal et ses articles L 225-13 et L 225-14, qui prévoient la répression des conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine.

Au titre de la lutte contre le travail illégal sur la capitale, notre activité représente à peu près 75 % des affaires judiciaires traitées par le Parquet de Paris. C'est un chiffre qui paraît satisfaisant ; il convient de savoir que nous le réalisons avec un nombre limité de fonctionnaires - une quarantaine.

En l'an 2000, nous avons réalisé 360 opérations de contrôle, ce qui nous a amenés à contrôler 2 200 individus, 450 employeurs et 1 750 employés.

Les principaux secteurs de notre intervention sont ceux de la confection et de la restauration, le premier représentant environ 50 % et le second 23 %, les autres secteurs concernés étant ceux de petits prestataires de services.

Sur les opérations menées, notamment des contrôles d'ateliers, les gérants sont pour 25 % des ressortissants chinois, 22 % des ressortissants turcs et à près de 20 % des ressortissants français.

Dans le cadre de ces 360 opérations, nous avons constaté que plus de 400 ressortissants étrangers, dont 350 en situation irrégulière, étaient employés sans titre de travail. Ils ont fait l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière, assorti d'une mesure de classement sous le régime de la rétention administrative dans la perspective de leur éloignement du territoire national.

Voilà quelques chiffres en matière de lutte contre le travail illégal.

Sur ces 360 opérations de contrôle, nous avons été amenés à constater deux faits d'esclavage, ce qui est relativement modeste au regard du nombre des opérations menées. Notre champ d'investigation couvre la capitale et les trois départements de la couronne, mais nos deux principaux secteurs d'activités concernent surtout la capitale et la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et les Hauts-de-Seine venant très nettement derrière.

Le premier fait constaté pouvant être assimilé à de l'esclavage moderne a eu pour origine le contrôle d'un atelier de confection installé à Aubervilliers. Le plus souvent, nous avons affaire à des structures commerciales installées dans des appartements privés, transformés en ateliers. En l'occurrence, il s'agissait d'un pavillon modeste. Nous y avons découvert des machines à coudre, des fers à repasser professionnels, une production relativement importante destinée aux fabricants du Sentier. A cette occasion, nous avons interpellé six ressortissants chinois qui vivaient dans des conditions indignes ; exploités, ils fournissaient douze à quatorze heures de travail par jour, recevaient un salaire mensuel variant de 3 000 à 4 000 francs. En outre, ces personnes étaient retenues : en situation irrégulière, elles ne pouvaient sortir.

Second fait constaté au cours de l'année 2000 : dans une structure installée dans le XXe arrondissement, un appartement à usage privé transformé en atelier, nous avons trouvé à peu près le même nombre de personnes en situation irrégulière, avec les mêmes conditions de travail.

Ces deux affaires ont fait l'objet de poursuites du Parquet à l'encontre des gérants des deux structures.

Au cours de l'année 1999, nous avons constaté cinq faits de cette nature. La distorsion n'est pas forcément significative. Dans ce type d'intervention, une part est laissée au hasard. Depuis le 1er janvier 2001, nous n'avons relevé aucune situation de ce genre. Je ne peux l'expliquer par des raisons précises. Il s'agit de petites entités ; ce ne sont pas de grosses structures de trente ou quarante personnes. Par ailleurs, depuis les années 1995 où s'est développée au sein de la direction des renseignements généraux l'activité de lutte contre le travail illégal, on s'est aperçu que l'on avait incité ces structures clandestines à s'exporter hors de la capitale pour s'installer dans la banlieue très proche de Paris, où nous travaillons dorénavant beaucoup. Continueront-elles de s'éloigner vers la province ? Je ne le pense pas, car les donneurs d'ordre sont parisiens et travaillent dans le quartier du Sentier où se situent les structures de la confection parisienne.

Pour illustrer l'autre aspect de notre action - l'immigration clandestine - je citerai trois chiffres significatifs.

Plus de 12 000 ressortissants étrangers présumés en situation irrégulière nous ont été présentés du 1er janvier au 31 décembre 2000. Le nombre peut paraître considérable. Si l'on remonte cinq ans en arrière, dans les années 95, on nous présentait entre 25 000 et 30 000 individus. Nous nous situons donc dans une phase plutôt déclinante. Ces 12 000 personnes présentées ont entraîné 4 500 gardes à vue qui, après examen de la situation des intéressés, ont conduit à la prise de 4 360 mesures d'éloignement par le préfet de police de Paris. Ces chiffres sont à mettre en corrélation avec l'activité de travail illégal.

M. Beretti qui m'accompagne est un très bon spécialiste de la lutte contre l'immigration irrégulière. Il a d'ailleurs contribué à l'essor du service où il travaille depuis 1990. Il sera à même de répondre de façon très simple et très peu formelle aux questions que vous seriez amenés à lui poser.

Le sujet est vaste. Notre éclairage, qui se limite à ce que nous constatons en région parisienne, est bien modeste au regard de vos préoccupations.

Mme la Présidente : C'est un éclairage dont nous avons aussi besoin. Voilà pourquoi nous avons souhaité vous entendre ce matin.

M. le Rapporteur : La question de la prostitution, de même que celle des jeunes Roumains pilleurs d'horodateurs, dont certains sont amenés à se livrer à la prostitution depuis qu'ils ne peuvent plus les piller, relèvent-elles des compétences de votre service ?

M. René BAILLY : Notre service n'est concerné par la lutte contre la prostitution qu'au travers de la lutte contre l'immigration clandestine. Ce sont des contrôles d'autres services qui amènent à l'interpellation d'individus qui nous sont présentés et qui, de notre part, font uniquement l'objet d'un examen de situations administratives en vue d'une éventuelle mesure d'éloignement.

M. le Rapporteur : Vous ne les voyez donc que dans un second temps.

Vous avez cependant constaté l'arrivée de jeunes femmes chinoises qui se prostituent.

M. René BAILLY : C'est un phénomène récent.

M. Gilles BERETTI : Nous le constatons depuis quelques mois. Ces jeunes femmes se sont plus particulièrement installées dans le Xe arrondissement à l'intersection du boulevard Saint-Denis et du boulevard de Strasbourg. Elles ne sont pas originaires des régions que nous connaissons habituellement en matière d'immigration clandestine, essentiellement le Zhejiang, sur la mer de Chine. Elles viennent plutôt du nord de la Chine, de régions telles que le Jilin ou le Heilongjiang, au nord de Pékin et près de la frontière coréenne. Cette immigration est en relation, pense-t-on, avec les nombreux licenciements qui ont eu lieu dans cette zone, en particulier dans les organismes d'Etat et les entreprises publiques. En effet, ces personnes sont plus âgées que les prostituées dont on constate habituellement la présence à Paris. Elles ont 35, 40, voire 45 ans. Installées relativement récemment, elles sont nombreuses. Il n'est pas rare qu'elles soient trente ou quarante simultanément présentes sur un périmètre restreint.

Nous travaillons en étroite relation avec la brigade de répression du proxénétisme à Paris qui se charge d'identifier leurs proxénètes, car elles sont inévitablement sous l'emprise de proxénètes. La brigade de répression du proxénétisme travaille actuellement sur ces réseaux. Nous assumons la partie « immigration », car la prise en charge est assez lourde, du fait notamment de la nécessité du recours à un interprète.

Nous pouvons également parler des prostituées thaïlandaises dont s'occupent l'OCRTEH - l'office central pour la répression de la traite des êtres humains - et la brigade de répression du proxénétisme. Elles sont d'abord entendues dans le cadre d'une procédure flagrante, ouverte contre le proxénète, la plupart du temps pour proxénétisme aggravé, puisque chacun d'eux emploie de nombreuses prostituées. Pour les prostituées thaïlandaises, il s'agit généralement - je ne développe pas le sujet de la BRP - de proxénètes d'origine thaïlandaise. Voilà pour ce qui concerne l'Asie.

Sur les boulevards des Maréchaux plus particulièrement, on trouve les filles originaires d'Europe de l'est, les Albanaises notamment, mais aussi, en plus petit nombre, des filles originaires de Roumanie, d'Ukraine, de Bulgarie, de Russie, ainsi que quelques Tadjiks.

Nous sommes également confrontés à un phénomène important de prostitution de jeunes femmes originaires d'Afrique, de Sierra Leone et du Nigeria, en raison des événements politiques et d'une prostitution endémique qui existe dans ces pays et qui s'exporte. Phénomène relativement ancien dans ces pays, il est nouveau en France. Les femmes travaillent essentiellement sur les boulevards des Maréchaux, au nord et à l'est de la capitale.

Voilà la physionomie de la prostitution, du moins telle que nous la constatons à travers les personnes conduites chez nous pour situation irrégulière. Près de 95 % d'entre elles demandent l'asile politique. Le délai de traitement est relativement long, pendant lequel elles ne sont pas reconductibles, puisque l'on attend la décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et de la Commission de recours des réfugiés. Le délai contribue effectivement à intensifier le phénomène, puisqu'elles sont autorisées à rester légalement en France plusieurs mois, voire un an - sous la coupe de leur proxénète bien entendu !

Mme la Présidente : La prostitution française diminue-t-elle en raison de l'arrivée de nombreuses prostituées, soit d'origine asiatique, soit d'origine africaine, soit des pays de l'ex-URSS, ou assiste-t-on à une augmentation générale de la prostitution ?

M. Gilles BERETTI : La brigade de répression du proxénétisme dispose certainement de statistiques. Nous constatons l'augmentation de la prostitution étrangère ; je pense, par conséquent, que la prostitution française diminue.

Avant l'entrée de l'Italie dans l'espace Schengen, il n'y avait pas de prostituées albanaises ; après 1997-1998, nous avons enregistré l'arrivée des premières prostituées ; depuis 1998, leur nombre progresse régulièrement, ce que nous relevons du fait du nombre de personnes conduites dans nos services.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous préciser les conditions de votre coopération avec la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal, la DILTI, dont nous avons auditionné des représentants ?

M. René BAILLY : Je reviens tout d'abord à la question des enfants roumains. Nous ne sommes pas compétents pour traiter du cas des mineurs. Il nous est donc difficile de répondre à votre question, puisque les mineurs ressortissants étrangers ne nous sont pas présentés. C'est un domaine qui relève de la police judiciaire, notamment de la brigade des mineurs.

Pour ce qui nous concerne et depuis le début de l'année, nous n'avons été saisis que de huit ou neuf cas de ressortissants majeurs. C'est un phénomène subsidiaire pour notre service.

Quant à nos relations avec la DILTI, notre service participe à un organisme départemental, le Comité opérationnel de lutte contre le travail illégal (COLTI) - il en existe un dans tous les départements de France -, dont nous assurons d'ailleurs le secrétariat pour Paris. A Paris, il est présidé par le Procureur de la République. C'est dans le cadre des réunions du COLTI que nous entretenons des contacts avec la DILTI. Ils ne se traduisent pas par des opérations sur le terrain, mais plutôt par une coopération qui permet d'établir une politique cohérente de coordination de l'ensemble des services.

Notre service a proposé un mode de gestion informatique des opérations menées dans le cadre des comités opérationnels de lutte contre le travail illégal auxquels participent et où sont représentées toutes les administrations, que ce soit les Douanes, les Impôts, les services de police, les services sociaux. Notre gestion informatique a été agréée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et a été retenue par la DILTI pour être étendue à l'ensemble du territoire national. En tout cas, la DILTI avait pour projet de rassembler l'ensemble des opérations menées par les services afin que tout le monde puisse en connaître. Voilà les relations entretenues avec la DILTI en ce domaine spécifique de la lutte contre le travail illégal.

M. Marc REYMANN : Quelles sont les sanctions effectives des donneurs d'ordres ?

M. René BAILLY : Elles sont quasiment identiques à celles qui visent les gérants d'établissement, qu'ils soient clandestins ou déclarés. Pour les gérants d'établissements clandestins, la sanction est aggravée ; pour les gérants d'établissements déclarés, la peine n'en reste pas moins importante, en tout cas à Paris. Des peines de prison avec sursis et de fortes amendes pénales sont prononcées. A ces condamnations judiciaires se greffent des condamnations financières annexes, qui peuvent être prononcées par les pouvoirs publics. Je pense notamment à l'URSSAF ou à la Direction départementale du travail et de l'emploi.

M. Marc REYMANN : Ces mesures sont-elles suffisamment dissuasives ?

M. René BAILLY : Non, sinon nous aurions totalement éradiqué cette pratique illégale. En réalité, il faut savoir que les profits générés par la pratique du travail illégal sont très importants et parfois si considérables qu'ils rendent peu dissuasives les peines encourues. Dans ce contexte, j'évoquerai la réalisation d'une opération significative menée, il y a environ un an et demi, en collaboration avec l'Office central de répression de la grande délinquance financière, qui appartient à la Direction centrale de la police judiciaire. Nous avons travaillé plusieurs mois sans le savoir, ce service et le nôtre, sur des objectifs, dont nous n'avions nulle raison de penser qu'ils allaient se croiser. Ils se sont croisés et nous nous sommes mis en contact, car nous nous sommes aperçus que certaines personnes que nous surveillions l'étaient également par la police judiciaire. Il s'agissait de travail illégal, générateur, à notre sens, de profits relativement importants. En effet, les personnes se rendaient assez souvent dans des établissements financiers ; nous supposions qu'elles allaient y déposer de l'argent. Dans le travail clandestin, toutes les transactions se réalisent en espèces.

Après avoir mis en commun notre travail, notre attention s'est portée sur deux bureaux de change de la capitale tenus par des ressortissants chinois. Nous avons rapidement constaté que, tous les jours, une clientèle très importante se présentait. Il ne s'agissait pas de personnes habillées en costume-cravate, mais de commerçants du Sentier.

Le travail que nous avions réalisé au préalable intéressait beaucoup l'Office central de la répression de la grande délinquance financière, qui travaillait sur une hypothèse d'évasion de capitaux. Avec notre collaboration, il a pu modifier le chef des poursuites en blanchiment de capitaux. Nous avons établi très rapidement que les gens qui venaient déposer de l'argent étaient des exploitants de structures commerciales, clandestines ou pas. Cela changeait la donne. Nous sommes donc intervenus en 2000 dans ces deux bureaux de change déclarés et installés dans le IXe arrondissement. Nous avons saisi 36 millions de francs en espèces et établi judiciairement qu'il s'agissait, non d'évasion de capitaux, mais de blanchiment d'argent - les poursuites seront de fait beaucoup plus importantes. Notre enquête a permis d'établir qu'ils avaient blanchi 1,5 milliard de francs provenant du travail au noir en l'espace de dix-huit mois. Les poursuites judiciaires sont en cours ; l'affaire est encore à l'instruction, des personnes sont incarcérées. Nous verrons quelles sanctions seront prises.

J'ai voulu répondre à votre question par un exemple qui, pour nous, est significatif de ce que peut générer le travail clandestin et donc l'exploitation des personnes qui parfois le subissent. Pourquoi le subissent-elles ? Elles arrivent en France dans la clandestinité, sont enfermées dans des structures dont elles ne peuvent sortir par définition, par peur des contrôles de police ; elles sont exploitées le temps de rembourser leur dette aux passeurs ou aux chefs de réseaux qui leur ont permis de venir sur le territoire national. Il ne faut pas s'y tromper : au bout de quatre ou cinq ans de dur labeur, de travaux très pénibles, ces gens ne pensent qu'à remonter eux-mêmes leur propre structure, à favoriser la venue de leurs compatriotes chinois ou thaïlandais et à recommencer. C'est une chaîne qui ainsi se poursuit.

M. Marc REYMANN : Des grandes marques du prêt-à-porter français sont-elles concernées ?

M. René BAILLY : Tout à fait. Des opérations réalisées en 1998 et 1999 ont permis d'impliquer pour recours au travail dissimulé des sociétés connues de prêt-à-porter féminin. La City vient notamment de déposer le bilan ; la société Morgan a également été impliquée. Ces deux sociétés ont été condamnées à la suite de ces opérations à un million de francs chacune.

Mme la Présidente : Parmi les personnes interrogées par la Mission, certaines nous ont expliqué que le phénomène perdurait, car finalement il profitait à l'ensemble du secteur français de la confection. Est-ce également votre sentiment ?

M. Gilles BERETTI : Oui, rien que par la dissimulation de capitaux que cela représente, dont on vient de vous donner un exemple, mais aussi par des circonstances d'ordre plus économique. Lorsqu'un donneur d'ouvrage a besoin de plusieurs milliers d'articles en l'espace de quelques jours, les structures traditionnelles n'y répondent pas et il se tourne vers le travail illégal. Les gens travaillent nuit et jour et sont capables de fournir pour un prix modique une très importante quantité. Le temps de travail est systématiquement minoré et on constate un écart manifeste entre ce qui est censé être produit selon les documents de l'entreprise et le nombre d'employés et d'heures travaillées ; la production est beaucoup plus élevée. Les structures traditionnelles se tournent vers eux pour des « coups » de production, dans le sens de « coups de poing » : une grosse production est à fournir en quelques jours, ils ont recours au travail illégal.

Mme la Présidente : Que faudrait-il faire pour enrayer le phénomène ?

M. Gilles BERETTI : Les condamnations sont souvent des peines avec sursis.

Mme la Présidente : Il faut reconnaître qu'elles sont souvent ridicules.

M. Gilles BERETTI : Des peines fermes sont prononcées de temps à autre, mais elles le sont à l'encontre de structures totalement clandestines et importantes, lorsque la société ne figure même pas au registre du commerce. Les peines fermes sont donc rares. Les condamnations prononcées ne sont pas à la mesure des sommes générées. De ce point de vue, la dissuasion ne joue pas. La pression économique est forte, l'immigration importante. La plate-forme parisienne est très large. Nous ne pouvons pas être partout à la fois. C'est très difficile en effet ; une action en profondeur est nécessaire.

M. René BAILLY : Les grandes marques françaises du domaine de la confection, mais aussi des marques beaucoup plus modestes, qui n'ont pas l'envergure des grandes griffes parisiennes, font fabriquer à l'étranger.

Mme la Présidente : Pas Agnès B. Et c'est peut-être la seule !

M. René BAILLY : Je pense à d'autres marques célèbres de la confection masculine, dont une grande part de la production vient du Pakistan.

Mme la Présidente : Faire travailler des ateliers clandestins en France est quelque peu différent.

M. Gilles BERETTI : Tout à fait. La production de grandes sociétés françaises à l'étranger est aussi un effet pervers de la lutte contre le travail clandestin.

M. le Rapporteur : Dans le cadre de l'action policière contre ce fléau, estimez-vous que l'on soit allé jusqu'au bout de la logique du point de vue de la procédure à l'encontre des donneurs d'ordres ? Inverser la charge de la preuve ne vous paraîtrait-il pas justifié dans vos démarches vis-à-vis des donneurs d'ordres ? Je ne vois pas pourquoi on continuerait à exiger de vos services d'apporter la preuve de faits, très difficile à obtenir, alors que les justificatifs réclamés aux donneurs d'ordres ne sont pas très contraignants. De ce point de vue, des pistes sont-elles à explorer ? Peut-on renforcer les obligations pesant sur les donneurs d'ordres ?

M. René BAILLY : La législation n'est pas suffisamment contraignante en termes d'obligations auxquelles sont soumis les donneurs d'ordres s'agissant des commandes qu'ils passent auprès de leurs sous-traitants. On leur demande de s'assurer de certaines garanties, par exemple que l'intéressé auquel ils vont sous-traiter telle ou telle opération de confection est bien inscrit au registre du commerce. On s'aperçoit que des faux grossiers leur sont présentés et dans la mesure où l'on considère qu'ils ne sont pas spécialistes de faux en écritures, on ne se montre pas trop exigeant à leur égard.

M. Gilles BERETTI : Il est déjà demandé aux donneurs d'ouvrage d'opérer certains contrôles. D'aucuns souhaitent se mettre en conformité avec la législation et commencent à utiliser des sociétés privées pour vérifier que les personnes auxquelles ils donnent du travail sont en règle avec la législation. Il leur est fait obligation de recevoir un certain nombre de documents, comme les déclarations URSSAF, de vérifier l'existence de la société et, pour des contrats supérieurs à 20 000 francs, de se rendre sur place pour vérifier que le nombre d'ouvriers correspond à la demande. S'il souhaite la réalisation de 10 000 pièces et qu'il ne voit que deux ouvriers sur place alors qu'on lui dit que le travail sera effectué dans les deux jours, le donneur d'ouvrage doit comprendre que c'est impossible. Mais la preuve est indirecte et nous devons établir le délit par des déclarations détaillées, ce qui n'est pas aisé si nous ne bénéficions pas de la collaboration des personnes exploitées. Les responsables d'ateliers peuvent nous dire relativement ce qu'ils veulent si nous n'avons pas trouvé d'éléments matériels de preuves. Si les déclarations détaillées sont recueillies, nous n'avons pas de problèmes avec le Parquet, mais le Parquet se heurte aussi au phénomène de collecte de preuves.

M. René BAILLY : Les auditions sont souvent très difficiles à mener, car on ne traite que de ressortissants étrangers en situation précaire et en situation irrégulière sur le territoire national. Ils ont bénéficié de réseaux très particuliers pour venir dans l'espace Schengen, pour ensuite se répartir entre la France, la Grande-Bretagne, l'Italie. Le plus souvent, leur famille est restée au pays et ils dépendent étroitement de la personne qui les emploie, les héberge et les fait travailler. Les déclarations auxquelles ils se livrent sont très brèves et ne permettent pas le plus souvent d'imputer la responsabilité si elle n'a pas été établie formellement dès notre intervention en voyant les gens installés devant leur outil de travail. Ces gens parlent très peu.

Mme la Présidente : Il nous a été indiqué que les mineurs pilleurs d'horodateurs changeaient le fruit de leur vol dans les guichets de la RATP. Avez-vous connaissance de cette pratique ?

M. Gilles BERETTI : Nous ne procédons pas à des auditions de mineurs, car, à ce titre, ils ne commettent pas le délit de séjour irrégulier. Ils ne sont donc pas entendus par nos services.

Mme la Présidente : Vous ne connaissez les victimes que parce qu'elles sont délinquantes.

M. Gilles BERETTI : En ce qui concerne les mineurs, nous n'avons pas à en connaître du point de vue de l'infraction à la législation sur les étrangers. En revanche, des Roumains majeurs sont conduits chez nous, qui sont parfois ceux qui encadrent des mineurs. C'est vrai en ce qui concerne les pillages d'horodateurs. Ils vont même jusqu'à les envoyer dans des villes de province - plusieurs affaires ont d'ailleurs défrayé la chronique. Parfois, lorsque les faits ne sont pas suffisamment établis, le Parquet ne poursuivant pas, celui-ci demande que le majeur, lui aussi en situation irrégulière, soit conduit dans nos services pour éloignement du territoire national, pour au moins mettre « hors d'état de nuire » cette personne en la reconduisant en Roumanie. Nous entretenons d'ailleurs de bonnes relations avec les autorités consulaires roumaines s'agissant de la reconduite à la frontière. Nous ne rencontrons pas de problème, ce qui n'est pas toujours le cas avec les autres consulats. C'est là un domaine où nous sommes relativement impuissants, dans la mesure où la délivrance des laissez-passer est nécessaire pour reconduire les gens à la frontière. Si nous ne les obtenons pas, nous ne pouvons agir, mais nous ne sommes pas confrontés à cette difficulté avec la Roumanie. Nous sommes donc en mesure de reconduire des majeurs qui encadrent les mineurs et qui sont en fait les premiers responsables de ce qui se passe sur le territoire.

Quant à la pratique que vous avez évoquée, madame la Présidente, selon laquelle les jeunes changeaient le fruit de leur vol dans les guichets de la RATP, nous ne disposons pas d'éléments particuliers. En revanche, la direction de la police urbaine de proximité pourrait vous informer, puisqu'elle traite ce type de procédure.

Mme la Présidente : Je pensais que vous auriez pu en entendre parler par vos collègues.

M. Gilles BERETTI : Non, pas particulièrement. Peut-être cela reste-t-il encore un phénomène ponctuel. Eut-il été ancien, nous aurions fini par le constater. En tout cas, nous ne disposons pas d'éléments particuliers.

Mme la Présidente : D'autant que ce type de vol n'est plus possible ou quasiment.

M. Gilles BERETTI : Il est vrai que le phénomène a considérablement baissé.

Mme la Présidente : Les horodateurs seront à carte. Nous sommes au bout du chemin s'agissant de cette infraction.

M. Gilles BERETTI : Nous avons toujours eu affaire à des mineurs roumains. Lorsqu'il y a vingt-cinq ans je travaillais en commissariat, nous les connaissions déjà. Ils pratiquaient le vol à la tire dans le métro. D'autres pratiquaient la mendicité, sur les Champs-Elysées notamment ; ensuite, ils ont pillé les horodateurs. Les mineurs roumains ont toujours été utilisés par des majeurs.

Mme la Présidente : On nous a dit qu'on prostitue désormais certains des jeunes qui pillaient les horodateurs.

M. Gilles BERETTI : Concernant ce phénomène, des opérations de la direction de la police urbaine de proximité avec la brigade de protection des mineurs sont intervenues cet été, tout particulièrement dans le XVIe arrondissement.

Mme la Présidente : Concernant ce transfert pourrait-on dire !

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué des consulats avec lesquels vous rencontriez des difficultés pour obtenir des laissez-passer. Pourriez-vous nous fournir quelques indications ?

M. René BAILLY : En ce qui concerne la législation sur les étrangers, je considère qu'elle est satisfaisante et n'appelle pas de modifications notables ; elle réclame simplement d'être appliquée. La principale difficulté rencontrée vient des autorités consulaires du pays auquel appartiennent les individus interpellés et présentés. A titre d'exemple, le Maroc, la Tunisie, l'Inde et le Pakistan, des nationalités très présentes sur la capitale, le Gabon - la tendance est moins sensible -, ne répondent favorablement qu'à moins de 9 % des demandes de laissez-passer qui leur sont présentées par les autorités françaises, ce qui nous amène à procéder à l'examen de la situation des individus dans des délais relativement brefs, à tirer au cordeau une procédure parce que les magistrats, notamment les juges délégués, sont là aussi pour sanctionner toute erreur de notre part, parce qu'il existe des voies d'appel... Cela nous pousse donc à travailler dans un délai relativement rapide et de la manière la plus correcte pour finalement aboutir à la remise en liberté des individus en situation irrégulière qui nous sont présentés. Les autorités consulaires sont à l'origine de plus de 60 % des échecs d'exécution effective des mesures d'éloignement prises.

A titre anecdotique, les autorités gabonaises considèrent qu'un « véritable Gabonais » ne peut pas être en situation irrégulière. Telles sont parfois les réponses qui nous sont opposées et donc elles ne délivrent aucun laissez-passer !

M. Marc REYMANN : Une constatation : dans la confection, les charges sur les bas salaires expliquent beaucoup de choses, aussi bien les délocalisations que le travail clandestin.

M. le Rapporteur : C'est probablement vrai. Il convient toutefois de remarquer que la courbe des charges n'a cessé de diminuer au cours des dix dernières années. Sauf à penser qu'il faille les supprimer totalement - et encore ! ensuite on mettrait en cause le SMIC, car lorsque vous faites travailler des gens quatorze heures par jours pour 3 000 ou 4 000 francs par mois, vous vous situez hors de tout système concurrentiel - vous trouverez toujours moins cher ailleurs.

Vous êtes le seul service de police présent au sein du COLTI. Avez-vous une priorité dans la lutte contre le travail clandestin ou d'autres services de police sont-ils présents ?

M. Gilles BERETTI : Jusqu'à une date encore récente, nous n'étions pas les seuls. Il y a l'OCRIEST de la DCPAF, la direction centrale de la police aux frontières. C'est un service spécialisé dans la lutte contre l'immigration clandestine et qui s'occupe aussi du travail illégal. Jusqu'à une date récente, il y avait la direction de la police judiciaire de la préfecture de police qui, dans le cadre d'une réforme des structures de la préfecture, a perdu une grande part des effectifs qu'elle avait affectés à cette mission. Pour la capitale, nous restons quasiment le seul service opérationnel de police en matière de lutte contre le travail illégal.

M. le Rapporteur : Vous nous avez donné des statistiques sur le nombre des opérations et de contrôle. S'agit-il des opérations effectuées par votre service ?

M. Gilles BERETTI : Oui.

M. le Rapporteur : Disposez-vous d'éléments d'une statistique plus globale qui prendrait en compte les interventions des autres services de police ou leur action est-elle marginale ?

M. Gilles BERETTI : La DILTI dispose de statistiques nationales puisqu'elle a vocation à s'occuper de tout ce qui se passe sur le territoire.

Mme la Présidente : Elles sont maigres. En résultats, il n'y a pas grand-chose dans les statistiques de la DILTI. Je me permets de le relever.

M. le Rapporteur : C'est un peu le sens de mes questions, qui reviennent à mes préoccupations sur l'organisation administrative.

M. Gilles BERETTI : En matière de travail illégal, le problème principal rencontré tient dans les procédures assez lourdes lesquelles nécessitent un nombre de fonctionnaires élevé, aussi bien pour les auditions nombreuses, les investigations, les saisies, que, d'une manière générale, pour la procédure. Nous sommes un service spécialisé et disposons par conséquent des moyens pour ce faire, mais en province, des services similaires au nôtre n'existent pas forcément, excepté dans les très grandes villes, et encore ! Ce qui explique que les statistiques sont nécessairement plus faibles, parce que les services ont peu de moyens et doivent assumer des missions prioritaires d'ordre public. Ils gèrent le travail illégal quand ils le peuvent.

M. le Rapporteur : En dehors des trois départements où vous avez compétence, qui intervient ?

M. René BAILLY : Je pense que nous sommes, hormis les services de la direction de la police aux frontières, le seul service de police en France à effectuer de manière spécialisée ce type de travail. Sont compétents pour l'effectuer en province la gendarmerie nationale et les services de police locaux, mais on sait qu'ils sont pris à d'autres tâches et qu'ils ne disposent pas toujours de fonctionnaires spécialisés compte tenu du particularisme de la procédure en matière de travail illégal.

En dehors de ces services, les seuls qui agissent en ce domaine sont pour l'essentiel les directions départementales du travail et de l'emploi ainsi que ceux de l'URSSAF. Dans la capitale, le travail illégal est d'une incidence très lourde. Il faut établir les procédures visant les ressortissants étrangers employés clandestinement. La procédure particulière est très complexe. C'est vraiment une affaire de spécialistes.

M. le Rapporteur : Je reviens à la recherche de la responsabilité du donneur d'ordres. Dès que vous avez connaissance d'une situation de ce genre, privilégiez-vous l'action qui consiste à écarter du territoire les travailleurs clandestins que vous découvrez ou la piste du donneur d'ordres est-elle pour vous une priorité?

M. René BAILLY : C'est une priorité depuis de nombreuses années. Pourquoi ? Parce que les donneurs d'ordres sont les grands architectes du travail illégal. Mais c'est une priorité très difficile à satisfaire, parce que difficile à établir. Les donneurs d'ordres se masquent le plus souvent derrière des intermédiaires. Ils sont très difficiles à saisir. Il n'en reste pas moins que, sur la capitale comme sur la banlieue, nous obtenons de bons résultats.

M. Gilles BERETTI : Les mises en cause ne cessent d'augmenter.

M. René BAILLY : Elles progressent en effet tous les ans.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : De la même façon que l'on dit que les prostituées sont des victimes, les travailleurs illégaux sont aussi des victimes.

Je suis fille, femme et mère d'industriel. Une entreprise peut se servir des moyens informatiques. Dans une entreprise, on sait le nombre de mètres de tissu qui entrent et le nombre de mètres de tissu confectionnés. Il est donc relativement aisé d'opérer des contrôles. A ce titre, il serait intéressant de rencontrer un représentant du ministère des Finances.

Vous avez cité de grandes marques. Si l'on sait la quantité de matière entrée pour fabriquer tel produit et ce qu'il en est résulté, il est tout de même facile de savoir ce qui a été fabriqué. Si les chiffres ne correspondent pas au chiffre d'affaires, le délit est simple à prouver.

Je suis Lyonnaise. Si, dans les départements, la Direction du travail plutôt que d'ennuyer certaines personnes, procédait à des vérifications intéressantes entre ce qui entre et sort, on saurait où la production a été fabriquée. Nous nous situons toujours à la fin de la chaîne ; or, il serait bon de savoir ce qu'il en est au début du processus. Puisque l'on veut aider les pays en voie de développement, ne serait-il pas utile de signer des accords commerciaux avec eux pour les aider légalement ? Cela relève d'une politique générale. Le travail de la Mission pourrait ainsi déboucher sur la question plus large des relations à entretenir avec les pays qui fournissent de la main-d'_uvre à la France. Si nous donnions du travail à ces pays, les personnes l'effectueraient sur place et ne viendraient pas en France. Continuer d'attaquer les responsables d'ateliers est quelque peu gênant, car on ne pratique pas la politique que nous souhaitons. Je souhaite aider les pays en difficulté. La question n'est pas de mettre des personnes en prison ou d'en raccompagner d'autres en situation illégale à la frontière alors qu'il s'agit de victimes, car cela ne fera pas évoluer la situation en France.

M. Gilles BERETTI : Les personnes reconduites à la frontière ne sont donc pas, dans leur grande majorité, concernées par le travail illégal. Le pourcentage des personnes répertoriées dans les structures de travail illégal est de l'ordre de 10 % par rapport à notre activité globale.

Vous avez évoqué, madame la députée, les contrôles de comptabilité, d'entrée et de sortie des denrées mais par exemple, dans le milieu chinois, nous avons constaté que tout était faussé dès le départ. Nous ignorons les denrées qui entrent. C'est ainsi que dans le domaine de la restauration, les Chinois, non seulement emploient des travailleurs illégaux dans leurs restaurants, mais également dans les structures de fabrication de denrées clandestines, qui produisent énormément de plats préparés, comme les raviolis. Ils achètent la matière première dans les grands centres commerciaux. Nous n'avons aucun moyen de vérifier en amont ce qu'ils fabriquent, dans la mesure où il s'agit de structures totalement clandestines. Nous ne disposons que des méthodes policières de surveillance préalables pour voir ce qui entre et ce qui sort. Mais un contrôleur du travail ne peut procéder à un tel travail.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et la direction des impôts ?

M. Gilles BERETTI : Le travail sur le terrain est essentiellement celui de la police. Il faudrait développer des services dans les grands centres urbains qui connaissent ces phénomènes.

Audition de Mme Claire BRISSET, défenseure des enfants,
accompagnée de M. Marc SCOTTO, délégué général,
et de M. Patrice BLANC, secrétaire général


(extrait du procès-verbal de la séance du 12 septembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Claire Brisset, M. Marc Scotto et M. Patrice Blanc sont introduits.

