DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 24

Mardi 5 juillet 2005
(Séance de 11 h 30)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

Audition sur le thème des femmes de l'immigration :

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- Mme Annie Guilberteau, directrice générale du Centre nationale d'information et de documentation des femmes et des familles (CNIDFF)

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu Mme Annie Guilberteau, directrice générale du Centre national d'information et de documentation des femmes et des familles (CNIDFF).

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a dit son plaisir d'accueillir, dans le cadre de la réflexion engagée par la Délégation sur une meilleure intégration des femmes immigrées ou issues de l'immigration, Mme Annie Guilberteau, directrice générale du Centre national d'information sur les droits des femmes et des familles, qu'accompagnent Mmes Catherine Body et Ferten Djendoubi. Les femmes sont, le plus souvent, les pivots des sociétés et les femmes de l'immigration ont donc un grand rôle à jouer. Pour avoir elle-même, dans ses anciennes fonctions d'enseignante, entretenu des relations suivies avec les parents d'élèves, elle a pu constater que, si les mères veulent l'intégration, elles font tout pour la faire progresser mais que si elles ne la veulent pas, il s'ensuit une coupure définitive avec la société française et un repli vers les traditions.

Les auditions successives permettent de mesurer l'ampleur des problèmes, qui s'explique notamment par la diversité des immigrations. De plus, les auteurs de différents rapports se plaignent de ne pas être entendus. La Délégation a donc la responsabilité de dire ce qui est et de contribuer à l'élaboration de lois éventuelles. Mais tout texte sur ce sujet demande à la fois un travail considérable et une grande diplomatie. L'audition qui commence sera donc d'un intérêt particulier.

Mme Annie Guilberteau a souligné que les femmes de l'immigration sont omniprésentes dans les permanences des centres d'information sur les droits des femmes. De multiples services et actions existent dans les CIDF pour les approcher.

Dans la représentation collective, l'immigré est encore un homme seul, venu travailler en France pour renvoyer de l'argent à sa famille restée au pays. C'était le schéma dans les années 1950-1960, mais depuis la politique de regroupement familial instituée dans les années 1970, la population immigrée s'est fortement féminisée, même si les femmes immigrées ne sont pas toujours visibles. Des premières collectes d'informations réalisées par les plates formes d'accueil et d'intégration, il ressort que 55 % des primo-arrivants recensés sur les plates-formes de l'ANAEM (Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations) sont des femmes ; or, elles ne sont signataires que de la moitié des quelque 46 000 contrats d'accueil et d'intégration conclus jusqu'à décembre 2004. Il faut s'interroger sur cette déperdition de 5 %.

Il n'y a pas une immigration unique mais des immigrations. Chaque femme issue de l'immigration a un parcours spécifique, ses richesses et ses handicaps, ses ressources propres et ses difficultés, si bien qu'il faut trouver des réponses multiples à des problèmes multiples. Il y a toutefois un point commun à toutes celles qui fréquentent nos permanences : elles se trouvent toujours dans des situations où il faut régler plusieurs problèmes en même temps. Problèmes juridiques - titre de séjour, regroupement familial, droit international privé, établissement des droits sociaux, mariage forcé, polygamie - et problèmes sociaux - travail, retraite, assurance, logement - s'entrecroisent, auxquels se greffent d'autres difficultés liées au droit de la nationalité, au surendettement, à la responsabilité parentale...

L'allusion est de plus en plus souvent faite, dans les permanences, à ces graves atteintes que sont les mariages forcés et la polygamie, mais l'on constate une prise de conscience qui n'existait pas il y a quinze ans, et les femmes expriment de plus en plus souvent l'idée que ce n'est pas normal.

