COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 26

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 21 janvier 2003
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

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- Audition du général Henri Bentégeat, chef d'état-major des armées, sur la situation en Côte d'Ivoire.

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Audition du général Henri Bentégeat, chef d'état-major des armées.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu le général Henri Bentégeat, chef d'état-major des armées, sur la situation en Côte d'Ivoire.

Le général Henri Bentégeat a retracé l'historique de la crise ivoirienne et de l'activité des forces françaises sur le terrain. Le 19 septembre 2002, l'échec d'une tentative de coup d'Etat a provoqué la mutinerie d'une partie de l'armée ivoirienne. La totalité des unités implantées dans le nord du pays a basculé dans la rébellion, malgré l'absence d'unicité ethnique en leur sein, et la ville de Bouaké a été prise par les mutins.

Le 17 octobre, un cessez-le-feu a été obtenu, séparant les deux parties de chaque côté d'une ligne courant d'ouest en est au milieu du pays. Fin novembre, l'insurrection s'est étendue à l'ouest, ce qui a conduit à une modification du dispositif français. Après plusieurs incidents et plusieurs tentatives de médiation de la part des pays voisins, ainsi que de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'ouest (CEDEAO), les protagonistes ont accepté de se réunir à Paris, tandis qu'un nouveau cessez-le-feu était difficilement obtenu par les militaires français.

Les missions des forces françaises sont restées inchangées de bout en bout. Au début, ces forces n'étaient constituées que du bataillon de 500 hommes stationné en permanence en Côte d'Ivoire. Celui-ci a été engagé dans le nord pour protéger les ressortissants français et étrangers, américains notamment, en particulier dans les régions de Bouaké et de Yamoussoukro. Au total, 3 000 personnes ont été évacuées de la zone tenue par les rebelles. Les opérations d'évacuation ont été étendues ensuite à l'ouest du pays ; un militaire français y a été blessé en décembre.

Au-delà des opérations d'évacuation, il est rapidement apparu aux forces françaises qu'il fallait empêcher les rebelles de s'emparer d'Abidjan ou de l'encercler, ce qui aurait provoqué une guerre civile, ainsi que de Yamoussoukro, où se trouvait un grand nombre d'étrangers. De la même manière, lorsque des forces rebelles venant du Libéria se sont avancées à l'ouest du pays, les forces françaises ont jugé indispensable de barrer la route de la ville de San Pedro, principal port d'exportation du cacao, pour éviter des évacuations massives d'étrangers. Les forces françaises ont aussi transporté les négociateurs, d'abord vers Lomé, puis vers Paris.

A l'heure actuelle, la situation militaire est encore incertaine. Du côté français, 2571 soldats, quatorze hélicoptères et trois avions de transport sont mobilisés. Le dispositif est articulé autour de quatre groupements, dont trois sont positionnés sur la ligne de cessez-le-feu, le quatrième étant tenu en réserve à Abidjan. Ce dispositif a été testé à plusieurs reprises par les rebelles et de véritables affrontements ont parfois eu lieu, occasionnant du côté français neuf blessés dont un, grièvement atteint, est aujourd'hui sorti d'affaire. À l'ouest, des éléments libériens, mal contrôlés, continuent à se déplacer et à se livrer au pillage. Certains se frottent parfois à nos forces.

Trois évolutions sont possibles : un accord, que nous souhaitons tous et qui semble en bonne voie, l'absence d'accord, des résultats partiels. Même en cas d'accord, le processus promet d'être long. Il sera d'abord nécessaire de regrouper mutins et rebelles, de manière à mettre fin à la partition du pays. Cela doit être fait en priorité par les forces françaises, qui ont la confiance des deux parties pour une telle opération. L'éventuel désarmement qui devra suivre, puis la reprise progressive de contrôle du territoire, nécessiteront d'importants effectifs qui ne pourront être apportés par les seules forces françaises, sous peine de mobiliser durablement une grande partie du potentiel militaire de notre pays. Si des forces supplémentaires sont nécessaires, il faudra recourir à des contributions de la CEDEAO, voire à la création d'une opération de l'ONU. Toutefois, un simple renforcement des forces françaises sur la durée peut aussi suffire.

D'ores et déjà, la France n'est plus seule en Côte d'Ivoire. A ce jour, 600 militaires sénégalais, togolais et nigériens sont déjà déployés sur la ligne de cessez-le-feu. 600 autres devraient arriver d'ici le 4 février. En revanche, la présence des forces françaises sera nécessaire dans un premier temps dans l'ouest du pays.

Plusieurs leçons ont pu être tirées de ces événements :

- le dispositif français prépositionné en Afrique a montré son extrême intérêt : au cours des premières semaines, le premier dispositif de protection des ressortissants a été constitué par les seules forces présentes en Côte d'Ivoire, au Gabon, au Tchad et à Djibouti. Ce n'est qu'à la fin du mois d'octobre qu'il a été décidé d'envoyer en Côte d'Ivoire des militaires stationnés en France ;

- la capacité de transport aérien atteint son extrême limite. La vétusté et le manque de disponibilité des C 160 et des C 130 a conduit l'état-major des armées à affréter des Antonov. Ce problème crucial sera aggravé dès 2005 avec le retrait des premiers C 160. Des solutions de location ou de leasing devront être envisagées ;

- la gestion de la crise a été au moins autant politique que militaire. La France n'aurait pas pu conduire cette affaire sans une liaison étroite entre les ministères de la défense et des affaires étrangères et si la direction des opérations n'avait pas été assumée directement par le chef des armées.

