COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES

COMPTE RENDU N° 6

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 13 octobre 2005
(Séance de 9 heures 30)

12/03/95

Coprésidence de M. Jean-Michel Dubernard, président de la commission
des affaires culturelles, familiales et sociales, et de M. Patrick Ollier, président
de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.

SOMMAIRE

 

ppages

- Table ronde à l'occasion du soixantième anniversaire de la création de la Sécurité sociale :
« Célébrer le passé, préparer l'avenir »

2

Le président Jean-Michel Dubernard : Je vous remercie tous chaleureusement d'avoir répondu à l'invitation conjointe de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, et de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Il est particulièrement significatif, au-delà de l'amitié qui lie leurs deux présidents, que nos deux commissions aient choisi de s'engager ensemble dans une réflexion prospective sur la sécurité sociale.

Je me réjouis également que M. Xavier Bertrand, ministre de la santé et des solidarités, ait accepté d'introduire nos travaux, lui qui, entre la préparation de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale et les risques liés à une épidémie de grippe aviaire, nous rend ainsi visite pour la cinquième fois cette semaine.

Après l'intervention du ministre, j'ouvrirai la table ronde puis chaque grand témoin développera son analyse et ses propositions. Un débat s'engagera alors avec la salle. Enfin, M. Patrick Ollier conclura nos débats.

M. Xavier Bertrand, ministre de la santé et des solidarités : « Célébrer le passé, préparer l'avenir » tel est le thème de cette table ronde organisée par vos deux commissions de façon assez emblématique car il est aujourd'hui bien difficile de distinguer les défis auxquels est confrontée la Sécurité sociale des autres défis sociaux et économiques.

Je pense pour ma part qu'il s'agit surtout aujourd'hui de remettre en perspective les valeurs, comme la solidarité, qui ont fondé la Sécurité sociale en 1945 et d'y ajouter le principe de responsabilité, pour retrouver l'ambition de ceux qui, aux côtés de Pierre Laroque, ont élaboré ce système. C'est dans cet esprit que le gouvernement a choisi de mettre en œuvre les réformes indispensables - celle des retraites et celle de l'assurance-maladie - afin de pérenniser notre système de Sécurité sociale, dans la fidélité à ses principes originels. Car il est possible de tirer des valeurs de solidarité et de responsabilité des maximes d'action dans la réforme, pour rétablir la situation financière et, surtout, pour améliorer la qualité de notre système de protection sociale, tout en réaffirmant le pacte social et républicain qui est bien à l'origine de la Sécurité sociale. J'aimerais aussi ajouter un troisième terme à cette table ronde, et je suis sûr que les invités l'évoqueront : imaginer l'avenir, c'est poser dès maintenant les nouveaux défis de la protection sociale pour les années à venir car il nous faut à la fois consolider l'héritage de 1945 et faire en sorte que cela reste un héritage pour nos enfants.

Pour célébrer le passé, il faut donc souligner les traits principaux et l'originalité de notre système.

1945 est une date essentielle, riche en enseignements. Pierre Laroque et son entourage ont construit ce nouveau système avec l'expérience de plusieurs décennies de solidarités professionnelles. Mais le moment fondateur, c'est bien cet élan né de la Résistance, ce rassemblement des énergies, cette volonté de rebâtir notre pays sur les valeurs de solidarité, de fraternité et de partage.

Le premier enseignement, c'est l'ambition de garantir « à chacun qu'en toutes circonstances, il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes » selon de texte de l'exposé des motifs de l'ordonnance du 4 octobre 1945 portant organisation de la Sécurité sociale. Cet espoir de l'époque est devenu aujourd'hui un droit pour chaque citoyen. Cette volonté de répondre aux besoins de la société continue de guider notre action, en conservant ce commandement à l'esprit : la Sécurité sociale reçoit la contribution de chacun selon ses moyens, elle soutient chaque assuré social selon ses besoins.

Le deuxième enseignement, c'est l'originalité du système, qui se fonde sur deux principes : l'universalité et la solidarité. Il est géré dans la concertation, par les partenaires sociaux et l'Etat. Les évolutions de ce système ont été conformes à l'esprit d'origine en permettant à la fois l'harmonisation du niveau des prestations, une universalisation progressive du système et une extension continue du champ de la protection, par l'augmentation des garanties, en particulier contre l'exclusion. Cela s'est accompagné d'une adaptation permanente de son architecture et de sa gestion, avec notamment, en 1967, la création de ses quatre branches, ou, plus récemment, l'apparition de lois de financement. Cette originalité de la « sécu », comme l'appellent nos concitoyens, à la française, nous souhaitons la conserver parce qu'elle a fait ses preuves.

Troisième enseignement, la Sécurité sociale a renforcé la cohésion de notre société. Elle est à l'origine d'un double mouvement : celui qui unit les citoyens entre eux par la solidarité ; celui qui unit les citoyens à l'Etat dans la mise en œuvre de cette solidarité. C'est donc un élément important du pacte républicain.

Au-delà de ces enseignements, nous devons souligner les résultats obtenus en matière de couverture sociale. Comment est-il possible d'ignorer la part de l'accès aux soins pour tous, grâce à la Sécurité sociale, dans la progression de l'espérance de vie ? De même, qui ne se souvient de l'extrême pauvreté des plus âgés au sortir de la guerre ? Désormais, les conditions de vie des retraités s'apparentent très largement à celles des actifs, grâce à la création d'un système fondé sur la solidarité entre les générations. Comment expliquer la situation démographique de la France, surtout comparée à celles de ses voisins, si ce n'est par une politique familiale volontariste, qui permet aux couples d'avoir la vie familiale qu'ils désirent sans nuire à leur vie professionnelle ? Comment ne pas voir que la prise en charge des accidents du travail a soutenu la croissance économique tout en assurant le bien-être des travailleurs, même si d'importants défis sont encore devant nous ? Comment enfin ignorer que la Sécurité sociale a permis l'établissement d'une société équilibrée où le principe de redistribution est devenu une réalité tangible ?

Il ne s'agit pas aujourd'hui de se livrer à un exercice d'autosatisfaction. Mais je souhaite aussi éviter cette forme d'autodénigrement qui fragilise notre adhésion à cette volonté commune. Il est important d'avoir en tête ce bilan lucide des avancées permises en soixante ans par la Sécurité sociale pour parler de l'avenir.

Célébrer le passé pour préparer l'avenir, comme vous nous y avez engagés, Messieurs les présidents, c'est mener des réformes nécessaires dans la fidélité aux principes originels.

La Sécurité sociale est confrontée à un nouvel environnement. Les facteurs de déséquilibre qui l'affectent sont connus et divers. C'est l'allongement de la durée de la vie, qui est une chance mais qui a aussi des conséquences. C'est le contexte de chômage persistant. Ce sont aussi les progrès de la médecine, dont nous voulons tous profiter, dont nous devons tous profiter, mais qui représentent un coût de plus en plus important. Nous avons donc une responsabilité accrue face à l'avenir.

Il nous faut lutter contre la remise en question par certains de notre système de protection sociale, contre une approche trop consumériste de notre système de santé, contre la déresponsabilisation qui menace le lien qui unit le citoyen à la Sécurité sociale. Il faut faire face à ces difficultés, bien poser les problèmes pour reconstituer le lien social.

Depuis 2002, le gouvernement a engagé des réformes ambitieuses tout simplement pour pérenniser notre système dans la fidélité à ses valeurs fondatrices. Il a conduit pour cela une large concertation et une réflexion approfondie sur le sens de ces valeurs, sur ce qu'elles représentent aujourd'hui dans notre société. Mais si l'on veut réussir durablement des réformes, il faut agir sur les mentalités et faire changer les comportements. Il n'est pas possible de mobiliser chaque citoyen, individuellement, sans évoquer les impératifs collectifs. C'est la raison pour laquelle nous devons toujours nous rappeler, quand nous parlons de Sécurité sociale, que nous ne prenons pas des mesures pour telle ou telle catégorie, mais bien pour l'ensemble des Français, liés par ce système solidaire. Cette solidarité, il faut aussi en retrouver tout le sens, avec son corollaire, la responsabilité. Car nous ne sommes pas dans une société fondée sur la seule indemnisation, mais dans une société intégrée, fondée sur le partage, sur l'échange et sur le contrat social.

La réforme des retraites, mise en œuvre par la loi du 21 août 2003, va dans ce sens. Elle nous permet de conserver la retraite par répartition.

La réforme de l'assurance maladie vise, bien sûr, à réduire les déficits, mais pour pérenniser le système et pour anticiper des déséquilibres futurs, qui seraient synonymes de la disparition de ce système auquel nous sommes attachés. Je veux vous dire ma conviction que les choses vont aujourd'hui mieux qu'hier mais que, dans la mesure où nous parlons d'évolution des comportements, tout ne peut se faire du jour au lendemain.

Cette réforme s'appuie sur la responsabilité et elle vise le changement de tous les acteurs, la participation de tous à cet effort collectif. C'est le sens de la maîtrise médicalisée. Les premiers résultats sont là : 32 millions de Français ont réaffirmé leur engagement en choisissant leur médecin traitant. La progression de l'ONDAM sera contenue cette année à 2,7 %, ce qui n'avait pas été le cas depuis bien longtemps. On le voit aussi avec les résultats obtenus sur les médicaments génériques et sur les accidents du travail : quand on explique quel est l'enjeu, quand on montre que le risque existe de perdre notre Sécurité sociale, les efforts et les résultats sont au rendez-vous, tout simplement parce que les Français y sont profondément attachés. C'est ce qui nous permet de regarder l'avenir avec davantage de confiance, pour nous-mêmes comme pour les générations à venir. Il ne s'agit pas d'avoir les yeux rivés sur les déficits, mais il faut avoir présent à l'esprit que, sans cette réforme, nous aurions eu à la fin de l'année un déficit de 16 milliards d'euros, alors qu'avec la réforme nous aurons un déficit de 8,3 milliards. C'est encore trop, mais il faut bien voir d'où nous venons et où nous allons, c'est-à-dire au retour à l'équilibre.

Nous allons garder cette ligne de conduite dans nos actions futures. Mais il faut aussi développer la solidarité à la fois au sein de chaque génération et entre les générations. Il faut expliquer aux jeunes ce qu'est la Sécurité sociale, pour qu'ils lui portent le même attachement que ceux qui les ont précédés.

Il est indispensable de concilier l'impératif de protection sociale et l'exigence de l'emploi, tout en faisant preuve d'une grande pédagogie. La Sécurité sociale participe déjà à la croissance de notre économie. Quand on parle de santé, on parle plus d'économies à faire que d'économie de la santé, de ce qu'elle suscite comme activité économique, de son effet sur l'attractivité de notre pays. Bien sûr, la Sécurité sociale garantit une bonne santé aux salariés, mais elle constitue aussi un gisement d'emplois. La couverture accordée à chacun existe et se renforce dans une économie fondée sur la croissance et la création d'emplois.

Imaginer l'avenir, c'est redonner une ambition à la société française pour relever les nouveaux défis de la protection sociale. Il nous faut nous mobiliser autour de ces nouveaux défis. Est-il possible d'affirmer que nous sommes parvenus à une société du bien-être, qu'il n'existe plus d'enjeux autres que financiers et gestionnaires ? Je ne m'y résous pas. En matière de protection sociale, je ne crois pas qu'il y ait de « fin de l'Histoire ». Je crois au contraire que notre tâche est à la mesure du chemin parcouru depuis 1945 et qu'il reste de nouveaux besoins sociaux à satisfaire.

C'est d'abord le défi de la dépendance, qui peut être considérée comme un enjeu majeur, prenant en compte, enfin, la formidable longévité de nos concitoyens. C'est ensuite le défi des maladies rares et des pathologies lourdes. Les réponses ne concernent pas seulement, bien sûr, l'assurance maladie et notre système de soins ; c'est un choix qui engage la société dans son ensemble.

Ensuite, je veux vous parler de ces nouvelles frontières qui dépassent le cadre de la Sécurité sociale pour interroger la notion même de protection sociale, et jusqu'au visage de la société que nous voulons bâtir ensemble. Je pense, bien sûr, à ce défi de solidarité qu'est le handicap, cette priorité du président de la République qui concerne toutes les politiques nationales et sur laquelle nous devons avoir un regard neuf et transversal. Je pense aussi aux différentes formes de l'exclusion : nous devons réfléchir ensemble à des moyens plus importants pour lutter contre les nouvelles manifestations de la pauvreté, mais aussi contre toutes les formes de discrimination qui isolent l'individu et risquent de dissoudre le lien social si nous ne sommes pas vigilants.

