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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 25

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 8 mars 2006
(Séance de 11 heures)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Rapport de la mission d'information sur le statut des journalistes et correspondants de guerre en cas de conflit - MM. Pierre Lellouche et François Loncle, rapporteurs

  


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Rapport de la mission d'information sur le statut des journalistes et correspondants de guerre en cas de conflit

M. François Loncle, Rapporteur, a rappelé que cette mission d'information avait été entreprise, à l'initiative de M. Pierre Lellouche, avant même l'enlèvement de MM. Christian Chesnot et Georges Malbrunot, en réaction à la multiplication des violences commises contre des journalistes et des collaborateurs de presse (photographes, cameramen, techniciens, interprètes, chauffeurs...). Son objectif était de faire le point sur la situation juridique et réelle des journalistes face aux dangers qui les menacent lorsqu'ils couvrent des conflits. Les deux rapporteurs ont rencontré plusieurs dizaines de journalistes et de responsables d'organes de presse, principalement à Paris, mais aussi à Londres, à Amman et à Doha. Ces reporters, dont certains ont eux mêmes été victimes d'enlèvements, leur ont fait part de leur riche et souvent passionnante expérience de terrain.

Ces dernières années, 450 journalistes ont trouvé la mort dans l'exercice de leur profession. Depuis le début des années 1990, neuf journalistes français ont été tués et dix-huit pris en otage alors qu'ils couvraient un conflit. 76 journalistes et collaborateurs de presse ont été tués en Irak et deux ont disparus depuis mars 2003, ce qui fait de ce conflit le plus meurtrier depuis la guerre du Vietnam, qui avait duré près de dix ans. Plusieurs facteurs expliquent cette situation : depuis la guerre du Liban, les groupes terroristes ont compris qu'ils pouvaient faire parler d'eux en intimidant les journalistes, voire en les enlevant ou en les exécutant. S'ajoutent à ceux-ci des groupes de « simples » malfaiteurs à la recherche d'argent.

Dans le même temps, l'image des médias occidentaux s'est transformée : ils sont désormais moins perçus comme des relais en direction de l'opinion mondiale que comme des représentants de l'ennemi. Les médias ont aussi tendance à envoyer plus de journalistes couvrir les conflits afin de multiplier les points de vue, et de ne pas se contenter de répéter les informations livrées par les belligérants : ils envoient désormais des journalistes incorporés (embedded), mais aussi des journalistes « indépendants », qui ne bénéficient pas de la protection des armées.

Enfin, il ne faut pas oublier de signaler que certains journalistes ont été directement visés par des forces armées : le bombardement de la télévision irakienne, l'attaque contre l'hôtel Sheraton de Bassorah ou l'hôtel Palestine de Bagdad en sont des exemples bien connus.

Malgré l'affirmation des principes de liberté d'expression et de droit d'informer dans toutes les déclarations relatives aux droits de l'homme, qu'elles soient internationales, régionales ou nationales, le droit international humanitaire n'apparaît pas suffisant pour garantir la sécurité des journalistes en zone de conflit.

Le droit aujourd'hui en vigueur applicable aux journalistes présents dans les conflits militaires résulte des conventions de Genève de 1949 et des deux protocoles additionnels de 1977. L'article 79 du Protocole I définit les « mesures de protection des journalistes » :

-  le journaliste qui accomplit une mission professionnelle dans une zone de conflit armé bénéficie en tant que civil de toute protection accordée par l'ensemble du droit international humanitaire aux personnes civiles ;

-  la situation spéciale du correspondant de guerre accrédité auprès des forces armées est maintenue ;

-  une carte d'identité standardisée doit prouver que le porteur est un journaliste (celle-ci n'a toutefois pas vu le jour, faute d'un consensus sur les modalités de sa délivrance à l'échelon international).

La notion de journaliste doit ici être entendue au sens large : elle englobe aussi bien celui qui rédige les articles que le photographe, le caméraman ou le technicien qui accompagne le reporter.

