DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 1

Mardi 8 octobre 2002
(Séance de 17 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Malka Marcovich, présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution et de la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP)

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entres les hommes et les femmes a entendu Mme Malka Marcovich, présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution et de la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP).

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux droits des femmes a mis à l'ordre du jour de ses travaux une série d'auditions sur le thème de la prostitution. Pendant trop longtemps, ce fut un sujet que l'on n'avait pas envie d'aborder, mais aujourd'hui l'on a le courage de lancer le débat et de présenter des textes législatifs.

J'ai le plaisir d'accueillir Mme Malka Marcovich, historienne, et engagée depuis longtemps sur les questions relatives aux droits des femmes. Madame, vous avez suivi les problèmes des violences faites aux femmes, dans les instances internationales et européennes, depuis 1993, et notamment les négociations pour la convention sur la criminalité transnationale organisée.

Vous êtes présidente du MAPP, le Mouvement pour l'abolition de la prostitution et la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes, fondé en 1998. Ce mouvement est reconnu sur le plan international, puisqu'il est doté d'un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies et qu'il est le représentant européen de la Coalition contre la traite des femmes. Vous militez dans la ligne du combat abolitionniste contre le commerce des femmes, mais aussi des hommes et des enfants, quelles qu'en soient les modalités : trafic, prostitution, pornographie, Internet. Vous dénoncez toutes les violences et discriminations sexistes.

Vous êtes l'auteure de nombreuses publications, notamment d'un rapport sur "Le système de la prostitution, une violence à l'encontre des femmes" publié en mars 2002, à la demande du précédent Secrétariat d'Etat aux droits des femmes.

Je souhaiterais que vous nous exposiez vos idées et également que vous nous apportiez des éléments nous permettant, au moment du débat sur le projet de loi de sécurité intérieure, d'avoir de meilleures connaissances et d'apporter des réponses pertinentes sur le problème du trafic des femmes et de la prostitution.

Mme Malka Marcovich : Je vais inscrire mon exposé dans la perspective des débats qui ont cours depuis quelques mois, mais en réaffirmant la position française sur la scène internationale, européenne et nationale.

Je travaille sur ces sujets depuis 1993. J'en ai suivi toutes les discussions aux Nations unies, à l'Union européenne et au Conseil de l'Europe et j'ai visité des pays qui ont des lois similaires, différentes ou opposées aux lois françaises. Je serai heureuse de pouvoir répondre à vos questions sur les législations des pays européens. Je suis notamment de très près les avancées de la loi suédoise depuis son adoption, car c'est une loi inédite, la première de ce type dans le monde.

Je voudrais au préalable rappeler la position abolitionniste de la France. Depuis qu'on entend fortement parler de la prostitution, c'est-à-dire depuis quelques mois, on a tendance à assimiler l'abolitionnisme au prohibitionnisme. On associe systématiquement l'abolition aux notions d'ordre moral, de répression, on dit qu'elle est contraire à la liberté et à l'égalité sexuelle. Ma position, et celle du MAPP, est abolitionniste, féministe, de progrès dans une perspective d'égalité entre les hommes et les femmes. Nous pensons que les débats des années 70 sur la liberté sexuelle sont largement dépassés et que la question aujourd'hui est de savoir s'il s'agit de liberté sexuelle lorsqu'on achète, qu'on organise et qu'on vend la sexualité humaine. Est-ce une promotion de l'égalité sexuelle entre les femmes et les hommes ? Je revendique la position abolitionniste et je m'oppose très fortement à ceux qui la jugent réactionnaire et y voient un ordre moral. On dirait que c'est la nouvelle langue de bois de ceux qui associent la répression à l'ordre moral, comme si la répression était automatiquement synonyme de régression. Il faut bien voir de quel type de répression il s'agit et dans quel sens notre société veut établir des normes.

La France a ratifié la convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui ainsi que la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, dite convention CEDAW de 1979. Cette convention intègre très clairement dans son article 6 la vision abolitionniste de la convention de 1949. En effet, dans cet article, la convention CEDAW demande aux Etats parties de prendre toutes les mesures appropriées pour lutter contre la traite et la prostitution des femmes sous toutes leurs formes. Il est important de s'en souvenir, car certains pays de l'Union européenne, qui n'ont pas ratifié la convention de 1949, cherchent à redéfinir le terme "exploitation", en affirmant que seule la prostitution forcée serait de l'exploitation. La position de la France et de la convention de 1949 est de dire que l'exploitation est l'organisation de la prostitution, qui peut être transnationale - il s'agit alors de traite - ou nationale. On ne peut associer l'exploitation à la contrainte ou à la force, comme le font par exemple les Pays-Bas dans leur rapport à la commission CEDAW sur l'application de la convention où ils distinguent entre les femmes libres, qu'ils protègent, et les femmes contraintes, qui sont exploitées. Je l'ai déjà écrit, il s'agit d'une véritable guerre des mots qui s'allie à une certaine forme de révisionnisme. Vous pourrez lire mon rapport et le guide que j'ai écrit sur la convention de 1949.

Je voudrais brièvement rappeler les points essentiels de la convention de 1949.

Premier point, l'Etat n'organise pas la prostitution.

Deuxième point, les personnes en situation de prostitution sont considérées comme des victimes. La charge de la preuve ne peut en aucun cas leur incomber. Cette disposition très importante est contenue dans l'article premier. Que les personnes soient consentantes ou non, on doit réprimer ceux qui organisent la prostitution, même si les victimes sont consentantes.

Troisième point, la convention ne fait pas de distinction entre le proxénétisme transnational et le proxénétisme national. Elle prévoit des mesures de protection et de réinsertion pour les victimes. En aucun cas, c'est un point sur lequel je reviendrai, la protection n'est contingente à un témoignage ou à une plainte. La victime est reconnue en tant que telle et sa protection n'est pas liée à son témoignage ou à sa plainte.

Enfin, il est prévu dans la convention que soit mis en place un office centralisant les informations et - c'est la fierté de la France - notre pays est le seul au monde à avoir créé un office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), conformément à la convention de 1949.

