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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 41

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 31 mai 2006
(Séance de 10 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Thérèse Delpech, chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales, sur la question de l'Iran et du nucléaire

  


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Audition de Mme Thérèse Delpech, chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales

Le Président Édouard Balladur a remercié Mme Thérèse Delpech d'avoir bien voulu répondre à l'invitation de la commission. Un an après la série d'auditions que celle-ci a consacrées à la question du nucléaire iranien, il était utile de faire le point, à un moment où commence à se répandre l'idée selon laquelle il ne sera pas possible, à terme, d'éviter la prolifération nucléaire, notamment pour des raisons techniques, certains prêtant même à l'atome une « vertu rationalisante ». D'autre part, la question se pose de savoir si une négociation directe entre les Etats-Unis et l'Iran présente un intérêt.

Après avoir remercié le Président Édouard Balladur, Mme Thérèse Delpech a rappelé que la France avait ratifié le traité de non-prolifération (TNP) en 1992, avec un fort soutien parlementaire, précisément parce qu'elle avait reconnu à la fois les risques que la prolifération nucléaire faisait courir à la sécurité nationale et internationale et la nécessité - de ce fait - de participer à l'action collective pour la freiner autant que faire se pouvait. Certes, initialement, la France n'avait pas été favorable à ce traité puisqu'en 1968, l'ambassadeur de France auprès des Nations unies avait déclaré que Paris ne signerait pas un traité qui n'était pas « suffisamment exigeant en matière de désarmement ». La véritable raison était en fait que la France allait faire exploser sa bombe H à l'été 1968 et qu'elle craignait - à tort d'ailleurs, puisqu'elle possédait déjà la bombe A (article 9 du TNP) -, que cette adhésion ne comportât des risques pour sa force de dissuasion. Depuis son adhésion, loin de tenir la prolifération pour inévitable, la France a beaucoup contribué au renforcement des contrôles de l'AIEA, au renforcement des contrôles à l'exportation et elle a été, lors des conférences d'examen du TNP, une force de proposition constante. Les efforts engagés pour lutter contre la prolifération et en particulier ceux de la diplomatie française ne doivent pas être sous estimés. Les armes nucléaires, contrairement aux tanks ou aux avions, ont une puissance de destruction telle qu'elles justifient des précautions et des politiques spécifiques. Plus le nombre de pays qui disposent de l'arme nucléaire est important, plus la situation est dangereuse sur le plan régional et international. Cela est vrai notamment au Moyen-Orient, où une multipolarité nucléaire rendrait très probablement l'ensemble de la région plus dangereuse encore, voire ingérable.

Mme Thérèse Delpech a en outre exprimé des doutes sur les thèses défendues par ceux qui croient à la « vertu rationalisante » de l'atome. Il s'agit là d'un point de vue très répandu en France dans le passé, qui a fait l'objet de critiques célèbres par Raymond Aron et qui a encore été exprimé récemment par M. Lucien Poirier. Il ne tient pas compte de différences très importantes qui séparent le phénomène nucléaire pendant la guerre froide et au XXIsiècle. Dans le monde de la guerre froide, la dissuasion était efficace parce que l'objectif recherché était essentiellement la préservation d'un statu quo reconnu par les deux blocs. La division de l'Europe, pour être regrettable, avait du moins le mérite d'être claire. Rien de cela n'existe aujourd'hui, ni au Moyen-Orient, où l'Etat d'Israël n'est pas reconnu par nombre de pays de la région, dont l'Iran, ni entre l'Inde et le Pakistan, qui n'ont pas de frontières internationalement reconnues, ni en Extrême-Orient, où subsiste la question de Taiwan. Dans ces différentes régions, l'accès au nucléaire peut être utilisé non pas pour préserver le statu quo mais pour le modifier, et la dissuasion pourrait faire place à la coercition. En outre, les deux blocs entretenaient un dialogue régulier, qui leur a permis de mieux connaître leurs intentions réciproques, même si la compréhension de l'autre camp n'a jamais été parfaite. Rien de tel aujourd'hui avec la Corée du Nord ou l'Iran, dont les intentions et les doctrines d'emploi restent inconnues. Enfin, dans le domaine nucléaire, plus les acteurs sont nombreux, plus la situation est difficile à gérer. Une opposition entre deux blocs est plus simple qu'une multipolarité nucléaire. Il existe d'ailleurs sur ce point un consensus que même la Russie et la Chine ne remettent pas en cause : limiter le nombre de pays détenteurs de l'arme nucléaire va dans le sens de la sécurité internationale au XXIsiècle.

