COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 13

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 16 novembre 2004
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Simon Serfaty, chercheur au centre d'études internationales et stratégiques à Washington,     sur les relations entre les Etats-Unis et l'Europe



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Audition de M. Simon Serfaty, chercheur au centre d'études internationales et stratégiques à Washington

Le Président Edouard Balladur a accueilli M. Simon Serfaty, chercheur au centre d'études internationales et stratégiques à Washington et spécialiste des relations transatlantiques, en saluant sa réputation et sa compétence. Il a jugé que la venue de M. Serfaty intervenait à un moment propice, alors que le département d'Etat changeait de titulaire. Tout en s'interrogeant sur le fait de savoir si cette décision laissait augurer d'un changement sensible de la politique étrangère américaine, ou, au contraire, conduirait à une accentuation de la politique suivie jusqu'alors, il a demandé à M. Simon Serfaty si une évolution positive des relations transatlantiques était envisageable, quelles initiatives il fallait prendre de part et d'autre et quelles nouvelles modalités de communication pouvaient être envisagées afin de favoriser une meilleure compréhension mutuelle. Il a fait valoir que ces questions revêtaient une grande importance au vu des dossiers difficiles en suspens - Irak, Afghanistan, Proche-Orient et Iran -, notant que les décisions qui seraient prises sur chacun de ces dossiers, étroitement liés les uns aux autres, mettaient en jeu et le rôle de l'ONU et le rôle de l'OTAN.

Rappelant que la Commission des Affaires étrangères avait créé une mission d'information sur les relations entre l'Europe et les Etats-Unis, qui rendrait ses conclusions au printemps 2005 et en examinerait l'ensemble des composantes - politiques, militaires, économiques, commerciales et monétaires -, il a expliqué que les Européens accordaient une importance décisive à l'attitude des Etats-Unis à l'égard de la construction européenne : après l'avoir favorisée, les Etats-Unis, redoutant l'émergence d'une entité politique puissante, allaient-ils désormais en susciter l'émiettement ?

M. Simon Serfaty a salué l'honneur qui lui était fait de dialoguer avec les membres de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale sur des sujets qui intéressent - inquiètent parfois - Américains et Européens.

Il a, dans un premier temps, souligné le caractère très sérieux de la crise qui, depuis quelques années, accablait la relation Europe-Etats-Unis, crise non résolue à ce jour. Il a estimé absurde le raisonnement consistant à voir dans cette crise le choc entre la puissance américaine et la faiblesse européenne. Cette analyse, en effet, tout à la fois surestime et sous-estime les forces et les faiblesses respectives des deux parties. Il a, de même, écarté les analyses réduisant la crise actuelle à un différend entre personnes : s'il était vrai que le Président George W. Bush était le mal aimé de l'Europe, cette analyse réductrice méconnaissait totalement l'importance de la conjoncture. Il ne s'agissait pas non plus d'une crise bilatérale, dans la mesure où le Président des Etats-Unis avait parlé, lors de la crise irakienne, au nom d'une majorité de gouvernements européens, comme le Président Jacques Chirac avait, pour sa part, parlé au nom de la majorité des opinions publiques européennes. Enfin, il ne s'agissait pas non plus d'une crise ponctuelle, limitée à la question de l'Irak. M. Simon Serfaty a donc conclu à l'existence d'une crise sans précédent depuis celle qui avait opposé les Etats-Unis et les Etats européens - aussi bien d'ailleurs que les Etats européens entre eux - lors du réarmement de l'Allemagne ; dans le cadre de l'OTAN et de la construction européenne, cette crise était donc la première du genre.

