COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 14

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 6 décembre 2005
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Olli Rehn, Commissaire européen chargé de l'élargissement

  

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Audition de M. Olli Rehn, Commissaire européen chargé de l'élargissement

Souhaitant la bienvenue à M. Olli Rehn, le Président Edouard Balladur a observé que la question de l'élargissement était un motif de profonde préoccupation en France. Le rejet du traité constitutionnel, le 29 mai dernier, peut s'expliquer par de multiples raisons ; la crainte d'un trop rapide élargissement de l'Union européenne n'est pas la moindre d'entre elles. Or on ne peut que constater que, depuis le rejet de la Constitution européenne par les peuples français et néerlandais, l'Union a pris une seule décision majeure : ouvrir les négociations d'adhésion avec la Croatie et la Turquie. De son côté, la Commission européenne multiplie les interventions en faveur d'une ouverture plus grande de l'Union aux pays des Balkans, voire de l'Europe orientale.

Cette situation est préoccupante en raison même de l'inadaptation du Traité de Nice à un tel état de fait : nos institutions européennes ne sont pas en mesure de fonctionner dans une Europe qui serait plus large encore. De surcroît, le budget de l'Union pour 2007-2013 n'est toujours pas arrêté et les perspectives financières sont telles que l'on peut s'interroger sur la capacité de l'Union à financer non seulement l'entrée de la Roumanie et de la Bulgarie mais aussi, a fortiori, de tout autre pays candidat. Alors que le processus d'élargissement semble se poursuivre sans que soient résolues ces réelles difficultés, on peut avoir le sentiment d'une fuite en avant de l'Europe.

Le Président Edouard Balladur a estimé que, tant que les problèmes institutionnels de l'Europe ne seraient pas réglés, il lui paraissait peu sage d'ouvrir l'Union à de nouveaux pays. Il a souhaité que M. Olli Rehn apporte aux membres de la Commission des Affaires étrangères des éclaircissements de nature à les rassurer sur le caractère raisonnable de la politique de la Commission européenne en ce domaine.

Remerciant les membres de la Commission des Affaires étrangères de l'avoir invité à s'exprimer devant eux, M. Olli Rehn, Commissaire européen chargé de l'élargissement, a indiqué qu'il était heureux de débattre en France de la politique de l'élargissement, avec les représentants du monde politique, et en particulier, les parlementaires.

Il a commencé son intervention par une réflexion sémantique et conceptuelle en constatant que le mot : « élargissement » pouvait paraître curieux. C'est, en fait, un terme très réducteur, qui suggère une simple expansion dans l'espace, et peut sembler synonyme d'empilement, ou même de fuite en avant.

Il a fait part de sa préférence pour le terme « adhésion », c'est-à-dire l'action d'approuver des valeurs communes, de partager un projet politique. Les pays qui rejoignent l'Union européenne le font parce qu'ils adhèrent à notre idée de l'Europe, à notre conception des relations internationales et à nos valeurs, à la démocratie et aux droits de l'homme. Ils adhèrent aussi à notre idée de la solidarité et, enfin, à nos règles de droit et à nos normes européennes, qu'elles soient sociales, environnementales, industrielles, de sécurité alimentaire et de concurrence. Ces pays candidats sont prêts à consentir les sacrifices nécessaires pour cela.

Ce sont les candidats qui adhèrent à l'Union européenne, selon les conditions fixées par cette dernière et par elle seule, et non l'inverse. Il s'agit évidemment d'une politique délibérée, fruit d'une réflexion stratégique : nous considérons que notre propre sécurité exige d'étendre la zone de paix, de stabilité, de démocratie, de droits de l'homme et de prospérité sur ce continent. En cela, l'Union européenne est en tous points fidèle au projet original des Pères fondateurs. En parlant d'élargissement, nous parlons avant tout de sécurité pour l'Europe et ses citoyens.

