DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 3

Mercredi 23 octobre 2002
(Séance de 10 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid, et de Mme Claudine Legardinier, journaliste

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- Audition de M. Pierre-Christophe Baguet, député des Hauts-de-Seine

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu M. Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid, et Mme Claudine Legardinier, journaliste.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux droits des femmes a le plaisir de recevoir M. Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid, et Mme Claudine Legardinier, journaliste, le jour même où M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, présente devant le Conseil des ministres un projet de loi dont certaines dispositions concernent la prostitution. Le texte du projet de loi étant maintenant officiel, vous allez pouvoir, à la différence des personnes auditionnées qui vous ont précédés, nous indiquer votre position sur ce texte et nous éclaircir sur la position que la Délégation peut être amenée à encourager.

Monsieur Bernard Lemettre, vous militez depuis plus de vingt-cinq ans dans le Mouvement du Nid, qui oeuvre pour la disparition de toute prostitution, estimant qu'elle est une atteinte à la dignité et aux droits de l'homme et qu'il faut la refuser au même titre que l'esclavage.

Vous êtes accompagné de Mme Claudine Legardinier, journaliste, engagée depuis longtemps dans le domaine des droits des femmes, récemment nommée à l'Observatoire de la parité et qui vient d'écrire un livre intitulé Les trafics du sexe, que vous avez eu la gentillesse de nous faire parvenir.

Ce livre éclaire bien le problème posé aujourd'hui par la prostitution. Même si l'on dit qu'il s'agit du plus vieux métier du monde , la prostitution prend aujourd'hui des dimensions telles qu'il convient de mener une réflexion, puis de prendre des décisions : ce qui est en jeu, ce sont des femmes, des réseaux et, tout simplement, la dignité humaine.

M. Bernard Lemettre : Je suis l'actuel président du Mouvement du Nid, après avoir été pendant quinze ans son coordinateur national. Je salue ici M. Bernard Roman, avec lequel nous avons travaillé sur la prostitution à Lille ; notre rencontre a été déterminante pour la mise en place de nombreux outils.

Le Mouvement du Nid a maintenant plus de soixante ans d'expérience, puisqu'il est né en 1937 de la rencontre entre André-Marie Talvas et Germaine Campion. Pour ma part, je me suis intéressé à la prostitution depuis un travail effectué au Brésil, de 1964 à 1968.

Mme Claudine Legardinier : J'ai d'abord été journaliste sur de tous autres sujets, et, c'est tout à fait par hasard que j'ai commencé à travailler pour la Revue du Mouvement du Nid, qui s'appelle aujourd'hui Prostitution et Société.

La première fois que l'on m'a demandé d'interviewer une jeune femme prostituée, j'ai ouvert des yeux ronds, avec le sentiment que l'on m'envoyait sur une autre planète. J'y suis allée empreinte d'un mélange de malaise et de crainte. Ce jour-là, il y a maintenant plus d'une dizaine d'années, j'ai été tellement marquée par l'itinéraire de cette jeune femme, que j'ai commencé à m'intéresser au sujet.

J'accorde une grande importance à l'écoute des personnes qui sont dans la prostitution. Je tiens absolument à partir de là dans mon travail, c'est-à-dire écouter la parole de celles qui sont dans la prostitution et songent à la quitter, car c'est une parole que l'on n'entend jamais. J'insiste sur ce point : il y a énormément de silences sur le sujet de la prostitution. Certes, on assiste à un certain battage médiatique, mais ce dernier se concentre toujours sur les mêmes aspects, les plus choquants, ceux qui sont vraiment insupportables.

Il est vrai que la question des trafics constitue aujourd'hui le scandale absolu du système prostitutionnel. Mais ce que nous nous efforçons de montrer, c'est qu'il procède, en fait, d'une logique globale propre à ce système. Il n'y a pas, d'un côté, un affreux trafic et, de l'autre, une "bonne prostitution", qu'il serait légitime de légaliser ou de banaliser. C'est tout le débat en Europe et dans le monde aujourd'hui ; on est dans une banalisation extrême du système prostitutionnel.

Or, celui-ci est extrêmement ancien. On a l'habitude de dire que la prostitution est vieille comme le monde. C'est faux : les femmes ont d'abord été bergères ou soignantes avant d'être prostituées. La prostitution nécessite une organisation commerciale, liée aux grandes villes, c'est-à-dire des organisations qui ne sont venues qu'avec le temps et n'ont pas procédé d'un phénomène naturel.

La prostitution n'est pas le plus vieux métier du monde. C'est une phrase que l'on avance pour ne pas avoir à réfléchir. Il est important de le dire et de le répéter, car on légitime ou banalise ainsi la prostitution, en se fondant sur un certain nombre d'idées reçues que personne ne songe à remettre en cause, et on réfléchit en partant de pareilles arguties qui sont, en fait, totalement fausses. Dire qu'il s'agit du plus vieux métier du monde revient à dire que l'on n'a jamais rien pu faire et que l'on ne pourra jamais rien faire.

En réalité, la prostitution est un phénomène d'ordre politique, sur lequel on peut raisonner et contre lequel on peut agir. Ce n'est pas, comme les ouragans, un phénomène naturel qu'il faut subir de toute éternité.

Mais il existe bien d'autres clichés. Il en est un, particulièrement, qu'il faut mettre sur la table et disséquer : celui qui voudrait que la prostitution évite les viols. Une sorte de consensus fait que l'on est prêt à légitimer ce système de la prostitution, parce qu'il empêcherait les violences. Nous pensons a contrario que la prostitution est le résultat de violences vécues en amont et un "abcès" dans la société, qui engendre des violences. On n'est pas du tout dans le fait d'éviter la violence mais plutôt dans une création, un cumul de violences - et le terme d'abcès est, pour moi, une image qui évoque assez bien la réalité.

Nous ne pourrons pas citer tous les clichés ; ceux que je viens de vous donner n'étaient que des exemples pour en venir à ce que je veux absolument dire ici : nous sommes, certes, dans le degré extrême du scandale avec les trafics, mais il faut absolument une politique qui s'en prenne au système prostitutionnel dans son ensemble.

J'ai appris qu'il y aurait une manifestation d'un collectif de prostituées, le 5 novembre, devant le Sénat. C'est très intéressant, parce qu'il s'agit d'un collectif de prostituées dites "traditionnelles". Disons des prostituées françaises. Elles disent qu'il ne faut pas tout mélanger, qu'il faut lutter contre les trafics, mais qu'il convient de leur donner le droit de travailler et des droits sociaux.

Nous pensons, pour notre part, qu'il faut s'en prendre au système prostitutionnel tout entier, en mettant essentiellement en oeuvre une politique de prévention et d'éducation ; donc, une politique à long terme. Comme vous le disiez en introduction, la prostitution n'est, malheureusement, pas un problème qui trouvera sa solution cet après-midi. Nous n'avons pas de solution miracle à proposer, seulement l'extrême conviction qu'il est possible d'avancer par le biais d'une politique à moyen et long terme, qui aura pour but d'agir sur l'éducation.

Il est beaucoup question dans la prostitution de la relation entre les hommes et les femmes. Celle-ci est vraiment centrale. C'est un sujet qu'il faut travailler dès la maternelle, dès la crèche - peut-être même dès la grossesse des femmes en difficulté, comme me le disait un psychothérapeute.

Il faudra réellement avoir la volonté de mettre en place des actions d'éducation pour changer les mentalités, parce que la prostitution est la résultante de plusieurs facteurs : prostituées, mais aussi clients, proxénètes, et mentalités. Nous faisons tous preuve d'une immense complaisance à l'égard de ce système prostitutionnel, au nom du fait qu'il relèverait d'une tradition tellement ancienne qu'il ne serait plus possible d'y toucher.

M. Bernard Lemettre : Je poursuivrai en ajoutant que nous sommes aujourd'hui tributaires de la pratique des hommes qui nous ont précédés durant des siècles et de décisions qui furent prises tout au long de l'Histoire.

Il faut appréhender la prostitution dans sa globalité. Pour l'illustrer, je vous livrerai deux exemples que j'ai vécus très récemment.

Dans un collège de Roubaix, lors d'un débat avec une classe de 6ème - des garçons et des filles d'une douzaine d'années - un garçon me dit : "Sans prostitution, il y aura plus de viols". Je lui ai demandé où il avait appris cela. Il ne le savait pas. Mais, à douze ans, il justifiait déjà l'existence de la prostitution.

A Bruay-la-Buissière, petite ville du Pas-de-Calais, lors d'un débat, un garçon de dix-sept ans se désigne comme client de la prostitution à Lille. De fil en aiguille, il en vient à me dire : "De toute façon, les femmes sont toutes des salopes".

Le premier travail consiste à extirper de la tête de la population, en particulier des jeunes générations, l'idée que la prostitution est un remède. On entend dire : "Elle arrondit ses fins de mois". A cela, nous répondons qu'elle "arrondit sa misère". A travers le langage, il y a une manière d'extirper des préjugés de la tête des gens.

Il y a aussi un autre travail de formation à accomplir. Nous l'avons engagé avec M. Bernard Roman à la mairie de Lille depuis 1994. Il s'agit de la formation des acteurs sociaux. A Lille et dans ses environs, nous avons formé les acteurs sociaux, à raison d'un cycle de formation de huit à neuf jours. Nous avions, en effet, appris que ces derniers, en trois ans de formation, ne recevaient qu'une journée de formation sur la prostitution, et le plus souvent sur le code pénal et le droit en la matière.

Il faudrait également des moyens accrus pour la réinsertion des personnes. Si je reprends l'exemple que je connais le mieux, celui de la région lilloise, nous accompagnons actuellement cent vingt-six personnes en démarche de réinsertion. Il faut vraiment y croire pour épauler des personnes qui vont commencer à murmurer qu'elles ont envie de s'en sortir.

A cet égard, j'ai envie de revenir sur les propos que l'on entend sur la prostitution, en particulier au travers des médias.

Pour nous, il y a trois discours qui correspondent à trois souffrances.

Le premier, celui que la presse reprend le plus souvent : "J'ai choisi, je suis heureuse. Je gagne de l'argent. Tout va bien". C'est le discours que nous entendons quand nous établissons le contact, la nuit. La souffrance est complètement anesthésiée - je ne veux pas penser, je ne veux pas réfléchir. Ce sont des paroles, des manières de s'exprimer qui peuvent durer de deux ou trois mois à plusieurs années. Cela dépend des personnes.

Puis, le second : un beau jour, le discours se modifie. C'est alors qu'elles franchissent la porte de nos lieux de rencontre. La souffrance va émerger. La personne se rend compte de ce qu'elle est. Comme elle le dit souvent, elle est une putain. Récemment, une femme me disait : "De toute façon, pour ma maman, je suis une putain, mais elle n'a plus de fric", c'est-à-dire que toute la famille s'était habituée à vivre sur l'argent de la prostitution.

La souffrance se réveille et le discours se modifie : "Je ne peux plus les supporter, ces porcs !" Ce client, bienvenu hier, aujourd'hui, on ne supporte plus sa peau, son odeur, etc. Le rejet se manifeste de maintes façons.

Enfin, le troisième discours est celui de la souffrance des personnes qui ont quitté la prostitution, souffrance à laquelle je rendais hommage récemment lors d'une émission de M6. C'est vraiment une souffrance. Claudine, qui en a rencontré un certain nombre avec nous, peut en témoigner : "On n'oubliera jamais ce qui s'est passé. Cela nous colle à la peau".

