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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 40

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 31 mai 2006
(Séance de 9 heures 45)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Philippe Errera, Directeur adjoint du centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, sur la question de l'Iran et du nucléaire

  


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Audition de M. Philippe Errera, Directeur adjoint du centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères

Le Président Édouard Balladur a remercié M. Philippe Errera, Directeur adjoint du centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, d'avoir bien voulu répondre à l'invitation de la commission. Il a expliqué qu'un an après la série d'auditions que celle-ci avait consacrées à la question du nucléaire iranien, il était utile de faire le point, et souhaité notamment que l'audition permette de répondre aux deux questions suivantes : que penser de l'idée qui se répand selon laquelle il ne sera pas possible, à terme, d'éviter la prolifération nucléaire, notamment pour des raisons techniques, certains prêtant même à l'atome un « pouvoir égalisateur » ? D'autre part, une négociation directe entre les Etats-Unis et l'Iran permettrait-elle de faciliter la résolution de cette crise ?

Après avoir remercié le Président Édouard Balladur, M. Philippe Errera s'est dit convaincu que la prolifération nucléaire n'avait rien d'inévitable, le problème relevant avant tout d'une volonté politique, et non de facteurs techniques.

M. Philippe Errera a salué la volonté du Président d'organiser une audition sur le thème du nucléaire iranien, dont on ne saurait sous-estimer les enjeux sans courir de graves risques. Pourtant, constate-t-il, certains tentent justement de minimiser cette crise, soit en se référant à des craintes dans le passé qui se sont avérées exagérées par la suite (à propos des programmes ADM irakiens par exemple) soit en rappelant que, dans les années récentes, nous avons dû faire face à des développements au moins aussi inquiétants (ainsi dans la seule année 1998, nous avons eu l'essai balistique nord-coréen en août et les essais nucléaires indiens et pakistanais). D'autres prêtent à l'atome une valeur stabilisatrice, alors que le contexte international actuel est très différent de celui de la guerre froide.

M. Philippe Errera s'est démarqué de ces analyses, estimant au contraire que l'accession de l'Iran, non seulement à l'arme nucléaire, mais même à une capacité nucléaire militaire, c'est-à-dire à la capacité de produire des matières fissiles, entraînerait des conséquences d'une extrême gravité pour les intérêts français et européens.

Il en va tout d'abord de la crédibilité du multilatéralisme, c'est-à-dire de l'efficacité du système multilatéral en général et des régimes internationaux de non-prolifération en particulier. Peut-être davantage que tout autre pays, la France a défendu avec détermination ce cadre international lors de la crise irakienne de 2003 et souligné que la sécurité internationale devait reposer sur des règles communes admises par tous, et respectées au premier chef par ceux qui y avaient souscrit.

Or, outre ses déclarations inacceptables, condamnées comme telles par les autorités françaises, sur Israël et l'Holocauste, le président Ahmadinejad a ouvertement défié l'autorité des Nations unies à plusieurs reprises, et dernièrement il y a quelques semaines, lors de l'adoption par le Conseil de sécurité de la déclaration présidentielle sur l'Iran.

Le franchissement du seuil nucléaire par l'Iran représenterait une menace d'autant plus grave qu'il constitue une violation du TNP, à la différence des pays qui n'ont pas violé d'engagements juridiques en se dotant de l'arme, qu'il s'agisse d'Israël le cas échéant, de l'Inde ou du Pakistan. Après les violations irakienne, libyenne et nord-coréenne des années 1990, qui ont été résolues - lorsqu'elles l'ont été - dans un autre cadre que celui du TNP, une violation ouverte du traité par l'Iran conduirait soit à l'implosion de ce cadre multilatéral, soit à son lent effilochement, et ce à peine dix ans après que nous avions obtenu sa prorogation indéfinie en 1995.

Les États de l'Union européenne, qui font du respect du droit international un des fondements essentiels de la politique étrangère, ne sauraient donc reprendre à leur compte le discours dénonçant « deux poids, deux mesures ». En la matière, il n'y a qu'un poids et qu'une mesure : le TNP.

Mais ce n'est pas seulement une vision abstraite de l'ordre international qui serait remise en cause : nos intérêts stratégiques seraient également en jeu. La France considère que sa sécurité repose en grande partie sur la protection offerte par des règles du jeu suffisamment solides pour que les adversaires potentiels ne soient pas tentés d'assurer leur sécurité par une accumulation de moyens militaires qui s'avèrerait déstabilisatrice.