Cette politique a, jusqu'à présent, porté ses fruits. C'est la perspective européenne qui, dans les années soixante-dix et quatre-vingts, a consolidé les jeunes démocraties en Grèce, en Espagne et au Portugal ; plus récemment, c'est la perspective européenne qui a aidé les pays de l'ancien bloc communiste à devenir des sociétés ouvertes et respectueuses des droits de l'homme. L'Europe est aujourd'hui un continent plus libre, plus stable, plus sûr.

Un processus aussi complexe a connu naturellement des difficultés. En revanche, les scénarios catastrophes qui ont hanté les nuits de nos citoyens ne se sont pas réalisés. Le « maçon espagnol » et le « plombier polonais », corvéables et bon marché, allaient submerger nos marchés du travail, entendait-on ; le contribuable européen allait devoir payer toujours plus ; les institutions européennes seraient paralysées ; nos entreprises iraient s'installer en masse dans des pays sans contraintes sociales, aux salaires ridiculement bas. Ces craintes se sont avérées largement infondées ; il était injuste de les lier à l'élargissement. Ainsi, les délocalisations ont, en réalité, débuté il y a vingt ans, avec l'essor de la mondialisation, bien avant l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale. De plus, selon une étude de l'INSEE, les délocalisations vers l'Europe centrale et orientale auraient conduit à la disparition en France d'à peine 4740 emplois industriels entre 1995 et 2001. L'excédent commercial de la France avec les dix nouveaux pays membres, qui demeure considérable - de l'ordre de 4 milliards d'euros par an - fait que la balance en termes d'emplois demeure très largement favorable. En réalité, nos entreprises ont investi dans ces pays avant tout pour capter de nouveaux marchés, à l'exemple de la Logan de Renault qui est, aujourd'hui, un magnifique succès.

L'invasion de la main-d'œuvre n'a, quant à elle, pas eu lieu. L'élargissement ne fera pas exploser le budget communautaire et nos institutions continuent de fonctionner à vingt-cinq - même s'il eût été bien entendu préférable d'avoir un traité constitutionnel qui améliore le fonctionnement des institutions et donne un nouvel élan à notre projet commun.

Nous ne pouvons cependant ignorer la sensation de vertige qui saisit de nombreux citoyens face à l'évolution de l'Europe. Comment faire, dès lors, pour concilier, d'une part, la responsabilité historique, la mission pacificatrice de l'Union européenne, et, d'autre part, les inquiétudes des citoyens face à ce qu'ils considèrent comme une interminable fuite en avant ?

Après les votes négatifs en France et aux Pays-Bas, on a beaucoup spéculé sur un « plan B » pour la Constitution. Un tel plan n'a jamais existé. En revanche, la Commission propose un « plan C » pour l'élargissement. « C » comme : consolidation, conditionnalité, communication.

Pour ce qui est de la consolidation des engagements déjà consentis, l'Union ne peut abandonner ses responsabilités en Europe. Des engagements ont été pris envers les Balkans occidentaux et la Turquie, auxquels a été proposée une perspective d'adhésion par nos chefs d'Etat et de gouvernements. Cette perspective a joué un rôle moteur dans leurs réformes démocratiques. Leur fermer la porte maintenant serait, bien sûr, irresponsable. Comme le dit M. Paddy Ashdown, le Haut Représentant européen en Bosnie, « la perspective européenne est la colle qui maintient les Balkans ensemble sur la voie de la paix et de la stabilité». Certes, tous ces pays n'en sont pas au même stade. Nous venons de commencer des négociations d'adhésion avec la Croatie et la Turquie, qui seront longues et difficiles. A l'autre extrême, nous entamons à peine les discussions avec la Bosnie et la Serbie pour un accord de stabilisation et d'association, première relation contractuelle avec l'Union européenne. Dans le même temps, nous devrons être extrêmement prudents avant de prendre de nouveaux engagements. Il s'agit d'ailleurs d'une litote : en fait, il est clair que nous ne pouvons pas prendre de nouveaux engagements à ce stade. La prudence sera d'ailleurs le maître mot de notre politique.