M. Jean-Michel Boucheron a demandé si l'on connaissait l'origine de l'aide logistique et en armement dont bénéficient les insurgés du nord.

Le général Henri Bentégeat a indiqué qu'aucune certitude absolue n'existait en la matière. Toutefois, d'importants trafics d'armes au profit des rebelles du nord, mais également des FANCI (forces armées nationales de Côte d'Ivoire), ont été repérés ; ces trafics restent difficilement quantifiables du fait de leur dissimulation au sein de flux commerciaux locaux normaux. La région est depuis longtemps le lieu d'un florissant commerce illégal d'armes de toute provenance. Compte tenu des similitudes et des liens entre les populations du Burkina Faso et du nord de la Côte d'Ivoire, d'une part, de la Guinée et du Libéria avec celles de l'ouest ivoirien d'autre part, des complicités transfrontalières sont certaines, au moins à l'échelon local. Les armes sont principalement d'origine soviétique.

M. François Lamy a souhaité savoir quel était le statut juridique de l'intervention des forces françaises : agissent-elles en vertu des accords de défense ou d'une convention de maintien de l'ordre ? Évoquant l'emploi dans le conflit de mercenaires, parmi lesquels figureraient des Français, il a demandé si leur recrutement s'opérait au travers de filières classiques ou si l'on constatait l'apparition de nouveaux réseaux.

Le général Henri Bentégeat a indiqué que, si la Côte d'Ivoire avait invoqué les accords de défense, la France avait dépêché des forces sans se référer à ces accords, en exposant simplement qu'elle répondait à la demande du Gouvernement légalement élu. La mise en œuvre des accords de défense est en effet subordonnée à la constatation d'une agression extérieure, laquelle, même si elle a pu être soupçonnée, n'a pas été démontrée. L'intervention française a été notifiée à l'ONU et approuvée officiellement par une déclaration du président du Conseil de sécurité. Le statut des forces françaises engagées en Côte d'Ivoire serait appelé à changer si elles devaient intervenir en application d'une résolution des Nations Unies.

Les mercenaires présents sur le terrain sont surtout d'origine sud-africaine, certaines agences dissoutes continuant à fonctionner illégalement, et angolaise. Quelques ressortissants français sont également présents. Un projet de loi qui sera prochainement soumis au Parlement permettra de mieux réprimer en droit français l'activité de mercenaire.

Le président Guy Teissier a souligné que le nombre de mercenaires français était limité au regard de celui des Libériens, engagés tant du côté des rebelles que de celui du pouvoir légal.

Le général Henri Bentégeat a confirmé que cinq ou six Français seulement sont présents, contre plusieurs centaines de Libériens, parmi lesquels figurent de plus en plus d'enfants soldats, mal contrôlés et contribuant à l'insécurité.

Le président Guy Teissier a ensuite posé la question de la nature des soutiens étrangers à la rébellion, en soulignant que les troupes rebelles sont entraînées, équipées, soldées et disciplinées.

Le général Henri Bentégeat a répondu que les forces françaises se posaient elles aussi ce type de question. Cependant, l'absence de pillage concerne seulement le nord du pays, à la différence de l'ouest où des exactions graves ont été commises, et pas seulement par des Libériens. Les solidarités au sein de l'ethnie Yakouba, dont était issu le général Gueï, transcendent la frontière entre le Libéria et la Côte d'Ivoire. La situation dans cette région est floue et ambiguë.

Le président Guy Teissier a demandé si la perte de visibilité en Côte d'Ivoire était due à une moindre capacité de nos services de renseignement, lesquels ne bénéficieraient désormais plus des contacts nombreux et sûrs dont ils pouvaient se prévaloir antérieurement.

Le général Henri Bentégeat a répondu qu'en Afrique francophone, la France ne disposait plus de la même capacité de renseignement que lors de la période post-coloniale. Les liens, à l'origine très étroits, se sont distendus avec le temps et les capacités de renseignement françaises dans cette région sont désormais proches de celles constatées pour le reste du monde. De ce fait, la détection de la préparation de coups d'Etat en Afrique est devenue beaucoup plus difficile.

M. Jean-Yves Hugon a souhaité savoir s'il était possible d'établir un éventuel rôle du Burkina Faso dans la crise ivoirienne.

M. Axel Poniatowski a estimé que la situation actuelle en Côte d'Ivoire, déjà prévisible il y a quelques mois, n'était pas en passe de s'améliorer. Sans affirmation supplémentaire du rôle de la France en Côte d'Ivoire, le risque est grand d'assister à une terrible guerre civile. Dans la mesure où la France serait conduite à intervenir de la même manière que le Royaume-Uni en Sierra Leone il y a trois ans, quels sont les moyens dont auraient besoin les forces françaises pour assurer cette mission ?

