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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2002-2003 - 26ème jour de séance, 69ème séance

2ème SÉANCE DU MARDI 19 NOVEMBRE 2002

PRÉSIDENCE de M. Jean-Louis DEBRÉ

Sommaire

      ORGANISATION DÉCENTRALISÉE
      DE LA RÉPUBLIQUE (suite) 2

      EXCEPTION D'IRRECEVABILITÉ 2

      QUESTION PRÉALABLE 14

      ORDRE DU JOUR DU MERCREDI 20 NOVEMBRE 2002 28

La séance est ouverte à vingt et une heures trente.

ORGANISATION DÉCENTRALISÉE DE LA RÉPUBLIQUE (suite)

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par le Sénat, relatif à l'organisation décentralisée de la République.

EXCEPTION D'IRRECEVABILITÉ

M. le Président - J'ai reçu de M. Jean-Marc Ayrault et des membres du groupe socialiste une exception d'irrecevabilité déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du Règlement.

Mme Ségolène Royal - Nous débattons aujourd'hui de ce que le Gouvernement a nommé « la mère de toutes les réformes » : famille monoparentale, en l'espèce, dont le père est absent, malgré le congé de paternité. Incivilité ? Manque de courtoisie ? Indifférence ? Peut-être nous le dira-t-il lorsqu'il daignera se présenter devant nous (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. le Président - Peut-être faudra-t-il engager une action en recherche de paternité ?

Mme Ségolène Royal - Merci, Monsieur le Président, d'être présent. A défaut du deuxième personnage de l'Etat, nous en avons le quatrième, et nous y sommes très sensibles. Vos convictions vous conduisent à présider cette séance, et nous en avons pleinement conscience.

M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales - Serait-ce du dépit ?

Mme Ségolène Royal - De l'admiration ! Dès le départ, les socialistes ont adhéré à l'idée d'une réforme de la décentralisation. La violence des propos tenus à l'époque contre les lois Defferre ne sauraient nous servir de modèle. Notre souci est de faire adopter nos amendements pour améliorer ce projet.

M. Jean-Luc Warsmann - Vous allez donc voter pour ?

Mme Ségolène Royal - Cependant, votre texte ne répond pas au message lancé par les Français le 21 avril dernier : efficacité, simplicité, confiance, reconstruction du lien civique, progrès social.

En outre, plusieurs dispositions constitutionnelles sont bafouées : l'égalité devant la loi et les services publics, la légitimité de l'Assemblée, l'unicité de la République, l'équilibre entre la démocratie représentative et la démocratie participative.

Vous aviez promis un débat constructif, or l'Assemblée est quasiment sommée de se taire (Protestations sur les bancs du groupe UMP), aucun amendement n'est pris au sérieux...

M. Jean-Luc Warsmann - C'est faux !

Mme Ségolène Royal - ...afin d'obtenir un « vote conforme », avec le Sénat, dès la première lecture, nous privant ainsi de la navette. Le président de la commission des lois ne nous a-t-il pas dit que nous n'étions pas là pour « chipoter » ? Quelle haute conception de la mission du législateur constitutionnel !

Mais vous n'empêcherez pas le groupe socialiste d'accomplir son travail de législateur pour donner à la décentralisation toute la portée qu'elle mérite.

Nous voulons une République des citoyens, et rejetons la République des notables que vous proposez : renforcement des féodalistes, absence de contre-pouvoirs, et prééminence du Sénat.

M. Marc Le Fur - Caricature !

Mme Ségolène Royal - Nous vous proposons d'intégrer dans la Constitution le principe de la démocratie participative et le développement des contre-pouvoirs. Les élus n'ont pas tous les droits, et ils ont d'abord des devoirs...

M. Jean-Luc Warsmann - Dont celui de ne pas mentir !

Mme Ségolène Royal - ...notamment celui d'impartialité, ce qui est loin d'être le cas. L'égalité devant les services publics doit être inscrite dans la Constitution. Votre expérimentation ne doit avoir pour conséquence que d'améliorer un droit ou service et non d'aggraver les inégalités. Faut-il rappeler que quatre régions sur 22 détiennent la moitié de la richesse nationale ?

Par ailleurs, votre projet, au lieu de clarifier l'organisation administrative, la rend encore plus incompréhensible.

La République doit avancer... (« Ah !» sur les bancs du groupe UMP)

M. Guy Geoffroy - À la Jospin !

Mme Ségolène Royal - ...alors que celle que vous nous proposez étouffera demain sous les hausses d'imposition.

Certains seigneurs de région et de département se disputent les compétences dans une boulimie de pouvoir, et le citoyen ne comprend plus.

M. Jean-Luc Warsmann - Quelle tristesse !

Mme Ségolène Royal - La vérité des comptes doit jaillir du débat ! (« Enfin ! » sur les bancs du groupe UMP) Le Gouvernement s'obstine à nous refuser les textes sur les transferts de compétences et les règles du jeu financières. Si l'on voulait polémiquer, l'on pourrait rappeler les propos de M. Raffarin : « tant que nous n'aurons pas de comptes opposables aux tiers, le débat sera virtuel », ou, pour justifier le refus d'expérimenter les transports ferroviaires en Poitou-Charentes : « on ne peut pas envisager un transfert de compétences sans transparence financière, avec des silences préoccupants sur la charge de la modernisation »...

M. Guy Geoffroy - La suite lui a donné raison !

Mme Ségolène Royal - C'est vrai, les régions et les départements ont beaucoup investi dans les lycées et collèges, ce que le niveau de pression fiscale leur permettait à l'époque. Nous ferons une proposition pour garantir l'égalité de développement sur l'ensemble du territoire ainsi qu'un transfert réel et évolutif des moyens.

M. Jean-Luc Warsmann - Que ne l'avez-vous fait ?

Mme Ségolène Royal - Pourquoi ne pas avoir commencé par évaluer l'exercice des compétences des collectivités ? Ainsi, la proportion d'enfants maltraités pris en charge peut varier du simple au quintuple selon les départements...

M. Dominique Dord - Et vous avez laissé faire !

Mme Ségolène Royal - ...sans parler des délais d'application des mesures d'assistance éducative. Au vu du remarquable travail accompli par les services de PMI dans les départements, il serait naturel de proroger leur compétence jusqu'à la fin du collège. Les transferts de compétences doivent s'opérer dans les domaines où les collectivités locales ont fait leurs preuves. Pour l'enfance, l'adolescence, les personnes âgées, il fallait s'appuyer sur les échanges de bonnes pratiques et sur les réussites des collectivités d'avant-garde, en évitant les doublons et en améliorant le service rendu.

Voilà ce que vous auriez dû soumettre au débat, à partir des propositions des départements, des communautés de communes et des régions. Les présidents socialistes de région vous ont fait des propositions relatives à la formation professionnelle, à l'enseignement supérieur, au développement économique, aux transports. Ils ont proposé un transfert sur la base d'un état des lieux, établi par une commission d'experts indépendants, afin d'évaluer les transferts financiers nécessaires.

C'est à la lumière des solutions apportées à des problèmes concrets, que nous aurions vu si une réforme de la Constitution était nécessaire pour améliorer les services rendus par l'Etat, par les collectivités locales et par les autres acteurs du service public.

Bref, il fallait partir des préoccupations des gens : logement, santé, éducation, travail, déplacements, formation, environnement, et voir qui fait et qui paie quoi.

Vous avez fait l'inverse et M. Devedjian a déployé beaucoup d'efforts pour expliquer, dans les assises, que, pour arriver en bas il fallait partir d'en haut... C'est surtout plus facile et plus efficace en termes de communication, même si cela peut parfois se retourner contre vous, l'absence du Premier ministre ce soir en témoigne (Protestations sur les bancs du groupe UMP).

Il ne devrait pas s'agir de se faire plaisir à peu de frais, de faire croire aux Français que la vie va changer parce que tel ou tel mot fait son entrée dans la loi fondamentale, même le Président de la République l'a fait observer en Conseil des ministres. Passons vite aux choses sérieuses, au débat sur les transferts et sur la maîtrise des conséquences fiscales.

Ce sont de simples lois qui ont accompli la première révolution décentralisatrice.

M. Jean-Pierre Balligand - C'est vrai !

Mme Ségolène Royal - Le 16 juillet 1981, le premier texte relatif aux droits et libertés des communes, départements et régions était présenté à l'Assemblée car, en ce temps-là, la préférence sénatoriale n'avait pas cours... Le gouvernement de Pierre Mauroy avait à peine deux mois. On connaît la suite : les lois adoptées en 1982 et 1983, émancipant les collectivités territoriales de la tutelle préfectorale, mettant sur orbite les régions, créant l'irréversible.

Il est de bon ton, chez les promoteurs du présent projet, d'atténuer l'hommage aux décentralisateurs des années 1980, dont la grand-_uvre souffrirait d'avoir été mené du haut vers le bas, à la hussarde, sans prendre le temps de la concertation qui, de nos jours, serait de mise. Vous me permettrez de remettre l'histoire à l'endroit. Sans la détermination et l'autorité de Gaston Defferre, il n'est pas sûr que cette grande réforme aurait vu le jour. Mais Gaston Defferre la voulait avec ses tripes et il était présent, lui, dans l'hémicycle ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice - Mais il n'était pas Premier ministre...

Plusieurs députés UMP - Mauroy n'était pas là !

Mme Ségolène Royal - Fière que la gauche ait cela à son palmarès, je ne crois pas inutile de remettre en perspective notre débat. Plusieurs lois d'importance ont complété les premières : loi Joxe de 1992 sur la déconcentration ; loi Chevènement sur l'intercommunalité, grande oubliée de votre texte ; loi Voynet, la même année, sur l'aménagement du territoire et les pays ; loi Vaillant de février 2002 sur la démocratie de proximité,...

M. Guy Geoffroy - Echec de Lionel Jospin le 21 avril...

M. Jean-Luc Warsmann - Quelle mauvaise foi scandaleuse !

Mme Ségolène Royal - A l'issue des travaux de la commission pour l'avenir de la décentralisation pilotée par Pierre Mauroy, menés dans un esprit non partisan, son rapport Refonder l'action publique locale ne comportait pas moins de 154 propositions expertisées et argumentées qui restent, pour les décentralisateurs que nous sommes, une source d'inspiration précieuse.

Rares sont, de nos jours, ceux qui ne protestent pas de leur bonne volonté décentralisatrice. Tant mieux, cela prouve le chemin parcouru. Les exécutifs locaux ont pris goût à leurs nouveaux pouvoirs et aux nouvelles possibilités de servir l'intérêt général ; les collectivités territoriales ont acquis du savoir-faire ; globalement, le bilan est positif pour nos concitoyens. Il y eut bien, çà et là, quelques maladies infantiles, tentations de la pierre et dérives somptuaires, quelques corruptions qui appellent une exigence éthique toujours renouvelée, mais bien du travail a été accompli. Les départements ont conforté leurs positions et étendu leurs domaines de compétences. Les régions ont réussi leur décollage et elles souhaitent des responsabilités à la mesure de l'assurance qu'elles ont prise. Les finances sont saines même si certaines dépenses grèvent les budgets et si les collectivités rêvent plus souvent d'autonomie fiscale que de dotations d'Etat.

A l'annonce, par le Premier ministre, de l'ouverture d'un nouveau chantier décentralisateur, nous pouvions donc nous réjouir. S'il s'était agi, pour notre pays, de prendre plus efficacement, plus solidairement et plus démocratiquement son destin en mains ; de franchir une nouvelle étape pour faire vivre ces valeurs qui sont au c_ur de la décentralisation telle que les socialistes la conçoivent - liberté et solidarité, autonomie et responsabilité, complémentarité de pouvoirs locaux mieux affirmés et d'un Etat meilleur garant du bien commun -, il aurait fallu être bien sectaire pour ne pas applaudir.

Mais si la décentralisation qu'on nous propose n'est que la version tardive des idées reçues de la révolution conservatrice - moins d'Etat, plus de marché, notables aux mains libres, concurrence généralisée où les plus forts qui sont souvent les plus riches l'emportent -, les socialistes ne peuvent s'y rallier. Si ce qui s'annonce sous couvert de décentralisation et d'expérimentation à la carte n'est autre que le désengagement d'un Etat impécunieux prêt à solder tout ce qui n'entre pas dans la définition restrictive de ses missions régaliennes, ce n'est pas de décentralisation qu'il faut parler mais de débudgétisation.