Vient ensuite la stricte conditionnalité. L'adhésion à l'Union européenne n'est pas un parcours de tout repos. Pour devenir membre de l'Union européenne, il faut tout d'abord garantir la démocratie, les droits de l'homme, l'Etat de droit, le respect des minorités ; il faut être ensuite une économie de marché capable de supporter la concurrence du reste de l'Union ; il faut enfin reprendre et mettre en œuvre toutes les règles et les législations de l'Union européenne, ce qu'on appelle l'acquis communautaire.

Lorsqu'elle évaluera les progrès accomplis par les candidats, la Commission appliquera ces critères à la lettre. Chaque loi que votera le pays candidat pour mettre en œuvre la législation européenne sera examinée à la loupe. La Commission n'hésitera pas à proposer la suspension des négociations en cas de violations sérieuses et répétées des principes fondamentaux de l'Union, ou lorsqu'un pays manquera à des exigences essentielles comme, par exemple, la coopération avec le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie.

Nous devrons veiller plus que jamais à la capacité d'absorption de l'Union européenne. L'adhésion suppose de partager un projet basé sur des valeurs, des politiques et des institutions communes. L'Union doit, à tout moment, s'assurer qu'elle peut maintenir sa capacité d'action, respecter ses possibilités budgétaires et mettre en œuvre ses politiques de manière efficace.

M. Olli Rehn a affirmé que, contrairement à certaines allégations, il n'existe aucun automatisme dans les négociations d'adhésion et qu'il serait inflexible sur ce principe : il n'y aura pas progrès dans les négociations si les critères fixés par l'Union européenne ne sont pas pleinement respectés.

Vient enfin la communication. L'élargissement demeure une politique méconnue et incomprise qui est perçue et présentée comme un risque, jamais comme une chance. L'Union européenne - c'est-à-dire les institutions, bien sûr, mais aussi les Etats membres eux-mêmes - doivent être plus audacieux et expliquer aux citoyens, en toute franchise, les objectifs, mais aussi les défis de notre action. L'élargissement comporte sa part de risques, mais c'est un projet qui, préparé avec rigueur, est positif pour notre Union : plus de paix, plus de droits de l'homme, plus d'opportunités en termes de croissance et d'emplois.

Evoquant enfin le cas de la Turquie, le Commissaire européen a précisé que la décision d'ouvrir les négociations avec ce pays, le 3 octobre 2005, s'inscrivait dans une démarche ouverte il y a plus de quarante ans. Elle repose depuis l'origine sur le même postulat stratégique : dans cette région du monde où se concentrent des enjeux fondamentaux, nous avons besoin à nos côtés d'une Turquie stable, démocratique, qui respecte l'Etat de droit et les droits de l'homme, nos valeurs et nos normes. Or, comme l'expérience le démontre, la perspective européenne est un levier décisif pour atteindre cet objectif. Pour la Turquie, peut-être même plus que pour les autres candidats, la perspective d'adhésion est aussi importante que l´adhésion elle-même. Ce sera un voyage long et difficile, et le chemin à parcourir - c'est-à-dire la mise en œuvre des réformes en Turquie - sera aussi important que la destination. Pour citer le Conseil européen, ce sera un « processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie à l'avance ». Contrairement à ce que beaucoup pensent, l'Union européenne n'a pas décidé de faire adhérer la Turquie le 3 octobre dernier mais de donner à ce grand pays la chance de démontrer qu'il est capable de reprendre et d'appliquer intégralement les valeurs et les règles de l'Union européenne. Peut-être y parviendra-t-il, et peut être n'y parviendra-t-il pas. Mais il importe de lui donner cette chance sans a priori. Si la Turquie est capable de saisir cette chance, ce sera une Turquie très différente de celle d'aujourd'hui, laquelle, à l'évidence, est encore bien loin de remplir les conditions pour devenir membre de plein droit de notre Union. Si elle n'y parvient pas, nous examinerons alors comment maintenir ce pays à nos côtés par des liens aussi forts que possible.

