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COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 21

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 25 janvier 2006
(Séance de 12 heures)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, sur la dissuasion nucléaire française

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Audition de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, sur la dissuasion nucléaire française.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, sur la dissuasion nucléaire française.

Le président Guy Teissier a souligné l'importance et l'intérêt de l'audition de la ministre sur la doctrine nucléaire française, alors que celle-ci a été en quelque sorte renouvelée par le discours du Président de la République à l'Ile-Longue, la semaine dernière.

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, a indiqué que le récent discours du Président de la République avait redéfini certaines des grandes orientations de la dissuasion française, jusqu'à présent précisées par une précédente allocution en 2001. Les propos du Président s'inscrivent dans la continuité de son engagement fort en matière nucléaire depuis 1995, mais ils apportent également des inflexions liées à l'évolution du contexte stratégique. Parmi les grands principes qui, dès 1995, ont guidé l'action de la France, figurent la protection du territoire national et de nos concitoyens ainsi que la protection contre toute atteinte portée à nos intérêts vitaux. Ces principes définissent la règle de stricte suffisance qui a présidé à notre politique de dissuasion et qui a notamment conduit à la suppression de la composante terrestre de notre outil nucléaire en 1996. La dissuasion est fondée sur le principe de prévention contre une volonté d'agression et sur le concept de non emploi. L'objectif est donc de persuader des agresseurs potentiels qu'en cas d'attaque, eux-mêmes subiraient davantage de dommages qu'ils n'en infligeraient à la France.

Le discours du Président de la République comporte plusieurs évolutions de la doctrine nucléaire française, qui résultent des modifications du contexte stratégique. Il convient tout d'abord de se garder d'idées fausses : certes, une des principales menaces actuelles est la montée du risque terroriste, à laquelle on ne répond pas avec l'arme nucléaire. Néanmoins, des risques d'une autre nature subsistent, tels qu'un renversement d'alliances ou d'attitude par des pays possédant l'arme nucléaire depuis longtemps ou que l'apparition de nouveaux pays possédant ou désirant posséder cette arme. Face à la multiplication des menaces, il n'est pas opportun de baisser la garde. La menace réside également dans l'utilisation par certains Etats de méthodes terroristes pour mettre en cause nos intérêts vitaux, directement ou au travers de la manipulation de groupes terroristes. Ce risque englobe aussi bien l'arme nucléaire que l'ensemble des armes de destruction massive, notamment bactériologiques et chimiques.

Parmi les autres adaptations de la doctrine française, il faut mentionner celle concernant la définition des intérêts vitaux : ces derniers peuvent recouvrir, outre la protection du territoire et de nos concitoyens déjà mentionnée, nos approvisionnements stratégiques, par exemple énergétiques. Pour autant, le concept d'intérêts vitaux relève par définition de l'appréciation du Président de la République et il importe de maintenir l'incertitude sur celui-ci. Par ailleurs, le Président de la République a indiqué que les intérêts vitaux de la France pouvaient être mis en cause en cas d'agressions menées contre des pays alliés, sans que cette dernière notion soit à dessein davantage précisée.

Afin de prendre en compte la psychologie de l'adversaire, une indication sur les modalités d'action a été apportée. De fait, un adversaire potentiel pourrait penser que, compte tenu de ses principes et de son respect connu des droits de l'homme, la France hésiterait à utiliser l'entière puissance de son arsenal nucléaire contre des populations civiles. Le Président de la République a souligné que notre pays a assoupli ses capacités d'action et a désormais la possibilité de cibler les centres de décision d'un éventuel agresseur, évitant ainsi les retombées trop générales susceptibles de nous faire hésiter.

Il importe de rappeler le travail remarquable réalisé par les femmes et les hommes qui participent à la dissuasion nucléaire, qu'il s'agisse de personnels de la marine et de l'armée de l'air, capables de mettre en œuvre les armes, ou d'ingénieurs et de chercheurs de la délégation générale pour l'armement (DGA) et du commissariat à l'énergie atomique (CEA), tous œuvrant dans la discrétion pour assurer notre sécurité. Il faut de surcroît souligner l'intérêt que présente la dissuasion nucléaire pour le niveau de la recherche française, y compris civile. A titre d'exemple, le laser mégajoule, destiné à la simulation, et les ordinateurs à forte puissance du CEA sont mis à la disposition de la recherche civile.

