COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 23

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 25 janvier 2005
(Séance de 11 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Wangari Maathai, Prix Nobel de la Paix 2004, Ministre déléguée à l'Environnement,    aux ressources naturelles et à la faune sauvage de la République du Kenya

  

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Audition de Mme Wangari Maathai, Prix Nobel de la Paix 2004, Ministre déléguée à l'Environnement, aux ressources naturelles et à la faune sauvage de la République du Kenya

Le Président Edouard Balladur a déclaré que la Commission des Affaires étrangères était particulièrement honorée de recevoir Mme Wangari Maathai, qui s'est vu décerner le prix Nobel de la paix 2004, pour son action en faveur de la protection de l'environnement et du développement.

Il a rappelé qu'après avoir obtenu un doctorat en biologie, Mme Wangari Maathai avait tout d'abord embrassé la carrière universitaire à la faculté de Nairobi en 1966 puis qu'elle avait créé en 1977 la première organisation écologiste kenyane, dénommée « ceinture verte africaine » (African Greenbelt Movement), qui a permis de planter plus de 30 millions d'arbres sur le continent africain, apportant ainsi une réponse concrète au problème crucial de la désertification. De 1981 à 1987, Mme Wangari Maathai a présidé le Conseil national des femmes du Kenya avant de rejoindre en 1990 le Forum pour la restauration de la démocratie. Elue au Parlement kenyan en décembre 2002, après avoir été investie par le Democratic Party, elle a été nommée Ministre déléguée chargée de l'environnement en janvier 2003.

Le Président Edouard Balladur a indiqué que la Commission des Affaires étrangères a mené pour sa part une réflexion sur les enjeux de la mondialisation. A l'occasion de ses travaux, les parlementaires des différents groupes ont montré leur intérêt pour un mode de croissance qui soit conciliable avec la protection de l'environnement et une répartition plus équitable des ressources. La Commission suit attentivement les propositions en cours sur la protection de la biodiversité, la réduction des gaz à effet de serre ou encore la mise en place de taxes internationales destinées à financer le développement des pays les moins avancés. Pour cette raison, les membres de la Commission sont particulièrement intéressés par l'expérience de Mme Wangari Maathai et par ses idées.

Mme Wangari Maathai a remercié chaleureusement les membres de la Commission pour leur accueil et pour leur invitation à s'exprimer devant eux. Le Comité Nobel a entendu par son choix apporter sa reconnaissance au travail accompli sur le terrain et adresser un message au continent africain sur la nécessité de lier le développement et la protection de l'environnement. Le projet de la « ceinture verte » est né d'une mobilisation de femmes analphabètes et en situation de grande pauvreté vivant en zone rurale. Le problème principal auquel elles étaient confrontées était l'accès à l'eau potable, à la nourriture et à l'énergie. En raison de sa formation de biologiste, Mme Wangari Maathai a considéré que ces préoccupations rejoignaient la question de la protection de l'environnement : en plantant des arbres, il devenait possible de lutter contre l'érosion des sols, la désertification et de fournir du combustible. Les femmes ont accepté de relever ce défi. Elles ont appris à transplanter les jeunes pousses d'arbre et trois pépinières ont été ainsi créées.

Pour mener à bien ce projet, il a fallu lutter pour obtenir le droit d'aller et venir, la liberté de réunion et d'expression. Très vite s'est donc posée la question de la gouvernance et de la nécessité de combattre la corruption des autorités kenyanes qui avaient procédé à la privatisation des forêts. Il est essentiel que les autorités acceptent de rendre des comptes et soient transparentes. La bonne gouvernance est l'une des conditions incontournables du développement : il n'est pas toujours nécessaire d'obtenir plus d'argent par le biais de l'aide internationale, il faut en revanche promouvoir le respect des droits de l'Homme, défendre les droits des femmes, instaurer un mode de gouvernement démocratique et mettre en œuvre un partage équitable des ressources naturelles.

Ce mouvement a eu un grand succès auprès des populations des zones rurales, mais il s'est heurté à un conflit d'intérêts entre celles-ci et les populations des zones côtières, affectées par les migrations des premières et par le surpâturage de leurs troupeaux. Le manque de ressources conduit donc à des conflits. En luttant contre la désertification, en défendant un meilleur partage des ressources et en combattant pour les principes démocratiques, on aboutit au respect mutuel entre les communautés et à la reconnaissance de la propriété d'autrui. Le projet de plantation d'arbres pour la paix constitue ainsi une tentative pour mettre en œuvre un changement global de la société en mobilisant les masses rurales plutôt que l'élite urbaine. C'est ce travail qui a été reconnu par le Comité Nobel. Ce qui a été réalisé par le Mouvement de la ceinture verte au Kenya peut l'être ailleurs.