Les principales inflexions de la posture nucléaire de la France, notamment celle annoncée en février 1996 par le Président de la République, ont été fonction de l'évolution du cadre stratégique international.

Mais la crise iranienne engage la sécurité de la France de manière plus directe. L'Iran poursuit un programme de missiles inquiétant, qu'il s'agisse de missiles balistiques ou de missiles de croisière, dont la portée est sans cesse croissante, comme l'a souligné le Président de la République lors de son dernier déplacement en Egypte. Les vecteurs iraniens pourront atteindre, dans les années à venir, une partie croissante de l'Europe.

C'est également la crédibilité institutionnelle de l'Europe qui est engagée, ainsi que la cohésion de ses États membres et enfin leur capacité à mettre en œuvre une politique étrangère européenne selon des mécanismes plus souples, avec un groupe de pays jouant un rôle de leader et entraînant les autres partenaires de l'Union.

L'acquisition par l'Iran d'une capacité nucléaire militaire entraînerait une dynamique de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. On n'assisterait pas à un effet de dominos nucléaires, car les enchaînements ne seraient ni automatiques ni immédiats, mais les ambitions nucléaires d'au moins deux pays, l'Arabie saoudite et l'Egypte, pourraient être ravivées par une nucléarisation de l'Iran. Les réflexions sur un intérêt saoudien pour une option nucléaire ressurgissent périodiquement et l'on sait que le choix fait par l'Egypte d'adhérer au TNP en 1981 a été précédé d'un véritable débat interne. L'Egypte et l'Arabie saoudite auraient plus à perdre qu'à gagner à revenir sur leurs choix stratégiques de ne pas opter pour le nucléaire. Mais une nucléarisation iranienne modifierait sensiblement l'environnement stratégique de ces deux pays, qui pourraient dès lors envisager des choix différents.

L'acquisition de l'arme nucléaire par l'Iran aurait aussi un puissant impact sur la Turquie, surtout si la garantie de sécurité américaine venait à être perçue comme se dégradant, soit compte tenu de la distension du lien bilatéral soit si les Turcs percevaient une baisse de l'intérêt américain pour l'OTAN en tant que telle.

Enfin, les processus de prolifération, il faut le rappeler, se déroulent sur des périodes longues. À cet égard, si la construction d'un État irakien qui soit en mesure d'assurer le contrôle de son territoire semble aujourd'hui une perspective lointaine, il n'en reste pas moins que, à plus long terme, un Irak souverain ne pourrait ignorer la bombe nucléaire iranienne dans l'évaluation qu'il ferait de son environnement de sécurité régionale.

En ce qui concerne les équilibres conventionnels régionaux, l'arme nucléaire iranienne faciliterait des manœuvres d'intimidation, en direction des monarchies du Golfe ou dans les eaux du Golfe persique lui-même, afin d'asseoir le contrôle de l'Iran sur des voies de passage maritimes.

La question de savoir si une arme nucléaire iranienne serait offensive ou défensive n'a guère de pertinence. De par son existence même, cette arme aurait une capacité coercitive, à moins de considérer que les Etats qui souhaitent assurer leurs intérêts dans cette zone seraient prêts à employer l'arme nucléaire pour riposter à de simples manœuvres d'intimidation par l'Iran.

Pour toutes ces raisons, les choix qui seront faits, ou qui ne le seront pas, dans les semaines, les mois et les quelques années qui viennent seront déterminants. C'est pourquoi le gouvernement français s'est fortement impliqué dans cette crise.