S'agissant de la responsabilité parentale, le CIDF de l'Ardèche a fait des observations particulières : une politique conjointe au sein de l'Education nationale, des élus, des travailleurs sociaux pointant la montée en puissance de l'intégrisme religieux dans certains quartiers, avait demandé à ce que l'on « restaure l'autorité des pères ». Seulement, dans certaines situations, cela s'est traduit par la réinstallation d'une autorité coercitive sur les filles. Mme Annie Guilberteau a souligné que, dans ce contexte, le concept d'autorité parentale a été apprécié exclusivement au regard de références culturelles et en a donc exclu les règles de droit prônées par notre Etat républicain.

En dépit de leur caractère cumulatif, les discriminations faites aux femmes sont souvent minimisées et tendent à être ignorées ou justifiées par la « nature » ou la « culture », qui excuseraient des traitements avilissants inacceptables et inégalitaires. Mais la « culture » doit évoluer vers davantage d'égalité, et aucune différence culturelle ne peut justifier des mutilations sexuelles ou des mariages forcés.

Sans reprendre l'ensemble de l'étude consacrée aux « Femmes de l'immigration », à laquelle le CNIDFF a activement participé, Mme Annie Guilberteau a ensuite mis l'accent sur quatre types de difficultés spécifiques pour l'accès à la citoyenneté des femmes issues de l'immigration. Le premier problème tient à la difficulté d'accès aux droits. Cela vaut pour les femmes de l'immigration plus que pour d'autres et c'est sans doute le cas aussi pour les femmes qui vivent dans les campagnes les plus reculées. Les femmes issues de l'immigration ignorent souvent qu'elles peuvent faire appliquer la législation française, qui leur est souvent plus favorable. Ainsi, en matière de divorce, la juridiction française peut être saisie dès lors que le domicile conjugal se situe en France ou que les enfants y ont leur résidence habituelle. Or, de nombreuses femmes ignorent ces dispositions et laissent le mari saisir la juridiction de leur pays d'origine, qui leur sera moins favorable. Il faut donc augmenter le nombre de permanences d'accès aux droits dans les quartiers pour que les femmes issues de l'immigration puissent mieux connaître leurs droits, les faire valoir et gagner en autonomie.

Le deuxième problème tient aux difficultés que les femmes éprouvent à faire appliquer leurs droits fondamentaux lorsqu'elles se voient imposer une vie maritale non choisie qui leur vaut de subir la volonté de leur mari, qu'il s'agisse de mariages forcés, de répudiations, de mutilations sexuelles, de polygamie. Mme Annie Guilberteau a souligné la situation particulièrement difficile de certaines femmes arrivées en France par le biais d'agences matrimoniales « spécialisées » mettant en relation des femmes, notamment originaires des pays de l'Est et de Madagascar, avec des ressortissants français, la plupart du temps beaucoup plus âgés qu'elles. Certaines de ces femmes arrivent dans les permanences, totalement déracinées, sans ressources et souvent très isolées. Ces situations sont des « mariages arrangés » sur lesquels il conviendrait que le législateur se penche.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a demandé pourquoi tant de femmes venaient de Madagascar.

Mme Annie Guilberteau a répondu qu'elle l'ignorait, mais que plusieurs centres, notamment en Bretagne, en Loire Atlantique et dans le Limousin, font régulièrement état de tels mariages. Il ne s'agit pas à proprement parler de prostitution. Le phénomène a été signalé plusieurs fois aux pouvoirs publics, sans réaction à ce jour.

La troisième difficulté à laquelle se heurtent les femmes de l'immigration est de trouver leur place sur le marché du travail, car elles sont victimes d'une double discrimination. A l'école, elles sont orientées vers des filières saturées ; à l'embauche, elles sont cantonnées dans certains secteurs d'activité tels que les services directs aux particuliers, les emplois à temps partiel ou les contrats précaires. Elles souffrent, plus encore que les autres femmes, du « plafond de verre ». Il faut noter que cela vaut aussi pour les femmes de la deuxième, voire de la troisième génération, pour des raisons que l'on ne connaît que trop : nom patronymique à consonance étrangère ou caractéristiques physiques stigmatisantes. Ce problème demeure d'une cruelle actualité.