Du reste, certains n'attendent même pas l'ouverture des soldes pour se débarrasser de leurs stocks : le ministre de l'éducation nationale a ainsi supprimé des milliers de surveillants et d'aides-éducateurs qui apportaient aux enseignants une aide précieuse et dont la présence était préventive, dissuasive, pacificatrice. Les chefs d'établissement apprécieront qu'on leur retire ces auxiliaires. Quant aux collectivités locales, elles n'ont été ni consultées ni prévenues qu'un surcroît annoncé de décentralisation s'accompagnerait d'une mise devant le fait accompli et, demain, d'une injonction de payer les recrutements de la nouvelle catégorie précaire concoctée rue de Grenelle, pour remplacer les aides-éducateurs et les auxiliaires d'intégration pour les enfants handicapés et les ATOSS.

Une grande idée, la décentralisation, ne serait-elle que l'habillage d'une réforme en trompe-l'_il ? On nous a annoncé un grand chantier et l'on peine à entrevoir quelle vision d'une république solidaire et d'une France du XXIe siècle le porte et l'inspire. Quelles formules servent à enfoncer le clou mais quel est le message ? La république des proximités a eu son heure de gloire, à l'âge du parlementarisme qui, au XIXe siècle, précéda l'avènement des partis. Dans cette configuration surannée, l'élection ne visait pas à envoyer au Parlement un porte-parole mais un homme - jamais une femme - rompu aux rapports de clientèle, un notable de proximité qui ne faisait pas de politique mais veillait à préserver l'Etat existant. Cette République des notables a eu ses vertus, mais elle a fait son temps ! A être trop près, comme à être trop loin, on n'y voit plus très clair. Ce qu'il faut, c'est la République de la bonne distance, mais respectueuse de nos concitoyens, car elle assigne à chacun sa place, son rôle et sa responsabilité.

Ce projet n'est à la hauteur ni de notre loi fondamentale ni d'une véritable ambition décentralisatrice, portée par un gouvernement qui aurait pris la peine d'indiquer où commencent et où s'arrêtent le périmètre et les missions de l'Etat, quels blocs de compétences il estime pouvoir transférer, sur la base de quels objectifs d'amélioration de l'action publique et des services rendus. Pire, on nous demande d'avaliser un texte qui ne prendra tout son sens qu'à la lumière de lois organiques dont l'ébauche ne nous est même pas présentée.

A vous entendre, toutes les collectivités déborderaient d'appétit décentralisateur. Comme vous avez dit qu'il y en aurait pour tout le monde, les voraces s'en donnent à c_ur joie, les prudents font leurs comptes. Comment jeter la pierre à tous ceux, qui, dans un aimable désordre, et forts de l'injonction gouvernementale, entendent ne pas laisser passer l'occasion ? Mais est-ce vraiment ainsi que l'on réforme l'Etat ? Derrière l'appel à l'imagination et à la modernité, n'y aurait-il pas tout simplement l'idée qu'on va secouer le cocotier pour voir ce qui tombe ?

La décentralisation méritait mieux. Le texte comporte des dispositions qui, ayant force de loi, n'avaient pas besoin de cette onction constitutionnelle : en cela il est redondant. Il y joint quelques pétitions de principe : en cela il est cosmétique. Certains articles vont à l'encontre de la décentralisation : en cela il est dangereux. On comprend que le Conseil d'Etat ait jugé médiocre une rédaction porteuse de contentieux inextricables. Peut-être est-ce vieux jeu, mais je ne me résigne pas à tenir notre Constitution pour un colifichet anodin. Pour le groupe socialiste, la loi est un peu plus qu'un support de communication.

L'article premier, disposant que « l'organisation de la République est décentralisée » contredit les principes fondamentaux d'égalité et d'indivisibilité. A ce titre, le Conseil constitutionnel pourrait autoriser la décentralisation au détriment de l'égalité, de la laïcité, de la démocratie et de l'indivisibilité de la République ; ce n'est pas acceptable.

Pour vous, l'Etat est porteur de toutes les turpitudes, les élus locaux parés de toutes les vertus. Mais les Français veulent-ils d'un Etat faible, hésitant ? Non, ils veulent un Etat efficace, proche d'eux - par la déconcentration, que vous avez oubliée - qui veille à l'intérêt général et assure l'égalité sur le territoire de la République.

Nous qui sommes décentralisateurs, proposons une autre rédaction de l'article premier qui assure l'égalité d'accès à des services publics de qualité car, pour paraphraser le général de Gaulle (« Non ! » sur les bancs du groupe UMP), il ne suffit pas de sauter comme des cabris en criant « décentralisation, décentralisation » sans se soucier de l'objectif premier : rendre le meilleur service en maîtrisant les coûts. Nous proposons donc d'écrire : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race , ou de religion. Elle respecte toutes les croyances, elle assure l'égalité des citoyens devant des services publics de qualité. Son organisation territoriale est décentralisée dans le respect des principes constitutionnels, notamment l'unicité de l'Etat. L'Etat organise la déconcentration de ses pouvoirs. »

L'indivisibilité de la République interdit qu'une autorité se saisisse elle-même d'attributions qui ne lui auraient pas été confiées par la Constitution. L'expérimentation à la carte est incompatible avec ce principe constitutionnel. Le Président de l'Assemblée l'a bien dit, « la décentralisation ce n'est pas le bazar. Ce n'est pas une grande braderie qui laisserait la République en morceaux » (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). Laisser des collectivités locales déterminer les conditions d'exercice des droits fondamentaux serait contraire aux exigences constitutionnelles. Mais ce verrou constitutionnel, vous entendez bien le faire sauter. C'est un choix idéologique.

Dans sa décision du 13 janvier 1994, le Conseil constitutionnel s'opposait à des modifications de la loi Falloux qui auraient conduit à ce que « les conditions essentielles d'application d'une loi relative à l'exercice de la liberté de l'enseignement dépendent des décisions des collectivités territoriales et ainsi puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire ». Avec votre loi, cela deviendrait possible, et les déclarations du Garde des Sceaux sur l'expérimentation dans le domaine de la justice ne sont pas pour nous rassurer.

Mettre sur le même plan organisation décentralisée et indivisibilité de la République, c'est interdire au Conseil constitutionnel de veiller au maintien d'une France aux mille visages, mais unie et solidaire. L'unicité n'est pas l'uniformité, certes ; mais la diversité des territoires peut être prise en compte par une loi simple ou des transferts de compétences comme il s'en est déjà produit.

L'article 3, par lequel les projets ayant trait aux collectivités locales sont soumis en premier lieu au Sénat, est une innovation de taille ! Pour la première fois depuis 1956 une révision de la Constitution est soumise d'abord au Sénat. Il examinera en premier des projet « ayant pour principal objet » les collectivités territoriales, ce qui autorise des interprétations extensives.

Plusieurs députés socialistes - C'est scandaleux !

Mme Ségolène Royal - La Haute Assemblée a le vent en poupe, ce qui dans notre histoire n'a jamais été bon signe. Les mauvaises langues chuchotent que ce serait le prix de la réduction à six ans du mandat sénatorial. Je ne peux croire qu'on introduise pour ce motif futile un tel déséquilibre entre les assemblées. Il n'est pas conforme à la conception du bicamérisme qui prévaut depuis 1946 de donner ainsi la primauté à la chambre qui n'est pas élue au suffrage universel direct.

Un député UMP - Mais ce n'est pas une primauté !

Mme Ségolène Royal - Actuellement, rien n'interdit au Gouvernement de soumettre ces textes en première lecture au Sénat. Monsieur Méhaignerie, allez donc au bout de vos convictions ! Mais pourquoi décréter que de façon rigide, les sénateurs légiféreront eux-mêmes sur les textes qui les concernent ? Ayant déployé un activisme fébrile pour une décentralisation de notables, le Sénat, très représenté au Gouvernement, en touche les dividendes et se réserve un pré carré où il sera juge et partie.

Pour moi, c'est une usurpation de légitimité (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Dominique Dord - Quelle haine !

Mme Ségolène Royal - Le bicamérisme a une fonction dans un Etat fédéral, pas dans un Etat unitaire

M. Jean-Luc Warsmann - Si vous voulez supprimer le Sénat, dites-le.

Mme Ségolène Royal - La France n'eut parfois qu'une seule assemblée. La Chambre haute instituée en 1799 s'appelait explicitement « Sénat conservateur ». A la Libération, on faillit revenir au monocamérisme, comme en 1848.

Aujourd'hui le Sénat aime se présenter comme le champion des collectivités locales. Mais les élus locaux sont plus nombreux à l'Assemblée. Historiquement l'institution a été voulue par ceux qui se défient du suffrage universel. C'eût été rendre un grand service à la République et au Sénat lui même que de prévoir sa démocratisation et par exemple, solution qui a ma préférence, l'élection des sénateurs au suffrage universel direct sur la base de listes régionales. Mais comme l'a dit le général de Gaulle, comment attendre du Sénat qu'il mette lui-même un terme à ce qu'il est ? (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

Enfin, si cette primauté du Sénat avait existé alors, jamais les lois de décentralisation de 1982 n'auraient été votées (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

La région fait son entrée dans la Constitution à l'article 4, qui ne mentionne pas les dernières nées des collectivités territoriales : les intercommunalités.

Je m'étonne que le projet de loi les passe sous silence alors qu'elles constituent la véritable révolution territoriale de ces dernières années. 2 175 établissements publics à fiscalité propre regroupant 27 000 communes et plus de 45 millions d'habitants, 120 communautés d'agglomération représentant 16 millions d'habitants : le mouvement d'adhésion volontaire est massif. Son exclusion du projet de décentralisation procède soit d'un oubli coupable, soit d'un préjugé passéiste qu'il vous revient de corriger.

Il n'y a pas lieu de s'opposer aux dispositions de l'article 5 car elles vont dans le sens d'une démocratie plus participative. Nous ne ferons pas preuve du même sectarisme que ceux qui n'eurent de cesse de soustraire le plus grand nombre possible de villes à l'obligation de créer des comités de quartier. Initialement fixé à 20 000 habitants, le seuil à partir duquel ces structures sont obligatoires remonta à 80 000 : belle victoire de ceux qui préfèrent des citoyens qui se taisent à d'autres, plus actifs, donc, plus revendicatifs.

Force est de constater que la réponse apportée ici est bien pâle à l'aune de l'évolution au long cours qui a conduit au krach civique du 21 avril. Le référendum local proposé par le projet de révision constitutionnelle ne peut intervenir qu'à l'initiative de la collectivité, donc de sa majorité. La démocratie continue d'être octroyée, et les droits de l'opposition rationnés. Aucune possibilité d'organiser, pour les électeurs, un référendum de type abrogatif qui permettrait de délibérer à nouveau - en Italie les femmes ont ainsi obtenu le droit à l'information sur la contraception.

L'éventail des possibles est infiniment plus large comme en témoignent de nombreuses expériences en Europe, aux Etats-Unis et dans les pays du Sud, au premier rang desquels le Brésil où de très nombreuses villes élaborent avec les habitants un véritable budget participatif ; cette démarche est autrement plus novatrice que les traditionnelles « séances d'information » qui semblent constituer, en France, l'horizon indépassable de la démocratie locale. Si le budget participatif rencontre un tel succès, c'est parce qu'il s'agit, non pas d'octroyer trois francs six sous pour de petits investissements, mais d'une part importante du budget local, qui permet aux habitants d'orienter vraiment la dépense publique.

Autre expérience intéressante : les jurys de citoyens tirés au sort qui fonctionnent à Berlin, au Danemark, en Espagne.

Loin de concurrencer le système représentatif local, ces initiatives l'aident, au contraire, à maintenir le contact, en contrepartie d'un nouveau partage du pouvoir propre à optimiser l'allocation des ressources locales. Aucune n'offre de recette, mais toutes doivent être explorées dans une situation où les pannes de notre démocratie obligent à un effort d'imagination.