Je ne rentrerai pas dans le détail pour savoir pourquoi la convention de 1949 n'est pas ou est mal appliquée ; vous pourrez vous reporter à mon guide de la convention de 1949. Les conventions internationales élaborées avant 1960 ne possèdent pas de mécanisme de contrôle et d'application. Pour ratifier ces conventions, notamment celle de 1949, les Etats doivent prendre des mesures législatives conformes en vue de la ratification, mais si on change ces lois, comme en Espagne ou, d'une certaine manière, dans certaines villes de Belgique, aucune instance internationale n'a le pouvoir de dire à l'Etat concerné qu'il a failli à ses obligations de ratification. C'est un vrai problème et c'est la faiblesse de la convention de 1949 et de toutes les autres conventions relatives à l'esclavage et aux pratiques analogues.

Après la ratification par la France de la convention de 1949, les ordonnances de novembre 1960 prévoyaient que, dans chaque département, serait créé un service de prévention et de réadaptation sociale placé sous l'autorité du préfet, les SPRS. Aujourd'hui le travail de prévention, éventuellement, et de réinsertion est entièrement porté par les associations, qui ne sont pas présentes dans tous les départements français. Les outils sont donc là : il suffit d'appliquer les textes existants. Il faut les reprendre en notre possession avant d'en inventer de nouveaux ou, peut-être, amender des textes anciens pour les réactualiser.

Par rapport aux débats actuels et au projet de loi du ministère de l'intérieur, j'ai été étonnée que l'on souhaite revenir sur la notion de racolage passif. Il serait intéressant de relire les débats qui ont eu lieu en 1993 autour de la suppression de la notion de racolage passif.

Les lois sur le racolage n'ont rien à voir avec la convention de 1949, mais plutôt avec des lois plus anciennes, relatives aux bonnes mœurs. Elles punissent le racolage d'amende, comme en France encore actuellement, ou de prison, comme en Inde. On est alors en parfaite opposition avec les principes de la convention de 1949, puisque les victimes sont poursuivies, alors que la convention est censée les protéger. Cette contradiction n'est pas encore trop grave en France, puisque ce n'est qu'une contravention, punie par une amende, mais il faut veiller à ne pas aggraver cette contradiction.

La suppression de la notion de racolage passif dans le nouveau code pénal doit être appréhendée dans la perspective des avancées en matière d'égalité entre les femmes et les hommes et de lutte contre les violences à l'encontre des femmes, qui font partie des politiques nationales depuis une dizaine, voire une vingtaine d'années. En effet, c'est aussi dans le nouveau code pénal qu'a été introduite la loi sur le harcèlement sexuel. Il faut mettre en parallèle la loi sur le harcèlement sexuel et la suppression du racolage passif, puisque, dans l'esprit des législateurs de l'époque, on écartait ainsi la suspicion qui aurait été liée au comportement ou à l'attitude d'une femme dans certaines circonstances. Le harcèlement sexuel, ce n'est pas l'agression sexuelle, mais c'est refuser que l'on puisse suspecter dans l'attitude d'une femme une sollicitation et éviter ainsi de faire peser à nouveau la charge de la preuve sur les femmes.

Je souhaite approfondir mes recherches sur les débats qui ont eu lieu en 1993, mais en me souvenant du travail qui a été fait autour du harcèlement sexuel, je crois qu'il faut le mettre en parallèle avec l'idée d'écarter toute suspicion sur le comportement ou l'attitude d'une personne.

La France, au niveau européen et international, depuis de nombreuses années, et encore plus ces dernières années, a affirmé très fortement la position abolitionniste, quels que soient les gouvernements. Cette question dépasse les partis politiques. On a vu en 1997, alors que nous avions un gouvernement de droite, la France être tête de file pour prendre la défense de la position abolitionniste et défendre avec détermination la convention de 1949 lors des négociations pour la déclaration interministérielle de La Haye concernant les lignes directrices européennes pour des mesures efficaces pour combattre le trafic des femmes aux fins d'exploitation sexuelle, qui a été le premier texte normatif européen de coopération en matière de répression de la traite. La France a défendu, par la voix de Mme Danièle Refuveille qui est aujourd'hui aux côtés de Mme Nicole Ameline, une position très forte.

Plus récemment, lors des négociations à Vienne sur la convention sur la criminalité transnationale organisée, qui ont eu lieu entre janvier 1999 et décembre 2000, la France a, à nouveau et très fortement, refusé que soient introduits, dans le protocole sur la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, de nouveaux termes qui auraient pu faire régresser les normes universelles des droits humains. En tant que témoin de ces négociations, je peux vous assurer que la France a, avec d'autres pays, gagné la bataille. La France a rejeté l'introduction de termes proposés par des pays réglementaristes, tels que la servitude involontaire.

Certains pays souhaitaient que l'on introduise dans la définition de la traite l'idée de servitude involontaire, ce qui aurait voulu dire qu'il existe une servitude volontaire et on voit jusqu'où nous aurions pu régresser sur des normes universelles. De la même manière, certains pays souhaitaient que le mot "victime" soit supprimé de l'ensemble du texte, avançant des arguments féministes détournés selon lesquels les femmes ne seraient pas des victimes et qu'il serait contraire à leur autodétermination de laisser le mot "victime" dans un texte. Or, cela n'empêche pas l'autodétermination des peuples que de reconnaître que certains peuvent être victimes de tortures. La France a tenu bon pour refuser que le mot "victime" soit supprimé. Certains pays voulaient que soit supprimé le mot "prostitution" des diverses formes d'exploitation de la traite. La France, avec d'autres pays, a insisté pour que la première forme d'exploitation reconnue soit l'exploitation de la prostitution.

Restant dans la filiation de la convention de 1949, la France a souhaité que la définition indique que le consentement est hors de propos afin que la charge de la preuve ne pèse pas sur les victimes. De la même manière, la France a soutenu la position selon laquelle la protection des victimes doit être différenciée de la protection des témoins. Les articles concernant la protection des témoins se trouvent dans la convention sur la criminalité transnationale organisée, alors que ceux concernant la protection des victimes se trouvent dans le protocole sur la traite des personnes.

