COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 24

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 17 décembre 2002
(Séance de 17 heures)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

pages

- Examen du rapport d'information sur la situation de Giat Industries (MM. Yves Fromion et Jean Diébold, rapporteurs)


2

- Informations relatives à la commission

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Situation de Giat Industries (rapport d'information).

La commission de la défense nationale et des forces armées a examiné le rapport d'information de MM. Yves Fromion et Jean Diébold sur la situation de Giat Industries.

Après avoir rappelé que Giat Industries allait prochainement bénéficier d'une nouvelle dotation de près de 300 millions d'euros, M. Jean Diébold, rapporteur, a indiqué que le montant total des recapitalisations successives réalisées par l'Etat depuis 1991 s'établissait à 3,12 milliards d'euros, ce qui justifiait amplement que la commission de la défense se penche sur la situation de l'entreprise.

Giat Industries est en France l'entreprise principale du secteur de l'armement terrestre, puisque 70 % à 80 % des véhicules blindés en activité dans les forces sont sortis de ses chaînes de montage.

Depuis sa création en 1990, Giat Industries connaît des difficultés récurrentes et ne parvient pas à trouver son équilibre. Son chiffre d'affaires a été divisé par plus de deux depuis 1991, passant de 1,7 milliard d'euros à 800 millions d'euros en 2002 et Giat a rétrogradé de la deuxième à la cinquième place mondiale. Depuis 1991, tous ses exercices budgétaires sont déficitaires, et le montant des pertes accumulées en douze ans atteint le montant colossal de 4 milliards d'euros.

Si cette situation tient en partie à ce que les marchés d'armement terrestre se sont fortement contractés après 1990, elle est due aussi au fait que le groupe a commis dès sa création de lourdes erreurs, dont les conséquences financières cumulées sont estimées à près de 2 milliards d'euros. La société a adopté une stratégie de croissance externe très ambitieuse, mais qui n'était absolument pas adaptée à la situation des marchés. Par ses acquisitions successives entre 1990 et 1992, elle a fortement aggravé ses surcapacités. Giat Industries a conclu une série de contrats déséquilibrés à l'exportation, qui se sont également traduits par des pertes considérables. Au premier rang d'entre eux figure le contrat de vente de 390 chars Leclerc aux Emirats Arabes Unis, qui a entraîné des pertes de 1,3 milliard d'euros, mais d'autres contrats se sont également avérés des échecs retentissants.

Cependant, on ne peut imputer à Giat la totalité de la responsabilité de ses échecs. Les pouvoirs publics sont également largement responsables de la situation présente. D'une manière ambiguë, l'Etat est à la fois l'unique actionnaire et le principal client de l'entreprise, en même temps qu'un prescripteur exigeant en matière commerciale, sociale et d'aménagement du territoire.

L'avenir de Giat Industries apparaît aujourd'hui problématique et son plan de charge est en constante décroissance. La production des chars Leclerc devrait s'achever en 2005. Le programme du VBCI prendra le relais à partir de 2006, mais l'activité qu'il devrait créer représentera à peine 20 % de celle du char Leclerc. Dès lors, les effectifs sont sans rapport avec la production. Des plans successifs les ont fait passer de 18 000 salariés en 1990 à 6 700 aujourd'hui. En dépit de cette déflation, la plupart des usines fonctionnent au ralenti. Les mesures d'âge permettant aux salariés des départs anticipés ont instauré une certaine démobilisation au sein de l'entreprise et des pertes de compétences.

Cependant, Giat Industries détient des atouts indéniables. Ses compétences sont internationalement reconnues. Le Leclerc est considéré par ses utilisateurs comme un système blindé de qualité exceptionnelle et la société réalise des produits innovants aux perspectives d'exportation prometteuses, tels que le canon automoteur Caesar ou les munitions antichars Bonus. Giat a également mis en œuvre une profonde réforme de son organisation, afin d'améliorer sa productivité et de réduire ses délais de livraison. Toutefois, ces efforts réalisés ne doivent pas faire oublier des lacunes dommageables dans les habitudes de travail : le suivi des sous-traitants et la veille industrielle sont parfois défaillants, ce qui affecte la réactivité de l'entreprise. La coordination et la concertation font parfois défaut entre les établissements.

Malgré ces difficultés récurrentes, la disparition de Giat n'est pas une option envisageable, car le groupe constitue le pôle central de l'industrie française de l'armement terrestre. La disparition ou le démantèlement de l'entreprise ne laisserait subsister que des compétences dispersées et sans cohérence.

En revanche, une profonde réforme est indispensable, afin de permettre à Giat de s'adapter aux bouleversements des marchés de l'armement terrestre et de prendre part aux restructurations de grande ampleur mises en œuvre depuis quelques années dans ce secteur.