S'agissant d'un dialogue direct entre les Etats-Unis et l'Iran, Mme Thérèse Delpech a estimé que l'administration Bush, qui s'est déjà engagée dans deux opérations militaires (Afghanistan, Irak) suivies d'une après-guerre beaucoup plus complexe que prévu, n'envisagerait une troisième opération que « contrainte et forcée », ne serait-ce qu'en raison du faible soutien qu'elle aurait de la part du Congrès. C'est la raison pour laquelle, à Washington, le dossier iranien est actuellement entre les mains du département d'État et non du Pentagone. Les Etats-Unis veulent éviter une situation où leur choix se limiterait à accepter l'accès de l'Iran à l'arme nucléaire - très difficile après avoir déclaré si souvent, comme d'ailleurs les Européens, qu'un Iran nucléaire serait « inacceptable » - ou s'engager dans une troisième opération militaire, particulièrement difficile par ailleurs. C'est ce qui explique les rumeurs autour d'une troisième voie, celle du dialogue avec Téhéran. Mais ce dialogue ne peut être engagé qu'après le respect par l'Iran de la demande unanime du Conseil de sécurité : la suspension de toutes les activités liées à l'enrichissement et au retraitement. Il ne peut être question pour Washington, pas plus d'ailleurs que pour Paris ou pour tout autre membre du Conseil de Sécurité, de revenir sur ce point. C'est une condition sine qua non d'un dialogue avec Téhéran.

De manière plus générale, d'autres éléments doivent être pris en compte. Il convient par exemple de ne pas oublier la constance avec laquelle l'évolution de l'Iran a été méconnue. Personne ne s'attendait à la révolution islamique et depuis 1979, les Occidentaux - y compris les chercheurs spécialistes de l'Iran - n'ont cessé d'attendre que cette révolution entre dans une phase thermidorienne, ce qui n'est jamais vraiment arrivé. Et récemment, bien au contraire, le dernier président élu est issu du cœur le plus dur du régime et il a engagé une répression interne et une confrontation externe qui font davantage penser à un retour aux sources de la révolution islamique, dont il ne cesse de vanter les mérites. Le président Ahmadinejad a d'ailleurs été renforcé par l'inaction ou la faiblesse des réactions de la communauté internationale. Lors de son arrivée au pouvoir, il n'était pas censé jouer un rôle décisif en matière de politique étrangère. Son programme avait une dimension fortement domestique : permettre à la population de bénéficier davantage des ressources du pays, et lutter contre la corruption. Après la reprise de la conversion de l'uranium à Ispahan, en août 2005, alors que des menaces claires avaient été proférées, y compris au plus haut niveau de l'État français, si ceci se produisait, elles n'ont pas été mises à exécution au moment du passage à l'acte. Puis les propos du président Ahmadinejad présentant Israël comme une « tumeur » ou comme devant « être rayé de la carte » n'ont suscité que des protestations orales. Enfin, la reprise, en janvier 2006, du programme d'enrichissement à Natanz n'a été suivie d'aucune conséquence avant la fin du mois de février. En somme, ce président qui avait des difficultés à imposer ses ministres en septembre 2005 est en train d'acquérir une position presque aussi importante que celle du Guide suprême Ali Khamenei. Il n'est dans l'intérêt ni de la France, ni de l'Europe, de renforcer son pouvoir.

