COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 42

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 11 mai 2005
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

Co-présidence de M. Guy Teissier, Président de la

Commission de la Défense nationale et des forces armées

SOMMAIRE

 

page

- Audition conjointe avec la Commission de la Défense et des forces armées de M. Philippe Thiébaud, Gouverneur pour la France de l'Agence internationale de l'énergie atomique

  

 3

Audition de M. Philippe Thiébaud, Gouverneur pour la France de l'Agence internationale de l'énergie atomique

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a remercié M. Philippe Thiébaud, gouverneur pour la France de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), d'avoir accepté de participer à cette audition conjointe avec la commission de la défense et des forces armées afin d'exposer la position de l'AIEA sur le développement par l'Iran de son programme nucléaire, la question de la dissémination du nucléaire militaire constituant pour l'avenir un enjeu essentiel.

M. Philippe Thiébaud a indiqué qu'il centrerait sa présentation sur le rôle de l'AIEA, sachant qu'il reviendra au directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère des affaires étrangères de présenter les négociations conduites par les autorités françaises, allemandes et britanniques.

Créée à la fin des années 1950, l'AIEA a une double mission : contrôler les activités nucléaires civiles, pour éviter tout détournement à des fins militaires ; promouvoir et développer les usages pacifiques de l'atome. L'Agence de Vienne n'a toutefois pris sa pleine dimension qu'après l'entrée en vigueur, en 1970, du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui opère une distinction entre les cinq États dotés d'armes nucléaires - par ailleurs membres permanents du Conseil de sécurité - et tous les autres, qui peuvent développer des usages civils de l'énergie atomique, mais en s'engageant à renoncer à tout usage militaire. Ce traité, qui fait actuellement l'objet d'une conférence d'examen à New York, compte aujourd'hui 187 États parties, dont l'Iran. Trois États demeurent en dehors du traité : l'Inde et le Pakistan, qui ont procédé à des essais nucléaires en 1998, et Israël, généralement crédité d'une capacité nucléaire militaire significative.

Dans le cadre du TNP, l'AIEA met en œuvre des accords de garanties généralisées afin de vérifier que toutes les activités nucléaires déclarées par le pays ont des fins exclusivement pacifiques. Le système de contrôle - inspections sur place des installations et surveillance des sites par des moyens techniques (caméras, capteurs) appropriés - ayant montré ses limites à l'occasion des crises provoquées par l'Irak et la Corée du Nord au début des années 1990, un protocole additionnel aux accords de garanties a été mis au point pour renforcer les capacités d'investigation et d'intrusion des équipes de l'AIEA et s'assurer également de l'absence d'activités nucléaires clandestines.

L'Iran, qui, depuis les années 1970, a passé avec l'Agence un accord de garanties généralisées, était, jusqu'à une date récente, réputé se conformer à ses obligations. Mais, à partir de l'été 2002, plusieurs informations ont conduit l'AIEA à suspecter l'Iran d'abriter des activités clandestines d'enrichissement de l'uranium. Cette première constatation a conduit l'Agence à demander aux autorités iranienne toute une série d'explications et, à partir de mars 2003 jusqu'à mars 2005, à chacune des sessions de son Conseil des gouverneurs, à rapporter l'état de ses investigations.

Le dernier bilan fait clairement apparaître que, durant les deux dernières décennies, l'Iran a clandestinement conduit un certain nombre d'activités nucléaires qui n'ont pas fait l'objet des déclarations prévues par l'accord de garanties. Il montre également que l'Iran a cherché à se doter d'un système complet de traitement par enrichissement du combustible, à des fins civiles et autres. L'enrichissement consiste à convertir le minerai d'uranium à l'état gazeux, puis à l'introduire dans des cascades de centrifugeuses qui produiront de l'uranium faiblement enrichi pour alimenter les réacteurs électronucléaires mais également, si l'on procède à des réenrichissements successifs, de l'uranium à usage militaire. Or, si certaines activités d'enrichissement sont effectivement déclarées par l'Iran et contrôlées par l'AIEA, celle-ci n'est pas en mesure de garantir, pour autant, l'absence sur le territoire iranien d'installations clandestines capables de produire de l'uranium à usage militaire.