Enfin, la France a également soutenu l'article 9-5 qui prend en compte la demande de ceux qui achètent des services sexuels et qui reconnaît que la demande favorise le développement de la traite et de l'exploitation. Cet article interpelle les Etats et les enjoint à décourager la demande, y compris par des moyens législatifs. C'est la première fois que, dans un texte international, la question de la demande a été mise en exergue.

A l'issue de ces négociations, la France, qui présidait l'Union européenne, a encore affirmé sa position abolitionniste lors de la signature à Palerme de la convention CTO, en décembre 2002. Certes, la France représentant l'Union européenne, il ne s'agissait pas de rentrer dans un débat, mais, étant sur une scène internationale, la France a aussi fait valoir cette position universelle.

Je rappelle ces prises de position, car la France est le pays des droits de l'homme et, on ne se rend pas toujours compte lors de débats internes que les positions de principe qu'elle peut prendre au sein de certaines instances ont de l'importance. Par conséquent, les transformations de notre réglementation nationale auront des conséquences dans d'autres pays, de façon transnationale.

J'ai été frappée de voir, lors de la conférence de Pékin + 5 à New-York, combien la secrétaire d'Etat aux droits des femmes a été entendue et applaudie et j'ai pu constater ainsi l'aura et la force de la voix de la France. Son discours a d'ailleurs eu plus de répercussions dans la presse internationale que dans la presse française. Il ne s'agit donc pas simplement d'une responsabilité vis-à-vis de nos concitoyens, mais aussi vis-à-vis des autres pays et des hommes et des femmes dans le monde, pour qui la France est le pays protecteur des droits universels.

Je tiens aussi à souligner que, dans un courrier - que je pourrais vous transmettre - adressé le 18 avril 2001 à la sénatrice Mme Dinah Derycke, décédée depuis, qui suivait de très près les négociations à Vienne, le président de la République, M. Jacques Chirac, réaffirmait la fidélité de la France aux principes de la convention de 1949 et soulignait la nécessité d'éradiquer la prostitution qui constitue "une de ces oppressions dont tant de femmes dans le monde sont victimes". On voit bien que ces positions sont au dessus des partis politiques et, au cours de ces négociations, il n'y a eu aucun problème entre le Premier ministre de l'époque et le Président de la République.

Il faut continuer d'avancer sur ces sujets tous ensemble, même s'il est naturel que des débats aient lieu au sein même des partis sur la pertinence d'adopter une position abolitionniste encore aujourd'hui. Le constat est qu'il est pertinent d'avoir cette position et elle doit dépasser les courants politiques.

A partir de l'année 2000, dans la mouvance des débats qui avaient lieu dans les instances internationales, le débat sur la prostitution a commencé à avoir lieu, avec moins de rage qu'aujourd'hui, et le premier rapport à avoir brisé le silence qui pesait sur ces sujets en France a été le rapport de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entres les femmes et les hommes du Sénat, sous la présidence de la sénatrice Mme Dinah Derycke. Elle a mené ce travail en 1999 et 2000 et ce n'est pas par hasard si le premier rapport de la Délégation sénatoriale à l'égalité entre les femmes et les hommes a porté sur ce sujet. Ce rapport a mis en avant les incohérences fondamentales dans l'application de la position abolitionniste de la France. Il a montré à quel point ce dossier était morcelé entre les différentes structures et comment une politique pouvait en contredire une autre. Il préconisait une plus grande cohérence dans la gestion de ce dossier, car notre politique n'est pas, comme certains le disent, hypocrite, mais elle est trop morcelée.

En mars 2001, Mme Christine Lazerges, alors vice-présidente de l'Assemblée nationale, impulsa la création d'une mission d'information commune sur les différentes formes de l'esclavage moderne. Cette mission ne souhaitait pas s'opposer au rapport sénatorial, mais apporter un plus, en rendant visibles d'autres formes d'exploitation et d'esclavage que la prostitution et pousser ainsi à l'élaboration d'une incrimination spécifique à la traite des personnes, en vue de la ratification par la France de la convention CTO et du protocole sur la traite des personnes. Ce rapport était donc complémentaire du "rapport Derycke".

Dans le courant de l'année 2001, d'autres groupes de travail ont été mis en place, dont celui du conseil national de l'aide aux victimes, rattaché à la Chancellerie. La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les femmes et les hommes du Conseil Economique et Social a également rédigé une étude intitulée "L'esclavage moderne en France", finalisée le 12 décembre 2001.

Les années 2000 et 2001 ont donc été marquées par la publication d'une quantité importante de rapports complémentaires sur ce sujet. Je souhaite que le travail que vous ferez ici soit une synthèse de ce qui a été déjà fait, pour pouvoir aller de l'avant, plutôt que de rédiger un rapport supplémentaire, qui ne ferait qu'ajouter de la confusion au dossier.

En janvier 2002, la secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle, Mme Nicole Péry, installa une commission nationale contre les violences envers les femmes qui rédigea son premier rapport sur la lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle. J'ai été sollicité pour en être la rapporteure. Nous avons essayé de rendre visible la violence inscrite au cœur même du système prostitutionnel, c'est-à-dire la violence que peut constituer le déni, la violence que constitue le fait de subir des actes sexuels marchands. Nous avons procédé à des auditions. Nous avons également tenté de rendre visibles les autres formes de prostitution qui, aujourd'hui, ne sont plus détectées comme telles, mais qui pourtant sont bien de la prostitution. Certaines formes de proxénétisme et de prostitution, qui ne sont pas clandestines, ne sont plus perçues comme étant du proxénétisme ou de la prostitution par les personnes en situation de prostitution ou par les proxénètes eux-mêmes, c'est-à-dire ceux qui organisent cette prostitution. Nous avons voulu dans ce rapport rendre visible ce qui jusqu'alors avait été rendu invisible. Nous avons voulu montrer en quoi le système prostitutionnel a des conséquences normatives, non seulement pour les personnes qui le subissent, mais aussi pour la société dans son entier et sur les politiques d'égalité entre les femmes et les hommes.