M. Simon Serfaty a néanmoins considéré que, pour structurelle que fût cette crise, il était urgent de s'atteler à sa résolution. Dans le deuxième temps de son intervention, il a estimé que le gouffre qui avait commencé à se creuser entre les deux rives de l'Atlantique devait être comblé sans tarder, sous peine d'un découplage qu'aucune des deux parties ne souhaitait et dont aucune d'elles non plus ne tirerait bénéfice. Il a établi un parallèle avec cet autre moment charnière que devait constituer la période qui suivit l'élection du Président Harry Truman en 1948, lorsque que les Etats-Unis avaient forgé une stratégie occidentale, prenant en compte les disparités de puissance et les faiblesses existant de part et d'autre de l'Atlantique. La question est similaire aujourd'hui : dans les mois à venir, quel sera le choix des Etats-Unis et de l'Union européenne entre, d'une part, la construction d'une stratégie américaine et de plusieurs stratégies européennes et, d'autre part, l'élaboration d'une stratégie coordonnée, permettant aux uns et aux autres de se compléter ? En tout état de cause, la relation entre les Etats-Unis et les Etats européens ne sera plus la même en janvier 2009, à l'issue du second mandat de George W. Bush : elle sera soit bien meilleure soit bien pire. C'est pourquoi, dès aujourd'hui, il est du devoir des Etats-Unis et des Européens de faire tout leur possible pour maintenir les liens qui les unissent, sans procès d'intention préalable : le cinquantième anniversaire du Traité de Rome, en 2007, le soixantième anniversaire du Traité de l'Atlantique Nord, en 2009, seront autant d'occasions de travailler dans ce sens.

S'interrogeant, dans un troisième temps, sur la manière dont il fallait aborder ce moment charnière, M. Simon Serfaty a plaidé pour une action rapide. Sur la forme, il s'agit tout d'abord de changer de ton et d'ouvrir le jeu, de part et d'autre de l'Atlantique, sans regarder en arrière. Sans doute la gestion de l'après-guerre en Irak se caractérise-t-elle par des insuffisances déplorables des Etats-Unis, et pourrait s'avérer comme l'une des interventions les plus mauvaises de la part d'une grande puissance depuis le début du XXe siècle, à l'exception peut-être de l'invasion de la Ruhr par la France en 1923. Néanmoins, il était temps de rappeler ce que M. Simon Serfaty a appelé des « banalités constructives ». La première d'entre elles concerne la construction européenne : Pour refaire l'Alliance, il faut faire l'Europe. Alors que l'Union européenne revoit ses modalités de fonctionnement et doit faire face à un agenda très lourd, il est important que les Etats-Unis réaffirment leur engagement à ne pas faire obstacle au développement d'une Europe unie et forte. Le maintien de la primauté accordée, par les Etats-Unis, aux relations bilatérales avec les Etats européens serait un obstacle à la refondation de l'Alliance atlantique. La deuxième banalité qui doit être réaffirmée concerne le lien entre construction européenne et solidarité transatlantique : faire l'Europe ne signifie pas se défaire des Etats-Unis. Il revient, à cet égard, aux Européens d'indiquer explicitement que la définition des modalités de fonctionnement de l'Union prend en compte la réalité de la présence américaine en Europe et celle de la présence européenne aux Etats-Unis. Il est important, dans cette perspective, de souligner qu'Etats-Unis et Union européenne forment d'ores et déjà un Etat économique virtuel, la totalité du chiffre d'affaires des entreprises américaines en Europe et européennes aux Etats-Unis étant supérieure au produit national brut de nombre d'Etats. La dernière banalité concerne le rôle spécifique de la France : il convient de dire avec force que traiter avec l'Union européenne signifie de facto traiter avec la France. Toute autre approche reviendrait à ignorer le rôle de centre de gravité joué par la France dans la construction européenne depuis cinquante ans.