Ces personnes vivent dans une grande souffrance... et à quel prix ! Il y a un effort à faire de ce point de vue.

Le projet du Mouvement du Nid est audacieux : il affirme qu'une société sans prostitution est possible. Chaque fois qu'une personne quitte la prostitution, elle montre la réalité de cette affirmation.

Une politique cohérente est donc une politique qui prendra en compte à la fois la prévention - c'est-à-dire tout ce qui permettra d'extirper de la tête des gens que la prostitution est un remède à une difficulté - la formation et l'aide à la réinsertion.

Il faudrait qu'un jour, une position politique soit clairement affirmée dans ce pays. J'attends du Président de la République ou de son Premier ministre qu'ils disent que la prostitution est une atteinte à notre dignité, que ce soit affirmé haut et fort, et que soient engagés les moyens nécessaires.

Il ne s'agit pas de se diriger vers une prohibition de la prostitution, car on sait ce que peut donner la prohibition. Lorsque je siégeais à la sous-commission des droits de l'homme en 1989, l'ex-représentant de l'URSS nous narguait en disant : "Mesdames et messieurs les occidentaux, ce problème ne nous concerne pas.  Chez nous, il n'y a rien de tout cela." Mais, quand le Mur de Berlin est tombé, on s'est rendu compte que le plus grand bordel du monde était derrière le Mur. A tel point qu'aujourd'hui, ils exportent des personnes vers nos pays. Mais le problème était préexistant.

Il ne s'agit pas non plus de se diriger vers un système réglementariste, comme en Allemagne. Ce système reconnaît dans la loi que la prostitution est une activité normale et admet par là même l'esclavage des femmes.

Non, il faut avoir l'audace de dire que ce problème ne se règlera pas par de petites prises de positions politiques, mais par une politique véritablement cohérente à moyen et long termes. Certes, la prise de position est difficile, parce qu'elle engage l'avenir, mais la véritable politique, c'est de tout faire pour montrer aux générations à venir que l'on a commencé à entreprendre un travail sérieux sur le fond.

Face à la proposition de M. Nicolas Sarkozy de condamner le client, nous sommes un peu embarrassés. Il ne s'agit pas défendre le client, nous n'avons pas à le faire, mais il faut aussi essayer de le comprendre et se dire que si, jusqu'à aujourd'hui, on a justifié sa pratique, si, dans les pays voisins, on lui ouvre grandes les portes, puisqu'en Allemagne et en Belgique, les bordels fleurissent...

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Ainsi qu'aux Pays-Bas.

M. Bernard Lemettre : Tout à fait.

Cet homme, dont on tolère tout aujourd'hui, il faut aussi essayer de le comprendre, de voir pour quelles raisons il en est arrivé là et comment la société fabrique le client. Cette mesure de pénalisation du client ne nous paraît pas actuelle.

Mme Claudine Legardinier : Je reviendrai sur cette question du client, car je suis bien moins modérée que Bernard Lemettre sur le sujet.

A mon sens, c'est sans doute aujourd'hui le problème central car, finalement, quel est le point commun entre ces jeunes femmes, qui sont objet de trafic, et ces Françaises, ces jeunes femmes "bien de chez nous", qui sont dans la prostitution ? C'est bien que des clients vont les acheter sans se poser de questions. Le client, par l'argent de la prostitution, achète le droit à l'irresponsabilité la plus totale !

Or, dans nos sociétés, il me semble que nous avançons vers la responsabilisation masculine. Pardonnez-moi, messieurs, mais pendant très longtemps dans la relation homme/femme, les hommes avaient un droit à l'irresponsabilité dans de nombreux domaines. On peut songer à la paternité, par exemple. Nos sociétés avancent vers l'obligation pour les hommes d'être responsables, mais cautionnent dans la prostitution un bastion d'irresponsabilité masculine. A partir du moment où les clients ont sorti un billet, ils ont tous les droits - et surtout celui de ne se poser aucune question sur l'itinéraire qui a amené la jeune femme là où elle est. Ils achètent, pardonnez-moi l'expression, le droit de s'en foutre !

Ensuite, il est vrai que nous avons de grands débats sur la pénalisation ou non du client. Je vous avoue que je suis extrêmement embarrassée.

Il est vrai qu'il faut, là encore, éduquer, éduquer et éduquer, c'est-à-dire remettre en cause les normes de la virilité et du machisme qui, excusez-moi, sont encore en vigueur dans la cour des écoles. Pour avoir des filles à l'école primaire, je pense vraiment que le travail doit commencer très tôt ; des petits caïds y font déjà la loi et le port de la jupe est déjà "interdit".

Il faut engager des études et des travaux sur ces sujets. Malheureusement, il y a tellement à faire au sein de l'Education nationale que l'on se soucie très peu de cet aspect, alors qu'il est central.

Il y a donc un gros travail d'éducation et de responsabilisation à faire en direction des clients.

Prenez aussi l'exemple des procès de Bordeaux. Deux clients se sont présentés devant le tribunal. L'un disait : "Mais enfin, je ne suis ni un criminel, ni un voleur, qu'est-ce que j'ai fait ?" Je vous avoue que moi, qui suis pourtant sans pitié pour les clients, je comprends le discours de cet homme. On ne peut pas être dans une société qui vous encourage de tous les côtés - y compris dans l'imagerie publicitaire - à consommer des femmes, et se retrouver, du jour au lendemain, devant un tribunal, pour avoir payé une passe. Cet homme n'a pas compris, et il est normal qu'il n'ait pas compris. Nous sommes devant une action qui n'a pas été préparée et ne peut pas tenir la route.

Il reste un énorme travail d'information à accomplir. Les gens se trompent sur la prostitution, parce qu'ils ne sont pas informés. La prostitution, c'est beaucoup de souffrance engloutie dans du silence ; ce sont des choses qui ne peuvent pas se dire, c'est absolument terrible. Essayons de les dire et d'informer les clients. Il y en a déjà quelques-uns que cela va refroidir.

M. Pierre-Christophe Baguet : A cet égard, les propos tenus par le président du tribunal sont assez intéressants.

Mme Claudine Legardinier : En effet, d'après la militante du Mouvement du Nid qui a assisté à ces procès, le juge a dit au client : "La prochaine fois, faites cela dans une chambre d'hôtel, bien tranquillement. Ce sera plus propre et cela ne dérangera personne."

Le juge a donc donné son absolution au client, en lui conseillant de faire cela en douce. Si même ceux qui disent le droit partagent ces mentalités, qui justifient et légitiment le système, cela montre tout le travail qui reste à accomplir.

Maintenant, et c'est là qu'à titre personnel je m'écarte un peu de la position du Mouvement du Nid, je crois qu'un jour viendra où il faudra qu'une norme soit posée. Et je veux saluer ici le travail des Suédois, car l'on n'a pas assez dit en France que les Suédois, qui ont effectivement adopté une loi qui pénalise l'achat du corps prostitué, avaient auparavant travaillé pendant trente ans à faire de l'éducation sexuelle dans les écoles.

M. Bernard Roman : Oui, ils ont travaillé en amont.

Mme Claudine Legardinier : Bien sûr, un énorme travail a été réalisé en amont. Cela, les médias français ne l'ont pas dit. Pire, ils ont vilipendé le "puritanisme" des pays nordiques. Eh bien, non, ils ne sont pas si puritains que cela ! Ils ont préparé leur loi.

Je trouve quant à moi leur expérience intéressante et tiens à souligner que les personnels de l'armée et de maintien de la paix que l'on envoie au Kosovo, ou ailleurs, reçoivent une information sur la prostitution. J'ai appris, par une amie suédoise, que deux d'entre eux ont été renvoyés en Suède, parce qu'ils fréquentaient les bordels locaux et exploitaient sexuellement de jeunes femmes prostituées. Si le travail de prévention suédois a permis de faire bouger même l'armée - bastion machiste s'il en est - c'est que, malgré tout, un travail intéressant est possible.

Il me semble qu'il faudrait, en France, appliquer cette politique éducative et, au bout d'une politique éducative, il faudra bien que soit écrite dans la loi la norme selon laquelle on n'achète pas le corps de l'autre.

M. Bernard Lemettre : En fait, en disant cela, Claudine Legardinier ne s'écarte pas de ce que pense le Mouvement du Nid, qui estime cependant qu'il y a des étapes à franchir...

Mme Claudine Legardinier : Bien sûr, mais le client est absolument central dans cette affaire.

Je voudrais aussi revenir sur ce que disait Bernard Lemettre sur les violences et les rapports entre les trafics et la prostitution, pour souligner que ces jeunes femmes victimes de trafic ont, à des degrés divers, une histoire assez similaire à celle des prostituées françaises qui sont sur les trottoirs de nos villes. Celles qui viennent d'Albanie, de Bulgarie ou d'autres pays et qui font l'objet de trafics ne sont pas n'importe quelles femmes : ce sont les plus fragiles, que ce soit affectivement, économiquement, socialement ou culturellement. Le système prostitutionnel s'en prend toujours aux plus vulnérables. En Albanie ou en France, il obéit à la même logique.

Ensuite, on pourra toujours trouver une ou deux exceptions, des femmes tellement bien dans leur peau et qui gagnent tellement d'argent... Je vous avoue que j'y crois peu et que c'est l'arbre qui cache la forêt. En réalité, le système prostitutionnel engloutit les plus vulnérables, où que ce soit.

Ces jeunes femmes, victimes de trafic, ont, on le sait, un lourd passé de violences familiales et conjugales. Elles ne fuient pas seulement la détresse économique, mais aussi ce qu'elles ont vécu dans leur milieu. C'est là que l'on recoupe leur itinéraire avec celui de jeunes Françaises que nous rencontrons, des jeunes femmes complètement "cassées", qui n'en viennent pas un beau matin à la prostitution comme on choisit la jardinerie. Ce n'est pas vrai. La prostitution est le produit d'un certain nombre de brisures et de cassures dans une existence.

J'en parle d'autant plus à mon aise que si l'on écoute une personne qui est dans la prostitution pendant un quart d'heure, elle vous dira toujours que tout va très bien, qu'un jour elle a choisi cette voie. Mais si vous passez trois ou quatre heures avec elle, tout ce beau discours s'effondre.

A cet égard, il faut interroger l'aspect médiatique du plateau télévisé en direct, où l'on donne la parole à celles qui, dans la prostitution, vont vous dire la "vérité" : elles disent ce qu'il est légitime pour elles de dire ; elles veulent sauvegarder leur dignité et elles ont raison ! Je crois que si j'étais prostituée et que si j'allais sur un plateau de télévision, je dirais aussi que la prostitution, c'est bien, que je l'ai choisie et que j'en suis fière, parce que c'est la seule façon qu'on vous rende une dignité.

Le scandale, c'est de leur refuser une dignité. C'est aussi de les envoyer en prison ou de leur coller des amendes supplémentaires. Ce n'est pas supportable ; il faut leur rendre une dignité et leur donner les moyens de s'en sortir.

Si leur discours est tout à fait compréhensible à titre individuel, ce n'est pas une raison pour le prendre pour argent comptant à titre collectif et se résigner comme aux Pays-Bas, comme en Allemagne, à en faire un métier à proposer à nos filles.

C'est absolument insupportable d'entendre cela. La France a un rôle de leader à jouer en Europe, pas un rôle répressif, mais un rôle de leader abolitionniste, face aux pays qui sont en train d'adopter cette position réglementariste. L'Espagne est en train de faire pareil, avec des bordels au bord des routes, où il se passe des choses absolument infâmes... mais sous des dehors tellement festifs, accompagnés d'un petit discours libertaire qui aide à faire passer les pires choses !