Le monde bouge, mais notre démocratie accuse un retard culturel et structurel. Nous déplorons les taux d'abstention et le zapping électoral, mais nous continuons de faire comme si la démocratie locale s'identifiait aux pouvoirs de nos collectivités, comme si le suffrage dont nous sommes issus était la seule forme de légitimité. La décentralisation devrait être l'occasion de reconnaître aux citoyens un droit élargi à prendre part aux affaires publiques. Une nouvelle avancée de la décentralisation ne réussira que si elle s'engage dans la voie d'une diversification des registres d'expression démocratique et de participation à la gestion publique de tous les habitants - Français, Européens et étrangers non communautaires régulièrement installés chez nous. Il ne tient qu'à nous de faire en sorte que « la crise de la représentation » se transforme en nouvel âge de la démocratie.

Il nous paraît donc indispensable de commencer l'article 5 par une rédaction générale donnant toute sa solennité au principe de démocratie participative, équilibrant les nouveaux pouvoirs donnés aux élus par de nouvelles possibilités d'action civique données aux citoyens, et ouvrant la voie à des pratiques déjà appliquées ailleurs. La rédaction pourrait être la suivante : « La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité participent directement à l'élaboration des projets délibérés par leurs conseils ».

La rédaction de l'article 6 ne garantit pas suffisamment le principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales. Il faut prévoir, pour accompagner la décentralisation, que les ressources des collectivités locales soient également constituées de prélèvements sur les recettes de l'Etat.

Tout transfert de compétences doit s'accompagner d'un transfert de fiscalité nationale, nécessaire à l'exercice effectif de ces compétences. La loi organique doit déterminer les conditions dans lesquelles le Parlement y sera associé.

Si l'on veut que le mot de « République » ait un sens, il faut que la loi fixe les règles de la redistribution des ressources entre les territoires, qu'elle détermine les conditions qui permettent d'éviter une surimposition des contribuables, qu'elle assure l'égalité des conditions de développement dans l'étendue de la République. Les ressources d'une collectivité rapportées à sa population ne peuvent être inférieures ni supérieures de plus de vingt pour cent à la moyenne des ressources de la catégorie à laquelle elle appartient. C'est ce dispositif que nous voulons voir inscrit dans la Constitution pour protéger les Français des effets pervers d'un texte mal maîtrisé. Vous aurez reconnu là une partie du dispositif de la loi Pasqua, qui n'a jamais été appliqué.

On touche ici à l'un des enjeux majeurs de la décentralisation : des services répondant mieux aux attentes des citoyens, sans l'explosion fiscale redoutée que certains appellent déjà l'impôt Raffarin. L'organisation de la solidarité n'est pas compatible avec un recul des sûretés dues à chacun. La décentralisation doit être le levier d'une rénovation équitable du service public, non l'antichambre de sa marchandisation ou de sa fermeture à une demande sociale jugée insolvable.

Si vous introduisez de nouveaux équilibres aux dépens de l'égalité républicaine, vous devez procéder par référendum, comme vous vous y êtes engagés.

Si vous pensez qu'il s'agit là de la « mère des réformes », si vous êtes vraiment persuadés que ce texte va bâtir la République des proximités, alors comment imaginer de le faire sans le peuple, puisque vous privez déjà l'Assemblée nationale de ce débat ? (Vives protestations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

Si vous renoncez au référendum, malgré la parole du Président de la République, alors la grand-messe est dite et vous-même n'y croyez plus guère. Nous, socialistes, nous y croyons plus que jamais ; nous nous battrons, par nos amendements, pour améliorer le texte. Réformer la loi fondamentale conformément à une tradition républicaine et égalitaire qui nous oblige, c'est réformer vraiment l'Etat, rénover les services publics, inciter les élus à se dépasser pour servir leurs concitoyens. Bref, c'est d'abord servir la France et ne pas décevoir les Français. Je vous demande donc d'adopter cette exception d'irrecevabilité (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

M. Pascal Clément, président et rapporteur de la commission des lois - Nous avons entendu, dans les propos de Mme Royal, la pensée du groupe socialiste.

Certains, parmi nous, ont longtemps regretté de ne pas avoir été plus constructifs lors des lois Defferre (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste). A cela, il y avait une excuse : nous ne savions pas ce qu'allait devenir la décentralisation. Mais aujourd'hui comment auriez-vous la même excuse ? Depuis vingt ans, nous savons ce qu'est la décentralisation, son intérêt pour la dynamique de nos territoires, pour la vitalité des institutions et des investissements. On ne peut dire, en aucun cas, que le bilan de la décentralisation est mitigé ou critiquable. Vingt ans après, il est étonnant de s'interroger pour savoir si on doit ou non la poursuivre (Protestations sur les bancs du groupe socialiste) mais je reconnais qu'il y aurait une raison : la politique menée par l'Etat depuis cinq ans. Il est vrai que c'était à vous décourager de la décentralisation, et c'est le seul argument que je peux trouver à son encontre !

M. Bernard Derosier - C'est trop facile !

M. le Rapporteur - Si l'on ne veut pas retenir cet argument, la discussion s'arrête là. On pourra peut-être se demander s'il est opportun de déléguer telle ou telle compétence, mais pas s'il faut ouvrir un deuxième chapitre pour rapprocher les décideurs des Français (Protestations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Mitterrand, lorsque je l'ai connu dans cet hémicycle, avait une vision simple de l'opposition : toujours s'opposer au gouvernement en place. Je reconnais que cela économise des efforts d'intelligence (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Jean Glavany - Parole d'expert !

M. le Rapporteur - Ne vous mettez pas dans la même situation que moi, vous regretterez plus tard de ne pas avoir été plus ouverts à ce projet. D'autant que si M. Jospin avait été élu président, vous nous aviez annoncé un nouveau pas de décentralisation. Et comment faire différemment de nous ? (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste) Nous n'en sommes pas à nous demander si les routes nationales seront décentralisées, mais s'il est possible de rapprocher les décisions de nos compatriotes ! Et à cette question, vous répondez par la négative... Ce n'est conforme ni à ce que vous pensez réellement, ni à vos intérêts électoraux.

Ce projet de loi opère une réforme philosophique colossale, en organisant la République unitaire de façon décentralisée. Il cherche, par le biais du principe de subsidiarité, à trouver la meilleure adéquation possible entre les compétences et l'échelon auquel elles sont exercées. Une décision de l'Etat imposée vers le bas serait le contraire de la subsidiarité, qui est la grille de lecture du fédéraliste.

M. Bernard Derosier - Vous avez dit le contraire tout à l'heure ! 

M. le Rapporteur - Mais comme nous ne voulons pas d'un pays fédéral, c'est le principe d'adéquation que nous voulons établir.

Plusieurs députés socialistes - Vous pouvez conclure, les députés de la majorité sont arrivés !

M. le Rapporteur - Maintenant que l'heure de la sérénité majoritaire est revenue... (Rires sur tous les bancs) retrouvez la vôtre ! Votre attitude n'est pas digne de votre propre projet d'hier, ni des électeurs que vous représentez. Restez dans l'abstention, un vote négatif sur notre projet ne servirait ni vos intérêts, ni ceux de nos compatriotes (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales - Madame Royal, votre tâche était ardue. Démontrer qu'une réforme constitutionnelle est inconstitutionnelle est un genre difficile, voire impossible !

Vous auriez pu vous attacher à relever des contradictions, mais vous vous êtes contentée, en ce qui concerne la discussion juridique, de vouloir ajouter à la Constitution ce qui y est déjà ou ce que nous voulons y mettre. Et s'il n'est vraiment pas la peine de réformer la Constitution pour poursuivre la décentralisation, pourquoi avez-vous présenté des amendements à la Constitution ?

M. Bernard Derosier - Ce n'est pas honnête !

M. le Ministre délégué - Je ne fais que relever une contradiction !

M. Bernard Derosier - C'est spécieux.

M. le Ministre délégué - Il est plus facile de se livrer à la polémique qu'à une véritable analyse juridique, et je n'en ai entendu aucune.

Je dirai au Premier ministre, Madame, votre dépit qu'il n'ait pas été présent et je lui rapporterai fidèlement vos propos. Mais je dois vous rappeler que Gaston Defferre n'était pas Premier ministre ! Ministre de l'intérieur à l'époque, il était venu défendre le projet dont il était l'initiateur, tout comme le fait aujourd'hui le Garde des Sceaux, que j'ai l'honneur d'assister (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

Vous avez voulu nous expliquer aussi, avec peut-être un petit peu d'inconscience, le message du 21 avril. Je vous rappelle que son sens le plus évident est que les Français ne voulaient plus de vous ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Bernard Derosier - Et de M. Chirac non plus, sauf pour 18 % d'entre eux !

M. le Ministre délégué - Les Français ont voté pour un changement symbolisé par le Président de la République sortant, que vous avez vous-même soutenu !

Vous avez voulu comparer notre réforme à celle de Gaston Defferre selon un schéma simple : tout ce qu'a fait la gauche est bien, à l'inverse de tout ce qu'a fait la droite. Un tel manichéisme est passé de mode.

En 1982, ni M. Perben ni moi n'étions parlementaires, mais nos amis politiques ont eu tort de s'opposer aux projets de décentralisation. Il est vrai que vous veniez de procéder aux nationalisations, et qu'il était difficile de croire que vous pouviez donner une liberté à la société civile alors que vous lui en retiriez tant de l'autre main. Vous avez parlé de démocratie participative, mais c'est le contraire de la nationalisation !

M. Jean Glavany - Voulez-vous nous dire ce qu'est la société civile ?

M. le Ministre délégué - Demandez à Mme Royal, c'est elle qui a employé ce terme.

Vous avez également dit que la réforme Defferre avait été faite de bas en haut. Mais il n'y a eu absolument aucune concertation en 1982 ! L'Etat a décidé de ce qu'il allait décentraliser et les collectivités locales ont reçu le cadeau sans avoir à discuter. Nos décisions, elles, sont fondées sur les conclusions des assises des collectivités locales et des assises des libertés locales (Protestations sur les bancs du groupe socialiste). Nous demandons aux collectivités locales comment elles imaginent la décentralisation avant d'élaborer les lois de transferts.

Vous dites souhaiter la décentralisation de l'action sociale, de la formation professionnelle, de la santé, des déplacements, de l'environnement. Vous avez donc lu notre projet ? Mais pour pouvoir l'appliquer, il faut commencer par réformer la Constitution !

Quant à vos critiques sur l'expérimentation, elles confinent au surréalisme. C'est le gouvernement auquel vous avez appartenu qui a pratiqué l'expérimentation ! Elle figure dans la loi démocratie et proximité !

Plusieurs députés socialistes - On n'a pas modifié la Constitution pour cela !

M. le Ministre délégué - Mais l'article 105 de cette loi n'assortit l'expérimentation d'aucune limite ni condition ! Nous voulons, au contraire, encadrer cette pratique pour éviter toute rupture d'inégalité, ce à quoi vous n'aviez pas veillé.

L'égalité, vous voulez la faire figurer dans l'article premier de la Constitution. Relisez-le, elle y est déjà ! Répéter la référence à l'égalité dans cet article n'est jamais qu'une forme de psittacisme juridique et ne peut en aucun cas lui apporter quelque chose ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

Dans ces conditions, nous avons bien compris que vous aviez adopté une position de circonstance. En vous écoutant, j'ai même eu le sentiment que vous aviez quitté le pouvoir il y a vingt ans. Vous nous reprochiez de ne pas faire bénéficier les EPCI d'élections au suffrage universel direct, mais c'est bien votre gouvernement qui l'a refusé !

M. Bernard Derosier - C'est le Sénat !

M. Michel Bouvard - Vous avez accepté le texte de la commission mixte paritaire !

M. le Ministre délégué - Le Sénat a bon dos ! Monsieur Derosier, c'est sous votre gouvernement que les comités de quartier ont été fixés à 80 000 habitants !

Plusieurs députés socialistes - En commission mixte paritaire !

M. Michel Bouvard - Que vous avez acceptée !

M. le Ministre délégué - Vous ne pouvez pas nous demander de faire aujourd'hui ce que vous-même n'avez pas fait pendant si longtemps ! La décentralisation, vous aviez cinq ans pour l'améliorer. Qu'avez-vous fait ?

Plusieurs députés UMP - Rien !

M. le Ministre délégué - Le gouvernement Jospin a rétabli la tutelle financière sur les collectivités locales en remplaçant la matière fiscale par des dotations de l'Etat, qui ne suivaient d'ailleurs pas (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). C'était donc bien une recentralisation !