Protéger contre les risques de l'existence grâce à la Sécurité sociale est une nécessité, mais accompagner cette action de l'Etat et des partenaires sociaux en partant de ces valeurs partagées est une exigence pour tous les citoyens.

Mobiliser la société autour de ces nouveaux défis, c'est recréer sans cesse le lien social et maintenir l'unité de notre République. La Sécurité sociale est à la fois ce qui nous rassemble et ce qui nous lie à l'Etat. Ce lien très fort a aujourd'hui perdu de sa lisibilité, il est trop souvent brouillé, ignoré, dévalorisé, mais il n'y a pas de fatalité à cela. Il est nécessaire de retrouver le sens premier de la solidarité, l'engagement mutuel que représente notre système, et donc la responsabilité partagée qui nous incombe. Pour renouer les liens de la solidarité, il nous faut retrouver le sens de l'intérêt général.

J'ai la conviction que pour faire vivre la démocratie sociale, il nous faut sans cesse la refonder. Cela veut dire avoir le courage de poser les choix, de les soumettre à la souveraineté populaire. C'est la condition du maintien de notre pacte républicain et c'est aussi la meilleure manière de garantir l'avenir de notre système.

Toutes les manifestations organisées à l'occasion de cet anniversaire, comme cette table ronde dont je veux encore saluer la tenue, apportent la preuve de l'enjeu vivant que constitue la Sécurité sociale pour notre société. Le nombre des débats autour des questions de la santé, de la Sécurité sociale, de la protection sociale montre que ce sujet est toujours d'actualité.

Ce qui semblait un horizon difficile à atteindre, protéger chacun contre les risques de l'existence, est devenu un droit pour tous les Français. Et cela n'a été possible que parce qu'il y a soixante ans déjà, des femmes et des hommes ont eu l'audace de donner une réalité concrète aux valeurs de solidarité et de fraternité. N'oublions pas cet élément majeur de notre pacte social ; ayons le courage d'en assurer la pérennité par la modernisation et l'adaptation.

Nous pouvons, nous devons être ambitieux parce que nous sommes sûrs d'un système auquel les Français sont profondément attachés et parce que nous avons engagé des réformes structurelles qui commencent à porter leurs fruits. En redonnant au système une assise solide, elles nous permettront de garantir son avenir. J'ai cette confiance, qui nous donne la volonté d'aller plus loin, de ne pas être seulement des gestionnaires, mais aussi des visionnaires et des bâtisseurs.

Cette volonté doit aussi être la vôtre, Mesdames et Messieurs les parlementaires, car c'est une démarche politique, au sens le plus noble du terme. Nous avons parfois le sentiment que le lien social s'est évanoui, que le projet commun qui fonde une société dans l'action politique s'est dissipé. Pensez cela, c'est oublier tous les défis qui subsistent. C'est oublier aussi que des choix politiques, des choix qui engagent l'ensemble d'entre nous demeurent indispensables. Après le temps de l'équilibre financier vient celui de la réflexion, puis celui de l'action. Nous sommes engagés dans toutes ces démarches.

Je compte sur vous tous pour animer ce débat. Et je compte sur vous pour porter la vision d'une société unie par un idéal de solidarité, d'une société qui redéfinit la responsabilité, d'une société fidèle aux valeurs de la République. Car c'est bien de cela aussi qu'il s'agit avec cet anniversaire, qui n'est pas une commémoration mais qui est porteur d'avenir.

Le président Jean-Michel Dubernard : Merci, Monsieur le ministre, de cette introduction.

Je serai bref car je souhaite donner rapidement la parole à nos orateurs, qui ont eu la gentillesse, en dépit d'agendas très chargés, de nous consacrer quelques heures.

Nous sommes aujourd'hui exactement entre deux anniversaires, ceux des ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945, qui ont initié la Sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd'hui. La première coordonnait les caisses, la seconde portait sur les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès. Ainsi, le Gouvernement provisoire de la République française, présidé par Charles de Gaulle, mettait en œuvre le programme du Conseil national de la résistance (CNR).

L'objectif des pères fondateurs était de « garantir la sécurité du lendemain pour les travailleurs et leurs familles en cas de maladie, d'accident ou de vieillesse ». Il y avait aussi, dans l'exposé des motifs des ordonnances, une phrase qui m'est chère : « débarrasser les travailleurs de cette incertitude qui crée chez eux un sentiment d'infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes, entre possédants, sûrs d'eux-mêmes et de leur avenir, et travailleurs, sur qui pèse à tout moment la menace de la misère ». La force de ces mots subsiste aujourd'hui.

L'objectif initial a été rempli dès les années 1970. La Sécurité sociale est depuis lors la forme de solidarité à laquelle les Français sont le plus attachés. Elle est devenue pour tous nos concitoyens un patrimoine commun, un pilier central de la nation. Compte tenu de la faiblesse historique des corps et des structures intermédiaires en France, la protection sociale, et plus particulièrement les régimes de Sécurité sociale, jouent un rôle central dans le maintien nécessaire de notre cohésion nationale.

Fallait-il que l'Assemblée nationale commémore, célèbre cet anniversaire ? Nous en avons discuté longuement avec Patrick Ollier. Pour nous il ne s'agit absolument pas de déposer une gerbe, mais de trouver dans les soixante années écoulées les lignes de force qui nous permettent d'anticiper, de prévoir ce que sera notre Sécurité sociale demain. Il faut aussi tenir compte de certains facteurs, comme l'intégration européenne, qui peuvent avoir une grande influence. Car la vraie question est bien de savoir si le système issu de l'après-guerre a un avenir.

Ce qui rassemble nos deux commissions, c'est leur attachement à la Sécurité sociale et aux principes de solidarité nationale sur lesquels elle repose. Nous croyons que la solidarité doit s'exercer entre les générations pour garantir le montant des retraites. Nous croyons que la solidarité doit s'exercer entre tous les Français en faveur des familles et des enfants. Nous croyons que l'accès aux soins ne doit pas se heurter à des obstacles financiers. Nous croyons que les droits sociaux sont un facteur de cohésion sociale et de stabilité démocratique.

Il reste que l'environnement économique s'est considérablement modifié ces trente dernières années. La France s'est progressivement ouverte à l'économie globale. Parallèlement, la transformation des modes de production et de l'organisation du travail, devenus plus « souples », la persistance d'un chômage de masse posent de nombreux problèmes à la protection sociale. Dans le même temps, de nouveaux besoins sont apparus, comme la nécessité d'aider les familles à conjuguer vie professionnelle et vie familiale ou de prendre en charge les personnes âgées dépendantes. Si l'on y ajoute l'impact du vieillissement de la population et du progrès médical, sans parler du développement d'un certain consumérisme médical, on peut se demander comment nous allons garantir l'avenir d'une institution qui connaît des déficits chroniques ? En effet, alors que la Sécurité sociale mobilisait, en 1960, à peine plus de 15 % du produit intérieur brut, elle en représente aujourd'hui plus de 30 %.

Est-ce à dire que la Sécurité sociale de 1945, fondée sur la solidarité, a fait son temps et doit être remise en cause ? Une société qui vieillit doit en payer le prix, avanceront certains. D'autres proposeront de revenir sur certains dogmes de la médecine libérale, comme la liberté d'installation ou le paiement à l'acte, jugé « par nature » inflationniste. D'autres encore s'interrogeront sur l'introduction d'une dose de concurrence dans le système ou proposeront de définir ce qui relève de l'assurance et ce qui relève du risque individuel et donc des assurances complémentaires. « La Sécu n'est pas vieille, elle est ancienne », nous expliquera Michel Lagrave. Elle a besoin d'être adaptée, ce qui impliquera probablement des choix douloureux et du courage politique.

Une chose est sûre : nous avons besoin de nous interroger sur la philosophie du système pour mieux définir une stratégie d'avenir.

C'est pour cela que nous accueillons ce matin :

- Mme Dominique Schnapper, membre du Conseil constitutionnel, professeur de sociologie, auteur de nombreux ouvrages, notamment La communauté des citoyens - Sur l'idée moderne de nation en 1994 ou La démocratie providentielle - Essai sur l'égalité contemporaine, en 2002.

- M. Alain Etchegoyen, commissaire au Plan, professeur de philosophie ; ses ouvrages ont plusieurs fois été primés, notamment La Valse des éthiques, qui a obtenu le prix Médicis de l'essai en 1991, et La Démocratie malade du mensonge, qui lui a valu le Grand Prix de l'essai de l'Académie française en 1993.

- M. François Ewald, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, philosophe, juriste, président de l'Ecole nationale d'assurance, auteur notamment de L' Histoire de l'Etat-providence.

- M. Michel Lagrave, conseiller-maître honoraire à la Cour des comptes, ancien directeur de la Sécurité sociale, président du Comité d'histoire de la Sécurité sociale, et qui gère également un dossier qui tient à cœur à notre commission, celui des intermittents du spectacle. Je remercie tout particulièrement ce dernier de nous consacrer cette matinée et je lui laisse la parole, pour nous donner un éclairage historique des soixante dernières années.

M. Michel Lagrave : Je vais donc traiter de l'évolution de la Sécurité sociale et de ses perspectives.

On peut d'abord se demander quelle est sa date de naissance. Il y a eu des prémices, avec la Déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944, qui exposait les buts de l'Organisation Internationale du Travail. Très générale, elle se bornait à prévoir un revenu de base et des soins médicaux complets. Surtout, le programme du 15 mai 1944 du Conseil national de la Résistance prévoyait « un plan complet de Sécurité sociale ». Ce sont des textes annonciateurs, mais sans projet précis.

C'est l'ordonnance du 4 octobre 1945 qui a posé les bases d'un plan original, qui n'était ni la copie conforme de ces premières déclarations solennelles, ni la réplique du système bismarckien, pas plus que celle du rapport Beveridge, orienté vers la lutte contre le chômage.

J'exposerai rapidement : la nature du modèle français original et son altération par des préoccupations économiques ; le glissement vers la démocratie politique, avec le rôle croissant du Parlement ; le bilan et les perspectives.

Le modèle français de 1945 est l'œuvre de Pierre Laroque qui avait obtenu carte blanche du ministre du travail, Alexandre Parodi, son collègue et ami du Conseil d'Etat.

M. Maxime Gremetz : il ne faut pas oublier Ambroise Croizat !

M. Michel Lagrave : Ce plan est un ensemble de valeurs sous-tendues par une éthique, qui peuvent être regroupées sous l'appellation « 3U » : Unité, Universalité, Uniformité. C'est sans doute le seul emprunt au rapport Beveridge, dont Pierre Laroque a dit qu'il lui avait « très peu servi ».

L'unité est au cœur de l'ordonnance du 4 octobre 1945. C'est une unité organique. Parce qu'elle exprimait la solidarité nationale, Pierre Laroque a voulu l'unité de caisse, d'une manière pyramidale : caisse primaire à la base pour l'assurance maladie, caisse régionale pour l'invalidité et la vieillesse, caisse nationale unique pour assurer la compensation financière de l'ensemble. A l'époque, les excédents de l'assurance vieillesse finançaient le déficit de la branche familiale, avec le baby boom. Pourtant, la branche familiale avait voulu rester autonome, sous la pression de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) et de son président Gaston Tessier, ainsi que du Mouvement républicain populaire (MRP). Le général de Gaulle l'avait admis, à titre provisoire.

L'universalité était l'extension de la protection sociale à l'ensemble de la population, au-delà des salariés. Elle a été réalisée, dès 1978 pour les prestations familiales et en 1999 pour l'assurance-maladie, avec la couverture médicale universelle (CMU) et son complément pour les plus défavorisés.

L'uniformité posait le principe de prestations égales pour tous, sans considération de ressources. L'objectif n'était donc pas de faire une politique des revenus de type vertical. La justice commutative prenait le pas sur la justice redistributive, dans une France exsangue dont les ressources avaient été largement nivelées.

Mais ces valeurs ne prennent tout leur sens que par l'éthique qui les sous-tend. C'est la démocratie sociale. La gestion est confiée aux partenaires sociaux seuls, sans intervention de l'Etat, avec une majorité de sièges pour les représentants des travailleurs. C'est le lien avec le Front Populaire de 1936. Pierre Laroque s'est appuyé sur la Confédération générale du travail (CGT), le syndicat le plus important à l'époque, pour faire prévaloir ses vues. Les élections ont eu lieu dès 1947 et ont été annoncées à la radio par Pierre Laroque, qui était le patron de la Sécurité sociale.