Evoquant les perspectives qu'il est possible de dégager, M. Philippe Errera a estimé que la gestion de cette crise par les Etats-Unis et l'Europe se présentait à ce stade comme l'inverse de ce qu'avait été la gestion de la crise irakienne. Il existe en effet un relatif consensus sur la menace, un accord sur l'objectif et une coopération diplomatique efficace dans le cadre des institutions multilatérales existantes, l'AIEA hier, le Conseil de sécurité aujourd'hui. Cet acquis doit être maintenu et consolidé. Il a considéré qu'en dépit des lenteurs que l'on observe, et qui sont effectivement frustrantes, surtout quand l'Iran continue d'avancer rapidement dans le développement de son programme, le pire serait toutefois de céder au défaitisme, par exemple en considérant que la voie multilatérale ne donne pas les résultats escomptés. L'Iran souhaite faire de ce conflit un conflit avec l'Occident, pour rallier des soutiens dans le monde arabo-musulman, et même au-delà - alors que c'est l'Iran qui, par ses actions, a enfreint les règles internationales auxquelles il a librement souscrit. Par conséquent, il est dans notre intérêt de ne pas accréditer cette idée du conflit entre l'Occident et l'Iran mais au contraire de souligner l'isolement auquel s'expose l'Iran.

Il y a eu un accord à six pour lui présenter une alternative claire : soit il poursuit ses programmes et choisit de s'isoler politiquement et économiquement, soit il fait le choix de l'engagement. L'offre qui pourrait être proposée à l'Iran comporte des incitations importantes. En fonction du choix que fera l'Iran, le Conseil de sécurité prendra les mesures adéquates, incitatives ou dissuasives, en préservant dans toute la mesure du possible l'unité de la communauté internationale. C'est là une responsabilité très importante, qu'il est facile de perdre de vue dans le contexte actuel. D'autres sujets brûlants occupent en effet le devant de la scène, mais peu détermineront l'avenir de la France et de l'Europe autant que celui-ci.

Dans cette crise de prolifération nous avons disposé à la fois, ce qui est rare, d'un peu de temps (de moins en moins), de moyens de pression, et d'un consensus minimal. Si la communauté internationale échoue, ou encore pire si elle échoue non pas parce qu'elle a essayé et failli mais parce qu'elle n'a pas assumé pleinement ses responsabilités, elle en paiera longtemps le prix.

Revenant à la question initiale posée par le Président Edouard Balladur sur l'avenir de la prolifération, M. Philippe Errera a estimé que la prolifération n'est nullement inévitable. La lutte contre la prolifération marque des avancées quand les Etats mettent en œuvre les moyens pour la freiner ; elle enregistre des reculs dans le cas inverse. Ainsi, lorsque, au début des années 1990, la communauté internationale s'est saisie du problème nucléaire nord-coréen, la Chine a bloqué la saisine du Conseil de sécurité. Les Etats-Unis ont choisi la voie d'un dialogue direct. On peut rétrospectivement penser qu'ils ont fait une erreur, mais l'échec n'était pas inévitable. Lorsque la Corée du Nord a consommé la crise en annonçant sa sortie du TNP en 2003, les Etats-Unis, alors essentiellement préoccupés par l'Irak, l'ont laissée franchir, les unes après les autres, les lignes rouges qui avaient été tracées. Mais la réussite ou l'échec est avant tout une question de volonté, et non de technologies. Les évolutions techniques ont un impact sur les contrôles, aussi le TNP doit-il s'adapter aux évolutions des technologies de l'enrichissement qui appellent une révision de la manière dont le TNP peut être mis en œuvre. La mise au point du protocole additionnel aux accords de garanties (« 93+2 »), après la crise irakienne, a relevé de cette logique. Mais ce n'est pas la première fois qu'une adaptation se révèle nécessaire, sans qu'il s'agisse d'une remise en cause du système. L'essentiel est de maintenir le consensus sur le caractère déstabilisateur de la prolifération nucléaire.

S'agissant de la deuxième question posée par le Président Edouard BALLADUR, le recours au dialogue direct entre Iraniens et Américains est un sujet sur lequel les uns et les autres sont traditionnellement divisés à Washington comme à Téhéran. À terme, il est possible qu'une solution durable implique que les intérêts américains et iraniens soient mis sur la table par les principales parties. Mais, dans l'immédiat, des discussions bilatérales (à distinguer d'un ralliement des Etats-Unis aux négociations multilatérales en cours) permettraient aux Iraniens de présenter la crise comme étant un problème essentiellement américain. Le Conseil des gouverneurs de l'AIEA et le Conseil de sécurité ont estimé tout au contraire qu'un problème de sécurité majeur se posait, qui concernait l'ensemble de la communauté internationale. M. Philippe Errera a ainsi considéré que, si les Etats-Unis pouvaient contribuer à le résoudre, ce serait hautement souhaitable, mais que les conditions n'étaient sans doute pas réunies pour qu'un dialogue bilatéral direct soit, dans l'immédiat, la meilleure option.

