DÉLÉGATION

À L'AMÉNAGEMENT ET AU DÉVELOPPEMENT

DURABLE DU TERRITOIRE

COMPTE RENDU N° 9

Mercredi 3 mars 2004
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Emile Blessig, président

SOMMAIRE

   

Rapport d'information sur la désindustrialisation du territoire (M. Max Roustan, Rapporteur) :

- Audition de M. Jean-Louis Levet, chargé de mission auprès du Commissaire général du Plan

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M. Emile Blessig, président, a souhaité la bienvenue à M. Jean-Louis Levet et a indiqué que son audition revêtait une grande importance dans la mesure où il avait été l'auteur d'un rapport sur la désindustrialisation en 1988. La Délégation pourra ainsi mieux comprendre pourquoi ce thème apparaît périodiquement dans nos débats. A la lumière de ce passé récent, il sera plus aisé d'analyser les mutations industrielles dont notre pays fait l'objet.

M. Jean-Louis Levet, chargé de mission auprès du Commissaire général du Plan, a salué le travail de la Délégation et a confirmé qu'en publiant en 1988 le rapport précité, il avait souhaité s'attaquer au mythe de la société post-industrielle. Il n'est pas réaliste d'imaginer qu'une société peut perdurer en se fondant exclusivement sur une économie de services. A la fin des années 80, certains auteurs imaginaient une répartition mondiale du travail, confiant aux pays occidentaux les tâches de conception, de financement et de gestion tandis que les pays du tiers monde auraient assumé un rôle industriel. Ce schéma était irréaliste. Les services ne peuvent prospérer que s'il existe une base industrielle solide.

Le thème de la désindustrialisation fait un retour remarqué dans nos débats politiques et économiques pour plusieurs raisons. La première tient à l'élargissement de l'Union européenne, qui a été mal préparé, les Etats d'Europe de l'Ouest s'apercevant seulement maintenant qu'il induira une concurrence fiscale forte. En se délocalisant en Europe orientale, les entreprises occidentales ne feront que profiter d'un nouvel avantage comparatif. Le second facteur est lié à l'entrée de la Chine dans l'organisation mondiale du commerce. Si cette entrée permet aux industriels de profiter d'une main d'oeuvre à très bas coût, il faut garder à l'esprit que la Chine construit pas à pas une politique industrielle cohérente et ne se contentera pas d'être un atelier de sous-traitance. Le troisième facteur est la financiarisation croissante de l'économie. Le capitalisme américain, lié aux fonds de pension, a pris le pas sur le capitalisme rhénan. L'avantage réside dans une plus grande transparence des comptes mais il induit une logique financière de court terme, exigeante en rendements rapides, déconnectée des réalités industrielles. Le salarié est de fait une variable d'ajustement très commode. Cette logique est en conflit avec les stratégies à long terme qui seules assurent la pérennité des activités.

M. Jean-Louis Levet a jugé que le phénomène de globalisation économique s'accélérait. Les fusions et acquisitions sont désormais très rapides. Le centre de comptabilité de Philips, installé à la fin des années 80 en Irlande, sera prochainement délocalisé à Lodz en Pologne, ville dans laquelle une usine de produits textiles sera simultanément transférée en Roumanie. Ce mouvement permettra à 600 jeunes diplômés de l'Université de Lodz de trouver un emploi, mais il mettra au chômage 600 femmes de l'usine textile. Le décalage entre les mouvements macro-économiques et la perception qu'en ont les citoyens est très fort.

M. Jean-Louis Levet a ensuite répondu aux interrogations de la Délégation sur la réalité de la désindustrialisation. Il a considéré que la France était en présence d'une transformation radicale de son industrie mais que toutes les conditions étaient remplies pour favoriser une désindustrialisation. En ce qui concerne la transformation de l'industrie, il convient de rappeler que cette dernière est désormais une forte consommatrice de services. Dans une économie en réseau, la performance d'un système productif se mesure aux liens entre les entreprises et aux services qu'elles se rendent. L'industrie consomme 25 % de services pour assurer son chiffre d'affaires, soit directement, soit par externalisation.