Il reste, en effet, un certain nombre de points sur lesquels l'Agence n'a pas reçu d'explications satisfaisantes et qui montrent que l'Iran a bel et bien développé un programme clandestin d'enrichissement avec l'aide de complicités extérieures, notamment grâce à des réseaux clandestins en provenance du Pakistan. À défaut d'explications satisfaisantes, l'AIEA ne saurait non plus garantir qu'il n'y a pas eu d'autres importations de composants ou de machines permettant ces activités clandestines d'enrichissement.

En outre, l'Iran a mené des études dans le domaine du retraitement, c'est-à-dire de la séparation du plutonium, autre voie d'accès à l'arme nucléaire ; pour modestes que soient les quantités de combustible en jeu - quelques milligrammes -, il n'en reste pas moins que ces recherches ont été menées en contradiction avec les engagements pris.

Enfin, l'Iran a poursuivi, là encore en contradiction avec l'accord de garanties, toute une série d'activités qui supposent l'acquisition clandestine d'équipements et de composants par le biais de réseaux divers, notamment celui développé par l'ancien responsable pakistanais Abdul Qader Khan.

Au total, l'Agence, qui n'est pas en mesure de donner une assurance formelle quant à l'absence d'activités clandestines en Iran et n'a pas davantage de preuves de l'existence d'un programme militaire clandestin, se retrouve dans une « zone grise », en raison des dissimulations passées et du non-aboutissement d'une série d'investigations du fait du manque de coopération de l'Iran, mais également de plusieurs pays tiers, dont le Pakistan, sur lequel portent bon nombre de soupçons. Des composants de centrifugation ont notamment été importés du Pakistan, lequel n'a pas apporté une coopération satisfaisante à l'AIEA sur ce sujet.

Ce contexte a conduit le Conseil des gouverneurs de l'Agence, en septembre 2003, à demander à l'Iran de respecter pleinement ses obligations et de corriger les manquements relevés, mais également, afin de restaurer la confiance de la communauté internationale, de suspendre toutes ses activités dans le domaine du cycle du combustible, qu'il s'agisse de l'enrichissement ou du retraitement. Par la suite, le Conseil des gouverneurs s'est appuyé sur le processus de négociation mené en parallèle par l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni et qui visait également à obtenir de l'Iran la suspension totale de toutes ses activités ayant trait au cycle du combustible.

Juridiquement, l'AIEA n'a pas la capacité d'interdire à l'Iran de mener des activités dans le domaine du cycle du combustible ; ce serait d'ailleurs contraire au droit qui lui est reconnu par le TNP. Elle lui demande simplement, compte tenu des manquements relevés et à titre de mesure de confiance, de renoncer à toute activité dans ces domaines.

À la suite de l'accord intervenu en novembre 2004 avec les trois pays européens, l'Iran a suspendu la totalité de ses activités relevant du cycle du combustible, de la conversion préalable au retraitement de l'uranium, sous le contrôle de l'AIEA. Mais cette situation reste fragile et marquée par de fortes tensions avec les Iraniens, qui ont exprimé tout récemment leur volonté de reprendre les activités de conversion. L'AIEA n'ayant pas la capacité juridique d'empêcher l'Iran de revenir sur ses engagements pris en novembre 2004, et ne dispose que de la possibilité de faire un rapport au Conseil de sécurité des Nations Unies, qui, lui, détient des moyens d'action.

Depuis septembre 2003, la position du Conseil des gouverneurs de l'AIEA a toujours été unanime. Tous les États se sont accordés à reconnaître la gravité de la situation, estimant inacceptable que l'Iran cherche à se doter d'une capacité nucléaire militaire dans une région telle que le Moyen-Orient. Cette unanimité a permis de maintenir sur l'Iran une forte pression, y compris de la part des pays non alignés. La démarche des trois pays européens a été soutenue par tous les États, en particulier par la Russie et la Chine, qui ont compris que la cessation des activités du cycle du combustible était la meilleure réponse à cette crise et évitait l'enlisement comme le risque d'un retrait de l'Iran du TNP.