Mme Thérèse Delpech a ensuite rappelé les ambitions des Européens en s'engageant dans des négociations avec l'Iran, qui était en premier lieu de faire preuve d'unité après la désunion sur l'Irak. De fait, la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne sont restés unis. Les négociations avaient également pour but de montrer que l'Europe était capable de contribuer au règlement de problèmes de prolifération par des moyens diplomatiques. Le résultat sur ce point est certes - encore à cette date - plus mitigé, mais l'initiative était loin d'être déraisonnable et il fallait du moins la tenter. Un autre objectif était de freiner le programme nucléaire iranien. Sur ce point, il est difficile d'évaluer la situation. Les Iraniens disent qu'ils ont continué à procéder à des essais sur les centrifugeuses et d'autres aspects du programme pendant les négociations. Ce qui est certain, c'est que ces négociations ont permis d'apprendre beaucoup de choses sur le programme nucléaire iranien et que notre connaissance est peut-être encore aujourd'hui lacunaire mais qu'elle est incomparablement plus développée qu'il y a trois ans.

Mme Thérèse Delpech a ensuite brièvement présenté la position de la Chine, de la Russie, des Etats-Unis et d'Israël, tout en soulignant que le Pakistan et la Corée du Nord avaient également un rôle important dans cette crise. S'agissant de la Chine, ses relations avec l'Iran vont bien au-delà du problème énergétique, même s'il est essentiel de ne pas déstabiliser le Golfe, à cause du pétrole. La Russie a des intérêts très divergents. Elle est inquiète de ce que peuvent faire les Iraniens dans le Caucase du Nord et souhaite préserver ses ventes d'armes à l'Iran, mais préférerait tout de même que l'Iran, qui est assez proche, ne possède pas l'arme nucléaire. A ces considérations il faut ajouter la prise en compte de la tension actuelle avec les Américains, qui peut jouer un rôle dans l'attitude russe à l'égard de l'Iran. S'agissant des Etats-Unis, comme ceci a été dit, ils souhaitent éviter d'être placés devant l'alternative consistant à accepter l'accès de l'Iran à l'arme nucléaire ou à engager une opération militaire. Pour ce qui est d'Israël, l'Iran organise chaque année des défilés durant lesquels on peut lire sur les missiles : « Mort à Israël », ce qui entraîne le départ des attachés de défense européens du dit défilé. Mais les dirigeants israéliens ne souhaitent pas pousser les Américains à une action militaire et préféreraient de beaucoup que l'action diplomatique aboutisse. Encore faudrait-il qu'elle le fît.

M. Hervé de Charette a souhaité savoir quels étaient les risques réels de prolifération nucléaire en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique : mise à part la Corée du Nord, la prolifération nucléaire ne concerne-t-elle pas en définitive que l'Iran ? Jugeant que l'analyse de Mme Thérèse Delpech semblait aboutir à l'idée que l'Iran faisait partie de l'« axe du mal », que son régime était directement contraire aux intérêts européens et que, dans ces conditions, il n'y aurait pas d'autre issue que de tenter de l'empêcher d'accéder à l'arme nucléaire, il s'est demandé dans quelle mesure il était possible de valider cette analyse.

M. François Loncle a souhaité savoir comment s'expliquait l'erreur d'analyse constamment commise, selon Mme Thérèse Delpech, par les chancelleries occidentales dans leurs pronostics sur l'évolution de la situation en Iran.

D'autre part, la tiédeur des réactions devant les propos du président Ahmadinejad a été scandaleuse. Que faut-il faire, concrètement, pour éviter le renforcement de son pouvoir ?

M. Jacques Myard a demandé quand, selon Mme Thérèse Delpech, l'Iran serait capable de fabriquer une bombe nucléaire. D'autre part, pour échapper à l'l'alternative que les Etats-Unis veulent éviter, que peut-on offrir aux Iraniens ?