Il n'est pas raisonnable de votre part de vouloir nous donner des leçons et, pour toutes ces raisons, le gouvernement appelle l'Assemblée à rejeter votre motion (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. le Président - Nous en venons aux explications de vote.

M. Pierre Albertini - Le groupe UDF se sent très à l'aise sur ce dossier, pour avoir lui-même proposé, voici quelques semaines, une révision constitutionnelle ayant le même objet et pour avoir, d'encore plus longue date, manifesté un esprit clairement décentralisateur. Mais, comme nous ne sommes pas allés jusqu'au bout de cet engagement au début des années quatre-vingt, nous porterons un jugement libre de toute polémique.

Une exception d'irrecevabilité devrait tendre à démontrer que le projet soumis au Parlement viole la Constitution. Or cette démonstration n'a pas été faite ce soir et l'exercice est donc resté un peu vain. Je me bornerai donc à deux séries d'observation, sur la méthode, puis sur le fond.

S'agissant de la méthode, il faut rappeler que les campagnes présidentielle et législative du printemps ont largement porté sur la nécessité de franchir une nouvelle étape dans la décentralisation. Je suis d'ailleurs bien placé pour m'en souvenir, le Président de la République ayant prononcé à Rouen son discours sur ce thème, au début d'avril, mais j'ai moi-même fait campagne en juin en me prononçant pour cette nouvelle étape. Dès lors, comment pouvez-vous prendre à témoin les Français en affirmant que le sujet n'aurait jamais été évoqué et que le Gouvernement voudrait imposer cette révision à la hussarde ? C'est d'autant plus étrange que vous-mêmes conveniez de la nécessité d'avancer en la matière. Vous ne l'avez pas fait et ce sera sans doute pour vous un remords supplémentaire...

Vous avez évoqué Gaston Defferre et, de fait, il est regrettable qu'à l'époque, mes amis n'aient pas reconnu les mérites de ses lois : nous nous étions perdus à la fin des années soixante-dix dans un long débat sur les responsabilités accrues à donner aux collectivités locales, sans aboutir. Gaston Defferre a repris le dossier, menant l'affaire au pas de charge - ce qui n'aurait pu être le cas s'il s'était posé les mêmes questions de méthode que vous aujourd'hui : nous en serions encore à une décentralisation mythique, à une décentralisation virtuelle ! Il a eu la volonté et le courage qu'il fallait et notre grand tort a été de ne pas le soutenir, de ne pas comprendre le profit qu'on pouvait tirer de cette réorganisation du paysage administratif.

J'en viens au fond : bien sûr, on ne peut toucher à notre pacte fondamental qu'avec la plus grande prudence. Nous connaissons trop de révisions constitutionnelles qui n'ont eu qu'un effet purement théorique : ainsi celle qui visait à étendre le champ du référendum en modifiant l'article 11. Mais il est tout de même des points sur lesquels une révision s'impose aujourd'hui : elle est par exemple nécessaire pour faire progresser la démocratie participative. Vous-mêmes n'avez-vous pas constaté qu'il était actuellement impossible de consulter les Corses pour savoir quel destin ils souhaitaient ? Mais la révision s'impose aussi pour encadrer l'expérimentation, que vous avez certes introduite mais de façon bien aléatoire. C'est ce que fait ce projet en donnant au Parlement le dernier mot, c'est-à-dire le choix entre la généralisation ou l'abandon de l'expérimentation. Enfin, la Constitution et la jurisprudence du Conseil constitutionnel nous interdisent aujourd'hui de faire émerger des collectivités pilotes ou chefs de file : j'ai moi-même été censuré par le Conseil lorsque je l'ai proposé ! Mais la même observation vaudrait en matière d'autonomie financière des collectivités et de péréquation, sujets sur lesquels aucun de nous n'est irréprochable, tous les gouvernements successifs ayant procédé à des transferts de compétences qui n'étaient pas toujours accompagnés des transferts de moyens adéquats.

Pour toutes ces raisons, je considère qu'il y a lieu à délibérer ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et du groupe UMP)

M. le Président - Sur l'exception d'irrecevabilité, je suis saisi par le groupe socialiste d'une demande de scrutin public.

M. Alain Joyandet - En vous écoutant, Madame Royal, j'ai eu le sentiment qu'en définitive, vous étiez plutôt d'accord avec ce projet mais, avant d'en venir au fond, permettez à un ancien sénateur de rétablir la vérité quant à l'élection au suffrage universel des délégués communautaires : l'Assemblée avait voté la disposition mais c'est à la demande surtout des députés socialistes que le Sénat unanime l'a supprimée (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste) : entre-temps, ils étaient rentrés dans leurs circonscriptions ! Puis vous vous êtes allègrement ralliés à la position des sénateurs en dernière lecture... Je note d'ailleurs que vous n'avez abandonné votre ton détendu que lorsque vous en êtes venue à parler du Sénat ! Pourtant, notre pays a bien de la chance de connaître un bicaméralisme vivant : cessez donc d'attaquer systématiquement le Sénat. De gauche ou de droite, les sénateurs sont des parlementaires intellectuellement honnêtes et qui font bien leur travail ! Mais peut-être n'avez-vous cette attitude que parce que vous n'êtes jamais parvenus à conquérir la majorité dans la Haute Assemblée ?

J'en viens maintenant au fond, mais je serai forcément bref : ayant écouté avec beaucoup d'attention Mme Royal, je ne l'ai pas entendue démontrer que ce projet serait inconstitutionnel. Elle s'est bornée à évoquer une contradiction entre décentralisation et principe d'égalité, alors même que le projet réaffirme dès son début les missions régaliennes de l'Etat !

La Constitution de la Ve République est avant tout au service de la démocratie. Il faut qu'elle permette à celle-ci de fonctionner dans la fidélité aux principes de liberté, d'égalité et de fraternité. Or, aujourd'hui, il n'y a plus de liberté d'entreprendre, d'aller et de venir, l'égalité entre territoires et entre citoyens n'existe plus et la fraternité est bafouée. Ce que vous dites redouter de ce projet n'est donc, en fait, que la description de la situation actuelle ! Notre démocratie fonctionnant mal, il s'impose donc de modifier la Constitution pour réhabiliter les valeurs de la République et pour hâter le retour de la démocratie participative, comme vous le souhaitez. C'est ce que le Gouvernement fait avec ce texte équilibré, qui favorise la décentralisation tout en confirmant les missions régaliennes de l'Etat. Les Républicains n'ont pas lieu d'être inquiets ; quant aux démocrates, ils ont tout lieu de se réjouir. C'est pourquoi le groupe UMP rejettera votre motion en encourageant le Gouvernement à persévérer ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

M. Jean-Pierre Balligand - Bien évidemment, le groupe socialiste votera cette motion. Evitons les mea culpa : ces actes de contrition sont de trop ici, surtout venant de M. Clément ! Pour ma part, je respecte chacun, y compris les jacobins : en 1981, il y en avait parmi les gaullistes et, bien que mon engagement me porte ailleurs, j'ai toujours considéré qu'ils défendaient des valeurs honorables, comme l'unicité de la République. Evitons donc le manichéisme, fût-ce un manichéisme a posteriori.

Il n'est pas bon de célébrer Gaston Defferre... surtout après sa mort, et en oubliant que les lois de décentralisation ont été élaborées par les socialistes, dès 1979. Il s'agissait d'un grand dessein politique, non d'une « tambouille » entre élus, comme c'est le cas aujourd'hui.

Une véritable ambition politique, absente de votre projet, sous-tendait les lois Defferre. Vous donnez un blanc-seing sur l'expérimentation réduisant ainsi les pouvoirs de l'Assemblée. Quant à l'expression « part déterminante de la fiscalité locale », elle permettra au Conseil constitutionnel de censurer toute loi qui ne satisferait pas à cette condition. Vous accordez aux collectivités territoriales le pouvoir réglementaire sans modifier les articles 21 et 37 de la Constitution.

Mme Royal a été explicite et il faut avancer dans la décentralisation, mais le faire clairement ! Les lois Defferre étaient républicaines : les transferts de compétences se sont opérés au profit de toutes les collectivités territoriales. Tous les départements français se sont vu confier la gestion des collèges, et toutes les régions celle des lycées.

Votre conception de l'expérimentation risque d'aggraver les inégalités, si rien n'est garanti par les lois organiques et ordinaires. C'est bien la première fois qu'aucun texte ne circule. Nous sommes prêts à discuter de propositions concrètes, car nous sommes les enfants de la décentralisation de 1982-1983. La loi Joxe a créé les communautés de communes, - ce fut la plus grande révolution tranquille de l'architecture institutionnelle française - ; elle fut complétée en 1999, par la loi créant les communautés d'agglomération - une centaine aujourd'hui. Comment votre texte peut-il ne pas en tenir compte ?

Quant à l'article 3,... (Interruptions sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Bernard Accoyer - Il répète toujours la même chose !

M. Jean-Pierre Balligand - ...comment accepter de voir notre pouvoir, ne serait-ce qu'à titre prioritaire pour l'ordre du jour, aux mains du Sénat ? (Claquements de pupitres sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) Comment accepter de voir ainsi réduit notre pouvoir d'amendement ? (Vives protestations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) En tant qu'élus au suffrage universel direct, vous ne pouvez accepter l'article 3 ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Jacques Brunhes - Les argumentations de MM. Devedjian et Clément, fondées sur les nouvelles avancées de la décentralisation, sont faibles. Certes, vingt ans après la loi de 1982, de nouvelles avancées ne peuvent qu'être nécessaires, mais vous n'avez à l'esprit qu'une forme de décentralisation : celle que vous proposez. Or, elle remet en cause notre conception unitaire et solidaire de la République, en préparant le passage à une Europe fédérale dont nous ne voulons pas. Le texte de Gaston Defferre préservait notre République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Au contraire, votre vision de la décentralisation est porteuse de tous les dangers (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

A la majorité de 159 voix contre 75, sur 234 votants, et 234 suffrages exprimés, l'exception d'irrecevabilité n'est pas adoptée.

QUESTION PRÉALABLE

M. le Président - J'ai reçu de M. Alain Bocquet et des membres du groupe communiste et républicain une question préalable déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du Règlement.

Mme Guinchard-Kunstler remplace M. Debré au fauteuil présidentiel.

PRÉSIDENCE de Mme Paulette GUINCHARD-KUNSTLER

vice-présidente

M. Jacques Brunhes - Le projet de réforme constitutionnelle s'attaque aux fondements mêmes de la République et remet en cause son caractère unitaire et solidaire. Une telle réforme a besoin de temps : réflexion, consultation, élaboration, discussion. Or, rien de tout cela ne qualifie votre démarche. Vous nous présentez un projet préparé à la hâte, bâclé, à la rédaction ambiguë, comme l'ont relevé le Conseil d'Etat, le Sénat et bien des observateurs.

Vous n'avez mis en place aucun comité consultatif sur le modèle de la commission Vedel, dont les travaux font encore référence, dix ans après, pour toute réforme constitutionnelle.

Ce débat n'a été précédé d'aucune concertation digne de ce nom. Les assises des libertés locales ont été un exercice purement formel. Seuls quelques élus auront pu participer à vos grand-messes médiatiques, dont les citoyens ont été systématiquement écartés. Même vos « ateliers de propositions » n'ont été que la pâle copie du débat démocratique qu'appelait une réforme d'une telle ampleur.

Il est vrai que ce débat ne présentait pas d'intérêt à vos yeux : le texte était déjà bouclé ! Heureusement, à l'initiative de l'association nationale des élus communistes et républicains, ont été organisés, dans les assemblées communales, départementales et régionales, des débats ouverts associant le monde syndical et l'ensemble des citoyens intéressés. Il est urgent que toutes les assemblées élues fassent de même, afin que vous entendiez ce que les élus locaux et les citoyens pensent de votre projet.

Le Sénat l'a examiné au pas de charge : il a auditionné le ministre le jour même où le texte était adopté en Conseil des ministres, et diverses personnalités dès le lendemain ; il a examiné le rapport le mercredi suivant, et la discussion en séance publique a été source de graves confusions. Ainsi, un amendement capital de la commission, aux termes duquel il n'avait pas sa place dans l'article premier de la Constitution, a été retiré par le rapporteur sans même qu'il en ait informé la commission ! En outre, le texte renvoie sans cesse au futur projet de loi organique, sur lequel nous n'avons aucune information, même si, à la demande du président Barrot, les députés UMP ont pour leur part obtenu - je le cite - « les précisions maximum sur ce que va être la loi organique »... Ainsi, seuls certains auront eu connaissance des futures règles du jeu : singulière conception de la démocratie, et du rôle non seulement de l'opposition, mais de l'Assemblée elle-même ! Aussi ai-je pour ma part demandé au Président Debré que le Bureau se penche sur cette question.