Mme Claire BRISSET : Merci de me recevoir. C'est la première fois que je suis conviée à l'Assemblée nationale pour une réunion de travail ; le fait revêt une grande importance. La mission dont j'ai la charge comprend à la fois le traitement de cas individuels - à ce jour, 1 000 nous ont été présentés - mais aussi la dénonciation de certaines violations collectives des droits des enfants et surtout l'élaboration et la présentation de propositions. Conformément à la loi, je remettrai mon rapport au Président de la République et au Parlement en novembre ; il comprendra tous les éléments statistiques.

Notre travail n'est pas que de dénonciation, il est aussi de proposition. Voilà pourquoi nous avons décidé de présenter des propositions conjointes avec M. Stasi, médiateur de la République.

Votre sujet, sur lequel nous avons déjà beaucoup réfléchi, est vaste. Le travail des enfants, fréquent en Europe du sud, dans des pays moins développés que le nôtre, ainsi qu'en Grande-Bretagne, était peu répandu en France jusqu'à il y a peu de temps. Martine Aubry avait fait réaliser une enquête au moment de la marche des enfants qui traversait la France pour se rendre à Genève à la Convention de l'Organisation internationale du travail (OIT). De cette enquête, il ressortait que le travail des enfants en France était extrêmement marginal comparativement à la Grande-Bretagne, grâce notamment au caractère obligatoire de l'enseignement, mais que l'on assistait cependant, dans certains secteurs et sous certaines formes, au détournement de l'apprentissage, au travail saisonnier, en particulier dans les vignes et sur les marchés. Toutefois, l'enquête concluait alors au caractère marginal du phénomène.

Puis, les choses ont changé. L'action d'organisations non gouvernementales - telle celle du Comité contre l'esclavage moderne entre autres - a mis à jour des mineurs au travail chez les diplomates en poste en France. Les choses ont également changé du fait de l'évolution de la prostitution.

Il faut, selon moi, distinguer la prostitution du travail. Aucun de nous ne peut considérer qu'être contraint à la prostitution équivaut à un travail. Il s'agit d'une exploitation de la personne - je ne dirais pas de son corps, car je suis hostile à l'idée que la prostitution serait l'exploitation du corps. C'est la personne en son entier qui est exploitée et les ravages ainsi provoqués ne sont pas seulement organiques. Je rappelle cette position de principe, car, sur la prostitution, l'Europe ne s'exprime pas d'une seule voix. Les Allemands sont en train de réglementer la prostitution des adultes à l'instar de ce que les Néerlandais ont déjà entrepris. Cela me pose un vrai problème : j'estime que l'on ne peut réglementer une pratique qui s'apparente à l'esclavage et qui donc a trait à la personne.

A cet égard, il existe donc deux positions : la position réglementariste et la position abolitionniste. J'évoque la prostitution des adultes, car, dès lors que l'on réglemente la prostitution, ce qui me paraît immoral, l'on met ipso facto en danger beaucoup d'enfants, dans la mesure où les clients, ici ou ailleurs, ne demandent évidemment pas leurs papiers aux prostituées. Par ailleurs, puisque l'âge du consentement ou de la majorité sexuelle est en France fixé à quinze ans, dans la zone de seize à dix-huit ans, « ce travail » deviendrait légal. Voilà pourquoi il est très important de maintenir et d'affirmer la position abolitionniste, défendue par la France à Vienne notamment, et qui est menacée, non seulement au c_ur de l'Europe, mais dans le monde. En Asie, de plus en plus, les prostituées sont appelées « travailleuses du sexe ». C'est cette conception que nous avons contestée dans la Convention de l'OIT qui évoquait les formes les plus extrêmes de travail des enfants. Pour beaucoup d'acteurs de la cause des enfants, il ne s'agit pas d'un travail. Une telle position est menacée par nos voisins et elle est contestée en Asie. A la réunion de Yokohama qui fera suite en décembre prochain à la réunion de Stockholm - première réunion internationale sur l'exploitation sexuelle des enfants -, cette position réglementariste risque d'être défendue. Elle est extrêmement vivace en Asie - ce n'est pas tout à fait un hasard si la réunion a lieu au Japon. J'ajoute que la France sera représentée au niveau gouvernemental par Mme Royal. Je m'y rendrai moi-même et mes adjoints assisteront à des réunions préparatoires à Budapest et au Maroc. La réunion de Budapest portera sur l'Europe et se tiendra en novembre ; celle du Maroc aura lieu en octobre et portera sur toute l'Afrique et le Moyen-Orient. C'est très important, car nombre des victimes de l'exploitation sexuelle viennent d'Afrique du nord ou d'Afrique noire comme d'Europe de l'est.

Sans cesse, il faut réaffirmer la position abolitionniste.

Je reviens sur la prostitution des mineurs en France. Nous en savons très peu de choses. Nombre d'incertitudes pèsent sur le phénomène. Mes propos ne revêtent pas un caractère scientifique ; ils ont pour source des informations de la police et des associations, et évoquent des ordres de grandeur.

On estime entre 15 000 et 20 000 les prostitués adultes et mineurs en France, dont environ 7 000 à Paris. C'est une population mouvante avec 2 000 nouvelles venues, dont une majorité de prostituées occasionnelles. Selon les informations d'Europol, 44 % sont d'origine étrangère, parmi lesquelles une majorité vient d'Afrique et une part grandissante de l'est de l'Europe. La prostitution masculine semble augmenter. Je tiens à votre disposition le discours que j'ai prononcé à New York juste avant l'été dans la perspective de la réunion de Yokohama ainsi qu'une étude demandée à une magistrate, Guillemette Meunier, sur le sujet très particulier de l'exploitation sexuelle des mineurs. Elle met en évidence le fait que, dès lors que l'on prostitue des adultes, l'on en vient, tôt ou tard, à prostituer des mineurs.

La prostitution des mineurs sur notre sol est fortement sous-estimée, puisque la police ne fait état que des mineurs interpellés, soit quelques dizaines par an, alors que le phénomène est beaucoup plus étendu.

La prostitution de la plupart des mineurs est occasionnelle, que ce soit le fait de Françaises, de Français ou d'étrangers. Mais ces derniers entrent de plus en plus dans la prostitution de type « professionnel ».

Pour l'essentiel, les mineurs se prostituent pour répondre à un besoin d'argent ponctuel, soit pour vivre, y compris pour faire vivre leur famille ou satisfaire des besoins élémentaires ; soit pour assouvir une envie impérieuse de consommation : un blouson, des chaussures ou une dose de drogue.

Selon les associations, la prostitution des garçons diffère fortement de celle des filles. L'étude, il est vrai antérieure au phénomène des jeunes Roumains, montre que la prostitution des garçons serait davantage liée à une recherche de protection, quasi paternelle pour des garçons en rupture et que cela se passe d'une façon moins dégradante que pour les filles. Ces dernières sont davantage brutalisées : les actes de prostitution ont lieu dans des toilettes publiques, des sanisettes, des parkings, des caves. Par ailleurs, on assiste de plus en plus souvent à une exploitation sexuelle entre mineurs.

La toile de fond de tout cela est évidemment la misère affective profonde, la désagrégation de la famille et l'absence cruelle de réseaux relationnels de ces jeunes. Une parenthèse toutefois pour remarquer que l'immense majorité des agressions sexuelles ou des viols dont sont victimes les enfants est commise en dehors du « circuit commercial » et de toute relation d'argent, puisque les faits se déroulent, dans plus de 80 % des cas, dans le milieu familial proche.

Voilà un tableau très imparfait qui reflète surtout le manque assez incompréhensible d'informations disponibles sur le phénomène. Nous sommes contraints de recueillir des informations parcellaires de la police, de la justice, des associations. Nous manquons d'une vue d'ensemble sur le sujet.

Je souhaiterais vous faire part de nos propositions.

Les mineurs étrangers isolés devraient être systématiquement considérés comme des mineurs en danger et donc être protégés par nos structures de protection de l'enfance, ce qui n'est pas le cas à l'heure actuelle. Il faut par ailleurs cesser de les considérer comme des coupables : ce sont d'abord des victimes.

Il me paraît capital - sur ce point vous pouvez jouer un rôle déterminant - de renforcer les moyens des brigades des mineurs. La brigade des mineurs de Paris où j'ai passé beaucoup de temps au début de mon mandat souffre d'un manque criant de personnel. Mme Tricart qui la dirige déclare bien comprendre les besoins de la police de proximité. C'est à ses yeux une politique nationale qu'il importe de développer, mais il n'empêche que couvrir ces besoins ne devrait pas se réaliser au détriment des brigades des mineurs - ce qui a pourtant été le cas. La responsable de la brigade de Marseille nous a tenu le même langage. On ne peut pas asseoir une véritable politique de protection des mineurs si on laisse les brigades spécialisées dans cet état de déliquescence, bien indépendant de la volonté de leurs responsables. Au surplus, ces brigades n'existent pas partout. Enfin, lors de déplacements dans les départements, nous avons constaté que la division du territoire en zones « gendarmerie » et zones « police » n'est pas favorable à une protection efficace des mineurs, car elle engendre trop de frontières, de différences de hiérarchie et de modes de fonctionnement. Des dysfonctionnements sont dus à cette dichotomie constatée.

L'exploitation des mineurs met en jeu trois protagonistes : l'enfant lui-même qu'il faut protéger, le client qu'il faut sanctionner - nous évoluons dans un climat d'indulgence collective qui est assez stupéfiant - et les mafieux. Je n'hésite pas à employer le mot. Nous avons affaire à des mafias très solidement implantées. Il faut développer des moyens de police dans leur direction et le démantèlement des mafias doit devenir une priorité. Elles fonctionnent sur notre sol de plus en plus à partir de l'étranger grâce aux téléphones portables et utilisent parfois une prostituée adulte qu'elles terrorisent pour collecter l'argent. Les trafiquants n'apparaissent donc pas, ne sont quelquefois même pas présents sur notre territoire. Nous ne pouvons pas laisser se développer de telles mafias sur notre sol.

Je me suis rendue à Lyon avec Patrice Blanc, où les responsables de l'association Forum réfugiés nous ont expliqué que parmi les soixante-dix prostituées albanaises qui se prostituent quai de Serbie - pardonnez l'ironie de la situation - on comptait des mineures. Tout le monde le sait. Nul n'ignore les mafias albanaises, ni l'existence des écoles de prostitution qui fonctionnent en Europe de l'est, dans le nord de la Grèce et en Albanie. On sait aussi que des mafias fournissent en mineurs et en jeunes majeurs les trottoirs de Paris et de nos grandes villes. Quand je vais Porte Dorée, Porte de Vincennes, Porte Dauphine, sur les boulevards extérieurs de Paris, je vois des mineures d'Europe de l'est, mais aussi des Sierra-Leonaises qui se chiffrent par dizaines. Cela signifie un recrutement sur place et un acheminement organisé. A ces portes de Paris, vous verrez la jeunesse extrême de ces femmes qui viennent, pour la Sierra Leone, d'un pays en guerre. C'est là une exploitation absolument scandaleuse, non seulement de la misère, mais de la guerre.

La France a récemment renforcé sa réglementation sur l'extraterritorialité. Elle permet désormais l'interpellation, puis l'extradition, de personnes qui se sont autorisées à des activités sexuelles avec des mineurs, même si le pays des faits n'incrimine pas de telles pratiques. Il suffit désormais que la France incrimine les faits. Si un résident en France est interpellé à l'étranger alors qu'il entretient des activités sexuelles avec une mineure, il peut être extradé vers la France où il sera jugé. Un procès d'assises retentissant a eu lieu l'an dernier et l'auteur des faits a été condamné à sept ans de prison. Un autre procès se déroulera prochainement à Melun. Il ne s'agit plus de la Thaïlande, mais de la Roumanie. Il se trouve que j'étais dans ce dernier pays au moment où l'auteur des faits venait d'être interpellé et incarcéré. Grâce à l'Unicef, une équipe de France 2 a réussi à l'interviewer. J'ai visionné l'intégralité de l'interview où l'auteur, qui se «fournissait» en petits garçons à la gare du nord de Bucarest, déclarait sans vergogne qu'il se rendait auparavant à Bangkok, mais qu'aller à Bucarest était tout de même plus pratique, moins onéreux et moins risqué - pensait-il - du point de vue du sida. Vous savez peut-être comment vivent les enfants des rues à Bucarest : dans les canalisations de chauffage, des gares par exemple, ou dans les égouts. Ils savent très bien que des pédophiles européens se fournissent à la gare du nord à Bucarest ; ils sortent pour trouver à manger et là les pédophiles viennent faire leur « marché ». L'homme interviewé n'était pas seulement consommateur, il était aussi à la tête d'un réseau.

On sait donc qu'il existe des réseaux et que les réglementations sur l'extraterritorialité ne sont pas les mêmes au sein de l'Europe. Or la diversité des textes complique le travail de la police et de la justice. Douze pays européens seulement disposent de lois d'extraterritorialité. Il faut conduire un travail important pour convaincre nos amis et voisins de la nécessité d'adopter des lois d'extraterritorialité.

Depuis cet été, les jeunes Roumains ont cessé de piller les horodateurs et certains d'entre eux se sont tournés vers la prostitution, devenue leur seul moyen d'existence ; ce point sera développé par Patrice Blanc.

On note aussi un développement de l'exploitation du travail des enfants et adolescents chinois, qui semblent majoritairement originaires d'une même région, le Wenzhou. Ils résident pour l'essentiel dans la région parisienne et travaillent dans les secteurs de la restauration et de l'habillement. On parle d'environ 1 500 enfants. C'est l'un des effets des lenteurs de nos administrations et sans doute serait-il possible de résoudre le problème. Les enfants sont arrivés ici au titre du regroupement familial et leur régularisation prend tellement de temps qu'ils sont obligés de travailler pour survivre dans l'attente de leur régularisation. Ils ont généralement entre seize et dix-huit ans, mais, clandestins, ils n'ont pas droit à l'apprentissage. Dans ces conditions, exploités, ils n'osent porter plainte ; leurs parents non plus, car leur situation n'est pas toujours des plus régulières. Les enfants sont soumis à des horaires extraordinaires. Nous proposons donc d'accélérer les procédures de regroupement familial, ce qui ne doit pas être impossible et qui appelle un travail auprès des consulats afin de décourager les fausses déclarations d'état civil.

Au-delà et pour tous les enfants étrangers sur notre sol, dont un grand nombre restera, puisqu'ils ont le droit de demander la nationalité française, je propose le droit à l'apprentissage afin de rompre avec la situation actuelle qui est un véritable encouragement aux pratiques délictueuses.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Soit les parents sont en situation régulière et, en cas de regroupement familial, les enfants sont en situation régulière ; l'Aide sociale à l'enfance (ASE) s'en occupe. Soit les parents sont en situation irrégulière. Dès lors, n'y a-t-il pas un risque à régulariser les enfants alors que les parents encourent une reconduite à la frontière ? Il y a là un problème législatif beaucoup plus grave que celui que vous évoquez. Je m'occupe de cette question depuis des années au Conseil général du Rhône. La solution n'est pas si facile à trouver.

Mme Claire BRISSET : Une grande diversité caractérise les départements. Si les enfants deviennent français, cela leur ouvre un certain nombre de droits.

Mme la Présidente : Français, ils ont droit à l'apprentissage.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé d'école de la prostitution ; c'est la première fois que cette question est évoquée.

Mme Claire BRISSET : C'est une information de mes anciens collègues de l'Unicef qui ont des bureaux en Albanie. Je puis obtenir davantage d'informations sur le sujet. J'avais moi-même entendu évoquer le fait quand je me suis rendue en Albanie il y a deux ans.

Le phénomène est nouveau dans le nord de la Grèce. Cela pose problème, car les jeunes qui s'y trouvent ont facilement accès à notre territoire.

Nous obtiendrons davantage d'informations lors des réunions préparatoires à Yokohama. Je pourrais vous les transmettre.

M. Patrice BLANC : Contrairement à la région lyonnaise, les mineurs roumains en région parisienne ne sont pas des Roms. Il ne s'agit pas de gens du voyage. Les mineurs roumains arrivés en Ile-de-France, viennent du nord-ouest de la Roumanie, à la frontière de l'Ukraine et de la Hongrie. Leur arrivée était liée à la vente de journaux de rue, d'abord prise en main par des Hongrois, puis passée sous la coupe de Roumains hungarophones de la région de Timisoara, puis enfin reprise par des Roumains du nord-ouest. Il ne s'agit pas d'une immigration visant à s'installer en France ; elle a pour souci de récupérer de l'argent pour les Roumains restés « au pays ». Ce n'est pas du tout le même cas de figure que pour les Roumains roms persécutés en Roumanie.

On estime à deux à trois cents les mineurs roumains, tous originaires de cette région, présents en Ile-de-France. Probablement, une centaine de mineurs isolés vit-elle dans Paris intramuros sous la coupe de mafieux. Leur activité principale a longtemps été le casse des horodateurs et le vol à la tire. Les mineurs étaient utilisés par des majeurs, qui tentaient de jouer sur leur plus grande impunité pénale. Les majeurs encadrent et terrorisent les plus jeunes en faisant pression sur eux ou sur leur famille restée au pays. Deux cents mineurs sont recensés dans la couronne parisienne avec une forte présence dans les Hauts-de-Seine, autour de Courbevoie. Mais la division administrative entre départements n'a, pour eux, aucun sens, puisqu'ils agissent en empruntant des lignes de transport.

Il nous a paru nécessaire de faciliter une meilleure coordination entre les tribunaux pour enfants des ressorts des cours de Versailles et de Paris ; entre les différents Conseils généraux, chaque Conseil général ayant une politique spécifique. A Paris même, les arrondissements ne sont pas obligatoirement coordonnés. Nous nous trouvons donc devant une absurdité dans la réponse apportée en termes policiers ou judiciaires. La machine judiciaire tourne à vide. Le nombre de comparutions des mineurs devant le tribunal pour enfants s'accroît alors que les mesures n'ont à peu près aucun effet. Les placements en foyer notamment se révèlent parfaitement inutiles, car les mineurs fuguent au bout de quelques heures. Le système de protection de l'enfance répond extrêmement mal à ce type de préoccupation. Voilà pourquoi nous avions réuni l'ensemble des partenaires en vue de politiques plus coordonnées, y compris dans les pays d'origine. Nous avions donc associé l'Office des migrations internationales afin de favoriser l'appui à des programmes de réinsertion au pays, notamment par des volets sociaux.

Il est très important que des poursuites soient lancées à l'encontre des organisateurs de ces trafics afin de sensibiliser fortement l'opinion roumaine sur les risques encourus. En effet, avec la mise en place des horodateurs à carte, la chute des revenus des mafieux a conduit ces derniers à contraindre des mineurs à s'orienter vers la prostitution. La situation est d'une extrême gravité alors que, parallèlement, le système des divisions administratives entre les différentes zones de l'Ile-de-France conduit à un manque de coordination bien que l'on perçoive les débuts d'une amélioration, mais c'est un point sur lequel il convient d'intervenir.

Mme la Présidente : Le placement en foyer par l'ASE ou par un juge pour enfant n'entraîne aucun effet. Nous le constatons tous. D'aucuns ont avancé devant notre Mission la nécessité d'établissements fermés. J'aurais tendance à penser qu'un système faisant intervenir des familles d'accueil conviendrait davantage. Quel est votre sentiment ?

M. Patrice BLANC : Nous partageons votre avis. II faut des familles d'accueil préparées. Pour les mineurs, essentiellement d'origine roumaine ou chinoise, il serait extrêmement important que les différents services de l'aide sociale à l'enfance soient aidés par des personnes connaissant la langue et la culture du pays. Nul besoin qu'elles soient nombreuses et déjà il en existe. On en rencontre dans les associations avec lesquelles nous travaillons.

La notion de clubs de prévention spécialisés est intéressante ; l'ASE peut travailler avec eux. Il ne s'agit pas de faire intégrer dans la fonction publique territoriale des interprètes de toutes les langues, mais de mener un travail pour qu'une meilleure communication puisse s'établir avec les mineurs.

Mme Claire BRISSET : On doit à la vérité de dire que de moins en moins de personnes parlent français en Roumanie. Nous étions au tribunal de Paris quand un petit enfant de neuf ans a reçu une admonestation, puis a été remis sur le trottoir de Paris - il avait théoriquement une maman qui vivait dans une caravane à Montreuil. Ce jour-là, une interprète roumaine était présente. Si elle n'avait pas été là, il n'aurait pas compris ni où il était ni de quoi on lui parlait. Les récidivistes finissent par comprendre qu'ils se trouvent dans un tribunal. A défaut d'un minimum de communication avec ces enfants, on ne peut rien faire. Ils apprendront le français rapidement, mais à leur arrivée ils ne parlent pas notre langue.

Mme la Présidente : Que souhaiteriez-vous que nous proposions pour les mineurs isolés conduits dans les zones d'attente ?

Mme Claire BRISSET : Nous avons émis un avis sur la question. Des mineurs isolés atterrissent à Roissy, mais il faut préciser que beaucoup plus nombreux sont ceux qui arrivent par voie terrestre : notamment, les Roumains passent par les Alpes, d'autres par l'Espagne. Il est inadmissible que les mineurs arrivant à Roissy soient traités comme cela ! Il faut les suivre pendant quarante-huit heures et étudier leur situation.

Prévaut une fiction administrative selon laquelle les zones d'attente ne seraient pas la France ! Ce n'est tout de même pas une ambassade française en Pologne ou au Botswana ; c'est à Roissy ! La dernière fois que nous nous y sommes rendus, une extension de la zone d'attente avait été décrétée : cette extension était le hall d'un hôtel. Toute cette fiction est déjà assez dérangeante. Pour les mineurs, nous proposons qu'ils soient gardés, durant les 48 heures qui suivent leur entrée sur le territoire, en un lieu qui permette d'examiner leur situation : le retour au pays est-il envisageable et, si oui, dans quelles conditions ?

Présente à Roissy, je me souviens d'un enfant sénégalais de neuf ans qui était renvoyé dans son pays où sa mère l'attendait. Le retour était donc organisé et la police s'en était occupée. Nous avons considéré que la situation était parfaitement gérée. Il était arrivé avec cinquante francs français dans sa poche accompagné de deux adultes qui se sont évaporés à la douane. Tout cela pour montrer que nous n'avons pas de position rigide sur le sujet. Des enfants doivent être renvoyés chez eux dans des conditions de retour préparé, d'où la nécessité d'un temps minimum pour étudier leur situation : a-t-il une famille ? Est-elle prête à le reprendre ? Est-il arrivé avec des mafieux ? ...

Pour les autres, on ne peut continuer à procéder comme aujourd'hui : les envoyer au tribunal, leur donner un sauf-conduit avec lequel ils se retrouvent sur le pavé de Paris. C'est un sauf-conduit pour la prostitution et le travail clandestin ! Il est indispensable d'étudier leur situation individuelle pendant la période de quarante-huit heures ; à l'issue de cet examen, à supposer que l'on ne puisse les renvoyer au pays, on les confie au juge des enfants, au juge des tutelles qui saisit l'aide sociale à l'enfance ; en un mot, on les place dans une structure « protectionnelle ». Dès lors qu'ils sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance, ils ne sont plus en danger.

Mme la Présidente : Sauf s'ils fuguent.

Mme Claire BRISSET : Certes, mais à l'heure qu'il est, ils ne sont même pas placés sous la protection de l'aide sociale à l'enfance. Voilà le sens de l'avis que nous avons émis.

M. Patrice BLANC : De ce point de vue, la mise en place du futur centre de Taverny, lieu d'orientation et d'accueil que devrait gérer la Croix-Rouge, est une réponse intéressante. Elle permet, avec une organisation spécialisée, de retrouver les familles. Un temps de deux à trois mois est défini qui peut être mis à profit pour l'instruction d'une tutelle. S'il apparaît qu'aucune solution de retour au pays n'est possible, et dès lors que l'enfant doit rester en France, il convient de le placer sous un statut solide et non plus en porte-à-faux ou dans une situation de non-droit.

Mme Claire BRISSET : Autre exemple : je fus un jour alertée par le tribunal de Bobigny de la situation d'un enfant qui arrivait avec son père des Comores, via Khartoum. Immédiatement, ses papiers ont été déclarés faux. Si nous n'étions pas intervenus en urgence, cet enfant - français - aurait été renvoyé à Khartoum. Sa nationalité jugée douteuse, on le renvoyait seul au Soudan ! On touchait là au fond de l'absurde. Il a été finalement rendu à sa mère qui l'attendait et alors que la police prétendait qu'elle ne l'était pas. Voilà pourquoi nous préconisons 48 heures de sas pour étudier les situations.

La dernière fois, ce furent des petits Camerounais de trois et cinq ans ; il s'est trouvé un juge qui a fait signer le petit de cinq ans qui ne parlait pas français après sa déposition devant le tribunal. Ils étaient gardés, lui et son frère de trois ans, dans le hall d'un hôtel baptisé pour la circonstance : « extension de la zone d'attente » par quatre policiers.

Mme la Présidente : Penseriez-vous judicieux de fixer la majorité sexuelle à dix-huit ans pour les filles et les garçons ?

Mme Claire BRISSET : Le consentement à dix-huit ans, absolument.

Mme la Présidente : La majorité civile et pénale serait la même.

Mme Claire BRISSET : Cette proposition figure en toutes lettres dans le document que je vous ai remis.

Mme la Présidente : Que pensez-vous de la pénalisation des clients ? Clients des mineurs de plus de quinze ans ? Si la majorité sexuelle était ramenée à dix-huit ans, la question ne vaudrait que pour les majeurs.

Mme Claire BRISSET : Pour les majeurs, je ne livrerai pas le fond de ma pensée ; cela n'entre pas dans mon mandat. Au surplus, l'exemple de la Suède démontre que c'est très difficile. Je pense que nous devons avoir une attitude qui, culturellement, remette en question la prostitution et cesse de prétendre que ce serait là un mal nécessaire. Pénaliser les clients s'inscrirait, selon moi, dans le bon sens, mais je ne pense pas que ce soit faisable. Il serait en tout cas intéressant d'analyser les résultats du dispositif suédois. C'est là une expérience en vraie grandeur. Je suis toujours partisane de vérifier les résultats des expériences tentées hors de nos frontières. Certains pays voisins en ont lancé de très intéressantes ; je pense notamment à l'aide sociale à l'enfance. J'ai entendu des propos contradictoires sur la Suède. Certains disent que c'est une bonne chose, qu'elle fait reculer la prostitution et que les femmes sont moins considérées comme des esclaves. Pendant que d'autres estiment que la prostitution a augmenté dans de grandes proportions dans des pays voisins.

Mme la Présidente : Cela règle les problèmes d'ordre public en Suède.

Mme Claire BRISSET : La question est, à mon sens, culturelle et très liée à la façon dont on élève les enfants et singulièrement les petits garçons. Nous considérerons la sexualité des hommes comme quelque chose de tout à fait irrépressible et qui, pour des raisons hygiénistes - le mot en l'espèce est atroce - doit absolument trouver un assouvissement, alors que la sexualité des femmes après tout... Cela signifie que les petits garçons reçoivent une éducation culturelle étrange, ponctuée de phrases : « C'est un mal nécessaire », « Le plus vieux métier du monde », « Si l'on ne peut pas trouver ici, allons à Manille ». Je pense donc que nous avons tous à travailler sur cet aspect culturel du problème.

Il serait utile de comprendre comment la loi est appliquée en Suède. Mais, pour les mineurs, la nécessité de la pénalisation s'impose.

Mme Chantal ROBIN-RODRIGO : Vous avez déclaré en introduction que les abus sexuels chez les mineurs se pratiquaient à 80 % dans le cercle familial élargi. Peut-on avoir plus de précision sur ce pourcentage? Je pensais au contraire que les actes commerciaux étaient plus nombreux.

Mme Claire BRISSET : Les associations, la police, la gendarmerie, chacun s'accorde sur ces chiffres.

M. le Rapporteur : Il faut préciser que ce ne sont pas là des éléments comparatifs ; simplement, les actes de violence sexuelle commis à l'encontre les mineurs ont pour origine la famille dans 80 % des cas.

Mme la Présidente : Très souvent les beaux-pères sont en cause.

Mme Claire BRISSET : Voire des grands-pères.

On parle beaucoup de tourisme sexuel. Les touristes sexuels n'entrent qu'à moins de 20 % dans les clients de la prostitution. En Thaïlande, plus de 80 % des clients sont thaïs ; en Inde, ce sont des Indiens. Le tourisme sexuel n'est pas une composante majoritaire de l'exploitation sexuelle commise à l'étranger. Il n'empêche que le phénomène est inquiétant et qu'au surplus il s'aggrave et se déplace.

Audition de Mme Florence MASSIAS,
maître de conférence à Paris X Nanterre,
codirectrice du DEA
de politique criminelle et de droit comparé en Europe


(extrait du procès-verbal de la séance du 12 septembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Florence Massias est introduite.

Mme Florence MASSIAS : J'ai rédigé un article sur la question qui vous préoccupe à la demande d'une revue d'anthropologie qui m'avait demandé de m'intéresser aux réponses juridiques à l'esclavage. A cette occasion, je fus désemparée de constater le défaut d'incrimination spécifique de l'esclavage. C'est peut-être là une des manifestations de la spécificité du statut de la victime : la première caractéristique de l'esclave c'est de ne pas exister, il n'est pas visible, il n'a pas de droits, ce n'est pas un humain et le droit ne l'appréhende pas.

Je suis ici aujourd'hui pour tenter d'apporter des « éléments de réponses » à deux questions : pourquoi le législateur français doit-il incriminer 1'esclavage ? Comment réprimer l'esclavage ?

Il devrait paraître un peu curieux de poser ces deux questions aujourd'hui. Mais l'esclavage est d'une cruelle actualité et son ampleur est régulièrement mise en avant par les organisations non gouvernementales (ONG). Ses formes se diversifient et de nouvelles pratiques apparaissent, favorisées par la mondialisation et la pauvreté. C'est à la dignité de l'homme qu'il est porté atteinte.

Cela dit, le concept de dignité est récent en droit et sa protection directe par le droit reste encore incertaine. Le droit à la dignité est en quelque sorte en construction et il y a fort à parier qu'il s'agira d'un chantier permanent qui posera des problèmes de définition et donnera un rôle important aux juges. On ne pourra figer une définition de l'esclavage, ni même inclure le mot « dignité » dans sa définition.

A cet égard, une mise en perspective est nécessaire pour bien saisir la gravité et l'actualité des enjeux d'une qualification juridique. Il est indispensable de replacer l'interdit de l'esclavage aux côtés de celui de la torture et des traitements inhumains et dégradants, d'une part, et aux côtés de l'interdit de l'eugénisme et du clonage ainsi que de l'encadrement des expérimentations médicales sur l'homme, d'autre part. Ce sont là deux interdits récents, l'un pour une pratique pourtant ancienne, l'autre pour des pratiques nouvelles liées aux progrès de la science.

Le parallèle avec la torture s'impose. La torture et les traitements inhumains et dégradants mettent en cause la dignité de l'homme. La torture, comme l'esclavage, a d'abord été une pratique, une technique de procédure, reconnue et réglementée - pour en limiter les excès - avant d'être abolie. Elle est cependant encore largement pratiquée de nos jours et la France a d'ailleurs été condamnée à plusieurs reprises pour traitements inhumains et torture par la Cour européenne des droits de l'homme. Incidemment, on remarque une élévation des standards de protection des droits de l'homme ; on a tendance à qualifier de torture des traitements qui autrefois étaient qualifiés d'inhumains. Là aussi, un parallèle peut être tiré avec l'extension de la notion d'esclavage.

Autre rapprochement intéressant, la torture, autrefois citée au titre des circonstances aggravantes, n'a fait l'objet d'une incrimination autonome dans notre droit pénal qu'avec le nouveau code de 1992 entré en vigueur en 1994.

La question se posait pour la torture comme pour l'esclavage : nous avions d'autres incriminations - protection de l'intégrité physique, coups et violences - qui auraient pu jouer sans que l'on se pose la question d'une incrimination spécifique.

Quant à l'eugénisme et aux expérimentations sur l'homme, les interdits, récents, se fondent, depuis les lois bioéthiques de 1994, sur la protection de la dignité. Le Conseil constitutionnel s'est pour la première fois référé à la notion de dignité sur le fondement du préambule de 1946 qui protège l'homme contre « l'asservissement ».

Dans les trois cas - esclavage, torture, expérimentations - c'est la négation de l'humain à titre individuel ou collectif, négation par son instrumentalisation, qu'il s'agit d'interdire. L'esclavage peut se présenter comme un point de convergence : la sélection biologique peut faire de l'homme une machine des plus performantes au service d'un homme dit « supérieur ». On pourrait assister par ces techniques à une amélioration de l'homme en tant qu'instrument lié à sa dégradation en tant qu'être humain, individu et membre de la famille humaine. C'est à ce type de défi qu'il s'agit de répondre aujourd'hui. Au vu de l'importance de ce défi et de l'ancienneté des pratiques et de l'interdit de l'esclavage, se pose, en premier lieu, la question de la nécessité d'interdire pénalement et spécifiquement l'esclavage.

Pourquoi le législateur français doit-il incriminer l'esclavage ?

Certes, un arsenal de textes permet, à la périphérie, de poursuivre les auteurs de pratiques d'esclavage, et l'on entend régulièrement la presse évoquer des poursuites, mais les incriminations ne sont ni spécifiques ni à la hauteur des enjeux et ne correspondent pas aux valeurs qu'il s'agit de protéger, et cela au mépris de nos engagements internationaux.

· Les instruments internationaux

La gravité des enjeux a été, et de longue date, parfaitement saisie au niveau international, sans doute du fait des pratiques esclavagistes elles-mêmes qui mettent le plus souvent en rapport différents pays, et donc en cause le droit international. Entre 1815 - année de proclamation internationale de la condamnation de l'esclavage par la déclaration relative à l'abolition universelle de la traite des esclaves - et 1957, on a pu dénombrer environ 300 instruments internationaux visant à l'abolition, dont aucun n'a été totalement efficace, en grande partie faute d'instances internationales spécifiques chargées d'appliquer les normes retenues. L'inefficacité vient essentiellement de la résistance et de l'inertie des Etats, qu'on a du mal à comprendre compte tenu de cette incitation internationale.

Pour ne prendre que quelques exemples significatifs, la Convention de Genève du 25 septembre 1926, relative à l'esclavage, engageait déjà les Etats « à prendre les mesures nécessaires pour que ces infractions soient punies de peines sévères ». Aux termes de la Convention de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé et de la Convention supplémentaire du 7 décembre 1956 relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, les Etats parties devaient s'engager à sanctionner pénalement les pratiques interdites. L'article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) au sein d'un instrument certes non spécifique, fait, selon la jurisprudence de la Cour, obligation positive aux Etats de protéger les personnes se trouvant sur leur territoire contre l'esclavage.