La dernière difficulté, c'est qu'elles ne sont pas reconnues comme individus dans une société qui véhicule des images stéréotypées ou fausses de ce qu'elles sont. Il faut dire qu'elles sont souvent invisibles, puisqu'elles sont peu représentées dans les instances dirigeantes, les syndicats, les partis politiques et les associations, exceptions faites des associations à dominante communautariste. Cela n'est pas le cas pour les jeunes, rassemblées au sein de mouvements tels que « Ni putes ni soumises », mais les femmes reçues dans les permanences du CNIDFF sont âgées de trente-cinq à cinquante ans, et leur situation est différente.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a demandé si l'intégration paraît moindre qu'il y a quinze ans.

Mme Annie Guilberteau s'est dite incapable d'évaluer si l'intégration est moindre mais pouvoir répondre sans hésiter qu'elle n'est pas plus grande.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a dit craindre une régression et la radicalisation de la population issue de l'immigration.

Mme Annie Guilberteau a indiqué que, sur cette question, les avis sont divers au sein du réseau des CIDF. Certains centres font effectivement état d'une forme de radicalisation et de peur chez certaines femmes. Cela a été perçu par le centre de la Drôme qui, à l'occasion de son trentième anniversaire, a organisé une manifestation itinérante sur une trentaine de marchés du département pour évoquer l'égalité entre les hommes et les femmes. Certains propos tenus par des hommes, certes rares, à cette occasion ont été d'une extrême agressivité. Toutefois, certains discours excessifs ont conduit d'autres hommes à se démarquer d'opinions radicales. On peut toujours espérer que le dialogue avec les hommes les plus ouverts permette à d'autres hommes d'évoluer. C'est bien, entre autre, sur les mentalités qu'il nous faut agir.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, s'est dite inquiète de ce qu'elle ressent comme une radicalisation diffuse. Ainsi, certaines jeunes filles qui voulaient participer à la marche organisée par le mouvement « Ni putes ni soumises » ont exprimé la certitude de ne pas y être autorisées par leur père. On sait d'autre part que la communauté turque fait venir des jeunes de Turquie pour leur faire épouser des Turcs de France, dans un climat de radicalisation culturelle qui n'existe pas en Turquie même. Dans ce contexte, comment promouvoir le principe de l'égalité des sexes avec suffisamment de tact pour ne pas donner le sentiment d'une ingérence dans des cultures qui ne sont pas fondées sur les mêmes principes ? Ne peut-on craindre qu'en faire trop ne conduise à un surcroît de radicalisation ?

Mme Annie Guilberteau a répondu que le réseau des centres d'information sur les droits des femmes s'interroge également sur ce point. Il faut trouver les mots justes pour donner une représentation réelle de l'égalité et faire que cette valeur soit perçue comme acceptable et donc intégrée. Un grand travail reste à faire à ce sujet. Les CIDF s'y emploient par le biais de supports tels que des jeux, mais il n'est pas simple de traduire de manière aisément intelligible des concepts qui peuvent être interprétés de diverses manières y compris dans notre propre culture.

Que note-t-on d'autre dans les permanences ? En premier lieu l'ignorance de l'existence de lieux d'information. Les permanences pour être très visitées doivent être implantées dans des lieux pertinents. Ceci présente un impact direct sur l'accès aux droits. On note aussi la méconnaissance du maillage associatif et institutionnel, l'incompréhension des mécanismes administratifs et sociaux, la difficulté de s'orienter et de se déplacer dans une ville, même pour les femmes qui vivent en France depuis longtemps, si bien que le périmètre de leurs déplacements demeure limité. A ces difficultés s'ajoutent les souffrances liées à l'exil et au déracinement.