La France a accompli depuis trente ans un formidable effort pour moderniser et ouvrir son économie. Elle est devenue une grande puissance exportatrice, mais parallèlement le taux de pénétration des produits industriels étrangers est devenu très fort, s'élevant à 35 %, alors que ce taux atteint 5 % au Japon et 12 % aux Etats-Unis. 6 % du PIB français est investi chaque année à l'étranger alors que ce taux s'établissait à 1 % en 1987. La France constitue donc une économie très ouverte. Or notre pays est mal préparé aux futures mutations. Il valorise peu ses ressources humaines, et le très faible lien entre la recherche et les entreprises en est l'un des symboles. Par ailleurs, une grande partie du pouvoir économique est sous contrôle étranger, privant notre pays de centres de décision. En outre, les gouvernements successifs se sont graduellement privés des instruments d'anticipation, confondant la modernisation et la délocalisation des centres de décision. Il convient également de noter que la France et l'Union européenne n'ont plus de stratégie industrielle, à quelques exceptions. Certes, l'économie européenne a su mettre en place des productions fondées sur des avantages comparatifs, mais l'Europe est désormais une zone à faible croissance, et ses entreprises peinent à s'implanter sur les marchés émergents.

M. Max Roustan, rapporteur, s'est interrogé sur la valeur de l'euro par rapport au dollar.

M. Jean-Louis Levet a estimé qu'il s'agissait d'un phénomène conjoncturel et que l'euro présentait l'immense avantage de neutraliser les guerres monétaires entre les pays de l'Union. Il a ensuite considéré que deux conceptions s'affrontaient en matière de politique industrielle. La première, minimaliste, fondée sur le théorème de Pareto, considère que l'Etat ne doit intervenir que si le marché présente une défaillance ou s'il peut lui donner une impulsion. Ce théorème ne s'est jamais traduit dans la pratique, sauf dans l'Union européenne... Le droit de la concurrence, certes indispensable pour éviter les cartels, s'est substitué à la stratégie industrielle et a privé l'économie européenne d'entreprises de taille mondiale pendant que les américains et les japonais constituaient patiemment des champions nationaux. Si le marché unique et l'euro sont des acquis précieux, la compétition mondiale est de plus en plus exigeante, les consommateurs souhaitant de meilleurs produits pour un prix moins élevé. Il convient au contraire de mettre en place une politique structurelle plus équilibrée. Le droit de la concurrence considère que l'individu européen n'est qu'un consommateur. Or il est également producteur et il s'implique dans d'autres activités, comme les activités politiques ou associatives. L'Europe doit reconstruire sa politique industrielle afin de soutenir la concurrence américaine ou chinoise. L'autre conception de politique industrielle repose sur l'Etat stratège. Cette politique s'est longtemps appliquée en France, au Japon, au Canada ou en Allemagne mais notre pays a graduellement abandonné cette conception.

M. Emile Blessig, président, a jugé l'intervention de M. Jean-Louis Levet extrêmement intéressante. Les entreprises françaises sont certes peu présentes sur les marchés émergents mais l'Union européenne est une chance car elle constitue un marché solvable. En sera-t-il de même après l'élargissement ?

M. Jean-Louis Levet a cité les chiffres qui démontraient l'ouverture de l'économie française ces trente dernières années. L'Union européenne ne se distingue plus du marché intérieur. Il s'agit d'un atout mais il n'est certes pas suffisant. Celui qui s'impose sur un marché récolte les fruits d'une stratégie à long terme. Tel est actuellement la stratégie des Etats-Unis et de la Chine. L'entreprise sans nationalité est un mythe. Les éléments de la nationalité sont le capital, les dirigeants, le lien avec le territoire. Bien que largement internationalisées, des entreprises comme Nokia, Toyota ou Bombardier ne sont pas apatrides. A Lisbonne, les chefs d'Etat et de gouvernement ont doté l'Union européenne d'objectifs ambitieux sans y mettre les moyens, alors qu'ils ont été capables dans les années 70 de mettre en place Airbus ou Ariane.

M. Max Roustan, rapporteur, s'est interrogé sur la capacité de l'Europe à construire une stratégie cohérente, alors que les charges sociales diffèrent selon les pays et que certains d'entre eux recevront des fonds structurels. De ce fait, les politiques courent plus après les problèmes qu'ils ne les anticipent.