Le Président Édouard Balladur a relevé l'idée selon laquelle l'application du TNP était un problème de volonté politique. Observant que le Brésil, la Libye et l'Afrique du Sud avaient renoncé à leurs ambitions initiales, mais non pas la Corée du Nord, ni l'Inde ni le Pakistan, il s'est demandé pourquoi, s'agissant de ces deux derniers pays, sans parler d'Israël, la communauté internationale s'accommodait de cette situation qui montre qu'il convient d'apprécier la volonté politique avec nuance, tant elle s'applique de façon différenciée selon les régions.

Il a, d'autre part, souligné que le TNP était, dans son essence même, un traité inégalitaire, dont l'application différenciée ne faisait qu'accroître cette caractéristique en la faisant plus fortement ressentir. C'est pourquoi il risque d'être remis en cause dans les vingt années qui viennent.

Quels moyens de pression efficaces peuvent par conséquent être mis en œuvre pour faire respecter le TNP ? La question se pose, dès lors que ces moyens de pression dépendent d'un Conseil de sécurité dont deux membres permanents ne paraissent pas tout à fait partager les mêmes objectifs que ceux de la France. On sait par ailleurs que les sanctions sont loin de constituer une politique efficace, comme le prouve l'exemple de Cuba, dont le régime ne semble pas avoir évolué dans le sens de la modération du fait des sanctions appliquées par les Etats-Unis depuis bientôt un demi-siècle.

Le Président s'est enfin interrogé sur le degré d'influence des trois pays européens qui conduisent la négociation avec l'Iran, les Iraniens semblant considérer que la vraie réponse se trouve du côté des Etats-Unis.

M. Philippe Errera a reconnu que le TNP était, effectivement, un traité discriminatoire, au sens strict du terme, comme beaucoup de choses le sont dans la vie, y compris des choses justes et librement admises : l'égalité n'est pas le seul moyen d'atteindre l'équité. Il n'en reste pas moins que les Etats qui ont adhéré à ce traité en tant qu'État non doté l'ont fait librement et souverainement, parce qu'ils considéraient que cela allait dans le sens de leur sécurité et de leurs intérêts. Les pays qui, comme Israël, l'Inde, le Pakistan, Cuba jusqu'à une certaine époque, ou la France en 1968, ont décidé de ne pas être partie au TNP, ont fait ce choix parce qu'ils considéraient que leur adhésion ne servirait pas leurs intérêts. Mais on ne peut accepter que les Etats qui ont signé le traité ne le respectent pas. Si on leur accorde à la fois les bénéfices d'une coopération nucléaire civile et qu'on leur laisse la possibilité de développer une arme nucléaire, tout le monde sera perdant.

On explique parfois le fait que le traité est appliqué de manière différenciée, en citant notamment l'exemple nord-coréen. Mais si des pays comme le Brésil, l'Afrique du sud, la Libye, l'Ukraine, le Kazakhstan, la Biélorussie, ont fait le choix d'adhérer au traité en tant qu'Etats non dotés alors qu'ils étaient au seuil de la fabrication de l'arme nucléaire, voire l'avaient franchi, comme c'était le cas de l'Afrique du sud, c'est bien la preuve que ce traité a un intérêt en lui-même pour un Etat partie jouissant des droits et acceptant les contraintes d'un Etat non doté.

Quant à l'Inde, au Pakistan ou à Israël, dans la mesure où ils n'ont pas adhéré au TNP, ils n'ont pas violé le droit international s'ils se sont dotés de l'arme nucléaire. Au-delà de la réalité juridique, qui est trop souvent perdue de vue, il y a le contexte politique. Ainsi, la France soutient, et continuera de soutenir la mise en place d'une zone exempte d'armes de destruction massive au Moyen Orient. Mais pour parvenir à cet objectif, l'une des premières choses à faire est de s'assurer qu'il n'y ait pas de nouveaux pays détenteurs de l'arme nucléaire. Il faut pour cela se concentrer sur l'Iran. Plus généralement, il faut obtenir de tous les pays de la région la reconnaissance d'Israël et son droit garanti à pouvoir vivre en sécurité, deux conditions qu'Israël place à son soutien à l'instauration d'une zone exempte d'armes de destruction massive au Moyen Orient. Or l'Iran nie aujourd'hui le droit d'Israël à exister et soutient des groupes qui mènent directement des attaques sur le territoire israélien.