Mme Wangari Maathai a indiqué qu'elle employait souvent une métaphore pour faire comprendre le sens de son action, celle d'un tabouret traditionnel africain reposant sur ses trois pieds : la stabilité de l'Etat suppose également trois piliers, la démocratie, la bonne gestion des ressources naturelles et la paix. Le Comité Nobel a voulu délivrer le message selon lequel il revient aux dirigeants de garantir l'existence de ces trois conditions indispensables au développement.

Mme Wangari Maathai a conclu son propos en considérant que la conférence internationale sur la biodiversité organisée par l'UNESCO avait été très intéressante et qu'elle avait permis la mobilisation des scientifiques, des hommes politiques et des sociétés civiles sur ce sujet, ce qui constitue un élément très encourageant pour l'avenir.

Le Président Edouard Balladur a souhaité savoir si Mme Wangari Maathai était favorable à l'idée émise, en décembre 2003, par la mission d'information de la Commission des Affaires étrangères sur la mondialisation, tendant à créer une organisation mondiale de l'environnement dotée de pouvoirs comparables à ceux de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Il a observé, par ailleurs, que le monde anglo-saxon semblait peu favorable, par principe, à la mise en place de taxes internationales visant à financer l'aide publique au développement, de telles initiatives étant parfois considérées comme la manifestation d'une forme de bureaucratie ou de dirigisme. Les Français, en revanche, estiment nécessaire d'asseoir le financement des organisations internationales sur des recettes pérennes. La création d'une taxe sur les activités portant atteinte à l'environnement ne pourrait-elle pas constituer une solution envisageable ?

Les pays en développement ressentent-ils l'adoption de normes de protection de l'environnement comme un obstacle à leur développement comme on en a parfois le sentiment en Occident ? Si tel est le cas comment sortir alors de cette contradiction apparente entre développement et respect de l'environnement ?

En réponse aux questions du Président Edouard Balladur, Mme Wangari Maathai a apporté les précisions suivantes :

- on ne peut que répondre favorablement à toute initiative de nature à renforcer le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), notamment en accroissant ses moyens. Il existe actuellement un débat pour savoir s'il convient de maintenir le siège de ce programme à Nairobi, compte tenu des difficultés logistiques auxquelles les services de l'ONU sont confrontés. Cette critique ne constitue pas cependant un argument recevable, puisque, lorsqu'en 1972 la décision a été prise d'installer le siège du PNUE au Kenya, chacun était conscient que de tels problèmes pouvaient apparaître. La bonne méthode consisterait à renforcer les moyens du PNUE plutôt qu'à chercher à en déplacer le siège ;

- la transformation de ce programme en une organisation internationale à part entière fait l'objet de réflexions anciennes, puisque cette perspective avait déjà été évoquée à Rio en 1992 ;

- la création d'une taxe internationale pour l'environnement est certes une solution possible mais il serait nécessaire, au préalable, d'assurer aujourd'hui une gestion efficace et transparente des fonds dont on dispose. Dans le cadre d'une bonne gouvernance, il est indispensable d'établir des priorités claires avant même de demander de nouvelles ressources financières. Plus d'efficacité et de transparence et le renforcement de la responsabilité des gouvernements permettront de vaincre le scepticisme ambiant sur l'utilisation des ressources affectées à la protection de l'environnement. De ce point de vue, la situation en Afrique est aujourd'hui plus encourageante puisque l'on voit se multiplier les actions de lutte contre toute forme de corruption, dans le cadre du processus démocratique en Afrique. A cet égard, l'Union africaine et les organismes régionaux jouent un rôle actif ;

- le développement et la protection de l'environnement ne peuvent être dissociés tant la pauvreté est à la fois cause et conséquence de la destruction des ressources naturelles. Il faut sans doute encore en convaincre bon nombre d'acteurs dans les pays du Sud, car on est parfois extrêmement surpris des réactions de certains responsables politiques prêts à sacrifier la forêt et la faune pour favoriser l'établissement d'implantations humaines. Un travail d'éducation en profondeur doit être mené pour que chacun comprenne la portée du concept de développement durable. Il est en tout état de cause certain qu'un développement anarchique a toujours pour ultime conséquence l'accroissement de la pauvreté.

Le Président Edouard Balladur s'est dit convaincu que Mme Wangari Maathai faisait preuve de la liberté de jugement et de propos qui était la sienne bien avant la remise du prix Nobel.

Mme Geneviève Perrin-Gaillard a dit comprendre la volonté de Mme Wangari Maathai de faire partager sa vision des interrelations entre espèces animales et végétales : étant elle-même biologiste, elle a souligné que ce type de formation permettait d'avoir une vision globale de l'environnement et du développement et de comprendre que la survie de l'homme dépendait de celle des espèces qui partageaient le même milieu de vie. Soulignant l'intérêt du progrès scientifique pour le développement humain, elle s'est cependant demandé si tous les progrès scientifiques et technologiques étaient bons pour l'homme. Evoquant notamment le cas des organismes génétiquement modifiés (OGM), elle a interrogé Mme Wangari Maathai sur le crédit qu'elle accordait à l'affirmation selon laquelle ces organismes permettraient de résoudre le problème de la faim dans le monde. De même, en matière énergétique, était-il indispensable pour les pays en développement de recourir à l'énergie nucléaire ou pouvaient-ils utiliser d'autres sources d'énergie ?