Le but était ambitieux et allait au-delà de la Sécurité sociale : l'objectif de créer « un ordre social nouveau », par le rapprochement des classes, figure à la première ligne de l'exposé des motifs de l'ordonnance du 4 octobre 1945. Cet ordre social nouveau avait deux axes : la Sécurité sociale, pour « débarrasser les travailleurs de l'incertitude du lendemain » - idée dans laquelle la Sécurité sociale et la sécurité familiale se confondent - et la participation des travailleurs à la vie des entreprises et de l'économie. Ce sont les deux fers au feu, dans le droit fil des idées de la Résistance, du gaullisme social incarné notamment par René Capitant. « C'est une révolution que nous voulons faire et c'est une révolution que nous ferons », s'exclamait Pierre Laroque.

Pour l'essentiel, les valeurs, les « 3U », ont été à peu près maintenues jusqu'ici. En revanche, l'altération du modèle initial vient dans les années 1960, avec l'intrusion de préoccupations économiques par les ordonnances de 1967 de Jean-Marcel Jeanneney, alors ministre des affaires sociales. Les commissions du VPlan - Dobler, Bordaz, Canivet, Friedel - prévoyaient toutes une charge de l'assurance maladie très forte pour la durée du plan. L'ère des droits s'effaçait au profit de l'ère économique, avec l'ouverture de nos frontières à la concurrence de nos partenaires du marché commun.

Le rapport de François Piketty pour le Conseil national du patronat français (CNPF) - ancêtre du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) - posait, en 1966, le principe de l'éclatement de la Sécurité sociale en trois branches distinctes : maladie, famille, vieillesse, avec une caisse nationale à chaque sommet. Obligation serait faite à chacune d'assurer son propre équilibre financier. En fait, c'était la branche maladie qui était mise sous surveillance. On n'avait pas vu à l'époque le risque de dérive de l'assurance vieillesse...

Les élections sont supprimées au profit du paritarisme employeurs-salariés, qui reflète la double nature de la Sécurité sociale : droit social mais aussi charge économique. La désignation par les organisations syndicales et professionnelles représentatives remplace donc l'élection. La démocratie sociale vole ainsi en éclats et la vision d'un ordre social nouveau s'estompe. « Entreprise de démolition », s'exclame Pierre Laroque.

La volonté était claire : obliger les partenaires sociaux à équilibrer les comptes, « l'Etat restant au balcon », selon l'expression de Jean-Marcel Jeanneney. Mais il fallut déchanter : les partenaires sociaux ne se sont pas senti la vocation d'assumer seuls l'équilibre financier. Et l'Etat dut intervenir par défaut, parfois sans précaution, surtout dans les conventions avec les médecins. Un tripartisme clandestin s'est peu à peu établi. L'Etat n'était plus l'arbitre neutre, garant de la légalité, mais intervenait dans le jeu, parfois pour le confisquer. C'est sans doute ce qui a amené le MEDEF, dans les années 2000, à exiger une « refondation » et à quitter les conseils d'administration.

La loi du 13 août 2004 sur l'assurance-maladie consacre cette évolution. Il ne s'agit pas pour moi de porter une appréciation sur le plan de maîtrise des dépenses, le médecin traitant et le parcours de soins : je ne m'attache qu'à la gouvernance.

L'idée avait germé au MEDEF d'appliquer au système d'assurance maladie la structure des grands groupes d'assurance privés, avec un conseil de surveillance et un directoire exerçant la réalité du pouvoir. Ce schéma a été plaqué sur l'assurance maladie avec l'institution de la Haute autorité de santé, dotée de huit personnalités de premier plan mais au pouvoir seulement consultatif, et d'un directeur général de l'Union des Caisses nationales d'assurance maladie, qui a compétence sur l'ensemble du réseau, y compris local. C'est lui qui dispose de la réalité du pouvoir, mais il n'est pas le délégué de la Haute autorité : il est nommé par décret et c'est en fait le Gouvernement qui a ainsi la haute main sur l'assurance-maladie. C'est l'ironie de cette manœuvre : alors qu'on voulait favoriser le secteur privé, on se retrouve avec un système éminemment étatique. Si bien que le Gouvernement concentre tous les pouvoirs : pour la branche maladie, mais aussi pour la famille et la vieillesse, dont il détient les deux bouts de la chaîne, la fixation des cotisations et celle des prestations relevant l'une et l'autre du pouvoir réglementaire. Il en est de même des accidents du travail, qui relèvent de l'assurance classique et dont les cotisations sont également fixées par l'Etat.

L'exécutif détient désormais tous les leviers, mais un glissement s'est opéré progressivement vers l'extension du rôle du Parlement. Elle a été difficile. Deux logiques s'affrontaient : celle des élus professionnels et celle des élus de la Nation. Les partenaires sociaux, dans la ligne de la pensée de Pierre Laroque, ne voulaient pas de l'intervention du Parlement. Plusieurs tentatives échouèrent : l'amendement Fontanet - qui, en 1968, entendait modifier les ordonnances de 1967 pour que le Parlement vote la masse financière, dans la perspective de la programmation du Plan -, les amendements Labbé-Chinaud, la loi organique « d'Ornano » en 1988 - qui fut, elle, adoptée, mais annulée par le Conseil constitutionnel.

Il fallut attendre la loi « Balladur » de 1994 pour qu'intervienne une avancée significative : l'organisation, chaque année d'un débat, mais sans vote, sur la base d'un rapport du Gouvernement, appuyé par un rapport de la Cour des comptes. C'est la loi organique de 1996, sous le gouvernement d'Alain Juppé, qui institua la loi de financement de la Sécurité sociale. Ce n'est toutefois pas le pendant de la loi de finances de l'Etat, puisqu'il s'agit de mettre en regard des objectifs de dépenses et des ressources. Par construction, toute idée d'équilibre est écartée.

Le rôle du Parlement est légitime pour au moins trois raisons : la contribution sociale généralisée, qui est un impôt, prend une part croissante dans le financement de la Sécurité sociale, aussi bien pour la maladie que pour la vieillesse ; la masse financière de la Sécurité sociale est supérieure à celle de l'Etat ; les critères de convergence à l'échelon européen font intervenir les comptes de l'Etat, des collectivités locales mais aussi de la Sécurité sociale au sens européen, c'est-à-dire y compris l'assurance chômage que Pierre Laroque avait écartée en 1945, en considérant que nous connaissions le plein emploi.

Pourquoi la loi de financement ne serait-elle pas destinée à devenir une véritable loi de finances sociales ? Le seul point d'achoppement est l'assurance maladie. L'objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) n'est pas contraignant parce qu'on ne saurait, dit-on, le prévoir avec certitude. De fait, malgré les efforts récents, il a été sans cesse dépassé depuis 1996, sauf en 1997. Mais je pense qu'il y a un vice dans la construction de l'ONDAM : on confond les dépenses de santé avec les dépenses d'assurance maladie. Pour de multiples raisons - vieillissement de la population, progrès technique, consommation - les premières progressent plus vite que la richesse nationale. Les secondes représentent la part qui relève de la garantie socialisée. C'est une assurance collective qui n'a pas pour vocation de coïncider nécessairement avec les dépenses de santé. Des choix sont nécessaires. Déjà le rapport Nora-Naouri de septembre 1979 préconisait une présentation libérale de l'assurance maladie, avec un fort noyau redistributif en faveur des plus défavorisés et des plus malades. En revanche le petit risque serait complètement exclu du remboursement. Ce noyau dur est réalisé avec la couverture maladie universelle et son complément pour les plus défavorisés. Le remboursement à 100 % des trente maladies longues et coûteuses figure dans le code de la Sécurité sociale. Vous avez dit à juste titre et à plusieurs reprises, Monsieur le président, que cette liste devait être revue, mais des choix restent également à faire pour le petit risque. Quand Raymond Barre, Premier ministre, disait que l'assurance maladie devrait progresser comme le PIB, il exprimait exactement cette orientation.

Bref, la loi de financement devrait devenir une loi de finances sociales contraignante, au même titre que celle de l'Etat. La nouvelle loi organique du 2 août 2005 sur la Sécurité sociale confirme ce rapprochement. Elle prévoit un pilotage rigoureux des dépenses dans chaque branche, dans une perspective pluriannuelle, en cohérence avec les prévisions économiques et les engagements européens. Elle introduit les notions de programme de qualité et d'efficience. On passe ainsi d'un dispositif de moyens à un dispositif de mission, dans le droit fil de la loi organique relative aux lois de finances, la fameuse LOLF, qui couvre toutes les finances publiques, dont les finances sociales sont partie intégrante. La loi du 2 août 1995 oblige à la certification des comptes sociaux, à l'instar de celle des comptes de l'Etat, ce qui est l'amorce du troisième pouvoir, une magistrature des comptes sociaux qui fait jusqu'ici défaut.

J'en viens au bilan et aux perspectives. Un point paraît fondamental : l'attachement viscéral des Français à la Sécurité sociale. Pourtant, l'ordonnance du 4 octobre 1945 est passée inaperçue dans la presse. Le Figaro du lendemain titrait sur la visite du général de Gaulle dans la zone d'occupation française en Allemagne et seul un entrefilet, en page deux, annonçait : « En 1946, les assurances sociales seront réorganisées ». On n'a donc pas perçu à ce moment l'importance du plan de Sécurité sociale. Mais ce sentiment s'est installé progressivement dans l'opinion. Tous les sondages le montrent, tant après 1945 qu'après 1967, on le voit fort bien dans l'ouvrage de Mme Dominique Aron-Schnapper, La Révolution invisible. Est-ce à dire que les Français ont abandonné toute participation et se résignent à un système subi ?

Je n'en crois rien. Des résurgences apparaissent. J'en prends pour témoignage les Etats généraux de la Sécurité sociale lancés par Philippe Séguin en 1987, à Paris comme en province. Un comité des sages prestigieux présidait l'ensemble, avec Pierre Laroque, Simon Nora, Jean Choussat, le professeur Jean Bernard, Jean Picot. Le rapporteur général était Jean Marmot, auquel nous pensons tous le cœur serré. Dans son introduction, Jean Marmot souligne que ce rapport, énorme, de quelque 1 129 pages, rédigé en toute indépendance, et qui n'a jamais été publié, est le fruit d'une consultation d'une ampleur sans précédent sur l'avenir de notre Sécurité sociale. Le président Pierre Laroque a fait observer avec quelque malice que c'est la seule année où l'assurance maladie a été en équilibre.

Que faudrait-il faire ? Nous avons côte à côte la démocratie sociale, un peu assoupie, et la démocratie politique, en plein essor. Il faut non les opposer, mais les conjuguer. Elles sont l'une et l'autre légitimes. La démocratie sociale implique l'élection, au moins des représentants du monde du travail dans les conseils d'administration élargis à d'autres membres. Il n'y a pas de démocratie sans élection, comme le soulignait Jean Marmot. Les dernières ont eu lieu en 1983. Elles ont depuis lors été supprimées en droit ; il faudrait les rétablir.

Ensuite, une passerelle devrait être prévue entre la démocratie sociale retrouvée et la démocratie politique. L'instrument existe : ce sont les conventions pluriannuelles d'objectifs et de gestion, mais elles sont incomplètes car elles ne concernent actuellement que la gestion administrative et l'action sociale. Il faudrait les étendre à une régulation concertée des prestations elles-mêmes, qui forment l'essentiel de la masse financière. Des engagements verbaux ont été pris en ce sens par le Gouvernement. Il faut les concrétiser pour donner vie à une « démocratie contractuelle », garante d'une programmation à moyen terme acceptée de tous. A défaut, nous devrons nous contenter, comme depuis plusieurs années, de mesures ponctuelles, au risque de déboucher sur un conflit.

Lord William Henry Beveridge disait avec raison que la Sécurité sociale était une aventure. Mais l'éthique doit précéder la technique. Pierre Laroque confiait le 23 mars 1945 aux futurs cadres de la Sécurité sociale : « Il ne suffit pas d'être un technicien, il faut être un apôtre... ».

Mme Dominique Schnapper : Je souhaite, sans entrer dans les détails de l'histoire de la Sécurité sociale, vous faire part de quelques réflexions générales.

Tout d'abord, l'Etat-providence - pas seulement la Sécurité sociale, mais l'ensemble de la protection - est devenu la forme de la démocratie elle-même. C'est ce qu'on peut appeler la démocratie en actes. Nous n'imaginons pas de pratique démocratique qui ne comporte pas ce projet de protection des membres de la société.