Toutefois, M. Philippe Errera a reconnu que les opinions publiques des pays de la région ne voyaient pas nécessairement les choses sous cet angle. Or, ces opinions publiques, si ces pays se démocratisent, ce que souhaitent nos pays, pèseront de plus en plus dans le débat sur la puissance nucléaire.

En ce qui concerne les moyens de pression effectifs, il convient de souligner que l'Iran n'est pas la Corée du Nord. Il souhaite se doter de l'arme nucléaire en partie pour des raisons de prestige régional et international. Or, ce prestige est incompatible, aux yeux des Iraniens, avec un isolement lié au statut d'État paria. Si une négociation a été possible durant deux années entre la troïka et l'Iran, s'il a été possible de maintenir la suspension des activités d'enrichissement, c'est parce que la menace d'un renvoi devant le Conseil de sécurité a été efficace : les Iraniens ne voulaient pas être pointés du doigt comme violant leurs obligations internationales. Un autre élément à prendre en compte est le fait que l'économie iranienne est vulnérable et profondément dépendante de l'extérieur. Pour pouvoir continuer à produire du pétrole, l'Iran a besoin d'investissements étrangers, sans quoi sa production baisserait de 5 à 6 % par an. Pour pouvoir exploiter les deuxièmes réserves mondiales de gaz qu'il possède, il a besoin non seulement d'investissements étrangers, mais aussi de technologies occidentales. Pour pouvoir, enfin, acheter un minimum de paix sociale, il a besoin de vendre son pétrole. De réels moyens de pression existent donc, s'ils doivent être utilisés.

La Russie et la Chine ont montré qu'elles hésitaient à s'engager dans cette voie. Les discussions se poursuivent. Cela étant, les officiels russes ne tiennent pas le même discours qu'il y a deux ans. Beaucoup disaient que le programme nucléaire iranien était purement civil : ils ne le disent plus aujourd'hui. Ils disaient que, l'enrichissement en Iran étant autorisé par le TNP, l'Iran ne faisait qu'exercer ses droits : ils ne le disent plus aujourd'hui. Le consensus international s'est donc renforcé. Il n'est pas souhaitable de céder à la voie de la facilité ou à la pression américaine en recherchant des sanctions en dehors du Conseil de sécurité, compte tenu de l'impact psychologique et pratique de sanctions adoptées par le Conseil de sécurité qui s'imposeraient à l'ensemble des Etats. La situation pourra être réexaminée si ce blocage se confirme. Mais le sommet de Saint-Pétersbourg sera un moment important pour voir si le consensus international se renforce ou non.

Quant à la dernière question du Président Edouard BALLADUR, jamais la troïka européenne n'a entretenu l'illusion qu'elle pouvait à elle seule résoudre la crise. Les Iraniens sont bien sûr attentifs à la position américaine, comme à celle de la Russie et de la Chine. En revanche, cela ne signifie pas que la démarche européenne ne serait qu'une manière de mettre en œuvre la politique américaine. Jusqu'à très récemment, les Américains étaient soit sceptiques, soit hostiles à la démarche européenne. Lorsque, en septembre 2003, l'AIEA a adopté une résolution constatant les multiples manquements iraniens et la politique de dissimulation de l'Iran, les Etats-Unis ont souhaité la saisine du Conseil de sécurité. Ils ont déploré la « faiblesse » des Européens lorsque ceux-ci ont proposé une négociation. Peu à peu, ils ont évolué et le soutien américain a renforcé les trois pays européens. Mais dans notre esprit, pour être efficace, il a toujours dû s'accompagner du soutien russe et chinois, afin d'ôter à l'Iran l'illusion que la Russie et la Chine le préserveraient quoi qu'il arrive. Lorsque l'Inde a voté en septembre 2005 en faveur du renvoi devant le Conseil de sécurité et lorsque la Russie et la Chine ont accordé leur soutien à la déclaration présidentielle au Conseil de sécurité il y a un mois et demi, les Iraniens ont compris que les choses seraient moins simples qu'ils n'avaient pu le croire.