M. Yves Fromion, rapporteur, a indiqué qu'il lui paraissait indispensable de conserver un groupe cohérent disposant d'un large spectre de compétences.

Le couplage des activités armes et munitions paraît devoir être maintenu. De la même manière, les activités systèmes blindés auraient intérêt à être organisées plus rationnellement au sein d'une direction coiffant le dispositif de recherche et de production, ce qui conduit à suggérer qu'une partie des services centraux implantés à Satory soit rapprochée des sites de production.

Le groupe doit également s'organiser autour du métier de systémier-intégrateur.

La question du plan de charge de l'industriel trouve aussi une réponse dans le maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels, notamment de ceux qu'il a produits, mais sans doute de façon plus large encore. Jusqu'à présent, le MCO est assuré dans nos forces terrestres par la direction centrale des matériels de l'armée de terre (DCMAT), l'industriel n'intervenant qu'à l'occasion des opérations de rénovation les plus lourdes et pour la fourniture des pièces de rechange. Or, Giat est privé de l'entretien, activité rémunératrice qui constituerait une garantie minimale de charge peu fluctuante. Un nouveau partage du MCO doit s'opérer au profit de Giat.

Enfin, la mise en place d'un contrat d'entreprise entre l'Etat et Giat, portant sur les obligations réciproques entre la société nationale et son actionnaire-tuteur, revêt une importance majeure. Le contrat pourrait fixer les relations financières entre Giat et les pouvoirs publics, ainsi que les objectifs économiques et sociaux assignés à l'entreprise. En contrepartie, l'Etat devrait s'engager à accorder une garantie d'activité sur la période d'exécution du contrat d'entreprise, qu'il s'agisse de la fabrication de matériels neufs ou de contrats d'entretien ou de modernisation.

Giat Industries a tenté, avec des fortunes diverses, de diversifier son activité vers le secteur civil. Malgré la bonne qualité de ces produits, peu de ces tentatives de diversification se sont avérées rentables. Ce n'est donc pas de la diversification que viendra la solution aux difficultés que rencontre l'entreprise, même si le développement d'activités connexes ne doit pas être rejeté systématiquement.

Les représentants du personnel, au-delà des considérations sur l'emploi, se sont tous exprimés sur la nécessité d'un traitement social adapté, dans l'hypothèse où un reformatage de l'entreprise serait décidé. Giat a connu cinq plans sociaux depuis 1987 et a perdu un total de 11 000 salariés sur un maximum de 18 000 qu'il a compté dans les années 1990-1992, filiales incluses. Certains sites ont été fermés : Le Mans, Salbris et Rennes. Les contreparties ont été faibles, les délocalisations limitées déjà opérées n'ayant créé que quelques dizaines d'emplois. Malgré la diminution de ses effectifs, Giat est encore l'un des principaux employeurs dans les régions où il est implanté et qui sont souvent des zones en difficulté. Les mesures sociales envisageables peuvent être de plusieurs ordres. Il paraît important d'insister sur les possibles reclassements au sein du secteur public, et notamment du ministère de la défense, par exemple au sein de la gendarmerie, ou en dehors de ce ministère. Enfin, la plupart des représentants du personnel ont insisté sur la nécessité de maintenir les mesures d'âge, malgré les inconvénients de ce dispositif.

Pour permettre à Giat d'atteindre enfin un équilibre, il faudra libérer l'entreprise des contraintes qui ne sont pas les siennes et qui lui ont trop longtemps été imposées. L'Etat, que l'on a identifié dans un triple rôle d'actionnaire négligent, de prescripteur incohérent et de client exigeant et parfois versatile, doit désormais clarifier sa position pour permettre une réelle définition des responsabilités et donner enfin sa chance au groupe. Les salariés, légitimement fiers du savoir-faire technique de leur entreprise, ont hâte d'être fixés sur l'avenir. Enfin, l'efficacité opérationnelle de nos forces armées, étroitement dépendante de l'outil de production industrielle, commande des décisions responsables.

Le président Guy Teissier a observé que les rapporteurs avaient abordé un problème délicat qui, au-delà de ses aspects techniques, comporte une dimension humaine importante. À l'occasion d'un déplacement à Bourges, le 5 décembre 2002, une délégation de la commission a pu découvrir l'excellence des compétences et des capacités de recherche de Giat Industries, par contraste avec l'image vieillotte qui est souvent associée aux entreprises publiques. Ce constat justifie les propositions des rapporteurs pour sortir cette société de l'ornière : conserver au groupe une vocation de généraliste est notamment important. En revanche, développer la stratégie de diversification est peut-être plus discutable. Chacun s'accorde sur l'existence de sureffectifs importants, mais la diversité et la rigidité des statuts des personnels rendent la détermination de solutions très difficile.