Mme Nicole Péry avait symboliquement affirmé, lors de la conférence Pékin + 5, que la prostitution était une des formes de violence à l'encontre des femmes. Ce message de lutte contre la prostitution a été très important et certains pays, notamment les Philippines, s'en sont montré reconnaissants.

Le débat actuel a été provoqué par les problèmes des habitants des quartiers où se développe la prostitution. Différentes solutions ont été suggérées. Sont-elles conformes aux engagements que la France a pris en ratifiant la convention de 1949 et la convention CEDAW et pertinentes par rapport aux politiques actuelles et passées de lutte contre les violences à l'encontre des femmes et en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes ?

Mme Françoise de Panafieu a proposé de réserver des lieux à la prostitution. Cette proposition est contraire à la convention de 1949, car elle suppose que l'Etat réglemente et organise la prostitution. Elle entérine une vision archaïque de la sexualité humaine, fondée sur l'idée du mal nécessaire, d'une pulsion irrépressible des hommes et va à l'encontre d'une éducation sexuelle égalitaire fondée sur le désir bilatéral.

Je voudrais dire un mot sur la politique de réglementation du racolage en direction des hommes achetant des services sexuels. C'est l'exemple de Bordeaux. Cette politique a le mérite de mettre l'accent pour la première fois sur les clients, puisque la loi sur le racolage permet aussi de poursuivre les clients, qui créent la demande et favorisent ainsi le développement de la traite et de la prostitution. Elle s'inscrit dans le souci des négociateurs du protocole sur la traite des personnes, qui reconnaît l'importance de la demande. Cependant, le racolage, même appliqué aux hommes, ne reconnaît pas la violence que constitue l'acte sexuel marchand et ne permettra pas aux victimes de se définir comme telles et d'entamer un processus de réparation. C'est très important. Pour des victimes, il est important que la culpabilité de l'auteur soit définie de telle manière qu'elle puisse trouver ses repères. Le racolage nuit à la société, mais ne nuit pas à la victime qui subit ce racolage, d'autant plus qu'il peut être appliqué indifféremment aux hommes qui achètent des services sexuels et également aux femmes ou aux hommes en situation de prostitution. Sur le long terme, cette politique, même si elle a le mérite de mettre l'accent sur la demande, peut poser des problèmes, notamment pour les processus de réinsertion et de sortie de la prostitution.

Ces deux approches, celle des quartiers réservés et celle du racolage, ne donnent de place ni à la prévention ni à la protection et la réinsertion des victimes de la prostitution et de la traite.

La proposition de loi de M. Christophe Caresche relative à la lutte contre le système de prostitution et aux droits des victimes, dont la presse a largement parlé ces derniers temps, a l'avantage de se situer dans une démarche résolument progressiste. Elle refuse en effet tout discours taxant les militants de l'abolition de réactionnaires ou de partisans de l'ordre moral et d'une répression à mauvais escient. Elle pose une norme interdisant l'achat de services sexuels et porte ainsi toute son attention sur la demande. En posant cette norme, je suis persuadée qu'elle permettra que se fasse un véritable travail de prévention en direction des acheteurs potentiels. Je prends souvent l'exemple du Coca-Cola : je peux dire à mon fils à longueur de journée de ne pas en boire, mais si la publicité lui dit le contraire, mes bonnes paroles seront vaines. Il est important de poser une norme pour rendre les hommes qui achètent des services sexuels conscients qu'ils sont dans la transgression et il est important de faire de la prévention à partir du moment où la norme est posée.

Le groupe de travail sur les formes contemporaines d'esclavage des Nations unies, qui n'a aucun pouvoir, affirmait dans son rapport de juillet 2001 qu'en matière d'exploitation sexuelle la demande joue un rôle critique dans le développement et l'expansion de l'industrie du sexe et souligne également le succès de la mise en œuvre de la loi suédoise qui réprime l'achat de services sexuels.

De plus, la proposition de loi de M. Christophe Caresche propose, selon moi, un dispositif pertinent et global pour venir en aide aux victimes et reprend sous une forme législative ce que nous avions souligné dans les rapports précédents.

J'aborde maintenant les problèmes posés par le projet de loi du ministre de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy. Je souligne que je n'en ai eu connaissance qu'à travers les journaux, tout comme la proposition de loi de M. Christophe Caresche.

J'insisterai sur la modification de la réglementation du racolage. Je ne reviens pas sur les problèmes que j'ai décrits précédemment concernant Bordeaux. A partir du moment où le racolage devient un délit, les personnes en situation de prostitution ne seront plus considérées comme des victimes, ce qui est contraire à la convention de 1949, mais comme des personnes auteurs de délits, au même titre que les hommes qui achètent des services sexuels. Les femmes qui sont déjà victimes des proxénètes se verront alors survictimisées par des mesures policières à leur encontre. On doute dans ces conditions qu'elles participent à des enquêtes de police.

Aujourd'hui, les jeunes femmes prostituées s'habillent comme nos filles adolescentes, elles n'utilisent plus, sauf les transsexuels, d'habits stéréotypés. Je crains donc que le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy, en faisant du racolage passif une infraction, n'exclue encore plus de l'espace public les jeunes filles qui attendent par exemple la nuit à une station d'autobus et qui ont déjà à subir le racolage ou des agressions sexuelles. On peut également imaginer les conséquences en cas d'erreur judiciaire pour les jeunes filles issues de milieux traditionnels où les filles ne doivent pas être vues dans l'espace public. Les jeunes villes victimes de violences et en rupture familiale risquent alors d'être encore plus marginalisées.

Cette disposition normalise l'idée que toutes les femmes attendant dans la rue sont potentiellement prostituables. C'est un message qui est également envoyé aux hommes. Il faut se méfier des conséquences de ce type de proposition.