Il faut rappeler dans quelles circonstances historiques la Sécurité sociale s'est construite après la deuxième guerre mondiale. On était alors en plein conflit idéologique et politique avec le monde communiste, et Pierre Laroque, dont nous sommes un certain nombre ici à avoir eu l'honneur de suivre les cours à Sciences-Po, ne cachait pas son ambition de créer une nouvelle forme d'organisation politique, à égale distance du libéralisme et du monde soviétique. Il pensait que l'Etat-providence qu'il contribuait à créer préservait la liberté politique tout en offrant la même protection que le monde communiste.

Si les institutions ont été créées après 1945, l'idée de la protection apportée par l'Etat n'était pas neuve. Mon voisin François Ewald a écrit sur le XIXe siècle un livre qui est devenu un classique. Depuis les lois de l'époque, qui nous paraissent bien modestes, jusqu'à celle sur l'assurance sociale des années 1930, en passant par celle de 1898, dans laquelle il place la source de l'Etat-providence, l'Etat s'est fait protecteur. Mais il est vrai que les formes actuelles de cette protection, dont nous avons hérité, datent de 1945.

L'idée de la protection sociale s'inscrit dans le projet démocratique lui-même. Elle est à la fois condition et conséquence du concept même de citoyenneté. Aussitôt après que la légitimité de la citoyenneté a été proclamée lors de la Révolution française, Rabaud Saint-Étienne dit déjà, en janvier 1793 : « Rien ne caractérise mieux la démocratie que la tendance à l'égalité et que les passions et même les violences pour l'opérer. L'égalité politique établie, les pauvres sentent bientôt qu'elle est affaiblie par l'inégalité des fortunes, et comme égalité c'est indépendance, ils s'indignent et s'aigrissent contre les hommes desquels ils dépendent par leurs besoins. Ils demandent l'égalité des fortunes ». Autrement dit, on ne pouvait pas, dans l'élan révolutionnaire, dans l'élan de la modernité politique, affirmer l'égalité fondamentale, l'égalité civile, juridique et politique de tous les hommes, sans se poser, dans le même temps, la question d'un minimum d'égalité des conditions économiques et sociales. Aussi, les révolutionnaires ont vu dans l'effort pour donner des conditions d'égalité à tous les hommes une conséquence directe de l'idée de citoyenneté.

De ce point de vue, la critique portée tout au long du XIXe siècle par les différentes branches du mouvement socialiste et par le catholicisme social contre le risque d'un caractère excessivement formel des libertés et de l'égalité, a été entièrement assumée à partir de 1945 : nous avons tous désormais adopté l'idée qu'on n'est pas vraiment citoyen si on ne dispose pas de conditions d'existence décentes. Nous sommes tous convaincus que la démocratie implique un projet de protection des individus pour que chacun soit réellement citoyen. Et c'est bien ce qui est dit en 1945 : un minimum de conditions économiques est un fondement de l'exercice même la citoyenneté.

Je pense par ailleurs que nous ne devons pas penser les problèmes de la Sécurité sociale indépendamment de l'ensemble de la protection sociale. Ce que j'ai appelé la « démocratie providentielle » prend certes en compte les différentes branches de la Sécurité sociale, mais l'intervention de l'Etat consistant à redistribuer une part de la richesse collective de façon donner à tous les membres de la société des conditions d'existence aussi égales que possible, cette intervention s'étend à tous les domaines de la vie sociale. Nous avons ainsi non seulement un Etat-providence social, mais aussi un Etat-providence éducatif, un Etat-providence culturel, un Etat-providence sportif et, de plus en plus, un Etat-providence ethnique.

Mais les interventions croissantes de l'Etat-providence dans la protection sociale, entendue dans un sens très large, constituent un défi pour la citoyenneté politique définie il y a deux siècles, en ce qu'elles n'ont pas de limites évidentes car, à mesure que des besoins sont satisfaits, de nouveaux apparaissent. Ainsi, par exemple, du besoin de vacances à présent ressenti par tous - notion qui, à une époque qui paraît maintenant bien lointaine, n'avait pas de sens.

Si de nouveaux besoins apparaissent, c'est que ce qui est satisfait paraît évident, que les besoins d'autonomie sont toujours plus grands et que le progrès technique a, entre autres vertus, celle de donner une possibilité d'existence à des personnes qui n'auraient pas eu de besoins au cours des époques précédentes. Et l'intervention de l'Etat, outre qu'elle est croissante, est de plus en plus particulière : on décide d'une disposition générale, puis on constate qu'elle ne s'applique pas à certaines catégories de la population, si bien qu'on en décide une nouvelle, puis une autre, puis une autre... Dans le monde du social, une série de dispositions se superposent, qui visent d'abord des cibles puis, de proche en proche, s'élargissent aux populations qui n'ont pas été touchées par les mesures déjà prises. Les actions sont toujours plus particulières, pour s'appliquer à des populations elles-mêmes définies de manière toujours plus particulière. On l'a vu avec le revenu minimum d'insertion (RMI), dispositif initialement destiné à ceux qui avaient échappé au filet de tous les dispositifs précédents : on s'est rendu compte ensuite qu'il existait encore une population « infra-érémiste », pour laquelle l'Etat va sans doute devoir intervenir.

C'est ainsi que l'Etat social, en intervenant pour protéger les individus et égaliser autant que faire se peut leur condition, risque de remettre en cause un projet politique défini par la transcendance des particularismes et la formulation d'un intérêt général. Il en résulte une tension avec laquelle les démocraties doivent vivre, en combinant la liberté des citoyens et l'égalité, aussi grande que possible, de tous les citoyens. Ces deux projets définissant le projet démocratique lui-même, la voie est étroite. C'est évidemment le rôle des politiques de concilier des valeurs qui ne sont pas en harmonie immédiate, et c'est celui des citoyens de comprendre que la conjugaison de ces valeurs participant du projet démocratique, il convient d'essayer de limiter les effets pervers éventuels de l'intervention accrue de l'Etat social.

Je ne conclurai pas sans faire référence aux autres Etats-providence européens, puisque les Etats d'Europe se distinguent de ceux du reste du monde par l'ampleur des transferts opérés par les institutions de l'Etat-providence. On peut distinguer, à la suite de Gøsta Esping-Andersen, professeur de sociologie danois, quatre types d'Etat-providence. Le modèle libéral, celui de la Grande-Bretagne, consiste à intervenir auprès des plus pauvres, avec peu de redistribution entre ceux qui travaillent, car on considère que la meilleure façon de défendre les membres de la société est de leur donner du travail. Le modèle démocrate, celui des pays nordiques, se traduit par une très forte redistribution entre tous les membres de la société. Le modèle continental, celui de l'Allemagne et de la France, lie la protection sociale essentiellement au travail - avec, comme conséquence, les problèmes que l'on sait, compte tenu du taux de chômage observé depuis vingt-cinq ans. Le dernier modèle est celui des pays de l'Europe du Sud, caractérisé par un familialisme fort et une redistribution assez faible.

C'est dans les Etats-providence qui appliquent le modèle continental que la crise est la plus grave, et elle est plus grave en France qu'en Allemagne dans la mesure où, en France, la collaboration entre les syndicats et le patronat est particulièrement difficile.

J'ai mené une enquête aux Pays-Bas, l'un des pays d'Europe qui a réussi à corriger les effets pervers d'un Etat-providence qui entraînait une forte démobilisation au travail et où l'équilibre financier était complètement déstructuré par l'ampleur de la redistribution. Comment les Néerlandais ont-ils réussi la réforme ? J'ai constaté qu'il n'y a pas eu de « grand soir », mais des aménagements locaux, partiels et prudents. Il y a eu aussi une activité pédagogique collective intense, à laquelle ont pris part politiques et universitaires, au sein de groupes de réflexion dont les conclusions ont permis d'arrêter des décisions consensuelles au terme d'une concertation entre intellectuels, représentants syndicaux patronaux et ouvriers, et Gouvernement. Je livre cet exemple à la réflexion des Français, car c'est sans doute cet apprentissage collectif des réaménagements qui serait nécessaire si l'on veut sauver une protection sociale dont, qu'on le veuille ou non, la dimension économique ne peut être ignorée. On peut espérer qu'une modification des mœurs politiques en France permettra de sauver la protection sociale à laquelle nous sommes tous attachés.

M. Alain Etchegoyen : Le Plan a joué un rôle historique sous la direction de Pierre Massé, et encore lorsque Jacques Delors y a créé le service des affaires sociales. Ce n'est plus le cas, puisque la planification en France a pris fin avec le projet avorté de XIe Plan en 1993. Mais nous poursuivons des travaux prospectifs, et nous lancerons ainsi, à la fin du mois, le groupe de projet « Enée », qui se penchera sur le rôle de l'Etat en matière de protection sociale, rôle envisagé de manière systémique, en recollant les morceaux d'une réflexion jusqu'à présent éparse. Je ne dirai donc rien à ce sujet avant que ces travaux aient été menés à leur terme, sinon que le doute me semble nécessaire. Lorsqu'il s'agit de la protection sociale, le discours général me paraît en effet quelque peu fermé ou, pour mieux dire, de l'ordre du credo. Ne faut-il pas mettre en doute certains principes et vérifier qu'ils sont bien compris par les Français ? Car si l'on a raison de rattacher la Sécurité sociale à la trilogie républicaine - liberté, égalité, fraternité -, il existe une certaine manière de scander les valeurs sur laquelle on peut s'interroger.

L'efficacité d'un mot d'ordre récent - « la lutte contre l'insécurité sociale » -, qu'on le tienne pour un slogan ou pour une conviction, en dit long sur la force et la valeur de l'institution à laquelle il est fait allusion par la négation. Par ailleurs, l'assurance maladie continue de servir de métaphore paradigmatique à l'assurance chômage. On se rend compte, lors des discussions qui ont lieu au Plan avec les représentants du patronat, que les entreprises appréhendent les cotisations chômage de la même manière que les cotisations de l'assurance maladie : si je licencie, c'est que je suis malade - si bien que tout le monde paye les mêmes cotisations, que l'on crée des emplois ou que l'on en détruise. Ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, c'est le modèle assurantiel du bonus-malus qui prévaut ; aussi, chaque entreprise cotise en fonction des emplois qu'elle crée et non en fonction d'une métaphore de l'assurance maladie. Cette assimilation dit également la force du modèle de la Sécurité sociale dans tous les domaines de la vie sociale française.

Je suis également assez sceptique - mais Pierre Massé ne disait-il pas du commissariat au Plan qu'il devait être un lieu d'« indiscipline intellectuelle » ? - lorsque j'entends exalter notre modèle social : est-ce une telle évidence ? Certes, la Sécurité sociale est un outil déterminant de la cohésion sociale, et la situation serait pire si elle n'existait pas, mais elle n'entraîne pas à elle seule la cohésion sociale. La solidarité existe objectivement dans le dispositif, mais est-elle concrète ou abstraite ? Bien sûr, le fonctionnement du système est l'œuvre des élus, mais c'est une obligation imposée à tous et non un choix individuel ; il faut donc faire prendre conscience à chacun que ce système non choisi est un système de solidarité. Lors d'un colloque organisé il y a quelques années, j'ai entendu expliquer qu'il fallait passer de la notion d' « assujetti » à celle de « client » ; mais puisque nous sommes contraints de cotiser, cette assertion est tout à fait contestable.

L'universalité de la solidarité doit prendre corps dans le discours. Or, qu'en est-il ? Un nouveau discours s'élabore, fondamental, sur la responsabilité. Seulement, le terme « responsabilité » a un double usage, et un double usage contradictoire. Il n'est besoin que de parler de la « responsabilité de la dépense » ou de la « responsabilité du déficit » pour comprendre que la connotation n'est pas favorable, de même qu'être responsable de quelque chose, en termes juridiques, ce n'est jamais bien. Et lorsque la presse pose la question de savoir « qui est responsable », les choses se gâtent ; que l'on se rappelle ainsi la recherche de la responsabilité de l'accident survenu dans le tunnel du Mont Blanc, ou de l'affaire du sang contaminé. Mais il est vrai que je demandais moi-même à mes étudiants d'être responsables...