M. Jean-Louis Levet a estimé, à titre personnel, que les gouvernements n'avaient pas voulu voir les problèmes liés à l'élargissement. Or, l'Europe est désormais une zone à faible croissance, les nouvelles technologies ont moins d'effet sur les créations d'emploi, les déficits de la France et de l'Allemagne réduisent les marges d'action publique... En résumé, de nombreux chefs d'entreprise quittent un espace économique devenu moins attractif. Les gouvernements minorent également les effets réels des délocalisations. Auparavant, les délocalisations avaient pour seul objet de produire à l'étranger et de rapatrier des productions moins coûteuses. Désormais, elles correspondent à une stratégie globale visant à la fois à conquérir des marchés extérieurs et à importer. Il en résulte une logique de concentration propice à la fermeture d'établissements industriels. Ce mécanisme est mal pris en compte par nos outils statistiques mais il est très bien perçu, instinctivement, par nos concitoyens.

Pour faire face à ces problèmes, les responsables politiques ont tendance à mettre en avant les notions de mise en réseau, de pôles d'excellence, d'attractivité ... Mais l'Etat ne se donne plus les moyens de réfléchir. L'attractivité n'est pas l'alpha et l'oméga de la politique économique. Un territoire qui vit est un espace qui se construit. La stratégie des territoires, fondée sur la seule attractivité des coûts, comporte le risque d'y voir s'installer des usines nomades, prêtes à repartir dès qu'elles constatent que les coûts sont inférieurs dans d'autres pays. Les régions qui ont une véritable stratégie conduite sur la mutualisation des intelligences ont une économie plus solide.

M. Emile Blessig, président, a demandé si les emplois créés par la tertiarisation de l'économie compensaient les postes perdus dans l'industrie. Il a souhaité connaître les évolutions en la matière pour les années à venir.

M. Jean-Louis Levet a considéré qu'on était moins en présence d'une désindustrialisation que face à une dématérialisation des activités humaines. Néanmoins, la tertiarisation de l'économie s'accentue et elle trouve un terrain favorable en France dans la mesure où nos concitoyens n'ont pas une très bonne image de l'industrie.

M. Emile Blessig, président, s'est interrogé sur les politiques à mener pour développer le tissu industriel.

M. Jean-Louis Levet a considéré qu'il n'y avait pas de déterminisme en économie. Tous les experts condamnaient dans les années 80 l'industrie automobile française. En se fondant sur son patrimoine, son savoir-faire, ses capacités d'innovation, cette industrie a su se redresser. Le progrès technique n'est pas en cause. En revanche, la mondialisation mériterait sans doute d'être régulée. Il convient également de souligner les effets des concentrations industrielles sur l'aménagement du territoire. L'industrie favorise les effets d'agglomération car les entrepreneurs recherchent des partenaires et des sous-traitants à proximité. C'est ainsi que l'on peut mesurer le dynamisme des territoires en se fondant simplement sur le nombre de contrats passés par les entreprises situées sur un même territoire. La notion de pôle d'excellence ne doit pas être condamnée, mais le rôle de l'Etat consiste plutôt à construire des territoires qu'à les aménager.

M. Emile Blessig, président, a considéré que par nature les pouvoirs publics ne cultivaient guère de vision stratégique. La justification de l'action politique se limite souvent à la subvention.

M. Max Roustan, rapporteur, a regretté qu'il n'y ait pas assez d'évaluation de l'action publique.

M. Emile Blessig, président, a estimé que les élus locaux devaient accentuer leur rôle d'animateur de territoires en créant des liens entre les acteurs économiques et sociaux. L'Alsace a ainsi repris l'idée des districts industriels italiens pour sauver son industrie textile en établissant notamment des coopérations entre les entreprises et les universités. Mais la faculté d'anticipation de nos acteurs publics est encore très faible.

M. Jean-Louis Levet a considéré que l'Etat devait accentuer son rôle d'anticipation et se servir de la loi organique sur les lois de finances pour modifier la logique de l'action gouvernementale.

M. Emile Blessig, président, a remercié M. Jean-Louis Levet d'avoir accepté la présente audition.


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