M. Simon Serfaty a indiqué qu'il avait proposé que les Etats-Unis envoient un premier signal de ce changement de ton, au travers d'un déplacement du Président des Etats-Unis, au début de l'année 2005, à Bruxelles, à l'occasion duquel tous les chefs des Etats membres de l'Union européenne et de l'Alliance atlantique pourraient être réunis. Il a indiqué qu'il avait bon espoir que sa recommandation ait été entendue. A cette occasion, le Président George W. Bush pourrait répéter l'engagement en faveur de la construction européenne qu'il avait pris à Varsovie en juin 2001, lors de son premier voyage - présidentiel aussi bien que personnel - sur le continent européen. Réciproquement, l'Union européenne pourrait, en parallèle, inviter le Président américain au dîner précédent le conseil européen de Strasbourg en juin 2005, à l'instar de ce qui s'était passé à Göteborg en juin 2001.

Dans la zone géographique du Grand Moyen-Orient, la société internationale doit faire face à quatre crises dont la conjonction la place dans une situation d'une gravité sans précédent depuis 1945 : l'Irak, le conflit israélo-palestinien, l'Iran et l'Afghanistan. Si ces questions sont liées les unes aux autres par certains de leurs aspects, elles devront cependant être traitées au cas par cas et ce très rapidement sous peine de voir la situation dégénérer gravement dans cette partie du monde.

Pour les Etats-Unis, la priorité demeure évidemment l'Irak. Quels que soient les erreurs passées et les désaccords initiaux entre les Américains et les Français, le bourbier irakien ne concerne pas uniquement les Etats-Unis mais bien le monde entier. Il faut, sur ce sujet, observer que les solutions qui auraient pu être proposées par une administration Kerry n'auraient sans doute pas été différentes de celles retenues par le Président Bush. L'objectif est aujourd'hui d'organiser des élections en janvier 2005 en Irak afin de permettre la mise en place d'un Gouvernement, plus ou moins démocratique, la priorité semblant être désormais d'assurer avant tout la sécurité et la stabilité de ce pays : dans la réhabilitation de l'État iraquien, mais aussi, et par son intermédiaire, dans la reconstruction du pays et dans la réconciliation progressive des communautés qui y habitent. Ce n'est qu'avec l'aboutissement de ce processus électoral, et dans le contexte des progrès réalisés après coup, que les Etats-Unis pourraient négocier avec le Gouvernement irakien un retrait de leurs troupes en 2006. En tout état de cause, l'administration Bush doit sortir de cette impasse si elle ne veut pas y consommer toute son énergie et ses moyens. Devant cette perspective, les Européens devront, de leur côté, rapidement décider de la nature de leur contribution aux missions de réhabilitation et de reconstruction pour le règlement de la question irakienne.

Concernant le conflit israélo-palestinien, il faut espérer que le Président Bush nommera très vite un émissaire spécial pour relancer le processus des négociations sur le fondement des accords de Tabah. De ce point de vue, il serait souhaitable que l'Union européenne demeurât active dans ce dossier, notamment pour équilibrer les liens très étroits qui existent entre le Président Bush et le Premier ministre Sharon depuis le 11 septembre 2001. On doit observer que l'engagement des différentes parties ne sera crédible que si apparaissent des avancées tangibles de part et d'autre.

La question du développement de l'arme nucléaire en Iran constituera le problème le plus épineux pour la communauté internationale dans les deux années qui viennent. Cette affaire peut être comparée à une crise équivalente à celle des missiles de Cuba en 1962 mais qui se déroulerait sur une période plus longue, de douze à vingt-quatre mois. Il apparaît que l'administration américaine n'exclut pas une action coercitive contre ce pays, à tel point qu'on semble être aujourd'hui, vis-à-vis de l'Iran, dans la même situation qu'à l'égard de l'Irak en janvier 2002, à une nuance près : l'Union européenne est intervenue dans ce dossier de manière très active.

Au terme de cet exposé, M. Simon Serfaty a estimé qu'il fallait se garder de tout optimisme qui s'apparenterait à une forme de complaisance et d'illusion sur la réalité de la situation internationale. Nous sommes bien aujourd'hui au bord d'un gouffre et il faut par conséquent aborder la situation avec un pessimisme constructif. Pendant toute la période de la guerre froide, s'était constituée, en Occident, une communauté de valeurs qui a besoin désormais de se transformer en communauté d'action. Cela suppose que soit dessinée une réelle complémentarité entre les Etats-Unis et l'Europe, faute de quoi nous devrions faire face, d'ici 2009, à une grave situation d'échec.