Nous sommes cernés par des réglementaristes, par des gens qui cherchent à faire un maximum d'argent avec le corps des femmes, des hommes et des enfants. On ne peut pas à la fois s'insurger contre la prostitution des enfants, en la dénonçant comme un scandale, et légitimer celle des femmes. Si la situation est ce qu'elle est aujourd'hui, c'est parce que l'on a laissé faire. Tant que c'était nos femmes qui étaient sur les trottoirs, cela ne gênait personne. C'était tellement normal : c'était le plus vieux métier du monde et cela évitait les viols ! La situation n'a pas bougé.

En matière de proxénétisme, on a été plus que mou. On s'est dit que le petit Julot n'était pas bien méchant. Le proxénétisme hôtelier, j'en parlais récemment avec un juge, ce n'est pas méchant, ce n'est pas violent. Si, c'est méchant ! Les proxénétismes tiennent ensemble. Si les réseaux aujourd'hui s'installent dans nos villes, c'est parce qu'ils prennent appui sur les petits proxénètes locaux. Tant que l'on n'aura pas compris cela, on n'avancera pas. Il faut donc une politique globale. La prostitution des enfants, qui nous scandalise, obéit à la même logique. Si on laisse le marché de la prostitution se développer comme on est en train de le faire à l'échelle planétaire, le client est roi. Or que veut le client ? Des produits de plus en plus frais et de plus en plus diversifiés. En toute logique, il achète aussi des enfants. Il n'est pas regardant. Dix-huit, dix-sept ou seize ans, cela ne se voit pas trop. Il franchit de plus en plus la limite, encouragé par une "industrie du sexe", qui connaît un boom formidable sur toute la planète.

A propos des clients de la prostitution enfantine, on parle beaucoup des pédophiles, mais la situation est plus complexe. Beaucoup de clients de la prostitution enfantine ne sont pas des pédophiles au sens clinique du terme, ce sont des clients de la prostitution "traditionnelle" qui en viennent, peu à peu, à franchir la limite, parce qu'une fois qu'on leur a ouvert le portail de la prostitution, les clients essaient les travestis, les transsexuels, les enfants... Il faut bien qu'ils aient des sensations !

Il ne s'agit pas de s'en prendre à la vie sexuelle des gens. Ce qui nous heurte, c'est la puissance de l'argent et le rapport de pouvoir qui caractérisent le système prostitutionnel. C'est contre cela que nous nous battons. On voudrait nous renvoyer au rôle de tenant de l'ordre moral, ce que nous ne sommes en aucun cas. Nous défendons les droits humains et, en tant que femme, je défends l'égalité des femmes et des hommes. Nous essayons d'arriver à la parité en politique, mais c'est un leurre si nous les renvoyons au bordel !

M. Bernard Roman : Le seul point que je ne partage pas dans vos propos, c'est ce que vous venez de dire sur la pédophilie. Toutes les études médicales, psychiatriques, sociologiques démontrent qu'une grande partie des pédophiles ne sont jamais passés par le rapport sexuel adulte. Ce n'est pas la prostitution qui amène à la pédophilie.

Mme Claudine Legardinier : Je me suis mal fait comprendre. Nombre de clients de la prostitution adulte en viennent, par une espèce de complaisance vis-à-vis d'eux-mêmes, à glisser vers des prostitués de plus en plus jeunes.

M. Bernard Roman : Alors, je suis d'accord.

Mme Claudine Legardinier : Je voulais simplement dire qu'à l'origine, ce ne sont pas des pédophiles au sens clinique.

M. Bernard Roman : Nous sommes d'accord.

Une question me préoccupe, mais je tiens à préciser avant de la poser qu'au sein de cette Délégation - j'en prends à témoin Mme Danielle Bousquet - nous ne sommes pas sur des clivages politiciens et nous avons des débats que nous rencontrons aussi à l'intérieur de nos groupes et que vous avez vous-mêmes, par exemple, sur la pénalisation du client. Je pose donc une question plus particulièrement à M. Bernard Lemettre, qui a depuis des années le contact avec des femmes prostituées : quelles peuvent être les conséquences pour les prostituées de l'affichage et de l'utilisation d'un nouveau cadre légal punissant le racolage ?

Je suis d'accord avec vous : au début, c'est toujours elles qui ont choisi la prostitution et elles le vivent bien. Puis, après une ou deux heures d'entretien, on entend le discours inverse. Quelles peuvent être les conséquences, sur les prostituées et la prostitution, d'un cadre légal, par lequel, du fait de leur présence sur le trottoir, des flics peuvent les embarquer, les emprisonner ou simplement leur reprocher des attitudes ?

M. Bernard Lemettre : Cela ne changera rien et ne fera qu'enfoncer encore davantage ces personnes dans leur détresse et leur solitude, dans leur enfer.

S'agissant de la police, entre un policier qui passe et fait la bise et celui qui emmène au poste, il existe un large éventail de manières de rencontrer ces personnes. Quand l'arbitraire s'y met, tout devient possible.

Actuellement, on est en train de mieux cerner une pratique de policiers qui, à Lille, baissent les pantalons des travestis équatoriens et éclairent leurs sexes avec une lampe de poche.

Je citais également à M. Robert Badinter, lors d'une récente audition au Sénat, le cas d'une personne qui n'avait pas voulu dénoncer son proxénète et qui a quitté la prostitution, il y a un an. Les feuilles d'impôt arrivaient, elle les jetait au panier. Puis, elle a trouvé un travail aux Etablissements Cabi et, le premier mois, 152 euros ont été prélevés sur son salaire. Elle est alors venue me voir. Sa feuille d'imposition, monstrueuse, s'élevait à 1,150 million d'euros.

Je me suis rendu chez M. le directeur départemental des impôts. Dix minutes après, j'en sortais, après qu'il m'ait dit qu'il allait prendre une grosse éponge pour effacer l'ardoise. Mais, derrière cela, il y avait un rapport de cinq pages, établi par son administration, dans lequel on lisait : "Madame, pendant tant d'années, vous avez fait tant de fellations, vous avez eu tant de rencontres, etc... Pour les frais professionnels, il sera déduit 300 000 francs de ce que vous avez remis à votre proxénète...". Mais où sommes-nous ? !

Derrière des procès verbaux, il y a tout cela. Nous ne sommes pas dans un ensemble cohérent, mais dans l'arbitraire, où tout devient possible. Il en va de même pour la prostitution. Je reprends souvent une phrase de Wassyla Tamrali, de l'UNESCO, selon laquelle c'est bien parce que l'on prostitue des adultes que l'on en vient un jour à prostituer des enfants.

Derrière les amendes pour racolage se profile la banalisation. On va laisser faire qui on voudra et on verbalisera qui on voudra, parce que, comme je l'ai dit à M. Nicolas Sarkozy : "Votre police n'est pas formée pour cela". Il a reconnu que c'était vrai.

Il y a quinze jours, j'ai eu des débats avec les élèves de l'école de police de Saint-Malo. Quand je vois ces hommes qui seront policiers en février prochain, je me demande s'ils sont vraiment prêts à affronter toutes les tâches que l'on va leur confier. Ce ne sont pas des hommes plus méchants que d'autres. Non, mais quand on appréhende la question de la prostitution, et même celle du client...

Actuellement, je suis en rapport avec un pharmacien, que son épouse m'a envoyé parce qu'il était client de la prostitution. Il l'était, ne l'est plus, mais quand il me raconte son histoire, je me dis qu'il y a sans doute une étape intermédiaire entre le laisser-faire et la punition, la verbalisation. De ce qu'il me raconte de sa vie conjugale et familiale, je peux dire que, derrière une façade, il y a une solitude absolument terrible, un lien social et un lien à l'intérieur même du couple complètement inexistant.

La prostitution, c'est le produit de tout cela.

J'insiste avec Claudine Legardinier pour dire que la véritable politique est une politique cohérente basée sur l'éducation, sur le temps, mais qu'il faut s'y mettre dès maintenant.

J'ai dit aussi à M. Nicolas Sarkozy qu'il fallait également que l'Etat vérifie où il distribue ses financements. Peut-on continuer à accorder des subventions à des associations qui font sans doute un bon travail auprès des personnes, mais qui, dans le même temps, disent que la prostitution est un travail comme un autre ? Où est la cohérence ? D'un côté, on punirait le client et on verbaliserait les personnes prostituées et, de l'autre, on donnerait des subventions à des gens dont le discours est de dire que la prostitution est un métier comme un autre et qu'il faut respecter la liberté des femmes ?

Mme Claudine Legardinier : De plus, au moment où le Mouvement du Nid essaie de former les acteurs sociaux et les policiers à comprendre ce qui se joue dans la prostitution, à être respectueux des personnes, ces décisions vont encourager des policiers à se comporter selon des schémas que nous croyions révolus, en leur donnant le pouvoir de l'arbitraire dont parlait Bernard Lemettre et en leur permettant de traiter ces personnes comme des sous-catégories avec lesquelles tout sera permis. Nous ne pouvons l'admettre, car c'est aller dans le sens inverse de celui que nous préconisons.

Le deuxième danger que tous soulignent est l'accentuation de la clandestinisation de la prostitution. Les trafiquants sont suffisamment coriaces pour ne pas baisser les bras. Ils sont déjà en train de préparer la nouvelle génération de prostitution, une prostitution bien plus cachée, dans les bars à hôtesses et dans tous les établissements de l''industrie du sexe", qui pullulent et se multiplient. Pour eux, les débouchés sont innombrables.

L'un des grands changements qui affecte la prostitution aujourd'hui, c'est justement qu'elle devient de plus en plus cachée. Quand tout sera rendu invisible et qu'à la limite, l'ordre public sera préservé, on ne touchera plus à rien. Cela va totalement à l'inverse du sens souhaité.

M. Bernard Lemettre : Nous en avons un exemple vivant, M. Bernard Roman. Quand j'ai commencé à travailler avec vous sur la prostitution, tous vos collaborateurs affirmaient que la prostitution n'était pas un problème à Lille. On ne voulait pas la voir, personne ne voulait la voir. Elle ne causait pas de problèmes, pourtant, elle faisait ses ravages.

M. Bernard Roman : Et cela ne s'est pas amélioré, malgré tout le travail que nous avons fait !

M. Bernard Lemettre : Si, cela s'est amélioré. Par exemple, dans l'enceinte de la mairie commence demain un stage de formation pour vingt-trois travailleurs sociaux.

M. Bernard Roman : Il est vrai que l'on a subi comme partout l'arrivée de la prostitution des pays de l'Est...

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et des Africaines.

M. Bernard Roman : Face à la nouvelle génération de prostitution qui s'annonce, avec les bars à hôtesses et les maisons closes, on se dit qu'en effet, s'il est une réponse, c'est une réponse culturelle.

Mme Claudine Legardinier : C'est pour cela que c'est long et que nous n'avons pas de solution miracle. Ce sera long et difficile.

M. Bernard Lemettre : Le fait que nous en parlions est déjà un progrès. Ce matin, à 6 heures du matin, j'étais sur RMC.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Cela signifie que les gens en prennent peut-être plus conscience aujourd'hui.