On constate également l'incidence des problèmes linguistiques. L'insuffisante maîtrise de la langue constitue un véritable obstacle à l'accès aux droits et à l'insertion. Par ailleurs, lorsque les femmes viennent accompagnées de quelqu'un qui assure la fonction d'interprète, nul ne peut être certain que les informations traduites restituent la réalité du droit français, surtout lorsqu'il s'agit de divorce et d'autorité parentale. On note également les difficultés liées à l'analphabétisme, qui impose une aide à la rédaction d'actes et de contrats. Des juristes sont souvent amenés à orienter les femmes vers des écrivains publics, mais ceux-ci n'ont pas tous une formation adéquate, en particulier juridique.

Pour toutes ces raisons, les CIDF ont multiplié des actions spécifiques visant les femmes de l'immigration. Il s'agit en premier lieu d'actions collectives d'accès au droit menées en s'appuyant sur des supports vidéo et des jeux pédagogiques et conçues de telle manière que les populations soient mélangées, ce qui évite la « ghettoïsation » et suscite des solidarités.

Le réseau développe aussi des services de proximité pour l'accès aux droits et l'aide aux démarches administratives en privilégiant la complémentarité avec d'autres partenaires. Les centres ont également créé des ateliers thématiques pour aménager des espaces conviviaux où la parole se délie et où les femmes peuvent aborder des sujets de fond tels que la contraception, les mariages arrangés, la parentalité, la violence dans le couple, l'égalité entre hommes et femmes.

Enfin, des guides et des brochures d'information sur le droit de la famille pour les étrangers résidant en France ont été publiés et diffusés à l'attention des travailleurs sociaux et des partenaires du réseau, et un service spécialisé en droit international privé a été créé, dont Mme Serten Djendoubi est la responsable.

Mme Serten Djendoubi a indiqué que le Bureau régional des ressources juridiques internationales est spécialisé en droit international privé. Ce service, confié au CIDF phocéen, est destiné essentiellement aux CIDF mais également aux professionnels - administrations, travailleurs sociaux, associations -, pour faire que les problèmes spécifiques des femmes de l'immigration soient pris en charge.

Dans le cadre de l'activité du BRRJI, Mme Serten Djendoubi a eu à connaître de la situation des femmes étrangères pour ce qui est de l'application de leurs lois nationales en France, de leur statut personnel, des pratiques traditionnelles telles que les mutilations sexuelles, et aussi de leur situation économique.

S'agissant de leur statut et de la citoyenneté, les femmes migrantes expriment souvent le sentiment de n'être pas considérées comme des citoyennes à part entière mais comme des biens appartenant à un homme ou à une communauté. Cela peut s'expliquer par le processus de regroupement familial car si elles sont arrivées par ce biais, elles n'existent pour la France que par rapport à leur lien conjugal ou familial. Leur statut est lié à celui d'un homme ou d'une famille ; elles n'ont pas de statut autonome. Or, les femmes étrangères restant soumises à leur statut personnel, l'application de ce dernier peut avoir de graves conséquences sur leur avenir en France. En effet, en vertu de l'article 3 du code civil français, chaque ressortissant est soumis à sa loi nationale. On comprend que la facilité de dissolution du mariage par répudiation ou par divorce offerte au mari par certaines législations étrangères fragilise la situation administrative des femmes étrangères, qui peuvent se retrouver rapidement en situation irrégulière si le lien conjugal est brisé. Certes, les juridictions françaises manifestent régulièrement leur volonté de protéger les femmes étrangères contre d'éventuels jugements étrangers discriminants mais souvent, cela n'est pas possible.