M. Christian Ménard a demandé des précisions sur les capacités actuelles des forces loyalistes ivoiriennes.

Le général Henri Bentégeat a répondu que, eu égard aux interrogations sur la possible implication du Burkina Faso dans le conflit ivoirien, des rencontres ont été organisées entre les présidents Gbagbo et Compaoré, par l'entremise du président du Mali. Ces échanges ont permis d'améliorer la gestion de la crise. Cependant, on ne détient aucun élément sur l'implication du Burkina Faso en tant qu'Etat dans cette crise.

La situation de la Côte d'Ivoire n'est pas celle de la Sierra Leone. Pour la gestion de la sortie de crise dans ce pays, le Royaume-Uni a sollicité l'intervention des Nations Unies et une force de 17 000 hommes a été déployée pendant dix-huit mois. L'ampleur de cette force était justifiée par l'importance de la crise traversée par la Sierra Leone, en guerre depuis plus de quinze ans. Une force des Nations Unies de 5000 hommes serait suffisante en Côte d'Ivoire. Si l'ONU ne déploie pas une telle force, la France et les Etats de la CEDEAO devront le faire. Le dispositif dont la mise en place sera achevée au début de février serait alors insuffisant et devrait être renforcé, notamment en ce qui concerne les moyens d'intervention rapide et les capacités d'infanterie, afin d'éviter des exactions.

Les capacités des forces ivoiriennes ont été mises à mal au début de la crise, puisqu'une partie de l'armée a pris part à la rébellion. Face à des mutins très disciplinés, le déploiement par les FANCI de moyens héliportés a permis d'obtenir des résultats militaires tangibles, même si d'importants dégâts ont été commis.

La position des forces ivoiriennes est très inégale au sein du territoire : si leur force d'intervention rapide est très solide, d'autres unités sont dans une position moins favorable. Cependant, l'incorporation de 3 000 jeunes dans l'armée ivoirienne il y a un mois permettra de la renforcer au cours des semaines à venir.

M. Jean Michel a demandé si la France avait saisi l'ONU, dont elle préside actuellement le Conseil de sécurité, afin de demander le déploiement d'une force d'interposition.

Le général Henri Bentégeat a répondu qu'un débat sur la situation en Côte d'Ivoire a eu lieu au sein du Conseil de sécurité. Le secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, a indiqué qu'il souhaitait qu'une force d'interposition soit déployée. Une telle décision implique l'accord des autorités ivoiriennes, françaises et des membres du Conseil de sécurité. C'est ce dernier accord qui serait le plus difficile à obtenir, car, actuellement, la création de nouvelles forces de l'ONU butte systématiquement sur l'obstacle financier.

M. Yves Fromion a souligné que l'incapacité pour la France d'anticiper la crise ivoirienne ne laisse pas d'être inquiétante, compte tenu du nombre de ressortissants français, de coopérants militaires, de membres de la DGSE et du renseignement militaire, ainsi que de représentants du ministère des affaires étrangères présents sur place. Les sommes considérables consacrées au renseignement technique doivent trouver pourtant une justification. La crédibilité de la France en Afrique, notamment à l'égard des Etats-Unis, est en jeu.

Le général Henri Bentégeat a répondu que les autorités françaises savaient qu'un coup d'Etat était possible à tout moment. Les services de renseignement les alertent lorsqu'un tel risque prend corps. La difficulté réside alors dans l'appréciation de la probabilité de réalisation du risque, les annonces de complots étant fréquentes. Compte tenu des évolutions politiques des deux dernières années, le contexte était propice à une réalisation du risque. La présence de forces prépositionnées a permis une réaction militaire très rapide en septembre dernier, puisque des unités ont été déployées dès le premier jour. En revanche, les moyens humains et techniques de la DGSE ont été déployés prioritairement dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Afghanistan, ce qui a pu contraindre ses moyens d'action en Afrique.

M. Bernard Deflesselles a souhaité obtenir des précisions sur la nature des obstacles financiers, voire politiques, obérant la constitution d'une force d'interposition sous mandat de l'ONU.

Le général Henri Bentégeat a souligné l'importance politique de la force de la CEDEAO, en dépit d'un contingent limité à 1300 hommes. Cinq pays africains appuient désormais la France dans sa tâche. Des pays anglophones, tel le Ghana, participeront à cette force régionale. La constitution éventuelle d'une force des Nations Unies dépendra de l'issue des négociations à Paris. Les Etats-Unis, contributeurs à 20 % du financement des opérations de maintien de la paix, sont, dans le contexte actuel, défavorables à ce déploiement. Il ne s'agit pas d'une position politique, puisqu'ils ont contribué à équiper le tiers de la force de la CEDEAO et partiellement participé à son transport. En revanche, l'administration américaine fait valoir qu'il sera impossible d'obtenir du Congrès la quote-part du financement d'une force supplémentaire de 5 000 hommes sous mandat de l'ONU.

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