Notre groupe ne saurait donc donner un blanc-seing à un projet dont les dangers ont été soulignés par beaucoup, à commencer par le Président de notre assemblée, qui a mis en garde le Gouvernement contre « l'intégrisme décentralisateur » qui ferait de la décentralisation une « grande braderie », qui laisserait la République en morceaux et créerait des « féodalités irrespectueuses de la loi » où chacun se sentirait « autorisé à bâtir sa petite république sur son propre territoire », ce qui mettrait fin à la conception de solidarité, d'égalité et de fraternité, au c_ur de notre pacte social.

Cette première réforme constitutionnelle de la législature aurait pu être l'occasion d'aborder enfin la question essentielle de la crise de nos institutions, qu'ont révélée avec force les dernières élections. Son origine est la même que celle de la crise de toute notre société : les inégalités croissantes conduisent les Français à s'interroger sur le fonctionnement de notre démocratie représentative et à être plus exigeants envers les élus. Ce n'est pas un hasard si, depuis 1986, les électeurs ont systématiquement sanctionné la majorité sortante, et si l'abstention est de plus en plus forte. La Ve République souffre d'un déséquilibre au profit du pouvoir exécutif que relevait déjà François Mitterrand, fin 1992, dans sa lettre de mission à la commission Vedel. Quant au candidat Jacques Chirac, ne jugeait-il pas, en 1995, qu'il était « temps de mettre fin à la dérive monarchique des institutions » ?

Pourtant, le Gouvernement n'a pas choisi de traiter cet aspect essentiel. Cela ne me surprend pas, mais cela m'inquiète, d'autant qu'on a assisté, de 1995 à 1997, à un renforcement des pouvoirs personnels du Président, notamment grâce à l'élargissement de ce « domaine réservé » dont on ne trouve aucune trace dans la Constitution.

Nous ne cesserons jamais de dénoncer cette monarchie élective qui permet à celui qui a été élu à la Présidence de la République d'accaparer des pouvoirs considérables sans avoir à rendre de comptes ni au peuple, ni à la représentation nationale, ni même à appliquer le programme sur lequel il a été élu comme en l'a vu en 1995...

Ce système crée une République de spectateurs et de courtisans. Qui plus est, l'adoption du quinquennat et la concomitance des élections présidentielles et législatives a encore renforcé les prérogatives du chef de l'Etat et favorisé la bipolarisation de la vie politique, bipolarisation que nous combattons car elle conduit à un dangereux appauvrissement du pluralisme et à une limitation des choix offerts aux citoyens.

Face à la dérive présidentialiste, la commission Vedel rappelait : « Un v_u unanime, exprimé sous des formes diverses mais avec force par les acteurs du jeu politique et par l'opinion : donner au Parlement une place et un rôle qui doivent être, dans une démocratie, les siens. »

Or, à l'évidence, la réforme simpliste qui nous est proposée ne peut aller vers une amélioration de la démocratie.

Bien sûr, la décentralisation doit franchir une nouvelle étape. En vingt ans, les mutations de la société, les évolutions législatives et réglementaires, la prolifération des politiques contractuelles ont modifié le contexte dans lequel agissent les collectivités territoriales. Il est normal que des améliorations soient apportées pour que la décentralisation soit en phase avec les besoins des habitants et avec les capacités d'action des collectivités territoriales. Mais cette nouvelle étape doit respecter un certain nombre de principes. Les habitants doivent être au c_ur de toute réflexion. C'est à partir d'un service public conçu en fonction des besoins des populations, de la capacité de chaque collectivité à mettre en _uvre une gestion proche des habitants, et à les associer aux choix de gestion que doivent se construire les réponses institutionnelles. Chaque collectivité ne se justifie qu'au regard de la communauté humaine qui vit et travaille sur son territoire. Une nouvelle étape de la décentralisation doit être un pas de plus pour la démocratie locale. Elle doit contribuer à faire reculer les inégalités et non à les accentuer. Dès lors, dans un certain nombre de domaines, l'Etat doit jouer pleinement son rôle de garant de l'égalité de traitement des citoyens, de l'exercice par tous des droits fondamentaux, de la cohésion sociale et territoriale. L'intervention des collectivités locales ne peut être que complémentaire.

Le champ de responsabilité de l'Etat ne peut donc se résumer à la sécurité, la justice et la défense nationale : l'éducation nationale, la santé, le logement, la solidarité sont des domaines de compétence où la responsabilité première doit rester celle de l'Etat.

Chaque collectivité doit conserver sa responsabilité et son autonomie pleine et entière. Aucune tutelle ne doit s'exercer d'une collectivité sur l'autre. De même, une collectivité territoriale ne doit pas être cantonnée dans la fonction de mise en _uvre de décisions prises à un autre niveau.

Dans cet esprit, nous n'acceptons pas la proposition d'un couple Etat-régions pour la cohérence des politiques nationales et d'un couple département-communes pour les politiques de proximité. C'est dans la coopération et la complémentarité des différentes collectivités, non dans la concurrence ou la subordination, que le service public peut trouver sa pleine efficacité. L'autonomie de chaque collectivité territoriale n'est effective que si elle s'appuie sur des ressources financières lui permettant d'exercer pleinement ses compétences et ses choix de gestion. Ces ressources doivent être pérennes, et chaque transfert de compétences accompagné de moyens financiers correspondants. C'est pourquoi l'éventualité, souvent évoquée, du financement de chaque collectivité par un seul impôt nous paraît dangereuse. Votre projet fragmente, divise, oppose les territoires au mépris des principes d'égalité et de solidarité. Il n'est pas de même nature que les lois Defferre de 1982, qui ne touchaient pas à la République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Point n'est besoin de modifier la Constitution pour décentraliser ou expérimenter. En fait vous avancez masqués : dans votre discours général, il n'y a rien sur la réforme de l'Etat, les services publics, les missions que l'Etat souhaite transférer, la réforme fiscale. C'est qu'il s'agit, comme le trahissent les propos tenus à Nantes par M. Fillon, de jeter les bases d'une société ultra-libérale en ouvrant la voie aux appétits privés dans des domaines où la puissance publique leur fait encore obstacle (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) et en mettant la France en conformité avec la charte européenne des libertés locales, dont l'objectif est de diminuer les dépenses publiques et d'en transférer la charge aux populations et aux collectivités.

Pour adapter notre pays à la mondialisation, ce projet vise à affaiblir l'Etat régulateur, à casser la cohérence nationale au profit de fiefs électoraux, à créer la bipolarisation. L'effacement du cadre républicain affaiblira les garanties contre les dérives clientélistes, les lobbys et les clans.

Les articles du texte déclinent ces objectifs.

L'article premier donne à un principe d'organisation administrative, la décentralisation, la même force qu'aux principes fondamentaux qui fondent le contrat politique entre l'Etat et les citoyens. En écho au Conseil d'Etat, Marie-George Buffet observait : « Il faut décentraliser les pouvoirs publics, pas la République ».

Ainsi, l'expérimentation prévue à l'article 2 pourrait déroger au principe d'égalité consacré par la déclaration des droits de l'homme. Même si le Sénat en a atténué la portée, la « remise à plat » de l'offre de services publics envisagée par M. Plagnol dans un département, ou celle des tribunaux d'instance que vous-même avez évoquée en commission, Monsieur le Garde des Sceaux, ne sont pas pour nous rassurer, tant elles mettent en cause l'unicité même du service public.

L'article 3 donne priorité au Sénat pour l'examen des textes ayant trait aux collectivités territoriales. Ce n'est pas nécessaire : il suffit que le Gouvernement décide de les inscrire en premier à son ordre du jour. Surtout, ce n'est pas conforme à notre conception de la République de conférer un tel privilège à une chambre qui n'est pas élue au suffrage universel direct. Mais cet article ne vise-t-il pas, si j'en crois certains commentateurs, à flatter les sénateurs pour favoriser, le moment venu, l'élection du Premier ministre à la présidence de la Haute Assemblée ? (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

Après les transferts de compétences dans le cadre de la subsidiarité et de l'expérimentation, que restera-t-il à l'Etat ? Cette question, que j'ai posée en commission des lois, est restée sans réponse. Allons-nous vers un Etat résiduel, qui n'exercerait que ses missions régaliennes ?

M. Marc Le Fur - Ce serait déjà ça !

M. Jacques Brunhes - Comment un Etat devenu subsidiaire assurerait-il la cohésion nationale ? Donner une forme normative au principe de subsidiarité, c'est préparer un contentieux abondant, car il est difficile d'apprécier les compétences qui peuvent être « le mieux » exercées à tel ou tel niveau.

Quant à la création de collectivités à statut particulier, elle permettra de concrétiser le rêve de l'Europe des régions, chère aux fédéralistes. Jacques Chirac, candidat, n'a-t-il pas appelé au regroupement de certaines régions pour atteindre la « taille européenne » ?

Enfin, les ressources prévues pour que les collectivités assument leurs nouvelles responsabilités sont totalement insuffisantes, et la péréquation n'est ni obligatoire ni définie. Après la réduction des moyens des collectivités locales au budget 2003, tout est à craindre.

Avec ce texte, la particularité devient la norme, et la République, de projet commun reconnaissant les diversités, devient un rassemblement de statuts particuliers. Il est le pendant de votre projet de créer une société ultra-libérale fondée sur la déréglementation, les privatisations, la mise en cause des services publics, l'affaiblissement des budgets sociaux, les attaques contre la sécurité sociale et les retraites, l'aggravation des inégalités.

Avant de conclure, permettez-moi deux remarques sur l'outre-mer.

Vous consacrez le droit, accordé aux DOM par la loi d'orientation, d'engager un processus d'évolution institutionnelle après consultation des populations. Mais le texte initial ne laissait aux DOM que le choix entre un régime d'assimilation législative limitant sévèrement les possibilités d'adaptation administrative et la transformation en TOM, dont aucun ne veut. Le Sénat a levé cette ambiguïté, mais il reste à trouver l'articulation entre les propositions déjà avancées par les congrès de la Martinique et de la Guadeloupe et les dispositions de votre projet. J'y reviendrai lors de la discussion des articles, mais je souhaite vraiment une réponse de votre part.

En Nouvelle-Calédonie, l'accord de Nouméa conclu en 1998 entre le RPCR, le FLNKS et l'Etat institue un compromis fragile, qui a évité la guerre civile et permet aux populations de construire ensemble, non sans heurts, l'avenir de leur pays.

Or, le Conseil constitutionnel, ce gouvernement des juges, a pris un risque énorme le 15 mars 1999, en censurant le législateur sur la question essentielle du corps électoral et du tableau annexé. En juin de la même année, le législateur a rétabli le texte dans la mouture initiale de l'accord, tel qu'approuvé - rappelons-le - par le Président de la République, mais il reste à insérer dans la Constitution le contenu du projet de loi constitutionnelle adopté en 1999, qui n'a jamais été soumis au Congrès ou à référendum. Vous avez l'occasion de le faire aujourd'hui ! Mais je ne vous cache pas l'inquiétude que m'a causée la réponse en commission de Mme la ministre de l'outre-mer : « Le Gouvernement n'a pas l'intention de poursuivre dans la voie d'un corps électoral bloqué ». Faut-il rappeler que la définition de ce corps électoral « bloqué » est un engagement de la France ? Quelle confiance pourraient avoir les signataires de l'accord, si le Gouvernement dit n'avoir pas l'intention de l'appliquer ? Il est encore temps d'éviter les risques de blocage politique qui annihileraient, depuis les accords de Matignon, plus de quinze ans d'efforts.

Votre projet tourne le dos à une véritable demande de démocratisation de la vie publique et risque d'aggraver la crise de la politique qu'il dit vouloir combattre. Les citoyens se sentent écartés des pouvoirs et des décisions. Les avancées que les lois de décentralisation ont permis d'accomplir depuis vingt ans, la responsabilisation des élus locaux trouvent aujourd'hui leur limite, à laquelle une réforme de notre organisation des pouvoirs doit répondre. Repenser en profondeur les rapports des citoyens aux institutions est une exigence démocratique. Nous ne séparons pas la réforme de la décentralisation d'une réforme globale des institutions. Nous proposons une autre organisation de la société, qui remette le citoyen au c_ur de la République.