Cette ambiguïté traverse tous les discours politiques. De quelle responsabilité parle-t-on ? Le slogan choisi par une fédération de parents d'élèves dit bien les deux acceptions : « Si vous êtes des parents responsables, assurez-vous sur la responsabilité ! ». Pourtant, très souvent, dans le discours politique, seul ressort l'aspect négatif ; ainsi, quand on envisage un projet de loi relatif à la magistrature, on le fait sous l'angle du « Comment vont-ils payer leurs fautes ? » et non en soulignant l'aspect positif de l'action des magistrats dans la société française. De même, le débat sur l'avenir de la protection sociale suppose de préciser une notion dont la connotation actuelle est par trop négative.

On se paye aussi de mots lorsque l'on dit que la protection sociale devrait supprimer l'incertitude. Alors que les incertitudes augmentent, je ne vois pas du tout que la protection sociale ait vocation à cela. Il y a dans cette assertion une ambiguïté qui touche au double langage, car l'objet de la protection sociale est plutôt de réduire la vulnérabilité individuelle et collective à l'aléa.

Un dernier point m'inquiète : il semble qu'on ne puisse désormais tenir publiquement qu'un discours sécuritaire. La société française fait ainsi l'éloge répété de la sécurité civile, de la Sécurité sociale, et, d'une manière générale, de toutes les formes de sécurité, ce désir de sécurité atteignant jusqu'au patronat, qui prévoit pour les siens des « parachutes dorés »... Cet éloge tous azimuts, qui s'ancre pour une part dans la référence à la Sécurité sociale, fait oublier que la sécurité doit servir à faire prendre des risques - la « sécurisation des parcours professionnels » ne tend-elle pas à favoriser la mobilité ? Cette évolution est inquiétante en ce qu'elle révèle sur la capacité de notre société à entreprendre et à innover.

Mme Dominique Schnapper a rappelé que l'on est passé de la liberté individuelle naturelle à la liberté civile en gagnant progressivement en sécurité, mais qu'en contrepartie on perd en liberté. Il faut donc prendre garde à ce que cet échange ne soit pas excessif. La sécurité, qu'elle soit civile, sociale ou professionnelle, doit toujours avoir le même objectif : permettre d'avancer parce qu'on a l'esprit libre.

M. François Ewald : Toute l'ambiguïté réside dans la notion de risque. Le président Jean-Michel Dubernard nous a demandé si la Sécurité sociale réussit à protéger contre les risques de la vie. Or, elle n'a pas été conçue pour cela, mais pour protéger contre les risques sociaux. Je ne suis pas certain qu'il y ait identité entre ces risques, mais ce glissement n'est pas inintéressant.

La Sécurité sociale, telle qu'elle a été instituée en 1945, avait pour objectif la libération du besoin par la couverture des risques du salarié. L'ordonnance énumère les risques sociaux - vieillesse, maladie, accidents du travail, invalidité, décès, charges de famille - : il s'agit de ceux auxquels les salariés sont exposés et qui, lorsqu'ils se réalisent, les privent d'un revenu. C'est la perte d'un revenu, considéré par ailleurs comme acquis, que l'on garantit. L'assurance chômage sera créée beaucoup plus tard, lorsque Charles de Gaulle voudra mettre en œuvre des plans de transformation industrielle, telle la fermeture des mines, et pensera que cela ne peut se faire sans protéger les salariés qui seront privés de travail.

On est donc passé des risques sociaux aux risques de l'existence, et cette transformation est très importante.

La Sécurité sociale a-t-elle réussi ? Dans la sphère qu'elle s'était donnée, celle des risques sociaux, oui, et même davantage, car non seulement elle protège, mais elle a accrédité des principes certes formulés dans le préambule de la Constitution de 1946, mais auxquels nous sommes désormais liés. Il s'agit en premier lieu de la solidarité face à certains événements - une solidarité qui, aujourd'hui, dépasse largement les seuls risques sociaux, ce qui signifie que la Sécurité sociale accrédite des valeurs au-delà de son périmètre initial. Elle a par ailleurs introduit un autre principe fondamental, celui de l'équité dans l'accès aux soins. A ce sujet, m'exprimant devant M. Maxime Gremetz, je ne peux m'empêcher de noter que la formule choisie par M. Xavier Bertrand et M. Philippe Bas - « chacun y contribue selon ses capacités, chacun reçoit selon ses besoins » - pour exposer le principe de base de la Sécurité sociale est reprise du programme de Gotha de Marx et Engels... Je n'aurai donc pas la pudeur de Mme Dominique Schnapper : la démocratie sociale dont elle nous a parlé, c'est la réalisation du socialisme tel qu'on le rêvait au XIXe siècle...

Voilà pour la célébration du passé. Mais si l'on souhaite préparer l'avenir, il faut bien constater que la Sécurité sociale est dans une situation moins brillante. Ses difficultés tiennent à ce que les risques sociaux se sont profondément transformés et que, pendant longtemps, on a demandé aux institutions créées il y a soixante ans de couvrir des risques qui n'étaient plus les risques sociaux mais les risques de l'existence. C'est en quoi l'examen de la transformation des risques sociaux est importante : peut-être le projet a-t-il changé en cours de route.

Je prendrai pour exemple l'assurance vieillesse. Elle a, historiquement, été conçue de différentes manières. En premier lieu a prévalu la notion d'invalidité. Au XIXe siècle, on pense le problème du travailleur âgé qui, parce qu'il n'a plus la force de travailler, est condamné à la misère, et l'on s'interroge : quelqu'un qui a travaillé toute sa vie doit-il être abandonné à lui-même au moment où il n'en a plus la force ? Mais, lorsqu'en rédigeant la loi de 1910 sur les retraites ouvrières, la première loi d'assurance obligatoire, on fixe un âge à l'invalidité que l'on doit garantir, on le fixe à soixante-cinq ans, alors que l'espérance de vie moyenne à la naissance, à cette époque, pour un travailleur, était de quarante ans. Dans ce contexte, le fait de vivre jusqu'à soixante-cinq ans constitue en effet un risque, et l'on organise une protection pour ceux qui survivent au-delà de cet âge. La même conception - une couverture de survie à un âge donné - vaut en 1945, puisque l'on maintient l'âge de la retraite à soixante-cinq ans, âge que les travailleurs, en moyenne, n'atteignent toujours pas.

Les choses changent sous la présidence de François Mitterrand. En 1982, l'espérance de vie a augmenté, mais l'âge de la retraite est abaissé à soixante ans. On passe alors à une tout autre vision puisque depuis lors, toute personne, en France, a une espérance de vie supérieure à l'âge de la retraite. Autrement dit, on n'assure plus un risque, on garantit un revenu certain à un âge donné. Il n'y a plus de risque, et l'on est passé de l'idée de la protection contre un risque social à la garantie d'un mode de vie. Depuis lors, nous avons une vision limpide de notre vie, organisée en trois grandes étapes : une période de formation suivie d'une période de travail puis de la retraite, formation et retraite étant prises en charge collectivement. C'est une modification fondamentale qui explique pourquoi nous sommes très attachés à la protection sociale, devenue un mode d'organisation de notre vie selon une construction artificielle.

La récente loi sur les retraites a profondément modifié cette organisation du cycle de notre vie. Elle l'a remise en cause en introduisant une incertitude sur le moment où l'on prendra sa retraite, en obligeant à anticiper tous les événements de sa vie future et, aussi, en contraignant à anticiper dès son jeune âge les moyens de se couvrir patrimonialement. On est ainsi passé d'une grande lisibilité à une grande incertitude.

L'assurance maladie a vécu la même histoire. En 1946, elle couvrait essentiellement les arrêts de travail ; ce n'est qu'en 1958 que la part du budget de l'assurance maladie consacrée aux dépenses de soins va l'emporter. Mais si l'on s'en tient à la définition de la santé que donne l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - « l'état de bien-être » - on doit s'interroger : sommes-nous dans le cadre de la couverture d'un risque ou également dans l'organisation d'un mode de bien-être ? Là encore, les notions de base de la Sécurité sociale ont été profondément modifiées ; il s'agit à présent d'organiser solidairement des modes de vie. Dans le même temps, de nouveaux risques sont apparus, dont celui, qui apparaissait secondaire à l'origine, de ne pas avoir de revenus pour cause de chômage - ou d'une exclusion du marché du travail pouvant découler d'un handicap. Ce sont bien là les risques de l'existence et, avec l'institution du RMI, la Sécurité sociale a pris une autre direction. Au demeurant, il est intéressant de constater que l'on ne confie plus ces extensions de protection à la Sécurité sociale, qui les a rendues conceptuellement possibles, mais à des fonds ou à des assurances.

Il a été dit précédemment que les Français n'ont pas une conscience claire de ce qu'est la protection sociale à laquelle ils sont si attachés. Il est vrai qu'ils ont plutôt une attitude de consommateurs de droits. Dans le cadre européen, cette consommation de droits se fait de manière concurrentielle, comme on commence à le constater avec les frontaliers, et, le droit communautaire ayant imposé la garantie pour tous de la consommation de soins dans les autres pays de l'Union, on va peut-être voir se développer ce comportement - « Je vais chercher mes soins là où ils sont les meilleurs » - qui n'est pas forcément très solidaire.

En conclusion, sur le plan idéologique, le programme originel de la Sécurité sociale a été réalisé et au-delà. Chacun est attaché à cette promesse indéfinie de justice et de protection, mais il faut réfléchir au lien entre attachement et liberté. Mais c'est aussi un système où la socialisation absorbe la responsabilité. Je l'ai dit, la Sécurité sociale va bien au-delà de son programme initial et elle a beaucoup de mal à financer cet au-delà de plus en plus indéfinissable. L'aléa moral devient considérable car, à ce stade, la protection ne fait pas que protéger contre le risque, elle le crée puisque ceux qui sont protégés ont l'intérêt ou la facilité de faire apparaître le risque contre lequel ils sont couverts. Il est facile d'imaginer la situation de l'assurance maladie en disant simplement que si, demain, je décide d'être malade, j'irai consulter et qu'il suffira que le médecin dise « Oui, vous êtes malade » pour que la Sécurité sociale soit engagée.

Il faut replacer la Sécurité sociale dans une histoire beaucoup plus longue, celle de l'histoire des protections, de la société assurantielle. Et si la Sécurité sociale apporte à cette histoire des valeurs inestimables, cela ne signifie pas que les institutions et les techniques ne doivent pas être réexaminées.

M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire : Je remercie les orateurs et j'appelle les questions.

M. Maxime Gremetz : S'agissant du contexte historique, je rappelle que c'est bien le CNR, toutes tendances confondues, qui a décidé le principe de la Sécurité sociale. Nous - les communistes - y avons joué un grand rôle, mais nous ne revendiquons pas le monopole. Alors que le pays était dévasté par la guerre, la représentation nationale a décidé qu'il fallait créer une Sécurité sociale, fondée sur des principes que je rappellerai puisqu'ils ne l'ont pas tous été. Ce sont ceux du préambule de la Constitution de 1946 intégrés au préambule de la Constitution de la Ve République, qu'il n'est pas inutile de citer : « La nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. » Cela signifie qu'il ne s'agit pas seulement d'une protection, d'une assurance, mais de placer l'être humain au cœur de la société.

M. François Ewald : La nation s'y engage, mais cet engagement ne passe pas nécessairement par la Sécurité sociale.

M. Maxime Gremetz : Il fallait donc reconstruire un pays dévasté et, en même temps, il fallait conférer des droits. Le principe qui fonde la Sécurité sociale et le régime des retraites, c'est la solidarité entre les générations et non, seulement, la solidarité immédiate. Là est l'originalité du système français, fondé à la fois sur la solidarité intergénérationnelle et sur la création de richesses - ce pourquoi les cotisations sont payées. La Sécurité sociale n'est pas un cadeau, puisque les retraites sont payées par les prélèvements sociaux, et le système de 1945 avait fixé les cotisations salariales et patronales au même niveau, ce qui n'est plus exactement le cas.

Rien de tout cela n'a été dit mais, comme je suis prudent, j'ai apporté un fascicule qui récapitule les propositions d'avenir pour la Sécurité sociale élaborées par les parlementaires du groupe communiste et républicain. Je les résumerai de la manière la plus concise qui soit. Oui, il existe un avenir pour la Sécurité sociale ; non, le déficit n'est pas obligatoire ; oui, les dépenses de santé doivent augmenter, en raison de l'allongement de l'espérance de vie et du progrès technique. Ce fascicule, que je tiens à la disposition de tous, contient également les réformes du financement qui doivent être envisagées pour tenir compte des mutations sociales et de la montée du chômage.