Mais, dans les faits, ces mesures de protection apparaissent bien faibles. Le fait que le journaliste capturé soit traité en prisonnier de guerre, lorsqu'il a été accrédité par l'une des forces en présence, ne répond plus aux exigences actuelles et aux risques accrus encourus par la profession. Les raisons en sont les suivantes : cette protection est limitée aux situations de conflits armés internationaux opposant des armées conventionnelles ; la protection spécifique accordée aux journalistes ne se rapporte qu'à la période de détention, c'est-à-dire à celle qui suit la capture ; seuls les journalistes accrédités par les forces armées sont spécifiquement protégés, ce qui constitue une limite à la liberté d'information. Cette situation a conduit à la multiplication des journalistes « embedded », dont la situation juridique n'est d'ailleurs pas parfaitement claire, toutes les armées n'identifiant pas le journaliste « embedded » au correspondant de guerre des Conventions de Genève.

En outre, si la liberté d'informer est abondamment affirmée, aucun instrument juridique international ne garantit cette liberté en temps de conflit.

L'ensemble des personnes entendues par la mission d'information a estimé que le principal problème était celui de l'impunité dont bénéficiaient les coupables de violences contre les journalistes, qui ne sont quasiment jamais recherchés, poursuivis et condamnés. Or, la création de la Cour pénale internationale, malgré les espoirs qu'elle a suscités, ne semble pas actuellement susceptible de sanctionner efficacement ces responsables. Les règles de fonctionnement de la Cour font que de nombreux crimes échappent à sa compétence. En effet, sauf si elle est saisie par le Conseil de sécurité des Nations unies d'un crime constituant une menace pour la paix, les faits en cause doivent soit avoir eu lieu dans un pays qui est partie au traité créant la Cour, soit avoir été commis par un ressortissant d'un tel État. La moitié seulement des membres de l'ONU sont parties à ce traité et de très grands pays, comme les États-Unis, y sont fermement opposés, si bien que la Cour est souvent impuissante. Ainsi, lorsque les États concernés n'entreprennent pas de poursuites contre ceux qui s'en prennent aux journalistes, la justice internationale ne peut pas se substituer à eux.

Face à un droit international impuissant à empêcher les attaques contre les journalistes, de nombreuses initiatives ont été prises, sans réelle unité. Dans les années 1970, l'ONU a renoncé à créer un statut spécifique pour les journalistes car elle a refusé de soumettre leur protection à un signe de reconnaissance particulier, qui en aurait fait des cibles encore plus visibles, ou à la détention d'une carte de presse, qui aurait fait dépendre leur protection de la bienveillance de l'autorité chargée de délivrer cette carte. Notamment pour éviter d'aggraver la situation des journalistes « dissidents » issus de pays non démocratiques, l'ONU a donc renoncé à accorder une protection spécifique aux journalistes, préférant souligner leurs droits en tant que civils.

Beaucoup plus récemment, le Conseil de l'Europe a multiplié les initiatives et les déclarations en faveur de la liberté de la presse, y compris en temps de conflit. L'OTAN comme l'OSCE ont témoigné des mêmes préoccupations. Un nombre croissant d'ONG, au premier rang desquelles Reporters sans frontières se préoccupe aussi de ces questions.

M. François Loncle a jugé contestable la position des autorités françaises au cours des dernières années ; cette opinion est d'ailleurs partagée par M. Pierre Lellouche. Certes, des efforts ont été réalisés, notamment au ministère de la Défense, pour aider les journalistes en zone de conflit. La qualité de la formation assurée, sous forme de stage, pour un prix modique par ce ministère a été saluée par tous et est très suivie. Le réseau diplomatique et consulaire français est aussi censé assister les journalistes en difficulté.

Mais, dans les faits, la situation est nettement moins satisfaisante. Si certains ambassadeurs soutiennent volontiers le travail des journalistes, d'autres refusent de les rencontrer ou ne les voient que pour leur demander de quitter le pays. C'est notamment ce qui s'est passé en Irak au lendemain de l'enlèvement de Florence Aubenas. Le chef de l'État, relayé par le ministère des Affaires étrangères, a conseillé aux journalistes français de rentrer en France et a exercé une vive pression sur les récalcitrants.