Enfin, l'expulsion des personnes étrangères auteurs de racolage pose également problème. Les victimes de la traite seront reprises dans les réseaux des trafiquants. C'est une pratique courante que le rapport de Mme Christine Lazerges avait déjà mise en exergue. Par ailleurs, les hommes, touristes et clients, s'ils sont Américains ou Saoudiens, par exemple, et qu'ils ont donc les moyens ne seront pas expulsés de la même manière que les victimes et, s'ils le sont, cela risque de poser des problèmes diplomatiques, surtout s'il s'agit de personnes membres du corps diplomatique, qui peuvent aussi avoir recours à des services sexuels et qui, avec l'aide d'avocats bien payés, pourraient faire peser la charge de la preuve sur les victimes. C'est une nouvelle fois aller à l'encontre des principes que nous défendons avec tant de force depuis plusieurs années.

Voyons maintenant les problèmes posés par la protection d'une victime étrangère en échange d'une dénonciation.

La force de la loi française est qu'elle permet à la police, même si elle ne dispose pas de moyens suffisants, d'entamer une enquête, sans la plainte ou la coopération de la victime de la prostitution ou de la traite. C'est la méthode pro-active. Je me souviens du témoignage de l'ancien responsable de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), le commissaire Christian Amiard, qui m'expliquait pourquoi la loi française était nécessaire à ses enquêtes, car, dans les pays ne disposant pas de pareilles lois et où tout repose donc sur la plainte et la dénonciation, on pouvait voir une femme ne porter plainte que contre le proxénète le plus violent. En général, ce n'est pas celui qui l'a recrutée ni celui qui est au bout de la chaîne, mais c'est celui qui lui avait fait subir des viols collectifs, des tortures et des séquestrations pendant le trajet. Très fréquemment, le dernier proxénète est un "gentil" ainsi que le premier qui a recruté et ce n'est certainement pas ces hommes qu'elle va faire tomber. Dans ces pays, la police est donc conduite à n'aller que vers quelques chaînons de ces réseaux.

Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas aider les femmes à porter plainte ou à amener de nouveaux indices, mais cela paraît dangereux de faire dépendre la protection de cette idée d'échange. D'un point de vue psychologique en effet, cela réintroduit pour les victimes une dimension de chantage : je te protège en échange de ton témoignage. Or, les problèmes des victimes de ce type de violence sont liés à des situations de chantage, de pression, de dissociation. Il me semble donc, et c'est aussi l'avis de médecins travaillant sur ces sujets, qu'on empêche ainsi une possibilité de réparation. On place de manière trop rapide les victimes dans une position de témoin et on ne leur laisse pas le temps suffisant pour se « réparer » en tant que victime.

En ce qui concerne une éventuelle collaboration des victimes avec la police, le rapport de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, après avoir étudié la situation dans d'autres pays, va dans le même sens.

Pour terminer, quelle type de répression peut-on souhaiter ?

Il est nécessaire de renforcer la répression du proxénétisme. Nos textes me semblent suffisants en la matière, mais il faudrait que des politiques plus fortes soient mises en place pour réprimer toutes les formes de proxénétisme qui sont aujourd'hui rendues invisibles. Je pense aux saunas, aux "bars montants" et à d'autres formes d'exploitation de la prostitution existant dans nos cités et pas seulement à l'exploitation de la prostitution dans les lieux publics.

Je suis en faveur de la répression des acheteurs de services sexuels, afin de favoriser des politiques de prévention. Une pareille disposition ne s'oppose pas à la convention de 1949 ni à la convention CEDAW, car le protocole de clôture de la convention de 1949 indique que les Etats parties peuvent prendre des mesures plus rigoureuses pour lutter contre la traite et l'exploitation de la prostitution d'autrui. On peut donc aller plus loin et prendre en compte cet acteur jusqu'alors rendu invisible, le client ou l'acheteur, complice du proxénète. Ce qu'ont rapporté les médias de la traite et de l'esclavage moderne ces deux dernières années n'a pas servi de prévention pour les hommes. Bien au contraire, ils pouvaient savoir, par le biais des journaux, dans quels lieux ils pouvaient trouver tel service, à tel tarif, rendu par des femmes originaires de tel pays. Cela n'a pas fait régresser la traite, alors qu'ils savaient pertinemment ce par quoi ces femmes étaient passées. On en a largement parlé. Pour faire de la prévention, il est important de poser l'acte de transgression en tant que tel. Ainsi, on ne pourra plus assimiler les abolitionnistes à des prohibitionnistes, à des partisans de l'ordre moral et on les verra comme des progressistes refusant résolument les rôles stéréotypés qui engendrent les discriminations, les violences et les inégalités et qui portent atteinte à la dignité des hommes et des femmes.

Quelle protection pour les victimes ? Les articles 6, 7, et 8 du protocole sur la traite des personnes sont extrêmement précis sur ce point, plus que ne le sont les articles 16, 17, 18 et 19 de la convention de 1949. Il faut donc s'en inspirer. Ces articles ne sont pas contraignants dans le protocole. Cela est dû au fait que les pays d'où les victimes de la traite sont originaires, puisque l'assistance et la protection aux victimes de la traite ne concernent pas seulement les pays de destination, mais également les pays de transit et d'origine, ont fait valoir, lors des négociations à Vienne, qu'ils n'auront pas les moyens d'appliquer toutes les mesures inscrites dans les articles 6, 7 et 8. En tant que pays de destination, la France doit montrer l'exemple et prendre ces articles au pied de la lettre et les rendre contraignants. Cela aura d'autant plus de portée que la France, lors de ces négociations, a soutenu pas à pas chaque terme de ces articles. Nous serons donc d'autant plus crédibles pour les autres pays qui nous ont suivis.

Les commissions départementales contre les violences à l'encontre des femmes intègrent désormais la prostitution dans leurs travaux. Cela pourrait déboucher sur un travail global visant à recréer des services de prévention et de réinsertion sociale dans chaque département, conformément aux ordonnances de 1960. Il suffit de reprendre les textes et de les adapter.