M. Pierre-Louis Fagniez : Si, jusqu'en 1958, la Sécurité sociale se limitait plus ou moins au remboursement des accidents du travail, c'est-à-dire du manque à gagner, c'est qu'il n'y avait pratiquement aucune dépense de santé - très peu d'antibiotiques, et le peu de chirurgie que pratiquait alors le professeur Dubernard... Mais, depuis 1958, ces dépenses n'ont cessé d'augmenter. M. Michel Lagrave a exposé que M. Raymond Barre avait proposé de proportionner les remboursements à l'évolution du PIB. Toutefois, le président de la Cour des comptes, M. Philippe Seguin, lors de son audition sur les comptes de la Sécurité sociale, nous a dit que ce qui a été fait en 1946 ne pouvant évidemment être adapté à la situation actuelle, il convenait de préparer une « révolution » du financement des comptes sociaux, et qu'affecter à cette dépense une proportion du PIB serait un leurre car, la dépense augmentant inexorablement, il faudra faire des choix, qui ne pourront être dictés par notre PIB. Quels devraient être ces choix ?

M. Michel Lagrave : M. Raymond Barre n'avait pas dit que la dépense d'assurance maladie devrait être proportionnelle au PIB, mais que sa progression devrait suivre le PIB sans le dépasser. Cette option reste d'actualité : la dérive actuelle tient à ce que l'on fait coïncider dépenses de santé et dépenses d'assurance maladie, et que ces dernières progressent plus vite que la richesse nationale. C'est un fait, et c'est légitime. Il faudra donc, en effet, faire des choix. Comme il faut continuer de couvrir les gros risques et la population défavorisée, l'interrogation doit porter sur le petit risque : faut-il tout rembourser ? N'est-il pas concevable de différencier les tarifs de remboursement selon la nature du petit risque ? Pierre Nora et Jean-Charles Naouri, hommes de gauche, estimaient qu'il fallait exclure le petit risque du remboursement, mais Pierre Bérégovoy, dans l'action qu'il a mené lorsqu'il était Premier ministre (1992-1993), ne les a pas suivis. Pourtant, on sait que l'assurance maladie va s'enfoncer si l'on attend pour le faire.

M. François Ewald : Deux visions de ces choix sont possibles : à partir de l'offre ou à partir de la demande. Pour des raisons que l'on peut comprendre, la philosophie des réformes, depuis le plan Juppé (1995), est que l'on part de l'offre pour essayer d'organiser les choix, sur la base d'une utopie dite « le juste soin », le moment où la raison médicale rencontre la raison économique. De cette utopie qui perdure découle la création de dispositifs de plus en plus administratifs chargés de dépister les déficiences de la raison médicale ; c'est ainsi que l'on en vient au déremboursement de certains médicaments considérés comme insuffisamment efficaces. Mais pourquoi ne pas agir sur la base de la demande ? Le système actuel est fait pour qu'aucune demande collective ne puisse s'exprimer puisque, le consommateur étant individualisé, la demande est atomisée. On pourrait au contraire imaginer de mutualiser les demandes. Elles ne seront pas nécessairement excessives, ni homogènes, car tout le monde n'a pas le même rapport aux soins et n'est pas exposé au même type de maladie, et des arbitrages pourraient alors se faire. Mais c'est une autre vision des choses.

M. Alain Etchegoyen : Je suis surpris de l'étonnante difficulté à anticiper qui s'est manifestée en France, alors que les données démographiques sont parmi les plus simples à interpréter. Un gros effort de réflexion doit être fait sur l'avenir du financement des besoins du grand âge - ce que l'on appelle le cinquième risque. Le Plan a organisé la prospective des maisons de retraite. Il faudra définir ce qui sera financé, pourquoi et selon quel scénario ; déterminer le rôle de la famille ; établir comment parvenir à conserver la plus grande liberté de choix possible entre le maintien des personnes âgées à domicile et le placement en maisons de retraite ; réfléchir s'il convient de financer la nourriture quotidienne - que chacun prend de toute façon - ou les soins. Dans ce domaine aussi, il faut anticiper.

Le Plan a engagé, pour travailler sur ces questions et pour essayer de comprendre ce que seront demain la demande, les métiers et les besoins, des ethnologues spécialistes en particulier des aborigènes et des Dogons. Partir de choses plus simples devrait permettre une approche plus qualitative de ces sujets.

M. Jean Bardet : En tant que député de la famille gaulliste, je dirai à Maxime Gremetz que je suis fier que le général de Gaulle ait créé la Sécurité sociale, même si cela s'inscrivait en effet dans la continuité du Conseil national de la Résistance.

M. Maxime Gremetz : Vous oubliez Ambroise Croizat...

M. Jean Bardet : Non, pas plus que je n'oublie pas que c'est le parlement issu du Front populaire qui a donné les pleins pouvoirs à Pétain, lequel fut ensuite condamné à mort...

Quand quelqu'un inspire et quand quelqu'un fait, c'est celui qui fait qui est responsable.

Le gaullisme signifie-t-il la rupture ? Un débat est aujourd'hui engagé au sein de notre mouvement. J'en suis pour ma part convaincu : il l'a montré en 1940, en 1958 et en 1968. Aujourd'hui une autre rupture est indispensable pour la Sécurité sociale car ce qui avait été fait en 1945 ne peut être transposé en l'état en 2005 : à l'époque, la retraite était à soixante-cinq ans et l'espérance de vie à 67 ans ; aujourd'hui on part à la retraite à soixante ans et l'espérance de vie des femmes atteint quatre-vingt-quatre ans. De plus, en 1945, la Sécurité sociale avait été créée pour les travailleurs salariés. Il s'agissait donc d'un système bismarckien. Aujourd'hui, elle a été étendue à d'autres groupes et elle est financée à la fois par les cotisations et par l'impôt. Il s'agit donc d'un système mixte, à la fois bismarckien et « beveridgien ».

Par ailleurs, on parle de « déficit » de la Sécurité sociale, or il ne s'agit pas d'une entreprise commerciale, pour laquelle on détermine le bénéfice ou le déficit en mettant en balance les entrées et les dépenses, mais d'un service. Celui-ci a certes des entrées et des dépenses, mais elles ne peuvent être maîtrisées, car les premières dépendent du taux de chômage et les secondes de l'ONDAM - qui n'est pas une obligation mais un objectif. On peut donc simplement considérer que les prévisions d'entrées et de dépenses ne coïncident pas. Parle-t-on du déficit de l'armée ou de l'éducation nationale ?

L'augmentation des sorties est liée à l'allongement de l'espérance de vie - sur lequel personne ne veut revenir -, à l'augmentation des dépenses de santé - en tant que médecin, j'ai tendance à penser que les deux sont liés - et enfin à la gabegie. Tous les gouvernements depuis vingt ans s'attaquent à cette dernière en pensant qu'il suffit de résoudre ce problème pour effacer les deux autres, par un effet d'enchantement. Pensez-vous que c'est uniquement en luttant contre les abus qu'on parviendra à freiner à long terme l'augmentation des dépenses de la Sécurité sociale ?

Mme Dominique Schnapper : Vous dites qu'on ne peut pas parler de déficit de la Sécurité sociale car il ne s'agit pas d'une entreprise. Mais il y a quand même bien un problème politique qui est de savoir la part des ressources publiques qu'on veut consacrer aux dépenses de santé. Et nous savons bien que ces dernières sont surtout en faveur des vieux. Consacrer les ressources publiques aux générations les plus âgées relève bien d'un choix politique capital.

Vous considérez qu'il faut une rupture et il est vrai, nous l'avons tous dit de façons différentes, que les conditions ont profondément changé entre 1945 et aujourd'hui. D'ailleurs les pays européens se différencient en fonction de leur capacité à réformer. La France n'est sans doute pas la plus à l'aise dans cet exercice, elle qui se tourne ans plus volontiers vers la rupture et la révolution que vers les transformations en douceur. Mais, avant toute réforme, la première étape consiste à dire comment, collectivement, on décide ce qu'on consacre à la santé et à l'allongement de l'espérance de vie. C'est ce débat collectif qu'il faudrait avoir.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet : On a beaucoup parlé de la Sécurité sociale en général, mais on a peu distingué entre les différentes branches. Pour ma part je suis troublée que l'on accepte qu'une branche finance les autres. Avez-vous un commentaire à faire ce propos, ou considérez-vous que ce sujet est accessoire ?

M. Alain Etchegoyen : Ce sujet est au cœur de ce que prépare actuellement le Plan sur la protection sociale en général. Les équilibres, les transferts de branche à branche sont à traiter en priorité. Mais je ne veux pas dire n'importe quoi sur le sujet. Il faut y travailler assez pour pouvoir anticiper. Et c'est aussi lié à d'autres problèmes. Plusieurs intervenants ont rappelé le lien entre Sécurité sociale et travail ; nous allons aussi être de plus en plus amenés à réfléchir sur la protection sociale et l'évolution des modes de vie.

M. Patrick Ollier, président de la commission des  affaires économiques, de l'environnement et du territoire : Si le Plan, qui est quand même censé faire de la prospective, exige de s'appuyer sur des bases solides, on imagine dans quelle difficulté nous sommes, nous parlementaires, quand nous devons prendre des décisions...

M. Alain Etchegoyen : Nous sommes là pour répondre dans l'urgence sur le long terme, c'est-à-dire pour indiquer que telle ou telle décision prise aujourd'hui se situe dans tel ou tel scénario à quinze ans.

M. François Ewald : Cette question et lancinante dans l'histoire de la Sécurité sociale, parce que cette dernière a changé de philosophie selon les époques. Dans la vision d'origine de Pierre Laroque, il s'agissait d'une caisse unique qui couvrait l'ensemble des besoins, et la question de la compensation ne se posait même pas puisqu'elle était inscrite dans l'ordre des choses. C'est la réforme de 1967 qui a introduit l'idée qu'il fallait séparer les risques. Mais dans ce cas, on ne pouvait plus tout à fait parler de Sécurité sociale. D'ailleurs, aujourd'hui, le public confond la Sécurité sociale avec une de ses branches, l'assurance-maladie. En fait, on a une vision de la protection avec des dispositifs très différents pour chacun des risques. Or, dans l'histoire de l'assurance, la règle fondamentale est celle de la division des risques et non de la protection globale, parce que, derrière, la vision essentielle est celle de la responsabilité.

Quand on a créé le système, un des principaux problèmes était l'imprévoyance des institutions de prévoyance : comment faire en sorte qu'elles ne s'engagent pas au-delà de ce qu'elles pouvaient ?

Le Conseil constitutionnel a récemment rendu une décision sur la possibilité de reporter la dette d'une génération sur l'autre. Pour ma part, je propose d'introduire dans la Constitution un principe de précaution sociale, en vertu duquel il faudrait que les comptes de la Sécurité sociale soient organisés de telle manière qu'on n'engage jamais les choix des générations futures.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet : Je suis heureuse d'entendre que vous vous ralliez au principe de précaution. Vous trouverez dans la charte de l'environnement, que vous avez tellement décriée, des choses intéressantes sur les générations futures...

Mme Dominique Schnapper : Ce qui me paraît poser problème dans les transferts de branche à branche, c'est qu'ils sont présentés de manière technique et opaque alors qu'il s'agit de grands choix politiques de gestion de la Sécurité sociale, qui devraient être discutés : faire passer des fonds de la branche famille à la branche santé, cela veut dire faire le choix des vieux aux dépens des jeunes.

M. Michel Lagrave : Il y a deux choses différentes, le financement et la trésorerie. Le financement, ce sont les réformes de 1967, c'est-à-dire que chaque branche est autonome et doit s'équilibrer. La trésorerie, elle, est commune et on a ainsi l'illusion qu'il y a une sorte de compensation de branche à branche. C'est de là que vient l'ambiguïté. À l'origine, Pierre Laroque avait évacué le problème en créant une caisse unique sans compensation entre tous les risques.

Du point de vue du financement, il y a un déficit cumulé de plus en plus important et il faut bien le combler, ce qu'on fait par la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) qui, censée être limitée dans le temps, a sans cesse été prolongée. On va ainsi en arriver à rejeter la dette sociale de notre génération sur les jeunes. Et le pacte social pourrait bien s'effondrer alors, si les jeunes refusent de subir les conséquences de l'irresponsabilité de la génération précédente.

M. Pierre Hellier : Alors que la création de la Sécurité sociale était une révolution, je suis frappé par la modestie du titre du Figaro que M. Michel Lagrave nous a rapporté : « Les assurances sociales seront réorganisées »...