Cette situation a été considérée comme très choquante par l'ensemble des journalistes et les deux Rapporteurs estiment eux aussi que l'État n'a pas à donner de conseils aux médias dans ces domaines, et qu'il appartient exclusivement aux intéressés et à leurs responsables de direction de décider s'il convient ou non de maintenir un journaliste dans telle ou telle zone de conflit. Tout ingérence extérieure, même si elle est inspirée par un souci de sécurité, constitue un grave manque de respect au principe de la liberté d'informer.

Il est évident que les journalistes qui couvrent un conflit prennent des risques : ils en ont conscience et l'acceptent. Les propositions formulées par les Rapporteurs visent avant tout à renforcer le cadre juridique international, afin que les droits des journalistes soient mieux connus et mieux respectés.

· Réviser la IIIe Convention de Genève pour réactualiser la notion de « correspondant de guerre » et clarifier le régime juridique des journalistes incorporés (embedded).

· Réfléchir à l'élargissement des possibilités de saisine de la Cour pénale internationale en cas de violation grave du droit international humanitaire (en autorisant le Conseil de sécurité des Nations unies à la saisir dans ce type de cas, ou en ouvrant un droit individuel de saisine), afin de mettre fin à l'impunité de ceux qui s'en prennent aux journalistes.

· Proposer au Conseil de sécurité d'adopter une résolution afin de :

- réaffirmer solennellement les principes de liberté d'expression et de droit d'informer ;

- rappeler les droits des journalistes en période de conflit tels qu'ils sont définis par les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels (notamment, droit à la protection des biens et de la personne des journalistes, interdiction des détentions arbitraires) ainsi que le fait qu'ils doivent bénéficier à toutes les personnes qui contribuent à un reportage (rédacteur, photographe, caméraman, technicien, interprète, chauffeur...) ;

- souligner l'obligation des États de poursuivre les infractions au droit international humanitaire commises à l'encontre des journalistes et la possibilité de saisir la Cour pénale internationale (sous réserve de ses règles de compétence).

· Elaborer une convention dans le cadre de l'UNESCO affirmant le principe de la liberté d'information et du droit des journalistes à la sécurité en toutes circonstances, y compris en cas de conflit armé ; cette convention pourrait poser le principe du droit d'accès des journalistes aux zones de conflit et définir les obligations des forces armées à leur égard, notamment en codifiant le droit issu de la Commission du Tribunal pénal pour l'ex Yougoslavie ; elle pourrait également inviter les États parties à poursuivre toute atteinte aux droits des journalistes énoncés par la convention et par le droit humanitaire international.

· Confier à l'OTAN l'élaboration d'un « livre vert » définissant une doctrine commune au sein de l'Alliance atlantique à l'égard des journalistes dans les zones de conflit, notamment lorsqu'ils sont incorporés à l'une des armées de l'Alliance.

· Mobiliser les organes du Conseil de l'Europe et de l'OSCE, afin de garantir le principe de la liberté d'information en période de conflits, y compris pour les conflits intérieurs (comme par exemple en Tchétchénie) ; encourager la coopération des services de renseignement et des systèmes judiciaires en cas de problème affectant un journaliste ressortissant de l'un des Etats membres du Conseil ou de l'OSCE.

· Mobiliser les postes diplomatiques et consulaires français au service de la liberté d'informer, afin de s'assurer qu'ils seront toujours un recours pour les journalistes, et non des adversaires.

· Créer un fonds de soutien aux journalistes présents dans les zones de conflit, chargé de participer au financement des formations à destination des journalistes envoyés dans les zones de conflit et facilitant les démarches d'indemnisation en cas de dommages corporels, de détention ou de prise en otage d'un journaliste ou d'un collaborateur de presse. Les recettes du fonds affectées à l'indemnisation pourraient provenir d'une cotisation des organes de presse, celle-ci étant majorée en cas d'emploi de pigistes dans les zones de conflit. Le fonds pourrait également être alimenté par une taxe sur les polices d'assurance souscrites par les organes de presse. Enfin, l'État pourrait également, en tant que de besoin, contribuer au fonds, notamment afin d'en garantir l'équilibre financier.