· La servitude et le travail forcé

Ce mouvement incitatif a pris une nouvelle vigueur récemment, aussi bien au sein des Nations unies que de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. Ce progrès s'insère dans la perspective de la lutte contre la criminalité organisée qui a conduit ces instances à s'intéresser au phénomène de l'esclavage, mais seulement sous certains aspects - essentiellement les questions de la traite : ainsi en est-il, par exemple, pour les Nations unies, du protocole additionnel adopté à Palerme le 14 décembre 2000 sur la traite des êtres humains qui complète la convention relative au crime organisé ; et notamment à des fins d'exploitation sexuelle. Sans doute est-ce dû au fait que la traite revêt dans ce domaine des manifestations beaucoup plus faciles à définir et à appréhender. La traite suppose des trajets et des franchissements de frontières et ce combat s'inscrit dans la lutte contre la criminalité organisée. Sans doute le consensus est ici plus aisé à obtenir. A l'origine, des projets au niveau de l'Europe visaient la traite d'une façon très générale. Or, le consensus s'est limité au seul domaine de l'exploitation sexuelle, voire simplement aux mineurs, pour arriver à une sorte d'éclatement de la notion.

Du côté de l'Union européenne, l'action commune adoptée en 1997 qui, initialement, concernait la traite organisée des êtres humains d'une façon générale se restreint, visiblement, à l'exploitation sexuelle. Le Conseil européen de Tampere d'octobre 1999 a également réclamé des initiatives législatives dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains. L'on note la proposition de décision-cadre présentée par la Commission européenne le 21 décembre 2000, sur la base d'un mandat du Conseil européen, qui vise à introduire dans la législation des Etats membres des définitions et des sanctions relatives à la traite.

Le Conseil de l'Europe n'est pas en reste, avec par exemple la recommandation R(2000) 11 du Comité des ministres à propos de la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle et, plus au centre de notre sujet, la recommandation 1523(2001) de l'Assemblée parlementaire, adoptée le 26 juin 2001, sur l'esclavage domestique. Pour poser une définition, cette recommandation revêtira un particulier intérêt ; elle se réfère à trois articles de la Convention européenne : article 4 - interdit de l'esclavage - art. 3 - interdit de la torture et des traitements inhumains et dégradants - et art. 6 - accès à la justice pour les personnes se trouvant dans les Etats membres du Conseil de l'Europe.

Dans cette recommandation qui « regrette qu'aucun des Etats membres du Conseil de l'Europe ne reconnaisse expressément l'esclavage domestique comme délit dans leur code pénal », le terme délit, à mon sens, doit être considéré comme un terme générique. C'est un problème traditionnel de traduction des actes internationaux. En l'occurrence, je ne pense pas que cela puisse faire référence à une catégorie précise d'infraction pénale en termes de qualifications.

Cette recommandation incite le Comité des ministres à engager les gouvernements des Etats membres à « prévoir dans leur code pénal la reconnaissance de l'esclavage, de la traite des êtres humains et du mariage forcé ». L'incitation à pénaliser est certaine. Mais à pénaliser quoi au juste ?

Les exemples ci-dessus visent soit l'esclavage, soit des pratiques analogues, soit la traite aux fins d'exploitation sexuelle, soit encore l'esclavage domestique, soit la servitude ou encore le travail forcé. C'est la question de la définition de l'esclavage qui est ici posée.

Les instruments internationaux ont dû adapter la définition de l'esclavage au fur et à mesure de la diversification de ses formes. Ainsi, d'une définition relativement simple, en référence au droit de propriété, est-on passé à des définitions peu opératoires, procédant plus par énumération au fur et à mesure de l'apparition des nouvelles pratiques. On a dressé un état des lieux, mais comment transformer ce constat en définition juridique ? Il semble que les instruments internationaux soient restés à mi-chemin du travail de définition. Il convient, pour poser cette définition commune, de dépasser ces différences formelles pour identifier des critères communs ou des invariants qui se retrouveraient au c_ur de chacune des pratiques d'esclavage. La définition initiale, établie par la Convention de Genève de 1926 dans son article 1er, vise l'esclavage et la traite. Selon le §1, l'esclavage est défini en référence à la notion de droit de propriété - « l'Etat ou la condition de l'individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux ». Le §2 définit de la même façon la traite en référence au droit de propriété : « Tout acte de capture, d'acquisition, de cession, etc. » La Convention vise aussi le travail forcé comme une infraction obstacle en fait, pour éviter qu'il ne conduise à des conditions analogues à celles de l'esclavage. Le travail forcé n'est donc pas assimilé à l'esclavage.

La convention supplémentaire de 1956 reprend la même définition en élargissant le champ de l'interdiction à la condition servile. L'esclavage est toujours défini en référence à l'exercice du droit de propriété comme la situation d'une personne sur laquelle s'exercent les attributs du droit de propriété, ce qui implique la négation de sa personnalité juridique. La définition est toujours restrictive, mais a le mérite d'ouvrir la définition de 1926 en fondant explicitement l'interdit sur une valeur : la dignité humaine. On ne se place plus simplement du côté de l'auteur de l'infraction, du fait qu'il exerce un droit de propriété, mais aussi du point de vue de la victime et du point de vue de son droit à la dignité, ce qui permettra d'ouvrir la définition à d'autres types de comportements. Ainsi l'article 1er de la Convention de 1956 reprend-il la Convention de 1926, mais demande aux Etats de prendre des mesures pour abolir les pratiques « qu'elles rentrent ou non dans la définition de l'esclavage qui figure à l'article 1er de la Convention de 1926 ». La volonté d'ouverture est très nette, mais, à la suite de ce texte, sont simplement énumérées des pratiques qui doivent être combattues au même titre que l'esclavage, sur le même fondement de la dignité : la servitude, le servage, la cession de femmes - mariage forcé, transmission par héritage, etc. -, la cession d'enfants en vue de leur exploitation.

La définition de l'esclavage résulte désormais et encore aujourd'hui, de la combinaison implicite ou non des deux textes de 1926 et 1956. C'est ce que l'on peut observer par exemple dans le statut de la Cour pénale internationale qui reprend la définition de 1926 en l'ouvrant légèrement. Tous les instruments internationaux relatifs à l'abolition de l'esclavage et des pratiques analogues se réfèrent, implicitement ou non, à cette notion commune de propriété. Mais, avec la référence à la dignité, certains critères tirés des instruments internationaux vont être pris en compte pour qualifier ou non esclavage : le degré de contrainte ou de contrôle exercé sur l'individu, sur sa vie et ses effets personnels ; la privation du droit de circuler librement, la confiscation des titres de séjour ; l'impossibilité de prendre des décisions concernant sa propre vie ; la valeur de son consentement. Autant d'indicateurs qui reflètent la négation de la personnalité juridique. Ces éléments ne correspondent pas forcément à l'exercice d'un droit de propriété sur la personne, mais soulignent que, si la victime n'appartient pas juridiquement ou de facto à quelqu'un, elle ne s'appartient en tout cas pas à elle-même du fait d'une contrainte qui peut être aussi bien physique que due à des facteurs économiques et sociaux.

A cet égard, le travail forcé se distingue de l'esclavage, dans la mesure où s'il porte atteinte à la dignité humaine, il ne s'analyse pas comme l'exercice d'un droit de propriété sur la personne et ne transforme pas l'état de la personne dont la personnalité juridique reste entière.

Cet élargissement de la définition a permis de prendre en compte les « formes contemporaines d'esclavage ». Le groupe de travail sur l'esclavage de la sous-commission des droits de l'homme des Nations unies, rebaptisé en 1988 « groupe de travail sur les formes contemporaines d'esclavage » - le terme « contemporain » est sans doute plus approprié que celui de « moderne » qui fait gadget et peut recouvrir une connotation positive - distingue quatre types d'exploitation : l'exploitation économique - qui englobe, outre les formes d'esclavage classique, la situation des travailleurs domestiques et migrants, le travail servile, le travail des enfants et le travail forcé ; l'exploitation sexuelle
- prostitution des femmes ou exploitation sexuelle des enfants ; les autres formes d'exploitation, notamment les pratiques illégales des sectes qui peuvent, dans certains cas, réunir tous les critères de l'esclavage : atteintes à la liberté d'aller et venir, de décision, travail sans rémunération, dépossession de la maîtrise de sa vie ; enfin, le trafic d'organes et de tissus humains - qui peut donner lieu à l'enlèvement de personnes, suivi de leur disparition.

Il apparaît alors qu'en portant atteinte à la dignité, l'esclavage est la négation de l'ensemble des droits fondamentaux de l'individu, soit dans son essence, soit du fait des pratiques qui l'accompagnent : négation du droit à la liberté et à la sûreté, du droit à la liberté de circulation, à la vie privée et familiale, à la liberté de conscience, d'expression, etc. C'est pourquoi, le groupe de travail considère que l'esclavage sous ses différentes formes est un crime contre l'humanité. Sont refusés à l'esclave son statut d'être humain, son égale appartenance à la communauté humaine. Le crime contre l'humanité rencontre là, en effet, sa double condition, à la fois individuelle et collective. Il nie la singularité de l'individu et son appartenance à la communauté humaine.

Mais le crime contre l'humanité dans notre code pénal comme dans les instruments internationaux est soumis à des conditions très restrictives. Or l'esclavage ne saurait être réduit à de telles conditions restrictives. La question se pose donc : en droit français devra-t-on ouvrir la définition du crime contre l'humanité - je ne pense pas que l'heure soit venue - pour permettre d'appréhender des infractions qui peuvent être individuelles et ne pas viser un groupe de population déterminé ?

Du côté de l'Europe - pour en finir avec les éléments de définition dont on dispose au niveau des instruments internationaux -, il faut noter l'article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme qui ne pose aucune définition, mais a donné lieu à une abondante jurisprudence des instances européennes. Reste une difficulté : les requêtes sont des plus fantaisistes. Certains justiciables, rompus aux mécanismes de saisine de la Commission et maintenant de la Cour, sont un peu les enfants gâtés des droits de l'homme. Cela explique qu'il n'y ait jamais eu de condamnations sur le terrain de l'article 4. Mais cela a permis à la Commission et à la Cour de préciser ce que n'est pas la servitude ou le travail forcé. Nous disposons ainsi d'éléments de définition en creux.

La Commission dégage entre les trois notions - esclavage, servitude et travail forcé - une différence de degré ; entre les deux premières notions esclavage et servitude d'une part et travail forcé de l'autre, elle perçoit en outre une différence de nature : l'esclavage et la servitude seraient un état, une condition, une négation de la personnalité juridique, alors que le travail forcé ne transformerait pas l'état de la personne, mais s'analyserait en une obligation excessive de fournir des services sous contrainte. Reste à savoir à partir de quel moment cette obligation deviendra à ce point excessive qu'elle transformera l'état de la personne en esclave.

Enfin, certaines définitions ponctuelles, relatives à telle ou telle pratique d'esclavage ou de traite sont données par divers instruments plus ou moins spécifiques. C'est là le risque encouru par la multiplication des initiatives internationales, par ici on a l'exploitation sexuelle des mineurs que l'on estime utile de distinguer de celle des majeurs et puis on trouvera une définition de l'esclavage domestique ; nous arrivons donc à un paysage très éclaté.

Cela dit, le panorama déjà donné suffit à mettre en évidence les éléments d'une définition commune et surtout à souligner le décalage entre cet intense travail incitatif et normatif international et la pauvreté du dispositif français.

· Les insuffisances du dispositif français

Aucun texte ne définit l'esclavage. De ce point de vue, il semble que nous n'ayons rien à envier aux autres pays du Conseil de l'Europe. Des tentatives de définition se font jour dans certains pays comme en Belgique, mais cela ne concerne que la traite à des fins d'exploitation sexuelle. Aucune définition de l'esclavage n'est réellement opératoire en étant à la fois large et précise. L'esclavage est visé par notre code pénal uniquement au titre des crimes contre l'humanité dont la définition est trop étroite pour contenir les définitions internationales de l'esclavage. Les faits doivent, on le sait, avoir été commis à l'encontre d'un groupe de population civile déterminé et en exécution d'un plan concerté. Le critère de l'atteinte à l'humain, de la négation des droits fondamentaux, ne suffit pas à la qualification de crime contre l'humanité au regard de l'article 212. 1 du code. Cette définition permet de prendre en compte l'esclavage traditionnel tel qu'il a été pratiqué à l'encontre des populations africaines pour les faire travailler dans les colonies, comme le législateur l'a récemment confirmé. Mais l'esclavage dit « contemporain » n'entre pas dans la définition. De ce point de vue, ce dernier peut être rapproché d'autres pratiques portant comme lui atteinte à l'humain, qui ne sont pourtant pas des crimes contre l'humanité, tels que la torture - incriminée à titre spécifique par l'article 222.1 qui fait encourir à son auteur quinze ans de réclusion criminelle - ou l'eugénisme - incriminé à l'article 211.1 qui fait encourir à son auteur vingt ans de réclusion criminelle.

Pour l'esclavage, l'arsenal est très maigre et ce sont toujours les mêmes textes qui jouent : les articles 225-13 et 225-14, voire, en cas de pluralité de victimes, l'article 225-15 du code pénal.

Avant d'en venir précisément à ces textes, il faut mentionner les infractions pénales prévues par le code du travail qui peuvent jouer comme infraction obstacle mais qui présentent un degré de gravité moins marqué et ne protègent pas les mêmes valeurs que celles que devrait protéger l'incrimination de l'esclavage. Il s'agit par exemple de l'incrimination du travail clandestin ou plutôt du travail dissimulé par dissimulation de salariés rappelée par l'article L324-10 du code du travail, dissimulation qui peut conduire à l'exploitation et la négation des droits du salarié, à la différence du délit de marchandage qui ne prive le salarié que d'une partie de ses droits et ne permet pas son exploitation. Nous disposons également des articles L341-6 et L364-3 qui font interdiction d'employer un travailleur étranger en situation irrégulière sous peine de 30 000 francs d'amende et trois ans de prison. On remarquera ici que l'emploi d'un travailleur en situation irrégulière est puni plus sévèrement que son exploitation sur le terrain des articles 225-13 ou 225-14 du code pénal - deux ans de prison et 500 000 francs d'amende sauf si l'exploitation porte sur plusieurs personnes : à ce moment-là, l'article 225-15 trouve à s'appliquer, il prévoit une peine de cinq ans et 1 million de francs.

Autre infraction, celle prévue à l'article 21 de l'ordonnance de 1945 relatives aux étrangers : 1'aide à l'entrée et au séjour irrégulier qui fait encourir à son auteur cinq ans d'emprisonnement et 500 000 francs d'amende, qui pourrait intéresser la traite, mais qui ne vise que les auteurs se trouvant sur le territoire français ou sur « le territoire Schengen » et qui, au surplus, ne distingue pas entre le type d'aide apportée qui peut aussi bien être amicale que lucrative. Il faut cependant nuancer, en observant que la loi du 11 mai 1998 a partiellement remédié à ce défaut en élevant les peines à dix ans et 5 millions de francs quand les faits sont commis en bande organisée. En effet, avec la bande organisée, on se rapproche davantage de pratiques auxquelles pourrait être assimilée la traite.

Les poursuites et les condamnations dites pour « esclavage moderne » se fondent donc sur les articles 225-13 et 225-14. Il n'est pas innocent de remarquer qu'elles figurent au chapitre 5 du titre II du livre 2 du code pénal. On se souvient, en effet, que l'agencement de la partie spéciale du code était initialement censé refléter une hiérarchie des valeurs protégées. Et, effectivement, le livre 2 consacré aux atteintes aux personnes regroupe dans son titre I les crimes contre l'humanité, le premier incriminé étant le génocide. Or, nos infractions sont reléguées à la section III du chapitre 5 du titre II - le livre n'a que 2 titres -, chapitre qui regroupe, maigre consolation, les atteintes à la dignité !

L'esclavage doit ainsi être appréhendé, après les discriminations, le proxénétisme mais avant les atteintes au respect dû aux morts et le bizutage. La hiérarchie des valeurs est donc passablement brouillée et la conception de la dignité qu'a eue le législateur en 1992 quelque peu déroutante.

Cela dit, les deux premières sections du chapitre - discrimination et proxénétisme - permettent aussi de réprimer certains aspects de l'esclavage contemporain, et la section III, qui nous intéresse, est la seule à reprendre dans son intitulé le terme « dignité ». Il s'agit d'incriminations nouvelles répondant à la volonté du législateur de renforcer, d'une façon générale, la protection des personnes particulièrement vulnérables et à son souhait plus particulier d'offrir aux immigrés une protection contre les conditions de travail et de logement inhumaines. En effet, le dispositif existant à l'époque était insuffisant et le législateur a, en outre, voulu éviter de banaliser ces infractions au regard des infractions au code du travail.

L'article 225-13 incrimine « le fait d'obtenir d'une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rémunération manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli ». L'article 225-14 incrimine « le fait de soumettre une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine ». Les peines encourues sont les mêmes dans les deux cas, soit deux ans d'emprisonnement et 500 000 francs d'amende, avec aggravation à cinq ans et 1 million de francs dans le cas de l'article 225-15 : faits commis à l'encontre de plusieurs personnes. On le voit, certaines conditions sont communes aux deux infractions - vulnérabilité, dépendance de la victime et abus de l'auteur. Les autres éléments sont spécifiques à chacune des infractions. L'article 225-13 incrimine en quelque sorte un délit d'exploitation abusive d'autrui : le premier élément consiste à obtenir un travail ; le second élément est la disproportion manifeste entre le travail et sa contrepartie. La réunion de ces éléments suffit à caractériser l'atteinte à la dignité - au sens de l'intitulé de la section. Le texte de l'article 225-13 ne fait pas de la dignité un élément constitutif : dès lors que nous nous trouvons en présence d'exploitation abusive et de disproportion manifeste, l'atteinte à la dignité est ipso facto caractérisée par une sorte de présomption irréfragable.

En revanche, avec l'article 225-14, l'atteinte à la dignité est un élément constitutif du délit. Ce qui pose un problème, c'est la nécessité de caractériser cette atteinte à la dignité en tant que telle, ce qui n'est pas le cas pour l'article 225-13.

Ces deux textes, aussi bienvenus soient-ils, ne sont pas à l'échelle des formes d'esclavage contemporain. Il s'agit d'un degré très minimal d'incrimination, comme en témoigne la faiblesse des peines encourues. L'exploitation du travail d'autrui est certes un élément permettant de caractériser une pratique d'esclavage, mais ce n'est sûrement pas un élément suffisant ; d'autres critères devraient être mis en _uvre pour pouvoir qualifier l'esclavage. La dimension négation des droits fondamentaux et assujettissement de la personne pour élever l'incrimination et les pénalités font défaut. De même, pour les conditions de travail et d'hébergement contraire à la dignité. Avec, dans ce dernier cas, l'inconvénient de faire figurer la dignité, concept totalement imprécis et faisant l'objet d'appréciations variables, en tant qu'élément constitutif de l'infraction. On remarquera, en outre, un effet pervers à faire jouer ces incriminations pour des pratiques beaucoup plus graves que celles pour lesquelles elles ont été conçues initialement : c'est le risque que les juges ne soient conduits à être trop exigeants pour qualifier ; c'est-à-dire qu'ils ne les retiennent qu'une fois caractérisées de véritables pratiques d'esclavage ou de traitement inhumain ou dégradant, ce qui laisserait de facto hors du champ de la répression les pratiques moins graves pour lesquelles elles ont pourtant été créées. On risque d'être confronté à un juge très exigeant pour qualifier, mais ce dernier ne dispose que de pénalités dérisoires ; ainsi, des comportements « moyens » échapperont-ils à la répression.

Que faire alors pour améliorer ou compléter ce dispositif ? Comment réprimer l'esclavage contemporain ?

Il n'existe pas de réponse toute faite. D'abord, la nécessité d'une incrimination pénale spécifique ne fait pas de doute dans son principe, au regard de l'importance des valeurs protégées et de la valeur pédagogique et symbolique du code pénal. On ne peut pas faire l'économie d'une incrimination de l'esclavage. Mais la pénalisation doit être effective, c'est-à-dire qu'elle devra en pratique remplir sa fonction rétributive et dissuasive du point de vue de l'auteur, et sa fonction protectrice des droits de la victime. Une définition opératoire de l'esclavage est la première condition de l'effectivité de l'interdit. Mais elle ne suffit pas, il faut encore qu'elle puisse être mise en _uvre par les acteurs concernés.

La question n'est pas tant de savoir si la définition peut être large ou étroite ; elle doit être capable d'incriminer tous les actes atteignant un certain degré d'inhumanité. Il ne saurait, à mon sens, être question de définir dans la loi l'humanité ou la dignité - ce n'est pas là le travail du législateur - et il faudra nécessairement laisser au juge une marge d'appréciation. Face à des concepts mettant en cause des principes de cette valeur, il ne serait pas choquant qu'il soit amené à porter une appréciation du type de celle que porte le juge européen sur d'autres concepts. Au surplus, une définition suffisamment souple permet l'évolution et l'élévation de la protection, dans le mouvement général d'élévation des standards de protection au niveau européen. Il faudrait arriver à une définition générale qui dépasse l'énumération de différents comportements type, ce qui implique de se livrer à un travail d'identification des invariants de l'esclavage que l'on retrouve dans l'ensemble des comportements visés. Les invariants intéressent plutôt et a priori, au-delà de l'élément matériel de l'infraction, la valeur protégée. Il semble que soit toujours présent l'invariant de l'exploitation ; par ailleurs, l'exploitation n'emporte pas simplement restriction, mais négation des droits, ou mise dans l'impossibilité de les exercer, autrement dit et plus largement, négation de la personnalité juridique et instrumentalisation de l'homme. C'est le passage de la restriction à la négation des droits qui caractérise l'atteinte à la dignité. C'est en termes de seuil que les situations devront être envisagées.

Il faut donc dégager ces invariants et, ensuite seulement, pourront se poser des questions de pure technique juridique grandement débattues par la doctrine et au sein des instances internationales, pour savoir, par exemple, si la vulnérabilité ou la dépendance doivent être des conditions ou des conséquences de l'exploitation ; si l'exploitation doit être réalisée par abus ou si l'exploitation suppose l'abus. Il en va de même de la question du consentement qui divise beaucoup actuellement.

A partir de cette définition commune pourront être déclinées les diverses formes d'esclavage, en fonction de la qualité de la victime - plus ou moins vulnérable, plus ou moins consentante, étrangère ou non, en situation irrégulière ou non -, du nombre des victimes, de l'auteur, du but poursuivi ou de la nature de l'exploitation - sexuelle ou domestique... L'on pourrait suggérer, dans un premier temps, une définition de l'esclavage et, dans une seconde étape décliner plusieurs types d'incriminations ou établir une définition et reprendre ces différents éléments comme éléments constitutifs de formes particulières d'esclavage, voire pour être utilisées comme des présomptions ou encore jouer comme circonstances aggravantes. Interviendront sans doute des cumuls d'infraction qui devraient entraîner l'aggravation des pénalités. Tout cela recouvre la question de la mise en rapport des différentes formes d'esclavage.

Cela nous conduit à la question de la gravité, pour l'esclavage « général » et pour ses déclinaisons. D'abord et au préalable, je pense que la nouvelle incrimination doit trouver sa place entre les crimes contre l'humanité et les infractions des articles 225-13 et 225-14. Le temps n'est pas encore venu d'ouvrir la définition du crime contre l'humanité pour y inclure les formes contemporaines d'esclavage qui ne répondent pas aux critères actuellement exigés pour la qualification de crime contre l'humanité, notamment la condition d'appartenance à un groupe déterminé de population. Il n'est pas question non plus de remplacer les incriminations prévues aux 225-13 et 225-14 qui correspondent à un degré précis de gravité.

Faut-il envisager une qualification criminelle ou délictuelle ? Et, par ailleurs, certaines formes d'esclavage sont-elles plus graves que d'autres ? Dès lors que l'on se trouve face à une négation de la personnalité, peut-on établir une gradation à l'intérieur de ce qui n'existe pas ?

En faveur d'une qualification criminelle, on peut avancer l'importance de la valeur protégée, l'importance du dommage pour la victime et la gravité de la transgression qui apparaît nécessairement intentionnelle. Le rapprochement avec l'incrimination de la torture ou de l'eugénisme plaide dans le même sens. Cela dit, les autres « manipulations » de l'humain du livre V du code pénal envisagent très rarement une qualification criminelle. Pour les expérimentations sur l'homme, la peine maximale encourue est de sept ans d'emprisonnement. C'est en effet un délit. Est-il plus opportun d'envisager une qualification criminelle d'une façon générale ou de compter sur le jeu des circonstances aggravantes ou des cumuls qui nécessairement devraient parvenir au même résultat ? Je n'ai pas de réponse.

On remarque toutefois qu'en Italie, le législateur a opté pour la criminalisation. On est passé d'un délit à une infraction criminelle qui fait encourir quinze ans à son auteur. La criminalisation renvoie devant la cour d'assises. Toutefois, laisser à des juges non professionnels ce type d'incrimination nouvelle avec les enjeux qu'il représente et les problèmes que pose la qualification pourrait présenter des inconvénients.

Du côté des avantages de la criminalisation, on note le délai de prescription criminelle plus long. Cela permettrait à la victime d'agir plus facilement. L'un des problèmes de l'efficacité et de l'effectivité de la répression tient au fait que la victime n'ose souvent dénoncer les faits que très longtemps après qu'ils sont survenus. Il lui faut retrouver une personnalité juridique, avant d'envisager à nouveau de pouvoir exercer des droits. Bien souvent, le délai de prescription délictuelle est déjà passé.

Quant à l'effectivité et aux acteurs concernés - le juge et la victime - le problème essentiel tient à l'accès au juge et au respect de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'effectivité suppose que la personne puisse effectivement agir sans risque d'être reconduite à la frontière, sans risque de représailles et sans se voir opposer ces fameux délais trop courts de prescription.

Pour ce qui est de la relation à la police, on peut se féliciter de la loi du 15 juin 2000 qui fait obligation aux services de police judiciaire de recevoir les plaintes et de les transmettre aux services compétents. Quant à la mise en mouvement de l'action publique, le rôle des associations doit évidemment être reconnu, sans qu'il soit nécessaire de faire exception au principe de l'opportunité des poursuites. S'agissant des représailles, elles devraient pouvoir être appréhendées par le droit pénal commun sans nécessiter d'incrimination spécifique. L'un des problèmes pour la victime reste la question de la preuve. En effet, le plus souvent la victime est invisible ; l'esclavage domestique se déroule dans des domiciles privés à l'abri du regard de tout témoin.

Enfin, un obstacle de taille ne pourra être réglé qu'au niveau international : c'est celui des immunités diplomatiques qui mettent en conflit la Convention de Vienne et l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Actuellement, un mouvement s'engage à l'intérieur de tous les pays européens. Les exemples de l'Italie et de la Belgique ne doivent cependant pas faire illusion, les progrès ne sont encore que très parcellaires. Nous souhaitons une incrimination effective et une incrimination à la hauteur, certainement dans le souci de protection des droits de l'homme, mais aussi d'une façon plus pragmatique, afin d'éviter que la France devienne un pays refuge. Si nos infractions ne sont pas suffisamment graves, nous risquons de devenir un refuge pour l'exploitation des travailleurs ou l'exploitation sexuelle. Il conviendra d'entreprendre un travail de droit comparé.

Mme la Présidente : Vos propos étaient passionnants et constituent une mine d'indications.

Vous plaidez pour une incrimination un peu souple qui ne définisse pas l'atteinte à la dignité et qui laisse au juge une part d'appréciation ; n'encourons-nous pas en procédant ainsi la censure du Conseil constitutionnel au regard du principe de la légalité des délits et des peines ?

Mme Florence MASSIAS : Voilà pourquoi j'ai envisagé cette double voie et procédé comme pour la bande organisée, en définissant certains concepts par des textes à part sans sanction en tant que telle. L'on pourrait poser une définition de l'esclavage. Ensuite, en déclinant les différentes formes d'esclavage, le code pourrait prévoir des sanctions. Il conviendrait de disposer d'une définition qui ferait référence à la négation des droits et de la personnalité juridique ; il s'agirait ensuite de décliner chaque forme d'esclavage, en montrant en quoi il y a négation des droits. Emprunter ce chemin permettrait sans doute d'être suffisamment précis et souple.

Mme la Présidente : Tel est notre objectif, être souple et précis.

Mme Florence MASSIAS : Je ne pense pas que le Conseil constitutionnel soit en opposition avec la Cour européenne sur la question de la légalité. La Cour européenne avance elle-même que des définitions trop rigides ne sont pas souhaitables et que les définitions par catégorie doivent être suffisamment souples pour permettre l'évolution du droit et l'élévation des standards. Ce serait précisément un risque à prendre pour comprendre comment le Conseil se situerait par rapport à la Cour européenne des droits de l'homme, mais il serait étonnant que naisse un conflit entre les deux instances.

Mme la Présidente : Sur la gravité, si nous nous acheminons sur la voie criminelle, les poursuites seront peu nombreuses. Pour des raisons d'efficacité et non d'appréciation de la gravité de l'atteinte, il me semble plus pragmatique de nous orienter vers l'option d'un délit grave. Les trois ans de prescription ne me font pas peur, car, en général, il ne s'agit pas de situations ponctuelles, mais de situations qui s'installent. Sans aller jusqu'au dispositif de l'abus de bien social où la prescription débute du jour où l'on découvre l'infraction, face à des infractions qui s'installent dans la durée, le délai de trois ans n'est guère gênant.

Mme Florence MASSIAS : Les victimes ne portent plainte qu'une fois la pratique de l'esclavage terminée ; or, elles mettent du temps à retrouver des réflexes normaux de personnes à même d'exercer des droits. Ce rétablissement psychologique peut prendre un assez long temps, notamment par crainte des représailles.

Mme la Présidente : On peut imaginer aussi, du moins je le souhaite, des poursuites à l'initiative des parquets. Mais il est vrai que nous devons travailler sur la question de la prescription. Face à des mineurs, on peut prévoir une prorogation du délai de prescription. Je crains que la criminalisation soit un frein à l'effectivité des poursuites.

M. le Rapporteur : Ma première question porte sur la procédure liée au statut de la victime. Chacun ici est animé par un souci d'efficacité. Or, on constate sur le terrain, principalement de la traite, mais aussi de l'esclavage domestique, que la crainte des représailles dissuade la victime de témoigner. L'absence de poursuites par les pouvoirs publics est aujourd'hui essentiellement liée à l'impossibilité de recueillir preuves et témoignages tant les pressions sont fortes. Peut-on imaginer d'avoir recours à une sorte de témoignage « anonymisé » qui donnerait à la victime, témoin acteur du procès pénal, de plus larges garanties, permettant une plus grande efficacité de la répression ?

Mme Florence MASSIAS : Je ne perçois pas très bien comment le dispositif du témoin anonyme pourrait fonctionner, notamment du fait de l'article 6 de la Convention européenne qui prévoit que tout accusé a le droit d'être confronté et de connaître ses témoins.

Le témoignage est l'une des seules formes de preuves sur lesquelles on puisse s'appuyer. Selon votre proposition, la culpabilité ne reposerait que sur un témoignage anonyme, ce qui paraît quelque peu hasardeux au regard de la Convention.

Certes, la crainte de représailles dissuade la victime d'agir. Une autre question se pose : la victime est très souvent en situation irrégulière. Le danger représenté à ses yeux par les autorités est d'ailleurs un épouvantail longuement répété pour qu'elle n'ose pas sortir. De fait, si elle est reconduite à la frontière, le délai de prescription aura tout le temps de courir ! La question est aussi de savoir si l'on peut octroyer des titres de séjour à titre humanitaire et si on soumet cet octroi à une obligation de dénoncer. La Belgique a fait ce choix. Dans les faits, je crois qu'une dénonciation conditionne de facto l'octroi du titre. J'imagine mal comment l'on pourrait octroyer un titre pour raison humanitaire sans que la justice ne soit saisie.

Mme la Présidente : Même en cas de criminalité organisée, il est extrêmement difficile de poursuivre et de condamner. On s'en rend bien compte à propos de la prostitution et de l'afflux de jeunes femmes de l'est : on ne démantèle pas la criminalité organisée et on ne poursuit rien.

Mme Florence MASSIAS : La criminalité organisée est plus visible. Les structures sont plus fortes. L'Italie est confrontée à la loi du silence, et toutes ses tentatives de procédure sont censurées par la Cour européenne des droits de l'homme. L'on ne peut remplacer l'absence de preuves par des présomptions, ni fonder des mesures de surveillance sur la seule dangerosité des personnes. L'Italie a tenté de trouver de multiples outils pour démanteler ; or, à chaque fois, cela achoppe.

Mme la Présidente : Leurs techniques achoppent aussi par petits degrés d'avancement de l'internationalisation du droit pénal et de la procédure pénale. Il s'agit toujours des infractions qui comportent des éléments d'externalité, les procédures sont donc extrêmement longues, difficiles ; Europol est encore une structure jeune, les commissions rogatoires reviennent ou ne reviennent pas ... Bref, il est particulièrement difficile de sortir une affaire.

Audition de M. Yannick ROYER,
chef du service d'insertion et de probation
de la maison d'arrêt des femmes de Fleury-Mérogis,

accompagné de Mme Valérie PRATS,
conseillère d'insertion et de probation


(extrait du procès-verbal de la séance du 12 septembre 2001)

Présidence de M. Marc Reymann, Vice-Président

M. Yannick Royer et Mme Valérie Prats sont introduits.

M. Yannick ROYER : Mesdames, messieurs les députés, je vous présente Valérie Prats, conseillère d'insertion et de probation, ce qui correspond, sous un terme générique plus connu, à un travailleur social. Je suis, quant à moi, chef du service d'insertion et de probation et j'ai en charge les équipes de travailleurs sociaux qui assurent le suivi du public détenu à la maison des femmes et au centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis.

Nous appartenons tous les deux au service pénitentiaire d'insertion et de probation né en 1999. Il a pour mission la mise en _uvre des décisions de justice, que ce soit les sursis avec mises à l'épreuve ou le travail d'intérêt général ; il assure aussi le maintien des liens familiaux, la lutte contre les effets désocialisants de l'incarcération et la préparation à la sortie. Au quotidien, nous sommes amenés à rencontrer des jeunes filles et des jeunes garçons, qui arrivent en France, en l'occurrence en prison, après un parcours tortueux.

Des pressions ou des promesses des familles ou de clans, obéissant souvent à une logique purement économique sont, très généralement, à l'origine de leur arrivée. Même si le constat est parfois désastreux pour les premiers intéressés, nous n'occultons pas dans le cadre de nos missions que ces personnes ont violé des règles, en l'occurrence les lois françaises.

Dans un premier temps, nous présenterons notre constat sur la situation des mineures et des jeunes femmes suivies à la maison d'arrêt des femmes de Fleury-Mérogis puis nous aborderons le centre de jeunes détenus, qui présente plusieurs spécificités.

Mme Valérie PRATS : Je travaille à la maison d'arrêt des femmes de Fleury-Mérogis depuis environ trois ans.

Les personnes victimes des nouvelles formes d'esclavage sont essentiellement originaires de pays politiquement déstabilisés, économiquement faibles, ou de pays dans lesquels les écarts économiques entre les différentes franges de la population sont très importants.