Le Président Edouard Balladur a demandé si les autorités américaines ambitionnaient toujours de mettre en place leur plan pour le « Grand Moyen-Orient » alors qu'elles semblent nuancer la perspective naguère prioritaire à leurs yeux d'une démocratisation de la région. L'idée d'un sommet euro-américain soulève la question de la représentation des Etats européens : est-il concevable que le Président américain soit face à l'ensemble des chefs d'Etat et de Gouvernement ? Doit-il dialoguer avec le Président du Conseil européen dont le Traité constitutionnel prévoit qu'il bénéficiera d'un mandat plus long ? Mais la France acceptera-t-elle d'être représentée par ce Président dans le cadre d'un dialogue entre Etats-Unis et pays européens ? S'agissant de la prolifération, pourquoi conviendrait-il de dissocier le cas de l'Iran de celui des autres pays dotés d'armes nucléaires, qui ne sont pas parties au traité de non prolifération ou qui en violent les règles ? Enfin, il est indispensable de s'interroger sur le rôle et le sens de l'Alliance aujourd'hui, plutôt que sur son organisation.

M. Simon Serfaty a apporté les réponses suivantes :

-  la présentation par l'Administration américaine du plan « Grand Moyen Orient » a été mauvaise ; il n'en demeure pas moins que la transformation de cette région constitue un défi incontournable de notre temps ; il n'est pas possible d'assister en spectateur à la dégradation de la situation dans la région et il convient de faire la même chose que ce qui a été fait pour l'Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale ; le processus de Barcelone constitue pour sa part une réponse insuffisante pour transformer cette région clé ;

-  une rencontre entre le Président américain et les chefs d'Etat et de Gouvernement des Etats membres de l'Union européenne constituerait une expression symbolique de l'existence d'une solidarité institutionnelle au sein de l'espace euro atlantique ; si le Président devait entamer une tournée des capitales européennes, le choix des pays visités ne manquerait pas de susciter des interprétations et cela reviendrait à opérer des distinctions entre pays européens ; l'Administration américaine doit pour sa part rompre avec « l'UE-phobie » que certains de ses membres éminents ont jusqu'à maintenant et plus que jamais manifestée et qui la conduit à privilégier l'émiettement de l'Europe ; de ce point de vue, la récente visite aux Etats-Unis de Tony Blair a constitué un signal maladroit.

-  la question de la prolifération constitue un ensemble qui ne concerne pas uniquement l'Iran ; c'est l'Administration américaine qui dissocie ce pays des autres et qui fait monter la pression à son encontre ; une telle attitude peut paraître inquiétante, mais l'entrée de l'Iran dans le club nucléaire aurait certainement des conséquences déstabilisantes pour l'ensemble de la région et pour la totalité des questions liées à la prolifération ;

-  lors de la mise en place de l'OTAN en 1949, il y a eu successivement création d'une Alliance, définition de ses objectifs et mise en place de son organisation ; la France est pour sa part sortie de l'organisation, sans quitter l'Alliance ni renoncer à ses objectifs ; aujourd'hui on assiste au processus inverse, on refait l'organisation, comme cela a été le cas lors des sommets de Prague et d'Istanbul, mais on laisse de côté la question des contours de l'Alliance et de ses fins ; le Président Bush a une vision en termes de coalition et non en termes d'Alliance ; quant aux autres, ils ont une vision d'un monde multipolaire, mais pas de vision de l'Alliance ; il convient en tout état de cause de se demander ce que les alliés sont disposés à faire seuls, avec ou sans l'Alliance, pour obtenir des réponses sur son rôle à l'avenir.