Subsiste une difficulté, dans la mesure où il est demandé à l'Iran de renoncer à un droit que lui reconnaît explicitement le TNP. Certains pays, tels que l'Afrique du Sud, l'Égypte et le Brésil, s'ils consentent à soutenir la démarche européenne dans le cas de l'Iran, coupable de manquement à ses engagements, n'entendent pas pour autant renoncer à ce droit et se voir opposer le précédent iranien dans le but de limiter leurs capacités à développer une activité nucléaire à des fins pacifiques.

Les États qui le souhaitent ont, en effet, le droit de produire de l'électricité à partir de l'énergie nucléaire ; encore faut-il pouvoir alimenter les réacteurs avec de l'uranium enrichi, susceptible, en cas de réenrichissement, d'être utilisé à des fins militaires. De la même manière, le retraitement des combustibles usés permet de récupérer le plutonium, qui peut lui aussi être utilisé pour des applications militaires. Comment garantir le droit de tout pays à user pacifiquement de l'énergie nucléaire, reconnu dans les traités, tout en évitant qu'il ne conduise à une multiplication d'installations du cycle du combustible, au risque de les voir détournées vers d'autres usages ? L'AIEA a donc engagé des réflexions visant à parvenir à une multilatéralisation afin de renforcer le contrôle de ces installations, ou à inciter certains pays à renoncer d'eux-mêmes à s'en doter, moyennant des garanties en termes d'approvisionnement et de retraitement des combustibles. Cette problématique, qui dépasse le seul cas de l'Iran, devra impérativement être traitée sous peine de la voir ressurgir de façon récurrente.

Enfin, même si l'Iran se voit appliquer, conformément au protocole additionnel aux accords de garanties, un système plus intrusif de vérification, celui-ci ne donne pas pour autant à l'AIEA un accès à certaines installations, notamment militaires, ce qui limite ses capacités à conduire les investigations souhaitables et, de ce fait, à prouver l'absence d'activité clandestine. La question est donc de savoir si ce protocole additionnel apporte des garanties suffisantes et s'il ne serait pas nécessaire d'aller plus loin afin de mettre l'AIEA réellement en mesure de donner les assurances requises à la communauté internationale. Le Conseil de sécurité pourrait ainsi autoriser l'Agence à mener des investigations plus poussées en cas de violation apparente du système.

L'absence de transmission de la question iranienne au Conseil de sécurité par le Conseil des gouverneurs s'explique par plusieurs raisons. Tout d'abord, les négociations engagées en parallèle par les Européens ont permis d'obtenir la suspension des activités jugées dangereuses en Iran, laquelle, vérifiée par l'AIEA, apparaissait à l'évidence comme la meilleure des garanties, avec l'objectif à terme d'aboutir à une cessation définitive de ces activités. Deuxièmement, la transmission de ce dossier au Conseil de sécurité ne constitue en rien une garantie d'action : si la Russie et la Chine soutiennent fortement l'initiative des trois pays Européens, elles manifestent clairement leur réticence au traitement de cette question au sein du Conseil de sécurité, au risque de voir ce dernier imposer à l'Iran des sanctions que la Chine, notamment, ne verrait pas d'un bon œil. Troisièmement, quand bien même la situation actuelle n'est pas, tant s'en faut, totalement satisfaisante, elle a cependant le mérite de permettre à l'AIEA de poursuivre ses investigations sur le terrain et de vérifier les installations iraniennes. Porter l'affaire au Conseil de sécurité risquerait de provoquer une crise et le retrait de l'Iran du TNP, à l'instar de la Corée du Nord qui, après avoir expulsé les inspecteurs internationaux, poursuit ses activités nucléaires sans aucun contrôle.

M. Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale, a indiqué que les Iraniens posséderaient, selon les informations disponibles, environ trente-sept tonnes d'uranium purifié. Leurs capacités d'enrichissement leur permettent-elles d'en tirer un volume suffisant de matière fissile pour fabriquer une ou plusieurs armes ? Combien de temps serait nécessaire pour réaliser une telle opération ?

M. Jean-Michel Boucheron a fait état de deux certitudes : premièrement, l'Iran prépare et aura, à court terme, l'arme nucléaire, laquelle fait dans le pays l'objet d'un consensus total ; deuxièmement, les États-Unis cherchent à instrumentaliser les autres pays dans la préparation de frappes, comme l'a confirmé à certains parlementaires un responsable américain de haut niveau. Le terme renvoie à tous les processus susceptibles d'enclencher un processus dangereux. Il a estimé que la question de fond désormais était de savoir si le fait qu'une grande nation, comme l'Iran, se dote de l'arme nucléaire est un facteur déstabilisant ou, à l'inverse, stabilisant pour la région - à condition, évidemment, que l'Iran reconnaisse ses voisins, en particulier Israël. Dès lors, n'est-il pas temps de redéfinir la notion de dissémination nucléaire et l'effort de l'AIEA ne doit-il pas porter principalement sur la dissémination des matières fissiles qui pourraient permettre la fabrication de bombes radiologiques éminemment dangereuses ? Autrement dit, ne risque-t-on pas de se retrouver dans une impasse du fait d'une mauvaise définition de la dissémination nucléaire ?

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a demandé ce que serait la bonne définition de la dissémination nucléaire et s'il fallait la réserver à l'usage civil.

M. Jean-Michel Boucheron a estimé que plusieurs critères devraient entrer en ligne de compte, tout d'abord celui de l'entité, État ou groupe terroriste, qui contrôle cette technologie : le seul fait que ce soit un État est un élément positif, car il suppose une certaine responsabilité. Sachant que le but premier est d'empêcher que des terroristes puissent se doter d'armes aussi dangereuses, l'effort doit principalement porter sur la matière fissile. Jamais un groupe terroriste ne pourra s'équiper de centrifugeuses en nombre suffisant ni trouver les sites adéquats pour fabriquer en secret une bombe nucléaire ; il lui est en revanche possible de se procurer de la matière fissile et de l'utiliser pour prendre le monde en otage.

M. Philippe Thiébaud a précisé que l'Iran possède une usine de conversion d'une capacité annuelle de production d'uranium à l'état gazeux (UF6) de 300 tonnes, qu'il peut ensuite enrichir en centrifugeuse. Cette capacité est sans rapport avec ses besoins civils reconnus - il n'a qu'un seul réacteur en construction à Buscher, fourni par la Russie, laquelle s'est par ailleurs engagée à fournir le combustible nécessaire à son fonctionnement. On peut donc s'interroger sur la volonté de l'Iran de développer des moyens de production de combustible. Il dispose déjà d'une installation d'enrichissement pilote, avec un petit nombre de centrifugeuses, et une usine est en construction à Natanz, d'une capacité considérable - de l'ordre de 50 000 centrifugeuses - mais encore incapable de fonctionner. Reste qu'une usine de conversion d'une capacité de 300 tonnes et une usine d'enrichissement de 50 000 centrifugeuses permettraient, en théorie tout au moins, de produire plusieurs centaines de kilos d'uranium enrichi à 93 %. Autrement dit, si l'Iran décidait de sortir du TNP, il aurait théoriquement de quoi produire suffisamment de matière fissile pour fabriquer au moins une ou deux charges nucléaires.