Votre projet, lourd de dangers, ne pourra redonner confiance aux Français. S'il est adopté, des décisions d'une extrême importance pourraient être prises sans que les citoyens ni les assemblées territoriales aient été véritablement consultés. C'est pourquoi nous proposons que ces dernières puissent se prononcer et qu'un grand débat national soit engagé sur les finalités, le contenu et les moyens de la décentralisation, débat qui devra déboucher sur un référendum - ce que le candidat Chirac, pendant la campagne électorale, n'avait pas exclu.

Nous considérons, pour notre part, que le déficit démocratique de votre texte et les conditions hâtives de sa discussion, ne permettent pas à l'Assemblée de se prononcer valablement et qu'il n'y a, dès lors, pas lieu de délibérer. Tel est l'objet de la question préalable que je viens de vous présenter et que je vous propose d'adopter (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et sur les bancs du groupe socialiste).

M. le Garde des Sceaux - Le projet ne remet en cause ni l'unité ni l'indivisibilité de la République : j'ai relu devant vous, tout à l'heure, l'article premier qui réaffirme ces deux principes. En outre, je vous rappelle que le Gouvernement a consulté des constitutionnalistes de toutes orientations politiques, et que les assises régionales de la décentralisation sont organisées de façon à permettre l'expression de tous les élus.

M. Jacques Brunhes - C'est un peu tard !

M. le Garde des Sceaux - Non, justement, car les projets de loi organique et de loi ordinaire ne seront rédigés que lorsque la révision constitutionnelle aura été menée à bien et que des débats auront eu lieu dans les régions. Il faut tout de même rappeler les règles de bon sens ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

Ce projet constitutionnel se justifie non seulement par les ouvertures ultérieures qu'il permettra, mais aussi en lui-même : inscription dans la Constitution de la région, de l'autonomie financière des collectivités locales, du principe d'expérimentation. Quant à l'absence de définition des compétences résiduelles de l'Etat, c'est justement ce dont nous ne voulons pas ! Car ce serait du fédéralisme, et celui-ci ne correspond pas à notre conception de la République ni d'ailleurs à la vôtre.

En ce qui concerne l'outre-mer, nous clarifions la distinction entre l'article 73 et l'article 74, c'est-à-dire entre assimilation législative et spécialisation législative. Nous assouplissons, c'est vrai, l'article 73, c'est ce que souhaitent certains DOM.

Le Gouvernement s'oppose, bien entendu, à l'adoption de la question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

Mme Anne-Marie Comparini - M. Brunhes nous invite à ne pas délibérer ; j'en suis surprise, et je trouve même cette demande déplacée, car nos institutions souffrent aujourd'hui d'une crise de confiance, qui rend urgente la réforme proposée.

La centralisation excessive de notre pays lui coûte cher ; il ne se passe pas un mois sans qu'une étude ne fasse état de sa perte d'attractivité ou de compétitivité (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). Or, la décentralisation permet de poser autrement la question de l'utilité de la dépense publique.

En second lieu, nous implorons tous la fracture civique survenue le 21 avril, on ne peut donc en rester au statu quo quand les Français réclament des institutions qui leur permettent de mieux participer aux décisions et de mieux prendre en main leur destinée.

M. Jacques Brunhes - Donnez-leur la parole !

Mme Anne-Marie Comparini - Enfin, il faut que la décentralisation permette d'adapter nos institutions à un contexte nouveau : depuis trente ans, la société a changé, et nos institutions, si l'on excepte les lois de 1982, n'ont pas changé (Interruptions sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

Le Gouvernement a raison : ce texte est d'actualité, il n'a même que trop tardé à venir en discussion. Aussi le groupe UDF ne votera-t-il pas la question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et du groupe UMP).

M. Marc Le Fur - Je ne partage pas l'analyse de M. Brunhes. L'expérimentation, c'est l'introduction de la méthode scientifique dans le droit public : hypothèse, expérience, conclusions.

Cette démarche pleine d'humilité, qui accepte le droit à l'erreur, est le gage du succès. Nous ne voulons plus de ces décisions unilatérales abstraites qui bloquent la société, et qui ont toutes échoué lamentablement, déclenchant même parfois des guerres de religion stériles.

Les exemples sont multiples. La réforme Sautter, issue des grands esprits de Bercy, a échoué, tout comme la réforme Allègre : incantations, provocations, démission du ministre ! Les 35 heures venues d'en haut ont connu la valse d'un échec en trois temps : illusion, déception, sanction des électeurs ! Et que dire de l'APA, sinon que, si elle avait été expérimentée pendant dix-huit mois, elle serait bien meilleure à l'heure actuelle ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

Nos territoires bouillonnent d'initiatives qu'il faut canaliser, mais non décourager ! J'appartiens à une génération qui a décidé de vivre, de travailler et de décider au pays, sans attendre que Paris fixe les conditions de mon bonheur (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). L'expérimentation est portée par la conviction que nous n'avançons pas tous au même pas et que l'unité n'équivaut pas à l'uniformité. Les appétences à la décentralisation peuvent être plus ou moins grandes ! Je regrette qu'à l'exception du président Clément, personne n'ait évoqué des exemples étrangers. Les Etats centralisés d'Europe du Sud ont imaginé une décentralisation asymétrique. En Espagne, toutes les autonomies n'ont pas les mêmes latitudes. En Italie, cinq régions ont un statut spécifique. Pourquoi ne pas nous inspirer de ces exemples ? Admettons que la tradition républicaine comporte une part de droit à l'exception, comme c'est d'ailleurs le cas en Alsace-Moselle, pour le culte mais aussi pour la protection sociale ou l'environnement !

Vous dénoncez également une prétendue tendance au féodalisme. Quelle marque de mépris à l'encontre des élus locaux, de l'immense cortège de ceux qui consacrent temps et bonne volonté au bien commun ! Allez dire cela ce soir à la porte de Versailles !

Plusieurs députés UMP - Très bien !

M. Marc Le Fur - D'ailleurs, les contrôles financiers et de légalité subsistent, et des contre-pouvoirs sont mis en place, tels que le droit de pétition et de référendum !

Enfin, les libertés locales seraient, selon vous, facteur d'inégalités. Comme si notre Etat unitaire était un exemple d'équité entre les territoires ! N'existe-t-il pas des inégalités en matière de revenu, de culture, d'éducation ou même face à la mort ? Y a-t-il équité lorsque 50 % du budget de la culture vont à la seule capitale ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) Y a-t-il équité entre les élèves que la carte scolaire oblige à fréquenter le collège de leur quartier et les fils d'enseignants qui seront envoyés à Henri IV ? (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste)

M. Augustin Bonrepaux - Il ne fallait pas privatiser l'enseignement !

M. Marc Le Fur - Vous parlez de péréquation, mais le plus grand exemple en est donné par un Etat fédéral, celui de l'Allemagne, envers ses nouveaux Länder de l'Est !

M. Augustin Bonrepaux - Où est la péréquation dans votre loi de finances ?

Mme la Présidente - Monsieur Bonrepaux, vous n'avez pas la parole.

M. Marc Le Fur - Nous ne voulons pas d'une réforme octroyée, comme ce fut le cas de celle de 1982. Nous reconnaissons qu'elle a été efficace, reconnaissez à votre tour qu'il n'y a pas eu décentralisation plus centralisée que celle des lois Defferre, née dans l'esprit éclairé d'un directeur général des collectivités locales, relayée par le pouvoir politique et octroyée par un Etat centralisé ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste)

Plusieurs députés UMP - Très bien !

M. Marc Le Fur - C'est l'exemple même de ce que nous voulons éviter, et c'est pourquoi nous approuvons le projet gouvernemental, qui impose de commencer par une réforme constitutionnelle.

Mme la Présidente - Veuillez conclure, je vous prie.

M. Marc Le Fur - Il faut d'abord fixer un cadre, puis des garanties de pérennité. Demain, le Conseil constitutionnel ne sera plus le censeur, mais le garant des libertés locales.

Plusieurs députés UMP - Très bien !

M. Marc Le Fur - Demain, la Constitution ne se préoccupera plus seulement de l'Etat, mais aussi des collectivités locales. Tocqueville disait que la société civile n'est pas là pour l'Etat, mais que l'Etat est là pour elle. C'est notre conception de l'Etat, serviteur, arbitre et respectueux des normes qu'il fixe lui-même.

Mme la Présidente - Monsieur Le Fur, il faut finir.

M. Marc Le Fur - L'Etat n'est pas seul détenteur de l'intérêt général. Nous sommes dans la ligne de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, dans la tradition de Montesquieu, de Benjamin Constant, de Tocqueville et de Raymond Aron : oui il y a lieu de poursuivre, et le débat nous enthousiasme ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Philippe Vuilque - Le groupe socialiste partage en grande partie l'analyse excellemment développée par Jacques Brunhes. La décentralisation est une nécessité. Nous avons besoin d'une nouvelle répartition des pouvoirs qui accroisse les responsabilités de collectivités locales tout en préservant l'unité de la République. Mais cette décentralisation doit tenir compte de certaines exigences : elle doit assurer l'égal accès des citoyens aux services publics, corriger les inégalités territoriales et accompagner les compétences transférées des moyens correspondants. Elle doit s'attaquer à la réforme de la fiscalité locale, sur laquelle vous êtes bien peu diserts. Elle doit s'accompagner de la rénovation de notre vie politique et de nos structures administratives. Bref, la décentralisation doit être faite pour les citoyens, pas pour les potentats locaux.

Votre projet n'est pas à la hauteur. Vous voulez moins de pouvoir pour l'Etat et moins d'impôts nationaux. Parions que nous aurons plus d'inégalités et plus d'impôts locaux ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

M. Augustin Bonrepaux - C'est écrit dans le texte !

M. Philippe Vuilque - Vous mettez, dans l'article premier, la décentralisation au même rang que les principes fondamentaux d'indivisibilité, de laïcité, de démocratie et d'égalité ; ce n'est pas sa place. Quant à l'expérimentation, elle risque de se transformer en marché de dupes pour les collectivités les plus pauvres !

L'article 39 de la Constitution laisse au Gouvernement le libre choix de soumettre de tels textes à l'une ou l'autre chambre en premier lieu. Pourquoi vouloir à tout prix donner la prééminence au Sénat, si ce n'est pour faire plaisir à vos amis ? (Protestations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

Pour reprendre les termes de Mme Royal, nous ne pouvons pas accepter ce bricolage précipité et désinvolte. Le groupe socialiste votera donc la question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

La question préalable, mise aux voix, n'est pas adoptée.

Mme la Présidente - Nous abordons la discussion générale.

M. Philippe Vuilque - Nul ne peut contester aujourd'hui que la poursuite de la décentralisation est à la fois une exigence politique et une nécessité démocratique. Exigence politique d'abord, car la centralisation excessive de notre administration contribue à la crise de la légitimité et de l'efficacité de l'Etat. Nécessité démocratique ensuite, car il est indispensable de rapprocher la décision du citoyen et de lui permettre de mieux comprendre le système politique dans lequel il vit.

Nous avons besoin d'un nouveau souffle, d'une nouvelle articulation des pouvoirs qui accroisse la responsabilité des collectivités locales tout en préservant l'unité de la République. Certains ont feint de l'oublier, mais c'est à la gauche qu'il revient d'avoir obstinément mené la grande réforme de la décentralisation. Ce fut une petite révolution, un coup de tonnerre politique qui fit émerger une nouvelle conception de l'Etat.

Depuis 1982, tous les textes renforçant les pouvoirs locaux, les quatre derniers datant du gouvernement Jospin - relatifs à l'aménagement du territoire, à l'intercommunalité, à la solidarité et au renouvellement urbains et à la démocratie de proximité -, ont été votés contre l'intransigeance de la droite. Celle-ci semble aujourd'hui redécouvrir les vertus d'une décentralisation qui, a particulièrement bénéficié, il est vrai, à ses édiles locaux. Mais il n'est jamais trop tard pour faire son mea culpa, et nous sommes heureux que le président de la commission des lois s'en soit rendu compte.