Tout en estimant que l'analyse des rapporteurs sur la situation de Giat Industries était remarquable, M. René Galy-Dejean a fait valoir qu'il en tirait des conclusions différentes. Le bilan de l'entreprise est aujourd'hui accablant. Dans la logique d'une coopération européenne plus étroite dans le domaine de la défense, ne pourrait-on pas envisager, par exemple, que la France fasse l'acquisition de chars allemands, qui ont récemment été choisis par les armées grecque et turque ? Le Gouvernement entreprend actuellement des efforts considérables pour favoriser l'obtention du marché saoudien par Giat Industries. En effet, l'avenir de la société nationale dépend largement du résultat de la compétition commerciale en cours. Faute d'un tel débouché, sa pérennité serait fortement compromise et il faudrait alors mettre un terme à l'hémorragie budgétaire qui a marqué les onze années de son existence et qui grève l'ensemble de l'outil de défense : les fonds versés à GIAT par l'Etat équivalent au coût de la construction de deux porte-avions. Il serait utile que la commission réexamine le problème dans un an.

Tout en déclarant comprendre les observations formulées par M. René Galy-Dejean, M. Yves Fromion, rapporteur, a précisé que Krauss Maffei Wegmann n'avait pas encore obtenu le marché de renouvellement des chars lourds de l'armée turque. Quant au marché grec, il a certes été conclu grâce à un différentiel de prix de 15 %, à l'avantage de la société allemande, mais, depuis le mois de mars, des difficultés sont survenues en raison d'une majoration de 15 à 20 % de la facture par la partie allemande. Giat est tout à fait capable de s'aligner sur les conditions du marché.

Le bilan est effectivement accablant, mais surtout pour ceux qui n'ont pas assumé leurs responsabilités afin d'assurer la bonne marche de Giat Industries, ce qui met globalement en cause l'Etat, et ce dès la création de la société en 1990. La situation actuelle de l'entreprise résulte de la conjonction du bouleversement géostratégique qu'a représenté l'effondrement du bloc soviétique à la fin des années quatre-vingts avec l'immobilisme des pouvoirs publics : ceux-ci n'ont pas rationalisé les arsenaux de l'armement terrestre alors que, dans le même temps, les autres pays européens ont engagé les entreprises du secteur sur la voie des ajustements indispensables. Il faut donc assumer les conséquences du passé et esquisser des solutions permettant la pérennisation de l'entreprise dans les meilleures conditions possibles. En outre, une fermeture pure et simple des établissements de Giat Industries n'est pas envisageable, car la majorité des équipements de l'armée de terre a été produite par cette entreprise nationale et doit être entretenue au cours des vingt ou trente prochaines années. Il convient donc de préserver les savoir-faire nationaux en la matière. À cet égard, l'entretien des C 130 par la société portugaise Ogma constitue un contre-exemple révélateur, compte tenu de ses conséquences sur la disponibilité des matériels.

Giat représente une page de l'histoire industrielle et militaire de la France. Il n'est pas question de déposer le bilan.

M. Gérard Charasse a souligné le caractère mesuré et responsable des propositions des rapporteurs. Il s'agit de problèmes sociaux graves que l'on ne peut pas résoudre en recourant à des licenciements massifs, surtout dans des bassins d'emploi connaissant déjà une situation très difficile. Il faut également prendre en compte les nécessités de la défense nationale : la France ne peut pas décider de se passer d'une industrie indépendante d'armement terrestre. Ce serait contraire à son histoire, à ses traditions, à ses intérêts et à la volonté de construire une défense européenne, laquelle suppose que la France apporte ses compétences propres. Il est nécessaire de rationaliser le secteur industriel de l'armement terrestre. La situation actuelle résulte avant tout des atermoiements de l'Etat qui n'a pas su trancher entre ses fonctions d'Etat-employeur, d'Etat-client et d'Etat-providence. Des décisions politiques, financières et sociales importantes doivent intervenir prochainement et l'on ne peut pas se désintéresser du sort des salariés, qu'ils soient ouvriers d'Etat ou sous contrat. Il faut tenir compte des nécessités du maintien d'une activité importante sur les sites de Giat, pour répondre aux exigences de l'aménagement du territoire.

M. Yves Fromion, rapporteur, a souligné qu'il fallait absolument éviter la poursuite du financement des restructurations de Giat au détriment du titre V du budget de la défense. Le redimensionnement de l'activité et la prise en charge de ses conséquences sociales doivent être assurés par d'autres outils de l'Etat, notamment au titre de l'aménagement du territoire.