Même si le traité n'est à l'évidence pas parfait, il a globalement permis de réduire le risque de prolifération nucléaire. Au début des années 1960, les meilleurs analystes s'accordaient à prédire que quarante États seraient dotés de l'arme nucléaire à l'horizon 2000-2010 ; on ne compte aujourd'hui, outre les cinq États reconnus par le TNP, que l'Inde, le Pakistan et Israël, en dehors du traité et dotés d'une capacité nucléaire de facto, tandis que de forts soupçons pèsent sur la Corée du Nord et l'Iran. En revanche, les programmes militaires conduits dans certains pays dits « du seuil » - Afrique du Sud, Brésil, Argentine - ont été totalement arrêtés et démantelés. Tous ces pays ont signé le TNP et se dont dotés d'une instance de contrôle et de vérification. L'Algérie, qui n'était pas partie au TNP et avait des activités avec la Chine, a soumis toutes ses installations au contrôle. Ces succès ne doivent pas être négligés : bon nombre de pays à l'égard desquels on pouvait autrefois nourrir de forts soupçons n'utilisent plus les technologies nucléaires qu'à des fins pacifiques et sont contrôlés.

S'agissant de la capacité de certains groupes terroristes à se doter d'armes radiologiques, la difficulté tient au fait que, outre les matières nucléaires, d'autres produits radioactifs peuvent être utilisés, provenant par exemple d'hôpitaux ou de diverses activités industrielles, comme la recherche pétrolière. Si les contrôles en la matière sont très stricts en Europe, aux États-Unis et en Russie, il n'en est pas de même dans d'autres parties du monde et ces produits ne relèvent pas du contrôle de l'AIEA, dont la compétence se limite aux seules matières nucléaires.

Fort peu d'États - une dizaine tout au plus - ont une réelle capacité d'enrichissement ou de retraitement, les deux voies d'accès à l'arme nucléaire. Compte tenu de cette situation, il pourrait être demandé aux autres Etats qui ne sont pas dotés de cette capacité d'y renoncer, comme l'a d'ailleurs proposé le président Bush voilà un an. L'AIEA étudie également l'idée d'adopter une approche multilatérale afin de renforcer les contrôles, à l'exemple de ce qui se fait déjà en Europe avec Eurodif et Urenco. On peut enfin suggérer à des pays désireux de s'équiper en réacteurs nucléaires de renoncer volontairement à se doter d'installations du cycle du combustible, en contrepartie de quoi les États qui en ont la capacité s'engageraient à leur offrir à des prix compétitifs les services d'enrichissement et de retraitement nécessaires. Le TNP permet à tous les États parties de se doter d'installations du cycle du combustible, pour autant que celles-ci soient sous contrôle international et réservées à des fins pacifiques. Il serait sans doute souhaitable de l'aménager dans le sens indiqué plus haut afin d'éviter la dissémination, plutôt que de chercher à le modifier. Cet exercice à la fois complexe et périlleux pourrait en effet conduire à une remise en cause de l'ensemble du régime.

M. Jérôme Rivière a souhaité obtenir des précisions sur la procédure utilisée pour une éventuelle transmission par l'Agence d'un dossier au Conseil de sécurité. La décision est-elle prise à l'unanimité ou à la majorité du Conseil des gouverneurs ?

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a complété cette question en demandant quelles étaient la nature et la base juridiques exactes du pouvoir du Conseil de sécurité en la matière.

M. Jérôme Rivière s'est également inquiété du calendrier qui, compte tenu du consensus que suscite la question nucléaire dans la classe politique iranienne, ne joue pas en faveur de la communauté internationale. La question se pose effectivement de savoir s'il vaut mieux laisser l'Iran se doter de l'arme nucléaire ou se résoudre à une intervention militaire dans ce pays. Si la communauté internationale acceptait la situation de facto d'un Iran nucléaire, on pourrait craindre que les pays dits du seuil soient dès lors enclins à reprendre leurs programmes afin de se doter eux aussi de l'arme nucléaire. Combien de temps leur faudrait-il alors ?

M. Axel Poniatowski a insisté sur le fait que l'Iran, selon certains, pourrait se doter de l'arme nucléaire dans les dix-huit mois. Il faut alors s'interroger sur l'usage qui est envisagé et s'enquérir des risques de prolifération dans la région même : la Turquie, l'Égypte et l'Arabie Saoudite pourraient, à en croire leurs déclarations, se sentir menacées. L'AIEA a-t-elle une idée précise sur les capacités de chacun de ces trois pays à mettre au point des armes similaires ?