Sincèrement, quand j'ai entamé les auditions sur ce thème de la prostitution, je n'imaginais pas en venir à entendre ce que vous nous dites. Vous avez raison de dire qu'en parler est déjà un début. En effet, au niveau de l'application de la loi, tout un travail pédagogique est à entreprendre, sur lequel l'Assemblée sera bien obligée de réfléchir. Il n'y a pas seulement la loi en tant que telle, dans sa rigueur et sa froideur. Tout un travail reste à faire, pour lequel trente ans ne seront pas de trop. Ce sont nos enfants qui seront capables, peut-être, de démarrer le vrai travail législatif.

Mme Béatrice Pavy : Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous avez dit. Il faut changer les mentalités, ce qui demande une réponse culturelle qui prendra du temps. Mais, en même temps, depuis quelques années, on voit les choses s'organiser et s'aggraver considérablement.

Je me souviens du premier témoignage que nous avons reçu, celui de Mme Malka Marcovich, qui nous parlait des enfants. Or, vous parliez tout à l'heure de sensibiliser les enfants. Actuellement, ils passent sur les trottoirs et voient des choses qu'ils n'ont pas à voir. Le fait d'assister à ce spectacle crée aussi une normalité qui n'a pas à s'installer.

Il faut bien faire quelque chose. On ne peut pas se contenter d'attendre quinze ou vingt ans pour agir sur ce phénomène. Il me semble incontournable qu'il y ait un acte législatif d'interdiction. Que cela fasse naître un débat et suscite des discussions, je trouve cela plutôt positif. A mon sens, il faut choisir la solution la moins mauvaise possible mais, quand même, créer un choc législatif. Celui-ci ne doit pas aller à l'encontre de la prostituée, car je suis d'accord avec vous pour dire qu'elle est assez malheureuse comme cela. Mais pourquoi ne pas viser le client ?

Il faut bien trouver une solution pour les quinze ans qui viennent. On ne va pas attendre quinze ans d'éducation. Ce n'est pas possible. C'est pour cela qu'il nous faut avoir un texte, même s'il ne fait pas l'unanimité. Même s'il n'est pas le remède idéal, un texte peut provoquer la discussion, la réflexion.

Mme Claudine Legardinier : J'irai dans votre sens en disant que, dans ce cas, il vaut mieux que le texte porte sur le client que sur la personne prostituée, parce que cela va déjà nous permettre d'avoir une avancée de mentalité. Maintenant, je vous avoue que je cherche comme vous : faudra-t-il vraiment en passer par un système d'amende ?

Peut-être faudrait-il trouver une solution qui ne soit pas de pure répression. Vous connaissez sans doute les expériences menées aux Etats-Unis qui, vous le savez, sont prohibitionnistes, c'est-à-dire que la prostitution y est interdite. Le client tombe sous le coup de la loi et, s'il est arrêté, on lui propose, soit d'effectuer une peine de prison, soit d'assister à une journée de sensibilisation sur la prostitution.

Pourrions-nous mettre au point des actions de ce type ? Je ne suis pas en mesure de vous donner la formule magique, mais n'y a-t-il pas là une idée à creuser ? Sans loi pour interdire, comment amener les clients à assister à une journée orchestrée par d'anciennes prostituées venues dire ce qu'est la prostitution, ce qu'elles y ont vécu. Personnellement, je n'ai pas assisté à ces journées aux Etats-Unis. Il semblerait que ce soit assez impressionnant et que ces messieurs qui arrivent en regardant le bout de leurs chaussures au début de la journée, relèvent un peu le nez au cours de la journée.

Ce sont des méthodes américaines, qui ne sont pas forcément applicables chez nous. Je pense que les Français ne verraient pas cela d'un bon œil. Mais des prostituées sont là et leur expliquent ce qu'elles ont vécu ; l'une explique, par exemple, qu'après avoir été violée par son oncle, elle a été jetée de chez elle à seize ans et raconte l'itinéraire qui l'a conduite à la prostitution ; elle finit en leur demandant s'ils peuvent penser que c'est pour le plaisir qu'elle avait des relations avec des clients.

Non, c'était le dégoût le plus total. Si on laisse parler d'anciennes prostituées, elles vous diront le dégoût qui était le leur. Si nous avions le temps, je vous parlerais de l'anesthésie totale à laquelle elles se condamnent elles-mêmes pour subir cette maltraitance, parce qu'il s'agit bien d'une maltraitance. Si déjà, elles peuvent le dire à des clients... Il y a certainement quelque chose à chercher dans cette direction, mais je ne sais pas comment on va pouvoir s'y prendre. Il faut les informer, c'est sûr, mais comment ?

Je suis d'accord avec vous, il faut un choc psychologique au niveau des clients.

M. Bernard Lemettre : La première mesure à prendre serait de renforcer les moyens de lutte contre le proxénétisme. Quand vous voyez l'effectif actuel de l'OCRTEH, c'est vraiment nul.

Mme Claudine Legardinier : Dérisoire.

M. Bernard Lemettre : Il faut aussi un impact fort sur la police. Tout un travail reste à faire sur le proxénétisme. Les mentalités, là aussi, n'ont pas beaucoup évolué. Un juge d'instruction de Cambrai me disait encore récemment : "Comment aurons-nous des renseignements, s'il n'y a plus de prostitution ?" Il en était encore là !

Je ne suis pas totalement contre la pénalisation du client, mais on en arriverait à pénaliser plus le client que le proxénète auquel on ne fait pas la chasse qu'on devrait. Nous les voyons bien. Ils agissent en toute impunité !

Mme Claudine Legardinier : Les associations les voient sur les trottoirs. Ils sont là !

M. Bernard Lemettre : Pourquoi la police ne les verrait-elle pas ?

Mme Claudine Legardinier : Du moins, les relais sont là, car les têtes de pont n'y sont pas. Ils ne prennent pas de risque.

M. Bernard Lemettre : Il ne faut pas oublier les petits réseaux locaux que l'on a bien voulu négliger jusqu'à présent. Quand Elena que Claudine Legardinier cite dans son livre, est emmenée de Bruxelles à Lille, le chauffeur l'amène jusqu'à la gare de Mouscron, petite ville frontière, la fait passer en taxi et la rejoint à Lille. Il ne passera pas la frontière, qui n'en est plus une, avec elle, pour ne pas se faire repérer. Cela indique une connaissance du terrain approfondie par ce proxénétisme.

De même, quand on voit comment a été piégée Elena, dans sa ville de Saint-Pétersbourg, on voit que ce n'est pas la grande mafia qui s'en est occupée directement, mais qu'elle s'est appuyée sur de petits trafics locaux.

Il faut aussi une sensibilisation de la police. Il faut lui dire, politiquement parlant, que l'on veut abattre le proxénétisme. Il est clair que ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Mme Danièle Bousquet : On pourrait peut-être reprendre la proposition de loi sur l'esclavage moderne, qui fut votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale, lors de la précédente législature, et y ajouter des dispositions concernant, entre autres, le client. Je partage votre avis sur le fait que la pénalisation n'est pas la seule réponse possible, parce que le client, dans l'environnement qui est le nôtre, ne comprend pas en quoi il a commis une abomination.

Si l'on pouvait reprendre ce texte, y ajouter quelques dispositions concernant le client, l'éducation et mettre l'accent sur la lutte contre le proxénétisme et les réseaux, nous aurions un dispositif assez complet.

Compte tenu du fait que le débat est aujourd'hui sur la place publique, il faut remettre ce texte sur le métier, car la situation actuelle est totalement insoutenable.

Mme Claudine Legardinier : Les dimensions du phénomène sont absolument inédites dans l'Histoire.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Le problème des voyages en Thaïlande, que vous citez dans votre revue, me stupéfie. Il est vrai que nous avons un problème d'éducation. Bernard Roman a raison quand il dit qu'il reste un travail énorme à faire. Quand vous regardez où vont nos bons Français, nos bons Européens en Thaïlande, vous constatez qu'ils ne se bornent pas à aller sur les plages...

M. Bernard Lemettre : Et parfois même avec l'accord de leur épouse.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Tout à fait. Face à cela, on se dit qu'il y a certes un travail immédiat à faire, mais aussi un travail de longue haleine.

Mme Claudine Legardinier : C'est pour cela qu'il n'y a pas le tourisme sexuel, d'un côté, et la prostitution, de l'autre. Tout se tient.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Votre revue est pleine d'enseignements. Le travail sera extrêmement long. Mme Danielle Bousquet a raison de dire qu'il faut reprendre le texte sur la traite des êtres humains, actuellement au Sénat. Sans doute faudra-t-il le modifier, mais il peut servir de base de discussion.

Mme Béatrice Pavy : On ne peut s'en tenir à un texte basé simplement sur la répression des prostituées.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Ce n'est pas possible, il faut aller au-delà.

Mme Claudine Legardinier : C'est un vieux réflexe, un peu archaïque. Prostitution égale prostituées, c'est ce que l'on retrouvera dans les esprits. Ce sont elles qui porteront encore tout le poids de la faute. Ce sont des mentalités qu'il faut dépasser. Le client est aussi un acteur essentiel, sans parler, bien sûr, du proxénète.

M. Bernard Lemettre : Nous vous avons laissé un petit dépliant contenant une enquête que nous lançons en direction du client.

Dans un premier volet, nous interrogeons l'opinion publique - hommes, femmes, jeunes et enfants - sur ce que véhicule le client. Dans un second volet, nous voudrions interroger cinq cents clients en France, au cours d'un entretien semi-directif.

D'ici deux mois, sortira une affiche grand public qui ne juge pas, ne condamne pas, mais pose des questions.

Une exposition sera aussi montée en direction des lycées et des collèges. Un site Internet devrait être mis en place très prochainement et nous pensons organiser un forum national et des forums locaux dans nos trente-trois délégations sur cet aspect client.

Mme Claudine Legardinier : Pour la campagne d'affiches, il s'agit de travailler sur des slogans visant à toucher les clients.

M. Bernard Lemettre : Claudine Legardinier dit parfois que nous sommes dans la Préhistoire des relations hommes-femmes et que nous n'entrerons dans l'Histoire que lorsque la prostitution aura disparu.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Absolument.

Mme Claudine Legardinier : J'ai souvent ce sentiment, en effet. La prostitution est dans les sociétés d'aujourd'hui un bastion d'archaïsme.

Le peu que l'on sait sur le client, d'après les recherches d'un chercheur suédois, c'est que nombre d'entre eux seraient attachés à la prostitution, parce que ce serait encore le lieu, où ils pourraient garder le pouvoir sur une femme qu'ils ne seraient pas obligés de respecter, au moment même où, dans la société, ils commencent à devoir vivre avec des femmes qui occupent des postes - plus ou moins - à égalité avec eux. La prostitution leur permettrait de rester confortés dans leur domination.

Ce chercheur explique très bien qu'il y a, à la fois, cette vieille génération au niveau des mentalités - qui n'est pas forcément une question d'âge - et une seconde catégorie de clients qui, eux, sont encouragés par l'industrie du sexe et son petit vernis libertaire : "Consommez, c'est comme dans une pizzeria." Comme disent certains clients : "On peut acheter une pute comme on commande une pizza". Alors que l'on pensait que la révolution sexuelle allait faire baisser la prostitution, elle a, paradoxalement, encouragé une certaine "consommation" - je mets des guillemets parce que ce sont des termes affreux, des termes de marché -, mais il s'agit bien de cela : on a développé un marché.