Mme Thérèse Delpech a apporté les éléments de réponse suivants :

- L'expression « axe du mal » ne fait guère partie de son vocabulaire et la présentation des intérêts européens est celle de Bruxelles, de Londres, de Berlin et de Paris Sur les autres programmes nucléaires, l'Argentine et le Brésil ont renoncé à leurs ambitions dans les années 1990. Certaines déclarations du président brésilien suscitent parfois des inquiétudes, renforcées par la difficulté rencontrée par les inspecteurs de l'AIEA d'accéder aux centrifugeuses du site de Resende, mais rien n'indique que Brasilia a changé de politique. En ce qui concerne l'Afrique, le site algérien d'Aïn Oussera en Algérie, qui a suscité la crainte des experts occidentaux dans le passé, est aujourd'hui sous contrôle international et le problème que pose ce pays dans le domaine militaire est à présent surtout celui de l'énorme contrat passé récemment avec Moscou. La Libye est revenue sur son programme en 2003 et a d'ailleurs permis la découverte de nombreux éléments relatifs au réseau pakistanais clandestin. Le plus préoccupant peut-être est de constater que tous les programmes qui se développent sont situés en Asie, qu'il s'agisse du Moyen Orient, de l'Inde et du Pakistan, de la Corée du Nord, ou encore de la Chine, la seule des cinq puissances nucléaires qui augmente considérablement ses moyens nucléaires et balistiques.

- La raison pour laquelle les chancelleries occidentales - et les experts de l'Iran - se sont systématiquement trompés au sujet de l'Iran est assez simple : on a pris nos désirs ou nos préjugés pour des réalités. La révolution, à l'instar de la Révolution française, devait entrer dans une phase thermidorienne. On assiste au contraire à un raidissement du régime.

- Le président Ahmadinejad a conforté son pouvoir en partie grâce au monde extérieur. Les autres factions iraniennes étaient encore très présentes à l'automne 2005 : elles pouvaient mettre en avant le fait que l'Iran, lors des deux années écoulées, avait pu conduire sa politique sans subir une trop forte pression internationale, et émettre la crainte que l'attitude du nouveau président conduise à des sanctions, voire à une action militaire. Mais les réactions occidentales ayant été tièdes, le président iranien a pu balayer ces craintes comme étant sans fondement.

- Il est possible que l'Iran possède 3 000 centrifugeuses à la fin de l'année 2006, ce qui représente l'estimation la plus pessimiste. À partir de là, la production de ce que l'AIEA appelle une «  quantité significative » d'uranium enrichi, soit entre 25 et 30 kg, demanderait encore une année. À la fin de l'année 2007, la matière nécessaire à la fabrication d'une arme pourrait donc être disponible. Ce qui n'est pas tout de l'arme, mais une partie importante.

- Il existe deux manières d'éviter de se trouver devant un choix binaire. L'une est de ne rien faire qui contraigne l'Iran, option choisie jusqu'alors, même avec la déclaration présidentielle du Conseil de Sécurité, qui n'est pas juridiquement contraignante. L'autre est de trouver un compromis avec l'Iran, et ce uniquement après une suspension des activités d'enrichissement ou un compromis avec les autres membres permanents pour des sanctions graduées.

Le Président Édouard Balladur a remercié Mme Thérèse Delpech de sa contribution aux travaux de la commission. Chacun peut avoir son appréciation sur le TNP, certains considérant qu'il convient de le maintenir dans son état actuel, d'autres estimant que ce sera difficile étant donné les évolutions techniques. Quoi qu'il en soit, si les pays européens ont raison de consentir tous les efforts nécessaires pour aboutir à une solution, ils ont une obligation de réussite. Une position originale permettrait aux Européens de jouer un rôle d'arbitre, mais encore faut-il en avoir les moyens.

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