Le droit de séjour est conditionné par les liens familiaux. La fragilité de ce lien rend les femmes immigrées vulnérables, puisqu'elles sont dépendantes de la constance du couple et donc de leur mari. Si la base légale du séjour qu'était le mariage n'existe plus, la femme immigrée se trouve en situation irrégulière. Par peur de perdre le droit de résider en France, certaines sont contraintes de rester avec leur mari, ce qui les expose à un risque supérieur de subir pressions, voire chantage et violences conjugales. La loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration et au séjour des étrangers en France avait prévu la possibilité de régulariser la situation des femmes étrangères victimes de violences conjugales mais cette disposition n'est utilisée que lors du renouvellement du titre de séjour, et tout dépend de la bonne volonté du préfet. De plus, certaines femmes n'ont pas toujours les moyens de faire valoir les violences qu'elles subissent car elles sont très souvent isolées, surtout les primo-arrivantes, qui ne maîtrisent pas le fonctionnement des circuits administratifs et qui restent souvent sans titre de séjour, soit par méconnaissance du processus, soit par passivité du conjoint.

Certaines femmes immigrées n'ont que très peu accès au monde extérieur. Les primo-arrivantes, ne maîtrisant pas la langue, hésitent à se déplacer seules, et le mari, souvent indisponible, ne les aide pas à découvrir les structures ou les services français. Il faut donc qu'une autre femme ou une assistante sociale consente à pallier l'absence du conjoint pour que ces femmes puissent accéder aux administrations publiques. Le cantonnement géographique dans des cités fortement communautarisées a maintenu les femmes dans un rôle de mère nourricière, mais il les tient également loin des regards et dans l'obligation de taire les éventuelles violences dont elles sont victimes, dans un environnement qui les oblige à respecter et à perpétuer les pratiques traditionnelles que sont l'excision et le mariage forcé, même si elles n'en ont pas la volonté.

L'examen de la situation économique des femmes de l'immigration fait ressortir des facteurs pénalisants. On citera en premier lieu la non reconnaissance de leur diplôme étranger et le défaut de prise en compte de l'expérience professionnelle acquise dans le pays d'origine.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a fait observer que cette difficulté vaut pour tout immigré, soulignant que la prudence doit valoir pour toute équivalence de diplôme. La question se pose d'ailleurs dans les mêmes termes pour les Français résidant à l'étranger.

Mme Serten Djendoubi, sans en disconvenir, a indiqué que cette situation est toutefois source de graves difficultés, et cité le cas d'une femme médecin algérienne qui aurait dû reprendre ses études à zéro pour pouvoir exercer en France alors qu'elle n'a rien pour vivre et qu'elle est mère isolée.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a reconnu la réalité du problème.

Mme Serten Djendoubi a indiqué qu'une deuxième difficulté tient à ce que les choix professionnels sont restreints. Les femmes issues de l'immigration font état de leur cantonnement aux services à la personne, qui ne valorisent pas leur expérience passée et qui ne permettent pas d'évolution professionnelle. Les difficultés linguistiques sont un frein et certaines femmes regrettent de s'être mariées trop jeunes pour poursuivre des études. Certaines femmes évoquent également des freins culturels : ainsi de ces femmes de confession musulmane dissuadées d'exercer certaines activités professionnelles. Par exemple, en milieu hospitalier, l'interdit culturel empêche d'approcher les hommes. Ces phénomènes, jusqu'à présent récurrents, tendent à s'accentuer.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a constaté qu'en trente ans, l'action menée n'avait guère eu de résultats.

Mme Serten Djendoubi a répondu que c'est un sentiment général exprimé par les femmes reçues dans les CIDF, lorsqu'on leur demande si elles ont fait état de leurs difficultés. Elles expliquent alors qu'elles ont beau être en France depuis trente ans, personne n'est venu les chercher pour les faire sortir de chez elles, devant leur mari, lequel, dans un tel contexte, n'aurait pu s'opposer à cette démarche. De ce fait, elles sont désormais âgées de soixante ans et elles ne maîtrisent ni la langue française ni l'environnement dans lequel elles vivent depuis des décennies. Toutefois, la récente mobilisation contre les pratiques traditionnelles et particulièrement les mariages forcés a libéré la parole, ce qui constitue un progrès. Le CIDF travaille d'ailleurs avec le mouvement « Ni putes ni soumises » des Bouches-du-Rhône. L'effort doit être poursuivi.