Après avoir approuvé les propos du Président, M. Didier Julia a souligné que l'Inde, le Pakistan et Israël s'étaient dotés de l'arme nucléaire dans les mêmes conditions que la France. Celle-ci fut à une certaine époque le paria de ce qu'il est convenu d'appeler la communauté internationale mais ce choix était indispensable à son indépendance nationale et nécessaire du point de vue du sentiment national. C'est exactement ce qui se passe actuellement en Iran. Il a besoin de la force nucléaire, d'une part, pour le développement économique du centre et de l'est iranien, régions extrêmement pauvres, qui ont besoin d'une énergie supérieure à celle que peut leur apporter le pétrole, et, d'autre part, pour le sentiment national. En 720 ans d'histoire, l'Iran n'a jamais déclaré la guerre à un pays voisin. D'autre part, l'Iran a annoncé qu'il poursuivrait son programme de recherche nucléaire la veille de l'entrée en fonction du président Ahmadinejad. Cela signifie donc que cette décision n'est pas du ressort du président de l'Iran, mais du Conseil suprême. Jadis, le Shah d'Iran avait déjà lancé le projet d'une force nucléaire pour l'Iran, il s'agit par conséquent d'une constante.

La détention de l'arme nucléaire par l'Iran n'aurait nullement pour conséquence de faire peser une menace sur les pays européens, mais d'obliger les Israéliens qui, eux, disposent de la bombe, à ouvrir une discussion avec les pays voisins ainsi qu'avec les Palestiniens. On assisterait ainsi à un changement d'équilibre et à un changement psychologique qui conduiraient à la paix dans la région.

L'acquisition de l'arme nucléaire par l'Inde et le Pakistan a mis un terme à une guerre permanente et très meurtrière entre ces deux pays, en gelant toute possibilité de conflit entre ces deux puissances. Au nord de l'Iran se trouve la Russie ; à l'est, le Pakistan, l'Inde et la Chine ; à l'ouest, Israël. On ne voit pas pourquoi l'Iran n'aurait pas lui-même l'arme nucléaire.

Estimant que tout le monde aura, dans l'avenir, la force nucléaire, parce qu'on n'arrête pas le progrès scientifique et industriel, M. Didier Julia a considéré qu'il n'y avait pas de raison de trembler du fait que tous les pays accéderont un jour à cette capacité nucléaire. Au demeurant, personne ne s'inquiète du fait que les Etats-Unis vont mettre sur orbite des forces nucléaires susceptibles d'atteindre tous les points de la planète.

Après avoir réaffirmé sa sympathie pour le peuple iranien et l'ensemble des peuples de la région, il a jugé regrettable que la France, qui, dans les coulisses, dit vouloir des relations privilégiées avec l'Iran, ne traduise pas cette volonté sur le terrain et se réfugie derrière la prétendue communauté internationale, ce vaste conglomérat qui se réduit en fait à la position du secrétaire d'État américain. La position de la France devrait être plus dynamique, plus performante, plus moderne, et plus perspicace à l'égard des réalités du Moyen Orient.

M. Jacques Myard a considéré que la crédibilité de l'Europe ne pouvait être en jeu, puisque la politique étrangère européenne est un mythe.

Les Iraniens ont en revanche des griefs à faire à la France, qui a rompu le contrat Eurodif.

Dans le cadre du multilatéralisme, qui ne doit pas être abandonné, il a estimé que des initiatives unilatérales, dont celle de la France, pouvaient faire bouger les choses.

On ne saurait par ailleurs ignorer le principe fondamental du droit international public, rebus sic stantibus, sur lequel la France s'est d'ailleurs appuyée pour se doter de l'arme nucléaire et ce même principe justifie une certaine évolution de ce traité inégalitaire qu'est le TNP.

Il a rappelé que les Américains venaient de prendre à l'égard de l'Inde des décisions dont personne ne parle mais dont les conséquences vont dans le sens de la prolifération. Pour obtenir des marchés industriels, les Américains ont mis ainsi sous le boisseau les principes qu'ils affichent pour lutter contre la prolifération nucléaire.

Ne faut-il donc pas plutôt faire une place à des puissances telles que Israël, l'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et l'Iran en leur donnant une sorte de strapontin afin de maîtriser la prolifération ? En d'autres termes, ne faut-il pas réviser le TNP ?