En réponse aux trois intervenants, M. Philippe Thiébaud a apporté les précisions suivantes : le statut de l'AIEA permet au Conseil des gouverneurs de saisir le Conseil de sécurité s'il estime qu'un pays a violé ses engagements - ce qui pourrait être invoqué dans le cas de l'Iran - ou s'il juge que la situation créée peut constituer une menace pour la paix et la sécurité internationales. Toutes les résolutions ont jusqu'à présent été prises à l'unanimité, mais rien n'interdit de procéder à un vote. Si celui-ci conduit à l'adoption d'une résolution, le directeur général transmettra la demande du Conseil des gouverneurs au Conseil de sécurité. La question relèvera alors de la logique propre du fonctionnement du Conseil de sécurité, qui décidera des suites à donner ; c'est à lui d'apprécier la forme et la réalité de la menace ou de l'atteinte à la sécurité internationale. Le Conseil a du reste reconnu à deux reprises, dans une déclaration de janvier 1992 et tout récemment dans la résolution 1540 adoptée au printemps dernier, que la prolifération des armes de destruction massive représentait en soi une menace pour la paix et la sécurité internationales. Il dispose donc d'une base juridique pour agir ; reste à savoir s'il en a la volonté et la capacité politique. L'AIEA l'a ainsi saisi à plusieurs reprises du dossier de la Corée du Nord, et le Conseil n'a engagé aucune action. Certains pays comme la Chine sont très réticents à l'idée que la question de l'Iran soit portée devant lui, fût-ce à titre préventif.

Compte tenu des incertitudes qui règnent sur le dossier iranien, mieux valait obtenir la suspension des activités plutôt que prendre le risque de les voir se poursuivre. Pour l'heure, les activités de conversion sont interrompues, les travaux dans les usines d'enrichissement suspendus, et rien ne dit que l'Iran, même s'il a bénéficié de concours techniques extérieurs, maîtrise les processus techniques nécessaires pour mettre au point une arme nucléaire. En théorie, si tout fonctionnait bien, un an ou dix-huit mois pourraient lui suffire ; mais, à supposer qu'il décide de s'affranchir des contrôles internationaux, il est difficile d'évaluer la capacité de l'Iran à faire fonctionner ses centrifugeuses et à fabriquer dans des délais relativement courts les matières fissiles directement utilisables à des fins militaires. Il est également nécessaire que l'Iran dispose des capacités de réalisation d'une arme nucléaire ; on peut noter qu'il a pendant un temps entretenu des contacts très réguliers avec les réseaux d'Abdul Qader Khan, qui avaient fourni le plan d'une arme nucléaire à la Libye et à l'Irak. Enfin, s'agissant des capacités d'emport d'une arme nucléaire, l'Iran développe ses propres vecteurs, en travaillant sur les missiles Shahab 3. Ces différents éléments doivent être pris en considération même s'ils n'apportent pas de réponse définitive. En tout état de cause, si cette affaire s'était enlisée au Conseil de sécurité, le temps aurait davantage encore joué en faveur de l'Iran, qui aurait continué à développer sa capacité d'enrichissement.

S'agissant des risques de prolifération nucléaire dans la région, la Turquie a des activités nucléaires très limitées, sans programme de recherche connu ni réacteur nucléaire. Même s'il est permis de s'interroger sur l'existence de réseaux clandestins d'approvisionnement liés à d'autres pays, aucune activité n'y est susceptible de faire courir un risque de prolifération. L'Égypte a pour sa part fait l'objet d'investigations récentes de l'AIEA, qui n'ont mis à jour rien de probant, sinon quelques actions mineures remontant aux années 1980 ou 1990 et qui n'avaient pas été déclarées comme il convenait. Subsiste toutefois une difficulté : l'Égypte refuse de signer avec l'AIEA un protocole additionnel aussi longtemps qu'Israël ne sera pas partie au TNP. Au demeurant, les inquiétudes généralement admises pour ce pays concernent plus le secteur chimique que le nucléaire. Pour ce qui est de l'Arabie Saoudite, les craintes récurrentes depuis une dizaine d'années portent davantage sur les soutiens financiers qu'elle apporte à certains pays - Pakistan, Irak - ou à des mouvements terroristes via des réseaux clandestins tel celui d'Abdul Qader Khan que sur sa capacité à se doter elle-même d'un armement nucléaire.