Très grossièrement, ces deux catégories de clients chercheraient à continuer d'exercer la même domination, les femmes continuant d'être au service du seigneur et maître. Tous les arguments destinés à légitimer la prostitution n'y changent rien. Par exemple, la fameuse "liberté de disposer de son corps" qui, en la matière, est une dérision absolue.

Mme Bérengère Poletti : Je voudrais apporter un témoignage que j'ai vécu dans ma circonscription des Ardennes. Dans un lycée très rural, un petit réseau de prostitution a été mis en place par des lycéens, qui prostituaient leurs copines pour se payer de la drogue. Je crois savoir qu'un film était sorti fondé sur ce type de raisonnement : des jeunes prostituaient leurs copines pour se payer un voyage...

Je vous rejoins quand vous dites que cela n'a jamais été aussi grave. Nous sommes face à des situations d'autant plus impensables qu'elles se déroulent dans des endroits que l'on ne soupçonnerait pas. On imagine cela à Paris, à Lille ou à Strasbourg, mais on est loin de l'imaginer dans un lieu comme celui-là.

Mme Claudine Legardinier : Ce que vous venez de dire est très important, car la logique est la même. C'est un point sur lequel nous revenons souvent : tout se tient. Il y a certes ces trafics affreux, insupportables, mais il ne faut pas en oublier pour autant ce que vous venez de décrire. Nous entendons beaucoup de personnes au Mouvement du Nid qui, comme vous, décrivent ce qui se passe dans des établissements de lieux "tranquilles" et l'on sait que, dans les établissements scolaires, cela ne s'arrange pas. Des jeunes filles qui font des fellations à 50 francs dans les toilettes pour un petit proxénète de seize ans et demi, ce sont des choses qui existent.

Tous ces aspects, absolument invisibles, relèvent de la même logique.

Mme Béatrice Vernaudon : Députée de Tahiti, je me réjouis de participer à ce débat. Chez nous, nous ne subissons pas un développement comme celui que connaît la métropole, avec cette prostitution venue des pays de l'Est. En revanche, nous avons un phénomène très particulier.

La société polynésienne a toujours toléré les efféminés, qui avaient une place dans notre société. On les appelait les "maroufs". Mais aujourd'hui, les difficultés qu'ont les hommes face aux mutations profondes, culturelles, sociales et économiques, font qu'ils sont mal à l'aise et que des problèmes de rapport entre hommes et femmes se posent, les femmes ayant beaucoup mieux assimilé ces transformations.

Aujourd'hui, s'est développé en Polynésie un véritable troisième sexe. Ce sont les efféminés. Il est frappant dans les cours d'école de voir le nombre croissant de jeunes garçons de plus en plus efféminés. Leurs parents le vivent mal. Quand ils voient vers seize ou dix-sept ans se développer cette féminité chez leur garçon, ils supportent mal le regard des autres et ont tendance à chasser ces jeunes garçons dont la féminité s'affirme. Ceux-ci rejoignent alors un groupe qui vit en ville, dans des appartements, et ils vivent de la prostitution.

Nous ne sommes pas organisés, nous n'avons pas su nous organiser pour y répondre. Nous sommes mal à l'aise, parce que la Polynésie devient une destination touristique et nous avons essentiellement une prostitution de jeunes garçons efféminés qui commencent très jeunes.

J'ai essayé d'alerter les autorités judiciaires, notamment le juge des enfants et le procureur substitut chargé des mineurs. Tant qu'il n'y a rien contre ces jeunes, ils ne veulent rien savoir. C'est très difficile. Nous avons du mal à maîtriser cela, personne ne sachant par quel bout prendre le problème. Mais cela devient vraiment très grave.

Mme Claudine Legardinier : Là encore, la prostitution récupère les plus vulnérables. De la même façon, de jeunes garçons, dans certains endroits reculés, ruraux, où il n'est pas toujours facile d'affirmer son homosexualité, vont à la ville et se greffent sur un petit noyau "un peu galère". Et c'est finalement le milieu de la prostitution qui les accueille. Ils s'y sentent reconnus ; là, ils trouvent un semblant de famille.

Ce système est féroce et fonctionne diaboliquement bien. Il récupère des gens pour qui il n'y a plus de place. On peut penser aux transsexuels, dont le cas n'est pas très éloigné de ce que vous décrivez. Ces personnes, pour lesquelles il n'y a aucune place dans notre société, trouvent un seul "refuge", la prostitution. Ce qui conduit un certain nombre de transsexuels à venir sur les plateaux de télévision nous dire que la prostitution, c'est génial et qu'elles l'ont choisie. Quand on sait ce qu'il y a derrière...

J'ai entendu lors d'une conférence, il y a un peu plus d'un an, une transsexuelle monter à la tribune - toute blonde, toute en boucles, affriolante - dire : "Je l'ai choisi, c'est très bien". Dans la phrase suivante, elle ajoutait : "De toute façon, la société ne voulait pas de moi, que vouliez-vous que je fasse ?" Il n'y avait même pas besoin d'attendre un quart d'heure entre les deux affirmations, c'était aussi caricatural que ça.

Effectivement, il n'y avait aucun lieu pour elle. La prostitution fait mine d'accepter ces personnes et les détruit à petit feu.

M. Bernard Lemettre : Je vous invite, Mme Béatrice Vernaudon, à prendre contact avec nous.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie d'être venus. Je me permettrai de reprendre contact avec vous, car je pense que nous avons beaucoup de travail à faire ensemble.

M. Bernard Lemettre : Avec plaisir. Il n'existe malheureusement pas de recette miracle, mais commencer à en parler comme nous l'avons fait aujourd'hui est déjà un pas.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Au moins, nous n'évacuons pas les problèmes, nous nous sentons concernés.

Mme Claudine Legardinier : Nous vous avouons que nous nous sentons de moins en moins seuls, même si, en face, des forces terribles, très organisées, dotées d'énormes moyens, sont là pour légitimer le métier pour demain. Et leurs idées sont plus séduisantes que les nôtres.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Elles peuvent être très dangereuses. Il faut en être conscient. Nous vous remercions.

*

* *

La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu M. Pierre-Christophe Baguet, député des Hauts-de-Seine.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux Droits des femmes a le plaisir d'auditionner M. Pierre-Christophe Baguet, député des Hauts-de-Seine, membre de notre Délégation, longtemps maire-adjoint de Boulogne-Billancourt, membre du conseil général des Hauts-de-Seine et ancien membre de la mission d'information commune de l'Assemblée nationale sur les diverses formes de l'esclavage moderne.

Ayant participé aux travaux de cette mission au cours de l'année 2001, vous avez mené une longue réflexion sur les problèmes posés par la prostitution et nous souhaitons vous entendre sur les propositions qui pourraient être faites pour lutter contre ce phénomène.

M. Pierre-Christophe Baguet : Je suis la question de la prostitution depuis la campagne législative de 1997. Député de Boulogne-Billancourt, je me retrouvais de plus en plus interpellé, au fil des réunions électorales, par des riverains irrités par le problème de la prostitution du Bois de Boulogne. J'ai rencontré depuis des dizaines d'associations et je suis toujours très ému quand j'entends le témoignage de ces personnes, très motivées et engagées, passionnées et humbles, car il faut aussi beaucoup d'humilité lorsque l'on aborde le sujet si vaste de la prostitution.

Des associations, comme le Mouvement du Nid, ont tendance à dire que tout part de la misère et il est vrai que la prostitution trouve son origine dans la misère et que c'est un drame. Il faut partir de ce principe. Mais il existe malgré tout différentes formes de prostitution. C'est ce qui ressort de la mission parlementaire sur l'esclavage moderne, que nous avons menée pendant près d'une année, et dont le rapport a été à la base de la proposition de loi déposée le 8 janvier 2002. Nous avons entendu de très nombreux témoignages et nous sommes rendus sur le terrain, en Ukraine, en Moldavie, à Lyon, à Montpellier, un peu partout.

Il y a, bien sûr, la prostitution dont on parle le plus en ce moment, la plus visible, celle des réseaux, qu'ils soient africains ou de l'Europe de l'Est. Mais, au cours de mes sorties nocturnes dans Paris avec le Bus des femmes, j'ai pu discuter en tête-à-tête avec des prostituées. Peut-être suis-je tombé sur des exceptions, mais j'ai rencontré une comptable, avenue Victor Hugo, qui m'expliquait qu'elle faisait cela uniquement par plaisir et par goût du luxe. D'une cinquantaine d'années, elle disait assumer complètement ; elle disait aimer les beaux habits et ajoutait que, de toute façon, elle choisissait ses clients.

Il est, bien sûr, très difficile de discerner la part du vrai dans ce discours. J'imagine qu'à l'origine, il existe une détresse humaine. Pour se retrouver ainsi dans la rue, il y a certainement un déséquilibre individuel à l'origine. Mais elle était très sûre d'elle et campait sur ses positions.

J'ai aussi le souvenir d'une femme, porte Dauphine, qui est venue me dire : "Monsieur le député, c'est scandaleux. L'autre jour, j'ai vu des gamins se prostituer porte Dauphine, entourés de deux grands gaillards. Ces enfants auraient pu être les miens. J'ai téléphoné au commissaire du 16ème tout de suite ; il n'a pas bougé. Il faut que vous fassiez faire une remarque à ce commissaire." Et quand je l'ai interrogée sur sa situation personnelle, elle m'a répondu que son métier, elle le faisait depuis longtemps, que tout allait bien ; sous-entendu : "Ne vous occupez pas de moi. Occupez-vous de ces gamins."

Il y a aussi la prostitution des travestis du Bois de Boulogne. J'ai discuté avec certains d'entre eux. Il s'agit souvent d'étrangers venus d'Amérique du Sud. Ils arrivent en France avec un visa touristique, restent deux mois et vingt-neuf jours pour encaisser un maximum d'argent avant de repartir au pays. Ils n'oublient pas au passage de payer leurs impôts, parce qu'ils savent très bien que la fois suivante, ils risquent d'être bloqués à l'aéroport lorsqu'ils arriveront, s'ils ne l'ont pas fait.

Même si cela reste le fruit de la détresse humaine et de la misère, il y a donc des formes différentes de prostitution.

Il faut être humble par rapport à cela. Il faut également l'être par rapport à l'opinion publique. Nous sommes sous la pression. Vous disiez tout à l'heure qu'il fallait agir. C'est vrai. On ne peut pas faire autrement. Le phénomène prend des proportions considérables. On compte aujourd'hui entre 15 000 et 18 000 prostituées, dont 6 000 à Paris. Les villes de province, même petites, sont maintenant touchées par les problèmes de prostitution avec les réseaux de l'Est et des problèmes de nuisances locales très significatives se posent.

Nous avons vu les réactions des riverains de Strasbourg, Lyon ou Boulogne. Cela devient insupportable. Je croise des gens qui me disent qu'un jour ou l'autre, ils vont prendre un fusil et tirer.

Le curé de l'église de Sainte-Jeanne de Chantal, dans le 16ème arrondissement de Paris, a expliqué qu'il était obligé, lors des enterrements, pour la sortie du cercueil, d'envoyer un éclaireur demander aux jeunes femmes de bien vouloir s'éloigner du parvis de l'église pour ne pas heurter la famille !

En tant que parlementaires, nous sommes interpellés et nous devons réagir car, autour de cette prostitution, traîne tout une faune de voyeurs, de drogués, de voyous. Quand la prostitution se développe dans une rue de nos cités, cela prend tout de suite des proportions considérables, car les uns attirent les autres. Les prostitués recherchent la sécurité. On parlait tout à l'heure de cette espèce de famille qui leur donne un sentiment de chaleur. En fait, ils ont peur et se regroupent très vite dans un endroit.