Mme Chantal Robin-Rodrigo a salué la clarté du rapport et a souhaité se faire l'interprète de la satisfaction des syndicats de l'établissement de Tarbes pour la qualité du dialogue engagé lors de la visite du site par les rapporteurs. Un nouveau plan social est inévitable, mais il interviendra dans des conditions plus réalistes du fait de la conclusion d'un véritable contrat d'entreprise entre l'Etat et Giat, définissant les responsabilités de chacun. Si les gouvernements qui se sont succédé portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle, il faut cependant conserver une industrie nationale d'armement terrestre. A l'issue du plan stratégique, économique et social (PSES), les effectifs des établissements de Tarbes sont passés de 4 000 à 850 salariés et une réduction supplémentaire empêcherait l'établissement de fonctionner dans de bonnes conditions. Les mesures d'âge ont entraîné des pertes de compétences que l'externalisation de l'entretien des infrastructures et des machines ne permet pas de pallier.

M. François Rochebloine a estimé que la visite effectuée par les rapporteurs auprès du site de Saint-Chamond avait permis des échanges fructueux avec l'ensemble des acteurs. La situation des établissements de Giat constitue un véritable problème humain touchant des régions particulièrement affectées par le chômage, telles que celle de Saint-Chamond. Les difficultés actuelles trouvent leur source dans l'incohérence des décisions des gouvernements successifs, qui n'ont pas respecté les commandes et les autorisations de programme prévues. Dans le domaine du maintien en condition opérationnelle, l'accroissement de l'implication de Giat suppose une clarification des relations avec la DCMAT. Les retards concernant les spécifications du VBCI sont le fait de la délégation générale pour l'armement ainsi que de l'armée de terre, et pas seulement de Giat. Ce dernier détient de grandes capacités technologiques. Il est possible de s'interroger sur le refus de Giat de s'engager dans une diversification accrue, ainsi qu'avait pu le lui proposer la présidente de la région Rhône-Alpes dans le domaine de la fabrication de locomotives. La coexistence de trois statuts différents pour le personnel de Giat - fonctionnaires, ouvriers d'Etat et personnels sous convention collective - rend la politique de reclassement plus difficile.

M. Jean Diébold, rapporteur, a souligné que la question sociale était effectivement au cœur du traitement de la situation de Giat Industries. Par ailleurs, assurer l'entretien des équipements qu'elle produit fait partie des compétences logiques de toute entreprise ; une clarification doit intervenir dans le domaine de la maintenance. Enfin, la confiance des rapporteurs dans l'avenir de Giat Industries se fonde sur la constatation qu'ils ont pu faire dans l'ensemble des sites qu'ils ont visités : lorsqu'une démarche industrielle a été mise en place, les sites ont acquis la capacité de concevoir, de fabriquer et d'entretenir des équipements à des coûts compétitifs avec ceux des sociétés concurrentes, dans le domaine militaire, mais aussi civil.

M. Axel Poniatowski a fait part de son pessimisme sur l'avenir de Giat Industries si les décisions à prendre pour ce groupe doivent se limiter au cadre dessiné par les conclusions présentées par les rapporteurs. Le marché sur lequel intervient Giat Industries, s'il est en décroissance, permet cependant la viabilité des sociétés du secteur ; en revanche, le mode de gestion actuel de Giat Industries rend cette société structurellement déficitaire. D'autres aspects doivent être abordés, notamment en matière de sites et d'alliances industrielles. Giat Industries doit-il conserver dix établissements de production ? L'entreprise ne pourrait-elle pas conclure des alliances, notamment avec des partenaires européens ? Sa privatisation serait-elle envisageable ? Des pistes plus audacieuses doivent donc être explorées pour assurer l'avenir de l'entreprise.

M. Jean Diébold, rapporteur, a insisté sur la nécessité de conserver des compétences dans le secteur de l'armement terrestre et a indiqué que la perspective d'alliances supposait que la société soit au préalable consolidée afin d'aborder les négociations dans de bonnes conditions.

Le président Guy Teissier, citant comme exemple de réussite la création de la société Armaris entre DCN et Thales, a approuvé l'analyse du rapporteur.

La commission a décidé, en application de l'article 145 du Règlement, le dépôt du rapport d'information en vue de sa publication.

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Informations relatives à la commission

· La commission a nommé M. François Cornut-Gentille rapporteur d'information sur la mise en œuvre, dans le secteur de la défense, de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001, relative aux lois de finances.

· Le président Guy Teissier a informé la commission d'une mission qu'il a effectuée à Berlin, le 16 décembre 2002, à la tête d'une délégation composée de MM. Jean-Louis Bernard et Jérôme Rivière.

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