Le Président Édouard Balladur a fait observer qu'un pays possède l'arme nucléaire ou ne la possède pas et que, dans ces conditions, il serait difficile de définir ce que pourrait être ce strapontin.

M. Hervé de Charette a estimé que plus la position européenne était proche de la position américaine, moins elle était audible. Si les Européens développent la thèse américaine, leur démarche diplomatique est faible et produit des résultats médiocres. S'ils ont la même position que les Américains, la meilleure stratégie serait d'agir ensemble.

L'Iran a été placé par les diplomaties dans une position d'adversaire, défini par les Américains comme l'un des membres actifs de l'« axe du mal ». Cette stratégie a échoué. La question qui se pose est de savoir s'il ne conviendrait pas de faire un autre pari, de travailler sur une autre hypothèse, selon laquelle l'Iran, par son histoire comme par sa réalité présente, serait, nonobstant toutes les observations que l'on pourrait faire, disponible pour entrer dans la communauté internationale, comme l'ont fait les Chinois. Si l'Europe définissait une stratégie autre que celle des Américains, ne serait-elle pas davantage en mesure d'être écoutée par les Iraniens ? Ne pourrait-elle pas alors occuper une position d'arbitre entre les uns et les autres ?

M. Philippe Errera, estimant que M. Julia n'avait pas posé de question et lui avait donné le sentiment d'être au Madjles, a indiqué à son interlocuteur qu'il se consacrerait, dans l'intérêt du temps, aux questions qui lui avaient été posées, tout en se déclarant disposé à discuter ultérieurement avec lui des intérêts français et européens en jeu dans ce dossier.

Compte tenu de la réponse qui venait de lui être faite, M. Didier Julia a décidé de quitter la réunion.

M. Philippe Errera a apporté les éléments de réponse suivants à M. Myard et M. de Charette :

- Ce que les pays européens ont proposé à l'Iran est exactement ce que les Etats-Unis ont proposé à l'Inde : la possibilité de développer l'énergie nucléaire civile, à travers des réacteurs nucléaires et dans le cas iranien une garantie d'approvisionnement en combustible nucléaire, en échange d'un engagement en matière de non-prolifération. Ainsi, il a été demandé à l'Inde une séparation de son cycle civil et de son cycle militaire. L'Inde a accepté le principe d'une telle proposition, l'Iran l'a rejetée bruyamment, avant même d'examiner l'offre européenne, en août 2005.

Il est légitime de se poser la question de savoir si l'on a suffisamment demandé à l'Inde en échange de ce qu'on lui donnait, mais il est donc erroné de parler de deux poids et deux mesures. En outre, le TNP a pour objet d'empêcher l'utilisation de la technologie nucléaire civile dans le but d'accéder de manière clandestine à la puissance nucléaire militaire, et non pas d'empêcher des pays qui ont déjà la bombe de développer une énergie nucléaire civile, ce qui est le cas de l'Inde.

- L'approche évoquée par M. de Charette est précisément celle que les pays européens ont adoptée depuis 2003. Les Etats-Unis ont d'abord été très critiques, en estimant qu'il fallait punir et non récompenser les Iraniens d'avoir violé une règle. L'Europe faisait en 2003 le constat qu'il n'existait pas de consensus international permettant de les punir, et qu'un renvoi devant le Conseil de sécurité n'aurait abouti à rien, comme ce fut le cas pour la Corée du Nord en janvier 2003. Les pays européens ont proposé à l'Iran de revenir dans la communauté internationale par le biais d'une coopération économique, technologique et nucléaire. Mais il fallait pour cela que l'Iran rétablisse la confiance et respecte ses engagements internationaux. En violant l'accord de Paris et en reprenant ses activités de conversion puis d'enrichissement, l'Iran a refusé ce choix.

Ce n'est donc pas l'Europe qui a rejoint la position américaine mais plutôt les Etats-Unis qui ont rejoint celle des Européens. Ils apportent aujourd'hui leur soutien à des initiatives qu'il était impensable, à Washington, de soutenir il y a deux ou trois ans.

Aujourd'hui, si l'Iran fait le choix de ne pas accepter l'offre qui lui est proposée, nous devrons en tirer les conséquences qui s'imposent.

Le Président Édouard Balladur a remercié M. Errera pour sa contribution aux travaux de la commission.

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