M. Lionnel Luca a demandé à M. Simon Serfaty ce qu'il entendait par l'expression « une Europe unie et forte » : y a-t-il des limites à cette Europe ? Dans l'affirmative, lesquelles ? La Syrie ne constitue-t-elle plus une préoccupation aux yeux des Etats-Unis, vis-à-vis du Liban en particulier ? Le véritable « délire » anti-français qu'ont connu les Etats-Unis a été encouragé par le gouvernement américain et a atteint un niveau supérieur au mouvement de francophobie déclenché par le retrait de la France de l'organisation intégrée de l'OTAN en 1966, alors même que les faits récents étaient moins graves.

M. François Loncle a estimé que le fossé entre l'Europe et les Etats-Unis s'était élargi à la suite de deux mésestimations : l'Europe a sous-estimé le traumatisme américain qui a fait suite aux attentats du 11 septembre 2001, tandis que les Américains n'ont pas conscience de l'urgence qu'il y a à résoudre le conflit israélo-palestinien. Au lendemain de sa réélection, le Président Bush a fixé à 2009, soit à la fin de son mandat, l'horizon de création de l'Etat palestinien, ce qui est un terme bien plus éloigné que celui retenu dans la « feuille de route ».

M. Axel Poniatowski a souligné la convergence entre les objectifs des Américains et ceux des Européens, qu'il s'agisse de combattre le terrorisme, de mettre en garde les Etats défaillants ou de préparer l'avenir de l'OTAN, et la divergence des stratégies d'action pour les atteindre. L'un des principaux désaccords porte sur les moyens d'exporter la démocratie. L'« europhobie » américaine est aujourd'hui incontestable, alors que les présidents Eisenhower et Kennedy avaient jadis soutenu la construction de la Communauté européenne. Les Etats-Unis semblent faire tout leur possible pour freiner la construction européenne : est-ce seulement lié au fait qu'ils n'ont plus besoin d'une Europe puissante depuis la fin de la guerre froide ? En particulier, ils se disent ouvertement favorables à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, bien qu'ils sachent que ce soutien met les membres de l'Union dans l'embarras. Les liens qui les unissent à la Turquie au sein de l'OTAN n'expliquent pourtant pas entièrement cette position.

M. Simon Serfaty a remarqué que, si l'Union européenne était bien une puissance dans le monde, dans la mesure où elle défend des intérêts globaux, exerce une influence universelle et dispose d'une capacité d'action non militaire, elle ne saurait constituer une puissance mondiale, du fait de l'absence de capacité militaire sérieuse. L'ambivalence des Etats-Unis vis-à-vis de la construction européenne a toujours existé, et n'a jamais empêché la poursuite du processus, dans la mesure où existait une volonté européenne en ce sens. S'il n'y a pas véritablement d'Union européenne d'un point de vue militaire, c'est à cause de l'absence d'une définition commune émanant des Etats européens, en particulier du fait d'une contribution allemande qui reste insuffisante, et non par la faute des Etats-Unis.

Ces derniers pourraient aider la construction européenne en levant les limites qu'ils imposent en matière d'exportations technologiques ou en renforçant leur coopération dans le domaine de la défense. La conjoncture n'apparaît pas très favorable au renforcement de l'Union européenne, qui a besoin d'une forte croissance économique, bien distribuée entre les Etats, d'une stabilité dans les relations avec les pays de l'Est et du Sud, conditions qui ne sont pas réunies à l'heure actuelle. Les Etats-Unis ne font pas assez pour aider l'Union à surmonter ces difficultés.

Si elle a atteint un degré très élevé, la francophobie des Américains n'est pas nouvelle : elle remonte certainement à juin 1940, voire même à 1919, lorsque les présidents Wilson et Raymond Poincaré s'opposaient sur le traitement à réserver à l'Allemagne vaincue !