M. Alain Etchegoyen a évoqué le cinquième risque et, puisqu'on parle de précaution, j'aimerais savoir ce qu'il prévoit pour le grand âge, en particulier pour la maladie d'Alzheimer. À l'heure actuelle, on continue à créer, pour les patients qui en sont atteints, de petites structures accolées aux maisons de retraite mais, dans la mesure où quatre personnes sur cinq qui entrent en maison de retraite ont un problème lié à cette maladie, on commence à se demander s'il ne faudrait pas faire l'inverse, c'est-à-dire avoir une grande structure dédiée au traitement des malades d'Alzheimer et une petite maison de retraite à côté. Cela aurait bien sûr des conséquences en termes d'architecture et d'équipements, et il convient donc d'avoir une réflexion prospective en la matière

M. Alain Etchegoyen : Avec notre programme consacré à la gestion de la fin de vie, nous sommes bien évidemment confrontés à Alzheimer et nous sommes effectivement amenés à travailler sur l'organisation des maisons de retraite. Un des ethnologues dont je parlais étudie précisément ces questions.

On voit bien là qu'il ne suffit pas de calculer les dépenses à venir mais qu'il faut aussi s'intéresser à la façon dont on va vivre demain. Tous les pays ne sont pas confrontés au même problème : en Europe du Sud le vieillissement est davantage géré au sein des familles. Tel n'est pas le cas en France. Cela ne tient pas seulement à l'individualisme, mais aussi tout simplement à nos modes de vie, en particulier à la plus grande mobilité des personnes.

Pour Alzheimer, sans doute faudra-t-il falloir que l'on sorte du système de Sécurité sociale et que chacun, préparant le grand âge, utilise ses propres ressources pour financer ces investissements très importants.

C'est une question que nous étudions conjointement avec l'INSERM, car elle est liée à la médicalisation et aux modes de vie.

Le président Jean-Michel Dubernard : L'Office parlementaire d'évaluation des politiques de santé (OPEPS) a fait aussi un excellent travail sur la maladie d'Alzheimer et je regrette que Cécile Gallez, qui est l'auteur du rapport de l'office sur ce sujet, ait été empêchée de se joindre à nous ce matin.

J'avoue être un peu déçu par les réponses que j'ai entendues que ce matin, en particulier par les vôtres, Monsieur le commissaire au Plan, qui êtes pourtant l'homme de la prospective. Je souhaite donc revenir sur trois questions.

Tout d'abord, je n'ai pas entendu de réponse à celle que j'avais posée sur l'impact de l'intégration européenne sur notre Sécurité sociale. J'ai cru que Mme Dominique Schnapper allait répondre quand elle a présenté les quatre systèmes qui coexistent en Europe, mais elle n'a pas dit si elle pensait que l'un d'eux allait s'imposer ou si on allait harmoniser les quatre.

Ensuite, M. François Ewald a commencé à parler du principe de l'assurance qui s'écroule quand le risque devient une quasi-certitude, de l'altération de la solidarité entre les générations à cause de la perception qu'on a de la réciprocité. Pensez-vous qu'on pourrait aller jusqu'à la rupture, voire jusqu'à une guerre entre les générations ?

Enfin, prend-on aujourd'hui suffisamment compte l'effet des différentes formes de prestations sur le fonctionnement de la famille ? Ne valorisons-nous pas à l'excès le principe du paternalisme d'Etat, que Mme Catherine Labrusse-Riou, professeur de droit à l'université Paris I- Panthéon Sorbonne, dénonçait il y a quelque temps ? Mme Élisabeth Guigou a pour sa part défendu, à un moment, l'idée d'une allocation d'autonomie pour les jeunes, au détriment des allocations familiales, parce que, disait-elle, « il est important que les jeunes aient les moyens d'être autonomes, notamment vis-à-vis de leur propre famille », que vous inspire cette idée ?

Mme Dominique Schnapper : Si les principes et les valeurs sont communs, il y a de telles différences dans l'organisation de l'Etat-providence, qui relève dans chaque pays d'une histoire particulière - qu'il s'agisse des relations entre l'Etat et les pouvoirs locaux, entre l'Etat et le marché, ou entre l'Etat et les familles - que j'imagine mal la construction européenne avoir, dans les quinze ans à venir, surtout compte tenu de la crise actuelle, un grand impact sur l'organisation de la protection sociale dans les différents pays. Elle est, plus que toute autre dimension de l'action de l'Etat, insérée dans les institutions et dans les structures sociales de chaque pays.

S'agissant de la rupture entre les générations, nous savons tous que nous sommes en train de laisser à nos enfants et à nos petits-enfants une dette qui, du point de vue moral, est tout à fait scandaleuse, puisque nous n'assumons pas les conséquences des décisions que nous prenons collectivement. Y aura-t-il rupture ? Les jeunes se révolteront-t-il contre ce comportement indéfendable ? Je pense que nous posons une bombe qui aurait quelque justification à éclater.

L'ensemble de la politique sociale a eu pour effet d'individualiser les membres de la famille. La logique de la protection sociale avancée repose sur les droits des individus et non de la famille par rapport à l'Etat.

C'est ce que l'on voit dans les pays sociaux-démocrates : ainsi, les jeunes Danois acquièrent très tôt des droits individuels, ce qui se fait aux dépens du collectif. Mais les pays qui n'ont pas poussé aussi loin la social-démocratie résistent à ce modèle. C'est pourquoi je crois plutôt au maintien des spécificités nationales dans ce domaine.

M. François Ewald : La Sécurité sociale est une institution essentiellement politique, et la forme qu'elle a prise à la Libération traduit les rapports de force politiques et sociaux de l'époque. C'est pourquoi il me paraît difficile de faire de la prospective sur les problèmes politiques que l'on cherchera à résoudre grâce à des institutions telles que la Sécurité sociale, car on ne sait pas quels événements sont susceptibles de bouleverser la donne. Mais comme la question est d'ordre politique, il est de la responsabilité de ceux qui gèrent la Sécurité sociale de créer des institutions politiques. Ainsi, Pierre Laroque aurait pu, en 1945, poursuivre ce qui se faisait dans le cadre de l'assurance sociale en renforçant la mutualité, mais il a fait un autre choix, celui de confier la gestion du système aux partenaires sociaux.

Je pense que la Sécurité sociale a maintenant un effet destructeur sur les institutions sociales. Aujourd'hui, toute réforme est l'occasion d'un surcroît d'administration qui met le système en crise et qui prolifère sur la gestion de la crise. Or, plus il y a d'administration, moins il y a de social. Les politiques doivent se demander si les difficultés que connaissent les systèmes de protection ne pourraient être l'occasion de recréer des institutions à travers lesquelles les gens peuvent se prendre en charge eux-mêmes. Cela pose la question de la famille, la première institution chargée de porter les risques de l'existence. Il faut y réfléchir. On parle beaucoup, en ce moment, des différentes formes de mariage, mais c'est une question différente de savoir ce qu'il faut confier à la famille. Or, cette dimension est absente de vos débats actuels, qui sont très administratifs. En ce moment, le législateur crée un système dans lequel il y a de plus en plus d'Etat et d'individu, et de moins en moins de social et d'institutions. Est-ce là votre vision de la France de demain ? Pensez-vous qu'elle sera gouvernable ? Je n'en suis pas sûr, et je ne pense pas que cette philosophie soit très intéressante.

Vous avez créé une anthropologie nouvelle : des individus dépendants, que vous tenez et qui vous tiennent, mais c'est une dépendance formidable car elle se fait au travers de l'exercice de droits, dans une obscurité confortable où tout est remis à plus tard. Peut-on craindre une révolution des jeunes générations ? Mais, à l'heure de la mondialisation, comme le disait le philosophe Albert Hirschmann, on ne se révolte pas par l'affrontement, on s'en va. S'en aller, c'est délocaliser, mais ce qui est aussi très préoccupant, c'est le nombre de jeunes, parmi les meilleurs, qui quittent la France. Ceux qui restent ne se révolteront probablement pas contre leurs parents, mais l'on peut craindre une révolte politique qui entraînera une configuration politique nouvelle que personne n'est capable d'imaginer aujourd'hui.

M. Michel Lagrave : Je partage l'avis exprimé par Mme Dominique Schnapper, selon qui la Sécurité sociale est l'affaire de chaque Etat membre et ne peut être européenne car elle est le reflet de chaque société. Voilà pourquoi il n'y aura pas de modèle social européen à terme. A mon sens, ce ne serait d'ailleurs pas souhaitable pour la France, car ce serait un modèle moyen qui constituerait une régression. En revanche, il faut étudier la convergence des objectifs pour éviter de trop grands écarts entre les Etats membres. On a vu, avec l'Espagne et l'Irlande particulièrement, que l'intégration à l'Union européenne est facteur de progrès économique et social.

Pour ce qui est de la famille, prenons garde au paternalisme d'Etat. Dans Pour le meilleur et sans le pire, la sociologue Evelyne Sullerot dit se méfier de « l'Etat-père ». Elle souligne qu'il faut éviter de trop déléguer la fonction familiale aux travailleurs sociaux et se prononce en faveur d'une politique familiale centrée sur l'enfant, quelle que soit la configuration des familles.

S'agissant de la rupture entre les générations, je note que, certes, des jeunes quittent notre pays, mais qu'en général ils reviennent. Il faudrait, selon moi, habituer les enfants à la notion de Sécurité sociale dès l'école primaire. Pour avoir eu l'occasion d'intervenir dans une école, j'ai constaté que des enfants de sept ans comprennent déjà très bien de quoi il s'agit. Il faut faire intégrer la notion de solidarité dès l'enfance et, a fortiori, la rappeler lors des études supérieures ; or, je suis frappé de constater que les étudiants en droit ne choisissent que très rarement le droit de la Sécurité sociale et que les étudiants en médecine en ignorent tout. Il serait bon de faire au moins lire à tous les étudiants en droit, en médecine et en pharmacie, sans exception, l'exposé des motifs de l'ordonnance de 1945, par ailleurs écrit dans un français superbe.

Le président Jean-Michel Dubernard : C'est une bonne suggestion, mais la barque des étudiants en médecine est déjà bien chargée...

M. Michel Andrieu, délégué général et porte-parole de l'Association nationale des professionnels et acteurs de l'action sociale (ANPASE) : Nous redoutons les conséquences du manque d'investissement en faveur de la protection de l'enfance, alors que le nombre d'enfants maltraités ne cesse de croître. Il faudrait en renforcer les moyens, mais les politiques se trouvent confrontés aux besoins d'une population d'électeurs vieillissants.

Mme Dominique Schnapper : Je ne peux me prononcer sur ce point mais, de manière générale, je m'interroge toujours quand des besoins s'expriment : s'agit-il de besoins nouveaux - et, dans ce cas, faut-il renforcer la protection de l'enfance ? - ou de choses qui étaient tues dans le passé et qui maintenant sont dites ?

M. Michel Régereau, président de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés : Je pense, comme Mme Dominique Schnapper, que le sujet politique principal dont il faudrait débattre à l'occasion de l'examen du PLFSS est la définition de la part de la richesse nationale qui doit être mutualisée et redistribuée - et dans quelle proportion à chacune des branches. Plus largement, le débat devrait conduire à définir quelle part du budget de l'Etat on souhaite affecter à la défense, à la police, à l'éducation, à la recherche, aux infrastructures...

J'observe d'autre part qu'il existe de très grandes différences entre les branches. Pour les retraites, on peut dire que c'est l'Etat qui signe le chèque. Il en allait de même pour la branche famille, mais le contexte économique joue, qui fait s'accroître le nombre des allocataires du RMI, et la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) intervient désormais aussi hors du strict domaine de la famille. Pour l'assurance maladie, ce sont les malades et les professionnels de santé qui signent le chèque, ce qui rend la régulation très complexe. Or, l'allongement de l'espérance de vie, l'évolution des techniques et celle du niveau de vie et du niveau culturel sont autant de facteurs qui poussent à la dépense. Une réflexion s'impose donc sur la dépense, sans quoi ce sont les usagers les plus aisés qui se serviront du système. On risque aussi des ruptures graves dans l'accès aux soins et dans la permanence des soins selon que l'on habite en ville à proximité d'un centre hospitalier universitaire (CHU) ou à la campagne, si l'on ne parvient pas à concilier le principe de l'égalité d'accès, auquel le Conseil constitutionnel est très attentif, et celui de la liberté d'installation et de prescription.