Nous avons rencontré quatre types de population. Tout d'abord, des ressortissantes sierra-leonaises, qui ont été en très grand nombre l'an passé. Amenées en France suite aux événements survenus dans leur pays, elles étaient expatriées après que leur famille fut entièrement décimée. Elles étaient prises en charge, d'après leurs déclarations, par des personnes qui se revendiquaient comme appartenant à la Croix-Rouge française ou au Haut Commissariat aux réfugiés et contraintes de se prostituer sitôt arrivées. Elles n'avaient plus de papiers, ceux-ci leur ayant été retirés juste avant l'embarquement.

Exclusivement incarcérées à Fleury-Mérogis pour des infractions à la législation sur les étrangers, leur peine était de trois mois d'emprisonnement, parfois assortie d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière.

La prise en charge de ces jeunes femmes était très compliquée, car elles ne comprenaient pas la sanction prononcée à leur encontre. Privées de documents, il nous était impossible d'établir leur identité et leur âge. La plupart se disaient mineures alors qu'elles avaient été déclarées majeures à la suite d'une expertise osseuse, celle-ci étant fiable à plus ou moins dix-huit mois. Nous pensons cependant que certaines d'entre elles étaient effectivement mineures, tant elles paraissaient jeunes.

Notre difficulté était d'envisager la sortie de ces jeunes femmes, dans la mesure où elles étaient en situation irrégulière en France et qu'elles n'appréciaient pas forcément notre aide. Tout ce qu'elles demandaient c'était de ne pas être expulsées vers la Sierra Leone et non qu'on les aide spécifiquement à rester en France.

Nous avons eu affaire à de nombreuses ressortissantes asiatiques conduites en France pour travailler dans des ateliers clandestins afin de faire vivre leur famille demeurée en Chine. La plupart d'entre elles ne pratiquent aucune langue européenne, ce qui complique la communication. En outre, une fois incarcérées, pèse sur elles une énorme pression du clan ; la loi du silence s'impose. Nous avons eu beaucoup de mal à connaître leur parcours de vie et ce qui avait pu se passer depuis leur arrivée en France.

Nous avons reçu et nous accueillons encore beaucoup de ressortissantes des pays de l'est : tout d'abord des détenues mineures, en général amenées par le clan. Rarement accompagnées par leur famille, elles arrivent en France avec une communauté itinérante. Elles sont souvent incarcérées pour des faits de vol en réunion : parcmètres, vols à la tire. Bien sûr, elles sont également incarcérées pour infraction à la législation sur le séjour des étrangers. Sur beaucoup d'entre elles pèsent de fortes présomptions selon lesquelles elles étaient prises en charge par un réseau de prostitution.

La seconde catégorie de personnes des pays de l'est que nous rencontrons comprend, en général, de toutes jeunes majeures venues en France sous la promesse de conditions de travail plus favorables. Dès leur arrivée en France, elles sont contraintes de se prostituer. Elles arrivent à Fleury-Mérogis essentiellement pour des infractions à la législation sur le séjour des étrangers, sans infractions connexes.

Les modalités de l'incarcération des jeunes femmes de l'est se caractérisent par l'absence de liens avec le clan qui pourtant exerce de fortes pressions : pas de courriers, pas de visites. Les mineures sont très assidues à l'école, elles sont brillantes, elles apprennent très vite le français, tant oral qu'écrit. En revanche, leur préparation à la sortie est rendue très difficile, puisqu'elles ne possèdent pas de titres de séjour régulier alors qu'elles sont très demandeuses d'obtenir un placement en foyer. Cette demande est extrêmement compliquée à mettre en _uvre, ce qui a pu aboutir, à notre corps défendant, à des mises en liberté tardives, voire de nuit, de mineures de plus de seize ans, sans aucune prise en charge institutionnelle. Elles sortaient avec le risque d'être reprises par le réseau qui les avait conduites à Fleury-Mérogis.

Nous accueillons actuellement de nombreuses jeunes femmes latino-américaines pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Lorsqu'elles relatent les événements les ayant conduit à cette situation, il apparaît qu'elles ont souvent été victimes de pressions physiques, morales et qu'elles transportent des stupéfiants, contraintes et forcées, au risque de voir leur famille, si elles refusent, se faire exterminer.

Elles se retrouvent à Fleury-Mérogis suite à une condamnation ferme pour transport de stupéfiants. Les sanctions pénales sont généralement assez lourdes et systématiquement assorties d'une interdiction du territoire français et d'une amende douanière. Ces femmes éprouvent d'énormes craintes, même si elles souhaitent vivement retourner dans leur pays. Elles collaborent assez facilement avec la police, mais leurs familles subissent des représailles.

M. Yannick ROYER : Au centre de jeunes détenus, nous constatons une arrivée massive de jeunes gens originaires des pays de l'est, selon une acception géographique large. La définition de la famille et du clan l'est tout autant. Lorsque nous arrivons à communiquer avec eux - la majorité a un minimum de connaissance de la langue française - des points mériteraient d'être approfondis. On relève toutefois que les clans utilisent les remous historiques des pays d'origine pour attirer ces jeunes gens sur le territoire français. Par ailleurs, la famille, qui a priori les a fait venir, rompt les échanges en cas d'incarcération
- ni courrier ni visites au parloir -, ce qui est très mal vécu par les détenus. On ressent une pression indirecte de la part du clan à l'intérieur même de la détention, cette non-présence faisant comprendre aux intéressés : on t'attend dehors ! Il arrive que des jeunes gens, sortant de prison sans aménagements suffisamment fins, aient pour première idée de quitter au premier stop les véhicules dans lesquels ils ont été placés pour reprendre les chemins de traverse.

La forme de la délinquance de ces jeunes détenus revêt des spécificités : ils pratiquent le pickpocket, les vols à la tire, des escroqueries qui sont souvent liées à un caïdat d'adultes très présent. C'est une réalité durement vécue par les intéressés.

Avec les ressortissants d'origine asiatique, la difficulté de communication est plus grande, la langue française n'étant absolument pas maîtrisée par ces personnes. Les problèmes de liens avec la famille existent également. Les jeunes gens sont venus de ces pays asiatiques pour travailler soit auprès de particuliers, soit dans des ateliers clandestins. Quelles raisons les amènent à se retrouver en prison ? Contrairement aux jeunes filles, ils arrivent à libérer quelques créneaux horaires pendant la nuit pour vivre un peu différemment leur temps de présence en France. C'est ainsi que, pour subvenir à leur minimum de besoins, ils commettent de petits larcins, davantage parfois, ce qui les conduit très souvent en prison. S'ajoute le problème de papiers.

La pression du clan est, là aussi, très forte.

Quant aux ressortissants africains, certains viennent ici avec l'espoir de trouver un Eldorado à l'européenne.

En outre, depuis quelques mois, nous assistons à une arrivée de jeunes gens qui viennent à la suite de promesses de contrats sportifs, ce qui les amène à séjourner en France pour des périodes variant d'une à deux semaines avec des visas à durée limitée. Or ces jeunes gens ayant eu un minimum de connaissance de la vie européenne, ils restent en France en totale illégalité. Pour subvenir à leurs besoins, ils sont amenés à entrer dans une logique délinquante forte. Cette réalité, née d'un facteur économique, est très présente à l'heure actuelle dans l'histoire du centre de jeunes détenus.

Les problèmes des titres de séjour, tout comme l'estimation de l'âge, sont également présents. Beaucoup d'expertises osseuses sont demandées, avec toujours la même difficulté. Il n'est pas rare de voir des gaillards d'un mètre quatre-vingt-dix et de quatre-vingt-dix kilos se présenter comme mineurs. Ils passent au centre de jeunes détenus, car la première démarche administrative consiste à prendre en compte leurs déclarations. Mais très rapidement, on se rend compte du décalage entre les mineurs qu'ils sont et leur corps d'adulte. En conséquence, des problèmes identitaires forts surviennent au cours de l'incarcération, qui sont parfois suivis de dérives comportementales et d'agressivité.

Mme Valérie PRATS : La difficulté de notre travail consiste essentiellement à maintenir des liens familiaux, en raison de la distance géographique et des troubles que peut connaître le pays dont sont originaires ces personnes. Ces situations nous ont interpellés et mobilisés. Nous avons essayé d'instaurer des relations partenariales plus privilégiées pour essayer d'envisager des solutions singulières, notamment avec les services de la protection judiciaire de la jeunesse, des préfectures et des consulats. Nous avons également engagé une réflexion sur la prise en charge des mineurs étrangers, pour tenter d'éviter les mises en liberté tardives sans accompagnement qui les renvoient à la rue.

M. le Président : Certaines personnes auditionnées par la Mission suggéraient que des prostituées se laissaient volontairement incarcérer afin d'échapper momentanément à leur souteneur. Le confirmez-vous ?

Mme Valérie PRATS : En effet, pour certaines jeunes femmes, l'incarcération tombe à propos, car elles traversent des périodes très dures. Pour celles qui nous ont raconté leur parcours, qui ont réussi à en parler, il ressort qu'elles sont restées huit jours enfermées dans un appartement, le temps - disent-elles - qu'on leur trouve un document d'identité. Elles sont ensuite amenées à se prostituer. Ce sont vraiment des périodes extrêmement difficiles, des journées très longues. Ce qu'elles nous racontent est terrible. En cas de contrôles d'identité - elles parlent de « rafles »- certaines d'entre elles ne cherchent pas à fuir.

M. Yannick ROYER : Même constat pour les jeunes garçons, mais, pour ceux des pays de l'est notamment, la prostitution est souvent liée à un problème de délinquance. L'incarcération est peut-être le moment idéal pour faire un break dans leur parcours, tenter une remise en état de la santé mentale ou physique ; nous les accueillons souvent alors qu'ils sont dans des situations humaines et psychologiques dramatiques. Sans doute l'incarcération n'est-elle pas recherchée pour échapper au clan, mais elle est utilisée par les intéressés pour faire le point.

M. le Rapporteur : A plusieurs reprises, vous avez indiqué que le clan continuait à exercer des pressions auprès des majeurs et des mineurs, y compris dans les lieux de détention. Quelles formes concrètes et quotidiennes revêtent ces pressions ?

Mme Valérie PRATS : J'ai à l'esprit une situation très lourde, en tout cas pour moi qui l'avait en charge, qui s'est présentée à la maison d'arrêt des femmes. Il s'agissait d'une jeune femme moldave incarcérée et apparemment sans liens avec le clan, dont elle ne recevait ni courrier ni visites. Elle s'est progressivement ouverte à moi. Elle savait que des pressions étaient exercées sur sa famille restée en Moldavie. Elle en était informée par courrier de sa mère. On lui avait fait miroiter des conditions de vie meilleures en France, mais cela s'était très mal terminé pour elle.

Elle recevait donc des lettres de sa mère, qu'elle me traduisait, qui lui disait en substance : ne reviens pas, ils t'attendent, ils me menacent. J'ai essayé de savoir si on pouvait te libérer plus rapidement. Elle s'était renseignée auprès du commissariat de police de sa petite ville, près de Chisinau. On lui avait laissé entendre qu'il ne lui était pas conseillé de rentrer. Sa mère avait ajouté : « ils te feront la peau ». C'était la crainte de cette jeune femme.

D'autres formes de pression passaient malheureusement par les auxiliaires de justice et les avocats qui nous contactaient en nous disant que la famille de Mme Untel les avait contactés et si nous pouvions le lui dire. Nous ne livrons jamais d'informations sans l'autorisation de la détenue concernée. A plusieurs reprises, celle-ci nous disait : surtout pas ce monsieur, surtout pas cet avocat ! Ils arrivent toujours à les retrouver.

M. Yannick ROYER : Une de nos premières missions consiste à prendre contact avec des personnes extérieures au titre du maintien des liens familiaux. Fréquemment, lorsque nous souhaitons prendre contact avec un proche, la mère par exemple, on nous oriente vers une tierce personne, un relais. C'est pourquoi nous disions en introduction que la frontière entre la famille et le clan était floue. Lors de la première prise de contact, on peut penser que l'on nous a passé cette personne parce qu'elle maîtrise la langue française. Au fil des semaines et des mois, on se rend compte de l'existence d'une mainmise sur la famille, qu'elle est manipulée. C'est en fait une histoire de pantins : un autre tire les ficelles. A notre niveau, nous ne maîtrisons pas tous les enjeux. La famille est prise dans le carcan du clan : elle jongle avec et nous aussi. D'ailleurs, dès lors que la relation de confiance est instaurée, on se rend compte que ce tiers a permis au mineur et à sa famille de venir en Europe, ce qui est cependant moins vrai pour les Asiatiques que pour les personnes des pays de l'est ou les Africains. Nous ne sommes pas policiers, mais nos échanges et notre expérience nous démontrent que tout est lié, d'où la difficulté de définir dans nos missions, le lien familial avec l'extérieur.

M. le Rapporteur : Vous prenez contact et essayez de renouer le lien avec la famille, je le suppose, à la demande des intéressés uniquement.

Mme Valérie PRATS : Tout à fait. Il arrive que l'on nous contacte directement de l'extérieur, parfois avant même avant que nous ayons eu le temps de voir la personne à l'accueil. C'est une obligation qui nous est faite : nous ne répondons jamais sans avoir au préalable rencontré la personne de même que je ne réponds jamais que celle-ci est présente dans l'établissement. Je rencontre tout d'abord l'intéressée, l'informe que nous avons été contactés par telle personne, lui demande si elle souhaite que nous la rappelions et si elle est d'accord pour que nous lui communiquions ses coordonnées. Nous ne transmettons jamais d'informations sans l'accord de l'intéressée.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué le travail que vous effectuiez en relation avec les consulats. Etes-vous en mesure de dresser le bilan des comportements des différents consulats en fonction des quatre catégories que vous nous avez exposées ? Les réponses sont-elles les mêmes ou existe-t-il des consulats plus coopératifs que d'autres ? Avez-vous le sentiment qu'au travers des démarches que vous entreprenez pour renouer le lien familial, vous retombez au final sur le réseau et que cette réalité se retrouve également lorsque vous entrez en relation avec des autorités consulaires ?

Mme Valérie PRATS : Jamais une jeune femme de l'est détenue à la maison d'arrêt des femmes ne nous a demandé de contacter le consulat dont elle était ressortissante. Nous travaillons essentiellement avec le consulat du Brésil, du Chili, plus globalement avec les consulats latino-américains. Avec le consulat du Brésil, nous essayons actuellement de mener une réflexion sur la façon dont il pourrait informer les jeunes femmes dans le pays d'origine, afin qu'elles ne se fassent pas piéger, qu'elles s'adressent aux bons interlocuteurs pour éviter de tomber sous l'emprise de trafiquants. Jamais je n'ai eu à contacter un consulat des pays de l'est, encore moins celui de la Sierra Leone !

M. Yannick ROYER : Il en va de même pour les jeunes garçons. Nous n'avons jamais pris de contacts avec les consulats des pays de l'est. Avec les consulats d'Amérique latine, voire d'Amérique au sens plus large, les contacts sont très faciles. En revanche, nous n'avons aucune relation avec les consulats des pays d'Asie. De plus, nous sommes confrontés à la difficulté de prouver l'identité des intéressés ; et tout est lié, imbriqué : si nous ne sommes pas en mesure de prouver l'identité des ressortissants, le consulat n'apporte pas forcément une réponse à nos demandes.

M. le Président : Des améliorations législatives vous paraissent-elles nécessaires ?

Mme Valérie PRATS : Elles concerneraient la prise en charge au quotidien. Je repense à la situation des jeunes Sierra-Leonaises. Après les atrocités qu'elles ont vécues - leur famille massacrée sous leurs yeux, les sévices dont elles portent la marque sur leur corps quand elles arrivent à l'établissement pénitentiaire - les voir incarcérer pour une simple infraction à la législation sur les étrangers - je réduis - les voir sanctionner d'une peine de trois mois d'emprisonnement, est très dur. Comment dès lors faire comprendre à ces jeunes femmes que j'entends leur douleur ? Elles sont désespérées, n'ont plus personne. En outre, le fait d'être démunies de leurs papiers d'identité leur retire toute capacité d'affirmer : « Je suis Mme Untel, j'ai tels nom et prénom, j'ai cet âge ». Leur individualité est totalement niée.

Il est extrêmement difficile de les accompagner, même sur trois mois, car que peut-on envisager avec elles ? Tout ce qu'elles veulent se limite à ne pas retourner en Sierra Leone. Même si actuellement les expulsions vers ce pays ont été interrompues, il n'empêche que nous ne pouvons rien mettre en place, puisqu'elles n'ont pas de documents d'identité. Sorties de prison, elles sont à la rue. On ne peut ni les régulariser ni les expulser. C'est une situation extrêmement compliquée à prendre en charge. Cette situation les plonge dans une incompréhension totale, car elles ne comprennent pas pourquoi elles ne peuvent pas bénéficier de l'asile politique dont on leur a parlé tout en n'étant pas expulsables, alors même qu'au premier contrôle d'identité elles peuvent revenir à Fleury-Mérogis. Nous n'avons que cette seule réponse à leur donner et faire tenir quelqu'un avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête est extrêmement compliqué.

M. le Rapporteur : Revoyez-vous des personnes en situation de récidive ?

Mme Valérie PRATS : Je vous citerai le cas d'une Zaïroise interdite du territoire français, dont l'enfant était en France. De guerre lasse, au bout de la quatrième incarcération, elle m'a dit qu'elle acceptait de partir. Elle revenait à chaque fois. Conduite à l'aéroport, elle refusait d'embarquer, se soustrayait à l'exécution de la décision de reconduite à la frontière. Elle revenait pour trois mois avec de nouveau une interdiction du territoire français. Cette femme était usée. Je n'avais plus aucun argument pour la faire tenir et lui donner de l'espoir.

La mesure d'interdiction du territoire français ne permet d'envisager un recours qu'au terme d'une période de six mois après son prononcé. Ce recours doit avoir lieu, soit du lieu de détention, soit du pays d'origine de l'intéressé. Or, ces femmes sont systématiquement condamnées à trois mois d'emprisonnement, ce qui ne laisse pas le temps d'envisager un recours. Elles sortent libres, mais avec cette interdiction en suspens et sans recours possible.

M. le Rapporteur : Compte tenu de la nature de leur situation, vous ne pouvez entamer aucun véritable travail de réinsertion, puisqu'elles n'ont aucun statut possible ; tout ce que vous pourriez envisager se heurte à cette difficulté première.

M. Yannick ROYER : On est dans l'accompagnement pur.

Mme Valérie PRATS : Un soutien.

Notamment avec les autorités judiciaires de l'Essonne dont nous dépendons, nous réfléchissons à la situation des mineures étrangères tombées sous le coup d'une décision d'interdiction du territoire français, que nous ne pouvons légalement mettre en liberté sans prise en charge, sauf que dans leur cas, nous sommes confrontés à l'absence de représentant légal sur le territoire français. Nous nous sommes posé la question de savoir si nous devions faire désigner le préfet du département comme représentant légal, car nous avons abouti à des situations aberrantes : des jeunes filles de seize ans sont sorties à vingt-deux heures trente de Fleury-Mérogis et nous n'avons jamais plus entendu parler d'elles. Sont-elles retombées entre les mains de personnes responsables de leur venue ?

M. le Rapporteur : Il n'existe donc aucune prise en charge en ce qui concerne les mineurs ?

Mme Valérie PRATS : A partir de seize ans, avec l'accord du procureur de la République, le jeune peut sortir libre sans prise en charge. En deçà de seize ans, la prise en charge est obligatoire.

M. le Président : Entre seize et dix-huit, le procureur donne-t-il son accord systématiquement ?

Mme Valérie PRATS : De guerre lasse, car on ne peut retenir indéfiniment une personne, sauf à instaurer un régime de détention arbitraire. Il nous est arrivé de passer une journée entière avec les services éducatifs auprès des tribunaux en leur demandant de prendre en charge une mineure. Dans de tels cas, il nous est répondu invariablement qu'elle est interdite du territoire français, qu'elle ne va pas rester, que le réseau va la récupérer. Nous avons réussi à obtenir un placement en urgence d'une jeune femme dans un foyer dépendant de la protection judiciaire de la jeunesse. Cela a duré quelques jours, car il y a eu un rapt de la jeune femme du foyer où elle avait été placée. Elle a été reprise par les membres de sa communauté d'origine.

M. le Rapporteur : Les autres expériences de placement dans des foyers se sont-elles toujours terminées ainsi ?

Mme Valérie PRATS : Oui, à des échéances plus ou moins brèves.

M. Yannick ROYER : Le placement ne dure pas la semaine. Garçons ou filles, le constat est le même.

Lorsque nous établissons des relations privilégiées avec certains foyers de l'Essonne - le département dans lequel nous travaillons - nous constatons que des hommes adultes, en voiture, attendent les jeunes filles à la tombée de la nuit. Les foyers n'ont pas un aspect coercitif aussi poussé que le nôtre. Leurs locaux ne sont pas adaptés pour retenir les jeunes filles. Elles restent vingt-quatre/quarante-huit heures. Par ailleurs, il est vrai que la protection judiciaire de la jeunesse est confrontée à une certaine lassitude de ses personnels face à cette absence de contrôle sur ces jeunes filles ou jeunes garçons.

M. le Rapporteur : Cette règle est-elle vraie, quelle que soit la nationalité, qu'il s'agisse de Sierra-Leonaises ou de jeunes filles de l'est ?

Mme Valérie PRATS : Les Sierra-Leonaises ont toutes été déclarées majeures, bien que certaines aient déclaré avoir seize ans et demi, ce qui était parfois possible. Mais ainsi que nous l'avons rapporté, l'expertise osseuse n'est pas fiable à 100 %, l'écart pouvant varier de plus ou moins 18 mois. S'agissant des Sierra-Leonaises, nous n'avons jamais été en mesure de trouver une solution efficace de sortie.

M. le Rapporteur : Vous dites que ces personnes n'ont plus de contacts pendant la période d'incarcération. Malgré tout, l'information circule, puisque le réseau les récupère à leur sortie. Comment l'information circule-t-elle ?

M. Yannick ROYER : L'information de l'extérieur vers l'intérieur arrive à pénétrer dans l'établissement. Nous ne maîtrisons pas les canaux utilisés, mais les réseaux sont très au fait des jours, des horaires comme des habitudes. Les sorties de prison obéissent à des procédures : les sorties interviennent le matin pour les condamnés adultes et mineurs, parfois en soirée tardive pour les prévenus - selon les situations. N'importe quel citoyen pourrait obtenir rapidement ce type d'informations. Qui plus est, les jours de visites à Fleury-Mérogis, il y a des dizaines et des dizaines de familles qui attendent leur tour. Il est donc facile de communiquer avec elles en leur demandant dans quel bâtiment, quelle tour, se trouve la personne qu'elles viennent voir. Cela va très vite, d'autant que les familles ressentent le besoin de communiquer des informations à d'autres familles.

Mme Valérie PRATS : J'ai le souvenir d'une jeune fille des pays de l'est qui, tout au long de sa détention, n'a cessé de me demander à être placée. Elle voulait absolument poursuivre sa scolarité en France. Nous avons réussi à trouver une solution avec la PJJ correspondante. L'éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse l'a prise en charge et, au premier feu rouge après Fleury-Mérogis, elle s'est échappée du véhicule. Ce qui me fait dire qu'il y a une très grande difficulté pour ces jeunes filles à rompre le lien avec le clan. Celle dont je vous parle s'est littéralement sauvée.

M. Yannick ROYER : La place de la femme dans ces pays est également à prendre en compte et nous sommes obligés, en quelque sorte, de lutter contre cela. Le décalage de culture est certes vécu en premier par les intéressés mais c'est également pour nous une difficulté dans notre travail quotidien pour réaliser leur suivi et la préparation à la sortie. On ne peut en quelques mois changer le cours de l'histoire des peuples et des intéressés.

M. le Rapporteur : Dans l'hypothèse où la famille, ou le clan intervient, cela se traduit-il par une aide matérielle, financière ?

Mme Valérie PRATS : Les jeunes femmes ne reçoivent jamais de mandat.

M. Yannick ROYER : Nous les aidons financièrement ou matériellement par d'autres biais. Nous les mettons en relation avec des visiteurs de prison bénévoles qui donnent de leur temps pour offrir un échange autre que celui purement pénitentiaire, parce que nous sommes des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, et que nous avons cette étiquette-là. Des craintes naissent de ces relations, mais les limites sont là aussi.

M. le Rapporteur : Avez-vous envisagé des hypothèses de placement dans des structures de la PJJ plus éloignées en France?

M. Yannick ROYER : A la maison d'arrêt des femmes, je n'en ai pas le souvenir, mais au centre de jeunes détenus, une réflexion s'est engagée sur la préparation à la sortie, en rappelant que le déplacement d'une région à une autre doit intervenir très rapidement, surtout pour les mineurs. La pression est intellectuellement et mentalement présente dans l'esprit des intéressés.

Mme Valérie PRATS : A la maison d'arrêt des femmes, l'essentiel des mineures originaires des pays de l'est était là en détention provisoire. Elles ont pratiquement toutes été libérées sur ordonnance de mise en liberté. C'est donc le juge d'instruction qui nous a informés qu'il mettait telle jeune femme en liberté dans la journée et, à ce titre, nous demandait de préparer la sortie. Appréhender le moment où la jeune femme va être libérée est aussi une difficulté pour nous. C'est un point sur lequel nous travaillons pour le connaître bien en amont, en tout cas pour avoir un ordre d'idées du moment où la jeune mineure sera libérée.

M. le Rapporteur : Avez-vous des relations avec des structures associatives extérieures pour prendre en charge des mineurs et des majeurs à leur sortie ?

Mme Valérie PRATS : Pour les mineures, nous sommes obligés de passer systématiquement par les services de la protection judiciaire de la jeunesse. Pour les majeures, dès lors qu'elles n'ont pas de papiers, les structures d'hébergement ne peuvent pas les prendre en charge, car cela leur pose des problèmes extrêmement complexes.

M. le Rapporteur : Même les sociétés d'hébergement associatives refusent de prendre en charge ces personnes dès lors qu'elles sont en situation irrégulière ?

Mme Valérie PRATS : Elles nous opposent l'argument selon lequel elles ne veulent pas être accusées d'aider au séjour irrégulier. C'est imparable !

M. Yannick ROYER : Si l'on veut monter un projet vraiment construit, ce sont les arguments que l'on nous oppose. Certes, des structures associatives très connues comme l'Armée du Salut sont prêtes à accueillir à la sortie de prison des personnes en situation irrégulière. Toutefois, notre démarche ayant pour objet de préparer et d'échelonner la sortie, l'Armée du Salut ne pourrait nous proposer qu'une solution d'urgence.

M. le Rapporteur : En effet, il s'agit dans cette hypothèse essentiellement d'hébergement d'urgence.

Vous avez évoqué la présence de jeunes sportifs d'origine africaine. De quel sport s'agit-il ? Quel est l'âge de ces personnes ? Avez-vous vu des documents de promesses contractuelles ? Combien sont-ils ?

M. Yannick ROYER : Le phénomène est apparu il y a quelques mois. Le centre des jeunes détenus a reçu trois jeunes gens. Je parle de jeunes gens, car la notion d'âge est difficile à définir. Pour les Africains, l'âge est loin d'être précis. Qui plus est, lorsqu'ils se rendent en France, ils ont tendance à se dire plus jeunes. Ils viennent avec des documents non officiels, car leur objectif, lorsqu'ils arrivent en prison, est de ne plus avoir de papiers, afin de pouvoir rester sur le territoire français. D'où la nécessité de n'avoir aucun papier qui officiellement prouve leur identité ou leur âge.

Sur ces trois jeunes gens, l'un arrivait avec un objectif de formation pour être entraîneur de football. Je crois qu'il était Roumain. Il était détenteur de documents attestant de son inscription dans une démarche intéressante. Les autres personnes étaient là, en général pour des périodes maximales de quinze jours, car on leur avait fait miroiter des promesses de contrat. Ils devaient rencontrer plusieurs personnes qui devaient elles-mêmes les présenter à un certain nombre d'entraîneurs. Et puis toutes ces promesses ont fini en un fiasco complet, mais leur souhait était de rester vivre en France, à l'européenne.

M. le Rapporteur : Il ne s'agissait que de football ?

M. Yannick ROYER : Oui.

M. le Rapporteur : Pour ceux qui souhaitaient faire une carrière de joueur en France, ont-ils effectivement fait des essais dans des clubs ou n'est-ce là qu'une invention pour essayer de justifier de leur présence sur notre territoire?

M. Yannick ROYER : L'un a obtenu des rendez-vous qui devaient l'amener à prendre des contacts plus précis avec un club professionnel. Ils ont été annulés. Les autres jeunes sont restés dans une sorte de flou dans l'information. Il est très facile de verbaliser les événements, mais ce que nous souhaitons c'est disposer d'un minimum de preuves écrites. Or, ils n'ont pas été en mesure de confirmer leurs dires. Cela étant, au moins l'un d'entre eux a eu un contact avec des professionnels du football.

M. le Rapporteur : Ces jeunes gens ont-ils été contactés dans leur pays par des recruteurs ou ont-ils fait une démarche volontaire ?

M. Yannick ROYER : Ils ont eu des contacts avec des recruteurs dans leur pays d'origine, qui les ont fait venir par petits groupes de cinq ou six - cela dépendait un petit peu des périodes - pour se rencontrer. Malheureusement, dans la majorité des cas, ce n'était que le fiasco au bout de la route.

M. le Rapporteur : Eux ou leur famille participaient-ils financièrement au départ ? Spéculait-on sur la possibilité de vendre leurs talents par des intermédiaires ou était-ce un miroir aux alouettes pour ces jeunes gens conduits à payer eux-mêmes pour venir se mettre dans cette galère ?

M. Yannick ROYER : La prise en charge n'était pas familiale, c'est ce qui ressortait de leurs discours, mais ce n'était pas systématique. Etant donné que les familles venaient de certaines régions reculées d'Afrique, elles n'avaient qu'une idée lointaine de ce que pouvait représenter l'Europe. Financièrement, elles n'avaient pas les moyens de payer le voyage.

M. le Rapporteur : Etaient-ils tous en prison pour séjour irrégulier ou pour délit de droit commun ?

M. Yannick ROYER : Pour délit de droit commun, car ils dépassaient la durée de validité du visa et étaient amenés à errer dans les rues, principalement de Paris et de sa banlieue, et donc à voler, à escroquer, pour subvenir à leurs besoins. Mais ils ne tombaient pas dans un système de caïdat ou de clan ; ils n'étaient pas récupérés, mais contrôlés ou pris en flagrant délit et incarcérés à ce titre.

M. le Rapporteur : Envisagent-ils un retour dans leur pays ?

M. Yannick ROYER : Ils étaient quatre avec l'entraîneur. Un des trois joueurs voulait rester sur le territoire français, dans la limite des possibilités légales, mais les autres souhaitaient retourner au pays ; ils étaient très déçus par la manière dont ils avaient été reçus par le « recruteur ».

Audition de M. Pierre HENRY,
directeur de l'association France Terre d'Asile


(extrait du procès-verbal de la séance du 12 septembre 2001)

Présidence de M. Marc Reymann, Vice-Président

M. Pierre Henry est introduit.

M. Pierre HENRY : L'organisation que je dirige est née en 1971. Elle exerce depuis 1974 une mission de service public pour le compte de l'Etat, plus précisément du ministère de l'Emploi et de la solidarité, d'accueil des demandeurs d'asile et des réfugiés sur l'ensemble du territoire. Nous sommes à la tête d'un réseau de 73 associations, de 103 centres d'hébergement répartis sur l'ensemble du territoire. Nous disposons d'une capacité globale d'accueil de 5 300 places. A cette mission de service public, d'autres missions sont venues se greffer au fil du temps. Il s'agit d'une mission d'assistance sociale et juridique aux demandeurs d'asile, de l'entrée sur le territoire jusqu'à la fin de la procédure, ainsi que d'une mission relative à la protection des mineurs isolés demandeurs d'asile - puisque nous gérons depuis 1999 le premier centre d'accueil et d'orientation des mineurs isolés en France : situé dans le Val-de-Marne, il a une capacité de 33 places. Enfin, nous sommes chargés d'une mission d'insertion pour les réfugiés statutaires, c'est-à-dire pour des personnes appelées à demeurer durablement sur le territoire français. Votre mission d'information a pour objet les différentes formes de l'esclavage moderne, ce qui me conduit à évoquer une de nos activités où nous pouvons observer les agissements et les méfaits des différents réseaux mafieux, à savoir un service de domiciliation.

Quelques mots sur la façon dont les procédures se déroulent. Lorsqu'un étranger arrive sur le territoire français et qu'il souhaite demander asile, il faut d'abord, aux termes du décret du 30 juin 1946 modifié et de la circulaire du 17 mai 1985, qu'il bénéficie préalablement d'une domiciliation auprès d'un tiers, d'une association ou d'un avocat. Ce document est indispensable pour entamer les procédures d'asile. Ces documents sont visés par la préfecture de police qui autorise notre association à effectuer ce service. Après que les demandeurs d'asile ont obtenu cette domiciliation, ils se présentent à la préfecture de police, qui leur délivre une autorisation provisoire de séjour d'un mois. Pendant ce laps de temps, ils doivent se rendre à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) pour obtenir un certificat de dépôt auprès de la préfecture qui leur délivre alors une autorisation provisoire de séjour de trois mois. C'est là le schéma idéal, car, face au flux de la demande d'asile, les choses ne se déroulent pas tout à fait ainsi...

La première démarche reste l'obtention obligatoire d'une domiciliation. La circulaire de 1985, comme je l'ai déjà indiqué, précise que les demandeurs d'asile peuvent élire domicile auprès d'un tiers, d'une association ou d'un avocat. Or, un avocat demande des émoluments. A priori, les demandeurs d'asile arrivant sur le territoire français sont totalement démunis ; ils ne s'attacheront donc pas les services d'un avocat. Éventuellement, ils solliciteront un tiers. C'est pourquoi s'est développé sur le marché privé un service de domiciliation facturé entre 1 500 et 3 000 francs. La plupart de ces personnes étant démunies, elles se tournent en fait vers une association, essentiellement France Terre d'Asile à Paris.

Une fois le demandeur d'asile muni du document de domiciliation postale - de couleur rouge et donc a priori infalsifiable - et d'une attestation pour une domiciliation au titre de la couverture médicale universelle - conséquence de la loi sur les exclusions votée par le législateur -, il se rend à la préfecture, dont les services sont largement débordés ; c'est pourquoi on lui remet dorénavant une « notice Asile » qui repousse la convocation pour une première autorisation provisoire de séjour à environ six mois en ce qui concerne Paris. Des documents en ma possession attestent que des demandeurs d'asile, arrivés au début du mois d'août de cette année, sont convoqués en février 2002 pour se voir délivrer le document d'autorisation provisoire de séjour d'un mois. Tout est alors repoussé, puisqu'ils doivent se rendre à l'OFPRA et revenir pour obtenir cette autorisation provisoire de trois mois qui leur ouvre certains droits, notamment le droit à l'hébergement s'ils sont démunis. C'est au cours de cette période qu'ils deviennent des proies faciles pour les réseaux. Tant qu'ils n'ont pas déposé leur dossier auprès de l'OFPRA, ils ne peuvent prétendre à l'allocation d'insertion de 1840 francs qui leur est versée s'ils sont hors centre, pas plus qu'ils ne peuvent prétendre à un hébergement dans le dispositif spécialisé que gère l'association Terre d'Asile.