La plupart de ces propositions ont une dimension internationale et notre pays ne peut que lancer des initiatives en leur faveur. Mais de tels signaux semblent indispensables de la part de la patrie des Droits de l'Homme, particulièrement dans le contexte actuel de mise en cause directe de la liberté d'expression. S'il est matériellement très difficile de protéger les journalistes qui couvrent un conflit, au moins faut-il que les démocraties se placent résolument de leur côté et réaffirment, chaque fois qu'elle est mise en cause, leur attachement à la liberté de la presse.

Le Président Edouard Balladur a remercié M. François Loncle pour la qualité du travail accompli. Il lui a fait part de deux réflexions : le rapport indique qu'il n'appartient pas à l'État de décourager les journalistes de se rendre dans les zones de conflit dangereuses, car cela serait contraire à la liberté d'expression, mais le rapport indique dans le même temps que l'État doit jouer un rôle en informant les journalistes des risques qu'ils encourent, en formulant des conseils et en leur prêtant assistance en mobilisant le réseau diplomatique et consulaire ou les services secrets, ce qui démontre que l'État a bel et bien un rôle à jouer en la matière ; l'évolution des conflits, notamment en raison du développement du terrorisme, n'affecte pas uniquement les journalistes, mais également le personnel médical, les chercheurs ou encore les membres du corps enseignant, il faut donc également améliorer la protection de ces personnes au même titre que pour les journalistes.

M. François Rochebloine a déclaré qu'il avait apprécié le rapport et les propositions de la mission d'information. Indiquant qu'il rejoignait sur ce point les déclarations du Président de la Commission, il a estimé que l'État était dans son rôle en demandant aux journalistes de quitter un pays dont la situation en termes de sécurité présentait des risques graves. En cas de problème, les journalistes se retournent en effet vers les services de l'État et non pas vers les organes de presse qui les emploient.

M. François Loncle a apporté les éléments de réponse suivants :

-  les journalistes ne constituent pas une catégorie supérieure aux autres personnes intervenant dans les zones de conflit, que ce soient les membres du corps enseignant, les personnels médicaux ou les coopérants ; toutes ces personnes doivent bénéficier des mêmes protections ; la proposition visant à lutter contre l'impunité en cas d'infraction au droit international humanitaire à l'encontre d'un journaliste vaut pour les autres personnels civils et répond ainsi aux préoccupations exprimées ;

-  si l'État est dans son rôle lorsqu'il formule des conseils aux journalistes présents dans les zones de conflit, il ne doit pas pour autant exercer sur eux des pressions de nature à restreindre la liberté de la presse ; les déclarations du Président de la République après l'enlèvement de Florence Aubenas demandant aux journalistes français de quitter l'Irak ont été mal ressenties par la profession ; il est vrai que les présidents de chaîne et d'organes de presse ont été sévères envers l'attitude des pouvoirs publics devant la mission d'information, mais qu'ils se sont bien gardés de toute déclaration publique en la matière ; il convient de trouver un équilibre entre les missions de conseil et d'assistance d'une part et l'exercice de pressions contraires à la liberté d'informer, d'autre part.

Le Président Edouard Balladur a estimé que l'État n'avait pas le pouvoir d'interdire aux journalistes de se rendre dans une zone de conflit et qu'il ne disposait pas de pouvoirs de sanctions dans ce domaine ; même lorsque les journalistes ne tiennent pas compte des conseils des pouvoirs publics, l'État ne saurait cesser de leur assurer sa protection. La discussion sur ce point est en conséquence quelque peu théorique.

En conclusion, M. François Loncle a jugé que les conseils aux journalistes étaient bienvenus, mais qu'ils ne devaient pas se traduire par un chantage sur la profession. La protection due par les services de l'État doit ainsi s'appliquer en toutes circonstances.

La Commission a autorisé la publication du rapport d'information.

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· Journalistes


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