Chacun doit se sentir davantage responsable et se dire que si la santé n'a pas de prix, les soins ont un coût, et que chaque euro dépensé doit l'être à bon escient. C'est pourquoi l'assurance maladie s'attache à éliminer tout ce qui fait double emploi, à améliorer la coordination des soins et à s'assurer que les prescriptions sont faites à juste titre. Voilà ce qui explique les parcours de soin, le dossier médical personnalisé et l'incitation à la prescription de médicaments génériques. J'attends d'ailleurs beaucoup des référentiels de la Haute Autorité de santé, dont j'estime qu'ils devraient faire l'objet d'un débat public. S'agissant plus particulièrement du déremboursement des médicaments à service médical rendu insuffisant, il faut élever le débat. Au lieu de se limiter à dire que c'est une source d'économie, mieux vaudrait poser la question en ces termes : faut-il continuer à consacrer les ressources à ces produits ou privilégier la recherche sur de nouvelles molécules permettant de lutter contre le cancer ? En somme, le débat sur le PLFSS devrait être aussi un débat d'orientation politique.

M. Jean-Claude Régi, président de la Fédération des médecins de France : La notion de déficit de la Sécurité sociale, évoquée par tous les orateurs, ne laisse de me surprendre ; la santé n'est-elle pas un service public ? C'est un rêve de penser que l'on parviendra à maîtriser les coûts uniquement par les mesures, certes nécessaires, qui sont mises en œuvre, alors que les dépenses d'assurance maladie iront inévitablement croissant. La réflexion de fond doit porter sur le financement, car l'on ne peut tabler seulement sur la chasse au gaspillage. Une vision nouvelle est indispensable car, pour l'heure, les médecins ont le sentiment d'être désignés comme des boucs émissaires quand bien même ils font leur métier, pour la plupart, de façon responsable. En axant le débat sur le déficit, on fait d'eux des parias.

Le président Jean-Michel Dubernard : Il était intéressant d'entendre le point de vue d'un syndicaliste médical de poids. Il est vrai que l'on a tendance chercher des boucs émissaires, que ne doivent être ni les malades, ni les médecins, car cela n'a pas lieu d'être.

M. Patrick Ollier, président  de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire : Il me revient de conclure cette table ronde, ce que je ne ferai pas sans souligner qu'avec la Sécurité sociale, on touche à un sujet fondamental car il ne s'agit pas seulement d'arithmétique : c'est aussi une conception de la société qui est en jeu. En signant l'ordonnance du 4 octobre 1945, le général de Gaulle a voulu inscrire dans les textes l'unité retrouvée des Français, qui devaient se regrouper pour participer à la reconstruction « dans la sécurité et dans la dignité », selon les mots qu'il avait prononcés au Palais de Chaillot le 12 septembre 1944. C'est bien un projet de société qui était ainsi ébauché, et l'on peut penser que la conception française de la Sécurité sociale, qui combine responsabilité collective et responsabilité individuelle, permet à la « passion pour l'égalité », ce moteur de la démocratie dont parlait Tocqueville, de mieux s'exercer.

L'étape de 1945 a été suivie d'autres, et j'estime celle de 1967 très importante. Le pays profitant à plein des « trente glorieuses », le général de Gaulle a voulu que les Français accèdent au confort d'une protection sociale généreuse et généralisée. La création des trois caisses répondait au souci d'identification des risques évoqué au cours de cette table ronde et la création de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) a permis de centraliser les prélèvements. Certes, il y a eu des lacunes dans l'unification, puisque l'on a laissé perdure des caisses et des régimes spéciaux - ce qui fut un tort, car ils ont contribué à ce que le système atteigne ses limites -, mais l'idée fondatrice est restée dans les têtes, et la France perdrait son âme si la Sécurité sociale issue du CNR et voulue par le général de Gaulle était remise en cause. Il faut donc préserver le système social français, mais il faut aussi l'améliorer. Le principe de solidarité qui le sous-tend conforte le lien entre tous les membres de la communauté nationale : les célibataires font un effort en faveur des familles, les bien-portants cotisent pour les malades et les jeunes pour leurs aînés. Cet ensemble constitue la solidarité nationale à laquelle nous sommes tous attachés, mais il reste à savoir où placer le curseur au moment où cette part symbolique de l'unité de la nation française connaît des difficultés et où le déficit récurrent des comptes sociaux nous préoccupe.

Je rappelle qu'un déficit n'est pas forcément un handicap pour une économie. N'oublions pas que, financé par l'emprunt depuis 1996, grâce à la création de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES), ce déficit contribue d'ailleurs à soutenir la consommation dans les périodes basses de la conjoncture et donc à préserver l'emploi. Il ne faudrait donc pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Il ne faut pas oublier non plus l'importance de l'investissement dans le capital humain : l'égalité d'accès aux soins, l'assurance de pouvoir bénéficier d'un soutien financier à la retraite et en cas d'accident améliorent la force de travail et ont des effets positifs sur la productivité.

A l'inverse, des déficits trop fréquents et trop importants peuvent provoquer l'inquiétude légitime de la population et l'amener à constituer une épargne de précaution qui freine la consommation.

Il faut préserver cet acquis. La sauvegarde de la Sécurité sociale est, pour nous gaullistes, une question cruciale et complexe. Notre gouvernement ne l'a pas esquivée depuis 2002 : il a eu le courage engager la réforme des retraites avec la loi du 21 août 2003, et la réforme de l'assurance-maladie avec la loi du 13 août 2004. À son actif figurent aussi la loi relative à la solidarité pour l'autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées du 30 juin 2004 et la loi handicap du 11 février 2005. Enfin, la loi organique du 2 août 2005 est venue rénover en profondeur la présentation et le contenu des lois de financement de la Sécurité sociale. Un travail important a été accompli et nous sommes sur la bonne voie.

Les difficultés auxquelles la Sécurité sociale est confrontée ont des causes multiples, M. Alain Etchegoyen l'a bien relevé. Je veux pour ma part faire le lien entre ce qui pose problème aujourd'hui et une histoire à laquelle nous sommes attachés. C'est ainsi que nous devrions être capables, dans un débat apaisé, de faire des choix pour préserver le système.

Deux de ces difficultés me paraissent essentielles parce qu'elles mettent en cause des mécanismes économiques : la tendance spontanée à l'augmentation de la demande de soins et le vieillissement. Elles sont de nature différente, même si elles peuvent interagir. La première relève des comportements induits par les incitations économiques et elle peut donc en théorie être maîtrisée, comme le montrent les premiers succès de l'action engagée depuis le début de l'année, et les médecins nous y ont bien aidés. La seconde relève de l'évolution d'une réalité objective et incontournable et appelle donc plutôt des ajustements institutionnels, que nous appelons de nos vœux.

Notre choix collectif de société a été d'organiser la protection de la santé sur la base d'une médecine libérale, et nous sommes de ce fait exposés aux contreparties des avantages de ce système. Nous évitons les listes d'attente des traitements de masse de la médecine administrée, qui reste encore la base du système outre-Manche, hérité de Beveridge. Mais le contrôle de notre système est pratiquement impossible du fait de ce que la théorie économique moderne appelle une « asymétrie d'information » : seul le médecin connaît vraiment l'état du malade - il faut donc lui faire confiance -, et aucune information autre qu'une contre-expertise ne peut fonder la contestation d'une prescription.

Pour cette raison fondamentale, la maîtrise de la dépense de santé ne peut passer que par deux moyens, tous deux mis en œuvre depuis la loi du 13 août 2004. Le premier est une participation du monde médical au contrôle, et il semble qu'en ce domaine les accords passés avec les organisations professionnelles aient porté leurs fruits puisqu'on observe une nette inflexion du volume des consultations et des prescriptions en 2005. Le second moyen est l'introduction d'une dose de régulation administrée et l'instauration d'un passage obligé par le médecin traitant, déjà accepté par plus de 31 millions de Français.

Mais il est une autre dimension de la régulation administrée qu'il conviendrait peut-être d'explorer plus avant : celle qui consiste à encourager une meilleure répartition des praticiens sur le territoire. C'est un sujet qui me préoccupe beaucoup, en tant que président d'une commission qui est aussi celle du « territoire ». En effet, les populations rurales se plaignent des difficultés d'accès aux soins, tandis que la concurrence des prescripteurs en milieu urbain les pousse à multiplier les actes pour préserver leur existence même. On peut donc se demander si une action publique en faveur d'une répartition plus homogène des professions de santé ne serait pas aujourd'hui nécessaire. Si on ne prend pas en compte la nécessité de faire face à cette fracture territoriale, on va au-devant d'une catastrophe dont on ne mesure pas encore les conséquences. Déjà, la loi du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux a commencé à apporter une réponse, modeste mais nécessaire, afin de favoriser l'installation des médecins dans les zones déficitaires. Le projet de loi de financement va étendre cette mesure aux remplacements. Je me réjouis de ces avancées mais je pense qu'il faut aller plus loin et je souhaite que nous y réfléchissions, au sein d'une mission commune avec la commission des affaires sociales.

L'autre grand moteur économique de l'augmentation des charges de la Sécurité sociale est le vieillissement. La difficulté est irrémédiable car elle est de nature mécanique : un régime de retraite par répartition finance les pensions courantes avec le produit des cotisations courantes et il est donc confronté à de grandes difficultés lorsque le nombre des retraités est supérieur à celui des actifs. Seuls les ajustements institutionnels peuvent permettent de maintenir le schéma d'ensemble, au prix d'un sacrifice qui doit être réparti entre l'ensemble des acteurs concernés, en agissant sur trois paramètres principaux : le taux de cotisation, la durée de cotisation et le montant des prestations.

La loi du 21 août 2003 a repoussé la condition d'éligibilité à 42 ans à l'horizon 2020, tout en donnant des garanties aux salariés les plus modestes, en prenant en compte les très longues durées de carrière et en améliorant la condition des conjoints survivants. Mais je considère qu'il faut aborder le problème de l'âge de la retraite avec les yeux ouverts : on ne peut se contenter d'attendre la catastrophe imminente qui nous guette sans avoir le courage de prendre des décisions que les échéances électorales repoussent sans cesse.

Pour moi, on ne peut en même temps jouir des effets bénéfiques d'une politique de santé qui prolonge sans cesse l'espérance de vie et partir de plus en plus tôt à la retraite. Il faut rompre avec ce schéma !

Nous sommes capables de générosité, nous sommes soucieux de mener une politique sociale juste, équilibrée, qui prenne en compte les intérêts de chacun. Mais nous avons aussi conscience des réalités : plus l'espérance de vie augmente, plus il est logique qu'on puisse travailler plus longtemps pour arriver à cotiser suffisamment. Je pense donc qu'il faut repousser l'âge de départ à la retraite et laisser à ceux qui le souhaitent la liberté de travailler plus longtemps, de telle sorte qu'ils aient des revenus supérieurs mais aussi qu'ils participent à cette solidarité qui est en train d'être remise en cause.

Il conviendrait non seulement d'encourager les différentes formes d'épargne retraite, mais aussi de réfléchir à la mise en place de fonds de pension à la française qui nous permettraient également d'intervenir davantage dans le domaine de l'économie, ce dont un certain nombre d'affaires - qu'il s'agisse de Danone ou de Péchiney-Alcan - nous rappelle régulièrement la nécessité. J'ajoute que l'introduction d'une part de capitalisation dans notre système de retraite ne serait pas de nature à remettre en cause notre modèle social.

M. François Ewald a dit en substance que la Sécurité sociale, c'était la célébration du socialisme. Mais dans ce cas nous sommes tous socialistes... En tout cas, nous voulons tous faire du social et c'est une dimension très forte du gaullisme comme du projet de société dont nous sommes porteurs autour des idées d'association du capital et du travail, de participation, de gouvernance des entreprises.

Ce colloque s'inscrit donc aussi dans la perspective de ce projet, imaginé par Charles de Gaulle au XXe siècle, qui n'a pas encore été mis en œuvre et dans la quête duquel nous restons engagés.

Une société a besoin de repères. Nous, parlementaires, n'avons pas seulement pour mission d'adopter des textes techniques ou de superposer des couches et des couches de lois, qui alourdissent la vie de nos concitoyens, nous avons aussi vocation à construire ces repères, à préparer l'avenir.

Dans une histoire qui a commencé avec les ordonnances de 1945, nous sommes aujourd'hui à une étape importante et nous devons absolument faire entendre notre voix et nos préoccupations sociales. C'est ainsi, avec nos idées, avec notre volonté, que nous préparons l'avenir.

Le président Jean-Michel Dubernard : Je remercie chaleureusement tous les intervenants et tous les participants à cette table ronde.


© Assemblée nationale