Le service « domiciliation » est un excellent observatoire de l'ensemble des pratiques que les différentes « PME mafieuses » utilisent, notamment l'inscription de jeunes femmes originaires des pays de l'est, Moldavie en particulier, auxquelles il est fortement suggéré de venir chercher une domiciliation et de s'inscrire dans la procédure d'asile. Ces jeunes femmes, munies de cette domiciliation, savent parfaitement que les services de police, au courant de la lenteur et des difficultés de traitement, considéreront cette attestation de domiciliation postale comme un titre de séjour. Voilà comment des jeunes femmes qui, après avoir été achetées et vendues, après avoir transité par plusieurs centres de « dressage » avant d'arriver en France, exerceront, sous la contrainte, la prostitution sur les trottoirs des grandes villes. Je dispose de documents attestant cette pratique.

La domiciliation étant postale, nous recevons du courrier. Une règle interne nous autorise à ouvrir le courrier si le demandeur n'est pas venu le récupérer au moins une fois dans le mois. Nous mesurons ainsi les agissements d'un certain nombre de réseaux. Nous signalons les faits au ministre de l'Intérieur sans pouvoir les contrer. J'ai là, à titre d'information, une lettre en provenance du Nigéria. Elle a été ouverte. Elle contient des photos de jeunes femmes ; elles ont été envoyées pour permettre au réseau de les acheter. J'ai également la preuve de certains transferts des différents réseaux qui envoient de l'argent par la BCENEurobank. Les transferts mensuels vers le pays d'origine sont étonnants ; ils se montent pour une même personne à 28 000 francs au mois de février, à 8 000 francs pour le mois de janvier. Ces exemples, je pourrais les multiplier.

La difficulté réside à l'heure actuelle dans l'absence de fichier central de domiciliation. La domiciliation est une contrainte qui pèse sur les associations. Ce serait aux services sociaux des municipalités d'assumer normalement cette responsabilité, mais la charge incombe en fait aux associations qui n'ont pas toujours les moyens de l'assumer. C'est ainsi par exemple que le service de domiciliation de Terre d'Asile à Paris, dans le XIXe arrondissement, 98, boulevard Serrurier, reçoit entre 300 et 400 personnes chaque jour. Nous les recevons dans un local de soixante-dix mètres carrés avec quatre travailleurs sociaux. Je dispose d'un fichier, autorisé par la CNIL, mais il n'existe pas de fichier central, ce qui permet les doubles, voire les triples domiciliations.

Les personnes laissées dans cette situation pendant plusieurs mois, sans pouvoir prétendre à une autorisation provisoire de séjour, ni à une allocation d'insertion, se trouvent dans une précarité extrême. J'ai pour habitude de dire qu'elles ont à choisir entre l'assistanat obligé et la délinquance obligatoire, car il faut bien qu'elles survivent.

Se pose donc un problème de gestion des flux. A dire vrai, nous avons l'impression, nous qui sommes au c_ur du problème, que la question est mal appréhendée. En réalité, dès qu'une personne étrangère met le pied à l'intérieur de l'espace Schengen, elle est transformée en consommateur de droits pour se rendre vers le pays qui présente, apparemment, le plus grand attrait. C'est ainsi que nous connaissons, à l'entrée de l'espace Schengen, par exemple à Tarifa, un énorme problème. L'Union européenne y finance un centre où environ 600 à 700 personnes séjournent une dizaine de mois avant d'obtenir le droit de passer sur la péninsule et de recevoir une invitation des autorités espagnoles à quitter le territoire, en réalité à poursuivre leur voyage vers le nord.

L'ensemble des pays européens vit aujourd'hui sur une conception qui est celle de l'immigration zéro, thématique dont on connaît toutes les limites. Selon nous, c'est davantage un argument à destination de l'opinion publique, mais en aucun cas une véritable politique publique cohérente.

Les pays développés doivent se donner les moyens de traiter le problème dans les pays sources par une aide au développement digne de ce nom. Je rappelle que la France est aujourd'hui le premier donateur en matière d'aide au développement, laquelle se situe, si je ne m'abuse, à 0,32 % de son produit intérieur brut...

Dans la mesure où une seule porte d'entrée est autorisée en Europe, celle de l'asile, il est logique qu'il y ait confusion des flux à l'intérieur. Nous sommes très inquiets, car si rien n'est fait pour dissiper la confusion portant sur les flux, c'est finalement le droit d'asile, inscrit dans la Constitution, qui sera mis à mal.

Dernier élément : en date de 1991, une circulaire signée du Premier ministre fixait à six mois le temps d'instruction des dossiers des demandeurs d'asile. Aujourd'hui, le temps moyen d'instruction de ces dossiers - nous savons que les moyennes cachent de grandes divergences - est de dix-huit mois, ce qui complique grandement les choses.

Je voudrais ajouter quelques autres éléments d'appréciation. Les premières demandes d'asile en 2000 en France concernaient les ressortissants chinois, dont 98 ou 99 % seront déboutés. Les secondes concernaient la nationalité malienne, demandes qui ne me semblent pas totalement répondre à une problématique de droit d'asile, mais davantage à une problématique liée au développement.

Se pose donc la question des délais, de la multiplication des guichets. Il faut également évoquer le taux de reconnaissance de l'OFPRA et le traitement des personnes déboutées. Quatre-vingts à quatre-vingt dix pour cent des invitations à quitter le territoire ne sont ni exécutables ni exécutées.

M. le Président : L'octroi d'un titre de séjour temporaire en contrepartie d'une coopération avec les services de police et de justice vous semble-t-il constituer une bonne solution ?

M. Pierre HENRY : Il s'agit de protéger des victimes. Mes services ayant repéré des personnes sous la contrainte, notamment des jeunes femmes, ils leur ont très clairement demandé si elles souhaitaient une assistance et une protection. Ces jeunes filles sont dans une très grande dépendance. J'ai vu certaines d'entre elles réfléchir une journée entière, puis repartir vers leur vie de galère, car quel crédit peuvent-elles accorder à la parole de quelqu'un qui s'engage ainsi à les protéger ?

En échange d'une coopération, un titre de séjour temporaire avec une possibilité de réinsertion semble une bonne mesure. Mais toute la difficulté consiste à obtenir la coopération. Il faut le temps : le temps de la reconstruction de la personne, le temps de la confiance. Or, nous sommes dans l'urgence. Et aujourd'hui je mesure toute la difficulté de cette opération. Mais nous ne pouvons nous contenter des réponses qui nous ont été adressées jusqu'à maintenant, entre autres par M. le ministre de l'Intérieur, qui, dans un courrier du 23 janvier 2001, reconnaît pourtant le problème. Il écrit : « Les organisations criminelles de traite d'êtres humains constituées sous forme de réseaux internationaux parfaitement structurés profitent de la multiplication des demandes d'asile et des lenteurs induites des procédures administratives qui en découlent. Ces organisations peuvent exercer dans plusieurs Etats de l'Union européenne des activités liées notamment à la prostitution. ».

Il indique également : « Ces jeunes femmes, originaires principalement d'Europe centrale ou d'Afrique subsaharienne, sont contraintes de se livrer à ces activités, entrent en France par des filières d'immigration. Démunies de tout document de voyage ou d'identité, elles peuvent ensuite être admises au séjour au titre de l'asile si elles déposent une demande d'asile. ». Il ajoute que « les services de police luttent sans relâche contre ces organisations criminelles, mais que la mission des policiers s'exerce dans le respect des compétences que leur confère le code de procédure pénale. ». Autrement dit, comme elles sont demandeuses d'asile, la difficulté est énorme.

Pour répondre à votre question, oui, un titre de séjour temporaire en contrepartie d'une coopération avec les services de police serait une très bonne chose, mais prévaut parallèlement la nécessité de mettre en place des centres d'urgence qui puissent, avec un personnel adapté, accueillir ces jeunes femmes en grande détresse.

M. le Président : Vous répondez ainsi indirectement à ma question annexe sur la situation des étrangers, notamment des étrangers mineurs en zone d'attente, périodiquement dénoncée dans la presse. D'après vous, comment pourrait-elle être améliorée ?

M. Pierre HENRY : Le phénomène des mineurs isolés a pris de l'ampleur au cours des quatre dernières années. Le nombre d'arrivées répertoriées a quintuplé. Il est passé de 220 en 1997 à 849 arrivées répertoriées dans les zones d'attente en 2000 - un peu plus de 1 100 si l'on considère les autres modes d'entrée sur le territoire.

Sur ces 1 100 mineurs isolés répertoriés, seuls 160 dossiers ont été déposés auprès de l'OFPRA. Entre le moment où les personnes déclarent vouloir l'asile et le moment où les dossiers sont à l'OFPRA, « l'évasion » est énorme. Trois raisons à cela.

· Première raison : des jeunes qui ont été stoppés dans leur voyage sur le territoire français vont s'empresser de rejoindre leur destination finale. Dans quelle proportion, je l'ignore.

· Deuxième raison : un certain nombre de ces jeunes sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance qui dépend, depuis les lois de décentralisation, des départements. Très souvent, les services sociaux départementaux n'instruisent pas la demande d'asile en raison de sa complexité et du faible taux de reconnaissance. Depuis 1998, on recourt de plus en plus souvent à une autre pratique, l'article 21-12 du code civil qui permet, sous certaines conditions, l'accès quasi automatique à la nationalité française, ce qui ne va pas non plus sans poser problème.

· Troisième raison : des réseaux mafieux sont à l'_uvre qui vont « récupérer » les jeunes mineurs.

Ce sont là les trois raisons principales pour lesquelles on enregistre une énorme déperdition entre les 1 100 personnes signalées et les 160 dossiers.

Pour ce qui est de la zone d'attente, les associations, réunies au sein de la Commission nationale des droits de l'homme, se sont prononcées en 1998 pour l'entrée immédiate de tout mineur isolé se présentant sur le territoire français. Au-delà de la question de principe, je pense que la situation est un peu plus complexe. Face à une position de cette nature, il y a eu lieu de s'interroger sur ce que devrait être la bonne décision éducative d'un père et d'une mère de famille vivant par exemple au Ghana. La bonne décision éducative ne serait-elle pas d'envoyer systématiquement l'enfant pour une meilleure prise en charge, sachant que l'écart en termes d'espérance de vie, de niveau de vie ou tout simplement de possibilité de se construire un avenir est très grand entre le Ghana et la France ?

Les dispositions existent aujourd'hui. Toutefois, je ne comprends pas que des jeunes autorisés à sortir de la zone d'attente puissent être livrés à eux-mêmes ou en sortent sans que la police de l'air et des frontières n'ait fourni un signalement au juge pour enfants et au procureur, pas plus que je ne comprends comment, à la sortie du tribunal - je pense notamment au tribunal de Bobigny - après que des juges se sont déclarés incompétents sur le maintien ou non dans les zones d'attente et prononcent la sortie immédiate de la zone d'attente, ils ne procèdent pas à un signalement aux autorités compétentes pour une prise en charge adéquate. Une vigilance de l'ensemble des services qui interviennent à chaque niveau me paraît nécessaire.

Ensuite, se pose le problème de structures d'hébergement adaptées. J'ai ouvert le premier centre d'accueil pour mineurs isolés demandeurs d'asile en 1999 après une longue bataille. Jusqu'en 1997, le phénomène n'était pas visible et donc la police de l'air et des frontières avait pour habitude de mettre ces jeunes dans un taxi et de les envoyer dans le centre géré par Terre d'Asile à Créteil. C'est dans ces conditions que j'ai reçu en novembre 1997 six jeunes femmes sierra-leonaises, lesquelles ont disparu. Nous n'avons jamais su ce qu'elles étaient devenues. Ont-elles été capturées par des réseaux ? Ont-elles rejoint d'autres pays ? Sont-elles vivantes ? Par la suite, j'ai considéré que l'objet d'une association comme la nôtre n'était pas de masquer des insuffisances et qu'il revenait aux pouvoirs publics de prendre les mesures adaptées. A ce titre, nous avons beaucoup travaillé avec le cabinet de Martine Aubry, laquelle a pris, en novembre 1998, la décision d'ouvrir deux centres d'accueil pour mineurs isolés demandeurs d'asile. En mars 1999, celui que nous gérons actuellement a été ouvert. Depuis, rien ! Plus exactement, je crois que doit être annoncée dans les jours prochains l'ouverture d'un centre d'urgence situé à Taverny et géré par la Croix Rouge. J'appelle votre attention sur le fait suivant : ce centre, s'il veut conserver son caractère d'urgence et ne pas devenir un centre d'accueil permanent, doit bénéficier de structures adéquates pour recevoir les jeunes. Or, leur prise en charge fait l'objet depuis 1984 d'une bataille acharnée entre les départements et l'Etat pour savoir qui doit assurer la prise en charge budgétaire. Dans la mesure où ce centre est financé par l'Etat, je crains que les solutions de sortie soient des plus réduites et que nombre de départements refusent la prise en charge des jeunes concernés. Pour l'heure, seul existe le centre géré par Terre d'Asile, avec une capacité de trente-trois personnes. C'est dire qu'il reçoit environ soixante jeunes au cours d'une année.

Même si l'on relativise les chiffres, même s'il n'y a que 160 à 200 dossiers aujourd'hui à l'OFPRA, ils ne donnent pas encore l'exacte mesure du phénomène ni de ce qu'il faudrait faire. Multiplier aujourd'hui par trois les structures d'hébergement spécialisées existantes, du type de celle que Terre d'Asile a mise en place, serait une bonne chose.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué les détournements de la procédure d'asile politique par les réseaux mafieux ; je souhaiterais bien comprendre à quoi aboutit en pratique le calendrier actuel et les retards que vous nous avez exposés. Je le reprends schématiquement : des jeunes femmes arrivent en France, formulent une demande d'asile politique, sont reçues par Terre d'Asile qui leur remet un certificat de domiciliation. Elles se rendent à la préfecture qui leur remet une notice assortie d'une convocation pour revenir six mois plus tard. Pendant cette période de six mois, elles seront en situation régulière, mais non indemnisées, personne ne se posant la question de savoir comment elles vivent. Au bout de six mois, la préfecture leur remet le papier qu'elles auraient dû recevoir dès l'origine. S'ouvre alors une période d'un mois au cours de laquelle elles doivent se rendre à l'OFPRA. Soit sept mois. Elles reviennent ensuite à la préfecture de police avec le document de l'OFPRA et la préfecture leur délivre celui qui leur permet d'attendre le résultat de la décision de l'OFPRA qui, au lieu d'intervenir dans les six mois, intervient dans les dix-huit mois. Soit, de toute façon, vingt-cinq mois pendant lesquels elles peuvent justifier d'une présence régulière. Dans la mesure où les réseaux les utilisent dans plusieurs pays, elles ont « fait leur temps en France » avant de passer dans un autre pays.

M. Pierre HENRY : Tout à fait. Je précise que, lorsqu'elles reviennent avec leur certificat de dépôt à l'OFPRA, la préfecture de police remet une autorisation provisoire de trois mois renouvelable. C'est vrai pour les femmes comme pour les hommes.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la procédure d'asile territorial gérée directement par les services de l'Etat ?

M. Pierre HENRY : Je crois savoir que le ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, a récemment saisi d'un projet la Commission nationale des droits de l'homme. Il s'agit de réformer les modalités d'instruction de l'asile territorial. L'idée consiste à confier l'instruction de l'asile territorial à l'OFPRA et non plus aux préfectures, la décision revenant au ministre de l'Intérieur. C'est une idée autour du guichet unique. Si une telle mesure était prise, cela signifierait que des moyens importants devraient être attribués à l'OFPRA pour traiter les demandes dans un délai convenable : en effet, sous réserve de vérifications, je crois savoir que le stock de dossiers actuels non traités dépasse les 20 000, auxquels s'ajoutent les demandes d'asile territorial, aux alentours de 12 000 l'année dernière, et qui manifestement sont en forte progression, d'autant que nous allons assister à une explosion de la demande d'asile territorial par les ressortissants algériens. J'ai pu observer le fait à travers la procédure de domiciliation. Des Algériens de Kabylie arrivent tous avec des visas de court séjour, à l'issue duquel ils demandent l'asile territorial. Aujourd'hui, la réponse à une demande d'asile territorial n'est pas fournie au mieux avant deux ans. Autrement dit, ces personnes se trouvent sur le territoire français avec une autorisation de séjour, sans aucun subside de quelque nature que ce soit, puisque les demandeurs d'asile territorial n'ont pas accès, à la différence des demandeurs d'asile conventionnels, à une quelconque allocation. Pendant deux ans, leur est accordée une autorisation de séjour sans autorisation de travailler, sans possibilité de toucher de subside. En réalité, cette décision revient à les diriger directement, soit vers les circuits de main-d'_uvre clandestins, soit vers des circuits délinquants.

M. le Président : Même s'ils ont une promesse d'embauche?

M. Pierre HENRY : Bien sûr. La situation de l'emploi leur est opposable. Certes, il peut arriver, au cas par cas, que nous puissions négocier si la personne présente des compétences particulières, mais c'est un phénomène trop marginal pour être retenu comme une possibilité.

M. le Rapporteur : La gestion de l'asile territorial par les préfectures ne révèle aucune cohérence sur le territoire, certaines préfectures opposant un refus systématique - Marseille pour ne pas la nommer - d'autres procèdent à un traitement plus conforme à l'esprit de la loi.

M. Pierre HENRY : Il est clair que nous assistons à des pratiques fort divergentes sur le territoire et à une interprétation de la loi tout aussi divergente. Je reviens à l'asile conventionnel. Il faut avoir à l'esprit la manière dont se concentrent les flux sur le territoire. L'année dernière, près de 21 000 autorisations provisoires de séjour ont été délivrées par les préfectures d'Ile-de-France, un peu plus de 15 000 pour la seule préfecture de Paris. Ces chiffres sont à mettre en face des 38 700 demandes d'asile. Près de 55 % des demandes d'asile se concentrent traditionnellement sur la région parisienne. Il en va de même pour l'asile territorial. La préfecture de police a consenti des efforts non négligeables pour répondre à la demande, mais le flux est tel que le directeur-adjoint de la préfecture de police de Paris me disait encore récemment que, quelle qu'était sa bonne volonté, un demandeur d'asile territorial arrivant aujourd'hui sans dossier ne pourrait voir son cas traité avant deux ans.

Pour répondre précisément à votre question : oui, les pratiques sont fort divergentes selon les préfectures, l'anecdote la plus dramatique étant celle survenue à la fin du mois de juillet, où, devant l'importance du flux, un haut fonctionnaire de la préfecture de police de Lille n'a rien trouvé de mieux que de proposer un tirage au sort pour les usagers ! Je ne crois pas que ce soit vraiment la réponse adéquate !

M. le Rapporteur : Pour en revenir à la procédure d'asile conventionnel, vous avez raison de faire observer qu'en l'absence de toute réaction face au détournement de cette procédure, c'est la procédure elle-même qui finira par être contestée. Quelles solutions vous semblent aujourd'hui possibles ? Passent-elle par le renforcement des moyens humains afin de permettre le retour au calendrier initial, qui, certes, n'est pas parfait, mais qui, en lui-même, est moins attractif pour les réseaux, en ce sens que les durées sont plus courtes ? Ou faut-il revoir la législation elle-même, avec des décisions rapides pour la recevabilité en fonction des pays, ce qui pose d'autres problèmes, d'engagements internationaux de la France notamment ?

M. Pierre HENRY : Les politiques publiques en matière d'immigration et de droit d'asile ne peuvent se traduire par 100 % de réussites. Des difficultés non négligeables subsisteront. C'est, à mon sens, un véritable défi qui se pose aux sociétés européennes pour les trente ou quarante années qui viennent.

L'espace Schengen a singulièrement compliqué les données. Par la mise en place de cet espace, nous avons confié aux pays du sud le soin de jouer les gardes aux frontières. Je ne suis pas sûr qu'ils en avaient véritablement les moyens.

Au moment où l'on parle de l'harmonisation des conditions d'accueil des demandeurs d'asile, j'appelle votre attention sur le fait que ces conditions sont extrêmement divergentes et le demeureront, parce que les minima sociaux ne sont pas les mêmes dans les différents pays européens. Ce qui semble très peu pour survivre en France avec l'allocation d'insertion de 1 840 francs paraîtrait un progrès extraordinaire aux ressortissants portugais au Portugal ou aux ressortissants italiens en Italie.

En Grèce, aujourd'hui, un demandeur d'asile, pour tout subside recevra 100 francs pendant trente jours et, bien que la Grèce soit un fort lieu de passage, les personnes ne s'y fixeront pas. Cela interroge aussi sur la pertinence de la convention de Dublin, aux termes de laquelle il s'agit de faire examiner la demande d'asile par le premier pays où la personne est passée. Aujourd'hui, les législations sont extrêmement divergentes, y compris en matière de migration. Il n'existe pas de réponses simples.

Selon moi, la réponse doit être donnée par les politiques migratoires. L'Europe doit finir par dire à quelles conditions, selon quel statut et pour quelle durée elle est prête à accueillir sur son sol un certain nombre de personnes. Il faut aussi travailler sur les pays sources. Il y a peu, je me suis rendu à Ceuta. Les gens ne cherchent pas à se transformer en demandeurs d'asile. Ils disent réellement leur situation : ils expliquent qu'ils viennent en Europe pour faire vivre leur famille. Ce n'est qu'une fois installés en Europe qu'ils s'adaptent aux législations et que les réseaux les y aident. Autrement dit, ils se transforment en demandeurs d'asile, parce que c'est la seule porte possible, mais à Ceuta, les gens disent qu'ils viennent pour travailler. Un véritable problème des politiques de co-développement est posé.

Quant aux politiques d'asile, c'est un droit fondamental de l'homme, inscrit dans notre Constitution - c'est notre honneur. Il convient d'améliorer grandement les délais.

M. le Président : Les parlementaires sont régulièrement sollicités par courrier par ce type de demandes. Ce matin encore, j'ai été saisi d'une demande de séjour territorial pour un Algérien, dont le père, combattant, est mort pour la France. Il a une proposition d'emploi, que j'ai pu vérifier. En général, j'écris au préfet le lendemain, voire le jour même. Je reçois très souvent une réponse rapide, dans les deux, trois semaines maximum. De temps en temps, le préfet répond positivement. Je vérifie personnellement les informations livrées. Je ne peux non plus passer pour celui qui systématiquement obtient tout !

M. le Rapporteur : D'autant que dans la pratique, les deux procédures sont aujourd'hui utilisées successivement. Les demandes dont nous sommes saisis par les associations - je ne leur en fais pas reproche, car elles sont en charge de personnes dont la situation est insoluble - interviennent souvent à l'issue du dernier recours de la demande d'asile conventionnel ; on se tourne alors vers nous : l'asile territorial étant la dernière solution, il nous est demandé de plaider leur cas auprès du préfet.

Je ne puis témoigner que pour les départements que je connais, mais dans ma région se développe une interprétation de la loi. Alors que l'asile territorial n'est pas conditionné par le travail, les préfets sur le terrain, lorsqu'il y a eu échec de la procédure conventionnelle, répondent souvent qu'ils acceptent de régulariser la situation à la condition que les personnes présentent un contrat de travail à durée indéterminée. Les associations et les parlementaires recherchent alors un travail pour ces personnes. Voilà comment aujourd'hui une petite fenêtre de régularisation s'est ouverte dans le cadre de ces procédures.

M. Pierre HENRY : Je rappelle l'esprit de la loi sur l'asile territorial : il s'agissait de réparer une béance de la jurisprudence relative à l'agent de persécution, selon la condition fixée par la convention de Genève qui ne reconnaît de persécutions qu'émanant des Etats. Il s'agissait d'offrir un filet de protection supplémentaire, notamment à nos amis algériens qui peuvent être persécutés par d'autres auteurs que le gouvernement en place. En réalité - vous avez raison -, c'est devenu un dispositif qui offre une procédure supplémentaire, laquelle s'ajoute aux instances ouvertes devant la commission des recours sur l'asile conventionnel. Le délai d'instruction de la première demande d'asile conventionnel est si long qu'en réalité les préfets se trouvent confrontés à un dilemme : untel est débouté et il doit assumer une décision, notamment celle de reconduite à la frontière ou d'expulsion. Mais très souvent ces décisions sont inapplicables. Pourquoi ? Je prends un exemple très simple : des Sierra-Leonais sont aujourd'hui déboutés par l'OFPRA. Quand une invitation à quitter le territoire est prononcée, où expulser cette personne ? A Freetown ? Il n'y a plus d'aéroport ! Prenons l'exemple, autre pratique, d'un ressortissant ghanéen qui a détruit ses papiers. Pour qu'il soit réadmis au Ghana, encore faut-il que les autorités de son pays l'y autorisent. Dans la mesure où l'intéressé n'a plus de papiers d'identité, il n'est pas accepté, tout simplement parce que son travail à l'étranger est une source de devises pour le pays.

M. le Rapporteur : De la même façon que le Gabon considère qu'un Gabonais ne peut jamais être en situation irrégulière ailleurs que chez lui !

M. Pierre HENRY : Le préfet se trouve donc face à cette situation. Et puis la loi sur les exclusions a un autre effet pervers : de fait, c'est un progrès, elle crée un droit à l'hébergement pour toute personne en situation de précarité sur le territoire français, qu'elle soit en situation régulière ou non. C'est pourquoi l'Etat reconnaît un droit à la prise en charge au titre de l'aide sociale de personnes déboutées des procédures d'asile, auxquelles on refuse un titre de séjour.

M. le Rapporteur : Et s'agissant des mesures pour un retour à l'application stricte de la loi : s'agit-il d'un problème de moyens humains, administratifs, d'instruction des dossiers ou existe-t-il une autre solution ?

M. Pierre HENRY : Si nous avions des délais acceptables d'instruction des dossiers, nous assisterions à une première clarification de la situation, étant entendu que le contenu de mes remarques préliminaires me semble absolument devoir être pris en compte.

Se pose par ailleurs la question du droit au travail. Elle est extrêmement difficile, surtout dans la période, y compris économique, que nous traversons. Un décret est paru le 4 juillet sur les modalités de fonctionnement, « Nouvelles attributions des Centres d'hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) », dans lesquelles il est prévu la possibilité d'un certain nombre d'activités rémunérées à 30 ou 40 % du SMIC. Ce décret inscrit les centres d'accueil pour demandeurs d'asile au titre de CHRS spécialisés. Tout le problème est de savoir si ces centres d'accueil pour demandeurs d'asile pourront avoir accès à ces activités permettant aux demandeurs d'asile de percevoir une rémunération. Il semble que l'orientation actuelle des pouvoirs publics ne s'inscrive pas dans ce sens. Aujourd'hui, la prise en charge des demandeurs d'asile va à l'encontre du but recherché et pousse les gens dans l'assistanat le plus total. Quand une personne, après deux ans d'inactivité forcée, a la chance d'obtenir le statut de réfugié, se pose ensuite la question de son insertion dans la société française. Or, dans la première phase, on ne lui a pas donné les moyens de l'apprentissage de la langue ; pendant deux ans, nous lui disons qu'il ne doit pas travailler. Et, d'un seul coup, en six mois, on lui demandera de s'insérer dans la société française, d'exercer un métier alors même qu'il n'a pas la maîtrise de notre langue et que nous n'avons pas utilisé les premiers mois pour éventuellement lui fournir une formation professionnelle adaptée, ce qui complique les choses et amène à développer une logique d'assistance et de guichet social sur tout le temps du parcours d'insertion. C'est un véritable gâchis. Très souvent, j'entends les personnes dire : « Mais je ne comprends pas pourquoi on ne me demande rien en échange de l'accueil par la France. ».

M. le Rapporteur : Quelle est la pratique et l'enseignement que vous pouvez tirer de votre centre d'accueil pour les mineurs isolés après deux ans de fonctionnement ? Quelle est la durée moyenne de leur séjour ?

M. Pierre HENRY : Dans le projet pédagogique, le séjour est prévu à neuf mois, temps d'un rythme scolaire. Il avoisine à l'heure actuelle les onze mois.

L'expérience de prise en charge de ces jeunes est assez concluante, notamment parce qu'elle leur offre la possibilité de se construire un avenir. Certes, des difficultés subsistent. La première porte sur les délais de traitement de l'OFPRA et surtout sur le fait que cet office ne comprend pas de section de mineurs spécialisée. On demandera donc à un mineur de répondre aux mêmes règles de récit qu'un adulte alors que l'on sait que le travail sur la mémoire n'est pas le même. S'ajoute une autre difficulté : la plupart des jeunes qui arrivent ont entre seize et dix-huit ans. L'obligation scolaire prenant fin à seize ans, il faut négocier au coup par coup avec les académies pour permettre leur prise en charge.

Autre élément, qui, au reste, a été critiqué à l'origine, lors de la mise en place du centre : le prix de journée se situe aux environs de 480 francs. C'est un prix de journée qui paraissait fort minime comparé aux coûts pratiqués par les établissements de l'aide sociale à l'enfance. Pourtant, le taux d'encadrement et de réussite est intéressant. Cela dit, le manque de places est crucial, notamment sur Paris et la région parisienne. De nombreux jeunes qui ne peuvent trouver place dans des centres sont mis à l'abri dans des hôtels borgnes. Les départements refusent leur prise en charge, car ils estiment, s'agissant de demandeurs d'asile, qu'il appartient à l'Etat de l'assumer financièrement. Reste aux différents services déconcentrés de l'Etat, les DDASS, à leur offrir une chambre dans des hôtels borgnes à Paris sans encadrement. Je ne crois pas que laisser des jeunes gens de seize à dix-sept ans dans ces conditions soit la meilleure formule.

M. le Rapporteur : Avez-vous à connaître de phénomènes de fugues du centre ?

M. Pierre HENRY : Non, seulement de manière marginale, puisque, en l'espace de deux ans, trois personnes ont fugué. La période passée par ces jeunes dans le centre est un moment de reconstruction. D'ailleurs, si cette expérience vous intéresse, je vous invite à venir sur place.

Si les fugues sont marginales, en revanche, nous connaissons des situations extrêmement complexes, qui appellent un travail de mise en confiance, classique dans le secteur social. Une jeune Ethiopienne a été envoyée dans le centre par l'OFPRA. Au bout d'une semaine, à la suite d'une crise très forte, alors qu'elle ne parlait qu'éthiopien, elle a commencé à parler anglais, la deuxième semaine allemand. Nous avons découvert qu'elle avait fugué d'un centre berlinois et qu'elle avait transité pendant trois ou quatre mois par différents réseaux. Je vous laisse imaginer dans quelle situation nous l'avons récupérée !

Nous ne sommes donc que peu confrontés aux fugues. Il n'en demeure pas moins que nous devons rester vigilants au large « cousinage » de ces jeunes. Mais, sur la base de procédures claires, je crois que l'expérience est à poursuivre.

M. le Rapporteur : Le centre est mixte. Quel est la répartition entre garçons et filles ?

M. Pierre HENRY : Il est fonction des arrivées. A ce jour, le centre compte trente-trois jeunes, environ dix filles et vingt-trois garçons, en provenance d'Afghanistan, du Rwanda, d'Angola. Ils ont entre quinze et dix-sept ans et demi. Le centre est situé dans le Val-de-Marne à Boissy-Saint-Léger.

Audition de M. Daniel RIGOURD,
chef de la brigade de répression du proxénétisme
à la préfecture de police de Paris


(extrait du procès-verbal de la séance du 12 septembre 2001)

Présidence de M. Marc Reymann, Vice-Président

M. Daniel Rigourd est introduit.

M. Daniel RIGOURD : J'ai cinquante-cinq ans. Je suis commissaire divisionnaire à la direction régionale de la police judiciaire à Paris, dont le siège est situé 36 quai des Orfèvres. C'est une direction de la police judiciaire qui relève de la préfecture de police de Paris.

Je suis entré dans la police nationale en 1970. Cela fera un an le 9 octobre que je dirige la brigade de répression du proxénétisme, après avoir travaillé dans de nombreux autres services, tant dans Paris intra muros, qu'à l'extérieur de la capitale. J'ai ainsi dirigé pendant six ans la police judiciaire de la Seine-Saint-Denis.

Appelée jadis « brigade mondaine » ou « brigade des m_urs », la brigade de répression du proxénétisme est née il y a une dizaine d'années de la scission de la brigade des stupéfiants et du proxénétisme en deux services distincts. En effet, il y a vingt ou trente ans, le proxénétisme était un secteur très actif, l'activité liée aux stupéfiants - qui, malheureusement, au fil des ans est montée en puissance - n'occupait alors que peu de place. Voilà pourquoi nous avons décidé de scinder cette entité et de consacrer des forces de police à la lutte contre le proxénétisme - je dis bien « proxénétisme », car nous ne luttons pas contre la prostitution. La prostitution en France est tolérée depuis les lois dites de Marthe Richard de 1946.

Un service spécialisé comme celui que je dirige lutte contre le proxénétisme sous toutes ses formes. Il compte une quarantaine de fonctionnaires, ce qui est peu au vu de l'évolution de la prostitution dans la capitale, ressort de notre compétence. L'OCRTEH dont vous avez auditionné le représentant est compétent au plan national. La brigade est donc compétente sur Paris et trois départements : les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne.

La brigade de répression du proxénétisme assure différentes missions : contrôler la prostitution dans la capitale, en suivre l'évolution, canaliser le phénomène en collaboration avec la police urbaine de proximité ; lutter contre le proxénétisme sous toutes ses formes : le proxénétisme sur les prostituées de voie publique, le proxénétisme en réseau, le proxénétisme immobilier et hôtelier.

Une autre tâche est également attribuée à la brigade : la surveillance des établissements de nuit de la capitale ; je dispose pour ce faire d'un groupe spécialisé. Il s'agit des établissements tels que les discothèques, les bars branchés, les bars à hôtesses, les clubs échangistes, les cabarets orientaux, etc. L'autorisation de nuit de ces établissements court de deux heures à quatre heures du matin. C'est le créneau que tout patron d'établissement souhaite obtenir. L'enquête préliminaire est réalisée par mon service et soumise à autorisation du préfet de police de Paris.

Mon service s'occupe également du contrôle de la pornographie, des sex shops, des peep shows, de tout ce qui est pornographie par minitel et sur internet, qui connaît un fort développement. Ces activités réclament la constitution de groupes de fonctionnaires spécialisés.