Nous sommes de farouches partisans de la décentralisation, gage du bon fonctionnement de la démocratie et de l'efficacité de l'Etat. Mais la décentralisation doit être républicaine et solidaire. Elle ne doit pas remettre en cause les fonctions régaliennes de l'Etat ni l'égal accès des citoyens aux services publics. Elle doit préserver l'égalité des territoires et aider ceux qui en ont le plus besoin par des mécanismes de péréquation.

M. Jean-Luc Warsmann - C'est ce que nous faisons !

M. Philippe Vuilque - Nous voulons une décentralisation qui se donne les moyens institutionnels et financiers de fonctionner et qui s'accompagne d'une rénovation de notre système politique. Nous voulons surtout une décentralisation faite pour les citoyens, et pas seulement pour les élus, une décentralisation qui réponde aux exigences de clarté, de simplicité, de modernité et d'efficacité qu'expriment les Français !

Votre conception est à l'évidence bien éloignée de la nôtre. Vous proposez en effet une décentralisation d'inspiration libérale et porteuse d'inégalités. Votre projet se limite à une déclaration de principes, entretenant savamment le flou artistique quant au fond. Poser des principes sans dire comment ils seront appliqués n'est évidemment pas de bonne méthode. Cela nous inquiète, comme cela inquiète nombre de membres de votre majorité : le Président de l'Assemblée ne vous a-t-il pas mis en garde contre les expérimentations « menées à la petite semaine, en fonction de considérations exclusivement électoralistes ou d'enjeux de pouvoir personnel » ? Pourquoi ne pas avoir pris le temps de nous présenter, avec ce projet de loi constitutionnelle, les projets de loi organique et les projets de loi ordinaire ? Mais peut-être ne saviez-vous pas ce que vous deviez y mettre...

Ce projet recèle de nombreux risques : risque de décentraliser les dépenses de l'Etat, celui-ci bradant ce qui embarrasse ses finances ; risque de transformer la décentralisation en libre-service, alors même que l'expérimentation à la carte contredit le principe de cohésion nationale et se réduit à peu de chose pour les collectivités qui n'ont déjà pas les moyens de mettre en _uvre les compétences existantes ; risque d'entraîner une rupture d'égalité devant le service public, comme M. Delevoye en a exprimé la crainte à la fin d'octobre en dénonçant le danger de voir les territoires riches s'enrichir et les territoires pauvres s'appauvrir ; risque de compromettre les grandes missions régaliennes de l'Etat ; risque de transférer des compétences sans transférer les moyens correspondants, ce qui ferait de la décentralisation un marché de dupes ; risque enfin de ne pas prendre en compte toutes les collectivités, ce qui serait une faute mais ce que fait redouter votre silence sur l'intercommunalité.

Ces risques, ces imprécisions, ces dangers n'ont pas échappé au Conseil d'Etat, qui ne s'est pas montré tendre pour votre texte : il a, en premier lieu, critiqué votre ajout à l'article premier de la Constitution, posant le principe de l'organisation décentralisée de la République. Cet ajout est de fait inadapté car il implique que tout, dans la République, devra être décentralisé, en permanence, ce qui est impossible. Mais il est également dangereux parce que mal rédigé : élever au même rang que les principes de laïcité, d'indivisibilité, de démocratie et d'égalité le principe d'une organisation décentralisée pourrait conduire le Conseil constitutionnel à autoriser que celui-ci prévale sur ceux-là, notamment sur le principe d'égalité - ce qui serait inacceptable.

Le Conseil d'Etat a également contesté le passage affirmant l'autonomie financière des collectivités, craignant qu'il n'aille contre l'égalité des citoyens devant la fiscalité. Et l'on peut en effet redouter qu'à assouplir l'organisation territoriale, on en vienne à avantager les régions riches.

Une autre disposition nous choque, comme vous avez pu vous en apercevoir - mais nous avons nous-mêmes constaté en commission qu'elle en choquait aussi beaucoup dans votre majorité : c'est celle qui accorde la priorité au Sénat pour l'examen des textes ayant pour principal objet la libre administration des collectivités locales, leurs compétences ou leurs ressources. Cette disposition n'est pas conforme à l'esprit du bicaméralisme. Il n'est pas acceptable de donner ainsi la primauté à une chambre qui n'est pas élue au suffrage universel direct. Le Sénat a d'autant moins de légitimité à prétendre à cette disposition que l'article 39 permet déjà au Gouvernement de lui soumettre des projets en première lecture. En accordant cette prééminence à la fois hasardeuse et inutile, vous introduisez dans la Constitution un élément de rigidité qu'une partie de la majorité, comme je le disais, a refusé en commission : il a fallu l'intervention du président Clément pour remettre de l'ordre dans la maison UMP ! (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) De grâce, supprimez cet article provocateur... à moins qu'il n'entre, comme on l'a dit, dans un marchandage entre le Gouvernement et le Sénat ! (Protestations sur les mêmes bancs)

De même que les lois trop nombreuses et verbeuses tuent la loi, les révisons creuses ôtent de la crédibilité aux réformes constitutionnelles. Nous ne sommes donc pas favorables à ce projet approximatif et inadapté, qui prépare une république aléatoire, faite de collectivités aux contours indistincts exerçant des compétences elles-mêmes imprécises. Ce texte ne prend pas en compte la demande de simplification et de rénovation de nos institutions. C'est un projet de notables qui n'est pas fait pour nos concitoyens. Ceux-ci ne se sentent d'ailleurs guère concernés par la réforme, et le Président de la République lui-même se montre dubitatif. De fait, plus sonat quam valet - cela a plus de son que de sens -, selon la formule de Sénèque, parfaitement appropriée à ce projet auquel nous nous opposerons ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Pierre Albertini - La famille politique à laquelle j'appartiens a pour tradition de défendre l'équilibre des pouvoirs, la diffusion des responsabilités, l'esprit d'initiative, la construction européenne et la décentralisation. Si je mentionne toutes ces valeurs qui sont autant d'éléments de mon identité politique, c'est aussi pour rappeler que, dans les années 1970, prenant parti en leur faveur, nous étions quelque peu à contre-courant. Même, certains évoquaient alors le risque de dislocation de l'Etat. Aujourd'hui, ces mêmes valeurs font partie du patrimoine commun à toutes les formations politiques, hormis celles des deux extrêmes, habituées à spéculer sur les peurs de nos concitoyens.

Forts de cette tradition et de ces valeurs, nous sommes tout à fait à l'aise pour affirmer la légitimité et la nécessité de ce débat. Légitimité : pour une grande part, notre architecture constitutionnelle remonte à une époque qui ne connaissait qu'une intercommunalité réduite à des services de proximité, à une époque où la région n'existait pas et où nous venions à peine d'entrer dans le Marché commun - grâce au général de Gaulle ! A l'évidence, nous n'en sommes plus là et il convient donc d'actualiser notre pacte républicain, d'autant que notre système administratif remonte encore pour beaucoup à Bonaparte et à l'an VIII alors que notre société civile a considérablement changé, qu'il s'agisse de l'école, de l'entreprise ou de la famille. Comme Mme Comparini, je suis frappé de cette distorsion entre l'inertie de nos institutions et la spectaculaire capacité d'évolution de cette société civile, mais cette distorsion est malsaine car l'Etat doit être au service de la communauté des citoyens. Il ne peut être à lui-même sa propre fin, même si notre nation s'est très largement construite autour de lui.

Nous avions donc proposé, il y a quelques semaines, une loi constitutionnelle fondée sur quelques principes simples : clarifier, expérimenter, faire émerger la démocratie participative, le tout au service de l'intérêt général. La décentralisation et la réforme de l'Etat sont pour nous deux aspects indissociables de la même exigence : l'exigence de qualité des institutions, que celles-ci soient nationales et locales - ou même européennes.

Il importe que nous redéfinissions les missions de l'Etat, non pour lui donner un rôle subalterne ou subsidiaire, mais pour le rendre plus efficace et plus moderne, pour le mettre plus directement au service des Français. En caricaturant à peine, on pourrait dire que l'Etat est faible là où il devrait être fort - sécurité, justice, défense - et qu'il est trop souvent tatillon et paralysant lorsque, se déployant tous azimuts à travers des structures engoncées les unes dans les autres, il s'occupe de choses étrangères à sa vocation profonde.

Il y a un réel besoin de régulation par l'Etat, car lui seul peut garantir l'égalité des citoyens. Nous avons à relever ensemble un défi : créez un Etat non pas modeste ou subsidiaire, mais moderne et efficace. Pour cela, il paraît naturel de franchir une nouvelle étape de la décentralisation. L'Etat et les collectivités locales sont au service de l'intérêt général ; aussi ne faut-il pas les opposer.

Notre projet ne remet en cause ni l'unité ni l'indivisibilité de la République. L'unité n'est pas synonyme d'uniformité, et ne doit pas forcément ressembler à ce grand jardin à la française, que de beaux esprits rêvaient de tracer voici une dizaine d'années. Le gouvernement précédent en avait d'ailleurs finalement pris conscience, au point que son projet sur la Corse a singularisé l'île à l'excès, jouant avec le feu...

M. Charles de Courson - Avec les allumettes (Sourires).

M. le Ministre délégué - Feu aux paillotes !

M. Pierre Albertini - ...au lieu de replacer la question corse dans le cadre général d'une réforme d'ensemble de la décentralisation, quitte à conférer à la Corse - ou à d'autres régions frontalières - des compétences spécifiques.

Il ne faut pas réitérer cette erreur. Cessons d'opposer l'Etat à la décentralisation, comme d'imputer à ce projet des arrière-pensées fédéralistes qu'il ne comporte pas. Si c'était le cas, d'ailleurs, je ne pourrais y adhérer, tant le fédéralisme est étranger à la tradition historique française comme à nos principes juridiques et constitutionnels (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP).

La nation n'est pas appelée à disparaître. Elle est même pleine d'avenir, à condition toutefois que l'on redéploie les missions de l'Etat et que l'on transfère de nouvelles compétences aux collectivités locales.

Plusieurs conditions sont nécessaires à la réussite de l'exercice. La première est de ne pas circonscrire le débat à des initiés, en l'occurrence les élus. Il est essentiel d'informer, dès que possible, nos concitoyens des transferts et des expérimentations envisagés - dans des domaines comme l'action sociale, le logement, la formation professionnelle, le développement économique. Il faut reconnaître, au passage, hélas, que le Sénat a plutôt alourdi le texte en le truffant de détails inutiles qui nuisent à sa compréhension.

Deuxième condition : résoudre la question des moyens financiers et des personnels. La péréquation est aujourd'hui trop faible, et la DGF est un correctif insuffisant. Il y va de l'équilibre de nos territoires et de l'égalité des citoyens.

Troisième condition, la plus importante peut-être : renforcer le socle de la démocratie et de la citoyenneté. La démocratie n'est pas un assemblage institutionnel, un meccano avec lequel on joue : elle est avant tout une valeur, une exigence pour tous, un idéal à atteindre. Réfléchir aux nouvelles missions de l'Etat et des collectivités permettra de refonder la communauté des citoyens, car c'est leur volonté de vivre ensemble qui fait la force d'un pays.

D'autres débats viendront. Sur la taille de certaines collectivités locales - communes trop petites pour avoir une réelle autonomie, régions trop peu peuplées pour avoir une capacité d'investissement suffisante.

Sur l'empilement des structures administratives - communes, intercommunalités, pays, départements, régions, Etat, Europe...

M. Philippe Vuilque - Mais vous ne le ferez pas !

M. Pierre Albertini - L'intercommunalité mérite d'être démocratisée, et, lorsqu'elle aura progressé en Ile-de-France où elle est encore trop embryonnaire, il faudra poser la question de l'élection au suffrage universel direct.

Sur le cumul des mandats, enfin. Nous n'échapperons pas, j'en suis persuadé, à la nécessité d'en restreindre encore le champ.

M. Philippe Vuilque - C'est mal parti !

M. Pierre Albertini - Pas forcément...

Pour toutes ces raisons, et même si le texte mérite d'être amendé, nous abordons cette discussion sans complexe aucun, car il s'agit d'un des grands défis de notre temps, défi qui n'est pas seulement l'affaire des élus, mais avant tout celle des Français (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur plusieurs banc du groupe UMP).