M. Simon Serfaty a indiqué que la méfiance vis-à-vis de l'Europe trouvait son origine dans cette francophobie, l'Europe apparaissant comme un projet français. S'y ajoute l'impression que la construction européenne ne tient pas ses promesses. Le passage à la monnaie unique a néanmoins montré aux Américains que l'Union européenne pouvait réaliser ses objectifs. Les Etats-Unis veulent éviter que l'Europe ne constitue un contrepoids à sa propre puissance, même si l'idée de contrepoids ne contient en elle-même aucune valeur négative, en particulier entre des peuples dont les valeurs sont communes. De la même manière que, au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, les Américains ont été d'autant plus favorables à la construction européenne qu'elle concernait des pays plus nombreux, ils sont favorables à l'entrée de la Turquie, pour des raisons géopolitiques, et dans la perspective d'une réduction du poids de la France dans l'Union.

La menace que constitue la Syrie apparaît aujourd'hui moins grande que celle que représente l'Iran ; c'est pourquoi cette question ne figure pas pour les Américains au rang des priorités immédiates.

Pour ce qui est de la mésestimation par l'Europe du traumatisme provoqué par les attentats du 11 septembre 2001, il est vrai que ces événements, ressentis comme un viol territorial, ont causé un choc profond et transformé la perception que les Etats-Unis avaient du monde, ce qui a contribué à changer le monde lui-même.

La position américaine sur le conflit israélo-arabe est hésitante. En août 2001, Ariel Sharon a même accusé le président Bush de vouloir faire d'Israël une nouvelle Tchéchoslovaquie - référence maladroite aux évènements de 1938. Depuis, il a su lier la lutte contre le terrorisme résultant des attentats du 11 septembre et le conflit israélo-palestinien. Un Etat palestinien ne pourra voir le jour avant 2009 que si la paix est imposée, mais qui pourra l'imposer ? Quels seront les sacrifices à consentir ?

S'agissant de la crise qui a secoué les relations franco-américaines à propos de l'Irak, M. Richard Cazenave a estimé que la diplomatie française était aujourd'hui dans la position de tirer les leçons de la situation et de faire des propositions dans la perspective des élections en Irak. Il n'y a pas d'obstacle majeur à trouver les conditions d'un dialogue. Sur la forme, le problème reste celui de l'Europe puissance qui n'est pas constituée, même si certains pays en Europe ont une vision politique, avec lesquels le Président Bush ne peut éviter de dialoguer.

M. Jacques Myard a fait observer que, d'une part, les relations internationales étaient engagées dans une phase très difficile et que, d'autre part, l'Europe était morte, une grande crise s'annonçant qui sera suivie d'une remise à plat dans les cinq années à venir. De même, les Etats-Unis vivent une crise d'adolescence qui est fonction du messianisme et qui va trouver ses limites là aussi d'ici quatre à cinq ans. Ils apprendront, comme l'Europe par le passé, que la puissance a toujours des limites. Ainsi, l'une des leçons que les Américains tireront de l'Irak, où ils finiront comme au Vietnam, est qu'il n'y a plus d'hyperpuissance. Entre-temps, la rupture géostratégique Nord-Sud se poursuit, à la fois en Afrique mais aussi dans le reste du monde avec la montée de l'islamisme. Enfin, mettant en garde contre la tentation d'intervenir en Iran, il a souhaité savoir si les Etats-Unis envisageaient réellement de porter le conflit d'Irak en Iran.

M. Jean-Jacques Guillet s'est demandé si, au-delà des divergences stratégiques, ne se profilaient pas une incompréhension plus forte et une divergence sur les valeurs que défendent les Etats-Unis et l'Europe. A cet égard, il a cité l'interpénétration entre la morale religieuse et la vie publique qui a fortement marqué la dernière campagne présidentielle américaine, mais également l'approche américaine lors des négociations des accords multilatéraux sur l'environnement.