Enfin, en 1995, a été dévolue à la brigade de proxénétisme une mission qui n'a rien à voir avec la lutte contre le proxénétisme : la répression des jeux de hasard, telles les parties de poker, la lutte contre les placements de machines à sous, phénomène qui se développe fortement et qui touche au grand banditisme. La presse s'est fait l'écho des règlements de comptes sur la Côte d'Azur. Nous avons pour souci que la capitale n'en devienne pas la scène. Ces derniers temps, quelques figures du grand banditisme ont été assassinées. Mon modeste service est donc également en charge de ce secteur.

Voilà rapidement brossées les différentes missions de la brigade.

On ne peut parler de prostitution ou de proxénétisme sans revenir sur l'historique et l'évolution du phénomène au cours des trente dernières années. Je suis entré dans la police en 1970. A l'époque, j'étais affecté dans le seizième arrondissement, où je devais notamment surveiller le Bois de Boulogne. La prostitution et le proxénétisme ont énormément évolué. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, la prostitution était franco-française ou francophone. C'était une prostitution venant de notre France profonde. Je suis Breton. Combien de fois m'a-t-on dit que les Bretonnes venaient à Paris pour travailler comme bonnes dans les familles bourgeoises ou hélas ! sur les trottoirs de la capitale. Prostitution francophone aussi, car les prostituées des départements et territoires d'outre-mer ou des anciennes colonies faisaient partie du « paysage prostitutionnel » de la capitale.

Il y avait par ailleurs des lieux très ciblés. J'ai déjà évoqué le Bois de Boulogne, dont la population a varié au cours des années 80-90 avec la fuite des jeunes femmes remplacées par des travestis brésiliens. A la suite de nos opérations de contrôle, nous constatons la présence aujourd'hui, pour moitié, de travestis sud-américains ; pour l'autre moitié, de jeunes femmes qui reviennent.

Parmi les endroits mythiques de la capitale, la rue Saint-Denis était, il y a trente ans, le lieu d'un turn over dans les hôtels de passe de près de 4 000 filles francophones.

Lorsque la législation s'est durcie, les proxénètes ont contourné le problème : ils ont acheté les hôtels de passe, chaque prostituée acquérant son studio. Nous suivons cela grâce à un groupe de la brigade chargé de la répression du proxénétisme immobilier. Le studio est rentabilisé par les prostituées qui y font des passes ; en outre, elles le sous-louent à d'autres qui paient mensuellement pour un créneau horaire. Tout cela est très bien organisé. Actuellement, la rue Saint-Denis compte moins de quatre cents filles, dont la moyenne d'âge oscille entre trente-cinq/quarante ans jusqu'à, m'a rapporté un journaliste qui a réalisé une enquête, soixante-quinze ou quatre-vingts ans.

Le Bois de Vincennes a progressivement connu l'arrivée des prostituées, notamment des franco-françaises et des Camerounaises. A l'heure actuelle, 110 à 120 camionnettes y stationnent.

Au fil des années et de l'évolution des m_urs françaises, notamment dans les années 80, le phénomène prostitutionnel n'a plus intéressé grand monde. Le proxénète avait sa gagneuse, c'était le « Julot casse-croûte ». Il s'intéressait essentiellement au gain de « sa fille », mais il avait au surplus une activité très clairement définie : il était lié au grand banditisme, aux braqueurs. Il avait « sa » ou « ses filles ». Il était exceptionnel que l'on interpelle un proxénète avec trois filles dans une voiture de sport avec des bagues à chaque doigt. La législation française, la libération des m_urs - l'outrage aux bonnes m_urs étant supprimé comme la notion de racolage passif - cela n'a plus intéressé grand monde : ni les magistrats ni les policiers. C'est un tort. Auparavant, les prostituées recevaient des procès-verbaux pour racolage passif, des amendes, qui devenaient des contraintes par corps ; si elles ne payaient pas, elles étaient incarcérées. Elles bénéficiaient à Saint-Lazare d'un suivi médical. Ces pratiques se sont étiolées. C'est dommage, car elles étaient une source de renseignements. On ne fait pas de la police judiciaire, on ne lutte pas contre le grand banditisme et le crime organisé avec une boule de cristal et des cartes mais grâce à des sources de renseignements. Tout cela était donc un peu tombé en désuétude quand, en 1997, dans le contexte de la mondialisation, de l'ouverture des frontières - la chute du mur de Berlin en 1989 - des femmes de pays éloignés des pays occidentaux, démocratiques, sans doute à l'aisance particulière, un peu surfaite, sont arrivées dans la capitale. Sont-elles mineures ? I1 est très difficile pour nous de l'établir. Elles sont jolies, voire très belles. Elles ne se sont pas installées dans les lieux mythiques de la capitale, mais sur les boulevards des Maréchaux. Bien sûr, tous les services de police se sont intéressés à leur venue soudaine.

Cette prostitution a pris de l'ampleur, elle représentait au début 2 % de l'ensemble. Dans un premier temps, on a constaté la venue de jeunes filles de l'est : Roumaines, Polonaises, Lituaniennes, Russes - ces dernières étant peu nombreuses dans la capitale, sont, pour l'essentiel, installées sur la Côte-d'Azur. Nous avons vu arriver des filles des Balkans, du Kosovo, d'Albanie, de Macédoine, de Moldavie et du Kazakhstan.

Nous avons cherché à savoir qui se trouvait derrière ces réseaux. Je précise que la BRP n'utilise pas le terme de « réseau », mais plutôt celui de « filière ». Derrière les proxénètes, nous avons trouvé des gens très durs, à l'image de ceux que nous rencontrions dans les années 75 dans le proxénétisme, qui a toujours été dur. Si elle ne rapportait pas d'argent, le proxénète battait sa gagneuse. Nous avons donc trouvé des proxénètes violents : yougoslaves, albanais, grecs, turcs. Je puis vous en parler, car j'ai été le premier commissaire à m'être rendu une semaine en Albanie dans le cadre de la coopération, à la demande des autorités albanaises, pour mettre sur pied un service de répression du proxénétisme, car, à l'instar des pays musulmans, la prostitution y est interdite. Les structures y sont archaïques. Je me suis donc rendu en Albanie et j'ai pu voir.

Les auditions qui ont fait suite au démantèlement des premières filières de proxénètes nous ont fait découvrir la très grande violence exercée à l'encontre des jeunes femmes. Elle n'est pas forcément présente dans le pays d'origine. Les jeunes filles partent pour l'Occident pour connaître un sort meilleur. Elles pensent qu'elles seront serveuses, strip-teaseuses. Elles partent pour essayer de gagner plus, parfois avec la bénédiction de la famille. Elles sont confiées à des cousins, des parents qui, dans un premier temps, les convoient. Le passage des frontières est un moment dramatique. Quand elles quittent leur territoire - à l'instar d'ailleurs de toute personne qui part à l'étranger et qui, lorsqu'elle quitte ses frontières naturelles, est un peu déstabilisée - elles perdent tout repère. Là, alors qu'elles se retournent, leurs accompagnateurs ne sont plus là ; elles n'ont pas eu le temps de se rendre compte qu'elles ont déjà été vendues, monnayées. Et puis c'est l'engrenage. On leur suggère que le passage des frontières de la Macédoine, de la Moldavie et surtout de l'Albanie qui est incontournable se passera mieux si elles sont complaisantes avec le douanier et le policier. De toutes les auditions, il est ressorti que les femmes, en Albanie particulièrement, sont stockées - pardonnez les mots, ils sont durs - dans des hôtels, des lieux où elles retrouvent des compatriotes. Si elles ne se plient pas aux exigences des proxénètes, elles sont battues, violées, parfois assassinées. Elles sont brisées avant que d'arriver sur notre territoire. L'Albanie, ce sont cinquante ans de régime communiste d'Enver Hodja, la libéralisation de 1990, l'écroulement du système d'épargne populaire en 1997. La population a alors pris d'assaut l'ensemble des casernes et près d'un million d'armes circulent : 35 000 armes de poing, 250 kalachnikovs et 5 millions de grenades ou d'explosifs.

Dans le nord de l'Albanie, les modes de fonctionnement restent claniques. C'est le gang des mafias, de la dureté, pas forcément de l'Islam. Les populations ont été islamisées au quinzième siècle, le nord a résisté. On y trouve des églises orthodoxes, mais c'est un système clanique, où prédomine la violence, qui est en place.

Le passage des jeunes femmes se fait par l'Adriatique, par les ports de Durrës, de la taille de celui de Marseille, ou de Vlorë, beaucoup plus petit. L'Italie est située à quatre-vingts kilomètres. De très bons reportages ont été diffusés à la télévision sur les populations destinées à la prostitution comme à la main-d'_uvre. Elles arrivent dans la région des Pouilles, à Bari. Des coreligionnaires albanais sont présents, en cheville avec des représentants de la mafia italienne, qui sert de logistique à l'acheminement vers l'Europe : vers la France, la Hollande et la Belgique. Elles sont réceptionnées par des membres de la communauté albanaise forte d'environ 15 000 personnes à Paris. Nous les retrouvons alors dans des hôtels, en bordure de la capitale, et dans les zones de prostitution.

Voilà le parcours des jeunes femmes venues de l'est et des pays des Balkans. Au cours des années 1997, 1998, 1999, nous avons connu une forte progression, puisqu'elles sont passées de 2 % à près de 40 %.

La législation française est abolitionniste, d'autres pays sont réglementaristes. La population des prostituées françaises est une population de rue, ce que nous appelons une prostitution « bas de gamme », « rapide ». Nous avons porté des coups assez sévères aux réseaux et filières albanais, grecs, turcs, car ils ont voulu surveiller leur « cheptel ». Les méthodes de la police judiciaire française ont permis de les observer, filmer, donc de les interpeller, et de rassembler les éléments constitutifs de l'infraction. Nous leur avons porté des coups sévères, puisque plus d'une trentaine de chefs de réseaux proxénètes ont été interpellés depuis 1998. Ils ont trouvé, depuis, des parades en utilisant les systèmes de communication modernes. Dès que nous procédons à des interventions, le téléphone portable sonne. Tous ces chefs de filières et de réseaux se sont repliés sur la Belgique, où, grâce à Thalys, ils se transportent en une heure et demie.

Nous avons également découvert que les proxénètes n'ont plus de comptes en banque ni de coffres forts. L'argent s'évapore par les guichets de la Western Union qui fleurissent à Tirana. Une somme d'argent est déposée sous forme de mandat carte avec une identité expéditrice, une identité de la personne qui la reçoit. Dans la demi-heure qui suit, l'argent peut être retiré. Voyez la difficulté à tout maîtriser de a jusqu'à z.

Le nombre des filles de l'est et des Balkans est actuellement en régression. Lorsque nous avons neutralisé certains des proxénètes, des jeunes femmes sont rentrées au pays. A ce titre, nous pourrons évoquer les aides au retour et les mesures à mettre en place pour pallier les difficultés rencontrées dans le cadre des enquêtes de police judiciaire, tant il est vrai qu'elles se sont amplifiées depuis le 1er janvier 2001.

Les jeunes femmes des pays de l'est et des Balkans gagnent entre 60 000 et 80 000 francs par mois ; dans une soirée, entre 2 500 à 3 000 francs. Sur ces sommes, il leur reste à peine 10 %. Elles donnent leurs gains en ayant l'espoir que la famille restée au pays pourra en bénéficier, ce qui n'arrive quasiment jamais.

Aux difficultés que nous rencontrons dans le cadre de nos enquêtes avec la loi sur la présomption d'innocence que je vais évoquer, s'ajoute la peur des femmes de témoigner devant les policiers. Les policiers de l'est ne sont pas les policiers français et surtout les policiers français ne sont pas les policiers de l'est.

Jusqu'au 1er janvier 2001, le statut de la prostituée dans le droit français était celui de témoin-victime. Nous retenions la prostituée en garde à vue au maximum vingt-quatre heures. La garde à vue dans une enquête de proxénétisme aggravé avait pour but essentiel la mise en confiance des jeunes femmes pour qu'elles comprennent que le dialogue avec un policier spécialisé français était différent de celui entretenu avec un policier de son pays. Après être restée dix ou onze heures avec nous dans des conditions respectant sa dignité humaine, nous arrivions, après l'avoir mise en confiance, à obtenir des renseignements. Dorénavant, nous disposons de quatre heures maximum pour l'entendre. Que faire en quatre heures alors même que nous ne disposons pas des autres auditions ? On ne peut confronter les contradictions, car il nous faut des interprètes que l'on ne trouve pas ou qui ne veulent pas venir, parce qu'ils ont peur. Telles sont les difficultés que nous rencontrons dans le domaine du proxénétisme très dur des filles des Balkans, sujet dont les médias se sont emparés.

Je précise que les jeunes femmes de l'est sont à Paris avec le statut de réfugiées politiques. Toutes. Elles sont détentrices de papiers de l'OFPRA, ne possèdent aucune pièce d'identité, puisque les passeports sont, soit déchirés, soit renvoyés dans les pays d'origine pour servir à d'autres.

Depuis l'année dernière, des Africaines sont arrivées. Nous nous sommes demandé ce qui se passait. Etaient déjà présentes des Camerounaises ainsi que des Ghanéennes, installées depuis une dizaine d'années dans le haut de la rue Saint-Denis. La cohabitation entre elles ne posait aucune difficulté.

Les Africaines sont donc arrivées et ont voulu s'installer sur les boulevards des Maréchaux. On a assisté à une guerre de territoire. Entre 1997 et 1999, les jeunes filles de l'est occupaient la soirée entre 22 heures et 3 ou 4 heures du matin. A leur arrivée, ce sont les jeunes filles africaines qui ont occupé ce créneau. En deux ans de temps, elles sont devenues aussi nombreuses que les filles de l'est au terme de quatre-cinq ans. Nous enregistrons actuellement 400 jeunes femmes africaines. Nous ne pouvons déterminer précisément leur âge, car nous ne disposons d'aucune pièce d'identité officielle. Elles sont elles aussi en possession de papiers de l'OFPRA, qu'elles se transmettent les unes aux autres. Il est très difficile de les identifier. Beaucoup de ces jeunes filles se disent de Sierra Leone ; en fait, elles sont Nigérianes. Elles quittent le Nigeria, passent par le Cameroun, où des complicités interviennent à tous les niveaux. Suite à un important réseau démantelé au Cameroun il y a trois mois, je vais devoir me rendre dans ce pays, où se posent des problèmes de visas, d'autorisations de départ. Du Cameroun, elles arrivent en France, soit à Roissy, où le passeport est déchiré ou renvoyé au pays pour servir à une autre.

Le système mis en place est totalement différent de celui des filles de l'est.

Les filles d'Afrique sont recrutées par les « mamas », les anciennes, celles qui, après avoir fait fortune, sont retournées au pays où elles se sont installées. Elles payent la totalité de la logistique, du billet d'avion jusqu'aux faux papiers et aux faux passeports. Les jeunes filles partent du Nigeria en passant par le Cameroun. Elles arrivent à Roissy où elles sont prises en main. Elles ont alors à rembourser 40 000 à 45 000 dollars, en général 1 000 dollars par semaine. Une fois la dette remboursée, elles sont libres et rentrent elles-mêmes dans un système de réseau destiné à faire venir d'autres prostituées.

Elles viennent sachant parfois ce qui les attend, mais espérant une vie meilleure.

Voilà comment se présentent actuellement les deux grands réseaux sur la capitale des filles de l'est, des Balkans, et des filles africaines.

Parallèlement, nous assistons à une montée en puissance des jeunes femmes asiatiques. De par son origine coloniale, la France a toujours connu une prostitution asiatique, mais elle était assez diffuse.

La prostitution asiatique nous posera de gros problèmes. Elle se pratique sous couvert de salons de massage - dont nous avons interpellé certains gérants - qui proposent diverses prestations.

Dans Paris intra muros, un petit peu en haut de la rue Saint-Denis, dans le Xe arrondissement et à la Bastille, nous assistons à la montée en puissance de Chinoises du nord, qui résident sous couvert d'asile politique. Elles sont âgées de trente-cinq à quarante ans. Il est pour nous très difficile de pénétrer ces milieux, car elles vivent en complète autarcie, le client lui-même est asiatique. Je viens de démanteler, entre Paris XIIIe et le Kremlin-Bicêtre, une filière de jeunes filles thaïlandaises dont je déférerai cet après-midi les deux responsables au parquet de Créteil. Il s'agit de personnes que j'ai déjà déférées en 1998 et interpellées pour les mêmes causes. Notre travail d'investigation, à nous, policiers européens et français, est rendu très difficile, car c'est un milieu très méfiant, qui vit en autarcie.

Voilà ce qui fait actuellement travailler la brigade de répression du proxénétisme.

M. le Président : Quelle appréciation portez-vous sur les législations italienne et belge, tendant à octroyer, sous certaines conditions, des permis de séjour à des personnes victimes de la traite et désireuses de quitter cette situation?

M. Daniel RIGOURD : A priori, je n'ai pas d'avis. Le problème est de savoir si l'on veut réglementer la prostitution. Dans le cadre de l'enquête de police judiciaire, nous souhaitons en particulier que la prostituée garde le statut de témoin-victime ; à ce titre, nous voulons garantir l'anonymat de la jeune fille. Pouvoir la rassurer est pour nous important. Il faut lui accorder le bénéfice de l'anonymat, lui faciliter l'accès des structures d'encadrement, d'accueil, et de reconduite si elle souhaite rentrer dans son pays. A la suite des affaires que j'ai traitées, certaines sont retournées en Lituanie, en Lettonie, au Kazakhstan, grâce aux associations et avec notre soutien.

Il faut protéger la prostituée des représailles qui peuvent intervenir localement dès lors que le proxénète n'est ni jugé ni incarcéré. Je pourrais vous citer des affaires où le proxénète a été incarcéré et remis en liberté sous contrôle judiciaire. Par exemple, un proxénète qui faisait travailler douze filles. Après quatre mois de détention, le magistrat lui a rendu la superbe voiture qu'il avait achetée avec l'argent des prostituées. Il l'a remis en liberté, au motif que le pauvre avait trouvé un travail !

Parmi les douze filles, dont certaines avaient collaboré, celles qui ont parlé ont été mises à l'amende et durement. Quelqu'un continuait de tirer les ficelles. Nous l'avons signalé au juge qui nous a répondu : « Oh, vous savez... »

M. le Président : Certains tribunaux ont déjà prononcé des sanctions assez modestes à l'encontre de proxénètes agissant sur internet, à l'instar du tribunal correctionnel de Nanterre le 18 mai 2000, qui a prononcé dix-huit mois d'emprisonnement avec sursis et 30 000 francs d'amende. Ces pratiques tendent-elles à se développer et dans quelle mesure vos services sont-ils équipés et formés pour lutter contre cette forme de proxénétisme ?

M. Daniel RIGOURD : La prostitution par internet et par minitel emploie une autre catégorie de prostituées. Après que les francophones ont abandonné le trottoir pour travailler à domicile, nous les avons retrouvées travaillant par minitel ou internet. Mes services sont équipés d'internet, technique qu'ils maîtrisent. Dernièrement, nous avons démantelé un réseau.

Le proxénétisme par internet touche les réseaux de call girls. Mme Claude continue d'exister ! Nous avons récemment arrêté une jeune Allemande, Laura, 21 ans, qui faisait travailler une trentaine de filles et qui gérait, à partir d'un serveur en Allemagne, un réseau de prostitution de call girls. Le tarif pratiqué s'élevait à 2 500 francs le quart d'heure et à 20 000 francs le week-end. Nous agissons sur internet dont l'emploi à cette fin se développe. Nous avons interpellé d'autres proxénètes.

Pour répondre à votre question, nous, policiers, estimons que la réponse judiciaire n'est pas adaptée au travail que nous fournissons. Mesdames et messieurs les membres de la mission, c'est là un message que je vous fais passer de l'ensemble de mes collaborateurs.

Les textes de lois sont très bien faits. L'article 225 du code pénal sur le proxénétisme est adapté ; il existe une kyrielle de sanctions qui vont du proxénétisme simple au proxénétisme aggravé, pour lequel est encourue la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu'il est assorti de violences, d'actes de torture et de barbarie.

Nous traitons souvent nos affaires en recourant à la qualification de proxénétisme aggravé. Cela nous permet d'avoir l'avocat, non pas à la première, mais à la trente-sixième heure. Les textes répondent aux situations ; il suffit de les appliquer, sans doute de façon un peu plus stricte.

M. le Rapporteur : Ce que vous nous avez exposé ne fait que corroborer, y compris dans le détail, des informations que la mission a déjà entendues au cours de nombreuses auditions, soit de certains de vos collègues, soit de représentants d'institutions spécialisées, soit de victimes qui nous ont fait part de leur parcours en enfer. Nous avons également recueilli des témoignages lors de nos voyages, puisque la mission s'est déplacée en Moldavie, en Ukraine, à Strasbourg ; elle se rendra d'ailleurs la semaine prochaine à Lyon, Marseille et Nice.

S'agissant de l'évolution du statut de la prostituée au regard du droit, l'une des difficultés actuelles réside dans le fait que toutes ces filles qui ont déposé une demande de titre de séjour au titre de l'asile politique sont en réalité en situation irrégulière. Il est difficile de leur demander de coopérer avec les institutions françaises alors qu'elles risquent de tomber sous le coup d'une procédure pour séjour irrégulier ou de reconduite à la frontière. A cette situation, les Belges et les Italiens répondent, en accordant aux prostituées, pas systématiquement toutefois, un statut particulier les autorisant à régulariser leur situation. Le leur accorder, sous la condition d'une participation au travail de la police, vous permettrait de faire votre travail de policier, qui est essentiel, car notre principal objectif est de lutter contre les réseaux. Ce sera sans doute le sens des principales propositions de la mission.

Selon vous, serait-il utile que vous puissiez proposer à une prostituée qui collabore avec la police la régularisation de sa situation ? Je suis très attentif aux témoignages anonymes. Jusqu'à présent, il m'a été répondu que cette option n'est pas possible au regard de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est un point que je vais creuser. Nous pourrions proposer aux prostituées leur maintien sur le territoire, pourquoi pas d'ailleurs en réfléchissant à un éventuel changement d'identité. Les Belges ont envisagé ce type de procédure. Je souhaiterais connaître votre avis après avoir recentré cette proposition sur ces conditions particulières.

M. Daniel RIGOURD : J'adhère à votre analyse. Si aider à résoudre sa situation administrative dans le pays conduit la prostituée à collaborer avec les services de police, je suis partant.

M. le Rapporteur : Ce serait même une condition. A ce titre, votre appréciation serait déterminante : celle qui vous aurait aidé dans votre travail de démantèlement des filières pourrait obtenir la régularisation de sa situation, parce qu'elle aurait rendu service.

M. Daniel RIGOURD : Je partage votre analyse. Pour preuve, cette affaire que nous avons traitée il y a deux mois d'un réseau nigérian de dix-huit jeunes femmes, que nous avons entendues. Il fut quasiment impossible d'établir de façon formelle leur identité car aucune photo ne figurait sur leurs papiers d'identité. Nous avons souhaité les photographier et relever leurs empreintes. Ce fut impossible. Elles se sont roulées par terre, ont griffé, craché sur mes collaborateurs. Nous avons capitulé. Nous tournons en rond dès lors que nous n'avons pas de repères précis pour contrôler ce phénomène prostitutionnel et asseoir notre procédure, car qui nous dit que les identités obtenues et indiquées dans les PV sont les bonnes ? Nous ne disposons d'aucune trace d'identification à leur arrivée en France. Aucune. Même après contrôle par mes collaborateurs, nous sommes incapables de dire, un soir ou deux après, si ces jeunes femmes qui nous ont montré un papier, exempt de toute photo d'identité, sont ou non les mêmes. C'est difficile, elles se ressemblent. Cela nous pose de graves problèmes qui s'ajoutent à ceux du témoignage, de l'accueil, des structures...

Quelle que soit leur origine, ces jeunes femmes, si elles ne remplissent pas leur contrat - rembourser leur dette - sont soumises à des pressions sur le territoire français, comme dans le pays d'origine à l'encontre de leur famille, auxquelles viennent se greffer des histoires de vaudou, comme nous l'avons vu dans une affaire récente mettant en cause un couple de Nigérians, mari et femme avec enfants, qui gérait très bien leur affaire. Après perquisitions, nous avons trouvé des ongles et des poils pubiens. J'étais dans le bureau de mes collaborateurs lorsque nous avons exhibé les ongles et les poils pubiens ; les jeunes femmes se sont mises en transe. Cela a été catastrophique. Une peur certaine et indéniable freine l'enquête policière.

M. le Rapporteur : Avez-vous des informations sur ce qu'une personne auditionnée par la mission a appelé « des écoles de formation de prostituées », situées, selon elle, dans le nord de la Grèce et en Albanie ?

M. Daniel RIGOURD : Dans le nord de l'Albanie, il ne s'agit pas d'écoles, mais de marché aux femmes. J'ai rédigé un rapport de sept pages de mon voyage d'une semaine en Albanie, que j'ai transmis aux autorités. Ce n'est pas un marché aux esclaves de par le nom, mais c'est la même chose. Nous entretenons une coopération avec un collègue et ami, commissaire divisionnaire à Tirana. J'ai eu la chance d'approcher une journaliste albanaise, francophone, de l'AFP. Elle m'a fourni beaucoup de renseignements contre beaucoup d'informations de ma part. Le marché aux femmes dans le nord de l'Albanie existe. Les femmes sont sélectionnées, regroupées et distribuées en fonction des acheteurs.

Dès lors qu'elles ont franchi la frontière par la Moldavie, mais surtout par l'Albanie, qui forme un point stratégique et incontournable, commence le parcours initiatique, qui est un moment très dur. Je le dis souvent et peut-être cela va-t-il vous choquer : comparé à ce qu'elles subissent lors de ce parcours, c'est pour elles une bouffée d'oxygène que de travailler sur les trottoirs de Paris. Elles sont entre elles. Nous les contrôlons. Elles doivent certainement respecter des quotas, dans un système de prostitution bas de gamme, à deux cents ou trois cents francs la prestation de dix minutes-un quart d'heure. Mais elles ont une vie un peu plus ouverte. Elles rentrent à l'hôtel, donnent l'argent qu'elles ont gagné, et peuvent, si elles le souhaitent, rallonger la soirée avec un client. C'est ce qu'elles nous disent au cours de leurs auditions.

Une jeune femme albanaise récalcitrante a été emmenée par son proxénète pour être exposée dans les vitrines en Belgique et en Hollande. Pour cette jeune femme, cette forme de proxénétisme et de prostitution aurait été dramatique. Elle a été arrachée in extremis à cette situation. Son témoignage était tout à la fois poignant et pitoyable : sa survie tenait à une prostitution en France plutôt qu'en Belgique.

M. le Rapporteur : Aussi bien pour des raisons policières que de fond, vous semblez plutôt partisan d'un système abolitionniste. Que pensez-vous de la réflexion actuellement menée en France sur la question du choix entre un modèle réglementariste et la pénalisation du client, solution adoptée par les Suédois par exemple ?

Vous n'êtes pas obligé de me donner votre sentiment sur le fond, mais quelle est votre analyse de policier sur les diverses solutions ?

M. le Président : Je complète la question du Rapporteur. Le système allemand est réglementé sous l'autorité des municipalités ; il est celui qui pose le moins de problèmes à l'ordre public.

Je suis député de la ville de Strasbourg et je m'intéresse donc à ce qui se passe à vingt kilomètres de là. Selon vous, le système allemand engendre-t-il moins de proxénètes ?

M. Daniel RIGOURD : Je ne puis vous dire : je suis concentré sur la partie parisienne.

Nous travaillons avec les différentes associations. Certaines sont abolitionnistes, d'autres considèrent que la prostitution est une activité qui doit être reconnue. Nous serions, il est vrai, plutôt abolitionnistes, mais c'est difficile à affirmer. Je m'attache aux proxénètes. Je dispose des textes légaux et de la matière pour les faire tomber et emprisonner. Cela du point de vue du policier. Quant à la prostitution, elle existe. A vous, représentants de la nation, de répondre à la question. J'appliquerai les textes que vous voterez. Pour l'heure, je me consacre à la lutte contre les proxénètes.

M. le Rapporteur : Dans ce domaine, les filières de l'est semblent avoir fait un apprentissage rapide. Vous indiquiez que les proxénètes étaient arrivés avec des conceptions très traditionnelles, en surveillant de très près les jeunes femmes, ce qui vous avait d'ailleurs permis de les faire emprisonner. Cela correspond à ce que l'on nous a dit, y compris dans des villes de province, où les modes opératoires étaient identiques. Votre efficacité à démanteler ces filières demeure-t-elle intacte, alors que leurs méthodes ont évolué du fait notamment de l'utilisation de la Western Union ou de la résidence en Belgique ?

M. Daniel RIGOURD : Cela devient plus difficile, mais nous connaissons encore des réussites.

Nous avons récemment démantelé le premier réseau lituanien. Les Lituaniennes arrivent sans visa, via l'Allemagne, grâce à un passeport visé à l'entrée de l'espace Schengen. Elles viennent travailler trois mois pour faire de l'argent. Nous parlerons en l'occurrence de réseau. Pourquoi utilisons-nous parfois le terme de « filière » et à d'autres reprises celui de « réseau » ? Selon la BRP, le réseau a pour particularité d'être structuré avec une tête pensante qui décide. Il y a ensuite plusieurs niveaux, qui, pour autant, ne se connaissent pas forcément, alors que la filière est une entreprise familiale, où tout le monde se connaît de par la tradition clanique : les jeunes filles partent avec la bénédiction des parents, ce sont parfois les cousins ou les oncles qui les emmènent.

J'ai demandé à mes services de rédiger un rapport brossant la situation en Lituanie, dont je vous livre quelques extraits : la Lituanie est une petite république, où le niveau de vie est assez faible. Très peu de prostituées lituaniennes ont été contrôlées à Paris - moins d'une vingtaine. Les premières ont été remarquées en l'an 2000. Un visa n'est plus nécessaire ; il leur suffit d'un passeport visé à l'entrée de l'espace Schengen pour y séjourner librement trois mois.

Une première affaire réalisée en 2000 : trois proxénètes ont été arrêtés.

Le recrutement : en particulier dans les villes du nord, en Lituanie. Les candidates volontaires pour la prostitution en Europe occidentale pour une durée de trois mois s'adressent à un individu connu pour envoyer les filles à l'étranger, d'autant que les futures prostituées sont toujours dans une situation financière précaire. Cette situation est récurrente. Elles savent ce qui les attend. Il s'agit pour nous de victimes volontaires qui cherchent à gagner beaucoup d'argent en trois mois. Elles nous l'ont dit. C'est ce qui ressort des auditions auxquelles nous avons procédé la semaine dernière.

Le transport : le départ pour la France peut se faire très vite. Une prostituée est partie quarante-huit heures après avoir rencontré le chef de réseau. Le transport s'effectue par autocar au départ de la Lituanie jusqu'à Paris, porte de Bagnolet. Il y a deux vacations Lituanie-France chaque semaine. Il est juste nécessaire d'avoir un passeport en cours de validité. Le passeport est tamponné à l'entrée en Allemagne. Il marque le début d'un séjour touristique de trois mois maximum. Le voyage est payé par le réseau, la candidate n'a pas à avancer d'argent.

L'accueil se fait à son arrivée à la descente d'autobus. Un Lituanien est là pour la prendre en charge. Il y a là un contact qui ne connaît pas celui qui recrute au départ de la Lituanie. Ces personnes changent régulièrement tous les mois. Il conduit la nouvelle venue jusqu'à son hôtel, où elle va retrouver les autres prostituées lituaniennes qui travaillent pour le réseau. Après vingt-quatre heures de repos, elle est mise sur le trottoir, cour de Vincennes. Une Lituanienne plus ancienne la met au courant des usages.

Les surveillances : le responsable parisien surveille les prostituées travaillant à Paris. C'est ainsi que nous les avons piégés. C'est leur contact dans le réseau. Il reste un mois dans la capitale avant d'être remplacé par un nouveau responsable qui restera, lui aussi, un mois. Le proxénète n'a jamais été vu sur les lieux de prostitution. Il n'habite pas le même hôtel que les prostituées. Il est prudent. C'est par renseignement, par recoupement que nous parvenons à les prendre. C'est un travail de police judiciaire.

Les échanges sont essentiellement téléphoniques, de portable à portable. Le responsable est chargé de motiver les prostituées, de récupérer 1 000 francs par jour auprès de chacune d'entre elles. Nous avons réussi à filmer une remise d'argent. Il rendait compte à un responsable itinérant, qui se rend régulièrement d'une ville à l'autre pour superviser le bon déroulement des opérations.

L'argent : les prostituées cherchent à échapper à une détresse économique en Lituanie et sont prêtes à se prostituer en occident pendant trois mois. On peut estimer les gains d'une nuit à 2 500 francs pour une prostituée. De cette somme, elle verse mille francs au réseau, ce qui lui laisse un gain de 1 500 francs. Le responsable parisien du réseau est chargé de récupérer l'argent chaque semaine. Ces opérations financières sont aussi rentables pour les filles que pour les proxénètes.

Voilà pour la Lituanie. C'est le deuxième réseau que nous avons démantelé la semaine dernière.

Entretien de Mme la Présidente et de M. le Rapporteur
avec une victime bulgare de la traite des femmes
accompagnée de M. Jérôme LAMBERT, député, membre de la Mission


(procès-verbal de la séance du jeudi 4 septembre 2001)

Présidence de Mme Lazerges, Présidente

Le témoin est introduit.

Mme la Présidente : Mademoiselle, vous êtes à l'Assemblée nationale. Nous sommes trois députés : Jérôme Lambert, Alain Vidalies et moi-même, qui travaillons sur diverses formes d'esclavage. Nous vous remercions d'accepter de témoigner devant nous.

Vous avez désiré que cet entretien reste anonyme, en conséquence, votre nom ne figurera nulle part.

D'après votre récit écrit, avant d'arriver en France, vous étudiiez en Bulgarie ; vous êtes ici depuis deux ans ; vous êtes partie en raison des conditions économiques difficiles ; vous désiriez travailler en France.

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Pas forcément dans la prostitution ?

Le témoin : Lorsque je suis partie, j'étais au courant.

Mme la Présidente : Par qui ?

Le témoin : Par le proxénète, mon patron, celui avec lequel je suis partie.

Mme la Présidente : Il était bulgare ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Il cherchait des jeunes filles acceptant de venir travailler en France ?

Le témoin : Oui. Il y avait déjà trois filles à notre arrivée.

Mme la Présidente : Qui travaillaient pour le même patron ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : On vous a accompagnée de Bulgarie jusqu'en France ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Vous n'avez pas changé de patron ?

Le témoin : En fait, il était déjà ici ; un autre m'a accompagnée jusqu'ici et après il est parti.

M. Jérôme LAMBERT : Ils étaient plusieurs.

Le témoin : Le patron que je connaissais en Bulgarie était ici depuis déjà deux mois.

Mme la Présidente : Vous avez donc fait le voyage avec un autre patron.

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Vous connaissiez le patron qui était en France?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Un seul vous a accompagnée ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Seul avec vous ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Etait-il correct avec vous ?