Pour laisser plus de place au débat, je ne reprendrai pas les recommandations du rapport remis à Mme Nicole Péry, mais je soulignerai qu'à la suite de ce rapport, celui du Sénat et celui de la mission d'information sur l'esclavage moderne de l'Assemblée nationale, il apparaît qu'une politique cohérente est nécessaire, afin de rassembler les morceaux de ce dossier trop morcelé. Il faut reprendre la recommandation du rapport du Sénat et de celui du Secrétariat d'Etat aux droits des femmes de créer un Observatoire, sous forme d'un comité interministériel, sur le système de prostitution, afin de rendre visibles les différentes formes contemporaines de ce système, qui prend d'autres formes que celles qui sont visibles dans la rue, et les différentes activités et ramification de l'industrie du sexe en France. Lorsque j'avais été auditionnée par la mission sur l'esclavage moderne - le compte rendu de l'audition est disponible -, j'avais expliqué comment s'organisent les réseaux de l'industrie du sexe qui fonctionnent parfois comme des réseaux sectaires, pas forcément dans l'illégalité.

Il est important de développer l'accompagnement global des victimes en s'appuyant sur des partenariat institutionnels avec les associations et les collectivités locales et en ayant une approche globale des violences. Très fréquemment, on retrouve, dans le cas de la traite, des femmes prises dans un réseau de mariage par correspondance et qui sont mariées à des Européens qui deviennent leur proxénète et qui les battent. S'agit-il là d'une problématique de violence conjugale ? Il est très important, et l'expérience suédoise nous le montre, de globaliser la question pour baliser ces différentes formes de violence, quitte ensuite à renvoyer ces victimes dans des lieux plus spécialisés. Il devient urgent de créer des refuges où toutes les questions pourront être abordées : violences conjugales, violences sexuelles subies dans l'enfance, inceste, viol collectif, qui est également un mode d'entrée dans la prostitution.

Il faut augmenter les moyens de l'OCRTEH. Je ne sais pas quelle est la situation actuelle, mais il y a un an, il n'y avait que 14 policiers pour suivre les affaires de proxénétisme transnational en France.

Il faut développer auprès des professionnels de santé des programmes de sensibilisation sur les conséquences de la prostitution en matière de santé pour les femmes, car très souvent la dimension de violence est occultée et on a tendance à se focaliser sur les traumatismes visibles et non sur le traumatisme et la violence représentée par le fait de subir à répétition des actes sexuels non désirés.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie.

Nous allons engager le débat. Y a-t-il des questions ?

Mme Nathalie Gautier : Il y a beaucoup d'initiatives au niveau européen, et notamment des déclarations du Parlement européen, pour lutter contre les réseaux internationaux. Je voudrais savoir comment se fait le travail en lien avec le Parlement européen. A l'évidence, la France ne peut pas être seule dans cette lutte au niveau international. Comment les actions s'articulent-elles ?

Mme Malka Marcovich : La force de ces négociations internationales vient du fait que tous les pays de l'Union européenne ont signé et vont ratifier la convention et le protocole. Ils vont donc devenir Etats parties. En matière de coopération dans la répression des réseaux transnationaux, ce protocole est lié à une convention sur la criminalité transnationale organisée et vise donc une coopération judiciaire pour des crimes transnationaux des groupes organisés, constitués au minimum de trois personnes. Dans le cas de législations telles que celle des Pays-Bas, qui organise et qui légalise certaines formes de proxénétisme, la coopération peut fonctionner contre les réseaux transnationaux, puisque seules sont légales certaines formes de proxénétisme pratiquées sur le territoire national.

Ce sont les mêmes représentants des ministères de la Justice français, suédois ou néerlandais, qui siégeaient ensemble à Vienne, qui ont élaboré ces directives européennes. Par conséquent, la définition de la traite et de la coopération judiciaire est en adéquation avec la convention et le protocole.

Il n'y a rien, au niveau européen, concernant la protection des victimes. On s'achemine vers la protection des témoins. Or, il faut se souvenir que les mesures de protection des témoins victimes de la traite, mises en place en Italie et en Belgique, qu'on cite souvent comme modèles, sont héritières des mesures de protection des témoins dans des affaires mafieuses. L'idée de la convention de Palerme est née après la mort du juge Falcone. La protection des témoins est nécessaire, notamment pour la coopération internationale, mais c'est une notion spécifique, qui n'a rien à voir avec la protection des victimes et le risque au niveau européen est que la dimension "victime" ne soit pas prise en compte, tel que cela a été négocié à Vienne et tel que cela a été affirmé dans un certain nombre de textes internationaux. La France pourrait avoir un rôle à jouer en ce sens en défendant le principe de protection des victimes. On a justifié le refus de délivrer des permis de séjour ou d'accorder une protection aux victimes étrangères par la crainte de voir les filières d'immigration clandestine faire passer des femmes comme étant des victimes de la traite pour obtenir des papiers. C'est ne pas faire confiance aux associations qui travaillent sur les violences et qui connaissent les problèmes et les traumatismes subis par les femmes victimes de ce type de violence. On pourrait conditionner la délivrance d'un permis de résidence au fait de quitter la prostitution. Il est important de former les médecins, pour qu'ils soient à l'écoute et qu'ils soient à même de savoir s'il s'agit d'une manipulation grossière ou si ces femmes sont réellement des victimes. La police pourrait aussi jouer un rôle lorsqu'elle démantèle un réseau et constate des faits de proxénétisme, car les femmes qui sont sur le trottoir sont des victimes. Il faut créer un mécanisme bien encadré, où il ne suffit pas de dire qu'on est victime de la traite pour obtenir un permis de séjour, mais il ne faut pas lier la délivrance de ce permis au fait de collaborer ou de porter plainte. C'est essentiel au niveau de la réparation.

Or, au niveau européen, c'est le vide absolu. La grande inquiétude des pays européens, c'est l'immigration, mais je voudrais rappeler que la convention sur la criminalité transnationale organisée contient un protocole sur le trafic des migrants. A la différence du protocole sur la traite des personnes, le protocole sur le trafic des migrants ne concerne que le transport et pas l'exploitation. Il n'y a donc pas d'articles concernant la protection des migrants qui seraient victimes d'un trafic. Le protocole sur la traite des personnes vise non seulement le transport et le recrutement, mais également l'exploitation et, à partir du moment où il y a recrutement, transport et exploitation, il y a traite et donc il doit y avoir protection. Les migrants témoignant sur les filières peuvent être protégés, en tant que témoin, mais c'est autre chose. La victime a été très précisément identifiée dans la rédaction de ce protocole. Je trouve donc dommage de ne pas en profiter.