Notre rôle en tant que parlementaires, c'est aussi de sortir d'une hypocrisie totale et scandaleuse. La France n'a ratifié la convention de l'ONU du 2 décembre 1949 que le 28 juillet 1960 et l'ordonnance d'application n'est datée que du 25 novembre 1960.

Il a fallu onze ans pour ratifier la convention de l'ONU, parce que l'on ne voulait pas, en fait, supprimer le carnet sanitaire qui permettait de recenser les prostituées et que l'on accusait ces dernières d'être à l'origine de 30 % des morts de syphilis. Il faut savoir qu'il y a quarante ans, on comptait près de 10 000 morts de syphilis par an, autant que d'accidentés de la route. C'était une vraie difficulté pour la France, mais elle a fini par ratifier la convention.

A cette occasion, il avait été dit qu'on allait choisir entre l'option prohibitionniste
- américaine et chinoise -, l'option réglementariste - celle de la Belgique, de l'Allemagne ou de la Hollande - ou l'option abolitionniste, celle que nous avons finalement retenue. C'était la voie du milieu, selon une attitude assez française, mais, en fait, nous sommes restés dans l'hypocrisie la plus totale. Ainsi, alors que le proxénétisme est interdit en France et que la prostitution est seulement tolérée, l'article 92 de notre code général des impôts stipule que les prostituées indépendantes sont assujetties aux bénéfices non commerciaux, comme les professions libérales ; d'autre part les revenus du proxénétisme apparaissent dans la catégorie traitements et salaires assujettis aux bénéfices industriels et commerciaux. A ce compte, le premier proxénète de France est Bercy ! Le fisc contrôle d'ailleurs très régulièrement le paiement des impôts des travestis étrangers d'Amérique du Sud du Bois de Boulogne, qui connaissent les lois bien mieux que nous, puisqu'ils n'oublient pas d'aller payer consciencieusement leurs impôts avant de repartir dans leur pays. Il nous faut sortir de cette hypocrisie.

Il faut également, comme le disaient les représentants du Mouvement du Nid, sortir du fait que la police s'appuie sur des réseaux de prostituées, parce qu'elles leur permettent d'avoir des informations sur les proxénètes. Au cours de nos auditions, nous avons entendu des policiers nous expliquer très sérieusement qu'ils rateraient des affaires de drogue, quand ils n'auront plus les indics de la prostitution pour remonter ceux de la drogue. De même, nous avons entendu des magistrats expliquer que cela peut être intéressant, parce que cela canalise des pervers sexuels. Tout cela est très fortement hypocrite.

Le problème du racolage actif ou passif a été tranché par une décision partagée, puisque le décret de M. Pierre Bérégovoy du 29 mars 1993 a été par la suite ratifié par M. Edouard Balladur, alors Premier ministre, lorsqu'il a modifié le code pénal. La notion de racolage passif a donc été supprimée et seule fut maintenue celle de racolage actif : tant que l'on ne montre pas ses organes sexuels, le fait d'être sur la voie publique et de montrer ses seins n'est pas répréhensible. La différence entre les deux, c'est que, lorsqu'un client s'approchait d'une prostituée et qu'elle lui disait : c'est tant la prestation, il fallait qu'un officier de police judiciaire soit à côté et entende donner le montant de la prestation pour pouvoir punir le racolage actif. Résultat : en 2000, à Paris, où exercent 6 000 prostituées, il y a eu 300 PV - réponse de M. Daniel Vaillant à M. Claude Goasguen le 17 avril 2001. Effectivement, il n'y a pas beaucoup d'officiers de police judiciaire présents au moment où les négociations tarifaires ont lieu !

Il faut développer une approche éducative. Je suis entièrement d'accord avec le Mouvement du Nid sur ce point. Celle-ci est absolument nécessaire, mais elle sera longue.

Il faut également que l'on s'approche peu à peu d'une position plus claire entre abolitionnisme, prohibitionnisme et réglementarisme. Je serais, pour ma part, plutôt favorable à une approche progressive vers la prohibition.

La troisième approche est la responsabilisation du client, à la suédoise. Mais plus on clandestinise la prostitution, plus on la rend violente. Dans nos auditions de la mission parlementaire, cela nous a clairement été dit par des magistrats ou des policiers. Le réseau des prostituées constitué en Suède demande l'abolition de la loi, parce que les prostituées se retrouvent dans des situations très difficiles. Le client, prenant des risques personnels, devient d'une violence inouïe. Il défigure la fille en partant, voire la tue. Il y a ainsi eu des prostituées assassinées en Suède. Ce n'est donc pas la solution.

Il faut trouver la bonne mesure : envoyer un signal au client, sans pour autant pousser la prostitution à la clandestinité, car plus on entre dans la clandestinité, plus la violence se déchaîne. Dans le même temps, il faut expliquer au client qu'il n'est pas anodin d'aller voir une prostituée, parce que l'on entretient le phénomène de la prostitution.

La quatrième approche est celle de la prostituée victime. C'est ce que nous avons développé dans notre mission parlementaire sur l'esclavage moderne.

Je pense qu'il faut trouver un compromis entre ces quatre approches : éducative, vers la prohibition, la responsabilisation du client et la prostituée victime.

A partir de là, il faut, à mon avis, mettre parallèlement en place deux actions.

La première est la prise en compte de la victimisation de la prostituée. Par la convention de l'ONU de 1949, que nous avons ratifiée en 1960, la France s'était engagée à créer une maison d'accueil pour les prostituées par département. Quarante-deux ans après, nous n'avons que cinq maisons sur tout le territoire national.

La France s'était également engagée à aider les associations. Alors que le chiffre d'affaires de la prostitution en France est estimé entre 10 et 15 milliards de francs, la subvention totale donnée en 2000 aux vingt-cinq plus grosses associations œuvrant dans ce secteur, - elles gèrent 600 salariés et 1000 bénévoles - s'élevait à 28,5 millions de francs. Les associations ne roulent donc pas sur l'or. Nous en avons rencontré à Montpellier, dont la situation était catastrophique : ils vivaient dans des locaux sordides ; les salariés étaient payés en partie par la DDASS, en partie par le conseil général ; ils avaient cinq financeurs différents. Ils n'avaient pas la possibilité de travailler dans la durée, car leurs postes étaient très exposés. Il suffisait qu'une subvention soit remise en cause par une institution politique
- conseil général ou régional - parce que cela ne plaisait plus au nouveau président, quelle que soit sa couleur politique, et, la subvention étant supprimée, l'association fermait et perdait ses salariés.

Il faut être très clair à ce sujet et dire publiquement que l'on veut aider les associations qui travaillent pour la réinsertion des prostituées. Tant que le monde de la prostitution ne saura pas qu'il existe de vraies maisons capables de les accueillir et de les soutenir, nous n'en sortirons pas.

Ensuite, il faut se donner des moyens légaux pour que les uns ou les autres assument leurs responsabilités. Chaque fois, la police et la justice disent qu'elles ne peuvent pas intervenir. Il existe des textes de loi, qui ne sont peut-être pas assez précis mais, en tout cas, je suis heureux que l'on revienne sur la question du racolage passif et actif en disant qu'il n'y a qu'un seul racolage, parce que la police ne pourra plus se dérober.

Il faut néanmoins qu'il y ait une intervention, notamment vis-à-vis des réseaux européens. C'est un grand débat que nous avons avec les associations. Il faut tarir la source financière. Certains de nos collègues ont rencontré de vrais proxénètes en Albanie ou ailleurs, mais nous n'avons pas pu les voir en Moldavie, parce qu'ils se cachaient.

Il n'est pas étonnant que nous ayons quelques difficultés quand nous devons expliquer à ces pays, qui sont dans une misère et une détresse terribles, que la France est certes une démocratie, mais que l'on ne peut pas tout faire en France. Il faut envoyer un message à ces proxénètes pour le leur signaler. Certains proxénètes roumains, que nous avons entendus dans une émission de M6, affirment que la France est le "meilleur" pays, ... le plus rentable ! Car, nous n'intervenons jamais sur le terrain. Au nom de la défense des prostitués, que nous considérons comme des victimes, nous ne mettons pas de PV, nous ne leur prélevons pas de somme d'argent ; les bénéfices sont donc vraiment nets pour les proxénètes. Il me semble qu'il faut trouver un juste milieu et, dans le même temps, envoyer un message fort aux proxénètes.

Il faut renforcer Europol et Eurojust. Il faut construire une véritable politique européenne de lutte contre les réseaux. Tout le monde doit s'y mettre, y compris l'administration française. La Poste, par exemple, - tout le monde semble au courant, comme nous l'avons découvert lors de notre mission parlementaire -, avec cette jeune fille de seize à vingt ans qui venait toutes les semaines déposer 50 000 francs en argent liquide au bureau du quartier pour l'envoyer via la Western Union en Moldavie. Il est sûr que l'on ne peut pas demander au guichetier qu'il vérifie l'identité de la personne, mais on peut certainement faire en sorte que la Western Union, dont on sait qu'elle est le premier réseau bancaire de la mafia des pays de l'Est ne fonctionne pas aussi librement. L'immeuble le plus imposant de Chisinau, en face de l'immeuble du vice-premier ministre, est celui de la Western Union. On le sait, il faut intervenir.

C'est ce que nous avons essayé d'exprimer par le dépôt de notre proposition de loi, le 8 janvier 2002. Il faut envoyer un message à ces réseaux pour indiquer que les pays européens sont déterminés à les combattre de façon très efficace, et, dans le même temps, leur envoyer un message leur disant que l'on ne laissera pas ces filles leur rapporter autant qu'ils le veulent.

Parce qu'il n'y a pas de raison pour que cela s'arrête ! Aujourd'hui, ils demandent aux filles de rapporter 3 000 francs dans la nuit ; demain, ce sera 4 000 ou 5 000 francs. Si le montant des PV est raisonnable - de l'ordre de 300 à 500 francs l'infraction -, le proxénète malheureusement demandera à la fille de faire des passes supplémentaires, pour arriver le lendemain matin à avoir encore 3 000 francs. Il y a alors une pression supplémentaire sur la fille, ce que dénoncent avec justesse les associations. En même temps, il faut bien indiquer au proxénète qu'il y a des limites à ne pas dépasser et qu'en France, on ne peut pas gagner autant que l'on veut et, chaque fois, toujours plus.

Il faut que l'on puisse intervenir face à l'opinion publique qui ne comprend pas. Nous avons eu des témoignages, dont Mme Françoise de Panafieu vous parlera sûrement. Dans le 17ème arrondissement, des prestations sont faites en plein jour à la sortie des écoles maternelles. Plus nous laissons se propager ce genre d'événements sur la voie publique, plus nous accréditons l'idée que la prostitution est une réalité contre laquelle nous ne pouvons rien faire. Il faut trouver un équilibre.

Nous pouvons aussi trouver d'autres formules. MM. Claude Goasguen, Michel Herbillon et moi-même avions déposé une proposition de loi s'inspirant de celle relative aux sex shops, reposant sur le fait que l'on ne peut pas établir un sex shop à moins de 150 mètres d'un lieu public : école, hôpital, etc. Il serait peut-être possible de prendre des dispositions identiques pour la prostitution.