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, en a conclu que la difficulté principale tenait au fait que s'il était légitime qu'un pays se dote de l'énergie nucléaire à des fins civiles, celui-ci pouvait très rapidement passer de l'utilisation civile à l'utilisation militaire. Selon les propos du directeur général de l'Agence récemment rapportés par la presse, la Corée du Nord détiendrait six bombes nucléaires. S'agit-il d'une découverte tardive ou l'AIEA a-t-elle pu suivre le processus de fabrication ? Depuis quand en est-elle informée ?

M. Philippe Thiébaud a rappelé que, dès le début des années 1990, les contrôles de l'Agence avaient permis de mettre à jour des incohérences dans les déclarations de la Corée du Nord, qui a tardivement signé le TNP et conclu un accord de garantie généralisée au début des années 1990. Dès 1992, l'AIEA était arrivée à la conclusion que les inventaires de matières déclarées ne correspondaient pas à la réalité des opérations et qu'il avait probablement été procédé à des déchargements de combustibles irradiés dans le but de les retraiter clandestinement. On pouvait alors craindre que la Corée du Nord ait séparé suffisamment de plutonium pour fabriquer deux charges nucléaires. C'est en tout cas ce que pouvaient laisser penser les différences dans les inventaires ; il n'a évidemment pas été possible de le vérifier.

Le régime de contrôle, s'inscrivant dans le cadre de l'accord conclu entre les États-Unis et la Corée du Nord sous les auspices de la KEDO, a évolué jusqu'à l'éviction pure et simple de l'AIEA en 2003. La Corée du Nord n'en a pas moins continué ses activités et dispose d'un laboratoire de retraitement des combustibles irradiés. Dès lors, tout porte à croire qu'elle aurait la capacité de séparer du plutonium en quantité suffisante pour réaliser jusqu'à six charges nucléaires ; mais ce n'est là qu'une estimation, l'Agence n'ayant jamais eu l'occasion de vérifier ce calcul. Les Coréens du Nord ont eux-mêmes reconnu avoir développé des activités d'enrichissement après le départ de l'AIEA, que celle-ci n'a pu, et pour cause, évaluer, mais qui permettent de penser que le pays a suffisamment de matière fissile pour fabriquer entre deux et six charges nucléaires et qu'il dispose de missiles capables de les emporter.

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a demandé si l'Agence a été en mesure d'émettre des mises en garde à l'adresse de la Corée du Nord.

M. Philippe Thiébaud a répondu que l'AIEA avait fait toutes les mises en garde nécessaires et saisi le Conseil de sécurité à plusieurs reprises, en 1992, 1994 et 2003. Un accord politique a été conclu en 1994 entre les États-Unis et la Corée du Nord, qui devait conduire, en contrepartie, à un gel des activités de cette dernière. Depuis 2003, l'AIEA a été expulsée de la Corée du Nord ; le Conseil de sécurité a été saisi, mais n'a pas décidé d'agir. L'Agence a joué son rôle d'alerte, de mise en garde et de condamnation, mais n'a pas les moyens d'imposer à un pays une action correctrice, qui reste de la compétence du Conseil de sécurité.

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, en a conclu que ce dossier montre clairement les failles d'un dispositif que l'on ne saurait imputer à l'AIEA, mais au système en lui-même, avant de remercier M. Philippe Thiébaud des précisions apportées.

_______

● Arme nucléaire

● TNP

● AIEA

● Prolifération


© Assemblée nationale