Le témoin : Non, pas très correct.

Mme la Présidente : Vous a-t-il violée ?

Le témoin : Non, il ne m'a pas violée, mais il m'a menti au sujet de l'argent. Il a dit avoir payé un certain prix pour les billets d'avion ; or, ce n'était pas vrai.

Mme la Présidente : Vous avez donc payé le voyage.

Le témoin : Oui, j'ai remboursé le billet ensuite avec mon travail.

Mme la Présidente : Lorsque vous êtes arrivée à Paris, avez-vous retrouvé d'autres Bulgares ?

Le témoin : Oui, mon patron, le vrai patron.

Mme la Présidente : Et d'autres filles bulgares?

Le témoin : Oui, trois filles.

Mme la Présidente : Habitiez-vous ensemble ?

Le témoin : On se rencontrait ; nous nous sommes vues deux ou trois fois.

Mme la Présidente : Où habitiez-vous à Paris ?

Le témoin : A mon arrivée, j'habitais Porte de Saint-Ouen, dans un hôtel.

Mme la Présidente : Seule ?

Le témoin : Seule dans la chambre. Le patron habitait le même hôtel.

Mme la Présidente : La police n'a-t-elle jamais remarqué que vous aviez un patron ? Où était le patron quand vous étiez dans la rue ? A cinquante mètres ?

Le témoin : Non, il ne venait pas dans la rue. Une fois par semaine, il venait faire un tour.

Mme la Présidente : La police ne l'a jamais ennuyé ?

Le témoin : Jamais.

M. Jérôme LAMBERT : La police vous a-t-elle déjà contrôlée ?

Le témoin : Oui, mais il était déjà parti.

Mme la Présidente : Ensuite, vous n'avez plus eu de patron.

Le témoin : Les autres filles ont été arrêtées par la police et renvoyées en Bulgarie ; il est parti aussi.

Mme la Présidente : Et vous êtes restée ?

Le témoin : Oui, car, à mon arrivée, il avait pris mon passeport, me laissant un faux passeport.

Mme la Présidente : Vous n'aviez donc pas de papiers. Auriez-vous souhaité rentrer en Bulgarie ?

Le témoin : Oui. Lorsqu'il est parti, je lui ai téléphoné pour lui dire que je voulais rentrer, parce que j'étais seule et ne connaissais personne. Il m'a répondu qu'il fallait que je reste encore deux mois ; je ne sais pas, il ne voulait pas me rendre mes papiers... Je suis restée.

Mme la Présidente : Quand était-ce?

Le témoin : Il est parti en mars 2000.

Mme la Présidente : Vous êtes donc sans papiers.

Le témoin : J'ai mes papiers.

M. Jérôme LAMBERT : La vie de Y (2) se divise en deux périodes. Une première période comprend sa venue, dont elle n'a pas détaillé les conditions, avec de faux papiers faits en Bulgarie. Elle est arrivée avec un faux passeport. Elle a passé les contrôles ainsi. Faux papiers qu'on lui a plus ou moins retirés à son arrivée. Elle n'avait plus rien.

Mme la Présidente : Pas même une photocopie de papiers ?

Le témoin : Non.

M. Jérôme LAMBERT : L'hiver dernier, elle est retournée en Bulgarie, où elle a passé quatre mois dans sa famille.

Mme la Présidente : Avec quel type de papiers ?

Le témoin : Je suis partie avec le faux passeport. En France, cela a marché ; j'ai rencontré des problèmes pour rentrer en Bulgarie. Mais j'ai fini par rentrer et j'y ai passé quatre mois avec ma famille.

M. Jérôme LAMBERT : Y est ensuite revenue avec ses vrais papiers bulgares.

Le témoin : J'ai un visa. Avant mon départ, on avait encore besoin d'un visa.

M. Jérôme LAMBERT : Vous êtes donc revenue avec un visa que l'on vous a accordé sans problème en Bulgarie il y a environ un an.

Mme la Présidente : Un visa de tourisme ?

Le témoin : Oui.

M. Jérôme LAMBERT : Normalement, valable trois mois.

Mme la Présidente : Un visa de tourisme.

Le témoin : Oui. Mais quinze jours après, on n'en avait plus besoin.

Mme la Présidente : Pourquoi êtes-vous revenue ?

Le témoin : Pour continuer à travailler.

Mme la Présidente : Sans patron ?

Le témoin : Sans patron.

Mme la Présidente : Vous gardiez donc tout l'argent que vous gagniez ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Aucun autre patron n'a essayé de vous prendre avec lui ?

M. Jérôme LAMBERT : Y m'a confié que, depuis son retour, elle travaille dans des conditions isolées, elle est vraiment très seule. Elle ne communique avec personne, si ce n'est le minimum, pour éviter précisément que les autres filles ne la mettent en relation avec les réseaux. Plusieurs fois, elle m'a dit qu'elle avait très peur que son ancien patron, sachant où elle travaille, la retrouve. En effet, elle travaille là où on l'a mise le premier soir. Elle est arrivée un soir à Paris ; elle ne parlait pas français. On l'a laissée sur un trottoir, en lui disant : « Tu travailles là. » On est revenu la chercher plusieurs heures après pour la conduire dans un hôtel en lui disant : « Tu dors là. » Depuis le départ de son patron, elle a changé d'hôtel, mais travaille toujours au même endroit. Elle me dit que son patron va peut-être revenir. Des personnes qui travaillent pour lui sont venues la voir.

Mme la Présidente : Le patron est-il à Paris?

Le témoin : Je ne sais pas. J'ai vu une fille qui travaille pour lui et qui est dans les parages.

Mme la Présidente : Là où vous travaillez, avez-vous vu passer le Bus des femmes ? Il s'agit d'une association qui a un autobus d'accueil pour les filles qui travaillent dans la prostitution.

M. Jérôme LAMBERT : Il existe plusieurs associations.

Mme la Présidente : Hier soir, nous sommes allés tourner avec le bus dans plusieurs quartiers, mais pas du côté de la Porte de Saint-Ouen. Avez-vous parlé avec les personnes du bus ?

Le témoin : Jamais.

Mme la Présidente : Elles aident beaucoup de jeunes filles sur le plan de la santé et leur délivrent des conseils.

Vous rendez-vous parfois chez le médecin ?

Le témoin : Oui, dans le privé.

Mme la Présidente : Bénéficiez-vous de la couverture maladie universelle ?

Le témoin : Non.

M. Jérôme LAMBERT : Elle est en France en toute illégalité. Elle a des papiers bulgares. Certes, on n'a plus besoin de visa, mais quand on entre en France, c'est en théorie pour trois mois. Elle est revenue au mois d'avril, nous sommes début octobre. Théoriquement, elle peut être reconduite à la frontière.

Mme la Présidente : Qu'envisagez-vous : passer quelques mois en Bulgarie, puis quelques mois en France ? Ou faire autre chose ?

Le témoin : J'aimerais bien rester ici et trouver un travail normal, parce qu'il n'y a pas grand-chose à faire en Bulgarie.

Mme la Présidente : Il n'y a pas de travail.

Le témoin : Pas de travail.

Mme la Présidente : Avez-vous fait des études ?

Le témoin : Oui. J'ai un diplôme de cuisine et de serveuse.

Mme la Présidente : C'est parce que vous n'avez pas de papiers que vous ne pouvez exercer votre métier. Si vous en aviez, souhaiteriez-vous l'exercer ?

Le témoin : Oui, celui-là ou un autre.

M. le Rapporteur : En Bulgarie, les jeunes filles sont-elles au courant des réseaux de prostitution ?

Le témoin : En général, les hommes disent aux filles qu'elles pourront trouver un travail comme femme de ménage, garde d'enfants, danseuse. La plupart des jeunes filles ne savent pas ce qu'elles vont faire.

M. le Rapporteur : Vous le saviez.

Le témoin : Oui, mais beaucoup de jeunes filles l'ignorent.

Mme la Présidente : Parce que le patron vous l'avait dit ?

Le témoin : Oui.

M. Jérôme LAMBERT : Quelques mois avant de venir, Y se prostituait en Bulgarie de manière occasionnelle, pour des raisons économiques ; elle était au chômage. En se prostituant occasionnellement, elle a rencontré son patron qui lui a mis la main dessus et qui lui a dit qu'elle ferait mieux d'aller travailler ailleurs. C'est ainsi qu'elle est arrivée ici.

M. le Rapporteur : Beaucoup de jeunes femmes se prostituent-elles en Bulgarie ? Toutes seules ?

Le témoin : Oui, mais beaucoup des filles qui travaillent dans la rue travaillent pour quelqu'un.

M. Jérôme LAMBERT : Cela se passe au su et au vu de tout le monde.

Mme la Présidente : A Paris aussi. On les a vues hier soir.

Le témoin : Je connaissais une fille qui travaillait pour quelqu'un. Le proxénète restait à cinquante mètres, dans sa voiture ou dans un bar. Avant de partir avec quelqu'un, elle lui laissait l'argent.

M. Jérôme LAMBERT : Donc au su et au vu de tout le monde. La police bulgare ne fait rien face à ce genre de situation.

Le témoin : La police ne fait rien, car l'homme dont je vous parle donnait de l'argent aux flics.

Mme la Présidente : En France, avez-vous déjà vu la police intervenir ?

Le témoin : Non.

M. Jérôme LAMBERT : Elle vous contrôle parfois. Passe-t-elle régulièrement ?

Le témoin : Oui, elle passe régulièrement. Elle nous demande si nous n'avons pas de problèmes.

Mme la Présidente : N'avez-vous jamais vu la police contrôler un proxénète ?

Le témoin : Non.

Mme la Présidente : Hier soir, à un carrefour, il y avait la police, les jeunes femmes et les proxénètes, à vingt mètres les uns des autres.

M. Jérôme LAMBERT : Il faut apporter la preuve. C'est difficile.

M. le Rapporteur : Le proxénète qui habitait le même hôtel que vous avait-il peur de la police?

Le témoin : Oui, c'est pour cela qu'il est parti.

M. le Rapporteur : A-t-il été arrêté ?

Le témoin : Non, il n'a pas été arrêté, mais les filles ont été arrêtées. Il a pris peur et est parti.

M. Jérôme LAMBERT : Pourquoi les filles ont-elles été en prison ?

Le témoin : Parce qu'elles avaient de faux papiers. Elles sont restées enfermées deux ou trois semaines, je ne sais où.

Mme la Présidente : En centre de rétention avant d'être reconduites à la frontière.

M. Jérôme LAMBERT : Parmi ces filles, vous me disiez connaître et avoir revu une fille blonde. Elle est revenue.

Le témoin : Cela fait presque cinq ans qu'elle travaille pour lui.

Mme la Présidente : Maintenant que vous gardez la totalité de l'argent pour vous, ne vous prostituez-vous pas moins souvent ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Votre patron vous laissait-il un peu d'argent ?

Le témoin : La moitié lui revenait, l'autre moitié était pour moi. Mais j'avais beaucoup d'argent à rembourser pour les faux papiers, les billets d'avion ; en tout, plus de 15 000 francs.

Mme la Présidente : Avant de commencer ?

Le témoin : Oui.

M. le Rapporteur : Après, vous avez partagé ?

Le témoin : Oui.

M. Jérôme LAMBERT : Vous m'aviez expliqué qu'il essayait de prendre davantage.

Le témoin : Chaque fois que je rentrais du travail, il me disait que j'avais de faux billets, que la situation ne pouvait durer ; et deux fois par semaine six cents francs partaient.

M. le Rapporteur : Vous partagiez tous les jours ? Tous les matins, il vous demandait de l'argent ?

Le témoin : Oui.

M. Jérôme LAMBERT : On a souvent l'idée que les femmes qui se prostituent gagnent beaucoup d'argent. En fait, ce n'est pas le cas.

Le témoin : Quand je suis arrivée à Paris, il y a deux ans, je gagnais bien ma vie. Mais, aujourd'hui, franchement...

Mme la Présidente : Combien gagnez-vous dans la semaine ?

Le témoin : Trois ou quatre mille francs. Avant, je gagnais la même somme en deux-trois jours.

M. Jérôme LAMBERT : Ce qui est peu pour une activité de cette nature.

Mme la Présidente : Y a-t-il moins de clients ou les clients payent-ils moins cher ?

Le témoin : Il y a moins de clients. Peut-être parce que c'est cher.

Mme la Présidente : Combien demandez-vous par client?

Le témoin : Trois cents francs.

Mme la Présidente : Toujours la même somme ?

Le témoin : Oui.

M. le Rapporteur : Envoyez-vous de l'argent en Bulgarie, à votre famille ?

Le témoin : Oui.

M. le Rapporteur : Comment envoyez-vous l'argent liquide ?

Le témoin : Par la poste.

M. le Rapporteur : Par la Western Union ?

Le témoin : Oui.

M. Jérôme LAMBERT : Elle envoie de l'argent à sa famille, mais celle-ci ignore la nature de ses activités.

Mme la Présidente : Lorsque vous êtes revenue quatre mois en Bulgarie, la famille vous a-t-elle interrogée sur ce que vous faisiez en France ?

Le témoin : J'ai dit que je travaillais comme serveuse.

Mme la Présidente : Vous ne voulez pas leur dire ?

Le témoin : Bien sûr que non.

Mme la Présidente : Combien leur envoyez-vous ?

Le témoin : Je leur envoie 4 000 francs tous les trois-quatre mois.

M. Jérôme LAMBERT : Y dit gagner 12 000 francs par mois, mais elle doit payer 6 000 francs d'hôtel tous les mois, soit 200 francs par jour pour la chambre. S'y ajoutent les frais de nourriture, car elle n'a pas de logement et ne peut donc faire la cuisine. Elle mange mal. Elle ne peut économiser beaucoup. L'essentiel part en taxis. Elle ne prend jamais le métro ou le bus.

Le témoin : Lorsque je travaille le soir, il est trop tard.

Mme la Présidente : Dans Paris, vous restez toujours dans le même quartier ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Les gens vous connaissent ?

Le témoin : Oui, mais ils ne savent pas où je réside.

Mme la Présidente : A l'hôtel, savent-ils ce que vous faites ?

Le témoin : Le propriétaire est au courant.

Mme la Présidente : Avez-vous toujours habité le même hôtel?

Le témoin : Avant, j'étais Porte de Saint-Ouen. Cela fait plus d'un an que je suis dans le même hôtel.

M. le Rapporteur : D'autres filles qui se prostituent habitent-elles le même hôtel ?

Le témoin : Non.

Mme la Présidente : Avez-vous des amis à Paris ?

Le témoin : J'ai des copines qui travaillent avec moi.

M. Jérôme LAMBERT : Vous ne leur avez pas dit que vous étiez bulgare.

Le témoin : Non. Une fille bulgare travaille avec moi ; je ne lui ai pas dit que j'étais bulgare.

Mme la Présidente : Ne le devine-t-elle pas ?

Le témoin : Non.

M. Jérôme LAMBERT : Y parle plusieurs langues, jamais en bulgare.

Mme la Présidente : Pourquoi ne lui dites-vous pas que vous êtes bulgare ?

Le témoin : J'ai peur qu'elle connaisse quelqu'un à qui elle le répétera.

M. Jérôme LAMBERT : Elle entretient en fait des relations très superficielles.

Mme la Présidente : Vous n'avez donc pas beaucoup d'amies, avec qui aller au cinéma, discuter.

Le témoin : Si, je peux sortir avec les amies, les copines avec lesquelles je travaille.

Mme la Présidente : Allez-vous parfois au cinéma avec elles ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Parmi vos clients, n'avez-vous pas rencontré des personnes avec lesquelles discuter, qui vous auraient aidée à régulariser vos papiers ?

Le témoin : On me l'a proposé, mais cela n'a pas marché.

Mme la Présidente : La Mission réfléchit à ce qu'elle pourrait faire pour que les jeunes filles puissent changer de métier quand elles le souhaitent.

M. Jérôme LAMBERT : Tant que l'on est dans le cercle « pas de papiers, pas de travail, pas de logement », la seule source de revenus possible, ce sont les petits boulots, encore que cela reste difficile quand on est en marge. Les petits boulots au noir existent ; encore faut-il connaître les circuits. Lorsque l'on est dans un circuit, comme celui de Y, très en marge, dont elle ne sort pas, il est très difficile de connaître autre chose. C'est un cercle vicieux. Dix mille francs par mois sont nécessaires pour vivre au quotidien ; or, un petit boulot ne les procure pas. Cela signifie donc obligatoirement de temps en temps la prostitution.

M. le Rapporteur : N'avez-vous jamais pensé à prendre contact avec des associations pour essayer d'obtenir la régularisation de vos papiers ?

Le témoin : Non.

M. Jérôme LAMBERT : Quand on y pense bien, Y ne peut obtenir une régularisation normale de ses papiers. Aucun texte ne l'autorise, si ce n'est la mansuétude du ministre s'il le voulait, mais cela ne se fait pas. Elle ne remplit aucune condition légale pour être régularisée. Les associations lui diront que ce n'est pas possible et ce n'est pas possible dans un circuit normal.

Mme la Présidente : Il n'est pas possible pour une fille qui veut s'en sortir de s'en sortir.

M. Jérôme LAMBERT : Elle ne peut avoir de papiers. Cela signifie pas de travail. Et pas de travail signifie retour en Bulgarie, pour se prostituer à nouveau dans des conditions qui ne seront pas meilleures qu'en France, sinon pires. Lorsque l'on est dans le circuit, on est coincé, même sans proxénète.

Mme la Présidente : Que les filles n'aient pas de proxénète est-il un phénomène courant ou rare ?

Le témoin : Des filles travaillent seules.

M. Jérôme LAMBERT : Pour quelles raisons ? Elles ne sont pas venues seules.

Le témoin : Elles sont venues toutes seules. Une fille qui travaille avec moi est venue toute seule.

Mme la Présidente : Jamais un proxénète n'a essayé de la prendre avec lui ?

Le témoin : Non. Une fille travaillait avec moi. L'année dernière, elle travaillait pour quelqu'un. Elle l'a dénoncé à la police ; il est allé en prison. Maintenant, elle est seule.

M. Jérôme LAMBERT : Elle a peur ?

Le témoin : Oui, elle a envie de rentrer chez elle. Son proxénète est sorti de prison depuis trois mois.

Mme la Présidente : Sait-elle où il est ?

Le témoin : Je crois qu'elle sait où il est.

Mme la Présidente : Peut-être pourriez-vous aller parler avec les personnes qui sont dans les bus.

Le témoin : Cela fait un mois que je n'ai vu personne. Avant, les bus passaient souvent.

Mme la Présidente : Quel âge avez-vous ?

Le témoin : Vingt et un ans.

Mme la Présidente : Vous êtes donc arrivée en France à dix-neuf ans. Vos parents n'ont-ils pas eu peur de vous laisser partir à dix-neuf ans ?

Le témoin : Au début, ils ne savaient pas que j'étais en France.

Mme la Présidente : Qu'avez-vous dit à vos parents?

Le témoin : Je leur ai dit que je partais en vacances avec un garçon, qu'ils ne connaissaient pas.

Mme la Présidente : Etaient-ils d'accord ?

Le témoin : Non. Après, je leur ai dit que j'avais rencontré quelqu'un à Paris et que c'était la raison pour laquelle je restais.

M. Jérôme LAMBERT : Elle fait croire depuis presque deux ans à ses parents qu'elle vit chez quelqu'un, avec un Français, normalement et qu'elle travaille comme serveuse.

Mme la Présidente : Leur écrivez-vous ou leur téléphonez-vous ?

Le témoin : Je leur téléphone deux fois par semaine.

Mme la Présidente : La famille reçoit donc régulièrement des nouvelles.

M. Jérôme LAMBERT : Oui, mais de fausses nouvelles.

Le témoin : Des mensonges.

Mme la Présidente : Oui, mais vous avez en retour des nouvelles de votre famille. Avez-vous des frères et s_urs ?

Le témoin : J'ai une s_ur.

Mme la Présidente : A-t-elle également envie de partir ?

Le témoin : Non, elle est mariée et a des enfants.

Mme la Présidente : Elle ne sait et ne devine rien?

Le témoin : Non.

Mme la Présidente : Si l'on vous disait qu'il était possible d'obtenir des papiers et de faire une formation, d'avoir un travail, même en gagnant moins de 12 000 francs par mois, seriez-vous d'accord ou voudriez-vous gagner au moins 12 000 francs par mois ?

Le témoin : Je serais d'accord.

M. Jérôme LAMBERT : Aujourd'hui, Y est obligée de gagner 12 000 francs, parce qu'elle assume 6 000 francs de loyer. Si elle passait à un loyer de 2 500 francs et bénéficiait d'une allocation logement, elle n'aurait pas besoin de gagner autant. Une fois tout payé, de l'argent qu'elle dispose, il ne reste pas grand-chose.

Mme la Présidente : Vous seriez d'accord pour être vraiment serveuse. En fait, c'est la législation sur les étrangers qui fait obstacle.

M. Jérôme LAMBERT : Avec toujours le risque d'appel. Comment régler à titre humanitaire de tels cas, le risque étant l'appel?

Mme la Présidente : Dans votre ville, beaucoup de jeunes filles disent-elles vivre en France avec un Français ?

Le témoin : La plupart disent travailler comme femmes de ménage.

Mme la Présidente : Beaucoup sont-elles en France ?

Le témoin : En France, aux Pays-Bas, en Italie ou en Allemagne.

M. Jérôme LAMBERT : Connaissez-vous des personnes qui travaillent à l'étranger ?

Le témoin : Une de mes amies travaille aux Pays-Bas.

Mme la Présidente : Avez-vous envie de l'y rejoindre ?

Le témoin : Non. En fait, elle va se marier.

M. Jérôme LAMBERT : Il faut différencier deux périodes dans l'activité de Y. D'abord elle a été sous le joug d'un proxénète. Ensuite, il est parti, elle est elle-même retournée en Bulgarie, elle est revenue et travaille à l'heure actuelle seule. Elle connaît des difficultés matérielles - elle gagne peu - et avec la peur qu'un jour quelqu'un s'intéresse à elle ou que son ancien proxénète revienne.

S'il revient que feriez-vous ? Y avez-vous réfléchi ?

Le témoin : Je n'en ai aucune idée. J'ai peur de cela.

Mme la Présidente : Rencontrez-vous des clients violents ?

Le témoin : Oui, il y a souvent des problèmes.

Mme la Présidente : Vous traitent-ils mal ?

Le témoin : Oui. Il arrive que les clients volent, tapent. Cela arrive souvent.

M. le Rapporteur : Pour voler votre argent ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Que pouvez-vous faire dans ces cas-là ?

Le témoin : Rien.

Mme la Présidente : Votre patron n'était pas violent avec vous ? Il n'avait pas besoin de l'être, puisque vous n'aviez pas de papiers ?

Le témoin : Lorsque je travaillais pour lui, ma mère m'a dit au téléphone que quelqu'un l'appelait pour lui dire qu'elle ne reverrait jamais sa fille.

Mme la Présidente : C'était lui ?

Le témoin : Je crois.

M. Jérôme LAMBERT : Y m'a dit que des pressions s'exerçaient sur la famille.

Le témoin : J'ignore si c'est lui ou quelqu'un d'autre.

Mme la Présidente : Voyez-vous des enfants dans les quartiers que vous fréquentez ? On nous dit que l'on en voit de très jeunes de dix, douze, treize, quatorze ans. Des garçons ?

Le témoin : Non.

Mme la Présidente : Voyez-vous des filles mineures, de moins de dix-huit ans ?

Le témoin : Je n'en connais pas.

Mme la Présidente : Elles ont aux environs de vingt ans ?

Le témoin : Voire plus : vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq ans. Je ne connais pas de filles mineures.

Mme la Présidente : Connaissez-vous des jeunes filles qui soient retournées en Bulgarie et qui aient arrêté la prostitution?

Le témoin : Non. Cela fait longtemps que je ne suis pas retournée en Bulgarie ; j'ignore ce qui s'y passe.

M. Jérôme LAMBERT : Dans la mesure où elle n'a pas de contact avec le milieu, qu'elle n'avoue même pas être bulgare, y compris aux Bulgares, il est pour elle difficile d'être au courant.

Mme la Présidente : Lorsque vous avez passé quatre mois en Bulgarie, vous n'avez sans doute pas vu les filles qui se prostituaient en France.

Le témoin : Non.

Mme la Présidente : Où habitez-vous en Bulgarie ? Dans une grande ville ? Un petit village ?

Le témoin : Mes parents habitent un petit village. Moi, j'habitais toute seule dans une grande ville.

M. le Rapporteur : A quel âge êtes-vous partie de chez vos parents ?

Le témoin : Dix-huit ans.

Mme la Présidente : Pourquoi viviez-vous en ville ? Y aviez-vous un travail ?

Le témoin : J'ai essayé de trouver du travail.

Mme la Présidente : Etes-vous allée à l'école dans le petit village ?

Le témoin : Non, en ville.

Mme la Présidente : Vos parents sont-ils agriculteurs ?

Le témoin : A l'heure actuelle, oui. Ma mère ne travaille pas.

M. Jérôme LAMBERT : Agriculteurs signifie qu'ils travaillent la terre.

Le témoin : Oui, mais ils n'ont pas de travail.

M. Jérôme LAMBERT : Je crois qu'ils ont un jardin.

Mme la Présidente : Ils cultivent quelques légumes ?

Le témoin : Oui, c'est cela.

Mme la Présidente : Quel était leur métier ?

Le témoin : Ma mère était couturière, mon père travaillait dans l'industrie chimique. Il est au chômage depuis un an et demi.

Mme la Présidente : Ils ont donc très peu d'argent.

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Votre s_ur a-t-elle un emploi ?

Le témoin : Non ; son mari travaille, mais gagne peu.

M. Jérôme LAMBERT : Combien gagne-t-il ?

Le témoin : Même pas 100 dollars, 500 francs. Un salaire moyen en Bulgarie tourne aux environs de 600-700 francs.

Mme la Présidente : Les loyers sont-ils élevés ?

Le témoin : Ils sont élevés, environ 500 francs par mois.

Mme la Présidente : C'est dire qu'il ne reste rien une fois le loyer payé. Lorsque vous leur envoyez 4 000 francs, c'est beaucoup.

Nous voulons présenter des propositions au Gouvernement français pour que les jeunes filles qui veulent arrêter la prostitution soient aidées et puissent arrêter.

M. Jérôme LAMBERT : Sans doute l'exemple de Y est-il un parmi des milliers d'autres. Il n'y a pas d'autre solution. Elle va travailler jusqu'à ce que cela se passe mal. Avec quel avenir ?

Mme la Présidente : Votre ancien patron avait-il des relations en France, dans d'autres pays?

Le témoin : En France, je ne sais pas ; il a des amis en Allemagne.

Mme la Présidente : Connaissait-il des jeunes filles en France ou dans d'autres pays ?

Le témoin : Je crois qu'il connaissait deux ou trois filles à Paris ; elles ne travaillaient pas pour lui, mais pour une personne qu'il connaissait.

Mme la Présidente : Il s'agissait donc d'un proxénète isolé. Il n'était pas dans un réseau ?

Le témoin : Il m'a raconté qu'il avait en Allemagne un ami qui faisait travailler quarante filles.

Mme la Présidente : Comment parlez-vous si bien le français ?

Le témoin : En parlant avec les gens.

M. Jérôme LAMBERT : En regardant la télévision je crois aussi.

Le témoin : Oui, à l'hôtel.

M. Jérôme LAMBERT : Et combien de fois êtes-vous allée au cinéma en deux ans ?

Le témoin : Cinq, six fois.

M. Jérôme LAMBERT : Y travaille la nuit, pas très longtemps . . .

Le témoin : Deux, trois heures.

M. Jérôme LAMBERT : Elle rentre, elle se réveille tard, passe en général l'après-midi à l'hôtel à moins qu'une amie vienne la voir.

Le témoin : J'ai une amie lituanienne qui n'habite pas loin de chez moi.

Mme la Présidente : Vous parlez ensemble l'après-midi.

Le témoin : Pas tous les jours !

M. Jérôme LAMBERT : Vous parlez français lorsque vous êtes ensemble ?

Le témoin : Oui.

Mme la Présidente : Mangez-vous toujours des sandwichs ou avez-vous arrangé quelque chose dans la chambre pour cuisiner ?

Le témoin : Dans la chambre, il n'y a rien.

M. Jérôme LAMBERT : Toujours Macdo ?

Le témoin : Oui, ou Quick, des choses comme ça.

M. Jérôme LAMBERT : J'ai demandé une fois ou deux à Y ce qu'elle aimerait manger. Sortie du steak haché, elle ne connaît pas, n'aime pas, ne mange pas. Pour lui faire plaisir, il faut l'emmener manger au Quick ou au Macdo !

Mme la Présidente : N'avez-vous pas envie parfois de nourriture bulgare ? D'une bonne soupe ?

Le témoin : Pas trop !

M. Jérôme LAMBERT : Ce qui est étonnant et navrant, c'est qu'elle soit complètement isolée.

Mme la Présidente : Etes-vous déjà montée sur la Tour Eiffel ?

M. Jérôme LAMBERT : Je l'y ai conduite il y a quinze jours. Je me suis rendu compte qu'elle ne connaissait pas Paris.

Le témoin : Je connaissais uniquement le quartier où je travaillais.

Mme la Présidente : Ne vous êtes-vous pas promenée un peu partout en métro?

Le témoin : J'ai pris deux fois le métro.

Mme la Présidente : Et la Tour Eiffel, vous ne l'aviez pas vue?

Le témoin : Si, mais je n'y étais pas montée.

M. Jérôme LAMBERT : Elle ne connaissait rien, ni Saint-Germain, ni la Bastille...

Mme la Présidente : Vous êtes dans un isolement total, il faut que vous montiez dans un bus d'une des associations.

M. Jérôme LAMBERT : Lorsque j'ai vu Y pour la première fois, elle m'a tout de suite parlé. C'est venu très vite. J'ai senti qu'elle avait besoin de dire des choses. Quand, quelque temps après, je lui ai demandé si elle voulait venir témoigner, elle m'a immédiatement répondu oui. Mais elle ne pensait pas que ce serait utile.

Le témoin : Tout ce que j'ai dit, vous le savez déjà.

Mme la Présidente : Il est différent de le lire dans un livre et d'entendre la personne. Nous nous rendons beaucoup mieux compte de votre vie quand on parle avec vous, en tout cas, on se rend mieux compte combien vous êtes isolée et combien il est difficile d'en sortir, pour ne pas dire quasi impossible. Mais ce n'est pas impossible.

Mademoiselle, je vous remercie.

Audition de M. Antonio LAUDATI,
substitut national à la Direction nationale antimafia
au ministère de la Justice italien


(extrait du procès-verbal de la séance du 11 octobre 2001)

Présidence de M. Pierre-Christophe Baguet, Secrétaire

M. Antonio Laudati est introduit.

M. Antonio LAUDATI : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité. Malheureusement, je ne parle pas français et, si vous le permettez, je vais poursuivre en italien.

(L'orateur poursuit en italien)

Tout d'abord, je voudrais me présenter. Je suis un magistrat du ministère public et j'accomplis mon travail d'enquête depuis vingt ans. J'ai travaillé dans plusieurs bureaux italiens et, depuis six ans, je travaille à la Direction nationale antimafia.

J'ai amené à votre intention une brochure en français sur la législation, les fonctions et les caractéristiques de mon bureau. Ce bureau est né à partir d'une idée, celle du juge Giovanni Falcone, qui, probablement à cause de cette idée, a été tué, et tous ceux qui travaillent dans ce bureau ressentent très fortement l'enseignement de ce juge. Il s'agit d'un bureau judiciaire au sommet dans la structure du ministère public. Il est lié au parquet général près la Cour de cassation.

Ce bureau est chargé de coordonner les vingt-six bureaux de district - un peu comme les cours d'appel - qui sont appelés directions antimafia de district.

Pour résumer, je dirai qu'il y a 164 bureaux du ministère public, dont 26 seulement qui ont leur siège auprès d'une cour d'appel, ont la fonction de direction antimafia et sont coordonnés par ma Direction nationale antimafia. M. Falcone voulait regrouper ces directions antimafia pour une lutte plus efficace contre la criminalité organisée.

Cela dit, par rapport au sujet que vous êtes en train de traiter aujourd'hui, mon bureau est un observatoire privilégié, et ce pour deux raisons.

La première, c'est que l'Italie, hélas, connaît une présence bien enracinée de structures de criminalité organisée qui sont là depuis des années. Elles ont été capables de nouer des liens avec la criminalité organisée du monde entier qui, aujourd'hui, gère aussi l'immigration clandestine. A mon avis, on ne peut pas parler d'immigration clandestine, illicite, sans se référer à la criminalité organisée internationale.

La deuxième raison qui fait de l'Italie un observatoire privilégié est due à sa position géographique et à ses caractéristiques territoriales. L'Italie est formée à 95 % de côtes et elle est proche des pays de l'Afrique du nord, qui connaissent une instabilité politique très forte.

Depuis les accords de Schengen, l'Italie constitue la frontière méridionale de l'Europe. Tout ce qui entre en Italie de façon illicite peut donc facilement circuler dans tous les autres pays d'Europe : en France, en Belgique, en Allemagne, etc. Malheureusement, cela a provoqué sur les côtes italiennes, en particulier sur la côte Adriatique, une pression très forte de la criminalité organisée due à plusieurs facteurs, notamment à l'immigration clandestine.

Si vous me le permettez, je voudrais faire un préambule à mon discours. Aujourd'hui, la criminalité organisée dans le monde s'est transformée profondément. Elle ressemble de plus en plus à une holding, à une entreprise qui approvisionne le marché des prestations illicites aux personnes.

Que représentent les trafics de stupéfiants, de cigarettes de contrebande, de matériel pornographique ou de produits pour la pédophilie et la prostitution ? L'offre de prestations illicites face à une demande illicite provenant des marchés des pays riches. Par conséquent, aujourd'hui, le business de la criminalité organisée consiste à fournir aux pays riches des prestations illicites : drogues, stupéfiants, prostitution, contrebande, etc.

C'est ainsi que la criminalité organisée se présente comme une holding très habile à se camoufler et constituant une terrible menace pour les pays démocratiques grâce à la corruption. Aujourd'hui, la criminalité organisée n'a plus besoin de tuer, de tirer sur quelqu'un. Elle achète, elle corrompt les structures publiques et les fonctionnaires publics à plusieurs niveaux et dans tous les pays du monde.

C'est dans ce contexte qu'il faudra examiner l'immigration clandestine et donc les problèmes des formes d'esclavage moderne.

Aujourd'hui, l'immigration clandestine est un phénomène de masse énorme qui constitue, pour les organisations criminelles, un business gigantesque, une opportunité de gains incroyables avec des risques vraiment très limités. En effet, avec l'immigration clandestine, on gagne presque autant qu'avec les stupéfiants mais on risque beaucoup moins.