Je suis persuadé que l'on ne parviendra pas à éradiquer la prostitution du jour au lendemain. Alors, trouvons un compromis entre la répression et l'accompagnement, la reconnaissance de ces victimes que sont les prostitués, en leur offrant des possibilités de sorties du réseau. Car, comme le disait le responsable du Mouvement du Nid, j'ai rencontré moi aussi une prostituée qui a voulu sortir de la prostitution, qui a trouvé un travail et s'est vu réclamer 150 000 francs d'arriérés d'impôts. On ne peut pas demander aux personnes de sortir de la prostitution et leur réclamer des arriérés fiscaux très importants ! Les services fiscaux effacent la dette généralement, sur intervention des associations ou de parlementaires. Ils comprennent souvent combien il est difficile de sortir de ce milieu. Il faut trouver cet équilibre entre répression et accompagnement.

Je regrette la proposition de M. Nicolas Sarkozy. Il me semble qu'une amende de 3 750 euros, c'est-à-dire 20 000 francs, plus six mois de prison pour la prostituée, risquent de ne pas être appliqués. La police aura beaucoup de scrupule à intervenir. Nous n'avons pas une police totalement irréprochable et je redoute qu'avec une telle somme, nous n'assistions à du chantage. Certains policiers, nous l'avons malheureusement vu au Bois de Boulogne il n'y a pas très longtemps, se faisaient faire des prestations par des travestis en contrepartie d'une protection.

Si des amendes aussi élevées et des peines de prison aussi lourdes sont en jeu, je crains qu'elles ne soient pas appliquées et deviennent une monnaie de négociation et de chantage pour certains membres des forces de l'ordre, voire d'autres, puisque se posent aussi parfois des problèmes avec la magistrature.

Il faut trouver un équilibre entre la confiance nécessaire et légitime à nos forces de l'ordre et nos magistrats, parce que c'est l'autorité publique et, en même temps, se donner des moyens d'intervenir qui ne soient pas disproportionnés.

Voilà ce que je propose : il faut envoyer un message à l'opinion publique ; il faut envoyer un message aux proxénètes étrangers ; intervenir sur le plan européen et mettre vraiment en place une politique d'insertion efficace pour les prostituées. A cet égard, nous avons d'ailleurs été très séduit par les projets italiens et les lois belges qui permettent aux prostituées de sortir des réseaux. En Belgique, lorsqu'une prostituée accepte de collaborer avec la police et la justice en dénonçant son réseau, elle est tout d'abord soustraite de son milieu et protégée, puis, au fur et à mesure que l'enquête évolue, on lui accorde une carte de séjour, voire une carte de travail et, éventuellement, enfin la nationalité belge. Ils lui permettent de s'insérer totalement dans le pays.

C'est une bonne chose, même si les premières expériences ont été difficiles. Ils avaient placé les premières filles de l'Est qui avaient accepté de collaborer dans un pavillon de la banlieue de Bruxelles et les proxénètes sont venus les chercher avec des Kalachnikov ! Maintenant, ils ont trouvé un système pour les soustraire complètement aux proxénètes, mais il n'est jamais facile de sortir une fille du milieu, car les proxénètes sont prêts à tout.

Il nous faut donc aborder le problème dans sa globalité. On ne peut pas uniquement annoncer la répression sans développer l'insertion.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Tout à fait.

M. Pierre-Christophe Baguet : Sur ce plan, de gros efforts restent à faire. Le milieu associatif est assez divisé. Vous avez tout à l'heure entendu une petite critique de certaines associations qui vont sur le terrain, donnent des préservatifs, du gel, etc - c'est le cas du Bus des femmes et d'autres -, en partant du principe qu'après tout, si une femme veut se prostituer, elle peut le faire. D'autres associations sont très opposées à la prostitution en général. C'est le cas du Mouvement du Nid. Mais nous devons pouvoir trouver un compromis satisfaisant pour tous et, en tout cas, limiter cette détresse absolument phénoménale qui se développe dans notre pays.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Ce qui me préoccupe beaucoup est de savoir comment réussir à reprendre la proposition de loi sur la traite des êtres humains actuellement au Sénat. Elle pourrait être une bonne base de travail et serait un complément au projet de loi que M. Nicolas Sarkozy va nous présenter.

M. Pierre-Christophe Baguet : Dans notre explication de vote, nous avions insisté sur la question de la fermeté. Pour moi, la fermeté, c'est à la fois l'autorité et l'affection. On élève ses enfants dans la fermeté ; on est capable de leur faire un câlin, tout en leur fixant des limites. C'est l'approche qu'il faudrait que nous adoptions.

Nous regrettions que notre rapport parlementaire, que nous avons signé à l'unanimité, manque un peu de cette fermeté, qui limiterait la prostitution à certaines zones géographiques, qui protégerait certaines zones géographiques. C'est un peu hypocrite, mais c'est une réalité. Il faut donner un message à l'opinion publique et trouver une verbalisation qui permette de mettre en place des amendes pour que les forces de l'ordre puissent intervenir.

Je suis assez d'accord avec une verbalisation, car appliquer la prohibition tout de suite, comme nous le demandent certains collègues, me semble bien difficile. Nous avons des textes et une Constitution. Il suffit de se promener dans la rue pour voir que les jeunes qui racolent aujourd'hui sont en jeans à l'arrêt d'autobus. Or, vous n'allez pas arrêter toutes les jeunes filles en jeans qui attendent dans les abris bus. Si trois bus passent à cet arrêt et qu'elle ne prend ni le premier, ni le second, parce que ce n'est pas celui qu'elle attend, on ne peut admettre qu'un policier arrive et la taxe de racolage. Vous imaginez ! Nous aurons beaucoup de difficultés à intervenir. C'est pour cela qu'il faut que nous trouvions des compromis.

Je trouve sincèrement que 3 750 euros d'amende, c'est trop. Je suis d'accord avec la condamnation du client, car il faut lui envoyer un message clair. Mais il ne faut pas demeurer dans une totale hypocrisie, avec le risque que nous connaissons de rendre encore plus clandestine la prostitution.

La clandestinité de la prostitution est dangereuse. Nous ne pouvons pas en même temps dire à ces filles de l'Est que nous allons les aider et les pousser vers une prostitution clandestine. Nous avons eu des témoignages horribles, notamment celui d'une jeune Moldave qui nous racontait, par exemple, comment ils kidnappent sur place des enfants dans les maternités pour contraindre les femmes qui viennent d'accoucher à se prostituer. Au boulevard de la Villette, pour rappeler à l'ordre une prostituée moins zélée, des proxénètes ont coupé le doigt de son petit frère qui, par portable, lui a dit qu'elle devait travailler mieux. Nous avons affaire à des types complètement fous. Nous devons vraiment prendre des mesures très sévères.

Mme Claude Greff : Vous avez certainement travaillé le sujet beaucoup plus que moi, mais il me semble malgré tout que tant que l'on ne pénalisera pas celui qui va vers la fille plutôt que de pénaliser la fille, on ne réussira pas à résoudre le problème. Je pense que c'est surtout une question de volonté.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Tout n'est pas noir ou blanc.

M. Pierre-Christophe Baguet : Oui, ce n'est pas si évident que cela.

Mme Bérengère Poletti : Le problème est que cela existe et, comme on le disait tout à l'heure, si l'on enferme, si l'on cache, c'est pire que tout.

M. Pierre-Christophe Baguet : En Suède, les clients sont d'une violence absolument incroyable avec les prostituées aujourd'hui. De toute façon, il y aura toujours des clients et toujours des prostituées. Malheureusement, en Suède, ce sont les plus faibles qui restent dans la rue, les paumés, les drogués...

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et, ensuite, se pose le problème de santé publique.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il ne faut pas négliger l'aspect éducatif. Il faut mener une vraie politique nationale d'éducation, dans les écoles. Il ne faut pas non plus hésiter à le faire avec les associations. Il faut donner des moyens à l'Education nationale et donner des moyens aux associations qui vivotent. Je vous donnais tout à l'heure le montant des subventions distribuées à l'échelon national : 28,5 millions ! C'est totalement scandaleux. Il faut vraiment faire plus.

Mme Bérengère Poletti : Qu'y a-t-il dans le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy contre les proxénètes ?

M. Pierre-Christophe Baguet : Les mesures contre les proxénètes ont été étendues et durcies. Auparavant, par exemple, lorsqu'on arrêtait quelqu'un qui vivait de trafic de drogue, on pouvait saisir tous ses biens ; ce n'était pas le cas pour les proxénètes. Aujourd'hui, lorsqu'un proxénète sera arrêté et un réseau démantelé, on pourra saisir tous les biens du proxénétisme. C'est une progression. Il est vrai qu'il n'y a aucune raison qu'il y ait deux poids, deux mesures.

Ont également été durci les peines de prison et les amendes applicables aux proxénètes. L'inconvénient, c'est que les proxénètes sont très difficiles à arrêter. Sans une collaboration des victimes que sont les prostituées, on a du mal à remonter les réseaux, car ils sont très organisés. Ceux que l'on voit sont des seconds, voire des troisièmes couteaux. Le vrai proxénète, celui qui est à la tête de réseaux, est souvent tranquillement au chaud dans son pays.

Mme Bérengère Poletti : J'ai entendu toutes les personnes que nous avons auditionnées formuler des critiques importantes sur la pénalisation de la prostituée. Si l'on n'accompagne pas cette mesure d'éléments montrant clairement que l'on veut agir contre les proxénètes et que cela doit s'accompagner d'une véritable éducation, cela ne passera pas.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Voilà pourquoi il faut que l'on reprenne le texte voté au mois de janvier par l'Assemblée nationale sur la traite des êtres humains.

M. Pierre-Christophe Baguet : Bien sûr.

Mme Bérengère Poletti : Il le faut absolument. Humainement, ce n'est plus possible. Il est clair que ce texte pose un vrai problème.

M. Pierre-Christophe Baguet : Nous allons avoir une phase un peu difficile, parce que, si l'on verbalise les prostituées, le proxénète s'en moquera. Il les fera travailler davantage, c'est tout. Au lieu de passer neuf heures sur le trottoir, elles y resteront onze.

Mais il faut bien envoyer un message aux proxénètes. Nous sommes le seul pays européen à ne pas intervenir du tout. Le problème, c'est que, à l'Est, les proxénètes d'aujourd'hui ont commencé hier en faisant du trafic de voitures. Ils sont ensuite passés au trafic de drogue, se sont rendu compte que c'était dangereux et que les peines de prisons s'alourdissaient et ils se sont finalement tournés vers le trafic d'êtres humains. S'il le faut, ils passeront à autre chose. Les réseaux mafieux ont, malheureusement, toujours une longueur d'avance sur nous.

Si la source financière et économique du trafic des êtres humains rapporte toujours autant, sans risque majeur, sans grande condamnation, ils continueront. C'est un crève-cœur, mais je pense qu'il faut que nous envoyons un message clair à ces gens à l'Est, leur disant que la France n'accepte pas cela. On ne peut pas continuer comme cela parce que la part des prostituées de l'Est qui était de 30 % à Paris, il y a trois ans, est passée aujourd'hui à 80 %. L'arrivage est continu. De plus, je peux vous assurer que quand on voit la misère qui règne en Moldavie, ce n'est pas demain que la source se tarira.

Il faut secouer nos forces de police. Une fois, nous avons vu, porte Maillot, des gamines qui n'avaient pas plus de treize ans. Une voiture de police est passée devant elles au ralenti - on voyait très bien qu'elles n'avaient pas seize ans - et a poursuivi son chemin !