M. Olli Rehn a conclu que la politique d'adhésion était maintenant sur les rails, mais que ce train n'était pas un TGV. Nous travaillons avec détermination mais sans impératif horaire. La vitesse du train d'adhésion dépend de la manière dont les pays candidats remplissent les conditions. Elle dépend aussi de la capacité de l'Union à assimiler de nouveaux Etats.

Il a insisté enfin sur le fait que son vœu le plus cher, ainsi que celui de la Commission européenne présidée par M. José Manuel Barroso, était d'avoir une Union européenne forte et respectée dans le monde. L'élargissement n'est pas l'unique instrument dont nous disposons pour atteindre cet objectif, mais c'est un instrument puissant. Plutôt que d'en faire le bouc émissaire des difficultés du moment, il faut savoir en faire une formule gagnante pour notre Europe.

Le Président Edouard Balladur a demandé au Commissaire si, parmi les principes régissant l'adhésion de nouveaux Etats membres, figurait une définition des pays ayant vocation à adhérer à l'Union européenne. Cette question revient à s'interroger sur les limites de l'Europe. Le précédent Commissaire à l'élargissement, M. Günter Verheugen, semblait favorable à une Union susceptible de s'étendre jusqu'au Proche et au Moyen-Orient. La réponse à cette question dépend de l'idée que l'on se fait des objectifs poursuivis par la construction européenne : si l'Union n'est qu'une zone de libre échange, elle peut s'élargir à l'infini ; si elle vise à mener des politiques communes, alors ses frontières doivent être plus étroites. Il a, par ailleurs, souligné la nécessité d'engager une réflexion sur l'adaptation des institutions issues du Traité de Nice pour faire fonctionner une Union européenne qui comptera bientôt vingt-sept membres et qui pourrait en comprendre plus d'une trentaine dans un avenir relativement proche.

Les négociations d'adhésion avec la Turquie et avec la Croatie devraient être longues, mais a-t-on d'ores et déjà une idée de leur durée ? Il n'y a pas de raison que ces deux négociations aboutissent simultanément alors que le dossier croate semble poser moins de problèmes que la candidature turque. A ce sujet, il a indiqué que la Commission des Affaires étrangères allait mettre en place un groupe de travail, présidé par M. Hervé de Charette, qui sera chargé de suivre l'évolution des progrès de la Turquie sur les différents chapitres de la négociation.

Le Commissaire Olli Rehn a indiqué que l'article 49 du Traité sur l'Union européenne prévoyait que tout Etat européen qui respecte les principes fondamentaux de l'Union européenne pouvait demander à en devenir membre. La dimension géographique de l'Europe est donc clairement mentionnée, mais les frontières de l'Union seront déterminées par la volonté et la stratégie exprimées par le Conseil européen. Aujourd'hui, il existe une perspective d'adhésion pour la Turquie et pour les Etats des Balkans occidentaux, mais ces pays n'en sont pas au même stade dans leurs relations avec l'Union européenne. Le rythme des négociations dépendra des progrès qu'ils réaliseront dans leurs réformes et de la capacité d'absorption de l'Union européenne. A l'heure actuelle, aucun autre élargissement n'est envisagé dans un avenir prévisible.

Le Président Edouard Balladur a déduit des propos du Commissaire que l'Ukraine, ainsi que les autres pays frontaliers de la Russie, ne bénéficiaient donc pas d'une perspective d'adhésion à l'Union européenne.

Le Commissaire Olli Rehn a confirmé ce point et indiqué que l'Union européenne souhaitait d'abord conduire sa politique de voisinage en direction de l'Ukraine et que le Président Viktor Youchtchenko lui-même n'avait pas déposé la candidature de son pays. Un travail préalable est nécessaire.