D'autres facteurs, que vous connaissez bien sûr mieux que moi, poussent à ce mouvement de masse de l'immigration clandestine. De façon schématique, j'en évoquerai trois.

Le premier facteur est l'exil des pays d'origine pour des raisons politiques, religieuses ou raciales mais, surtout, pour des raisons économiques. De très grandes masses de personnes se déplacent des pays pauvres vers les pays riches tout en franchissant des distances énormes.

Le deuxième facteur est celui de l'attraction. Ces masses sont attirées par des pays qui offrent du travail et de la main-d'_uvre non spécialisée ou des structures d'accueil. Le phénomène paradoxal, c'est que le facteur d'attraction est fourni par d'autres immigrés qui se sont déjà installés. Par conséquent, pour chaque personne qui trouve un travail ou un hébergement décent, il y a une tendance à un regroupement familial ou un désir de retrouver des amis. Il s'agit donc d'un facteur d'agrégation.

Je définirai le troisième et dernier facteur qui facilite l'immigration clandestine par la notion de « décoordination ». La législation, le système de répression et le système de sanction étant tout à fait différents en la matière, les organisations criminelles exploitent ce que nous définissons comme un système de « légalité à géométrie variable ».

Je vous donne un exemple. Les stupéfiants, d'une façon ou d'une autre, sont toujours sérieusement sanctionnés par les Etats alors que la répression des autres phénomènes n'existe pas, ce qui facilite l'expansion de ces trafics.

L'immigration clandestine est un business très important. Nous avons des statistiques fournies par les plus grandes organisations du monde pour connaître le volume d'affaires et le volume de personnes qui se déplacent dans le monde. On fait état, selon les sources, de 27 millions à 200 millions de personnes par an, et d'un chiffre d'affaires de 4 milliards à 20 milliards de dollars.

Honnêtement, je ne souhaite pas vous parler de chiffres que, bien sûr, vous auriez de votre côté. Je vais donc simplement vous citer des données concernant certaines enquêtes bien précises qui sont menées en Italie et qui peuvent vous donner la dimension du phénomène.

Ainsi, l'enquête nommée « Oriente » (Orient) a duré six mois et a été menée par la Direction nationale de Trieste. Elle a permis de suivre les mouvements clandestins vers Italie, à travers la frontière avec la Slovénie, de citoyens provenant de l'Orient : des Chinois, mais aussi des Philippins et des Sri Lankais. En six mois, l'enquête a établi que plus de 5 000 clandestins ont pu entrer en Italie et que le gain a été de 130 milliards de lires. C'est un chiffre incroyable qui dépasse tous les autres trafics illicites.

Cette enquête a montré que la personne qui gérait ce trafic, un Croate qui vient d'être arrêté et qui s'était marié avec une Chinoise, avec laquelle il avait organisé ce trafic, exerçait le métier de chauffeur de taxi et qu'à l'origine, il était passeur entre la Slovénie et l'Italie, avec son taxi, pour introduire des clandestins. En six mois, il a été capable de constituer une organisation de laquelle dépendaient vingt personnes : il a ouvert environ vingt comptes courants dans les banques.

C'est une croissance énorme, en quelques mois, pour le grand business que les organisations criminelles produisent à travers l'immigration clandestine.

Cette immigration clandestine - en tant que ministère public je peux vous dire que cela me préoccupe - incite à une grande entente entre toutes les mafias qui travaillent en Europe.

L'immigration clandestine diffère profondément selon les caractéristiques de la mafia qui la gère. Si vous le souhaitez, je peux vous présenter de façon détaillée plusieurs de ces particularités, mais à partir de l'expérience des enquêteurs dans les cinq dernières années, ou peut-être plus, et à l'instar de ce qui a été déjà reconnu par la convention de Palerme et ses protocoles additionnels, nous devons cerner deux phénomènes.

Le premier concerne l'immigration en tant que telle, qui est appelée « smuggling » dans le protocole de l'ONU, c'est-à-dire le commerce.

Le deuxième concerne la traite des êtres humains.

Ces deux phénomènes, qui sont parfois confus parce que la limite est fragile entre les deux, sont tout à fait différents et doivent être sanctionnés de façon différente par les pays. Quels sont les facteurs qui les différencient ?

Il y a deux différences entre le « smuggling » et le « trafficking », c'est-à-dire l'immigration et la traite.

Le premier facteur est le rapport de soumission qu'il doit y avoir entre l'organisation et l'immigré clandestin. Parfois, ce rapport est fait de prestations illicites, comme on l'a vu. Certains immigrés clandestins peuvent aussi disposer de certains montants d'argent pour obtenir ce genre de service. Figurez-vous que, pour aller de la Chine vers l'Europe, on arrive à payer 12 000 à 15 000 dollars, c'est-à-dire un montant assez important. Dans d'autres pays asiatiques, on peut aller jusqu'à 6 000 ou 8 000 dollars.

Dans ce cas, il n'y a pas un rapport de soumission entre l'immigré et l'organisation, mais il existe un rapport de prestation illicite, c'est-à-dire un contrat illicite passé entre l'organisation et le clandestin.

Dans la traite, ce rapport n'existe pas. En revanche, il existe un rapport de soumission, d'esclavage. On va le voir tout à l'heure.

Le deuxième facteur qui fait la distinction est temporel, c'est-à-dire que le rapport entre l'immigré et l'organisation dure aussi dans la période qui succède à l'entrée de l'immigré clandestin dans le pays. C'est là qu'intervient ce rapport de soumission.

Dans l'immigration clandestine, normalement, on est conduit sur les côtes ou introduit dans le pays, puis on est laissé à son propre destin. Dans la traite, en revanche, l'immigré reste lié par des liens de soumission à l'organisation criminelle qui continue à l'exploiter pendant une longue période selon des formes que l'on appelle l'esclavage moderne.

La traite est caractérisée par trois facteurs : la violence, le chantage et la tromperie.

Dans les cas les plus misérables, les personnes sont transférées sans leur consentement, uniquement par la violence.

Je peux citer des exemples parce qu'ils font l'objet d'une documentation. Je vous ai amené des arrêts des juges italiens ou des actes de détention provisoire, mais l'exemple le plus clair est fourni par la mafia albanaise qui, pour l'Italie et l'Europe, constitue un danger énorme, du fait de son développement extraordinaire dans les dernières années.

Je vous ai dit que je travaille sur la criminalité depuis vingt ans et que, depuis douze ans, je m'occupe de la lutte antimafia. J'ai vraiment très rarement vu des violences telles que celles que les Albanais ont commises. Vous ne pouvez pas vous imaginer la violence que les Albanais exercent sur les femmes : elles sont arrachées à leur famille, sont violées et leurs enfants également ; les familles sont kidnappées. Tout cela pour que ces femmes viennent en Europe exercer la prostitution.

Ces femmes sont battues et obligées de se prostituer en Italie ; par la suite, obligatoirement enceintes, elles sont contraintes à aller en Allemagne pour accoucher, leurs enfants étant vendus en Hollande. Je vous indique cela pour vous donner simplement une idée du marché que constitue l'exploitation de ces femmes et de la dimension internationale et supranationale de ce phénomène.

L'autre aspect de la traite est le chantage ou la menace. Pour vous citer un exemple, je vous parlerai de la mafia chinoise. Beaucoup de Chinois n'ont pas d'argent pour payer leur transport. Ils sont donc introduits en Italie, on leur enlève leurs papiers et ils restent dans une situation de chantage. Les Chinois excellent dans le travail du textile. Ils demeurent donc là, pratiquement kidnappés, et travaillent 20 à 22 heures par jour, sachant que, tant qu'ils n'ont pas payé leur dette pour le voyage par lequel ils ont été introduits en Italie, ils sont en esclavage.

Enfin, il y a la tromperie. Beaucoup de femmes sont introduites par tromperie. En l'occurrence, la mafia russe fait de fausses promesses de mariage ou de travail dans les night-clubs ou dans la mode alors qu'ensuite, ces femmes sont tout simplement amenées à se prostituer. Il s'agit d'une forme particulière de tromperie que nous, les Européens, avons du mal à comprendre.

Quant aux Nigérians, ils soumettent les femmes à des rites vaudous. Ils jettent des sorts, ils utilisent des poupées et, à travers celles-ci, envoient des menaces de maux terribles pour l'avenir de la femme ou de sa famille. Pour nous, évidemment, il s'agit d'une forme de tromperie mais, par ces moyens, les Nigérians obligent les femmes à venir en Europe pour se prostituer.

Ce qui caractérise l'organisation de ces structures criminelles, c'est cette capacité, que nous appelons souplesse entrepreneuriale, à gérer ces trafics au niveau international.

Je vais vous donner quelques exemples pour essayer de bien vous faire comprendre ce que je veux dire, après quoi je serai à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

Par exemple, le gros des débarquements, ces dernières années, a eu lieu dans la région des Pouilles, par l'Albanie. L'immigration clandestine a entraîné beaucoup d'activités entre les mafias italiennes et celles des Balkans, surtout la mafia albanaise mais aussi la mafia russe.

En Italie, le long des côtes des Pouilles, pour faire face à la contrebande, il y a eu une opération de police qui a duré six mois, que l'on a appelée « l'opération printemps » et qui a mobilisé toute l'armée pour défendre les côtes. En France, ce problème est probablement moins sensible, mais la défense de nos côtes contre l'immigration clandestine est une opération quasi militaire car, du fait de leur longueur, il est impossible de les défendre avec des structures ordinaires. Lorsque ce type d'opération s'est déroulé, les débarquements se sont produits en Calabre et en Sicile : les structures criminelles avaient donc la possibilité de contrôler plusieurs territoires pour orienter les débarquements.

L'autre souplesse, c'est le marché. Pendant longtemps, la prostitution en Italie était de type nigérian, parce que le marché illicite requérait ce type de prestation. Depuis deux ou trois ans, lorsqu'est apparu le problème des maladies sexuellement transmissibles comme le sida, ce type de prostitution a disparu et a été transféré dans d'autres régions d'Europe. En Italie, la prostitution est devenue le seul fait des femmes des Balkans et des pays slaves et non plus des pays africains.

Vous comprenez donc qu'il y a une certaine souplesse en fonction de la demande et des prestations illicites qui sont effectuées.

Quelles sont les formes d'esclavagisme par rapport à la traite ? Nous avons parlé de la différence entre la traite et l'immigration clandestine. La traite comporte une relation de soumission qui dure dans le temps. Comment se déroule ce rapport de soumission ?

Le premier type de relation de soumission qui découle de la traite, c'est le travail au noir. Les personnes sont contraintes à travailler, à accomplir des missions et des types de travaux qui, normalement, sont refusés par la plupart des gens sur le marché européen.

Ce sont des travaux très humbles, mal payés, avec énormément d'heures de travail, sans assistance et sans prévoyance sociale. Je pense par exemple aux Chinois qui travaillent dans la confection, mais il y en a d'autres : les travaux domestiques des femmes, les gens qui s'occupent des personnes âgées et tous les travaux saisonniers pour récolter le blé, les fraises, les tomates, etc. qui sont faits par des clandestins travaillant de façon cachée y compris la nuit.

Par ailleurs, il y a la prostitution, dont j'ai déjà parlé ; je n'ajouterai rien à cet égard. C'est l'une des formes typiques d'esclavagisme, surtout en ce qui concerne les femmes soumises à la traite.

Le troisième type, c'est la mendicité mais cela concerne avant tout les enfants qui demandent l'aumône et lavent les vitres aux feux rouges. Dans ce cas, ils doivent, dans un certain laps de temps, rapporter une somme d'argent déterminée à l'organisation.

Je vous parlais donc de toutes les formes d'esclavagisme qui découlent de la traite : le travail au noir, la prostitution et la mendicité.

Il y a un autre type nouveau et terrible pour lequel je ne suis pas vraiment en mesure de vous indiquer des données précises : le trafic d'organes.

En tant que ministère public, je suis habitué à fournir des preuves de ce que je dis et, ici, je dois vous dire avec la plus grande honnêteté que nous n'avons pas d'arrêt ni de jugement à ce sujet mais que nous avons de nombreuses enquêtes en cours. Nous avons eu une première enquête qui concernait la disparition de très nombreux enfants en Albanie, et nous avons suspecté un trafic d'organes derrière tout cela, mais nous n'avons pas été en mesure de le démontrer, d'en apporter la preuve.

Qu'avons-nous fait et que sommes-nous en train de faire ? Tout d'abord, nous avons fait des enquêtes sur tous les sites Internet qui couvrent la vente des organes. Vous le savez, dans certains pays, comme en Inde, la vente d'organes est légale et il y a donc un grand marché d'achat d'organes, notamment en Arabie Saoudite, où un c_ur, par exemple, vaut 200 millions de lires. Tout cela est tarifé.

En tant que ministère public, nous avons essayé de trouver des experts compétents et une nouvelle forme d'investigation en la matière. Nous avons pris la liste de toutes les personnes qui faisaient des dialyses en Italie et qui étaient en attente d'une greffe de rein, selon les procédures tout à fait en règle des hôpitaux, et nous avons remarqué que certaines de ces personnes, qui étaient en dialyse, disparaissaient de la liste d'attente. Nous les avons alors interrogées et nous avons découvert qu'actuellement, il y a un marché en Turquie : on connaît même le nom de la personne qui exerce ce type d'activité et qui donne la possibilité de faire des greffes d'organes. Nous ne savons pas d'où viennent ces organes mais, évidemment, nous suspectons une activité illicite.

Les personnes que nous avons interrogées nous ont dit qu'elles avaient été emmenées sur des bateaux équipés avec des blocs opératoires sur lesquels ce type d'opération se faisait en Méditerranée.

Après notre enquête, bien évidemment, l'organisation criminelle est devenue prudente et il n'a donc plus été possible de travailler sur ce point et de mettre la main dessus. Je ne peux pas vous parler d'actes qui sont couverts par les enquêtes parce que, comme en France, il existe le secret de l'instruction, mais je vous ai apporté des articles de presse qui sont publics et qui relatent certains de ces faits avec les tarifs des organes. Ce sont des pièces qui peuvent être utiles à la connaissance du phénomène.

Je vous rappelle qu'il s'agit d'un fait extrêmement grave et qui n'a pas été prouvé devant l'Etat, mais il existe des soupçons assez fondés et nous savons que ce type d'activité est en cours.

Je suis venu ici surtout pour répondre à vos questions, mais je voudrais prendre encore quelques secondes pour vous parler de la législation italienne, c'est-à-dire de la manière dont nous avons essayé d'apporter une réponse à ce phénomène, et je vous ai amené des documents qui vous seront peut-être utiles.

L'immigration clandestine est sanctionnée par un texte unique. Il y a eu un recueil de toutes les lois qui a été modifié en 1999 pour la dernière fois et qui prévoit des délits assez graves pour l'immigration clandestine, ce que le protocole appelle « smuggling ».

Notre législation prévoit une nouveauté. Il s'agit de l'article 18 du texte unique. Je tiens tout d'abord à vous dire que cet article a été introduit dans notre système à la demande des enquêteurs, surtout du ministère public. En effet, pour connaître et détruire ce marché illicite terrible, nous avons besoin de la collaboration des victimes : si celles-ci ne parlent pas, il est extrêmement difficile de remonter les filières. Il s'agit, comme je vous l'ai dit, de plusieurs réseaux mafieux.

Nous avons, pour cela, utilisé les écoutes téléphoniques, mais je reviens sur un exemple : celui des Chinois. Les Chinois utilisent 250 dialectes et il est pratiquement impossible d'avoir la traduction de ces écoutes téléphoniques.

Nous devons donc avoir la collaboration des victimes, qui nous expliquent d'où elles sont parties, combien elles ont payé, à qui elles ont eu affaire, quel type d'exploitation elles ont eu à subir, où elles ont été amenées, etc.

Cet article 18 stipule que si on reconnaît à la personne immigrée clandestinement un statut de victime, si on ne la considère pas comme quelqu'un qui a exercé une activité illicite en corrompant ou en payant et si cette personne aide les enquêteurs à retrouver les coupables, c'est-à-dire les personnes qui l'ont exploitée et contrainte à être victime, le préfet de police, sur signalement du ministère public, lui concède un premier permis de séjour et de travail de six mois. Ensuite, on vérifie si les déclarations faites sont fiables et, dans l'affirmative, le permis de séjour peut être prorogé de six mois en six mois jusqu'à l'obtention du permis définitif. L'assistance aux victimes est également fournie uniquement après des résultats d'enquête tangibles, c'est-à-dire après avoir vérifié le caractère véridique des déclarations de la victime.

Cet article 18 prévoit également un financement d'environ 10 millions de lires à la charge de l'Etat. C'est ce que cela va coûter à l'Etat pour aider ces personnes et pour exercer ce type d'activité.

Mon expérience, si elle peut vous être utile, est tout à fait positive à cet égard. En effet, cet article 18 nous a permis de connaître beaucoup de choses et de contrôler tous les réseaux mafieux concernés et la destination finale.

Le problème de la traite est un peu différent de celui de l'immigration. Jusqu'à présent, les juges italiens ont utilisé un vieil article du code pénal. En effet, notre code pénal est entré en vigueur en 1931, dans un contexte tout autre : il prévoyait des délits qui sont tombés en désuétude, notamment l'article 600 intitulé « réduction en esclavage » qui concernait des hypothèses tout à fait différentes.

Cet article a été adapté aux nouvelles situations par la jurisprudence. Il y a donc eu des jugements de condamnation qui ont reconnu l'esclavagisme et ses victimes et qui ont appliqué cet article en prononçant des peines de six à quinze ans de prison.

J'ajoute qu'en exécution de la convention de l'ONU et à la suite des expériences de ces dernières années, notre Parlement examine actuellement un projet de loi qui s'intitule « mesures contre le trafic des personnes ». Ce projet de loi a été repris par le nouveau gouvernement et je pense qu'il pourra être approuvé très prochainement. Selon moi, il contient des principes juridiques importants pour la lutte contre la traite des êtres humains.

Son article premier stipule que, selon la loi pénale, on entend par esclavagisme la condition de personnes soumises à des pouvoirs qui peuvent correspondre au droit de propriété. L'esclavage signifie que des personnes sont réduites à l'état de choses, de marchandises. La servitude est assimilée à l'esclavage. La loi pénale dit donc que la servitude est la condition de soumission continue d'une personne contrainte, par le biais de violences et de menaces, à la mendicité, à la prostitution ou au travail.

Cette définition du code pénal « esclavagisme et servitude » est introduite dans un nouvel article qui concerne la traite des personnes et qui prévoit des sanctions plus graves par rapport à l'immigration et la traite. C'est donc une innovation fondamentale. Si ces délits sont liés au crime organisé et à des faits très graves, ils sont confiés à ces 26 structures de district et à la coordination de la Direction nationale antimafia.

J'espère ne pas avoir pris trop de votre temps. Si vous me le permettez, monsieur le Président, avant de répondre à vos questions, j'ai une dernière considération à faire. En effet, je suis très honoré de m'exprimer devant une assemblée aussi prestigieuse, qui est le temple de l'une des démocraties les plus importantes en Europe.

Le problème fondamental, aujourd'hui, des Etats modernes et démocratiques est d'avoir une législation coordonnée pour lutter contre le crime organisé. Si vous me le permettez, je vais utiliser un slogan : « au crime organisé international, nous devons apporter une légalité organisée internationale ». C'est une condition fondamentale dans les Etats modernes.

La justice et la sécurité ne peuvent être efficaces que si le même traitement est effectué dans tous les Etats, à commencer par l'Union européenne, conformément au rêve qui a été exprimé ici par le président Giscard-d'Estaing d'un espace unique européen.

Nous avons appris beaucoup de votre culture. Pascal, par exemple, s'interrogeait sur une justice qui est traversée par un fleuve : un comportement est considéré comme un délit d'un côté du fleuve et n'est pas considéré comme tel sur l'autre rive.

Il faut connaître les phénomènes, les étudier. C'est un phénomène multidisciplinaire, comme je vous l'ai dit tout à l'heure. Il y a donc un problème d'infraction et de répression mais, surtout, un problème de prévention et de relations avec les autres Etats. En fait, c'est un problème politique.

Tant qu'arriveront comme en Italie des boat people entassés sur des bateaux, en état de soumission, des personnes enfermées dans des camions (je crois que vous avez vécu également, en France, des expériences de ce type, sachant que ce sont des expériences que nous vivons tous les jours), exténuées et affamées, qui ont payé tout ce qu'elles pouvaient pour le mirage de la liberté, qui ont sacrifié tous leurs biens et même une partie de leur vie et de leur liberté, que faire ? Comment ne pas donner à ces personnes, dans nos sociétés civiles, un minimum d'assistance et d'accueil ?

Le problème est de parvenir à les aider dans leur pays d'origine et d'éviter le problème de l'immigration. Il s'agit d'un problème de relations entre les Etats. Il existe un problème politique, un problème de prévention et également un problème très grave de répression. Il faut réprimer la criminalité organisée qui gère le trafic. Je vous rappelle que la plupart de ces immigrés sont les victimes de la criminalité organisée.

Nous devons trouver les auteurs de ces délits et, pour cela, chacun a un rôle à jouer. Nous espérons donc des lois qui soient efficaces.

Le père de l'Etat moderne nous a laissé cet enseignement : il faut que les hommes deviennent bons, mais ce sont surtout les hommes bons qui peuvent faire de bonnes lois et qui peuvent bien appliquer les lois. C'est pour moi une chose fondamentale en démocratie.

Je vous remercie et je suis à votre disposition. (Applaudissements.).

M. le Président : Monsieur Laudati, les applaudissements de nos collègues soulignent l'intérêt qu'ils ont porté à votre intervention qui a été passionnante. Vous nous avez apporté une approche globale sur ce douloureux problème et, personnellement, j'ai appris beaucoup de choses. Je pense que cela a été le cas de mes collègues.

Vous avez parlé des relations entre les Etats et vous avez terminé sur ce point qui, nous en sommes conscients, nous permettra de résoudre, peut-être au niveau européen dans un premier temps et, ensuite - souhaitons le -, au plan mondial, cette situation inadmissible.

Cela dit, je voudrais en revenir aux relations à l'intérieur de votre pays et à votre approche globale sur la nécessaire répression, qui passe d'abord par la reconnaissance du statut de victime. C'est un point qui nous préoccupe parce que, en France, nous n'avons pas, pour le moment, cette approche de la reconnaissance de la victime et nous pensons que c'est l'un des cheminements pour résoudre ce problème.

Je voudrais donc savoir comment, à l'intérieur de l'Italie, vous travaillez en collaboration avec les autres ministères, tels le ministère de l'intérieur, le ministère des affaires sociales.

En effet, vous avez parlé tout à l'heure d'aides apportées aux victimes et je suppose que ce n'est pas le ministère de la justice ou celui de l'intérieur qui apporte ces aides. Cela se fait-il dans un cadre institutionnel ou associatif ? Vous appuyez-vous sur des associations spécialisées en la matière ?

J'aurai une deuxième question à vous poser : toutes ces mesures ont-elles une réelle efficacité et, compte tenu de l'importance et des flux auxquels vous êtes soumis, vos chiffres vous donnent-ils raison dans votre politique et votre action ? Pensez-vous que vous arrivez à résorber ce flux d'arrivées et de misères apportées par les trafiquants d'êtres humains ?

Voilà les deux premières questions que je voulais vous poser, mais je pense que notre rapporteur, M. Alain Vidalies, en aura également. Je lui laisse la parole.

M. le Rapporteur : Je vais enchaîner, effectivement, car cela vous permettra peut-être de répondre à d'autres questions qui sont aussi des demandes de précision.

Tout d'abord, l'autorité habilitée à délivrer le titre de séjour aux personnes à qui on accorde le statut de victime est-elle le préfet, et le fait-il uniquement sur la demande du procureur de la République ou bien le préfet peut-il le faire tout seul ? Le procureur de la République a-t-il une initiative ou faut-il l'accord de ces deux autorités pour parvenir à la reconnaissance de ce statut ?

Pouvez-vous nous dire également combien de personnes ont bénéficié de ce statut depuis sa mise en _uvre et si ce système n'a pas lui-même généré des tentatives de fraude par des personnes qui, pour pouvoir obtenir un titre de séjour, ont essayé de détourner la nouvelle procédure de reconnaissance du statut de victime ?

M. Antonio LAUDATI : Je vais vous répondre immédiatement sur les questions concernant la loi. Comme je vous l'ai dit, la tragédie de l'immigration est une tragédie moderne et aucune loi ni aucune expérience n'est capable de résoudre toute seule ce problème.

Nous avons essayé de faire cela en Italie. C'est une tentative, la plupart des choix - je vous le dis avec clarté - dépendant de la vision politique. Personnellement, je fais partie du ministère public et je ne peux donc pas faire ce type d'évaluation.

Je peux simplement vous dire que l'Italie a une forme de législation de ce type parce que, jusqu'à ces dernières années, notre pays était concerné par de forts phénomènes d'émigration : jusque dans les années 60, beaucoup d'Italiens ont quitté le pays pour travailler. Ils sont venus en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis. Ils sont donc conditionnés par cette expérience d'émigration pour le type d'accueil qu'ils peuvent eux-mêmes proposer.

Certains choix sont de type politique. En ce qui concerne le choix fait en Italie, que prévoit expressément la loi ? Lorsque le statut de victime est reconnu et que la personne aide à identifier les auteurs du délit, le préfet de police, qui est responsable de l'enquête de justice, sur la proposition du procureur de la République ou avec l'avis favorable de cette autorité, délivre un permis de séjour spécial.

Dans ce cas, le préfet de police qui s'occupe de l'enquête est donc titulaire d'un autre pouvoir très important : le pouvoir d'expulsion. Cette législation est pénale.

Ensuite, il y a une législation de type administratif. Face à l'immigration clandestine, le gouvernement fixe tous les six mois le nombre de personnes que l'on peut recueillir en Italie, après quoi il prévoit par décret l'expulsion. C'est alors une expulsion de type administratif qui est de la compétence du préfet.

Nous avons également une expulsion de type judiciaire, à l'initiative du juge, si une personne qui n'a pas la citoyenneté italienne commet un délit sur le territoire italien. Lorsqu'une personne est condamnée pour délit, au lieu de purger sa peine en Italie, elle peut être expulsée.

Avec beaucoup de franchise, je dois vous dire que ce type de législation présente de nombreuses lacunes et de nombreux inconvénients.

Je vais vous parler de l'une de ces lacunes, sachant qu'en tant que ministère public, je suis habitué à parler de cas concrets. La semaine dernière, nous avons arrêté, à Milan, un Albanais pour trafic de stupéfiants - il s'agit d'une personne extrêmement dangereuse - et nous avons découvert, après l'avoir arrêté, qu'il avait été expulsé d'Italie 36 fois !

C'est le problème de l'immigration clandestine : les faux papiers et la difficulté à reconstruire l'identité. Nous n'avons aucune garantie qu'une personne expulsée qui est raccompagnée dans son pays d'origine ne reviendra pas. Elle peut revenir sous une autre identité.

Nous avons un rapport très privilégié avec l'Immigration Service des Etats-Unis, où l'on attribue à l'immigré clandestin un code d'identification grâce à ses empreintes digitales et où il existe également un système plus coûteux reposant sur l'examen de l'iris des yeux. Cela permet d'attribuer une identité certaine, mais le problème très grave de l'immigration clandestine, c'est que les personnes changent de nom et sont difficilement classifiables.

Il est donc difficile d'exercer concrètement le pouvoir administratif concernant l'expulsion et le contrôle des flux.

En ce qui concerne les autres questions, je remarque que vous recevez après moi deux personnalités qui vous permettront d'obtenir les compléments nécessaires à ma réponse. En effet, en Italie, il existe une législation administrative, sous l'autorité des préfets, une législation pénale de répression, dont je vous ai parlé, et également un statut particulier pour les mineurs - mon collègue Magno, magistrat également - vous parlera exclusivement des mineurs. Enfin, il y a le statut des associations non gouvernementales que vous verrez avec le prêtre que vous auditionnez tout à l'heure.

Vous aurez ainsi une approche multidisciplinaire et je pense qu'en ce qui concerne les mineurs et les associations non gouvernementales, ces personnes ont beaucoup plus d'expérience que moi et pourront vous fournir toutes les indications que vous souhaitez pour ces autres questions.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je vous remercie, monsieur Laudati. J'ai trouvé votre exposé très intéressant et je vous remercie d'avoir prononcé votre dernière phrase, car nous manquons souvent de philosophie dans le combat que nous menons. C'est à mon avis l'essentiel.

Je voudrais vous demander si, en Italie, vous avez déjà amorcé une collaboration au niveau européen. En effet, pour moi, plus nous avançons dans nos travaux, plus nous nous apercevons que nous ne réglerons les affaires qu'au niveau européen. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », pour continuer à citer Pascal.

Tant qu'il suffira aux gens de traverser un col, qu'il s'agisse du Petit-Saint-Bernard, ou d'un fleuve, notamment le Rhin, on n'en sortira pas. Avez-vous commencé une collaboration au niveau européen pour ce genre de mission tellement grave qui engage autant notre humanité ?

M. Jérôme LAMBERT : Ma question est complémentaire. Cette collaboration peut-elle être envisagée ou existe-t-elle avec les pays d'origine des personnes ? Avez-vous des contacts avec les autorités et pensez-vous qu'elles peuvent mieux agir ?

Peut-on imaginer que, dans le cadre de la construction européenne, alors que certaines personnes viennent de pays qui souhaitent adhérer à l'Union européenne prochainement, on pourrait discuter avec les autorités de ces pays afin que leur adhésion à l'Union européenne puisse se faire sous condition de régler ce type de problème ?

M. le Rapporteur : Je souhaiterais avoir une précision sur le rôle de la mafia italienne. Les auditions de notre Mission, depuis plusieurs mois, ont abouti à des témoignages selon lesquels la mafia italienne jouerait une sorte de rôle de passeur pour les autres mafias ou la mafia albanaise, n'étant pas elle-même au premier rang pour organiser les trafics mais étant une sorte de base logistique utilisée en commun accord entre les « sociétés » internationales, ce qui rejoindrait assez la formule de holding que vous avez utilisée.

M. Antonio LAUDATI : Je dirai tout d'abord que la collaboration au niveau européen, en ce qui concerne ce que vous avez dit, est excellente. Nous avons des exemples tout à fait concrets. Le réseau judiciaire européen s'occupe de ces faits et nous en a parlé. L'expérience nous a fait comprendre que, sans la collaboration internationale, ces phénomènes ne peuvent pas être résolus.

Je vais vous citer deux exemples très rapidement. On pense toujours à l'organisation criminelle qui s'occupe de grands trafics comme celui de stupéfiants, de matières radioactives ou de matériel nucléaire. Cependant, l'organisation des mafias internationales concerne également des petits faits.

Par exemple, il y a quelques mois, la Belgique a assoupli sa politique d'attribution de visas d'immigration en faveur de ses ex-colonies en Afrique. Or, certains immigrés clandestins africains étaient destinés par la Camora, cette mafia de Naples, à un marché particulier : celui des faux papiers. Même les immigrés clandestins sont utilisés pour ces activités. Aujourd'hui, on falsifie tout sur tous les marchés : les sacs Louis Vuitton ou les jeans Levis... Ils devaient donc travailler dans le domaine de la falsification du parfum Chanel n° 5.

Ces personnes ont été introduites par la Belgique, grâce à ces permis de séjour, et elles sont arrivées ensuite à Naples pour falsifier ces produits. Il faut savoir que, pour ce parfum Chanel n° 5, les flacons sont produits en Espagne, que les étiquettes sont faites en Hollande et que l'essence du parfum vient du Mexique.

C'est une organisation qui ne s'occupe pas d'un trafic de stupéfiants mais de la falsification d'un parfum ! Vous vous rendez compte de tous ces mouvements pour la main-d'_uvre ! Il faut une collaboration européenne pour faire face à tout cela.

Je vous citerai un autre exemple : celui de l'immigration clandestine d'enfants qui, selon les écoutes téléphoniques que nous avons interceptées, étaient destinées à la pédophilie en Belgique. En deux heures, grâce au réseau judiciaire européen, nous avons retrouvé les enfants et nous avons arrêté les premières personnes qui s'occupaient de cette activité clandestine.

Par conséquent, je pense que la collaboration européenne est excellente, mais le problème n'est pas là, comme vous l'avez dit, et je vous remercie de votre question.

Le problème, ce sont les pays qui ne collaborent pas avec l'Union européenne et qui se situent à l'extérieur de celle-ci. Aujourd'hui, 80 % des trafics illicites passent par les Balkans, où l'on voit de tout : de la drogue, des armes, des cigarettes... Le gros de l'immigration clandestine transite par les Balkans. Même les Kurdes, qui vont en Allemagne et qui passaient auparavant par un itinéraire terrestre, débarquent souvent sur les côtes italiennes et vont ensuite en Allemagne par la route.

L'Union européenne a conclu des accords et promis des aides, mais ces pays, du fait de l'instabilité politique et - je me permets de le dire avec beaucoup de respect - du peu de fiabilité de leurs gouvernements, ont apporté une collaboration qui est bonne sur le plan formel mais qui, dans la substance, a engendré de multiples problèmes.

Aujourd'hui, l'immigration clandestine concerne des pays situés très loin géographiquement parlant : la Chine, le Sri Lanka, le Bangladesh, les Philippines... L'Europe est devenue un centre d'attraction pour le monde entier et le problème consiste donc à collaborer avec les autres pays.

Cependant, je pense qu'un effort commun en Europe doit être déployé, même concernant les rapports politiques avec les pays qui sont à l'origine de ces trafics.

En ce qui concerne ensuite le problème des mafias, au vu des actes et des études que nous menons ainsi qu'à la lecture de la brochure établie par mon bureau, le Parquet national, vous vous apercevrez que nous avons créé de nouveaux départements.

Auparavant, nous étudiions simplement les mafias historiques. Maintenant, nous étudions également les nouvelles mafias qui sont dues à une synergie, à un accord entre les mafias italiennes, les mafias traditionnelles, et les nouvelles mafias. Toutes ces activités illicites produisent de l'argent et tout ce qui produit de l'argent est intéressant pour les mafias.

La dimension fondamentale aujourd'hui est donc une dimension transnationale.

Vous savez certainement que l'une des classifications des mafias a été faite par le Congrès américain - en réalité par l'Université de Pittsburgh, sur délégation de la commission du Congrès américain qui s'occupe du crime organisé. Cette classification a établi que la première mafia, qui est la plus dangereuse au monde, est la mafia russe, après quoi on a la mafia colombienne, sachant que les mafias italiennes et d'autres mafias ont été reléguées au dernier plan désormais.

La mafia russe et celles des pays des Balkans sont très intéressées par ce phénomène de l'immigration clandestine et sont donc capables de transformer toutes les activités illicites qui peuvent concerner les marchés européens.

C'est pourquoi l'Europe est un territoire à risque du point de vue des mafias et de leurs activités.

N° 3459.- Rapport de M. Alain Vidalies, déposé en application 145 du règlement par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne

() Le témoin.

() Le témoin