Le président Guy Teissier a abordé la notion de communautarisation de l'arme nucléaire, mentionnée par le Président de la République au travers de la possibilité d'une assistance à des pays alliés. Il s'agit d'un point important, qui pourrait permettre à des Etats européens de prendre leurs distances à l'égard de l'aide et de l'assistance des Etats-Unis. Comment cette déclaration du Président est-elle perçue par nos partenaires européens ?

Mme Michèle Alliot-Marie a relevé que la France avait déjà évoqué cette question par le passé, avec l'idée de dissuasion concertée, mais que celle-ci n'avait pas obtenu beaucoup d'écho alors, essentiellement pour deux raisons. D'une part, le Royaume-Uni, lui-même détenteur de l'arme nucléaire et particulièrement concerné à ce titre, est très lié aux Etats-Unis. D'autre part, certains pays européens font preuve d'une attitude très restrictive à l'égard du nucléaire, y compris civil, même si cette situation évolue. Le Président de la République vient de relancer cette idée à un moment où le risque nucléaire s'avère de plus en plus prégnant. Si l'idée de « bouclier antimissile » est souvent évoquée pour y faire face, elle comporte bien des incertitudes, notamment lorsqu'elle doit s'appliquer non plus seulement à un théâtre d'opération limité mais à l'Europe toute entière, comme c'est le cas pour les études menées dans le cadre de l'OTAN. Un tel dispositif global est d'un coût très élevé et ne pourra jamais être totalement efficace.

Le discours du Président va faire l'objet de discussions lors de prochains sommets européens. La ministre a précisé qu'alors que certains journaux avaient fait état de critiques venant de l'étranger, elle avait eu très récemment l'occasion de rencontrer plusieurs de ses homologues européens et que ceux-ci l'avaient assuré que le discours présidentiel était fort bien compris par les chefs d'Etat et de gouvernement. S'agissant de l'Allemagne par exemple, la chancelière Angela Merkel a indiqué avoir compris le sens des propos du Président de la République.

M. René Galy-Dejean a estimé que l'une des évolutions majeures de la doctrine de dissuasion française était constituée par le passage d'une stratégie « anti-cités » à une stratégie d'emploi potentiel contre les centres de pouvoir d' « Etats voyous ». Déclarant avoir été toujours plus favorable à la notion de « non emploi en premier » plutôt qu'à celle de « non emploi », plus ambiguë, il a estimé que cette stratégie de frappe en second ne pouvait qu'être altérée par le souhait de faire porter la dissuasion sur les centres de pouvoir. Dans cette perspective, il est possible de se demander si le concept d' « ultime avertissement », un temps écarté, ne redevient pas d'actualité, s'appuyant sur la précision des frappes et la limitation de la puissance de nos têtes nucléaires. Il s'est, lui aussi, interrogé sur l'accueil réservé par nos partenaires européens au discours du Président de la République, certains journaux s'étant fait l'écho de fortes réserves. Rappelant enfin qu'en 1996, M. Alain Juppé, alors Premier ministre, avait évoqué l'éventualité d'un rapprochement des dissuasions française et britannique au travers d'une « veille partagée », il a souhaité savoir si un tel projet faisait de nouveau l'objet de réflexions, notamment dans la perspective d'une dissuasion européenne.

Mme Michèle Alliot-Marie a indiqué que le Président de la République avait utilisé à nouveau le terme d'« ultime avertissement » dans son discours à l'Ile-Longue, ce qui place cette notion au cœur de la doctrine de dissuasion. Cette expression est plus explicite que celle de non emploi qui n'est pas nécessairement très claire pour les citoyens.

Aucun Etat membre de l'Union européenne ne s'est déclaré hostile au discours du Président de la République. Des personnalités ont certes fait part de leur désaccord, mais la plupart n'appartenaient pas aux majorités politiques en place et certains n'ont exprimé là qu'une opposition traditionnelle au nucléaire, tant civil que militaire. C'est d'ailleurs au regard de ces réactions que beaucoup de chefs d'Etats et de gouvernements européens ont fait savoir aux autorités françaises qu'ils avaient parfaitement compris le discours du Président de la République.

Depuis quelques années, la position britannique semble évoluer, probablement en raison du sentiment de dépendance étroite vis-à-vis des Etats-Unis en la matière. Par conséquent, le moment est venu de relancer les discussions sur le sujet, d'autant plus que les menaces se multiplient.