Pour ce qui est de la question institutionnelle, l'approfondissement et l'élargissement doivent s'opérer simultanément. Les négociations avec la Turquie devraient durer entre dix et quinze ans et il faut absolument que les problèmes institutionnels et constitutionnels de l'Union européenne soient résolus d'ici là. Il est faux de dire que l'on privilégie actuellement l'élargissement au détriment de l'approfondissement. Au cours des quinze dernières années, le nombre de membres de l'Union européenne a certes plus que doublé, mais en même temps sont arrivés l'euro, la coopération judiciaire et policière, la coopération en matière d'éducation, les actions en faveur du maintien de la paix. Pour que processus d'élargissement et processus d'approfondissement continuent à aller de pair, il faudra, aussitôt que les perspectives financières auront été déterminées, dépasser le traumatisme qui a résulté de l'échec de la ratification du traité constitutionnel pour se saisir à nouveau de la question des institutions.

M. Hervé de Charette a déclaré que la France avait toujours considéré qu'il y avait un lien entre élargissement et approfondissement et qu'il eut été préférable que l'approfondissement précédât l'élargissement. Mais cela ne s'est pas passé ainsi. La situation est aujourd'hui différente, car l'Europe continue de s'élargir alors même qu'elle est en crise. Il est certes positif que l'Europe réelle corresponde à l'Europe historique, par exemple dans les Balkans occidentaux, le cas de la Turquie devant rester à part. Mais il est contestable de poursuivre aujourd'hui le mouvement d'élargissement comme si rien ne s'était produit : alors que la plupart des politiques européennes sont bloquées, l'élargissement semble être le seul domaine dans lequel des progrès interviennent. Moins l'Europe marche, plus elle s'élargit. Plus elle s'élargit, moins elle devient gouvernable. Le Traité de Nice n'est pas compatible avec un fonctionnement à vingt-cinq : dans ce cadre, la poursuite du processus d'élargissement est directement contraire à la construction d'une Europe intégrée. Il est à craindre que cet obstacle à l'intégration européenne ne soit en réalité le but caché de certains Etats.

M. Daniel Garrigue a réagi aux propos du Commissaire selon lesquels il préférait le terme d'adhésion à celui d'élargissement. L'adhésion concerne certes les Etats qui ont manifesté la volonté de rejoindre l'Union européenne, mais elle concerne également le soutien des citoyens européens à la politique européenne. Aujourd'hui, faute de limites claires de l'Union et en raison d'un trop grand nombre de non-dits, les citoyens européens ne connaissent ni les contours, ni les ambitions de l'Union européenne.

Réagissant aux propos du Commissaire, M. Lionnel Luca s'est étonné qu'il réfute l'existence d'un « plan B » au traité constitutionnel, alors même que M. Jacques Delors avait soutenu l'inverse, et a demandé comment imaginer qu'un référendum puisse être tenu dans vingt-cinq pays sans aucune alternative au texte proposé. Quant à l'élargissement de l'Union, il apparaît que le Commissaire a entendu lier l'adhésion de tout pays à l'idée même d'Europe et à la philosophie européenne sans évoquer pour autant la géographie du continent dont la frontière semblerait alors être de fait illimitée. Quelles seraient donc les limites géographiques de l'Europe ?

Le Président Edouard Balladur a rappelé que, dans le cadre d'un référendum, la question posée vise à approuver, ou non, une proposition. Si celle-ci est rejetée, on revient à l'état antérieur du droit, et donc, s'agissant de l'Europe, au Traité de Nice.