M. Patrick Delnatte : Vous avez beaucoup parlé des personnes en situation de prostitution, mais en ce qui concerne la prostitution visible, ne pensez-vous pas qu'il y aussi des victimes chez les jeunes ? Ne faut-il pas les protéger de ce qu'ils peuvent voir dans la rue ?

Mme Malka Marcovich : J'ai souligné qu'il y a une normalisation de comportements dépassant les personnes en situation de prostitution. Je suis tout à fait favorable à la poursuite des clients, qui favorisent la venue des prostituées sur le trottoir. S'il n'y a pas de demande, les trafiquants n'ont aucun intérêt à écouler de la marchandise
- puisque c'est ainsi qu'ils considèrent ces femmes - dans un endroit où il n'y aura personne pour l'acheter. C'est le cas de la Suède. C'est aussi ce qui s'est passé à Bordeaux : poursuivre les clients pour racolage, c'est les avertir qu'ils ne resteront pas impunis parce qu'ils participent au système.

Il y a donc un danger dans cette normalisation et je voudrais citer le témoignage d'une directrice d'école proche des boulevards extérieurs, où se pratique la prostitution à toute heure du jour et de la nuit, qui avait remarqué que les petits garçons avaient pris l'habitude de mettre la main aux fesses des petites filles, car cela faisait partie de leur environnement. Il faut donc interdire l'achat de services sexuels rendus par des femmes, des hommes ou des enfants.

Mme Bérengère Poletti : Vous parlez de l'expérience de la Suède. Il semble que ce soit le seul pays qui organise la poursuite des acheteurs de services sexuels. Comment concrètement cela se met-il en place ?

Mme Malka Marcovich : Il y a eu très peu d'arrestations et de condamnations.

Mme Bérengère Poletti : C'est bien le problème !

Mme Malka Marcovich : Non, ce n'est pas un problème, car cette politique pose une norme et permet de faire une véritable prévention. Dans les centres urbains suédois la prostitution de rue a totalement disparue.

M. Patrick Delnatte : J'ai vu des reportages qui n'étaient pas aussi catégoriques.

Mme Malka Marcovich : J'ai été quatre fois en Suède depuis 1999 et il serait intéressant que votre Délégation s'y rende.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La prostitution doit bien se pratiquer quelque part.

Mme Malka Marcovich : Tout comme en France, elle se pratique dans les saunas, dans les bars montants, sur Internet. L'intérêt d'avoir mis en avant la demande et les clients, c'est que l'attention se porte sur ces lieux pour pouvoir y poursuivre les clients, alors qu'en France on ne s'y intéresse pas. La Suède mène une politique globale contre les violences à l'encontre des femmes et a mis en place des refuges pour les femmes victimes de violence : il n'y a pas de refuge spécifique pour les prostituées. Depuis que cette loi est appliquée, on s'est aperçu que les femmes verbalisaient la prostitution, ce qu'elles ne faisaient pas avant.

Je citerais un exemple significatif. Des forces de paix suédoises ont participé à l'action de l'ONU au Kosovo et les militaires suédois ont, comme les autres, consommé des prostituées dans des bordels. Ces hommes servant sous le drapeau suédois ont été poursuivis dans leur pays, y compris un haut gradé qui a fait la une des journaux. C'est donc un signal qui a été envoyé aux hommes, en leur disant qu'un général ne doit pas utiliser de prostituée, car c'est une violence. Dans les programmes de prévention des violences, l'achat de services sexuels est considéré comme une forme de violence à l'encontre d'autrui. Ainsi, les groupes d'hommes à risque, militaires ou sportifs expatriés, sont prévenus avant leur départ qu'en cas de transgression, ils seront poursuivis dans leur pays.

Cette loi a permis de lancer d'autres débats autour des violences sexistes, de la publicité, de la pornographie. Si les abuseurs du système restent invisibles, il est difficile de tirer les autres cordes, car on nous opposera la liberté d'expression et toutes ces valeurs auxquelles nous sommes attachés, mais qu'il faut voir par un autre biais. Nous souhaitons ces débats, non pas au nom d'une vision puritaine de la société, comme on a pu le dire en France dans certains journaux, mais au nom de l'égalité entre les femmes et les hommes.

La Suède a voté la loi "Paix des femmes", sur les violences à l'encontre des femmes, dans laquelle d'ailleurs l'article sur la prostitution n'est contenu que dans un paragraphe, car elle s'était rendu compte que, bien que les femmes soient à des postes de direction et soient, plus que dans d'autres pays, aux commandes de la politique, les violences à l'encontre des femmes se traduisaient par des taux similaires aux autres pays de l'Union européenne. Des études ont montré que des hommes se trouvant sous l'autorité d'une femme dans la sphère publique pouvaient se venger sur leur propre femme dans la sphère privée et que le taux de violences conjugales était ainsi extrêmement élevé. La Suède ne s'est pas contentée de l'égalité politique et économique et a donc décidé de mener une politique globale de lutte contre les violences. L'achat de services sexuels étant reconnu comme un abus, il est puni de dix mois d'emprisonnement ou de 10 % du salaire, mais il est très peu poursuivi.

Mme Bérengère Poletti : Depuis quand cette loi est-elle appliquée ?

Mme Malka Marcovich : Depuis janvier 1999.

Les pays scandinaves, Finlande, Norvège, Suède et Danemark ont développé un programme de prévention de la traite avec les pays baltes, Estonie, Lituanie et Lettonie, qui prendra fin en décembre prochain et qui intègre également la question de la demande. Le tourisme sexuel existe en direction des pays baltes et la traite se pratique en direction de la Finlande et de la Norvège, la Suède étant devenue un pays de transit.