Il faut également souligner la vigilance des pouvoirs publics et des juridictions, qui atténuent les effets des jugements étrangers qui peuvent être discriminants. Ainsi, la Cour de cassation a été amenée à plusieurs reprises, et encore le 17 février 2004, à refuser la reconnaissance en France de jugements de répudiation, qu'elle a jugés contraires au principe d'égalité des époux dans le mariage et ne respectant pas les droits de la défense, une épouse ne pouvant faire valoir ses droits lors d'une répudiation. Cette jurisprudence protectrice des droits des femmes migrantes a permis de pallier les conséquences dramatiques qu'aurait entraînées l'application en France de ces jugements défavorables.

Le rappel aux accords bilatéraux et aux règles de compétences juridictionnelles permet aussi d'empêcher l'application en France de tels jugements. Toutefois l'application des accords bilatéraux ne suffit plus à éviter des situations ambivalentes, telles qu'une femme étrangère peut se trouver répudiée dans son pays mais mariée en France, ou divorcée en France et encore mariée dans son pays d'origine. On constate en effet un problème récurrent pour obtenir l'exécution des jugements français de divorce dans le pays d'origine.

A cela s'ajoutent la douleur psychologique et le sentiment d'injustice que peuvent éprouver les femmes étrangères face à ce traitement différencié : elles, qui vivent en France depuis des décennies, se voient appliquer la loi de leur pays d'origine, qu'elles ne connaissent pas et qui contient des dispositions contraires au droit de la société dans laquelle elles vivent, qu'il s'agisse de la polygamie ou de la répudiation. Elles souhaitent que les accords bilatéraux soient mieux appliqués afin de permettre l'établissement rapide d'un état civil qui leur permettra de vivre dans la sérénité.

Le contexte étant celui qui vient d'être décrit, quelles peuvent être les préconisations ? S'agissant du statut personnel, il faut renforcer l'information et améliorer la diffusion des lois étrangères et des règles du droit international privé. Il faut aussi créer une véritable coopération et une aide mutuelle judiciaire entre la France et les pays d'origine afin d'améliorer l'exécution des jugements français et la prise en compte effective des intérêts des femmes.

Pour ce qui est du droit au séjour, il faudrait désigner un réfèrent au sein du bureau des étrangers des préfectures, et le mettre à l'écoute des difficultés particulières des femmes. Il faut aussi mieux tenir compte des violences conjugales dans les causes de la rupture de la vie commune et assurer la régularisation de l'épouse dès son arrivée en France. Il faut enfin mutualiser les moyens des services préfectoraux et des structures traitant du droit des étrangers.

Mme Annie Guilberteau a souligné la nécessité d'accroître le nombre des structures d'accès au droit, en veillant à ce que ceux qui les animent soient véritablement qualifiés pour le faire. La complexité des lois et des règlements est telle que ces tâches ne doivent être confiées qu'à des gens qui ont de solides connaissances juridiques. C'est d'ailleurs parce qu'il compte dans son effectif des juristes aguerris que le réseau des CIDF souhaite recentrer une partie de ses activités en faveur de ce public précis ; dans un tel domaine, on ne peut improviser ni, donc, laisser n'importe quelle association se lancer dans de tels services.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a retenu, au nombre des préconisations avancées, celle de créer dans chaque préfecture un lien spécifique obligatoire avec les femmes de l'immigration.

Mme Annie Guilberteau a confirmé que cela serait nécessaire. Pourquoi ne parviendrait-on pas à sensibiliser les préfectures aux problèmes spécifiques des femmes de l`immigration comme on a progressivement réussi à sensibiliser commissariats et gendarmeries à la question des violences faites aux femmes ? L'idée est à creuser, car ces femmes, outre qu'elles peuvent être victimes de la violence conjugale « ordinaire », sont aussi victimes de ces délits que sont les mutilations sexuelles et les mariages forcés. Cependant, l'émergence du mouvement « Ni putes ni soumises » a fait que l'on s'est focalisé sur les violences subies par les femmes de certains quartiers. Or, le problème n'existe pas seulement là. Cette focalisation peut avoir un aspect réducteur et porte en germe un risque de stigmatisation de l'agresseur, qui serait de fait un homme arabe ou l'étranger, quand on sait que la violence faite aux femmes est multiculturelle.