M. Patrick Devedjian a rappelé que la Communauté européenne avait refusé le Portugal au temps de Salazar, l'Espagne sous Franco ou encore la Grèce des colonels, parce que ces pays n'étaient pas des démocraties. Or aujourd'hui, force est de constater, même si la torture n'y est plus pratiquée de façon systématique comme le précisait en 2004 la Commission européenne - ce qui laisse supposer qu'elle l'est encore parfois -, que la Turquie n'est pas une démocratie. Pour quelles raisons l'opinion des institutions européennes a-t-elle changé ? Par ailleurs, comment expliquer la concomitance maladroite entre la campagne référendaire sur le traité constitutionnel et l'ouverture des négociations sur l'entrée de la Turquie, l'une portant préjudice à l'autre ? De plus comment accepter de négocier avec ce pays qui ne reconnaît pas l'un des Etats membres de l'Union européenne, en l'occurrence, Chypre ? Enfin comment expliquer que ce dernier Etat ne se soit pas opposé à l'ouverture des négociations avec la Turquie ?

Le Président Edouard Balladur a rappelé que le pacte de stabilité pour l'Europe élaboré en 1994 prévoyait le respect des frontières existantes et des minorités. Si ces principes n'étaient pas respectés par la Turquie vis-à-vis de Chypre, alors il serait contestable de considérer que ce pays respecte les critères de Copenhague.

M. Axel Poniatowski a voulu savoir si le Commissaire estimait que des raisons autres qu'économiques incitaient la Turquie, à adhérer à l'Union européenne ?

En réponse aux différents intervenants, M. Olli Rehn, Commissaire européen chargé de l'élargissement, a apporté les éléments de réponse suivants :

-  pour la Commission européenne, l'objectif premier est l'approfondissement ; il faut reprendre le débat sur la réforme institutionnelle ; il faut tenir compte du résultat du référendum en France et aux Pays-Bas, mais l'Europe a besoin d'une réforme constitutionnelle qui rende les institutions plus efficaces et plus démocratiques ; il faut une Union européenne plus forte et qui pèse davantage dans le monde, il faut renforcer les politiques communes, notamment en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense ; la Commission cherche à travailler avec les Etats membres pour relancer ce processus ;

-  il faut combiner l'objectif d'approfondissement avec la mission historique de l'Europe, qui est d'étendre un espace de paix, de démocratie et d'Etat de droit ; ce point est central dans les négociations avec la Turquie ;

-  de nombreux citoyens de l'Union ont le sentiment que l'élargissement est allé trop vite et ce, pas seulement en France ; il faut en conséquence consolider la politique d'élargissement, c'est-à-dire s'en tenir aux engagements déjà pris mais sans en prendre de supplémentaires ; ce point est à l'ordre du jour du prochain Conseil des ministres « affaires générales » de l'Union européenne qui va en débattre sur la base de la stratégie proposée par la Commission le 9 novembre dernier ; le Conseil européen devra également s'en saisir prochainement ; il ne faut, en tout état de cause, pas oublier que l'élargissement relève de traités et que les Etats sont soumis à la règle pacta sunt servanda ;

-  il y a trois catégories d'Etats dans le processus d'élargissement : la Bulgarie et la Roumanie, qui sont en voie d'adhésion à l'Union (ils ont déjà signé un traité d'adhésion) et dont l'adhésion deviendra définitive dès qu'ils satisferont les critères prévus ; la Croatie et la Turquie, qui sont officiellement candidats ; les pays des Balkans occidentaux qui ont vocation à intégrer l'Union lorsqu'ils auront été stabilisés ; ce processus prendra du temps et il faudra en tirer toutes les conséquences sur les institutions européennes compte tenu du nombre et de la taille de ces différents Etats ;

-  le cas de la Turquie a posé des difficultés ces dernières semaines du fait du non respect par ce pays de certaines libertés fondamentales, telles que la liberté d'expression ; le processus d'adhésion est clairement conditionné aux progrès de la Turquie dans la mise en œuvre des critères de Copenhague ; pendant le processus, d'autres problèmes devront aussi être réglés, comme la question chypriote ou avec l'Arménie ;