La France ne pourrait-elle pas être à l'avant-garde et promouvoir une coopération judiciaire, également axée sur la prévention et la réinsertion, dans le sud de l'Europe ? Dans cette perspective, il pourrait être intéressant pour votre Délégation d'auditionner la femme qui gère la campagne de prévention dans le nord de l'Europe ; elle parle très bien français.

Mme Nathalie Gautier : Je suis élue du Rhône. A Lyon, M. Gérard Collomb a pris un arrêté pour interdire la prostitution aux abords des écoles afin de rassurer les riverains. Cet arrêté a été critiqué par les femmes présentes au conseil municipal, car il ne poursuivait que des objectifs d'ordre public sans aller plus loin.

Une loi similaire à la loi suédoise ne risque-t-elle pas de favoriser en France une pratique clandestine de la prostitution qui serait peut-être pire que ce qui existe aujourd'hui ?

Mme Malka Marcovich : La prostitution que je qualifierais d'invisible plutôt que de clandestine est beaucoup plus développée en France qu'elle ne l'est en Suède. Il y a dans les banlieues des réseaux de proxénétisme et de la prostitution dans les caves. Les travailleurs sociaux que nous avons auditionnés dans le cadre du rapport nous l'on dit. Le viol collectif est un mode d'entrée dans la prostitution. Des filles sont troquées contre un blouson ou une chaîne hi-fi et les garçons ne sont pas conscients qu'il s'agit de proxénétisme. La prostitution invisible est donc largement répandue. La norme qui veut que l'on peut tout acheter a tendance à favoriser le développement de la prostitution.

Dans les pays qui, comme les Pays-Bas, ont légalisé la prostitution, la prostitution clandestine est en augmentation, car ce qui est clandestin, c'est ce qui n'est pas légal. Or, tous les proxénètes n'ont pas envie d'être assujettis à des taxes, toutes les femmes ne souhaitent pas forcément être dans des bordels ou d'autres lieux réservés. Il y a celles qui sont indépendantes. Il ne s'agit pas de les réprimer, elles pourront toujours trouver d'autres moyens, comme Internet. Il s'agit de protéger les femmes qui sont dans des réseaux, qui sont victimes de violence et qui sont vulnérables, en disant qu'on ne peut acheter le corps d'autrui. Il faut dire à nos enfants de ne pas commettre ce genre d'abus.

Certains considèrent que la prostitution relève de la sexualité et donc de l'espace privé. Or, ce n'est pas parce que des lois punissent le viol ou l'inceste que cela ne se passe pas dans des lieux fermés. Les auteurs de ces violences savent qu'ils transgressent lorsqu'ils violent ou qu'ils font subir un inceste. L'accès facile au corps marchandise a tendance à développer des comportements qui ne sont pas perçus comme des transgressions et comme des violences. Je suis sidérée quand je vois des garçons auteurs d'un viol collectif dire que la victime était consentante. En toute bonne foi, ils croient que les femmes sont consentantes, même si elles disent non. Poser des normes, cela permet de faire un travail de prévention qui va beaucoup plus loin.

La question a été posée de la même manière quand les maisons de tolérance ont été fermées en 1946. Où vont-elles aller ? se demandait-on à l'époque. Elles se sont retrouvées dans la rue et certaines ont connu des drames. Le débat a été posé de la même manière au moment de l'abolition de l'esclavage. On s'inquiétait du sort des esclaves affranchis qui étaient parfois illettrés et on s'est demandé s'il ne valait pas mieux aménager les conditions de l'esclavage.

C'est un problème fondamental et il revient à chaque société de le résoudre. Aujourd'hui, il y a deux solutions. Une position abolitionniste qui ne vise qu'à réprimer le proxénétisme n'est pas suffisante.

Ou on considère qu'il faut organiser la prostitution, car la sexualité peut être un objet de consommation et le corps humain peut être commercialisable par morceau ou entièrement. Il faut alors aller jusqu'au bout et autoriser la location des utérus par des mères porteuses ainsi que la vente d'organe. C'est un choix de société : la prostitution existe et on ne peut rien y faire, il faut donc l'organiser.

L'autre choix de société, c'est de refuser la prostitution et de se donner les moyens de prendre en compte tous les acteurs du système afin de faire un travail global et cohérent de prévention sur le long terme et un travail de répression adéquate.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Il me semble que la loi que nous allons voter ira dans ce sens.

Mme Malka Marcovich : J'ai pris connaissance dans la presse du contenu du projet de loi du ministère de l'intérieur. Il semble qu'il se fonde sur la répression du racolage.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Pas seulement, il y a aussi une répression du trafic.

Mme Malka Marcovich : Sur le trafic, les textes existent déjà.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Le projet de loi renforcera ces dispositions.

Mme Malka Marcovich : C'est formidable, mais je n'ai parlé que des points qui me posent problème : l'expulsion des victimes étrangères, le fait de faire dépendre la protection du témoignage et de la plainte et la transformation du racolage en délit, ce qui revient à poursuivre des femmes qui devraient être, selon les principes auxquels nous souscrivons, reconnues comme étant des victimes. Comment une femme peut-elle faire de la prison ou payer une lourde amende quand elle a été exploitée, violentée et a subi de multiples traumatismes ? Elles n'auront alors plus du tout confiance en la police et il y aura toujours un souteneur gentil à la sortie de prison pour leur offrir sa protection. Le proxénétisme, ce n'est en effet pas seulement des réseaux avec des méchants. Depuis des siècles, les proxénètes ont recours à toutes les manipulations mentales possibles. Ce serait dommage que la répression ne soit perçue que comme une violence et favorise des mécanismes de maquerellage. Les femmes qui sont dans la prostitution, à partir d'un certain âge, ne sont plus bonnes à consommer et, si elles ne sont pas réinsérées, une des solutions pour elles est de rentrer dans le système proxénète et de devenir des recruteurs ou des mères maquerelles. Les poursuivre, c'est donc favoriser leur entrée future dans le proxénétisme.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie d'avoir exposé votre point de vue sur ce sujet sensible. Nous sommes prêtes à intégrer vos réflexions dans le travail que nous allons mener sur la prostitution.

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