Après avoir souligné que la dissuasion faisait l'objet d'un certain consensus chez les citoyens et les élus, M. Gilbert Le Bris a remarqué qu'en la matière, si la parole est d'argent, le Président de la République se trouvant dans son rôle institutionnel quand il définit les évolutions de notre doctrine de dissuasion, le silence est d'or, tant il est nécessaire de cultiver les doutes et l'incertitude de nos adversaires. Il a estimé que l'intervention du Président de la République n'était peut-être pas dénuée de tout lien avec certains événements conjoncturels, qu'il s'agisse des développements du programme nucléaire iranien, de la crise énergétique actuelle, voire de questions de politique intérieure.

Le discours du Président de la République prévoit de protéger nos alliés, ce qui laisse à penser que sont visés les pays avec lesquels nous avons une solidarité de destin, sans que soit précisé pour autant si l'Union européenne est englobée dans sa totalité. Ces questions sur les rôles que pourraient jouer France et Grande-Bretagne font-elles l'objet d'une concertation entre les exécutifs des Etats membres ?

Par ailleurs, la référence aux Etats terroristes n'est pas sans rappeler la notion américaine des « rogue states ». Or, si le danger peut provenir d'Etats terroristes, il peut également se développer dans les zones où les Etats sont insuffisamment forts, voire inexistants. Ainsi, les menaces s'accumulent sans que disparaissent les dangers d'hier. Que recouvre donc précisément cette notion d'Etats terroristes, si difficile à définir et aux implications pourtant si importantes ?

Mme Michèle Alliot-Marie a précisé que le discours du Président de la République n'était aucunement lié à la conjoncture puisqu'il était prévu depuis presque un an que le chef de l'Etat s'exprime sur le sujet.

Elle a ensuite indiqué que l'élargissement de nos intérêts vitaux à la protection de nos alliés ne faisait volontairement pas l'objet de précisions, ces alliés ne se limitant d'ailleurs pas nécessairement aux seuls Etats membres de l'Union européenne. Des concertations avec nos partenaires européens ont lieu, mais seulement au plus haut niveau institutionnel et dans la discrétion, afin de garantir le secret nécessaire à l'efficacité.

La ministre a également fait valoir que, dans un contexte de crises interétatiques et régionales multiples, la notion d'Etats ayant recours au terrorisme pouvait recouvrir aussi bien les Etats qui instrumentaliseraient des groupes terroristes pour porter atteinte aux intérêts vitaux de la France que les Etats déliquescents susceptibles de tomber aux mains de groupes terroristes et de mettre leurs infrastructures et leurs arsenaux à leur disposition.

La doctrine de dissuasion vise à prendre en considération l'ensemble des cas de figure possibles au regard des évolutions constatées ces dernières années et des évolutions à venir.

M. Yves Fromion a rappelé que le président de la République était un ardent défenseur de l'environnement. Or, une arme nucléaire, même de faible puissance, produit des retombées considérables. La miniaturisation des armes ne permet pas d'éliminer complètement ces conséquences sur l'environnement, ce qui explique en partie pourquoi les Etats-Unis ont renoncé à leur artillerie nucléaire.

L'évolution de la doctrine de dissuasion vers une menace contre les centres de décision pose la question de la diminution de la puissance des armes. La France a renoncé, il y a de nombreuses années, à la mise au point d'armes à rayonnement neutronique, présentant la caractéristique de dommages limités sur l'environnement. L'assouplissement recherché pour l'arsenal de dissuasion ne conduit-il pas à revenir à ce type d'armes, qui permettraient une adéquation de la doctrine et de l'outil ?

Mme Michèle Alliot-Marie a répondu que la miniaturisation faisait généralement référence à des armes de théâtre, qui font l'objet d'études aux Etats-Unis. La France s'est interdit de développer ce type d'armes, lesquelles ne correspondent pas à sa conception de la dissuasion. Le fait de disposer de missiles n'emportant pas le nombre maximum de têtes permet, le cas échéant, d'effectuer des frappes précises et de limiter les destructions.

M. Michel Dasseux a déclaré avoir été étonné des déclarations du chef d'état-major des armées publiées dans la presse au sujet de la Côte-d'Ivoire et de la dissuasion nucléaire, et s'est demandé si elles relevaient bien de ses attributions.

Mme Michèle Alliot-Marie a indiqué que le nouveau statut général des militaires leur donnait une plus grande liberté d'expression, y compris pour le chef d'état-major des armées, dans la limite du devoir de réserve. Elle a indiqué avoir été prévenue par le général Henri Bentégeat de son intervention sur la Côte-d'Ivoire et ne voir aucun inconvénient à ce qu'il explicite les propos du chef de l'Etat sur la dissuasion nucléaire.

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