Il y a, malgré tout, des histoires qui étonnent toujours, comme celle que nous avons entendue, lors de l'audition précédente, de cette femme, porte Dauphine, qui appelle le commissaire de l'arrondissement pour lui signaler que des gamins de onze et douze ans se prostituent. Et le commissaire ne bouge pas ! Il y avait deux proxénètes derrière eux ; il suffisait de venir les attraper. Mais la police française n'a pas bougé, disant qu'elle ne peut rien faire, parce que le racolage passif a été supprimé...

Mme Béatrice Vernaudon : C'est le problème auquel nous nous heurtons aussi chez nous.

M. Pierre-Christophe Baguet : Mais on peut trouver des solutions. Il faut en trouver. Il faut donner des moyens légaux pour obliger chacune des autorités concernées à bouger, pour qu'elles ne puissent plus se dérober. Que le client ne puisse plus se dérober, que la police ne le puisse pas, pas plus que la justice et que, dans le même temps, l'on accompagne cela d'une politique de réinsertion des prostituées.

Mme Bérengère Poletti : Je parlais tout à l'heure de l'électrochoc que produirait une telle loi. Mais pour cela, il faut vraiment affirmer haut et fort que le commerce du corps humain n'est pas normal. Cela n'a jamais été dit.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il y a toujours à l'origine un malaise humain.... Même chez cette femme, avenue Victor Hugo, qui disait qu'elle se prostituait pour gagner de l'argent. On ne se prostitue pas dans la rue par plaisir ou par besoin d'argent pour s'acheter de beaux habits. Je n'y crois pas. Il y a toujours une détresse personnelle à l'origine.

Dans le cadre de la mission parlementaire sur l'esclavage moderne, nous avons mené des auditions pendant un an, puis nous avons élaboré un rapport. Il y a aussi un excellent rapport, de Mme Dinah Derycke, présidente de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, qui donne beaucoup de chiffres sur la prostitution.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je ne peux que vous encourager à le lire. Je vous recommande également la lecture du livre de Mme Claudine Legardinier "Les trafics du sexe", qui est plus violent, mais très instructif aussi.

M. Pierre-Christophe Baguet : J'ai en tête de nombreux témoignages. Au départ, comme c'est souvent le cas - cela nous a été dit par une jeune Moldave qui s'est retrouvée sur le boulevard des Maréchaux à Paris -, elles sont trompées par des relations qui leur disent qu'elles vont leur trouver du travail. Cette jeune Moldave, ainsi que deux autres jeunes filles, était partie avec l'amie de la cousine de sa mère. Elles ont quitté la Moldavie et ont été vendues, une première fois en Roumanie, où la fameuse "amie" les a quittées pour rentrer.

De là, elles sont passées par la Hongrie dans une auberge où un Anglais faisait le tri entre les différentes femmes, les violant au passage. Elle était partie vierge à dix-neuf ans de chez elle. Son calvaire a duré trois mois. Après la Roumanie et la Hongrie, ce furent les bordels de la KFOR en ex-Yougoslavie. Puis, le passage en Albanie, recueillie de l'autre côté de la frontière par des douaniers albanais. Là, elle a rencontré quelqu'un de plus gentil, mais c'est le coup classique du gentil dont elle tombe plus ou mois amoureuse ; celui-ci la fait alors passer par l'Italie et elle se fait violer, devant les femmes et les enfants, par le passeur de l'un de ces fameux zodiacs qui traversent la mer, qui considérait qu'il n'avait pas été payé assez cher.

De Milan, elles prennent le train et se retrouvent à Paris où une espèce de mère maquerelle russe les prend en charge, les amène à l'OFPRA pour leur faire délivrer un certificat de réfugié apatride et, le soir même, les prostitue sur le trottoir du boulevard des Maréchaux. Trois jours après, la même mère maquerelle les amène au commissariat du 19ème où elles font une déclaration de perte de leur certificat de l'OFPRA. L'avantage, c'est que, cette déclaration de perte étant valable trois mois, elles sont en situation régulière pendant cette durée.

Le Président de la République a dit qu'il fallait que l'OFPRA tranche dans le mois qui suit la demande. Ce serait déjà une bonne mesure, mais peut-être aussi que le guichetier de l'OFPRA et le fonctionnaire de police pourraient lever le nez de leur guichet et s'interroger quand ils voient une femme accompagnant trois jeunes filles, qui viennent faire toutes les trois les mêmes déclarations, au même moment, pour le même objet, et qu'aucune des trois ne parle français. Le directeur de l'OFPRA nous a dit qu'ils n'ont pas à juger de l'opportunité de la demande et doivent délivrer le certificat.

Chaque fois, nous nous sommes heurtés au même problème, chacun nous exposant ses bonnes raisons.

Il en est de même de l'esclavage domestique. Nous avons auditionné le responsable du protocole du quai d'Orsay, car nous avions eu des témoignages parlant d'esclavage domestique dans des missions diplomatiques. Il a fini par nous avouer qu'effectivement, quand une délégation arrivait dans un avion privé, passait par le salon d'honneur d'Orly et qu'il y avait soixante personnes, il ne vérifiait pas les soixante passeports. Il prenait le paquet et tamponnait, sans regarder si elles étaient soixante ou soixante-cinq. Parmi celles-ci, il peut y avoir deux ou trois esclaves philippines, que l'on retrouve ensuite dans les résidences du corps diplomatique.

Il nous a lui aussi expliqué la difficulté du contrôle. Cela signifie que l'on introduit et qu'on laisse se développer l'esclavage domestique en France. Et tout le monde a une bonne raison ! Le quai d'Orsay, l'OFPRA, la police de l'air et des frontières, qui vous explique qu'elle ne peut pas contrôler les passeports à Orly, dès lors qu'il y a un représentant du quai d'Orsay... Et tout est à l'avenant ! Nous avons entendu cela pendant un an.

Il est vrai que l'on ne peut pas tout résoudre du jour au lendemain, mais cela fait bien des détresses dans notre pays. Pour le pays des droits de l'Homme, nous pourrions peut-être nous bouger un peu !

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Tout à fait.

M. Pierre-Christophe Baguet : Nous donnons des leçons d'humanisme aux autres pays, mais nous pourrions commencer par regarder ce qui se passe chez nous.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : S'agissant de l'article 28 du projet de loi sur le retrait de la carte de séjour temporaire des étrangers....

Mme Bérengère Poletti : Cet article m'inquiète un peu.

M. Pierre-Christophe Baguet : Oui, parce qu'il va accroître le trafic des visas. En Moldavie, les agences de tourisme habilitées à préparer les demandes de visas, puisqu'il faut un visa pour venir en France, justifiant d'un voyage touristique, sont passées d'une trentaine, il y a trois ans, à plus de cent, aujourd'hui. Ces agences sont agréées par le gouvernement moldave ; chaque ministre a fait créer sa propre agence touristique par un copain. Du coup, comme ce sont des agences légales, ils sont dans des situations régulières. L'ambassadeur d'Allemagne nous disait que des complices de proxénètes font la queue nuit et jour pour obtenir des visas touristiques pour la France. Tout s'achète, même la place dans la file d'attente.

Mme Bérengère Poletti : C'est là-dessus qu'il faut agir.

M. Pierre-Christophe Baguet : Oui, mais nous ne pouvons pas non plus interdire la délivrance de visas. Ce n'est pas si simple que cela. Les travestis d'Amérique du Sud qui se prostituent au Bois de Boulogne sont en situation régulière. Ils ont un visa touristique en bonne et due forme. Ils restent deux mois et vingt-neuf jours, pas un jour de plus. Les forces de l'ordre vous le diront, ils sont pratiquement tous en situation régulière. Donc, l'angle d'attaque n'est pas toujours facile à définir. On ne peut tout de même pas interdire l'accès à la France à tous les pays susceptibles de...

Mme Béatrice Pavy : Pourquoi ne pas limiter dans un premier temps ?

M. Pierre-Christophe Baguet : De plus, nous avons parfois aussi nos propres fonctionnaires qui, dans certaines ambassades, faillissent. Vous avez vu le scandale de l'ambassade de France à Sofia. C'est tentant, car les réseaux sont très riches. Le ménage a été fait, nous a-t-on dit. Je ne sais pas ce que cela a donné. J'espère tout de même que cette personne a été renvoyée. Cependant, ce n'est pas parce qu'il y a eu un dérapage qu'il ne faut pas négliger cette piste.

Ce n'est pas si simple, car établir l'obligation de visa pour venir en France, pour certains pays, notamment ceux d'Afrique avec lesquels nous avons des relations privilégiées, c'est aussi leur adresser un signe de défiance. En haut lieu, on vous expliquera que ce n'est pas souhaitable. Rien n'est simple, il faut beaucoup d'humilité.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Il faut reprendre le texte actuellement au Sénat sur la traite des êtres humains.

M. Pierre-Christophe Baguet : On peut difficilement sortir un nouveau texte sans prendre en compte celui qui a été voté à l'unanimité en janvier dernier. Il faut l'exhumer, quitte à le modifier.

Personnellement, je suis favorable à l'amende pour racolage. C'est un crève-cœur mais c'est, à mon avis, une piste à développer ; l'amende pour les deux, le client et la prostituée. Une amende raisonnable, qui soit applicable, pas une amende de 3 750 euros.

En ce qui concerne les dispositions relatives aux femmes en situation particulière de faiblesse, il faut savoir qu'il existe une prostitution des femmes enceintes, bien plus lucrative, puisque les clients paient plus cher. Il y a des obsédés qui veulent n'avoir que des prostituées enceintes.

Mme Claude Greff : Ce n'est pas possible !

M. Pierre-Christophe Baguet : Oui, on atteint des sommets dans l'horreur. Les réseaux de l'Est font en sorte que les filles soient enceintes et, ensuite, les vendent plus cher. Elles se prostituent pratiquement jusqu'au moment de l'accouchement et elles repartent sur le trottoir trois jours après avoir accouché. Je pense que cette partie de l'article 18 du projet de loi répond à une demande formulée par les associations de condamner de façon encore plus fortement le proxénète et le client en pareils cas.

Mme Bérengère Poletti : Dans l'article, on ne parle pas du proxénète. C'est le client qui est visé.

Mme Claude Greff : C'est les clients qu'il faut pénaliser ! Franchement, rouvrons les maisons closes pour que les choses se fassent en tout régularité. On ne peut pas interdire la prostitution, elle existe, les hommes en ont besoin, les femmes aussi, nous ne la supprimerons pas...

M. Pierre-Christophe Baguet : Je ne suis pas d'accord avec vous, parce que dans "maison close", le deuxième mot est justement "close", c'est-à-dire que l'on ne sait pas ce qui se passe derrière et, croyez-moi, c'est parfois pire.

Mme Arlette Grosskost : Il faut que ces maisons soient contrôlées.

M. Pierre-Christophe Baguet : Ce n'est pas si simple. Notre collègue de Strasbourg a eu des témoignages du fonctionnement d'Eroscenter en Allemagne. La situation y est dramatique. C'est de l'abattage, car le tenancier de la maison close veut que la fille soit rentable...

Mme Claude Greff : Pénalisons l'utilisateur !

Mme Bérengère Poletti : Il y a un véritable problème culturel que l'on ne peut résoudre en rouvrant les maisons closes et en interdisant la prostitution. Je suis d'accord avec le discours de Mme Claudine Legardinier selon lequel il faut une révolution culturelle. Le problème, c'est qu'il faut au moins une génération.

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