M. Simon Serfaty a apporté les éléments de réponse suivants :

-  il est nécessaire que le Président Bush démontre une disposition pour le renouvellement du dialogue, non pas avec certains des Etats européens qu'il favorise, mais avec l'ensemble des pays de l'Union quelles qu'aient été leurs positions par le passé. Il s'agit d'une réintroduction, d'un « nouveau départ ». Il serait difficile de se rendre dans les capitales une à une car cela imposerait des choix avec des conséquences politiques pour ceux qui seraient inclus dans la première vague par rapport à ceux qui ne le seraient pas. Par ailleurs, le dialogue à quatre (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France et Allemagne) devrait être élargi. Le principe de coalition au sein de l'Alliance n'est pas en soi une mauvaise solution, si, d'une part, il est mis en œuvre de façon à tirer parti de la disponibilité et des capacités des alliés européens prêts à y participer et si, d'autre part, il est reconnu à ces derniers le droit politique de refuser une telle participation ;

-  il est rassurant de dire que les Etats-Unis pourraient s'enliser en Irak comme ils l'ont fait au Vietnam, qui était un bourbier, certes, mais seulement mental, dont les Etats-Unis auraient pu sortir plus tôt s'ils avaient réexaminé le problème vietnamien en changeant de perspective. En effet, la défaite la plus aberrante au Vietnam n'a pas eu de conséquence puisque, dans les dix années qui ont suivi, les Etats-Unis se sont retrouvés être la première puissance mondiale, l'URSS s'est écroulée et l'alliance atlantique était restaurée en 1983, lors du sommet du G7 à Williamsburg. Toutefois la situation en Irak n'est pas comparable à celle du Vietnam. Par ailleurs, sur la question de l'Irak, il y a bien un consensus aux Etats-Unis : John Kerry n'aurait pas agi autrement que George Bush ;

-  il y a bien un potentiel d'intervention en Iran à l'image de ce qui s'est passé pour l'Irak à partir de janvier 2002, ce qui laisse une quinzaine de mois. Un certain nombre de cibles ont d'ores et déjà été repérées qui se comptent sur les doigts de plusieurs mains. Le débat s'engagera en fonction de la façon dont les négociations avec le gouvernement iranien se poursuivront. Les Etats-Unis ont pleinement conscience des conséquences cauchemardesques d'un tel engagement et ils ne sont pas les seuls tentés par ce genre d'opération, mais il n'y aura pas de frappe israélienne sans feu vert américain en raison du survol nécessaire des porte-avions américains et de territoire sous contrôle américain ;

-  le risque d'éloignement des Etats-Unis vis-à-vis de l'Europe existe bien sur les valeurs mais ce risque devrait plutôt être apprécié à partir des données démographiques. Le continent européen devient à la fois moins peuplé et plus vieux. Actuellement l'âge moyen est le même qu'aux Etats-Unis, environ 37 ans. En 2050, il sera de 53 ans en Europe contre 37 aux Etats-Unis et la population y sera nettement plus élevée que dans l'Union européenne à quinze. La question du vieillissement des populations en Europe et aux Etats-Unis n'est pas assez prise au sérieux ;

-  il serait malsain qu'à défaut du renforcement des liens euro américains, les Etats-Unis se tournent vers d'autres partenaires privilégiés dont ils ne partageaient pas les valeurs aussi intimement que ça n'est le cas avec les États européens, formant ainsi une espèce de « sainte alliance » avec la Russie, l'Inde ou Israël, ce qui reviendrait à conforter la logique d'une guerre des civilisations ;

-  ce qui sépare l'Europe et les Etats-Unis est moindre que ce qui les unit et il faut refonder un partenariat euro américain à court terme sur la base de ce constat.

Le Président Edouard Balladur a remercié M. Simon Serfaty pour l'exceptionnelle qualité de son intervention. Il ressort de cette audition que l'Union européenne et les Etats-Unis sont deux civilisations proches et représentent bien pour l'autre les meilleurs alliés qui soient, qu'elles sont confrontées aux mêmes problèmes de perte de puissance. Il est donc sage que ces deux ensembles puissent s'entendre.

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