Mme Serten Djendoubi a dit que les préjugés ont la vie dure : ainsi de ces femmes qui, venues porter plainte pour violences conjugales s'entendent dire : « Oui, mais chez vous, c'est comme ça... », alors que la législation des pays d'origine proscrit expressément de tels comportements.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a observé que, là encore, il est bien difficile de savoir jusqu'où peut aller l'ingérence.

Mme Serten Djendoubi a répondu qu'en l'occurrence, la première chose à faire est de rappeler aux individus concernés les dispositions législatives du pays dont ils sont issus.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a observé qu'en dépit de l'important travail mené par l'Etat et par les associations depuis des années, la situation actuelle traduit un échec qui exige une réflexion de fond. L'inquiétude de la Délégation grandit à mesure que les auditions se succèdent.

Mme Catherine Body a exposé que la principale difficulté dont souffrent les femmes de l'immigration est le manque de reconnaissance en tant qu'individu, dans leur singularité, indépendamment de leur nationalité d'origine. Voilà pourquoi le CIDF de Marseille a organisé, en avril dernier, une action tendant à la visibilité et la reconnaissance, sur le thème « Femmes et migrations ». Il était en effet important de dissocier « femmes de l'immigration » et « femmes des quartiers » en les rendant visibles dans leur diversité et en leur donnant une place valorisante. Cette manifestation a été organisée en coopération avec une vingtaine d'associations et la municipalité et avec le fort soutien de la délégation régionale aux doits des femmes et à l'égalité. La participation d'un service de l'Etat a, par elle-même, donné un souffle particulier à cet événement et l'a valorisé aux yeux du public.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a observé que la réactivation du réseau des déléguées régionales n'est malheureusement pas dans l'air du temps. Elles devraient pourtant avoir l'oreille du préfet, au lieu que l'indispensable action de terrain qu'elles ont vocation à mener dépende de sa bonne volonté.

Mme Annie Guilberteau a insisté sur l'apport des déléguées régionales, souligné leur manque de moyens et précisé que les délégations régionales sont un lien indispensable entre les institutions et les associations représentantes de la société civile.

Mme Catherine Body a précisé que les partenariats noués avec des organismes œuvrant dans le domaine de l'immigration ou auprès des femmes dans le cadre de la manifestation « Femmes et migrations » ont déjà modifié les pratiques des professionnels et leur approche du public, ce qui est un progrès en soi. La manifestation, ouverte et intergénérationnelle, a notamment porté sur les relations entre les deux sexes. Elle a permis des échanges multiples, qui ont montré la persistance de difficultés d'identification chez des gens qui ont le sentiment de ne pas être reconnus en tant qu'individus alors qu'ils sont en France depuis longtemps.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a demandé si ce phénomène peut expliquer la radicalisation.

Mme Catherine Body a répondu que c'est l'une des hypothèses possibles. Si à ce manque de reconnaissance s'associe un cantonnement géographique, le regroupement incite à un repli communautaire et à la résurgence de traditions que des mères présentes en France depuis quarante ans veulent imposer à nouveau à leurs filles. C'est l'un des éléments marquants qu'a fait émerger la manifestation, mais ce n'est pas le seul. En effet, les discriminations raciales et sexistes sont ressenties comme quotidiennes et émanant principalement des pouvoirs publics. Il apparaît donc illusoire, sinon impossible, de dénoncer ces actes en portant plainte devant ceux-là même que l'on accuse de les commettre. Il est d'autre part apparu que de multiples discriminations liées aux représentations culturelles se combinent.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a demandé si les services de l'Etat tiennent compte du travail associatif ainsi mené, et comment la coopération entre toutes les parties concernées devrait s'établir pour conduire à une intégration satisfaisante. Elle a par ailleurs demandé à ses interlocutrices si le terme d'« assimilation » leur paraissait gênant.