M. André Chassaigne - Une nouvelle étape de la décentralisation est certes nécessaire pour associer les citoyens aux décisions, développer la démocratie locale, et partager les pouvoirs, le tout dans le respect de l'unité nationale.

Une telle réforme doit être l'affaire des Français, d'autant que le 21 avril a été pour la démocratie un choc terrible, révélateur de la crise qui frappe nos institutions et de la désaffection des citoyens à l'égard de la politique.

Il aurait alors fallu se donner le temps d'y associer les citoyens, par des assises locales, par la consultation des conseils régionaux, généraux et municipaux. Il aurait fallu reconnaître au peuple souverain le droit de décider par référendum de ses institutions.

Vous auriez ainsi donné du souffle à la démocratie et un sens aux concepts de « dynamisation », de « proximité », qui alimentent tant de vos discours. Or, votre démarche est bien différente. Quel dommage pour les Français, quelle occasion manquée pour la démocratie, quel gâchis que cette précipitation !

D'autant que ce projet, masqué par un flou entretenu et une rédaction ambiguë, est bien plus qu'une loi de décentralisation. Avec ce texte, vous avez mis la clef dans la serrure. Vous nous demandez de la tourner tranquillement par notre vote. Mais, derrière la porte, nous avons l'inconnu.

Le rapporteur de la commission, avec la pudeur d'un personnage de Molière que chacun reconnaîtra, appelle ce processus : « ouvrir le champ du possible ». C'est, en quelque sorte : « Couvrez cette loi que je ne saurais voir ». En fait, à l'exception des initiés de l'UMP qui ont eu droit, le doigt sur la couture du pantalon, à un cours particulier (Exclamations sur les bancs du groupe UMP), nous ne savons rien de la teneur des lois organiques et ordinaires, qui donneront un sens à des dispositions aujourd'hui difficilement intelligibles.

M. Daniel Paul - Très bien !

M. André Chassaigne - Nous ne savons rien non plus du projet de réforme des finances locales.

Vous nous soumettez ainsi, en un débat escamoté, une véritable modification de l'architecture de la République qui aura des conséquences graves pour son caractère unitaire et solidaire. Il suffit pour s'en convaincre de vous citer, Messieurs du Gouvernement et de la majorité. M. le rapporteur Clément, didactique : « Ce n'est pas une réformette, c'est une révolution ». M. le Président Debré, nostalgique : « Une grande braderie qui laissera la République en morceaux ». M. le ministre Fillon, sceptique « Une tentative de passer d'un jacobinisme étouffant à un girondisme extravagant ». M. le ministre Devedjian, révélateur : « Cette loi sur la décentralisation, c'est la mère de toutes les lois »...

M. Jérôme Bignon - Vous citez ces paroles hors de leur contexte !

M. André Chassaigne - Mais quelle est donc cette réforme si fondamentale qui a pour but d'installer durablement un autre type de gouvernement par une réorganisation profonde de la société ? S'agit-il de simples travaux pratiques de la « refondation sociale » chère au MEDEF ?

M. Jérôme Bignon - Caricature !

M. André Chassaigne - Et quels sont donc ces obstacles institutionnels et politiques à l'extension du libéralisme que vous cherchez à lever ?

Le premier, c'est le projet républicain, fruit de l'universalisme des Lumières, mais aussi de longues luttes sociales et démocratiques. Vous le brouillez délibérément en lui raccrochant un principe de simple organisation administrative - l'organisation de la République est décentralisée -, auquel vous donnez la même valeur qu'aux principes fondamentaux de la République qui fondent le contrat politique et social entre les citoyens.

Vous dévalorisez la Constitution en en faisant un instrument au service de votre politique. Ce qui vous intéresse, ce n'est pas la France, sa République, ses valeurs, mais une organisation administrative qui soit un outil efficace pour libérer l'Etat d'un certain nombre de charges, pour renvoyer aux collectivités locales des dépenses trop coûteuses, pour démanteler ainsi les responsabilités publiques nationales, pour mettre en concurrence territoires et populations.

Il s'agit bien d'un nouveau projet de société, que vous réduisez délibérément à une simple dynamisation autour de cinq thèmes séduisants en apparence : transfert de compétences aux régions, droit d'expérimentation, obligation de péréquation par l'Etat, respect de l'autonomie financière des collectivités, droit de référendum et de pétition pour les citoyens. En fait, vous cherchez à masquer ainsi votre libéralisme et son objectif d'abandon de la solidarité et de la souveraineté nationales.

C'est ce qui vous amène à lever un deuxième obstacle : l'unité nationale et l'égalité des citoyens. « La décentralisation est la première réforme de l'Etat », écrivez-vous, et d'ajouter : « Elle lui permettra de mieux exercer ses missions régaliennes et de solidarité ». Ainsi, aux termes de l'article 4, « les collectivités territoriales ont vocation à exercer l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en _uvre à leur échelon ». Cette approche de la subsidiarité a de quoi nous inquiéter : la première responsabilité de l'Etat n'est-elle pas justement d'assurer l'égalité des citoyens dans tous les domaines de l'action publique, notamment les grands services publics, la protection sociale, le logement, l'environnement... ?

Nos craintes sont confirmées par les signes précurseurs que donne le Gouvernement. Ainsi, M. Sarkozy propose à la Corse d'être à la pointe de l'expérimentation, et promet... la « corsication » des emplois publics !

M. le Ministre délégué - Il n'a jamais dit cela !

M. André Chassaigne - Des ministères imaginent déjà un véritable patchwork des compétences transférées : logement, formation, justice, culture, et bien d'autres encore.

Le budget 2003, avec la diminution des crédits du logement social, avec la réduction du nombre d'ATOSS, la suppression des aides-éducateurs et de 5 600 postes de surveillants et les perspectives du transfert de ces emplois aux régions, éclaire également votre conception de la décentralisation.

Non, avec la décentralisation que vous préparez, nous ne ferons pas un grand bon en avant, mais un grand retour en arrière vers une France fragmentée. Sans doute est-il nécessaire de confier aux échelons les plus proches des citoyens des responsabilités de gestion pour répondre mieux aux besoins des populations. Mais cela n'implique nullement une rupture de l'égalité de traitement et de la disparition de la cohérence nationale.

En proposant aux collectivités territoriales d'expérimenter ce que bon leur semblera, vous préparez une décentralisation à la carte, foulant aux pieds les principes d'unité et d'égalité. Le Conseil d'Etat ne s'y est pas trompé quand il a constaté que le droit à l'expérimentation déroge de fait au principe d'égalité : votre projet ouvre en grand la porte à la montée des inégalités entre territoires.

Votre façon de conduire le vaste chantier de la décentralisation conduira à défaire notre pays de ses traits originaux. Ainsi, certains services publics pourront offrir une qualité à géométrie variable, voire disparaître au gré de telle ou telle collectivité territoriale.

M. le Ministre délégué - C'est faux !

M. André Chassaigne - Décentraliser, démocratiser la gestion des services rendus au public est sans aucun doute nécessaire, avec une garantie constitutionnelle que ne donne pas ce projet.

Troisième obstacle qu'il vous fallait lever : l'exigence, exprimée par les collectivités locales, de disposer de ressources suffisantes. Nombre d'élus locaux, y compris de l'UMP, font part de leur inquiétude devant la responsabilité qui sera la leur quand l'Etat se sera défaussé de ses missions, et qu'ils devront expliquer aux habitants la nécessité d'augmenter les impôts ou le coût des services. Ils ont compris que l'adoption de ce projet, sans que soit précisé le contenu d'une réforme fiscale, hypothéquera lourdement l'avenir.

Vous essayez de surmonter cet obstacle en ouvrant la voie à une loi organique qui déciderait de la fin de l'égalité devant l'impôt sous prétexte de donner aux collectivités des ressources propres prépondérantes. Mais vous feriez ainsi disparaître le cadre national qui fixe l'assiette et l'échelle des taux et permettriez la mise en concurrence des régions et des territoires, favorisant les pratiques de dumping fiscal.

Cette autonomie fiscale des collectivités territoriales est porteuse d'une conception inégalitaire du développement de l'accès aux services. C'est aussi la porte ouverte pour que nombre de collectivités fassent appel aux groupes privés, qui n'attendent que l'ouverture d'un immense marché des services en matière d'éducation, de santé, de culture, etc. Nous pensons au contraire que l'autonomie financière des collectivités exige un nouvel impôt : la taxation des actifs financiers, ressource pérenne redistribuée par l'Etat.

Vous annoncez dans le plus grand flou l'application de mécanismes de péréquation financiers. L'expérience nous a appris que les transferts de compétences ne sont jamais réellement suivis des transferts de ressources correspondantes. De plus, la gestion au plus près du terrain amène, certes, à mieux répondre aux besoins mais de façon variable selon les moyens des collectivités. Le plus souvent, les dépenses s'envolent alors que le transfert budgétaire est constant.

Certes, vous prévoyez de remédier à la grande disparité entre collectivités, mais sur quels critères, avec quelles garanties d'une juste articulation entre péréquation et solidarité et d'une ressource pérenne ?

M. Devedjian a dit en commission qu'il ne fallait pas attendre de la péréquation un moyen de compenser les mauvaises gestions du passé. Le risque de partialité est dès lors réel.

M. Guy Geoffroy - Mais non !

M. André Chassaigne - Quatrième obstacle : la forte demande de citoyenneté, que vous vous efforcez de surmonter en introduisant dans la Constitution le droit de pétition et de référendum local. Mais pourquoi ne pas profiter de cette révision pour enfin accorder aux résidents étrangers non communautaires le droit de vote et d'éligibilité ? Même dans vos rangs, des voix s'élèvent pour le souhaiter ! Pourquoi ne pas reconnaître l'existence des établissements publics de coopération intercommunale ? Leur place grandissante dans nos institutions nécessiterait que l'on n'y élude plus le débat sur la transparence de leur gestion, et sur la désignation de leurs élus ? Pourquoi ne pas reconnaître aussi le droit des citoyens à intervenir dans la gestion directe de leurs affaires ? Il ne suffit pas d'affirmer qu'il faut administrer à l'échelon le plus proche des lieux de vie. Encore faut-il garantir aux citoyens la maîtrise des choix collectifs.

Le concept de proximité, la « gouvernance locale » ne doivent pas non plus cantonner les citoyens au traitement des affaires publiques à l'ombre de leur clocher, reléguant la démocratie locale à la gestion des bacs à fleurs et laissant les choix politiques, les enjeux complexes et déterminants à la gouvernance « mondiale » insaisissable des technocrates, des financiers et de la classe politique.

C'est pourtant ce que vous faites aujourd'hui avec cette réforme, que vous présentez comme le socle d'une organisation future des pouvoirs et de l'Etat. Or non seulement les citoyens ne sont pas associés au débat, mais les parlementaires n'en connaissent pas eux-mêmes les tenants et les aboutissants.

Ce projet a pour premier objectif de lever les obstacles à une organisation fédérale de l'Europe en installant durablement un autre type de gouvernance au service des marchés financiers et de la mondialisation capitaliste. A l'inverse de cette conception libérale qui organise le démantèlement des responsabilités publiques nationales, nous sommes attachés au droit des citoyens à gérer eux-mêmes leurs propres affaires, au développement de toutes les formes de solidarités qui fondent l'existence d'une communauté, à l'efficacité de gestions publiques adaptées aux enjeux de notre époque. Tel sera le sens de nos amendements, tel n'est pas celui de ce texte ; c'est pourquoi nous voterons contre (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste).

La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance, qui aura lieu cet après-midi, mercredi 20 novembre, à 15 heures.

La séance est levée à 1 heure.

                Le Directeur du service
                des comptes rendus analytiques,

                François GEORGE

ORDRE DU JOUR
DU MERCREDI 20 NOVEMBRE 2002

A QUINZE HEURES : 1ère SÉANCE PUBLIQUE

1. Questions au Gouvernement.

2. Suite de la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par le Sénat (n° 369), relatif à l'organisation décentralisée de la République.

M. Pascal CLÉMENT, rapporteur au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République. (Rapport n° 376)

M. Pierre MÉHAIGNERIE, rapporteur pour avis au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du plan. (Avis n° 377)

A VINGT-ET-UNE HEURES : 2ème SÉANCE PUBLIQUE

Suite de l'ordre du jour de la première séance.


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