M. Roland Blum a demandé à Mme Wangari Maathai quelles lui semblaient être les mesures indispensables à la protection de la biodiversité. Il a également souhaité savoir si Mme Wangari Maathai estimait que des conventions telles que celle sur la biodiversité élaborée par le PNUE, adoptée en 1992 et complétée en 2002 à la Haye, pouvaient être efficacement appliquées sans être ratifiées par les Etats-Unis.

M. Axel Poniatowski a fait observer que tous ceux qui aimaient l'Afrique et les Africains ne pouvaient qu'être peinés de constater la situation de retard de développement dans laquelle l'Afrique semblait s'enliser par rapport aux autres continents, évoquant à cet égard l'égalité, il y a trente ans, entre la richesse de la Côte d'Ivoire et celle de la Corée du Sud. Il a souhaité savoir si l'absence de bonne gouvernance pouvait être considérée comme le mal absolu qui freinait le développement des Etats en Afrique, évoquant notamment le poids de la corruption qui ne lui semblait pas décroître, ou s'il fallait chercher d'autres raisons à l'insuffisant développement de l'Afrique.

Mme Wangari Maathai a apporté les éléments de réponse suivants :

- tout scientifique est par nature attaché au progrès scientifique, ne serait-ce que du fait de la curiosité naturelle qui le caractérise. La science se doit cependant d'être prudente : le scientifique ne doit pas oublier qu'en dépit de sa volonté de percer les mystères de la vie, il n'est pas Dieu et se doit, de ce fait, d'aborder sa tâche avec humilité, en étant conscient que le champ de notre ignorance est bien plus vaste que celui de nos savoirs ;

- il existe effectivement une controverse concernant les OGM. En quoi, comme il était dit dans le passé, les OGM résoudront-ils le problème de la faim ? Cette affirmation pose question, le problème étant plutôt la capacité pour les producteurs des pays africains, généralement pauvres, de disposer des moyens financiers suffisants pour l'achat de semences. La recherche sur les conséquences de l'utilisation des OGM est insuffisante, notamment s'agissant des effets résultant du mélange entre des produits naturels et des éléments synthétiques. Des précautions s'imposent donc, que certains, pour des raisons financières, sont prompts à balayer. Nous devons à cet égard nous interroger sur les moyens de protection dont disposeraient les pays pauvres africains si l'utilisation des OGM s'avérait être un désastre. Gouvernements et scientifiques ont donc une responsabilité morale en la matière vis-à-vis de cultivateurs sous-informés, qui leur font confiance et leur portent une foi quasi-religieuse : il importe de garantir cette responsabilité morale de ceux qui savent à l'égard de ceux qui n'ont pas la connaissance. Elle n'existe pas à ce jour ;

- la conférence scientifique internationale sur la biodiversité présente l'immense avantage d'avoir réuni responsables politiques, communauté scientifique et société civile. Seule cette alliance entre volonté politique, personnes de la société civile engagées et scientifiques compétents permettra de répondre aux enjeux ;

- l'absence de certains grands acteurs internationaux pose problème, s'agissant de l'application de cette convention comme du protocole de Kyoto. Seule l'existence d'une masse critique de citoyens peut permettre l'évolution des positions gouvernementales dans ce cas de figure : la voix du peuple doit rester forte et le débat ne doit pas rester confiné au sein des enceintes de gouvernement et des cercles scientifiques. Il existe aux Etats-Unis une société civile puissante, proche de nos thèses en matière d'environnement qui, tôt ou tard, poussera le gouvernement des Etats-Unis à rejoindre le dispositif international de protection de l'environnement : il faut garder espoir en la matière ;

- s'agissant de la situation en Afrique, il est important de comprendre que ce n'est pas à une personne qu'a été donné le prix Nobel de la paix, mais à l'ensemble des Africains. Le choix du comité d'attribution de ce prix est un message de confiance dans l'avenir adressé aux Africains, qui doivent croire en eux-mêmes et œuvrer pour le bien collectif du continent. Cet espoir est également un défi pour les Africains, qui doit les inciter à mettre en place et conforter les trois piliers évoqués précédemment. Il faut pour ce faire se départir des méthodes de gouvernance traditionnelles qui tournent le dos au peuple afin, au contraire, de lui rendre le pouvoir. C'est la responsabilité et la tâche d'un prix Nobel que de dire à ses concitoyens que leurs amis et partenaires les aideront si eux-mêmes se donnent les moyens de progresser vers le développement et la démocratie et que personne n'accomplira ce travail à leur place.

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