Mme Catherine Body a répondu que, selon l'étude menée par un chercheur, le seul terme d'«intégration » suffit à « horripiler » celles et ceux qui sont nés et qui ont été scolarisés en France, qui vivent sous la loi française, et qui estiment ne pas avoir à travailler à une intégration qui devrait être acquise.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a observé qu'il fallait être certain que la loi leur soit connue, ce qui n'est pas toujours le cas.

Mme Catherine Body a dit qu'il reste des progrès à faire en matière d'enseignement de l'histoire et du droit.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a convenu que le droit n'est qu'effleuré en section ES, soulignant l'importance du rôle des professeurs d'histoire et de géographie, appelés à enseigner les différentes religions en classe de cinquième, ce qui contribue grandement à une meilleure connaissance réciproque.

Mme Serten Djendoubi a insisté sur la nécessité de distinguer les femmes qui arrivent en France de celles qui y sont nées. Celles-là ont appris l'histoire de France - et elle-même peut témoigner, à titre personnel, de l'horreur que cela représente pour une enfant de s'entendre dire : « Ce ne sont pas tes rois »... Par ailleurs, les immigrants sont arrivés avec des pratiques culturelles mais sans connaissance de la législation de leur pays d'origine ; ils ignorent donc que le principe du consentement des deux époux y figure en toutes lettres. Cette ignorance du droit du pays d'origine a des conséquences problématiques ; il faut leur faire distinguer ce qui relève du culturel et du législatif. Autrement dit, ceux qui, nés et éduqués en France, s'entendent dire des énormités peuvent soit passer outre, soit se sentir mal-aimés et se tourner vers ceux qui les reconnaissent et qui leur donne un statut, sans rien connaître du pays d'origine de leur famille.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a observé que ceux-là ne sont nulle part, ou entre deux chaises, rejetés quand ils rentrent dans le pays d'origine de la famille, cependant qu'en France monte une mayonnaise inquiétante. Il faudrait parvenir à faire mieux que ce qui a été fait jusqu'à maintenant.

Mme Annie Guilberteau a observé que pour tout problème se pose la question de l'instrument de mesure. Ainsi, les violences conjugales ont toujours existé mais les plaintes étaient moins nombreuses qu'elles ne le sont maintenant. Cela signifie-t-il que le phénomène a pris de l'ampleur ou que les victimes ont plus de facilité à en parler ? Il en va de même pour les problèmes des femmes issues de l'immigration : il est exact que des courants irréductibles s'efforcent de réimposer des modèles traditionnels mais, dans le même temps, les femmes s'autorisent à en parler plus qu'elles ne l'auraient fait dans le passé. De ce point de vue on peut considérer que de véritables progrès existent. Toutefois, nous observons deux mouvements concomitants qui nécessitent d'être analysés finement.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a dit partager ce point de vue et déplorer l'absence d'études sociologiques précises à ce sujet, à un moment de tension manifeste.

Mme Annie Guilberteau a insisté sur la nécessité de rendre visibles toutes les actions positives et la richesse des apports des femmes de l'immigration, qui sont rarement valorisées.

Mme Catherine Body a souligné que les femmes de l'immigration n'ont jamais de mandats électoraux. C'est dire qu'on ne leur donne pas la possibilité de s'exprimer comme citoyennes. Elle a conclu en alertant la Délégation sur la très inquiétante dégradation des relations entre les garçons et les filles issus de l'immigration, liée à la tentation du repli communautaire.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, s'est dite consciente de cette évolution très préoccupante. Elle a remercié Mmes Annie Guilberteau, Catherine Body et Serten Djendoubi pour leurs propos riches d'enseignements.

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