-  il convient d'utiliser le pouvoir d'attraction de l'Union européenne pour influencer les Etats candidats dans la voie de l'Etat de droit et du respect des droits de l'homme, qui doivent devenir une réalité dans ces pays ;

-  il est urgent de résoudre les problèmes budgétaires et institutionnels ; l'Union européenne a besoin de la contribution de la France en la matière ; elle a plus généralement besoin d'une France forte qui pèse au sein de l'Union ;

-  il convient de combattre les préjugés des citoyens européens à l'égard des peuples des pays candidats ; le dialogue entre sociétés civiles est essentiel ; il faut éviter que les polémiques sur le « plombier polonais » ne se reproduisent lorsque l'adhésion des pays des Balkans sera à l'ordre du jour ; il convient d'impliquer les associations, les organisations syndicales dans ce dialogue ;

-  il n'y a pas de plan B et les institutions européennes doivent pour l'instant continuer à fonctionner dans le cadre du Traité de Nice ; cela pose des problèmes en termes d'efficacité, de démocratie et de défense des valeurs européennes ; il n'y a pas d'autre solution jusqu'à la mise en œuvre d'un traité constitutionnel européen qui soit acceptable par tous ;

-  les conditions en matière d'élargissement ont été fixées la première fois par le Conseil européen de Copenhague en 1993 ; elles se fondent, entre autres, sur la capacité de l'Union à absorber de nouveaux Etats membres ; le document stratégique de la Commission du 9 novembre dernier fait état de ce critère essentiel ; le but de l'élargissement est de fonder une communauté reposant sur des principes communs en tenant compte de la capacité d'absorption de l'Union ;

-  Chypre a soutenu l'ouverture des négociations avec la Turquie ; l'Union européenne a exigé par une déclaration du 2 septembre dernier que la Turquie signe et ratifie l'acte additionnel au protocole d'Ankara qui fonde une union douanière avec tous les Etats de l'Union, y compris Chypre ; l'Union a par ailleurs très clairement exigé que la Turquie normalise ses relations avec Chypre ; une évaluation de la situation sera effectuée par la Commission en 2006 ; la Turquie doit ratifier et mettre en œuvre ce protocole, faute de quoi elle ne respecterait pas ses engagements, alors même que l'Union les a respectés en ouvrant les négociations d'adhésion avec ce pays ; la Turquie doit donc en tirer les conséquences, notamment en ouvrant ses ports aux navires chypriotes ;

-  la volonté d'intégrer la Turquie dans l'ensemble européen ne se fonde pas sur la seule logique économique ; il s'agit en réalité de la relation entre l'Europe et le monde musulman qu constitue l'un des défis les plus importants ; le processus d'adhésion conforte le caractère laïc de l'Etat turc ; il constitue un soutien aux branches réformistes issues de la sensibilité kémaliste et du parti AKP, que l'on peut qualifier de « post-islamiste » ; il permet de limiter l'influence des fondamentalistes et d'encourager les progrès en matière de libertés pour la société civile ; si l'on devait refermer la porte des négociations, cela renforcerait les tendances nationalistes et les courants extrémistes ; le rôle de l'Union européenne en tant que vecteur de réforme en serait nécessairement amoindri ; l'intégration de la Turquie en Europe est la clé de la modernisation et de la démocratisation de cet Etat.

Le Président Edouard Balladur a fait remarquer que la Commission européenne n'envisageait désormais d'ouvrir de nouvelles négociations d'adhésion qu'avec les seuls Etats des Balkans occidentaux. Il a rappelé que la question de l'adhésion de la Turquie soulevait de nombreuses questions dans l'opinion publique française et a déclaré que la Commission devait veiller de manière très attentive au bon déroulement des négociations pour éviter toute difficulté ultérieure. Il a conclu en estimant les institutions issues du Traité de Nice inadaptées à d'autres élargissements. Enfin, le poids respectif des pays les plus et les moins peuplés pose problème, notamment en termes de représentation au sein de la Commission ; il conviendra d'en tenir compte.

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